Sérénissime: roman contemporain
ICI L'ON DANSE
M. Morive se pencha vers son voisin, le général de la Manille.
—Très gentil, ce dîner, mais pourquoi ne parle-t-on pas? ça me fatigue.
—Toujours philosophe, mon cher président! répondit le général au hasard.
Il ne cherchait à comprendre les choses que depuis qu'il briguait, décemment, non sans des reflets de sa gloire passée, un fauteuil à l'Académie. Ses Mémoires et souvenirs, dédiés d'abord «à l'honneur des armes spéciales», étaient devenus publics et presque populaires: cinq éditions! Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre de l'état-major général un second Marbot, aucun officier n'avait eu pareille chance. Et le général acceptait d'être académicien ainsi qu'il avait espéré être promu sénateur de l'Empire. Or cette candidature patiente ajoutait à son parisianisme héroïque. Morive souffrait un peu de ne s'être point dérobé à une réunion qu'il avait naïvement estimée agréable et sans danger. Il retombait dans la politique et quelle politique! générale, internationale, théorique, théocratique! Il sentait le discours, la coalition, la conspiration. Et c'était une femme, une petite fille qui... Il observa les convives. Les camarillas avaient évolué depuis sa bande. La grande-duchesse de Schmerz-Traurig avait invité des proscrits et des éminences grises, les sous-attachés de cabinet qui dirigent un ministère, les députés des sous-commissions, des comédiennes qui possèdent une ambassade ainsi qu'une écurie, des ducs, des archiducs et des souverains pour rien, pour le plaisir, ses inséparables gens d'Institut, quelques prêtres et quelques financiers, des anarchistes et des soldats. Morive ne connaissait presque plus personne. C'était un dîner qui emplissait la grande salle du Continental, repas de corps, aussi compact qu'une fête de bienfaisance: à peine si l'on avait épargné aux invités le velum banal des solennités et si le drapeau ne flottait pas au dessus—et pour cause. Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler des nations, et des individus, ni le caprice de la princesse, ni son idée de derrière la tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux tous les pouvoirs qu'il avait détenu, mais c'était du pouvoir et Morive se rappelait deux vers satiriques qui avaient illustré sa dernière chute, déjà vieille:
Les hommes en place, les hommes en mal de place le dégoûtaient. Il n'admettait pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son intransigeance, il fallait, sans plus, avoir été. Il se pencha encore vers M. de la Manille.
—Mon pauvre général, je flaire la politique.
—Je la renifle, accentua le guerrier.
Morive eut le sourire de Talleyrand sur Augereau.
Et la politique se leva.
—Messieurs, dit la grande-duchesse...
Les dames furent heureuses de n'être point mises à part. Clémentine-Alessandra les respectait jusqu'à viriliser leur influence.
—Messieurs, dit la grande-duchesse, je vous demande mon trône, le mien et un peu plus. Il s'agit bien d'une aventure, d'un coup d'État. Je sais qu'un coup d'État, ce n'est pas de l'histoire, c'est de l'anecdote. Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire de l'histoire supérieure, de la quintessence d'histoire et, dans l'espèce, de la fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les détails sont des pierres précieuses qui, liées, se commandent l'une l'autre en une chaîne ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses, se complétant, finissent en leur marche et en leur ordre, par acquérir cette sorte de terne sérénité que l'histoire inflige à tout. Cette suite, c'est le secret de l'éloquence. Mais, depuis Bossuet, l'histoire est devenue plus qu'un discours, plus qu'une science: c'est de la chimie, et alors même que les pays ou les événements se sont dissociés, de la chimie organique puisque les États sont des organismes. Je vous demande une synthèse ou un miracle, de la vie, pour moi, une équation féconde. Étant donné toutes les faiblesses, folies et bassesses des peuples et des individus, étant donné des trahisons et de la sottise, des paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue à laquelle obéissent les siècles et l'humanité. C'est d'ailleurs très simple. Toute l'action qui va suivre, si vous le voulez, n'est qu'une résultante, une explosion de l'électricité épandue, ménagée, chargée, de tout le siècle. L'état d'esprit public est moins une gêne et une angoisse qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur précaire, d'une part, folie—forcée—des grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres, la crainte vague et généralisée des classes dites dirigeantes et l'odeur, la manie de la poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle commença à être sublime, sans savoir...
—Nous savons, interrompit Morive.
Il se leva. On le regardait avec stupeur. Très calme, très brave, rajeuni de cinquante ans, il parla:
—Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie. Vous ne savez pas. Vous êtes jeune et Allemande. Vous faites une lecture aux cinq classes de l'Institut: de la science, de la philosophie. Ce n'est point pour nous gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre: c'est tout un. Pas de science, pas de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une faute: ce n'est pas ici que vous deviez nous réunir, c'est dans votre palais de Wittemberg, après.
Clémentine-Alessandra sourit:
—Je vous remercie, Monsieur, de m'avoir coupé la parole. Nous sommes ici en Congrès, en un de vos clubs de 1848.
—Un club de femmes, interrompit Morive.
—... Nous sommes enfin entre nous. J'ai parlé pour ne pas avoir l'air...
