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Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe

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Title: Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe

Author: André Pons de l'Hérault

Editor: Léon-G. Pélissier

Release date: January 18, 2009 [eBook #27828]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier (HTML Rénald
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE ***





PONS (DE L'HÉRAULT)

SOUVENIRS ET ANECDOTES

DE

L'ÎLE D'ELBE

PUBLIÉS D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL
PAR

Léon G. PÉLISSIER

Docteur de l'Université de Lyon
Professeur adjoint à l'Université de Montpellier

PARIS

E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS


1897

PONS DE L'HÉRAULT




Al caro e gentile amico

Barone ALBERTO LUMBROSO

valentissimo scrittore e propugnatore

degli studi Napoleonici

Nell' Italia


Omaggio del devotissimo suo

L. G. P.





TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE: SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

CHAPITRE PREMIER

Le 3 mai 1814.--Arrivée de Napoléon à l'Île d'Elbe.--Débarquement des commissaires.--Leur entrevue avec le général baron Dalesme.--Préoccupations religieuses du général Drouot.--Députation envoyée à l'Empereur.--Pons en fait partie.--Manque d'enthousiasme des fonctionnaires français.--Situation morale de Pons, républicain, vis-à-vis de l'Empereur.--La députation à bord de l'Undaunted.--Faiblesse du général Bertrand.--Première entrevue avec Napoléon.--Le petit chapeau de marin.

CHAPITRE II

Napoléon, de Fontainebleau à Porto-Ferrajo.--Adieux à la vieille garde.--Les maréchaux fidèles.--Passage à Lyon.--«Adieu, la gloire de la France!»--Entrevue de Napoléon et d'Augereau.--Mot de l'Empereur sur la «Proclamation» d'Augereau.--Dangers que court l'Empereur à Avignon.--Sa pendaison en effigie à Orgon.--L'auberge de La Calade.--Dignité de sa réception à Aix.--Séjour au château du Bouillidou.--Napoléon à Fréjus.--Sieyès et Tacite.--Embarquement sur l'Undaunted.

CHAPITRE III

Préparatifs de la réception de l'Empereur à Porto-Ferrajo.--Le pavillon elbois proposé par Pons.--Prise de possession de l'île.--Reconnaissance du pavillon.--Actes officiels.--Audience donnée au colonel Vincent.--Promenade de l'Empereur à Magazzini.--Mésaventure du commandant Usher.--«Vive le roi d'Angleterre!»--Débarquement solennel de l'Empereur.--Procession et Te Deum.--Napoléon à l'Hôtel de ville.--Réception des autorités.--Plaisanteries de l'Empereur à l'archiprêtre de Campo.--Sévérité de ses paroles au maire de Marciana.--Audience secrète à deux personnages mystérieux.--Fête de nuit.

CHAPITRE IV

Visite de Napoléon aux mines de Rio.--Premiers froissements entre l'Empereur et Pons.--Les fleurs de lis du parterre.--L'enseigne Taillade.--Le pavillon elbois et celui des Appiani.--Opérations maritimes.--Promenade de l'Empereur avec Pons.--Le madère, friandise impériale.--Conversation de l'Empereur.--Le Monte Volterrajo et ses légendes.--Platitude du maire de Rio-Montagne.--Retour à Porto-Ferrajo.--Faute d'étiquette de Pons.--Il reste à la tête des mines.--Début de ses relations amicales avec Drouot.

CHAPITRE V

Premiers jours du règne de Napoléon.--Mandement d'Arrighi.--Choix d'une résidence impériale.--Réserve de Napoléon à l'égard du général Dalesme.--Conversation sur le roi Joseph.--Réceptions des autorités et des administrations.--Inspection du clergé.--Le colonel Vincent.--Visite des fortifications.--Prise de possession des mines.--Respect de l'Empereur pour le travail.--L'oeuf à la mouillette du colonel Vincent.--Opinions de l'Empereur sur sa mère, sur la princesse Pauline.--Espoir de la prochaine arrivée de Marie-Louise.--Le portrait du «pauvre petit chou».

CHAPITRE VI

Organisation générale de l'île d'Elbe.--L'armée.--Le bataillon franc.--Le corps de cadets.--Les services privés.--Bertrand et Drouot.--Le trésorier Peyrusse.--Le docteur Foureau de Beauregard.--Le service intérieur.--Les chambellans.--Les officiers d'ordonnance.--Le premier officier Roul.--Le lieutenant de gendarmerie Paoli: son incapacité, son ingratitude.--Le vicaire général Arrighi.--Le juge Poggi, policier secret.--Visite de Napoléon à Longone.--La curiosité des Anglais; mot de Napoléon.--Visite contremandée.--M. Rebuffat, bouffon moraliste.

CHAPITRE VII

Administration des mines de Rio par Pons de l'Hérault.--Il sauve les revenus de la mine en 1814.--M. de Scitivaux.--La discussion au sujet des revenus des mines de Rio.--La question des farines: essai de distribution de mauvais pain aux mineurs.--Napoléon et les ouvriers.--Pons socialiste.--Entêtement honorable de Pons.--Intervention de Drouot et de Peyrusse.--Remplacement de Pons demandé par Madame mère.--Les amis de Pons à la cour elboise.

CHAPITRE VIII

Deuxième visite de Napoléon aux mines de Rio.--Scène violente entre Napoléon et Pons.--Promenade en montagne.--Le champagne de l'Empereur.--Armistice.--L'avis de Lacépède.--L'abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d'honneur.--Pons en Toscane.--M. de Scitivaux.--Son opinion sur le retour prochain de l'Empereur en France.--Lettre de Pons à l'Empereur.--Nouvelle conversation.--Pons conquis par l'Empereur.

CHAPITRE IX

Promenades de Napoléon dans l'île d'Elbe.--Pétitions singulières.--Un confrère de l'Empereur.--Opinion sur le colonel Campbell et le général Koller.--Conversation de Napoléon sur la campagne de France.--Révélation du maréchal Bubna sur la paix de Dresde.--Rôle ambigu du capitaine de Moncabrié.--Retour en France des Français de l'île, du général Dalesme et du colonel Vincent.--Arrivée de la garde.--Arrivée de la princesse Pauline.--Organisation des résidences impériales.--San-Martino.--Saisie des meubles du palais de Piombino et du prince Borghèse.--Expédition de vaisseaux chargés de minerais en Toscane.--Reconnaissance du pavillon elbois par le Saint-Siège.--Hostilité du prince de Canino.--Visite détaillée de l'île d'Elbe par Napoléon.--Exploitation des madragues et salines.--Carrières de marbre.--Établissement d'ateliers de sculpture.--Les sculpteurs Bartolini et Bargigli.

CHAPITRE X

L'étiquette impériale.--Visiteurs de l'île d'Elbe.--Une cavalcade d'Anglais insolents.--Une dame anglaise.--Intrigues du colonel Campbell.--Tentative de corruption sur Pons.--Arrivée d'officiers français, corses et polonais.--Bertolosi, Colombani, Lebel, Bellina, Tavelle.--Le colonel Tavelle, gouverneur de Rio.--Le général Boinod.--Aventure amusante du général Boinod avec M. Rebuffat de Longone.

CHAPITRE XI

Un provocateur: le chevalier de l'ordre du Lys.--Tentatives d'assassinat, réelles ou supposées, de l'Empereur.--Le général Brulart.--Mésaventure d'un magistrat corse.--Rôle prêté à un officier supérieur.--Un juif de Leipzig.--Attitude du commandant Tavelle.--Les algarades de Cambronne.--Accueil fait à un vaisseau napolitain; à un officier.--Stabilité du gouvernement elbois.--Mariages d'officiers.--Aventure du général Drouot et de Mlle Vantini.--Mariage du pharmacien Gatti.

DEUXIÈME PARTIE: ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

CHAPITRE PREMIER: NAPOLÉON SOUVERAIN DE L'ÎLE D'ELBE

I.--La première époque du règne de Napoléon.--Voyage de Pons en Toscane.--Le grand-duc Ferdinand III.--Fossombroni.--L'église Saint-Napoléon.--Les subsides et Talleyrand.

II.--L'Empereur homme public et homme privé.--Les ambitions successives de Napoléon.--Le tribun Curée et les républicains du Palais-Royal.--Religion de l'Empereur.--Son savoir, sa bonhomie, son goût des commérages.

III.--Isolement de l'Empereur.--Service intérieur: les soirées.--Le service.--Marchand.--Saint-Denis.--Affaire de Gilles avec le capitaine Cornuel.

IV.--La Porte de Terre.--Une Aspasie française.--L'escorte de l'Empereur.--Les secrets de l'Empereur.--La formation des nouvelles à l'île d'Elbe.--Les dictées de l'Empereur.

V.--Napoléon souverain.--Les impositions.--Capoliveri et Rio.

CHAPITRE II: LA FAMILLE, L'ENTOURAGE ET LES VISITEURS DE NAPOLÉON.

I.--Madame Mère.--Les Corses.--Arrivée de la mère de l'Empereur.--Son installation.--Le jeu de l'Empereur.--Ambition des Corses.--Favoritisme de Madame.--Monopole demandé pour les Corses.

II.--Marciana.--Mme Walewska.

III.--Mme Bertrand: sa vie retirée.--Séjour à l'Elbe du frère du général Bertrand, son voyage à Rome.--Portrait de Marie-Louise et du roi de Rome apportés à Napoléon.

IV.--Les dames: La comtesse de Rohan-Mignac.--Mme Dargy.--Mme Giroux.--Mme Filippi.--M. Guizot.

CHAPITRE III: LES FÊTES ET LES DISTRACTIONS IMPÉRIALES.--LA PRINCESSE PAULINE.

I.--Les fêtes.--Fête patronale de San Cristino.--Banquet de la garde nationale et de la garde impériale.--Bals au palais.--La Saint-Napoléon.--Fête du roi Georges d'Angleterre.

II.--Arrivée de Pauline Borghèse.--Son rôle à l'île d'Elbe.--Bal au théâtre.--Suite des fêtes données par l'Empereur.--Mots de Napoléon sur la Marseillaise.--Maladie imaginaire de Pauline.--Anecdotes sur elle.--Carnaval-mascarade de la garde.

III.--Théâtre.--Création d'une salle de spectacle.--Association de propriétaires.

CHAPITRE IV: LES PROMENADES ET EXCURSIONS DE NAPOLÉON.

I.--Le cap Stella.--Chasse réservée de l'Empereur.--Amusements de l'Empereur.--Prétendue décadence de l'Empereur.--Les jeux innocents, les commérages.--La pêche au cap Stella.--Une farce de Napoléon au général Bertrand.--Une bouillabaisse.

II.--Deux journées à Rio.--Promenade au Monte Giove.--La pêche.--Chargement des bâtiments.--Horreur de Napoléon pour les vêtements noirs.--L'ermite de Monte Serrato.--Les caroubiers de M. Rebuffat.

CHAPITRE V: LES TRAVAUX DE L'ÎLE D'ELBE.

I.--Les palais impériaux.--La maison de Pons à Rio.--Réception de lord Bentinck.

II.--Visite de l'Île par l'Empereur.--La Pianosa.--Palmajola.--L'approvisionnement de l'Île.--Propagation de la pomme de terre.--Industries locales.

III.--Port de Rio.--Projet de Pons.--Napoléon ingénieur.--Napoléon mis en selle.

IV.--Les projets de M. Bourri.--Les hauts fourneaux de Rio.

V.--Les plantations.--Les lazarets.--Oliviers et mûriers.--La forêt de Giove.--Un plan de Napoléon pour le reboisement des montagnes de France.--La guerre sanitaire de Livourne et Porto-Ferrajo.

VI.--Résumé des travaux.--Défense de l'Île.

CHAPITRE VI: LES CONQUÊTES DE NAPOLÉON.

I.--Palmajola.--L'artillerie de M. de Noailles.

II.--La Pianosa.--Plan de colonisation.--Affection de l'Empereur pour les Génois.--L'approvisionnement de l'île.--Riposte de M. Traditi.

III.--Un bâtiment barbaresque.--Le «Dieu de la terre».--Un renégat du Gard.

CHAPITRE VII: L'ARMÉE DE NAPOLÉON.

I.-- La garde impériale.--Sa formation.--Voyage de Fontainebleau à Livourne.--Réception de la garde.--Les officiers de la garde.--Le lieutenant Noisot.

II.--Le lieutenant Larabit.--Sa querelle avec le commandant Gottmann.

III.--Le bataillon corse.--Son mauvais esprit.--Les désertions.

IV.--La compagnie d'artillerie.--Le capitaine Cornuel.--Le capitaine Raoul.--Un brave de Sambre-et-Meuse.

V.--L'hôpital.--Réunion de l'hôpital civil à l'hôpital militaire.

VI.--Marine militaire.--L'Inconstant.--Le commandant Taillade.--Voyages de l'Inconstant.--Chautard.--Sarri.

CHAPITRE VIII: L'IDÉE DU RETOUR EN FRANCE.

I.--Les trois lettres.--Lettre de Masséna.--Lettre de Cambon.--Pourquoi Cambon ne fut pas ministre de l'Empire.--Une lettre anonyme de la direction de la police.

II.--Une lettre de Verdun.--L'opinion populaire.--Le plan de campagne d'un caporal marseillais.

III.--Départ de l'île d'Elbe.--Projet de transport de Napoléon à Sainte-Hélène.--Inexécution du traité de Paris.--Projets ou tentatives d'assassinat.--Formation d'une flottille expéditionnaire.--Provocations.--Circulation de la flotte marchande elboise.--Lucien Bonaparte.--Visite de Mme Walewska.--Fleury de Chaboulon.--Les jardins de la garde.--Le jour du départ.--Le gouverneur général de l'île d'Elbe.--L'embarquement.