—D'être prétendant pour raisons de famille. Vous voulez être le prétendant scientifique avec d'autres motifs que vos parchemins. Eh! Madame! ne raffinez pas sur le coup de gueule, le coup de force et le coup de fusil: une révolution, ça ne ne se détermine pas, ça s'avale, on en profite, mais on a tout le temps de son règne et de sa déchéance pour la justifier, pour l'expliquer, pour la caser dans l'histoire—après la lui avoir imposée. Du sentiment? des idées? Ici, je suis votre maître, Madame: je connais les révolutions, j'y ai si bien réussi que j'ai trop réussi et que j'ai dépassé le triomphe puisque je suis ici, conseiller déplaisant et momifié en des honneurs posthumes.
Le politicien était beau de force et d'impudeur, riche d'actes et d'«agissements», lourd d'intrigues et de menées, pousseur d'hommes, nerf, sinon âme, de la masse, voix populaire, cerveau oblique, mâchant le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à son estomac, hypocrite en sa tyrannie, despote masqué de la Déclaration des Droits de l'homme. Clémentine-Alessandra se sentit frémir: elle oubliait qu'elle était à Paris, captive de cette ville maîtresse qui ne comprend pas la domination, la prééminence, de cette ville coquette qui s'offre des jouets et qui les conserve pour les briser, qui s'amuse du sang, des larmes sans y croire, et qui déforme les hommes et les âmes à son image. C'était vraiment le rêve du monde et le sourire du monde, le sourire tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de sérieux, pas de loi, pas d'effort. Autour d'elle, les gens étaient ou étaient devenus parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa droite, qui affectait encore de porter sa canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à sa gauche qui était roi comme son père et qui avait trouvé une couronne vaine dans un lit d'auberge, tous les déchus, tous les mécontents, tous les prétendants n'étaient ni prétendants, ni mécontents, ni déchus. Ils avaient vers elle de petits coups d'œil complices et gentils: c'était bien à elle de faire la conspiration de l'année, le manifeste nécessaire, le complot de saison! Revendication de table d'hôte, chanson! Il ne manquait que l'hymne national!
Morive continuait:
—Je respecte le malheur et l'héroïsme. Mais la tentative de la duchesse de Berry n'était-elle pas, tout uniment, une envie de femme grosse? Et elle ne travaillait pas pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs, car la France ne voulait savoir, en fait de code de droit divin que la loi salique. C'est même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui, appelés «petits salés».
La grande-duchesse n'avait pas entendu la suite de l'argumentation, les derniers mots seuls la frappèrent et lui restèrent au cœur. Elle répondait:
—Je ne veux pas de rapprochement historique. Je veux mon peuple, voilà tout.
—Votre Altesse est trop intelligente, dit Morive, pour se croire indispensable au bonheur de ses sujets ou pour imaginer qu'elle les pourra mener à la perfection. Tous les prétendants se sont considérés comme les champions du droit divin, comme les émissaires et les représentants de Dieu. Il ne leur a manqué que le miracle, le miracle qui dure. Et les femmes providentielles, Madame, ne se recrutent pas dans les familles princières. Vous ne vous représentez pas Jeanne d'Arc née sur les marches d'un trône. Il leur faut le peuple à la place d'âme, le peuple grouillant, fiévreux, en gros et en microcosme, et, sur la tête, en guise de diadème, les deux ailes de la liberté.
—J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis peuple, moi aussi, violemment...
—Oui, interrompit Morive, mais vous n'êtes pas que cela. Il faut être tout l'un et tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que vous sentez, que vous voulez imposer, c'est une liberté à vous? La liberté, Madame, est impersonnelle, anonyme: elle est presque comme l'eau, incolore, inodore et sans saveur, mais également nécessaire à l'existence. Puis il y a eu des époques où elle sentait la poudre, où elle avait un goût de sang. On n'en fait pas ce que l'on veut: elle est une et indivisible, elle vous emplit, elle vous emporte et, quand elle commence à dormir, c'est pour avoir des réveils terribles. Laissez les peuples et vos peuples où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez leur âme en beauté, mais, quand vous avez des rêves, ne les rêvez pas tout haut, en public.
Il venait de parler devant un parterre de rois. De rois détrônés—et moins. Ces gens de titres et de chartes se courbaient devant l'évocation de la liberté. Le général de la Manille commençait à la comprendre: c'était pour lui le feu à volonté! Mais Eusèbe Gaël se leva:
—Je n'ai aucune compétence, dit-il, mais je crois que, dans le dessein de la princesse, il y a comme un désir de sacrifice et comme une expérience à offrir au monde. Son Altesse veut régner pour montrer comment on doit, comment l'on peut régner. Elle a un programme: le pouvoir souverain, bienfaisant, philosophique, rationnel, d'après la loi divine, d'après la morale: le pouvoir social, régulateur. Elle voudrait se faire pardonner sa naissance, l'expliquer par des actes, montrer, enfin, qu'être souveraine, c'est être une sainte, fécondement.
—Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai besoin de pouvoir. Mes peuples me manquent comme il pourrait me manquer un bras ou une jambe.
—Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable Morive.
Ce n'était plus un conciliabule. Les gens ne s'observaient plus en dessous, ne se méfiaient plus: désintéressés, pas trop ennuyés, ils attendaient. C'était une faute, un contresens. Une erreur, voilà tout. Dans l'être de la grande-duchesse, un vide infini; un mot surnageait, ironique et grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait. Après des jours de méditation, de promenades, de démarches, après s'être interrogée et avoir interrogé les autres, après avoir demandé conseil au destin, à tout, elle avait réuni des hommes de cœur, des hommes de tête. Condescendant à des compromissions, voulant des concours, des appuis, pointant des secours, traçant une route à son désir à travers l'Europe, dessinant des plans, elle armait un projet gigantesque. Et elle ne voyait que défection d'avance, désœuvrement, ambition de néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction, de trahison, de destruction qui coule les gens dans sa torpeur et qui leur demande de déserter, de désespérer en sourdine, de se laisser lier les mains avec des serpentins, de rouler une petite réflexion comme une cigarette et de ne point aller plus avant, de devenir Parisien comme on devient forçat, de ne pas bouger de ce bagne léger, doré, mousseux, pétillant! Gloire militaire, énergie, esprit d'aventure, attaque, génie d'intrigue, héroïsmes, habiletés, des noms qui sont le ressort d'un univers et qui galvanisent les morts endormis, qui suscitent une race et son secret, des jeunesses sombres et résolues, tout était là, en habit noir, tout était muet, tout désapprouvait!...
Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises volontés: elle se leva et, sans offrir sa main à baiser, en un grand salut de cour à cette cour infidèle, refusant les honneurs, les tardives protestations, les clameurs d'extrême onction, elle s'en fut.
Elle se sentait très petite fille. Elle avait été rabrouée par un homme de rien, par un parvenu de la honte, par un éclat de peuple—et de quel peuple! Pourquoi avoir été chercher ces confesseurs, cette foule de confesseurs, au lieu de s'en remettre à son Dieu, au Dieu des batailles? Elle lui demanda pardon de son indiscrétion. Le miracle, eh! oui! Morive avait raison! le miracle! Elle désespéra, en une extase. Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur. Drapeaux abolis, armes inutiles, gloire en lambeaux. Elle prit un livre: c'était Don Carlos et ses défenseurs, d'Isidoro Moguez.
Elle considéra les portraits de ces hommes, le vieil Eguia et son bras d'argent, Zumalacarrégui, l'évêque de Léon; vaincus aussi, mais qui avaient osé. Où étaient-ils, ses défenseurs à elle? Des savants!... Ah! comme elle souhaitait des soldats! Ces philosophes qui lui avaient offert des consolations, des théories, des utopies, ces politiciens pour d'autres, ces théologiens qui commentaient les prières anciennes sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau que Lévy-Wlarmeh qui, avec sa science et sa naissance, correspondant des fakirs de l'Inde et du Thibet, des sectes anabaptistes ignorées, des derniers Vaudois et des Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies démentes, lié d'ailleurs avec des banques et des jésuites, pouvait beaucoup, mais ne voulait rien, concevant une théocratie pure, Dieu régnant vraiment, en essence, et permettant des religions neuves et de nouveaux gestes. Quant à Eusèbe Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme, qu'il l'avait, en son cœur, dépouillée de sa couronne, de sa pourpre et qu'elle était nue pour lui, éternellement, irrémédiablement.
Dans son déchirement, elle songea à Antony. Elle ne rougit pas de sa pensée. Elle sortait d'une réunion de valets. Asservis à Paris, asservis aux mœurs de Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits des plaisirs mesquins, ils avaient trahi sa confiance, menti à son désir. Elle les avaient cherchés contre celui qu'elle avait oublié, esclave, dans les bas-fonds de sa maison, elle avait réclamé contre lui des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes les grandeurs du monde: il restait vainqueur. On la lui rendait, plus misérable que jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à lever la pierre dont elle étouffait son cœur. Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait pas su le repousser, puisqu'elle n'avait pu être la créature despotique et conquérante, elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne se rappela point sa cruauté, son horreur: elle ne se représenta point les besognes où elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina que son énergie et sa tendresse, sa force câline et sa caresse, sa volonté et son frisson; elle l'imagina tout entier—et tout entier à elle. Elle avait soif de s'endormir tout de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore. Elle n'était pas digne de lui. Il lui restait des souvenirs du dîner, des relents de discours: sa déception, son abdication imposée, son isolement, sa misère de chef sans troupes, tant d'amertume pesait, en outre, sur son désir. Le mot de Morive: «petit salé» revenait, à vide, l'obséder. «Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer sa faute à ces gens, leur crier: «Ce n'est pas une petite fille qui demande des jouets animés, c'est une femme, une femme perdue qui veut des aventures après une aventure, qui se jette dans un peuple à gouverner comme dans un couvent de repentir et d'écrasement. Je veux des tâches et des œuvres, je veux un purgatoire où me racheter, un amas d'actions et même de miracles, puisque vous parlez miracle.» On l'aurait prise plus au sérieux, parce que l'on croit au vice et qu'on vénère le crime, mais son humiliation lui donnait-elle des moyens, des concours? Il faut choisir ceux devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment trop protestant.