INTRODUCTION

Il n'est pour ainsi dire pas un témoin du règne de Napoléon à l'île d'Elbe qui n'ait tenu à honneur d'écrire ses souvenirs sur cette mémorable époque. Presque tous, amis ou ennemis, ont écrit des mémoires, ont laissé des correspondances, ont conservé des documents utiles pour son histoire. Son trésorier Peyrusse a sauvegardé tous les registres de la comptabilité impériale 1; le fidèle Bertrand et le secrétaire Rathery ont préservé les minutes de ses lettres administratives et son registre d'ordres 2; les officiers de sa garde, depuis les plus intelligents, tels que Combe et Mallet, jusqu'aux moins instruits, tels que Monier ou Labadie, ont, sous une forme plus ou moins naïve, rédigé leurs impressions, leurs aventures, tous les incidents de la vie de leur héros. Nous avons les témoignages de ses surveillants, Waldburg Tuchsess, sir Neil Campbell, de ses espions,--le consul Mariotti, le «marchand d'huiles» de Livourne 3, les agents toscans,--de ses sujets elbois, Foresi, Rebuffat 4; les simples visiteurs de l'Empereur ont relaté le souvenir de leurs conversations, de leurs entrevues, de leurs audiences, tels le comte Litta, lord Ebrington, Fleury de Chaboulon. Tous ces documents sont aujourd'hui imprimés et connus; mais, si connue que l'on estime que soit la vie de Napoléon Ier à l'île d'Elbe, et si abondants que soient déjà nos renseignements sur cette courte période, la vaste enquête poursuivie sur l'Empereur et l'Empire par l'impartiale histoire ne nous semble point close encore, et les moindres dépositions, si elles contribuent à contrôler, à confirmer les témoignages acquis antérieurement à la plus célèbre des causes, sont dignes qu'on les enregistre et qu'on les signale. À ce bel ensemble d'informations minutieuses manque jusqu'à présent le récit qu'a laissé du règne de Napoléon à l'île d'Elbe un de ses compagnons d'exil, un de ceux que l'on nous montre «escortant la petite voiture de l'Empereur que ses chevaux menaient au pas 5» jusqu'au port, le soir mémorable du dimanche 26 février 1815,--un de ses sujets elbois, fonctionnaire de son administration, puis conseiller de son gouvernement, aide de camp naval de son retour, Pons de l'Hérault.

Presque complètement oublié aujourd'hui, André Pons, dit Pons de l'Hérault, né à Cette en 1772, mort en 1858, mérite cependant mieux que les courtes notices où le restreignent avec avarice les dictionnaires biographiques. Je ne veux point esquisser ici de cet original et sympathique personnage une biographie que je donnerai ailleurs avec les pièces originales et tout le détail nécessaire: il suffira de rappeler que, fils d'un pauvre aubergiste espagnol, André Pons était à moins de vingt ans capitaine au cabotage, et qu'entraîné ensuite par les événements, il fut tour à tour officier de marine, commandant d'artillerie, prisonnier d'État, homme d'affaires, homme politique, directeur d'exploitation minière, chargé de missions secrètes, préfet de l'Empire et de la monarchie de Juillet, conseiller d'État de la deuxième République. S'il n'a, du reste, joué qu'un rôle accessoire dans les affaires diverses auxquelles il s'est trouvé mêlé, s'il est, somme toute, resté un comparse dans l'histoire de son temps, la destinée lui a cependant ménagé une heure où il a touché à l'histoire, et à la plus grande. Devenu, par la protection de Lacépède, directeur des mines de l'île d'Elbe 6, Pons se trouvait en résidence à Rio-Marine quand Napoléon débarqua dans son impérial asile. Quoique républicain, ci-devant robespierriste, socialiste de tendances, et ennemi de l'Empereur qu'il avait connu à Toulon simple commandant d'artillerie, Pons fut, après quelque résistance, assez vite dompté par la séduction et le génie du maître. Devenu son fidèle et dévoué serviteur, il revint en France avec Napoléon, fut chargé d'une négociation délicate et dangereuse avec Masséna à Marseille, emprisonné au château d'If sous la pression des royalistes marseillais, et ne fut remis en liberté qu'après la rentrée de l'Empereur à Paris. À la seconde Restauration, Pons, que l'Empereur avait nommé préfet du Rhône, dut abandonner ses fonctions et fuir sa patrie. Sa carrière rentre alors dans la demi-obscurité qu'avait dissipée un moment le reflet de la gloire impériale, et s'y prolonge jusqu'en 1858, tourmentée, aventureuse, victime de la probité et de la raideur de ses convictions autant que des circonstances extérieures.

Dans cette retraite forcée de quarante ans, Pons de l'Hérault, qui déjà s'était signalé sous le Directoire par un retentissant pamphlet 7, se découvrit une vocation littéraire et se donna une mission historique: il voulut préparer, en réunissant ses souvenirs, ses réflexions, les notes et les documents que lui fournissaient ses anciens amis, un grand travail d'histoire et d'apologétique sur Napoléon, et particulièrement sur le règne éphémère de Napoléon à l'île d'Elbe. De ces études n'a été publiée par lui que la moindre partie, de minces et très fragmentaires chapitres de son grand ouvrage, un Essai sur le Congrès de Châtillon, et une étude sur La bataille et la capitulation de Paris 8, qu'il ne pardonnait pas, comme on peut le penser, au maréchal Marmont. Tout le reste est demeuré à l'état de brouillons, de copies maintes fois retranscrites, de notes éparses, de fiches à demi rédigées, dans un incroyable désordre.

Tous ces manuscrits,--ce fatras, si l'on veut,--sont aujourd'hui conservés à la bibliothèque de Carcassonne. Elle les doit à l'un des hommes qui ont le plus contribué à l'enrichir, M. Cornet-Peyrusse 9. Comment celui-ci sut-il que ces manuscrits prêtés par Pons à diverses personnes, entre autres à M. de Cormenin fils 10, se trouvaient, lors de la mort de leur auteur, entre les mains de M. le conseiller d'État Marbeau? Je l'ignore, de même que j'ignore pourquoi ces papiers n'ont pas été restitués aux filles de l'auteur, Mlles Herminie et Cécile Pons. Toujours est-il qu'en 1870 M. Marbeau les communiqua à M. Cornet-Peyrusse, de Carcassonne 11. Celui-ci, gendre et héritier du trésorier Peyrusse, avait hérité aussi son culte pour l'Empereur et voulait écrire, d'après les documents administratifs laissés par Peyrusse, une histoire générale de Napoléon à l'île d'Elbe. Des lettres de Pons à Peyrusse, qui existent encore dans les archives personnelles de celui-ci 12, lui ayant révélé l'existence des souvenirs et des collections de documents du premier, il put, comme je viens de le dire, en retrouver la piste, en recevoir communication, et enfin se faire donner par M. Marbeau l'autorisation de déposer tous ces papiers de Pons de l'Hérault à la bibliothèque de sa propre ville 13. Il y a bien du mélange dans ce dépôt: à côté de liasses importantes de notes historiques, on y trouve des «rêves politiques et militaires», des «idées sur le gouvernement de la Toscane», des journaux de voyage en Italie 14, des comédies rimées, des poésies en français et en languedocien, le début d'une «étude comparée du Directoire avec le régime impérial»: tout ceci n'a réellement qu'une très médiocre valeur.

Telle qu'elle est cependant, la collection des papiers de Pons de l'Hérault forme avec ceux des frères André et Guillaume Peyrusse un fonds important pour l'histoire de Napoléon, fonds longtemps méconnu, mais que l'on commence à mettre en valeur. Les plus importants de ces manuscrits de Pons sont les oeuvres relatives au séjour de Napoléon à l'île d'Elbe: le Mémoire aux puissances alliées que je publierai ultérieurement 15, et l'Essai sur le règne de Napoléon à l'île d'Elbe, qui fait l'objet du présent volume.

Le manuscrit de l'Essai sur le règne de Napoléon à l'île d'Elbe se compose de trois grosses liasses de fiches à peine classées, et dont l'aspect suffit à déceler un brouillon déjà retouché et remanié à plusieurs reprises. On y trouve des traces de ratures et de coupures, des espaces préparés pour recevoir des notes qui manquent encore, des répétitions de pages entières, parfois des lacunes dans la suite du manuscrit. Ces défauts sont du reste bien plus sensibles dans la troisième liasse que dans les deux premières. Il était impossible de publier ces documents dans leur état original; il fallait en quelque sorte constituer ou reconstituer le texte, élaguer des réflexions oiseuses, de fâcheux effets de style, abréger certaines narrations trop complaisamment étendues, choisir entre les diverses variantes.

Il existe en effet de certains passages des souvenirs de Pons des versions différentes qui montrent avec quelle conscience cet honnête homme s'essayait au métier d'historien. Il s'y efforce de serrer de plus en plus près la vérité, et, d'autre part, dans son texte définitif, il retranche certaines affirmations qui, après réflexion, lui semblèrent excessives. Je ne citerai qu'un exemple de ce travail de revision, portant sur le récit des assassinats tentés ou projetés contre l'Empereur: Pons l'avait rédigé d'abord pour le placer dans un article de journal qu'il n'acheva pas, puis l'a rédigé à nouveau pour l'insérer dans son ouvrage. La première rédaction subsiste. On voit que le récit est identique dans les deux versions, mais qu'il y a de légères différences entre les deux. Ainsi, dans la première, Pons, parlant de l'émissaire de Brulart 16, dit que «ce brigand avait assassiné trente-deux personnes». Ce brigand est devenu dans la seconde version un «assassin redoutable qui a commis plusieurs assassinats», ce qui est moins romanesque que le chiffre précis donné d'abord, et quelque peu suspect. Dans la première version, Pons rapporte que l'Empereur lui prescrivit de ne rien négliger pour opérer l'arrestation du général Brulart; dans la seconde, avec plus de sagesse, de modestie et de vraisemblance, Pons est seulement chargé de «s'entendre avec Masséna pour arrêter Brulart». L'affaire du magistrat est racontée en quelques lignes seulement dans la première version; l'auteur l'a amplifiée dans la seconde, mais sans en modifier aucun détail caractéristique. L'officier supérieur dénoncé par Suchet est accusé, dans la première version, de vouloir empoisonner l'Empereur: il y a seulement assassiner dans la seconde. Enfin, dans l'histoire du juif de Leipzig, la première version contenait la citation d'un mot de l'Empereur que Pons n'a pas conservé dans la seconde: «On ne se venge pas d'un crime par un autre crime, faisait-il dire à l'Empereur, et égorger même un assassin est toujours un crime.» La suppression de ce mot généreux indique-t-elle que Pons n'était plus assez sûr de son authenticité? L'examen de ces variantes prouve en effet que Pons n'a pas toujours rapporté avec une fidélité textuelle les paroles de l'Empereur. La comparaison des deux versions de son dialogue avec lui sur Télémaque est instructive à cet égard 17: il ne reproduit identiquement que les mots les plus essentiels de Napoléon; pour l'ensemble de la conversation, il ne donne que le dessin général. Cette constatation n'est pas sans prix, car elle empêchera d'attribuer sans réserves à Napoléon des mots et des paroles peut-être retouchés par Pons de l'Hérault, et qui ont perdu à cette traduction un peu de leur solidité d'airain et de leur imperatoria brevitas. Et, puisqu'il s'agit de l'authenticité des paroles de Napoléon, signalons ici ce que rapporte Pons des dictées de l'Empereur 18. La façon abrégée dont il dit que Bertrand recueillait les propos et les ordres de son maître, est assez propre à modifier l'opinion reçue sur les talents épistolaires de l'Empereur.--Il n'y a donc pas de détails importants à regretter dans les variantes, ni dans les petits fragments de texte de Pons que j'ai dû laisser tomber. Relevons-y cependant, pour ne rien omettre, un court récit de la tempête essuyée par Napoléon à son premier voyage à la Pianosa 19, lequel a disparu, peut-être par un oubli de Pons, de la version définitive: l'anecdote a son intérêt.

En le dégageant de ces broussailles et de ces broutilles, ce n'est cependant pas le texte intégral du manuscrit de Pons que je donne ici. Ce manuscrit se divise en deux parties: les deux premières liasses beaucoup plus complètement rédigées que la troisième,--et même, hélas! plus écrites!--forment un récit continu. Mais Pons, qui avait du loisir et qui aimait à reprendre les choses de longueur, a cru nécessaire, pour expliquer la domination impériale dans l'île, pour replacer l'Empereur dans son milieu, de donner une description géographique et géologique du pays, de décrire en détail les moeurs des habitants, non sans rapporter quelquefois des détails très intimes et non moins pittoresques, et de raconter par le menu les vicissitudes de l'histoire de l'île d'Elbe pendant la Révolution. Cette description géographique, cette chronique minutieuse des révolutions elboises n'offrent vraiment qu'un intérêt tout local ou de pure érudition. On ne pouvait guère les infliger au grand public; les curieux sauront les retrouver dans les publications spéciales qui les ont accueillies 20. Je n'ai retenu et ne publie ici que l'introduction générale de Pons de l'Hérault 21 et la portion de son ouvrage relative spécialement au séjour de Napoléon dans l'île d'Elbe: c'est cette suite qui compose ici les Souvenirs sur Napoléon à l'île d'Elbe, la première partie de ce livre. Quant à la troisième liasse du manuscrit, elle se présente au lecteur dans un état assez différent des premières. On y a réuni une série de notes, sans lien entre elles, relatives à divers épisodes du gouvernement, à diverses scènes de la vie privée de Napoléon. Écrites elles aussi sur ces larges fiches rectangulaires qu'affectionnait Pons, elles ont été placées sans classement à la suite les unes des autres, et quelques-unes seulement ont reçu des titres de la main de Pons de l'Hérault 22. On a joint et confondu avec ces notes qui s'annexaient évidemment à l'essai précédent deux moindres paquets composés de fiches analogues, et intitulés, l'un: Première époque; l'autre: Troisième article. Le premier contient la division du règne elbois de l'Empereur en quatre périodes; l'autre, le récit des préparatifs de la rentrée en France; celui-ci est signé: Un compagnon d'infortune de l'empereur Napoléon. Ces deux fragments se distinguent des autres notes à l'emphase plus grande, à l'abondance encore plus prolixe du style, à la solennité que met Pons à se désigner à la troisième personne, et sous son titre: «M. l'administrateur général des mines»; il est probable que Pons destinait ces fragments à quelque journal; il est même possible qu'ils aient été imprimés. Il m'a semblé naturel et nécessaire de les réintégrer à leur place probable dans la suite de ces fragments, d'où Pons ne les avait peut-être détachés que provisoirement. Tous ces fragments épars 23 sont groupés ici dans la seconde partie du volume sous le titre d'Anecdotes de l'île d'Elbe. Il m'a semblé non moins naturel de modifier le titre quelque peu ambitieux que l'honnête Pons avait donné à son projet d'ouvrage, et puisque son Essai n'a abouti en réalité qu'à être une suite de souvenirs et d'anecdotes, de le dire dès l'abord et de le désigner sous ce nom.