«Petit salé!» Le refrain scandait la nuit. Clémentine-Alessandra ne se sentait pas le courage de voir lever le jour, le jour sans rêve. Elle monta, comme trois semaines auparavant elle avait été, à la chambre du jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle hésita. Son cœur, en battements de folie, l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant tomber. Elle n'osait pas voir. Antony avait ouvert.
—Son Altesse aurait pu me sonner, dit-il, d'une voix sourde.
—Antony! supplia-t-elle. Elle le regarda.
Il avait une face de meurtre. Toute son énergie s'était figée, gercée, creusée: c'était un feu morne, une lave qui avait cessé de brûler après avoir épuisé toute flamme; et les traces du rasoir autour du sillon de ses lèvres semblaient un cerne affreux, comme autour de ses yeux éclatants et tendus. Il n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était que fatalité. Il ne consentait pas à dormir. Il prenait les nuits comme si on avait voulu les lui voler, avec les jours. Il avait cru penser: il rêva. Rêve contre lequel il se révoltait et qui s'obstinait, rêve odieux et chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là: il parlait.
—Pauvre petit! Comme tu es pâle! j'aurais dû venir te bercer.
C'était, décidément, décidément, le rêve. Antony avait eu aux lèvres, pêle-mêle, des injures et des anathèmes, les mots qui chassent et qui tuent. Un énorme, un définitif: «Va-t-en!» avait grondé dans sa gorge, des reproches, des récriminations, l'irréparable... Et cette simple phrase, moins qu'une phrase, un regret chantant, un soupir, un rien de maternité le tenait muet, d'une tacite étreinte. Il chancela: elle lui arrachait sa colère, elle supprimait sa détresse, d'un mot, elle le reprenait, sans dignité, sans rancune. Il fondit en larmes.
—Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la grande-duchesse, je suis malheureuse...
Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas qu'il souffrît pour qu'il pût la consoler. Elle voulait qu'il conservât toute sa force contre ses ennuis à elle. Et elle se refusait aux remords, sur lui. Elle répétait:
—Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai plus que toi.
—Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que ce ne soit pas vrai!
Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas les bras. Il avait séché ses larmes mais se contenait affreusement. Il avait fait un trop grand effort pour renoncer à elle, sans lutte. Elle l'avait humilié d'ailleurs, de sa pitié, le traitant en petit garçon qu'on peut endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi, d'avoir veillé contre l'ensorcellement. Mais il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait. Il se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec, trop propre: du bois blanc, deux chaises, un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner, pas de coussins: des angles à tout, même à la tendresse. Et tout leur jetait à la face le crime social et sa faute à elle, contre lui.
—Viens! dit-elle.
Il ne comprit pas.
—Où? Dans ta chambre?
—Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en d'ici.
Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu dépeignée. Ses cheveux bouffaient, bouclaient, tombaient, sans coquetterie, en un hasard touchant: rien n'était apprêté, pas même sa misère. Sa nuit d'insomnie et de méditation, ses nuits de travail n'altéraient pas sa jeunesse fine et fière: la fatigue avait seulement posé sa patine d'humanité sur ce divin visage. Les yeux étaient plus lents, plus profonds; la bouche était parfaite, de ne plus sourire. La silhouette se levait dans cette aurore, argentine et nacrée: c'était une harmonie blanche en robe blanche et comme une apparition de limbes en cette chambre de valet.
—Viens! répéta la princesse.
—Tu as mal? Ils t'ont fait du mal?
—Oui.
Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait pas, ils, c'était «la société». Elle l'observa encore. Elle avait voulu l'asservir à cette société, faire de lui un support mobile et anonyme, un morceau de machine: elle l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à quoi? Et il était toute sa vie, sa consolation, son espoir. Elle l'avait trouvé comme elle eût trouvé un Dieu de bonté, de grâce, un refuge, toute tendresse, toute caresse, toute force et toute beauté.
—Allons-nous-en.
—Oui, dit Antony.
Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer, toucher la masse des cheveux de lin et de soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa pas. C'était encore son état de garçon de chambre,—ou presque.
—Allons, dit-il.
Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de service avec les mêmes précautions que l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où leurs destins s'étaient mêlés. La princesse sentait les gens dormir. Un peu de dédain la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils arrivèrent enfin à la petite porte par où Antony avait vu disparaître son amante. Elle l'ouvrit de la même clef. Et les deux adolescents furent dans l'avenue.
Ils s'en allaient comme ils étaient venus, à l'aurore. Ils s'étaient détestés, ils avaient tout tenté: la haine et l'ambition, la science, l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient au bras l'un de l'autre, et leurs lèvres en quête, leurs cœurs en appel. Ils retrouvaient la minute chère de leur abandon. C'était l'amour souverain.
L'aurore était large et claire. Elle souriait. Sa magnificence avait du charme et de la légèreté. Elle dispensait la lumière avec caprice et la lumière sautelait avant de se fixer. C'était une aurore républicaine. Le jour ne venait pas pour obéir à un ordre immuable, à un Dieu tout-puissant, il se levait librement, en prenant son temps, en s'amusant: c'était bien une aurore de Paris. Clémentine-Alessandra en souffrit; elle souffrit de la joie de vivre qui lui tombait, parmi son amertume, avec la lumière neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son compagnon n'était pas parisien. Elle se rappelait sa curiosité pour la ville à l'aube de leurs noces et l'horreur du jeune homme pour la ville comme pour une monstrueuse idole trop connue mais bien connue. C'était lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui l'avait convertie et qui était son maître.
—Tiens! c'est dimanche! dit-il.
—A quoi t'en aperçois-tu?
—Les laitiers viennent plus tôt.
Elle entrait en rapports avec la vie. Elle voyait se préparer le repos de la cité: du travail, encore, des levers en hâte, une précipitation dans la tâche quotidienne pour avoir l'illusion de quelques heures à soi, le leurre de la liberté. Liberté empoisonnée par les soucis revenant en troupe, par Demain vous frappant à la bourse vide, à la tête et au cœur, promenade à travers des coudes, vagabondage entravé, gêné, piétiné! n'importe! le repos! les bras ballants, les mains en sommeil,—comme dans la fosse commune.
Ils lisaient en leur silence les mêmes pensées, la même pitié. Et c'était la même impuissance. Mais la misère, ils la devinaient. A part les voitures qui portaient ici et là le lait maigre et le lait joyeux, l'avenue était,—et les rues d'alentour,—le désert le plus docile. Paris était à eux. Clémentine-Alessandra ne se laissait plus aller à son dolent enchantement, à sa grâce simple, à son «prends-moi» tacite qui cache l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et la prison qui non seulement vous brise, mais qui déconseille l'évasion aux complices choisis. Les rayons précurseurs du soleil, la gentillesse du paysage, la joie contenue, rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le bras de son compagnon. «Ah! dit-elle! les gens! les gens! je les entends! Comme ils souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit heureux.
—Qui?
—Tout le monde.
—Ce ne serait plus vivre, alors.»
Il y avait tant d'humanité dans son amertume qu'elle le regarda. Elle vit en ses yeux le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois obscur. Il s'était, comme elle, offert en holocauste à la destinée. Il avait été toute émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse, son désir d'oubli, tout s'était tendu, tout s'était fondu et ç'avait été le mol et immense océan de tendresse, la caresse en largeur, en épaisseur et en infini qui enserre tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre un retour et un retour plus passionné. Il avait voulu, avec son baiser, le bonheur universel. Et il avait renoncé au baiser pour que le bonheur public fût plus grand. Il avait certainement demandé—à qui?—d'être né pour des actions sublimes.
Et Paris coulait autour d'eux.
—Tu as trop pensé, dit-elle.
—Pour ne pas penser à toi.
—Chéri!
Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus beaux. Comme ils étaient loin des deux vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le soir et la nuit à même, avides de néant, se prenant, se lâchant, victimes et jouets du moment, mourant à mesure! Mais non! Ils revenaient à cet instant, au geste le plus élémentaire, mentaire, au spasme le moins innocent,—par le plus long. Ils retombaient prisonniers du décor des Champs-Élysées, prisonniers de la chambrette de volupté, abandonnés par leur ambition et leur colère. Il ne leur restait comme désir que leur ancien désir,—apaisé,—et les autres désirs, issus de lui, désavoués, reniés, oubliés.
La journée naissait magnifique, en dehors d'eux. Débauche de lumière, de gaîté, de splendeur courtoise. Tout était à point, régulier, parfait. La jeune fille ne se prêta point au ravissement universel: l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait au bras d'Antony, la fièvre qui lui tenait chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de la matinée. Paris s'habillait de gens, se levait sur des rythmes d'orgues de Barbarie, s'habillait, en loques, de ces mendiants du dimanche qui travaillent peut-être la semaine durant et qui veulent tirer un profit de leur lente promenade à travers le libre soleil.
Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie ou à la quasi-bourgeoisie qui passe, sans déclamation, sans supplication, dénûment ingénu. Pas de recours d'ailleurs. Antony regarda la princesse, elle détourna les yeux.
Cependant Paris peu à peu laissait éclater en soi ces bijoux soudains: des sourires de petites filles, des yeux de petits garçons. Et le mot de M. Morive revint à l'âme de la jeune fille: «Petit salé». Combien il y avait d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en main, ils tissaient parmi la ville un voile argentin de cris, de rires, de balbutiements harmonieux, de curiosités chantantes: ils s'appelaient ou se repoussaient de la même voix de limbes, aussi tendrement; ils sortaient des portes ou s'y cachaient avec une grâce preste et légère, un peu souris, un peu oiseaux, divins et si jolis de leur pauvreté ou de leur coquetterie, les jambes nues! C'était une forêt, une clairière, un labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant, se métamorphosant à mesure, charmants et parfaits.
—Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda Antony.