L'authenticité de ces souvenirs est indiscutable. De l'aveu de Pons de l'Hérault lui-même, soit ici, soit dans ses lettres à Peyrusse ou à son frère aîné, nous savons qu'il composait des Mémoires. Le manuscrit que nous possédons est d'ailleurs l'original, où s'étale, sans qu'il soit possible de la méconnaître ou de la confondre avec aucune autre, la large, solennelle et majestueuse écriture de «M. l'administrateur général», fertile en inimitables fioritures, en majuscules grandiloquentes, aimant à s'espacer dans la longueur apprêtée des lignes.

Mais quels sont les Souvenirs que nous a conservés cet authentique manuscrit? Dès les premières lignes de son ouvrage, Pons dit qu'il a été chargé d'abord, puis, sur son refus implicite, invité par Napoléon à prendre des notes historiques, à «écrire sommairement sur ce qui se passerait de remarquable à l'île d'Elbe», et il ajoute qu'après quelque résistance il se décida à tenir cette sorte de journal: «L'Empereur, dit-il, en a connu plusieurs pages, et le général Drouot en a corrigé quelques-unes 24.» Mais ce journal était encore à l'état de notes informes, sinon de projet, pendant les Cent-Jours, Pons le dit expressément:

«La dernière fois que j'eus l'honneur de voir l'empereur Napoléon à l'Élysée Bourbon, le ... juin 1815, je l'assurai que je réunirais en corps d'ouvrage tous les souvenirs que j'avais conservé (sic) de son séjour à l'île d'Elbe, et l'Empereur m'indiqua plusieurs choses que je ne devais pas oublier.»

Par ce mot souvenirs, faut-il entendre ce premier journal, ces notes déjà commandées ou demandées à Pons, ou seulement, et d'une manière générale, ses souvenirs non encore écrits? Peu importe en somme, car Pons n'a pas pu utiliser ses premiers essais, cette narration faite au jour le jour, et il en est de ses mémoires comme de ceux de Mme de Rémusat: nous n'en avons qu'une seconde rédaction, faite après coup, d'après des souvenirs déjà lointains, et non sous le choc direct des événements, le texte original ayant disparu pour une raison quelconque. On sait que Mme de Rémusat brûla son manuscrit pour éviter des ennuis en cas d'une perquisition qu'elle redoutait. Comment disparut le manuscrit de Pons? Quand Pons commença à tenir sa promesse à l'Empereur, le manuscrit de son journal n'était plus en sa possession. Était-il assez «homme de lettres» pour avoir emporté ce journal de l'île d'Elbe à son départ, improvisé en une nuit? Quand, quelques mois plus tard, il dut s'enfuir de Lyon, eut-il le temps, dans le désordre d'une préfecture menacée par les ennemis, de réunir et d'emporter ses manuscrits, s'il en était alors nanti? S'il avait laissé ses notes à l'île d'Elbe, put-il se les faire restituer? Plus tard, à Venise, nous le voyons dépouillé de tous ses papiers par la police autrichienne; il dit qu'on lui en rendit une partie, mais lesquels? Il est certain et évident que les Souvenirs et anecdotes actuels ne sont que des réminiscences du journal elbois, dans lesquelles Pons a glissé mainte allusion aux faits postérieurs: des accusations et des invectives contre la monarchie de Juillet 25, des détails sur la destinée ultérieure des compagnons de Napoléon à l'île d'Elbe. La rédaction, restée finalement inachevée, de ses souvenirs s'étend donc sur près de quarante années. C'est en exil qu'elle fut commencée. Non seulement Pons y entreprit son Mémoire aux puissances alliées, cette apologie de Napoléon qui est si fâcheusement restée, elle aussi, interrompue; non seulement il publia son Essai sur le gouvernement de Buonaparte, mais il reprit la composition de son grand ouvrage. Un des fragments que je n'ai pu replacer dans le corps de ce volume, et que je cite dans son état actuel, l'atteste:

«... Sur la terre étrangère. Je n'ai donc pas la ressource des matériaux qui me seraient absolument nécessaires pour me livrer à un travail complet. J'écrirai avec ma mémoire. Elle ne me fera pas défaut, parce que je ne lui demanderai que ce qu'elle pourra facilement me garantir.....»

Mais cette composition fut de nouveau interrompue, par la rentrée de Pons en France, par ses occupations, par la politique, plus tard par ses voyages en Italie. Ce ne fut que vingt ans après qu'il reprit sérieusement son travail: il touchait alors à l'extrême vieillesse. Nous le voyons en 1847, en 1850, encore occupé à demander des renseignements, des sources à consulter. Le 20 juin 1850, le petit-fils d'un de ses anciens compagnons, de l'adjudant Labadie, lui communiquait la gazette rimée de ce brave officier 26. Il était alors dans le feu de son travail: dans une lettre de nouvel an adressée à son frère aîné, il dit n'avoir mis qu'une année pour écrire trois gros volumes d'histoire 27. Dans une lettre à Peyrusse, il dit travailler au quatrième et toucher à la fin de son oeuvre. Des malheurs de famille, les événements politiques, les difficultés toujours croissantes de la vie matérielle l'empêchèrent d'en venir à bout. Nous n'avons donc sous les yeux qu'une seconde rédaction des souvenirs de Pons de l'Hérault.

Quelle en est la valeur historique? L'information originale de Pons était excellente. Il dit lui-même avoir reçu les confidences de Napoléon sur certaines questions, notamment sur les tentatives d'assassinat dirigées contre lui. Drouot, son ami intime, son camarade Peyrusse, lui apprirent bien des détails. À Rio-Marine, où il résidait, il recevait, par ordre de Napoléon, la plupart de ses visiteurs de distinction, qui lui répétaient les conversations de leur hôte impérial. Lord Bentinck, Campbell, le général Koller, Towers, causèrent librement devant lui. Depuis longtemps fixé dans l'île, et étant «de tous les Français celui que les Elbois aimèrent le mieux», il avait la confiance de quelques-uns des hommes les plus marquants de l'île, et dont Napoléon fit ses fonctionnaires civils, Balbiani, Lapi, et surtout cette famille Vantini avec qui il conserva toute sa vie d'affectueuses relations 28. Il tenait à Rio-Marine un «cercle» où, soit absence du maître, soit confiance en Pons, on causait librement, plus librement qu'à Porto-Ferrajo. Son éloignement du centre de la vie elboise eut, par contre, on ne peut le nier, un mauvais résultat: il fut parfois isolé, et ignora certaines arrivées dans l'île d'étrangers importants. Peut-être son journal quotidien était-il plus circonstancié là-dessus; il est fâcheux que sur ces menus faits ses souvenirs soient restés muets. Il serait si important de les connaître à fond, pour fixer les relations secrètes de Napoléon avec la France et la préméditation du retour de l'île! Par bonheur, cet isolement de Pons se trouva compensé par le grand nombre de visites et de confidences qu'il recevait, et par ce qu'il nous dit lui-même 29: «Il y avait entre les personnes qui entouraient plus particulièrement l'Empereur une espèce d'engagement de se dire mutuellement tout ce qu'elles savaient.» D'ailleurs, Pons, homme d'une énergie et d'une activité infatigables, d'une incroyable puissance de travail,--il dit avoir parfois passé douze heures de suite dans son cabinet 30,--ne ménageait aucune fatigue pour suivre l'Empereur et apprendre les moindres détails: «Là où je n'étais pas avec lui, j'allais de suite après lui, ou je me faisais immédiatement rendre compte par ceux qui sans erreur pouvaient m'instruire.» Les souvenirs de Pons sont ceux d'un témoin immédiat et oculaire pour les journées de l'arrivée, du débarquement, de l'installation de Napoléon dans l'île, pour les excursions et les voyages à la Pianosa, à Palmajola, à Monte-Giove, et naturellement à Rio-Marine. Ses querelles avec l'Empereur au sujet des finances de la mine sont aussi racontées d'original; il a été mêlé en personne à l'aventure du vaisseau napolitain si mal reçu par Cambronne; il a servi d'interprète au commandant du vaisseau barbaresque; il a été envoyé en mission auprès du grand-duc Ferdinand. Il était présent au naufrage de l'Inconstant 31. Il a donc connu par lui-même une bonne partie des faits qu'il raconte.

Ses souvenirs s'étaient certainement un peu effacés et brouillés quand il les rédigea, et ne pouvaient lui suffire. Comment les raviva et les compléta-t-il? Il ne paraît pas qu'il soit resté entre ses mains, après 1815, beaucoup de ses papiers du temps de l'Empire. Dans la biographie écrite par lui ou sous sa dictée pour la collection des Biographies des hommes du jour 32, nous le voyons citer avec autant d'exactitude que de complaisance des documents officiels datant de la Révolution, qu'il avait sans doute retrouvés dans ses papiers de famille à Cette; il en cite aussi d'autres qui datent de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Pour l'époque de son séjour à l'île d'Elbe, la lacune est presque complète; sauf quelques lettres à Napoléon au sujet de la mine et de l'affaire des farines, il ne cite que des actes comme la proclamation de Dalesme ou le mandement d'Arrighi, tombés dès lors dans le domaine public. Sa famille, qui conserve encore pieusement quelques rares souvenirs de lui 33, ne possède aucune lettre antérieure à sa rentrée en France en 1825. La police autrichienne à Venise a bien fait son oeuvre. Il ne retrouva guère, pour s'en aider à rédiger son grand ouvrage, que le début de son Mémoire aux puissances alliées, où il puisa d'ailleurs largement, et quelques bien rares documents personnels qui,--chose assez étrange,--manquent aujourd'hui à la collection de ses papiers à Carcassonne.

À défaut de documents personnels, Pons contrôla et raffermit ses souvenirs par ceux de ses contemporains et de ses anciens compagnons de l'île. Il consulta, ou tout au moins connut, non seulement le Mémorial, mais les Mémoires du colonel Vincent publiés dans les Mémoires de tous, ceux de Mme Dargy, à qui il refuse toute valeur historique 34; les relations de Cadet de Gassicourt, de Fleury de Chaboulon 35; le voyage à l'île d'Elbe d'Anselme Thiébaut, qu'il corrige sur bien des points; les livres de Lambardi et de Ninci sur l'île d'Elbe, qu'il juge avec sévérité 36. Pour la dernière partie de ses Mémoires, qui sans doute eût raconté le «vol de l'Aigle», il recueillit, et il n'eut pas le temps de les mettre à profit, des relations imprimées ou inédites sur le retour de Napoléon: les souvenirs du policier Morin, un rapport du colonel de gendarmerie de Grenoble, Ch. Jubé 37; la relation d'un officier en demi-solde qui rejoignit les fidèles à Grenoble 38. Il interrogea Drouot; il demanda maintes fois à Peyrusse communication de son mémento 39; il renoua des relations avec tous ceux des officiers de la Garde qu'il put retrouver; s'il ne connut pas les Mémoires de Combe et de Mallet 40, il eut en mains ceux du capitaine Larabit, de Labadie, du sellier Vincent; il put interroger avec fruit les valets de chambre Saint-Denis et Marchand. De là vient pour une part la sécurité avec laquelle on doit consulter les Souvenirs de Pons de l'Hérault.

En devenant historien de l'Empereur, Pons se formait la plus haute idée de son devoir; il croyait réellement remplir une mission providentielle, un mandat impérial. Voici comment il s'exprime à ce propos:

«Je n'ai pas la vaniteuse prétention de croire que mon travail mérite par lui-même de traverser les siècles, mais, je le dis avec un sentiment de fierté qui n'a rien de semblable à la petitesse de l'orgueil, c'est dans ce travail que les grands écrivains iront puiser, chaque fois qu'ils voudront avec vérité parler de l'Empereur à l'île d'Elbe, et alors, sous leurs auspices, ou, pour mieux m'exprimer, sous leur nom, il m'est permis d'espérer que ce que je dis ira retentir jusque dans la postérité la plus reculée. Je dois donc dire, le mieux qu'il m'est possible de dire, le plus qu'il m'est possible de dire. Je ne dois surtout rien négliger pour mettre mes lecteurs à même de connaître la pensée de l'Empereur.»

Mais ce mandat impérial ne l'aveugla pas. Pons offre ce rare et singulier exemple d'un historien à la fois sincèrement républicain et sincèrement napoléoniste,--comme il dit,--capable de préférer encore à la gloire de l'Empereur, malgré son dévouement, la vérité nationale et libérale. Il s'estimait tenu seulement, en vertu même des ordres de l'Empereur, à dire la vérité; il croyait à bon droit son indépendance absolue vis-à-vis de Napoléon; il ne se pensait lié à lui par aucun lien personnel de reconnaissance. Aussi son impartialité est-elle réelle. Sa véracité, autant qu'on peut le constater, ne l'est pas moins. À dire vrai, il serait assez difficile, actuellement, de faire ce contrôle par pièces d'archives: l'île d'Elbe n'en a conservé aucune 41. Les archives de Florence, pour les séries qu'il faudrait consulter, ne sont pas ouvertes 42. Mais j'ai pu m'assurer que tout ce que Pons raconte de sa jeunesse, dans la biographie que je citais plus haut, est parfaitement exact; les registres de la Société populaire de Cette en font foi 43. On peut conclure de sa sincérité dans des récits qui le concernaient personnellement et qui étaient relatifs à la plus trouble des époques, à sa véracité dans le récit d'événements où il n'était en somme que témoin. Et, en effet, tous les épisodes de ses Souvenirs actuels dont on trouve des récits parallèles dans le Mémorial, dans les rapports des agents de Mariotti, dans Foresi et dans les autres sources, se trouvent confirmés dans leur ensemble, sauf quelques détails 44 et quelques divergences d'appréciation. Du reste, Pons, n'étant pas un écrivain de métier, n'a aucun pli professionnel, ne sacrifie à aucune recherche littéraire, et raconte les choses comme il les a vues.

Il les a vues à coup sûr d'un oeil favorable ou indulgent. Mais, même dans l'apologie, il reste impartial et modéré, il est un témoin à décharge plutôt qu'un avocat. Cet axiome admis que «Napoléon est incomparable et supérieur à tout sauf à la liberté», il raisonne fort librement de tout, de l'Empire et de l'Empereur lui-même.--Bien informé, véridique, impartial, Pons de l'Hérault est donc un témoin qu'il faut qu'on écoute, et son témoignage est toujours intéressant et curieux.

Il y a beaucoup à prendre dans sa déposition. Connaissant mieux que personne, mieux qu'aucun des Français de la suite de l'Empereur, l'île d'Elbe jusque dans ses recoins et les Elbois jusque dans le secret de leurs moeurs encore si primitives, Pons de l'Hérault est riche en descriptions du dernier domaine impérial, en portraits des sujets insulaires de l'Empereur, en anecdotes sur leurs relations avec le maître. Dans ses pages revivent certains types pittoresques de l'île, la religieuse trop libérée de Rio, l'ermite un peu trop voltairien de Monte-Giove, le brave commandant Tavella, et sa bête noire, le méprisable maire-chambellan Gualandi, les plus humbles comparses de cette impériale figuration, le décor rustique et sauvage de cet avant-dernier acte du drame.--Directeur des mines, administrateur de Rio-Marine, paternel à ses ouvriers et par eux chéri, tout un coin peu connu de l'île nous est révélé par lui: le vivant tableau de cette mine aux procédés primitifs, de l'existence grossière et rude de ses ouvriers, tant terriens que maritimes, de ses relations commerciales, de ses conditions financières. On s'intéresse à cette administration patriarcale, à ce directeur, soldat et marin autant qu'ingénieur, qui lève en masse ses ouvriers pour repousser une descente anglaise 45, qui préside au sauvetage des barques en danger et paye toujours de sa personne; on voit un aspect peu connu de Napoléon,--Napoléon dans ses rapports avec les ouvriers,--et l'Empereur n'apparaît pas ici à son avantage.--Marin, Pons suit et raconte avec un intérêt visible les progrès et l'organisation de la flottille impériale; il apprécie avec une juste sévérité les deux incapables marins à qui, par la même fatalité qui l'avait poursuivi pendant tout son règne, Napoléon s'était vu obligé de confier sa naissante marine; il le fait en connaissance de cause, puisque Taillade, fixé et marié dans l'île, était de ses relations dès avant l'arrivée de Napoléon, et puisqu'il avait connu Chautard, personnage assez mystérieux, lors du siège de Toulon.--Officier d'artillerie, ami du brave et grincheux colonel Vincent 46, il décrit en technicien les travaux du génie exécutés dans l'île sous les ordres de celui-ci, et les modifications qu'y apporte le génie de l'Empereur.

Mieux encore revit dans ses Mémoires le groupe intéressant des Fidèles. Pons a consacré tout un chapitre, fertile en jugements et en anecdotes, à ses appréciations sur les officiers de la garde. Avec une teinte générale d'indulgence, il les juge en somme avec tact. Peut-être lui reprocherait-on à bon droit un léger préjugé contre l'aristocratie et les titres nobiliaires; mais Pons était un enfant du peuple, et il est toujours resté fidèle, même à son détriment 47, à ce préjugé. Des hommes comme Mallet, Combes, Raoul, sont bien décrits ici; Cambronne y complète, malgré toutes ses prétentions aux qualités d'homme du monde et à la bonne éducation, sa physionomie légendaire,--plus vraie en ce cas que l'histoire,--de dur et fougueux soudard: l'incroyable accès de fureur de ce brave guerrier à l'aspect du vaisseau napolitain, son attitude excessive à l'égard d'un officier débarqué dans l'île, sont des traits de caractère dignes d'être notés 48. Bertrand apparaît aussi sous un jour moins glorieux que l'auréole de la tradition: c'est surtout le mari d'une Anglaise, s'entourant d'un cercle anglais, vivant à l'écart, n'accordant aucune audience, plus invisible encore que son souverain, ne demandant qu'à «avoir la paix», laissant s'accréditer le bruit de son prochain retour en France, dur au surplus pour les ouvriers, peu serviable en somme pour Pons, servant Napoléon plus par correction que par dévouement, avec plus de discipline routinière que d'initiative intelligente, et de qui l'on peut se demander ce qu'il était venu faire dans l'île. De tous les compagnons de l'Empereur, celui qui grandit le plus ici, c'est l'honnête et bon Drouot, ce sage à qui suffisait «un coin pour travailler», ce conseiller toujours prêt et toujours prudent, le confident dévoué de Pons, arbitre-né des différends de Napoléon avec lui, conscience vivante, pour ainsi dire, de l'Empereur. Il n'est pas jusqu'à la touchante histoire de sa mésaventure sentimentale avec Enrichetta Vantini, qui n'ajoute,--avec sa candeur de fiancé presque malgré lui et sa tendresse naïve et contenue pour sa vieille maman,--un peu d'humanité attendrie à cette figure austère, grave et jusqu'ici un peu fermée.

Au-dessus de tous, celui qui, à quarante ans de distance, remplit encore la mémoire, presque le coeur de Pons, c'est l'Empereur. Événements, actions, paroles, caractère, Pons s'est efforcé de tout pénétrer, de tout savoir, de tout raconter. Il raconte beaucoup d'anecdotes, dont plusieurs d'original. S'il copie ou abrège ses devanciers dans son récit du voyage de l'Empereur de Fontainebleau à Fréjus, de la pendaison en effigie à Orgon, du déguisement en courrier,--toutes choses qu'il n'a pu connaître que par des récits ou des lectures,--il devient original dès que l'Undaunted arrive en vue de Porto-Ferrajo. Sur la première descente de Napoléon à terre, la présentation des délégués elbois, la réception à l'hôtel de ville et les autres incidents analogues, ses renseignements sont personnels et neufs. Sans souci, malheureusement, de la chronologie, toute l'existence de Napoléon apparaît ici, avec un peu de la précipitation et de l'incohérence qu'eurent à l'île d'Elbe ses faits et gestes: ses installations successives à l'hôtel de ville, aux Mulini, ses constructions de villas dans tous les cantons de l'île, l'inspection détaillée de sa «petite bicoque» et de ses forts, la prise de possession des îlots voisins,--ses dernières conquêtes!--puis toute la machine administrative à monter 49, audiences aux fonctionnaires, blâmes, encouragements, enquête sur le commerce et l'industrie, sur l'état de la religion et des beaux-arts, projets de travaux agricoles et de plantations, utopies militaires et pédagogiques, idées plus ou moins pratiques sur la réfection du port de Rio, sur l'établissement des madragues et des compagnies d'exploitation et de commerce: sur tout cela, les lettres de Napoléon et le registre d'ordres trouvent dans ces souvenirs un indispensable commentaire, une glose perpétuelle.

Non moins précieux, non moins nécessaires sont-ils pour la connaissance de la vie privée de l'Empereur. C'est avec des prétentions philosophiques, en effet, que Pons a voulu l'étudier, et pour fonder ses inductions d'apprenti moraliste, immense est le nombre des petits détails minutieux qu'il a recueillis. Il en a de bien amusants sur les petites faiblesses de l'Empereur, ses gourmandises, sa colère contre le bon garçon qui, pour montrer ses talents d'hercule, le met de force à cheval, sur sa toilette et sa physionomie à la première entrevue avec ses sujets elbois; que dire de ce petit chapeau de marin que Napoléon avait gardé à la main, et qu'il remplace presque aussitôt par le petit chapeau historique, joignant ainsi l'esprit pratique et l'art de la mise en scène? Que de récits sur ses amusements, ses promenades, les fêtes qu'il préside,--récits d'autant plus précieux que, malgré les efforts de Pons pour démontrer le contraire, on peut voir, comme Campbell, comme Moncabrié et tant d'autres, dans la grande part faite à ces distractions parfois puériles, la preuve d'une réelle décadence dans la faculté de vouloir et d'agir de ce fier génie! Et comment «lou miéjou» ne saurait-il pas gré à Pons de nous révéler que Napoléon n'a pas ignoré la bouillabaisse, et que c'est à Pons lui-même qu'il a dû,--les deux seules fois peut-être dans sa vie,--de goûter à ce savoureux régal?

Les relations de Napoléon avec sa famille se sont aigries à l'île d'Elbe. Sauf sa mère, pour qui il a toujours un profond et tendre respect, sauf sa soeur Pauline 50, il est brouillé presque complètement avec ses parents; il s'épanche en propos amers sur le compte de ses frères, s'exprime avec une bonhomie mélancolique sur Joseph, avec un dédaigneux mépris sur les intrigues de Lucien et de Louis. Toute la sensibilité de Napoléon semble s'être accumulée sur son fils, sur «son pauvre petit chou»; les anecdotes rapportées par Pons sont caractéristiques. Les propos de l'Empereur, même exprimés par à peu près, sont toujours intéressants à recueillir. Pons en a retenu plusieurs, dont quelques-uns étaient inconnus. Il est édifiant d'entendre Napoléon dire de la Marseillaise qu'elle valait une armée, apprécier Fénelon et la monarchie de droit divin décrite dans Télémaque, évoquer ses débuts en rappelant le temps où il était directeur de parcs d'artillerie, regretter les armes d'honneur qu'il avait pourtant supprimées. Certains de ses jugements sur des personnages célèbres sont importants. Pons a noté le tranquille mépris de Napoléon pour Marmont et pour Augereau, son indignation à propos de la demande en naturalisation de Masséna, son amitié pour Dalesme, ses impatiences contre Bertrand et contre le furieux Cambronne.

Était-il assez fin psychologue pour bien saisir toute la complexité du caractère de Napoléon? Assurément je ne le crois pas, et qui,--fût-il Taine,--peut être tout à fait sûr d'avoir pénétré jusqu'au fond cet homme incomparable? L'honnête Pons a noté quelques-uns des traits les plus apparents de ce caractère: sa force de concentration, sa mémoire immense, son savoir quasi universel, sa tendance à constamment ordonner 51, sa conviction que «rien n'est impossible». D'autres observations sont plus délicates: toujours maître de lui, ce n'est qu'au tout premier mouvement que Napoléon peut se laisser surprendre; le majestueux héros des fêtes impériales, le metteur en scène du sacre et du royal parterre d'Erfurth, ne veut plus se donner en spectacle; l'homme au tempérament vif et brutal corrige sa vivacité et en console les victimes par son empressement à leur pardonner ses torts, à oublier les choses dures et amères qu'il leur a dites, par sa totale absence de rancune; l'ancien despote se révèle à sa défiance générale et systématique à l'égard de ses employés, à son scepticisme quant à la probité et aux scrupules des autres, à l'opinion que la religion est à encourager pour le peuple, à son insouciance des vieilles traditions populaires. L'affaissement de son génie n'apparaît-il pas aussi à ce goût des commérages dont Pons donne encore les preuves, à l'avarice qu'il constate aussi? Et n'est-ce pas le fond le plus intime de l'humanité qu'il touche en Napoléon en notant chez lui la crédulité aux miracles, la vague religiosité, l'horreur impulsive et irraisonnée du noir, et cette préférence si inattendue pour le rose, toutes survivances de son enfance et de la sauvagerie primitive de notre race?

Napoléon n'est d'ailleurs pas toujours embelli par les révélations de ce nouveau témoin, tant a été grande la bonne foi de son naïf apologiste. Sans parler de ses relations si brutales d'abord avec Pons lui-même, on peut trouver que son attitude envers Campbell manque un peu de dignité. Les choix d'hommes que cite Pons--d'hommes incapables comme Taillade, Chautard, Gualandi, ou butors comme Roule et Gottmann,--sont assez fréquemment malheureux pour qu'on puisse douter de son impeccable perspicacité 52. Son omniscience apparaît trop souvent informée de fraîche date pour ne pas sembler un artifice un peu puéril. Et Pons a noté,--avec une franchise à laquelle ses opinions républicaines n'ont sans doute pas été étrangères,--les faiblesses et les affectations nobiliaires, les vanités théâtrales de l'Empereur.

Napoléon politique a été beaucoup moins facile à saisir et à étudier à l'île d'Elbe. Il s'est soigneusement gardé, et son secret n'est pas encore entièrement découvert. Pons n'a pu noter (et cette ignorance tient en partie à son éloignement de Porto-Ferrajo) que des faits de notoriété publique, la courtoisie des relations du nouvel État avec le Saint-Siège, la haine persistante contre l'Angleterre, malgré les bonnes relations personnelles avec Campbell. De tous les problèmes qui se posent à propos de la vie politique de Napoléon à l'île d'Elbe, le plus important,--le seul important,--est d'ailleurs celui de son retour en France. Si Pons n'a pas su, plus que les autres compagnons de Napoléon ou que ses historiens, le résoudre, il nous fournit tout au moins de nouveaux éléments de discussion. Malgré l'affirmation du maître lui-même que dès Fontainebleau il songeait à quitter le domaine qu'il se faisait assurer par traité, rien ne paraît moins sûr ni moins vraisemblable:

Vulcain impunément ne tomba pas des cieux

a dit Sainte-Beuve, et même à un Napoléon il faut quelque temps pour se remettre d'une chute si lourde. «C'est ici l'île du repos», dit-il en débarquant à Porto-Ferrajo, et M. Houssaye a cité bien d'autres traits qui semblent prouver qu'à ce moment son intention était de rester tranquille dans son petit État 53; c'est l'impression que procure sa correspondance de ce temps, celle qui se dégage de son registre d'ordres; c'est celle aussi que Pons s'est rappelé avoir eue, quand il a divisé le séjour de l'Empereur en plusieurs périodes d'après ses intentions soupçonnées ou entrevues: la première,--l'époque de la stabilité,--est de beaucoup la plus longue; celles des incertitudes et des projets sont bien plus courtes. Pons a cru aux intentions impériales de stabilité pour plusieurs motifs, et, avec une subtilité parfois excessive, il en a cherché la preuve jusque dans l'organisation des écuries impériales 54 à l'île d'Elbe et dans la commande de selles «riches» pour dame! D'après lui, ce serait quand le Congrès de Vienne songea à le déporter à Sainte-Hélène 55 que Napoléon se considéra comme dégagé des obligations du traité de Fontainebleau. Une lettre de Cambon reçue par Pons, importante lettre politique, tableau réfléchi du mécontentement général, concluant que «cela ne pouvait pas durer», fut aussi d'un grand poids dans la détermination de l'Empereur: cette lettre est malheureusement perdue, et Pons n'en a pas donné la date. La correspondance de l'auteur avec son ancien général et ami, Masséna, moins fréquente et surtout moins grotesquement mélodramatique qu'on ne l'a parfois représentée 56, eut aussi sans doute son influence sur l'Empereur. À quel moment forma-t-il le projet ferme de quitter l'île? Pons ne le dit pas; il paraît mal renseigné sur les derniers temps du séjour à l'île d'Elbe; il ne les raconte pas dans ses Souvenirs proprement dits, mais seulement dans l'un de ces articles de journaux que j'ai signalés; il n'en parle ici peut-être que d'après des informations étrangères; il ignore la présence de ce mystérieux Marseillais Charles Albert et la mission de Fleury de Chaboulon. Il n'est intéressant et renseigné que sur son rôle personnel dans ces tragiques conjonctures: mais comme ce rôle a été vraiment important, il fournit à l'histoire générale des renseignements intéressants. Napoléon lui demanda une première fois, longtemps avant le départ, un mémoire sur les meilleurs moyens de préparer une flottille expéditionnaire; il lui donna même l'ordre de la préparer, ordre qui ne reçut aucun commencement d'exécution. Pons crut cette flottille destinée à une descente en Italie, «sur un rivage ami», probablement Gênes ou la Toscane. Cet ordre fut porté à Pons par un messager de cabinet; il n'a pas été inséré au registre de Rathery; aucun des compagnons de Napoléon ne paraît l'avoir connu: toutes preuves que l'Empereur a voulu le tenir aussi secret que possible. Mais à quelle date le placer? Pons n'en dit rien ni ici ni dans son Mémoire aux puissances alliées. Plus tard, Napoléon lui ordonna d'avoir toujours à sa disposition quatre bâtiments de transport de la flotte des mines. Pons place cette demande, prodrome évident du retour, avant la visite de Mme Walewska à Napoléon, c'est-à-dire avant le 1er septembre. Cela semble prématuré: Napoléon aurait-il attendu six mois avant de réaliser ce dangereux projet? C'est d'ailleurs contradictoire avec la division que Pons établit dans les époques du règne elbois et avec la durée de ses démêlés avec l'Empereur. Pons affirme que l'ordre de préparer la flottille lui fut donné le 6 février 57, et que l'expédition était prête à embarquer quand Fleury de Chaboulon arriva: il conteste toute importance au rôle de ce jeune auditeur qui, dit-il, non sans raison, ne pouvait apporter à l'Empereur, après un si long voyage, que de vieilles nouvelles, peu propres à lui faire prendre une si grave détermination. Le témoignage de Pons de l'Hérault sur ce point est donc capital et de nature à modifier les opinions reçues. S'il ne dit rien ici de la traversée, du débarquement et de sa mission auprès de Masséna, son Mémoire aux puissances alliées complète ses récits et n'est pas moins précieux à consulter.