Clémentine-Alessandra eut le cœur gros de cette menace. Ils étaient si gentils comme ça! Mais leur pèlerinage continuait. Paris s'étirait et gambadait, traînant par les rues sa somnolence et son rêve appesanti. Et la princesse ne voulait rien voir: sa déchéance et son réconfort, c'était cet homme et pas un autre homme. Les mouvements autour d'elle, le va-et-vient populaire ne lui devaient paraître que geste d'éventail grouillant, de la fraîcheur, un couloir de tumulte à son trouble, un écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans de la tendresse et de la passion... Puis le mot lui revenait: «Petit salé... petit salé». Une émotion les serrait tous les deux: ils pensaient l'un pour l'autre, confusément; ils entraient la main dans la main au fond du mystère, au fond de la somme d'amour qui est le secret du monde et son éternité. Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres: il ne leur restait d'eux-mêmes que leurs sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient tout, ils échappaient à leurs idées, ils se seraient voulus aveugles, n'entendant plus, blocs de passion et de câlinerie, comme des pierres d'amour écrasées l'une sur l'autre, au hasard des chemins. Ils allaient et ils trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir de la rue. Ils connurent le délice de mal déjeuner, de compagnie, en plein air. L'après-midi les roula en sa molle fournaise. Ils étaient retombés à leurs Champs-Élysées. Ce n'était plus leur domaine fatidique; il y coulait des hommes et des femmes en partance vers un champ de courses. Des jaquettes et des chapeaux s'y pénétraient en agglomérat: les deux jeunes gens furent coudoyés âcrement, poussés et bousculés.
—Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le Grand-Prix.
Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra. Le Grand-Prix! La fête solennelle, la dernière fête de ce peuple, de ce Paris pour qui les fêtes religieuses ou les fêtes nationales sont des chômages et des parades, de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose pas s'offrir des cirques civiques, qui boude encore les combats de taureaux et ces luttes de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort encore de chez lui pour voir courir ses chevaux au lieu de creuser au centre de ses maisons (quitte à jeter bas les Tuileries, le Louvre et à combler la Seine), un hippodrome géant et consacré où il pourrait mieux précipiter son argent, son génie et son honneur! Le Grand-Prix, date qui coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques jadis, dans le recul mondain des saisons, le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la fois, triomphe des jours, gloire du temps. On s'y ruait. Toutes les classes et les déclassés, fraternellement, y menaient, en troupe, leurs besoins et leurs «certitudes»; des voitures heurtaient leurs roues et leurs caisses en se disputant, par imitation, la plus flatteuse rapidité. Des bicyclettes et des motocycles erraient où il y avait place pour eux et se broyaient un périlleux passage à grand bruit, à grands cris déchirants, semant de la peur et de l'admiration. La jeune fille regarda ailleurs. Elle aperçut des palissades et de la machinerie: l'Exposition naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse en son effort de cailloux, de fer et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient. La princesse eut un instant le désir d'y chercher des gens de son pays et de pleurer avec eux. Mais elle avait renoncé à ses frères comme aux autres fils qu'elle avait espérés: elle considéra cet univers tassé, entravé, interdit au public, elle adressa tacitement un adieu à l'empire du monde. Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse: le pouvoir qu'elle évoquait amèrement s'offrait à elle, au galop.
Le Président de la République se rendait à Longchamp. On acclamait peu. Le peuple saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra eut un écœurement. Il lui sembla que l'escorte la souffletait. Ces soldats en grande tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture d'apparat, ce vieux magistrat, enfin, en cordon rouge pour une douzaine de jockeys, ce déplacement vers un tour de piste, c'était la sortie du sultan de Stamboul vers sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel, un gage au peuple, à sa veulerie et à son vice. C'était cela, le pouvoir? Une fièvre la tint droite au-dessus de la foule. L'équipage était déjà loin: il éventrait, en sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Et Paris n'avait plus de gouvernement: le gouvernement s'était évadé. Un instant, Clémentine-Alessandra eut la vision de la ville couchée à ses pieds, attendant tout, prête à tout subir, de la ville à ligoter, à embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter de la gloire, de l'avenir, de l'aventure et du destin, de la ville à étreindre en fièvre et en sérénité, à qui imposer une fraternité de génie et une sublime communion dans le travail et dans le progressif bonheur. Puis elle retomba à l'amère poésie de l'exode présidentiel au travers de la pierre impériale, entre le Chant du Départ et la Marseillaise grattés à même le roc et éveillés dans la masse comme ils avaient, d'eux-mêmes jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient héroïques, elle retomba à cette torpeur insoucieuse des grands mouvements nationaux, ne les saluant pas, n'y pensant pas—et le poison de l'ironie l'emplit à l'étouffer. Que faire? Elle n'était pas française, elle ne pouvait rien nulle part. Pourquoi sentir? Pourquoi être reine et peuple, pourquoi être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait, puisqu'elle était, «ce qui ne va pas où les autres vont» et qui est dans le chemin banal?
Paris n'était que grâce. Elle eut peur de soi et de rien. Elle se serra contre Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il avait vu, lui aussi. Mais c'était un spectacle sans importance. Les chefs ou leurs simulacres ne comptaient pas pour ce microcosme de foule. Elle retrouvait le feu pur de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie native de sa face et la grande tendresse infuse de sa volonté. Antony ferma un peu les yeux: Clémentine ne lut plus dans son visage qu'une ligne de ciel; elle tressaillit: elle découvrait le cher opium de passion, le moyen de ne plus rien être qu'une lente et absolue pâmoison.