Le portrait de Napoléon que nous donne Pons a été écrit avec une entière bonne foi, remis dans son cadre avec tout le soin possible. L'Empereur, qu'il a connu, tantôt majestueux, tantôt emporté et hors de lui, tour à tour bonhomme et rusé, optimiste ou désenchanté, est très vivant, et a vécu. Ce portrait présente une telle variété d'aspects, une telle richesse de traits précis et sûrs, les dessous en sont si fouillés, qu'on est tenté de croire avec Pons que «ce n'est qu'à l'île d'Elbe qu'on a pu réellement étudier et connaître Napoléon»: encore fallait-il l'étudier d'aussi près que lui. Dans la mesure de son talent et de sa pénétration, Pons a bien décrit Napoléon, et s'il n'a pas donné du souverain de l'île d'Elbe le portrait définitif, il a du moins esquissé de lui un portrait sincère.

Mas de Châteaufort, août 1897.

Léon G. Pélissier.




SOUVENIRS ET ANECDOTES

DE

L'ÎLE D'ELBE




PREMIÈRE PARTIE

SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

INTRODUCTION

Pons écrit sur le conseil de Napoléon.--L'Empereur est plus facile à étudier à l'île d'Elbe qu'à Paris.--L'indépendance de Pons garantit son impartialité d'historien.--Démêlés de Pons avec Napoléon au sujet des mines de Rio.--Première rencontre de Pons et du général Bonaparte à Toulon.--La première bouillabaisse de Napoléon.

L'empereur Napoléon débarqua à l'île d'Elbe. Je m'associai aux débris nationaux qui l'accompagnaient. Nos premiers rapports furent orageux. Mais ces orages mirent l'Empereur à même de me connaître, de m'apprécier, et plus tard il m'entoura de sa confiance.

Je me liai avec le général Drouot: nos liens se resserrèrent facilement.

Ce fut d'abord par le général Drouot que l'Empereur me communiqua sa pensée, en dehors du service public. Mais dès que les orages eurent cessé, l'Empereur dispensa le général Drouot d'être son organe. Il m'expliqua lui-même ce qu'il croyait que je devais savoir.

L'Empereur avait d'abord chargé le général Drouot de m'engager à prendre des notes historiques. Le général Drouot m'en avait parlé avec un grand intérêt; je ne répondis pas positivement à son attente, par conséquent à celle de l'Empereur. L'Empereur dut immédiatement être instruit de mon indécision.

Quelque temps après, l'Empereur me témoigna, sans aucune parole d'autorité, le plaisir qu'il aurait à me voir écrire sommairement ce qui se passerait de remarquable à l'île d'Elbe, et alors je lui promis de faire scrupuleusement ce qu'il désirait.

La dernière fois que je vis l'Empereur, il était à l'Élysée-Bourbon, et il me parla de mes notes comme on parle de quelque chose d'important: je l'assurai que je les réunirais en corps d'ouvrage. Il m'indiqua plusieurs choses que je ne devais pas oublier: «Ne vous pressez pas, me dit-il, pour leur donner de la publicité; nous serons longtemps encore dans une atmosphère d'erreur pour les uns, de passion pour les autres, et l'heure de la vérité est nécessaire à l'histoire de ma vie.» Tel est mon mandat pour retracer l'époque d'ostracisme que l'empereur Napoléon passa à l'île d'Elbe.

L'Empereur a connu plusieurs de mes pages. Le général Drouot les a presque toutes lues: il en a corrigé quelques-unes.

Aux jours de sa toute-puissance, alors qu'il était le roi des rois, nul n'était assez haut placé pour pouvoir regarder l'empereur Napoléon en face; il échappait à toutes les observations. Les louanges avaient cessé d'avoir un caractère de vérité.

Il n'en était pas ainsi à l'île d'Elbe. Le prince qui était venu régner sur ce rocher ne portait point l'auréole d'invulnérabilité qui naguère couronnait l'empereur des Français... Cependant Napoléon n'était pas moins grand à Porto-Ferrajo qu'à Paris. Mais le prestige avait cessé: on doutait de l'immensité de son génie, ou du moins on faisait semblant d'en douter. Ce doute flattait les nains de droit divin, qui, dans les illusions de leur orgueil, s'imaginaient pouvoir ainsi se rapprocher du géant populaire, à la taille duquel ils n'avaient jamais eu jusqu'alors la pensée de mesurer leur taille.

À l'île d'Elbe, l'Empereur n'était invisible pour personne dans sa vie publique, et bien des personnes le voyaient quotidiennement dans sa vie privée. L'Empereur se plaisait parfois au laisser aller des jouissances domestiques. Sans doute aussi la vie publique de l'empereur Napoléon n'avait plus le grandiose du règne impérial de la France, mais elle en avait toute la noblesse, et l'on peut dire que Napoléon ne montra jamais un moment de dégénération personnelle. Il était empereur au fort de l'Étoile comme il avait été empereur aux Tuileries. Dans ses habitudes de travail, de table, de repos, de promenade, d'amusement, de réception, de splendeur, il y avait presque toujours quelqu'un de nous auprès de lui, et, sans peut-être nous en douter, par l'entraînement de l'affection, chacun de nous avait pris à tâche de l'observer. De telle sorte que nous savions à peu près ce qu'il disait, ce qu'il faisait et quelquefois même ce qu'il pensait.

Il n'y a donc rien d'extraordinaire dans la croyance que l'empereur Napoléon n'a jamais été plus complètement et plus parfaitement examiné qu'à l'île d'Elbe. Ce n'est qu'à l'île d'Elbe en effet que l'on a pu étudier et connaître Napoléon. Soldat, il devait prendre et il prenait toutes les formes que son ambition lui imposait; empereur, il était placé si haut qu'on ne pouvait pas le voir; à Sainte-Hélène, il posait pour la postérité. Mais à l'Île d'Elbe il n'en était pas de même: ce n'était plus Napoléon l'invincible, Napoléon le roi des rois, Napoléon inabordable; c'était Napoléon vaincu, Napoléon dépossédé, Napoléon populaire. Ce n'était pas Napoléon prisonnier et torturé comme il le fut ensuite à Sainte-Hélène. Il n'avait pas cessé de régner.

Nous n'avons jamais vu un portrait de Napoléon parfaitement ressemblant. Eh bien, on n'a pas été mieux inspiré dans la peinture de son caractère moral que dans celle de ses traits physiques.

Le vif intérêt que l'Empereur avait témoigné, dès sa première visite, à Rio, était allé toujours croissant. Sa Majesté était décidée à ne rien négliger pour la prospérité de ce bel établissement.

Mais des discussions importantes s'élevèrent entre Sa Majesté Impériale et l'administrateur général des mines. On avait dit à l'Empereur qu'il était possesseur légal de tout ce qu'il trouvait à l'île d'Elbe. L'administrateur ne voulait lui reconnaître des droits que sur les produits qui avaient eu lieu depuis le traité de Paris; il pensait que les produits antérieurs appartenaient au gouvernement français, quel qu'il fût, et il refusait de s'en dessaisir autrement qu'au nom et pour compte de ce gouvernement.

L'Empereur était un grand homme, mais c'était un homme, et, homme, il était sujet aux faiblesses humaines. Des intéressés lui faisaient croire que l'administrateur général des mines ne lui obéissait point parce qu'il le considérait comme déchu de la toute-puissance: cela blessait et irritait l'Empereur. L'administrateur général des mines fut menacé de l'emploi de la force; il brava les menaces, peut-être les brava-t-il avec trop de rudesse: c'était du moins l'opinion de ses amis. Alors l'Empereur voulut discuter personnellement sa propre affaire. L'administrateur général des mines persista. Le moment fut terrible. Cependant Sa Majesté se rendit aux raisons d'honneur et de conscience que l'administrateur général des mines lui donna.

Ces discussions avaient un grand retentissement dans l'île. On croyait que l'administrateur général des mines serait destitué. Madame Mère avait déjà demandé la place pour un Corse, ancien ami de Bonaparte. L'Empereur repoussa brusquement toutes les sollicitations. Non seulement l'administrateur général des mines ne fut pas destitué, mais Sa Majesté lui sut gré de son énergie, et la fin de cette lutte marqua, pour le fonctionnaire courageux, une ère de confiance impériale. Cette confiance se manifesta dans le plus grand événement de la vie de l'Empereur, celui de son départ de l'île d'Elbe.

Mais cette confiance, dont je me suis toujours fait et dont je me ferai toujours gloire, je l'ai justifiée, et mon dévouement a payé ma dette, sans que pour cela j'aie cessé de me considérer comme débiteur.

Dans les premières circonstances de ma carrière militaire, il y en a une dont j'aurais pu tirer parti sous l'Empire. Officier de marine, indigné de la trahison qui avait livré Toulon aux Anglais, je me prononçai avec exaltation contre les traîtres, et cette manifestation me valut d'être nommé commissaire de la République à l'armée républicaine qui assiégeait la ville rebelle. Bientôt après, je fus nommé capitaine d'artillerie.

Bonaparte aussi était capitaine dans la même arme. Le Comité de salut public le nomma adjudant général chef de bataillon. Les représentants du peuple l'élevèrent au grade de général de brigade. L'arrêté des représentants du peuple qui le nommait général de brigade nommait en même temps Masséna général de division. Je commandais une partie des côtes maritimes. Le général Bonaparte commandait titulairement en second l'artillerie de l'armée, et en fait il la commandait en premier. Le général Dugommier demanda au général Bonaparte de lui indiquer celui des commandants de côte qui était le plus capable de commander en même temps et la côte et la place de Bandol, et le général Bonaparte me désigna. Je fus nommé commandant de Bandol: j'avais à peine vingt ans. J'allai remercier le général Bonaparte. Je l'engageai à venir à Bandol manger la bouille-baysse, mets en grande renommée dans toute la Provence. Le général Bonaparte accepta ma proposition; seulement il renvoya cette course à sa première inspection des côtes. Je lui donnai l'hospitalité; je le traitai de mon mieux, et il dut se trouver bien, puisque venu chez moi seulement pour dîner, il y resta deux jours. Il m'avait dit en arrivant: «C'est mon premier repas de général.» Le général avait avec lui son frère Louis et le commissaire des guerres Boinod, qu'il aimait beaucoup. Le respectable Boinod, devenu inspecteur général en chef aux revues, m'a souvent parlé de la bouille-baysse de Bandol, et dans son extrême vieillesse, à Florence, le prince Louis ne l'avait pas oubliée. Bandol aussi en a gardé la mémoire: les Bandolais font voir aux étrangers l'appartement que le général Bonaparte occupait, et ils l'appellent l'appartement de l'Empereur.

Ainsi je suis dans une position d'indépendance absolue. Mon caractère est plus indépendant encore, et, d'ailleurs, je n'ai qu'à raconter. Pourvu que mon récit soit vrai, j'aurai rempli mon devoir, et il sera vrai.



CHAPITRE PREMIER

Le 3 mai 1814.--Arrivée de Napoléon à l'Île d'Elbe.--Débarquement des commissaires.--Leur entrevue avec le général baron Dalesme.--Préoccupations religieuses du général Drouot.--Députation envoyée à l'Empereur.--Pons en fait partie.--Manque d'enthousiasme des fonctionnaires français.--Situation morale de Pons, républicain, vis-à-vis de l'Empereur.--La députation à bord de l'Undaunted.--Faiblesse du général Bertrand.--Première entrevue avec Napoléon.--Le petit chapeau de marin.

Nous atteignîmes au 3 mai.

Le soleil s'était levé radieux. Il faisait présager une heureuse journée. L'horizon s'étendait dans l'immensité. Le regard semblait atteindre les limites du monde.

À huit heures du matin, un bâtiment apparut, et, à dix heures, l'on put distinguer parfaitement une frégate. Le vent était à l'ouest, presque entièrement calme, et la frégate, toutes voiles dehors, avait la proue sur Porto-Ferrajo, mais elle n'avançait que bien lentement. Elle fut tout le jour en spectacle. La population porto-ferrajaise s'était portée en masse sur les hauteurs pour la voir. La frégate portait le pavillon carré au grand mât. Les Mille et une Nuits sont des sornettes d'enfant comparativement à tout ce que disaient les curieux. La frégate était anglaise. La journée marchait à son déclin, et le vent toujours faible, alors variable, empêchait la frégate d'avancer, quoiqu'elle fût couverte de voiles. On désespérait qu'elle pût mouiller à temps pour prendre l'entrée, lorsqu'une embarcation, désemparant du bord, rama droit sur le port et aborda bientôt à l'administration sanitaire. On l'admit de suite à la libre pratique. La frégate arriva plus tard au mouillage.