—Prends-moi! dit-elle.
—Viens, répondit le jeune homme.
C'était la première fois qu'ils y pensaient, de la journée: il fallait qu'ils fussent bien malheureux, et humblement! Jusque-là leur malheur les avait soutenus et guidés et ne leur avait donné l'un à l'autre que le meilleur de soi, ce qu'on ne se donne que par fluide, le plus rare de leur âme: ils descendaient au corps, maintenant. Ils ne boudèrent pas contre leur désir. Ils allèrent, d'inspiration, à l'hôtel, à la chambre qui les avaient enfouis dans une seule destinée. Ils se possédèrent furieusement, se mordirent ainsi qu'ils se seraient mordu les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes au fond et au bord de leurs baisers. Leurs gestes étaient gauches: ils ne savaient plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils ne voulaient pas songer, ils refusaient de se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage, ils avaient grimpé ces escaliers vibrants, s'ils avaient redemandé cette chambre, c'était pour lui demander leur secret et leur pratique machinale, c'était pour fuir leur âme, comme naguère, pour n'être, en une étreinte sourde, que le rôdeur et la rôdeuse de l'autre fois. Ils étaient lourds de leur chair, s'avouaient indignes l'un de l'autre. Il leur semblait qu'ils niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient, à mesure, et que leur âme finirait par se retrouver sous l'amas de leurs rancunes, de leur misère, de leur trouble et qu'elle éclaterait propre et roide comme un os. Leur fougue les enveloppa et les allégea.
Et la princesse crut qu'il existait des manteaux de déchéance ainsi que des manteaux de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un mot, ils avaient crié et pleuré l'un dans l'autre. Elle devenait esclave, il se relevait prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence et domination? L'impression dura. Le soir s'était caché dans la magnificence et s'épandait sournoisement, en une pincée grandissante de cendre dorée d'abord, puis mordorée, puis rouillée dans la pourpre se fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son ombre avant-courrière et brodait son uniforme de résignation, son sarreau à mailles serrées de tous les jours sur cette armure brillante du dimanche. Les gens, déjà, avaient l'air de revenir à leur labeur: c'étaient des mines graves—et tout le monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait au rêve de gain et de vitesse, les rejetait dans le peloton, la tête basse.
—Comme il y a des domestiques! remarqua Clémentine-Alessandra.
Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas rencontrer la piquait au cœur, la marquait de son feu rouge: elle ne songeait pas à l'enfer où elle avait plongé Antony. Son baiser lui revint, tous les baisers la crispèrent dont elle avait meurtri la lèvre rasée de son amant, elle sentit sur sa chair à la fois les poils courts et fauchés, le grain du tablier, les galons rudes de la livrée et les chaînes symboliques du servage: ses yeux sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher au travesti d'une femme de chambre, béatitude de sortie écrasée contre des portes de service, air libre sans maculature d'appel empoisonné par l'approche de la sonnette. La princesse devinait peu à peu, et bientôt ensemble, tous les détails d'atrocité de la condition; les gens lui semblaient s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle, avec eux, c'était un hourvari cacophonique et pointu, un branle électrique, des besoins traduits en musique, une tyrannie claironnante et frêle, une fanfare monotone—et à une seule note—d'oppression et de géhenne. Elle vivait les tourments qu'elle avait infligés à Antony. Ils n'existaient plus, il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était plus pour lui qu'amour—et son amour. Elle se repentait, malgré lui, à son bras, car la faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait d'avoir fait du mal: le devoir souverain est d'élever et non d'abattre. L'obsession dura. Elle interrogeait le jeune homme sur ses ennuis, sur ses camarades, ne prenait pas garde à son malaise et allait, allait dans le torve précipice.