L'embarcation portait le général Drouot, aide de camp de l'Empereur; le colonel Germanovski, commandant les Polonais de la garde impériale; le colonel Campbell et le major Klam, Autrichien. Ces messieurs, envoyés par l'empereur Napoléon, se rendirent aussitôt auprès du général Dalesme, et ils en furent accueillis avec un abandon qui les toucha profondément. À leur arrivée, j'étais seul avec le général Dalesme, et, touché comme lui, je pus prodiguer mes sentiments de sympathie au général Drouot ainsi qu'au colonel Germanovski.

Les dangers que l'empereur Napoléon avait courus en traversant la Provence, ce qu'il devait avoir su des révoltes de l'île d'Elbe, donnaient des craintes à ses compagnons, et il était facile de s'apercevoir qu'ils n'avaient pas été tranquilles sur la réception qui leur serait faite à Porto-Ferrajo.

Les premières paroles des quatre envoyés de l'empereur Napoléon peignent parfaitement les sentiments qui les maîtrisaient en débarquant. Leur ensemble me paraît esquisser parfaitement le fond des pensées. Le général Drouot: «J'espère que Sa Majesté impériale sera ici en toute sûreté.» Le colonel Germanovski: «Je compte bien que nous n'aurons pas besoin de nous battre.» Le colonel Campbell: «Il ne doit pas maintenant y avoir de pavillon anglais sur l'île.» Le major autrichien: «Il faut bien qu'on se soumette à ce que les puissances de la coalition ont décidé.» Toutes les craintes furent de suite dissipées.

Le général Drouot était porteur d'une lettre de l'empereur Napoléon pour le général Dalesme. Cette lettre était datée «de Fréjus, le 27 avril». Je la copie:

«Monsieur le général Dalesme,

Les circonstances m'ayant porté à renoncer au trône de France, sacrifiant ainsi mes droits au bien et aux intérêts de la patrie, je me suis réservé la souveraineté de l'Île d'Elbe et des forts de Porto-Ferrajo et Portolongone, ce qui a été consenti par toutes les puissances. Je vous envoie donc le général Drouot pour que vous lui fassiez sans délai la remise de ladite île, des magasins de guerre et de bouche, et des propriétés qui appartiennent à mon domaine impérial.

«Veuillez faire connaître ce nouvel état de choses aux habitants et le choix que j'ai fait de leur île pour mon séjour, en considération de la douceur de leurs moeurs et de la bonté de leur climat. Ils seront l'objet constant de mon plus vif intérêt.

«Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.»

Quoique à l'île d'Elbe on n'eût encore aucune communication officielle du gouvernement définitif de la France, ni, par une suite nécessaire, du traité qui reconnaissait l'empereur Napoléon comme souverain de l'île d'Elbe, l'empereur Napoléon n'exhiba point ce titre, et le général Dalesme s'abstint de le lui demander. Cela devait être: il y aurait eu quelque chose de trop insultant dans une demande qui aurait pu faire supposer qu'on soupçonnait la parole de l'Empereur.

Après la lecture de la lettre de l'empereur Napoléon, le général Dalesme reçut toutes les autorités de Porto-Ferrajo et leur présenta les envoyés du nouveau souverain.

Un homme de bien qui craint d'avoir mal fait n'a plus de tranquillité: telle était la situation morale de l'honorable général Dalesme. Le drapeau blanc lui apparaissait toujours comme un drapeau accusateur. Dès qu'il se vit au moment de recevoir l'empereur Napoléon, il me pria de faire amener le drapeau blanc, et un moment après le drapeau blanc n'existait plus. Alors mon excellent ami se trouva beaucoup plus à son aise.

Le général Drouot cherchait particulièrement à connaître les sentiments religieux des Elbois. Cela étonna beaucoup. L'étonnement aurait été moins grand si l'on avait su quels étaient les principes fondamentaux de sa première éducation. Le général Drouot m'apparut avec l'une de ces physionomies patriarcales de l'antiquité.

Le colonel Campbell affectait d'avoir une grande considération pour le général Drouot, mais il y avait une dissemblance dans leur figure. Le colonel Campbell était blessé à la tête: sa tête était artistement enveloppée, l'oeil sec et perçant, l'oreille tendue, le sourire factice, les traits mobiles, ne parlant que pour faire parler, tel était le colonel Campbell. Son ensemble était la perfection du type britannique.

La population tout entière salua d'un cri de bienveillance les envoyés de l'empereur Napoléon. Chacun voulait les avoir à son foyer. Ma demeure officielle était à Rio-Marine. Je n'avais qu'un appartement à Porto-Ferrajo; je ne pouvais disposer que d'une chambre. Je l'avais offerte au général Drouot, 11 l'avait acceptée. Mais l'on trouva qu'une chambre ne suffisait pas pour un aide de camp de l'Empereur. On m'enleva mon hôte. Le général Drouot alla trouver ma femme pour s'excuser. C'était aussi une visite de politesse. Nous nous étions convenus réciproquement dès la première entrevue. Trente années n'ont rien changé à cette première impression. Je me trompe: le temps en a fait un sentiment d'amitié profonde.

On illumina. Ce n'était pas une illumination préparée, générale, régulière: c'étaient des lumières grandes ou petites, mises aux croisées pour exprimer la joie commune, et cela suffisait.

Il fut décidé qu'une députation se rendrait auprès de l'empereur Napoléon pour lui présenter les hommages de tous les habitants de Porto-Ferrajo. La députation fut composée du général Dalesme, du sous-préfet, du commandant de la garde nationale et de moi. Le colonel Vincent aurait pu et aurait dû être de cette députation; il s'abstint. Les Français, employés civils ou employés militaires, furent en général les moins joyeux et les moins empressés. De ce qui avait lieu en petit à Porto-Ferrajo parmi le peuple officiel qui appartenait presque tout à la France, on pouvait se faire une idée de ce qui devait avoir lieu à Paris. On ne pensait qu'à saluer l'astre naissant. Cet empereur Napoléon, on l'aimait bien encore, mais on craignait de le témoigner, parce qu'il y avait peut-être des gens qui observaient et qu'il ne fallait pas se compromettre. La vérité est qu'on voulait pouvoir se vanter de n'avoir témoigné aucun regret au banni impérial.

Nous allâmes, les quatre députés, à l'embarcadère de l'administration sanitaire. Le colonel Campbell était avec nous, et le grand canot de la frégate nous attendait. À l'administration sanitaire, nous apprîmes une chose qui nous étonna beaucoup, et qui valut une réprimande à l'administrateur. Dans la matinée de ce jour, le 3 mai, le patron d'un bateau corse, venant de Bastia, en relâche à Porto-Ferrajo, avait déclaré, en prenant l'entrée, «qu'on disait vaguement au moment de son départ que Napoléon devait être conduit à l'île d'Elbe». L'administrateur sanitaire, regardant cette déclaration comme une extravagance, s'était abstenu d'en rendre compte.

Il faut bien que je me décide à parler de la situation particulière dans laquelle je me trouvais. J'étais républicain avant la République, je fus l'un des patriotes qui coopérèrent le plus à sa naissance, je lui jurai amour et fidélité, je ne l'ai jamais trompée. J'en suis toujours à mon premier amour et à ma première fidélité. La République ne m'a jamais appelé en vain, et lorsque son heure fatale a eu sonné, j'ai donné des larmes à sa mémoire. Je n'ai conservé que le souvenir des choses glorieuses qu'elle a faites. En vivant avec elle, par elle, pour elle, mes mains sont restées pures de sang et d'or. Ma conscience est tranquille; je ne crains pas qu'aucune voix accusatrice s'élève contre moi. Ma devise a été: Honneur et patrie. Mon républicanisme n'est pas exclusif, car je veux tout ce que la puissance suprême du peuple veut.

Je méprisai solennellement le Directoire. Simple citoyen, je l'attaquai, je le dépopularisai, et, les armes légales à la main, je coopérai d'une manière sensible à son renversement. Il y a déjà longtemps que j'ai écrit:

«La journée du Dix-huit Brumaire ne fut pas une journée constitutionnelle, mais elle renversa le Directoire, et, par cela seul, elle devient une journée nationale.»

Le Consulat, quoique l'oeuvre d'un soldat ambitieux, me sembla, d'abord, devoir enfin consolider la révolution régénératrice de 1789, mais j'étais déjà désabusé lorsque l'Empire vint détruire toutes les espérances des amis de la patrie. L'empereur Napoléon oublia qu'il avait été le général Bonaparte; il brisa le pavois que le peuple et la liberté lui avaient fait, et des débris de ce pavois il fabriqua un trône. C'était de l'ingratitude: alors le peuple et la liberté l'abandonnèrent. Peuple, apôtre de la liberté, je restai avec le peuple et avec la liberté. On m'attribua un écrit contre l'empereur Napoléon. J'éprouvai des disgrâces, des disgrâces injustes, mais, je le jure devant Dieu, jamais une rancune d'intérêt personnel ne souilla la sincérité de mes opinions politiques.

Ainsi j'étais décidément opposé au système impérial. Je n'ai pas à me désavouer. L'Empire n'a eu que de grands capitaines, que de grands hommes d'État, mais il n'a point eu de grands citoyens, et les dévouements, presque tous étrangers à la patrie, étaient des dévouements pour l'Empereur. Le renversement de l'Empire aurait peut-être été un bien pour le peuple français, si la Sainte-Alliance n'avait pas fait peser les Bourbons sur la France.

Entendons-nous. Je n'aimais pas l'Empire dans ses créations aristocratiques, dans son absolutisme, dans son peu de respect pour les lois, dans son éloignement du peuple, dans sa fourmilière de trônes, dans la bassesse de son Sénat, dans le mutisme de ses députés, dans l'inquisition de sa censure, dans ses actes contre la liberté individuelle, mais j'aimais l'Empire au-dessus de tous les empires et quelquefois j'élevais l'empereur Napoléon, à Vienne, à Berlin, au niveau du général Bonaparte de Rivoli ou des Pyramides. Je n'aimais pas à l'entendre dire «Mon peuple», mais je jouissais lorsque je le voyais faire hommage du succès d'Austerlitz à la grande nation, et l'arc de l'Étoile me faisait tressaillir de fierté.

Et j'allais me présenter devant le héros qui avait volontairement déposé son auréole de gloire! J'allais me présenter devant l'homme extraordinaire que j'avais tant de fois blâmé même en l'admirant, et pour lequel j'avais aussi tant de fois prié dans sa lutte sainte sur le sol sacré! J'allais me présenter à l'empereur Napoléon, à l'empereur Napoléon monté sur une frégate anglaise! Tout cela me paraissait un rêve, un rêve pénible, un rêve affreux. Mon coeur était navré, mon âme était abattue, mon esprit était bouleversé, un frémissement universel ne me laissait pas le libre exercice de mes facultés intellectuelles, et je me sentais défaillir. Rien ne me rappelait plus les déceptions de l'Empire, j'étais presque impérial. Le malheur m'imposait la vénération pour la plus illustre de ses victimes.

Nous abordâmes la frégate anglaise; nous montâmes sur le tillac, et l'officier qui nous avait reçus à l'échelle nous conduisit à la grande chambre, où nous trouvâmes le général Bertrand. Le général Bertrand était seul, assis, et il paraissait rêveur. Il se leva pour répondre à notre salut, mais, comme s'il ne pouvait pas se tenir debout, il retomba immédiatement sur son siège et il ne chercha pas à lier conversation. Son teint était pâle: l'ensemble de sa figure avait quelque chose de bon. Le colonel Campbell était entré avec nous, le général Koller était entré aussi. Le général Koller était Autrichien, commissaire de la coalition, et, malgré cela, il fut infiniment poli.

On annonça l'empereur Napoléon. L'Empereur se montra aussitôt sur le seuil de la porte de son logement. Notre émotion était déjà profonde. Par instinct, nous nous serrâmes les uns contre les autres et nous restâmes dans une espèce d'enchantement. Notre attitude était vraiment contemplative. L'Empereur s'arrêta un moment, il semblait vouloir nous considérer; nous fîmes un mouvement pour aller à lui, il vint à nous. Le général Koller et le colonel Campbell étaient extrêmement respectueux.

Ce n'était pas Thémistocle banni d'Athènes. Ce n'était pas Marius à Minturnes. L'Empereur ne ressemblait à personne. Sa physionomie ne pouvait appartenir qu'à lui.

L'Empereur portait l'habit vert des chasseurs de la garde impériale. Il avait les épaulettes de colonel. L'étoile de la Légion d'honneur attachée à la boutonnière était celle de simple chevalier, et il ne portait pas la Couronne de fer. Sa mise était soignée: on pouvait la considérer comme une toilette militaire de salon. Son air était calme, ses yeux avaient de l'éclat, son regard semblait empreint de bienveillance, et un sourire de dignité effleurait ses lèvres. Il avait les bras croisés derrière le dos. Nous pensions qu'il était venu sans chapeau, mais, lorsqu'il se dirigea de notre côté, nous nous aperçûmes qu'il tenait à sa main droite un petit chapeau rond de marin, et cela nous étonna.

Le général Dalesme balbutia à l'Empereur quelques paroles de respect et d'affection. Nous aussi, nous essayâmes de bégayer quelques mots, nous avions l'éloquence persuasive de l'émotion. L'Empereur comprit cela: il nous répondit avec une bonté toute paternelle, comme s'il avait entendu tout ce que nous n'avions pas pu lui dire. Il semblait avoir étudié ses réponses; il semblait aussi que sa conversation était préparée, tant elle avait de clarté et de précision.

L'Empereur narra rapidement les derniers malheurs de la France. Il racontait comme s'il n'avait pas été le pivot principal de tous ces grands événements. Sa parole ne prenait une animation marquée que lorsqu'il parlait des circonstances qui lui avaient arraché la victoire. Ses sentiments étaient d'un patriotisme brûlant. Il manifesta l'intention de se consacrer désormais au bonheur des Elbois. Puis il nous dit qu'il n'entrerait à Porto-Ferrajo que lorsque le nouveau drapeau qu'il voulait adopter y serait arboré. Il désira que la municipalité vînt lui donner des idées à cet égard. Avant de nous congédier il s'entretint un moment en particulier avec le général Dalesme, puis il adressa quelques mots à chacun de nous, et je fus le moins bien partagé, car il se borna à me demander quelles étaient mes fonctions. Nous nous retirâmes. L'officier de service nous reconduisit à l'embarcation.



CHAPITRE II

Napoléon, de Fontainebleau à Porto-Ferrajo.--Adieux à la vieille garde.--Les maréchaux fidèles.--Passage à Lyon.--«Adieu, la gloire de la France!»--Entrevue de Napoléon et d'Augereau.--Mot de l'Empereur sur la «Proclamation» d'Augereau.--Dangers que court l'Empereur à Avignon.--Sa pendaison en effigie à Orgon.--L'auberge de La Calade.--Dignité de sa réception à Aix.--Séjour au château du Bouillidou.--Napoléon à Fréjus.--Sieyès et Tacite.--Embarquement sur l'Undaunted.

Le Sénat dégénéré s'était hâté de consacrer la trahison à laquelle les ennemis de la France devaient leur salut et leurs triomphes. Il avait prononcé la déchéance de l'empereur des Français et constitué un gouverneur provisoire.

L'empereur Napoléon n'avait jeté qu'un regard de mépris sur les actes de cette assemblée dont personne ne connaissait mieux que lui la basse servilité. Sa pensée tout entière était à la patrie. C'est dans l'intérêt de la patrie qu'il fit abdication.

Le gouvernement provisoire était composé des agents de l'étranger: par cela seul, Talleyrand devait en être et en fut le président.

La réputation de Talleyrand était une vieille réputation.

En 1787, Mirabeau écrivait au comte d'Antraigues: «Ma position, assombrie par l'infâme conduite de l'abbé de Périgord, est devenue intolérable. Je vous envoie sous cachet volant la lettre que je lui écris; jugez-la et envoyez-la-lui; car j'aime à penser que cet homme vous est inconnu, et je suis bien sûr au moins qu'il devrait l'être à tout homme de votre trempe. Mais l'histoire de mes malheurs m'a jeté entre ses mains, et il me faut encore user de ménagement avec cet homme vil, avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu'il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami. Pour de l'argent il vendrait son âme, et il aurait raison: car il troquerait son fumier contre de l'or...»

Que l'on ne pense pas que Talleyrand ait jamais changé: c'est-à-dire qu'il ait cherché parfois à avoir des sentiments de probité politique. Il est mort comme il avait vécu, dans la dévotion fervente de ceux qui pouvaient et qui voulaient le gorger d'or. Chose étonnante! Talleyrand eut un point d'invariabilité: il fut invariable dans sa constante variabilité de principes pour les choses et de dévouement pour les hommes. Sa vie eut la mobilité perpétuelle d'une banderole.

L'empereur Napoléon s'éloignait du sol sacré; il partait de Fontainebleau. Les adieux à la vieille garde retentissaient dans tous les coeurs nobles et généreux.

Attendri, troublé, associant ses larmes à celles de ses enfants, de ses braves, l'Empereur, après les avoir embrassés dans la personne du général Petit, après avoir baisé l'aigle, monta dans sa voiture.

L'éclipse de gloire commençait. Le général Lefebre-Desnouettes, à la tête des chasseurs à cheval de la garde, accompagna l'Empereur jusqu'à Briare. À l'heure suprême du départ, quelques beaux noms brillèrent autour de l'Empereur: on distinguait le maréchal Moncey qui pleurait à chaudes larmes, le duc de Vicence profondément ému et le duc de Bassano brisé de douleur. On distinguait aussi le maréchal Berthier, mais on lisait sur sa figure son adhésion prématurée au nouvel ordre de choses, et aussi il se tenait à l'écart.

Quatre commissaires de la Sainte-Alliance accompagnaient l'Empereur: le général Koller, au nom de l'Autriche; le général Schouvaloff, pour la Russie; le colonel Campbell, pour l'Angleterre; le comte de Waldbourg-Truchess, pour la Prusse.

L'Empereur alla d'un seul trait à Montargis. Là il trouva des Français dignes de la France: la garnison avait pris les armes. Il continua sa route pour aller coucher au château de Briare.

À Nevers, il y avait un encombrement considérable de troupes et d'artillerie. C'est à Nevers qu'on eut la certitude de la mauvaise conduite d'Augereau. L'Empereur répondit seulement à ceux qui lui donnaient ces nouvelles: «Il m'a trompé.» Le préfet s'était absenté; le maire avait demandé aux commissaires de la coalition comment il devait se conduire à l'égard de Napoléon... L'Empereur faisait des questions comme s'il régnait encore.

Le cortège impérial traversa Moulins, y changea de chevaux et se rendit à Roanne, où il passa la nuit. Des voix amies avaient crié: «Vive l'Empereur!» L'autorité avait laissé crier. À Roanne, l'Empereur apprit que sa mère et le cardinal Fesch étaient au couvent de Pradines, et il en reçut des lettres. Il parla des mouvements militaires faits en sens inverse de ses ordres, s'entretint d'industrie, et voulut savoir ce que c'était que le monument romain dont les voyageurs vont souvent examiner les restes.

De Roanne, l'Empereur ne s'arrêta que pour souper à la poste de Latour, d'où il partit immédiatement après le repas, et il traversa Lyon aux premières heures de la nuit. À Latour, il ne s'entretint qu'avec le curé, et il fit de la théologie. Les Autrichiens occupaient Lyon: ils rendirent les honneurs souverains à l'Empereur. Les commissaires de la coalition l'avaient prié de ne pas traverser cette ville en plein jour; il en avait lui-même eu la pensée. Néanmoins, il y eut des groupes nombreux sur son passage. De l'un de ces groupes, une voix cria: «Adieu, la gloire de la France!» Le colonel Campbell quitta l'Empereur pour aller en avant faire préparer les moyens maritimes de transporter le cortège impérial à l'île d'Elbe.

L'Empereur marcha la nuit. Le matin, il arriva au Péage de Roussillon où il s'arrêta pour déjeuner. Les habitants de ce bourg se montrèrent profondément pénétrés de douleur. L'Empereur dut haranguer la foule. Là il eut d'autres nouvelles du maréchal Augereau, du général Marchand: il ne pouvait rien comprendre à leur stratégie.

Avant d'arriver à Valence, l'on annonça à l'Empereur que le maréchal Augereau était là. L'Empereur descendit de voiture, il alla au-devant d'Augereau: Augereau ne témoigna aucune espèce d'émotion. Il était en casquette, il se contenta de porter la main à sa coiffure. L'Empereur ôta son chapeau et il salua comme s'il saluait quelqu'un de haute considération. Le contraste était remarquable. Le maréchal commença par se donner un ton d'aisance, l'Empereur prit une attitude de grandeur; alors Augereau parut moins oublieux des convenances. La conversation dura plus d'une demi-heure. Augereau, qui paraissait très délibéré en abordant l'Empereur, ne pouvait pas cacher un grand embarras lorsque l'Empereur le quitta pour remonter en voiture, et ce grand embarras s'accrut encore au moment où l'Empereur, le regardant avec une noble fierté, lui dit: «Adieu, monsieur le maréchal!» L'Empereur ne savait pas, alors, qu'Augereau avait fait contre lui une proclamation de brétailleur, et il ne l'apprit qu'à Montélimar. Plusieurs personnes de sa suite en avaient des exemplaires; on s'était abstenu de la lui communiquer dans la crainte de l'affliger. On comprendrait que le maréchal Augereau se fût empressé de faire une adresse d'adhésion au gouvernement imposé à la France, mais il est difficile de comprendre ce qui avait pu le décider à s'avilir, et en lançant de grossières injures à l'Empereur, et surtout en disant à des vieux soldats: «Arborons la couleur vraiment française, la cocarde blanche, qui fait disparaître tout emblème d'une révolution qui est fixée.» L'armée que commandait le maréchal Augereau était entièrement dévouée, et dans la crainte de manifestations embarrassantes, même dangereuses, le maréchal Augereau avait dû la faire transporter sur la rive droite du Rhône. Lorsque l'on présenta à l'Empereur la proclamation du maréchal Augereau, il dit: «C'est de la dégradation pleine et entière, et avec des hommes tels qu'Augereau et Marmont, il fallait bien finir par succomber!»

L'Empereur arriva à Montélimar au soleil couchant. La foule populaire l'attendait: elle se découvrit dès que l'Empereur parut. L'Empereur eut beaucoup de peine pour se rendre à son appartement. Les commissaires de la coalition en firent la remarque. L'Empereur s'occupa d'administration départementale, de la même manière qu'il s'en serait occupé sur le trône. Il partit après son repas.

Montélimar fut pour l'Empereur la ville frontière de la vieille France, de la France honorable, et, en quittant cette ville, il put croire qu'il entrait dans les Abruzzes ou dans les Calabres, au milieu des brigands. Tous ses moments furent dès lors des moments de danger.

Donzère fêtait la Restauration: on avait illuminé. C'est alors que l'Empereur traversa cette petite cité. Des obstacles l'arrêtèrent à chaque pas. On lui cria: «À bas le tyran!» Il va sans dire que l'on cria aussi: «Vivent les Bourbons!» C'étaient les premières insultes qui vibraient à l'oreille de l'Empereur. Il voulut répondre aux invectives par des raisonnements: le général Bertrand le pria de n'en rien faire.

Il fallait traverser Avignon, la ville familière aux crimes. Le commissaire anglais devança l'Empereur pour tâcher d'amoindrir le péril: il croyait que la vue de l'uniforme britannique pourrait tempérer la férocité de quelques infâmes. Il parla au nom des puissances alliées; il fit tout préparer pour que l'Empereur n'eût pas à attendre. Mais ce n'est pas cette précaution qui sauva l'Empereur d'une mort à peu près certaine. Ce qui sauva l'Empereur, c'est qu'on l'avait attendu la veille, même l'avant-veille, et que, n'étant pas venu, l'on fit croire aux assassins qu'il avait pris une autre route. La force armée n'en fut pas moins nécessaire pour protéger le passage de l'Empereur, et, une demi-heure après, elle aurait été impuissante, car tous les échos sanguinaires s'étaient empressés de répéter les cris sauvages de quelques sicaires, qui avaient été présents au relais des chevaux. Les compagnons de l'Empereur m'ont assuré que les autres dangers n'avaient rien eu d'une apparence aussi sinistre, et pour moi le souvenir frémissant qu'ils en ont conservé a toujours été un sujet de méditation.

À l'époque des dissensions politiques qui amenèrent la journée du 31 mai, Orgon devint le point de réunion des mécontentements aristocratiques de la contrée, et il fallut que la force armée y allât faire respecter les lois. C'est le capitaine Bonnaparte (sic) qui commanda l'expédition; il y avait eu du sang répandu. Après le Neuf Thermidor, durant cette réaction infernale qui fut bien plus cruelle que la Terreur n'avait été terrible, les environs d'Orgon, Orgon même, étaient le repaire d'une bande d'égorgeurs qui tuaient sans pitié les défenseurs de la patrie, surtout les soldats qui allaient à l'armée d'Italie ou qui en revenaient.

Et c'était à Orgon qu'en partant d'Avignon l'Empereur devait se rendre!

Aux approches d'Orgon, une nuée de forcenés, dirigés par un chenapan nommé Durel, vint au-devant de l'Empereur et le força à voir accrocher à un arbre un mannequin sur lequel était écrit le nom de Bonaparte. L'Empereur voulait déjeuner à Orgon. Cela fut impossible: il dut passer outre. Mais les auteurs de ces criminels excès le retinrent tout le temps qu'il fallait pour le faire assister à l'auto-dafé de son effigie. On l'abreuva de toutes les amertumes possibles. Orgon ne se lavera de sa flétrissure que par une amende honorable.

Tout ce qu'on peut imaginer de périls menaçait l'empereur Napoléon. Ses compagnons étaient dans l'effroi de ce qui venait de se passer à Orgon. Les commissaires des puissances alliées ne cachaient point leur trouble, qu'on aurait tort de prendre pour un manque de courage. Mais à quoi pouvait servir le courage de quelques hommes contre des bandes ivres de sang, de carnage, et qui ne demandaient qu'un prétexte pour se livrer sans réserve à leurs instincts féroces!... On délibéra. Il fut décidé que l'Empereur se travestirait en officier autrichien; qu'ainsi déguisé il prendrait les devants comme courrier, et l'Empereur consentit à faire usage de cette ressource désespérée, parce qu'en reportant tout le danger sur lui, elle pouvait épargner des malheurs à sa suite. J'ai entendu dire à l'Empereur: «Cet acte passera peut-être inaperçu; ou, si l'on en parle, on le jugera mal, et c'est pourtant l'acte le plus hardi de ma vie.»

Ainsi l'Empereur allait en avant comme courrier. On devait s'arrêter à l'auberge de La Calade pour dîner. C'est là que l'Empereur descendit, qu'il commanda le repas. Il s'adressa à la maîtresse du logis. L'épidémie de l'exaltation anti-impériale avait aussi atteint la tête de cette femme. Elle se livra à des propos infâmes contre l'Empereur. L'Empereur, sans faire paraître aucune altération, demanda à cette mégère «si l'Empereur lui avait fait du mal», et la méchante femme, qui en ce moment aiguisait un couteau de cuisine, lui répondit: «Il ne m'a rien fait, mais n'importe, je prépare l'outil... si quelqu'un veut s'en servir.» Son mari survint; il blâma sa femme, il avait reconnu l'Empereur. La suite de l'Empereur arriva: à Lambesc, à Saint-Cannat, on l'avait assaillie; les glaces de la voiture de l'Empereur étaient brisées. Un courrier appelé Vernet tenait la place de l'Empereur.

Les commissaires de la coalition avaient porté plainte aux autorités supérieures d'Aix contre les excès affreux dont l'Empereur avait maintes fois manqué d'être la victime. Ils les sommèrent de le prendre sous leur sauvegarde pendant son passage à Aix. L'autorité municipale fut digne: elle prit toutes les mesures de sûreté qu'il lui était possible de prendre. Le sous-préfet se comporta en homme d'honneur, il alla avec la gendarmerie au-devant de l'Empereur.

Le cortège impérial quitta La Calade à minuit. Le temps était extrêmement obscur; le mistral soufflait avec impétuosité; les rues étaient presque désertes; les portes de la ville étaient fermées. Aussi l'on traversa les faubourgs sans aucune espèce d'encombre.

On s'arrêta à une auberge appelée la Grande Pugère. Le sous-préfet y avait suivi l'Empereur. L'Empereur lui parla avec bonté; la conversation fut longue. L'Empereur était aigri contre les Provençaux. Il prétendit: «que les Provençaux n'étaient bon qu'à faire du tapage; qu'il n'avait jamais eu un bataillon provençal.» Il vanta la bravoure des Gascons: ce dont son trésorier le remercia au nom de ses compatriotes.