Elle trébucha de même au seuil de la nuit, en entrant au bal Wagram. Elle avait désiré ce couronnement du calice: elle l'avait demandé doucement, car elle avait appris, à petits coups, que les valets dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche, âcre de la poussière d'une journée de Paris, elle tourna des coudes de couloirs et s'arrêta soudain à un boyau: une petite porte vomissait de la lumière et de la musique. Du bruit, un relent de vin et des crachats de gaz venaient tituber et mourir au-dessus d'un grouillement de rictus, de mains lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce n'étaient que bêtes curieuses et que bêtes. Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée de tables boiteuses, de bancs et de chaises en désordre, de litres, de verres, de toasts étouffés, de jurons patoisants et de ces gros rires où s'évoquent les cupidités et les nostalgies à la fois du même village: on entendait sonner le bas de laine et la sonnette de service dans des chocs de bouteilles. Des ricanements, des accoudements, des tensions de jambe soulignaient des génuflexions ordinaires et des factions sur des sièges pluvieux ou dans les antichambres rigides; des filles de maisons et des souteneurs erraient parmi ces êtres de maison comme en pays de conquête. A angle droit, surélevé, un orchestre faisait du bruit, avec des moustaches. Plus haut, des balcons s'étendaient gorgés de spectateurs: on regardait, on plongeait dans la fournaise. Et, dans un espace concédé à regret, pris sur les buveurs, pris sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la sueur, dans de l'horreur, les couples dansaient. C'était atroce. Geste de faucheux, pliés, mécaniques, automatisme terrorisé, bras qui se lèvent timidement, sous des reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent de l'ordre comme elles bouleverseraient, doigts qui font des grâces et de la fantaisie de leurs spatules rouges, de leurs ongles rongés, phalanges courtes et utilitaires, mains juste assez bonnes pour le travail, mains d'usage, doigts d'accessoire, se saisissaient et se lâchaient en cadence, pataudement ou nerveusement suivant les aptitudes ou le caprice social; les robes se tendaient, veuves du tablier, et les pieds, gonflés, malades, énormes, erraient comme s'ils avaient à frotter, à promener la cire, comme s'ils avaient à faire retentir, en une commission, toute la rue du poids bégayant de leur sabot, ânonnant, butant, poussant, ruant, cherchant vaguement, très haut dans le souvenir de leur race, de la franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces corps en mouvement évoquaient d'autres mouvements, les trois plis du tablier qui essuie ou du tablier de la femme de chambre qui délace ou qui épingle, qui éponge et qui boutonne, c'était le ramassement du travail d'office, le sursaut des plafonds à «faire», la courbe des lavages de voiture, la tête penchée vers l'étrille ou l'examen des fers. La princesse eut, en un éclair, la vision des catacombes. C'était un culte inconnu. Danses sans joie, bourrées de regret, valses pesantes, prétextes à pensées, à ambitions étroites, appel aux divinités serviles. Faces de prêtres, d'ailleurs, ces faces rasées et mauvaises où la moustache semblait avoir été écrasée sur la peau, comme un insecte malpropre, faces de prêtres, ces faces glabres et ascétiques, ces faces violettes et jaunes, ces plis, ces boursouflures, ces yeux effacés ou perçants, en biais, ces narines de nausée, ces bouches fortes. Faces d'empereurs aussi et de forçats, tout un monde se recrutant d'un seul coup. Et ses convulsions chorégraphiques étaient des convulsions de gestation et d'enfantement, c'était un ventre monstrueux, coloré, historié de mille regards, brodé, chamarré, qui avançait, reculait, présentait sa misère et son horreur parmi la tentacule de son immense main, de sa main infinie, lourde de l'obscur, de l'inavoué labeur de tout Paris, c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la ville, l'envers de la cité et de la société qui tournait sur soi inlassablement, qui défiait l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son rythme et de son tumulte, raillait le rythme des fortunes et la cadence régulière des gestes sociaux. La princesse, perdue dans cette tourbe, tâcha à échapper à cette grimace bouillante et saccadée. Elle étouffa un cri: elle venait d'apercevoir Morive, Morive en mal d'amour, revenu à sa canaille, valet public, valet de bourreau qui trouvait, qui cherchait une servante de sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux que pour son torchon. Mais c'était un cauchemar: ils étaient de nouveau en présence, voisins de déchéance, se raccrochant à du vice et à une atroce humilité!
La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique de cet homme, son argot l'obsédait, à sa place en cette assemblée: «Petit salé! petit salé...» Elle se répéta d'abord ce mot, sans pensée, puis un cri lui échappa, en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne pouvait encore sentir, elle devinait horriblement qu'elle était enceinte d'Antony. Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous les symptômes de la grossesse, qu'elle les vomissait, que les nausées, les troubles, les froissements, les pinçons, les crampes et les spasmes de la lente création lui montaient au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle enflait jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre! sûre! Et son ventre, pour elle, se confondit avec le ventre monstrueux qui avançait vers son navrement, avec ce ventre de trahison, d'accablement, avec ce ventre prostré, sournois de bassesses et de bacchanale, de vengeance longue, de cupidité; elle pensa qu'elle était engrossée, comme une bonne à tout faire, de toute cette valetaille ensemble, pêle-mêle, des hommes, des femmes, de ces grooms eux-mêmes et des enfants de cuisine qui venaient torcher une contre-danse, dans les coins: son crime envers la liberté et la dignité de son amant, son orgueil échoué et déchiré, son désespoir, tout la crevait. Elle avait un cri de bête agonisante en cette joie de bêtes; elle imaginait que toutes les malpropretés de la crapule et les souffrances du peuple, les cruautés de ses frères et l'envers de leurs ambitions, son ambition, sa science, tout était là, à croître obscurément dans son ventre, à s'amasser, à germer comme un polype, comme un mal et comme un monstre. Et la mort souhaitable la fuyait dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles étaient parodiques, apocalyptiques et prophétiques. Antony vacilla une seconde, puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent sur la surprise, il saisit son amie à bras-le-corps, la brandit comme un trophée et comme une supplication, l'enleva au travers des groupes et des danses. On ne s'étonna point: une autre fille était plus malade, échouée dans de l'épilepsie à l'entrée du bal. Antony l'enjamba pour arracher son fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra avait cessé de se plaindre: privée de sentiment, tuée de honte, c'était un cadavre qui pleurait...