Il était temps de partir. Il fallait traverser Saint-Maximin. L'Empereur désira que le sous-préfet lui laissât la gendarmerie: le sous-préfet y consentit avec empressement; il y ajouta même une escouade qui était venue le joindre.

La route fut tranquille jusqu'aux approches de Brignoles. Aux approches de Brignoles, des rassemblements populaires parurent hostiles, mais un détachement de deux cents hommes avait été envoyé pour veiller à la sûreté de l'Empereur, et ce détachement contint les curieux qui pouvaient avoir de mauvaises intentions. Ce détachement se montra parfait pour l'Empereur.

Le commissaire autrichien s'était rendu à Brignoles pour faire prendre des mesures d'ordre public; il ne fut pas bien rassuré par le pouvoir local. C'était là qu'on devait dîner, mais le rapport du commissaire autrichien avait inquiété, et l'Empereur, précédé d'une force de gendarmerie imposante, renonçant à son repas, fit traverser la ville au galop. La ville de Brignoles était inspirée par M. Raynouard, qui avait éminemment contribué au retour des Bourbons. M. Raynouard était cependant incapable de conseiller aucune espèce de provocation.

Enfin l'Empereur touchait au terme des dangers que les populations provençales lui avaient fait courir. Il passa au Luc. De là il fut droit au château du Bouillidou, que la princesse Pauline habitait. La princesse Pauline attendait son frère. Les charmes de la fraternité effacèrent un moment des souvenirs bien amers.

Les Autrichiens occupaient la contrée: le général qui commandait pour la Sainte-Alliance avait mis une forte garnison de sûreté au château du Bouillidou, et il avait échelonné des troupes jusqu'à Fréjus, où l'Empereur devait s'embarquer.

Plusieurs personnages allèrent visiter l'Empereur. Le préfet du Var se distingua dans ce pèlerinage de douleur.

La princesse Pauline saisissait avec ardeur tout ce que sa tendresse fraternelle lui indiquait de plus touchant pour perfectionner les honneurs de son manoir. Aucun des secrétaires particuliers de l'Empereur ne l'avait suivi. La princesse Pauline lui céda celui qu'elle avait.

L'Empereur quitta le Bouillidou. Il se rendit à Fréjus, où il fut accueilli comme il aurait dû l'être partout, avec une affliction respectueuse. Il voulut visiter la maison paternelle de Sieyès: il rappela que Fréjus était la patrie de Tacite. Enfin il alla à Saint-Raphaël, petit port de pêcheurs où il avait abordé en 1798 en revenant de l'Égypte, et d'où il partit monté sur la frégate anglaise l'Undaunted.

À Fréjus, le général russe Schouvaloff, ainsi que le comte prussien Waldbourg-Truchess, prirent congé de l'Empereur, et néanmoins ne s'en séparèrent qu'au moment du départ.

La frégate l'Undaunted vogua vers l'île d'Elbe, eut une heureuse traversée et mouilla sur la rade de Porto-Ferrajo, le 3 mai, précisément le même jour que Louis XVIII faisait son entrée à Paris. L'Empereur tenait beaucoup aux souvenirs des anniversaires: il avait remarqué que le 3 mai était l'anniversaire du jour de la grande procession des États généraux en 1789.



CHAPITRE III

Préparatifs de la réception de l'Empereur à Porto-Ferrajo.--Le pavillon elbois proposé par Pons.--Prise de possession de l'île.--Reconnaissance du pavillon.--Actes officiels.--Audience donnée au colonel Vincent.--Promenade de l'Empereur à Magazzini.--Mésaventure du commandant Usher.--«Vive le roi d'Angleterre!»--Débarquement solennel de l'Empereur.--Procession et Te Deum.--Napoléon à l'Hôtel de ville.--Réception des autorités.--Plaisanteries de l'Empereur à l'archiprêtre de Campo.--Sévérité de ses paroles au maire de Marciana.--Audience secrète à deux personnages mystérieux.--Fête de nuit.

Les populations subitement entraînées par un sentiment de félicité imprévue laissent aller l'âme à la joie; hors d'elles-mêmes, elles semblent ne plus éprouver le besoin de repos: telle était la population porto-ferrajaise. L'exaltation de la soirée, grandissant à chaque instant par les merveilles infinies d'une imagination en délire, ne lui avait pas permis de compter les heures de la nuit.

Le sommeil n'avait donc pas calmé les émotions des masses. Cette nuit n'avait été une nuit de repos pour personne; directement ou indirectement, chacun avait une tâche à remplir, et chacun avait tenu à honneur de bien la remplir.

Il fallait absolument tout préparer pour recevoir le plus dignement possible l'hôte auguste qui venait présider aux nouvelles destinées de l'île d'Elbe.

La municipalité était dans l'embarras le plus extrême. Tout le monde officiel était debout, et chacun disait ce qu'il fallait faire, sans songer que le plus expéditif était d'abord de mettre la main à la pâte.

Le besoin principal était un logement. Le général Dalesme avait de suite offert le sien. La municipalité n'était pas d'avis d'accepter: elle donnait pour raison que l'Empereur devait se loger au milieu du peuple. Moi, je disais que l'Empereur pourrait être affecté de se voir tout à coup renfermé dans une forteresse qui avait passablement l'air d'un lieu de détention. Le général Dalesme n'insista pas. On parla de deux belles maisons bourgeoises. Enfin l'on se décida pour l'Hôtel de ville; c'est ce qu'il y avait de plus convenable.

Mais il fallait démeubler et meubler l'Hôtel de ville. Il fallait se faire prêter tous les meubles meublants, sans exception aucune. Il fallait savoir ce qu'on devait demander, à qui l'on devait demander. Il fallait des commissaires pour aller demander, des hommes pour transporter. Tout cela n'était pas chose facile, d'autant plus que le temps pressait.

La réunion des autorités civiles et militaires, les cérémonies religieuses, la prise d'armes par la garnison, le rassemblement de la garde nationale, tout ce qui avait un caractère public devait nécessairement se préparer, et les heures marchaient à pas de géant. Il y avait deux ou trois grands pavillons à confectionner, ce qui nécessitait l'emploi de beaucoup de bras pour pouvoir aller assez vite. Plusieurs notabilités demandaient à être présentées officiellement: c'était l'ambition qui déjà commençait à poindre. Ajoutons que toutes les presses étaient en activité, que les proclamations devaient paraître.

Puis le général Bertrand avait écrit au général Drouot «qu'il serait essentiel qu'il y eût beaucoup de population réunie pour recevoir l'Empereur», et le général Drouot s'était empressé de communiquer cette lettre. On avait envoyé des exprès dans toutes les communes de l'île, pour communiquer la nouvelle de l'arrivée de l'Empereur, et pour ordonner aux municipalités et au clergé de se rendre immédiatement à Porto-Ferrajo. Les maires étaient engagés à se faire accompagner par leurs administrés d'importance.

Dès le grand matin, le général Dalesme et le sous-préfet avaient fait afficher les deux proclamations que l'on va lire.

Le général Dalesme:

«Habitants de l'île d'Elbe!

«Les vicissitudes humaines ont conduit l'empereur Napoléon au milieu de vous, et c'est à son propre choix que vous devez de l'avoir pour votre souverain.

«Avant d'entrer dans vos murs, votre auguste souverain et nouveau monarque m'a adressé les paroles suivantes que je me hâte de vous faire connaître, parce qu'elles sont le gage de votre félicité future: «Général, j'ai sacrifié mes droits aux intérêts de la patrie et je me suis réservé la souveraineté et propriété de l'île d'Elbe, ce à quoi toutes les puissances ont consenti. Veuillez faire connaître ce nouvel état de choses aux habitants, et le choix que j'ai fait de leur île pour mon séjour en considération de la douceur de leurs habitudes et de la bonté de leur climat. Dites-leur qu'ils seront l'objet de mon plus vif intérêt.»

«Elbois! ces paroles n'ont pas besoin d'être commentées: elles formeront votre destinée.

«Habitants de l'île d'Elbe, bientôt je m'éloignerai de vous. Cet éloignement me sera pénible parce que je vous aime sincèrement. Mais l'idée de votre félicité adoucira l'amertume de mon départ, et, en quelque lieu que je puisse être, je me rapprocherai de cette île par le souvenir des vertus de ses habitants et par les voeux que je formerai pour leur bonheur.»

Le sous-préfet:

«Le plus heureux événement qui pût jamais illustrer l'histoire de l'île d'Elbe s'est réalisé en ce jour.

«Notre auguste souverain, l'empereur Napoléon, est arrivé parmi nous. Donnez un libre cours à la joie qui doit inonder vos âmes. Nos voeux sont accomplis: la félicité de l'île d'Elbe est assurée.

«Écoutez les premières paroles qu'il a daigné vous adresser en parlant aux fonctionnaires qui vous représentent: «Je vous serai un bon père; soyez pour moi de bons fils.» Elles resteront éternellement imprimées dans vos coeurs reconnaissants.

«Unissons-nous tous autour de sa personne sacrée; rivalisons de zèle et de fidélité pour le servir. Ce sera la plus douce satisfaction pour son coeur paternel, et ainsi nous nous rendrons dignes de la faveur signalée que la Providence a bien voulu nous Accorder.»

Une foule de réflexions viennent ici se présenter à mon esprit. Le général Dalesme, l'un des plus dignes hommes du monde, fait un éloge pompeux des habitants de l'île d'Elbe, et, avec raison, trois jours auparavant, il accusait les trois quarts des Elbois d'être des brigands armés pour se livrer au pillage, et il ne voulait pas écouter leurs paroles de soumission, et il exigeait leur désarmement, et il ignorait quel parti ils prendraient! Les murs de Porto-Ferrajo étaient encore tapissés des plaintes amères que le sous-préfet adressait à ces trois quarts de la population elboise, il y avait à peine une semaine! Les moeurs d'une population ne changent pas du jour au lendemain. Les Capoliverais et les habitants de la marine de Marciana sont Elbois, cependant leurs moeurs ont toujours eu quelque chose de sauvage. Ce sera la même chose tant qu'on ne les aura pas forcés à s'instruire.

J'aurais conçu la proclamation du général Dalesme adressée aux Porto-Ferrajais. Les Porto-Ferrajais méritaient tout le bien que l'on pouvait en dire, mais ce n'était pas le moment d'étendre les éloges hors de l'enceinte de Porto-Ferrajo.

Il y a une autre chose que ma raison ne peut pas comprendre, ou du moins qu'elle ne peut pas bien s'expliquer.

On veut qu'une grande population se trouve en présence de l'Empereur lorsqu'il fera son entrée à Porto-Ferrajo: c'est qu'on cherche à lui persuader que sa nouvelle capitale est une cité extrêmement peuplée, ce qui signifie un pays d'une grande importance. Mais ce leurre est d'un ridicule extrême. Est-il possible que l'Empereur n'ait pas au moins lu un dictionnaire géographique pour savoir avec précision ce que c'est que la ville de Porto-Ferrajo? Ensuite la population compacte par laquelle on cherche à l'éblouir ne fera que paraître et disparaître, et puis, lorsqu'il voudra la retrouver, qu'il la demandera, on devra forcément l'humilier en lui avouant qu'on n'avait pas assez compté sur son caractère pour lui faire supporter un isolement presque absolu. Sans doute l'intention est bonne; mais elle donnerait une faible idée du stoïcisme de l'empereur Napoléon, si elle était fondée.

Pendant cette nuit, je n'étais pas resté sans rien faire. Il m'avait semblé que le pavillon elbois pouvait être plus convenable. Je proposai à l'Empereur de le faire «fond blanc traversé d'une bande tricolore». Je ne parlai point d'abeilles. Le colonel Campbell se chargea de mon pli.

Dès le commencement de la matinée, plusieurs personnes notables se rendirent à bord de la frégate anglaise. La plus notable de ces personnes était sans aucun doute le colonel Vincent. Le colonel Vincent m'avait demandé comment mon républicanisme s'arrangerait avec les idées de l'Empereur. J'ai su beaucoup plus tard qu'il avait dit au général Drouot que je brûlais de républicanisme, et que je ne me taisais point à cet égard. Cette confidence n'avait d'ailleurs eu aucun caractère d'hostilité: mes rapports avec le colonel Vincent avaient toujours été fort bons.

Le général Drouot prit possession légale de l'île d'Elbe au nom de l'empereur Napoléon. Ce procès-verbal est daté du 3: cependant il ne fut signé que le 4. On voulut qu'il portât le jour de l'arrivée. En voici la copie parfaitement exacte:

«Cejourd'hui 3 mai 1814, en présence de M. Klam, chambellan de S. M. l'empereur d'Autriche, major et aide de camp du maréchal de Schwartzemberg, chevalier de l'ordre impérial russe de Sainte-Anne de deuxième classe et de l'ordre bavarois de Maximilien-Joseph, et de M. Hasting, lieutenant au service de Sa Majesté sur la frégate l'Indomptée, désignés par MM. les commissaires des puissances alliées pour être présents à la prise de possession de l'île d'Elbe par S. M. l'empereur Napoléon;

«Nous, baron Dalesme, en vertu des ordres qui nous ont été adressés par S. E. le comte Dupont, ministre de la guerre, avons fait remise de l'île d'Elbe, de ses places fortes, batteries, établissements et magasins militaires, munitions et de toutes les propriétés dépendant du domaine impérial, à M. le général de division Drouot, chargé des pleins pouvoirs de S. M. l'empereur Napoléon reconnu souverain de l'île d'Elbe par les puissances alliées et le gouvernement provisoire de la France; avons de suite dressé et signé, avec les témoins ci-dessus désignés, le présent procès-verbal de possession de l'île d'Elbe, fait par M. le général Drouot au nom de l'empereur Napoléon.»

Voici maintenant le procès-verbal de la reconnaissance du pavillon Elbois:

«Cejourd'hui 4 mai 1814, S. M. l'empereur Napoléon ayant pris possession de l'île d'Elbe, le général Drouot, gouverneur de l'île au nom de l'Empereur, a fait arborer sur les forts le pavillon de l'île, fond blanc traversé diagonalement d'une bande rouge semée de trois abeilles d'or. Ce pavillon a été salué par les batteries du fort, de la côte, de la frégate anglaise l'Indomptée et des bâtiments français qui se trouvaient dans le port. En foi de quoi, nous, commissaires des puissances alliées, avons signé le présent procès-verbal avec le général Drouot, gouverneur de l'île d'Elbe.»

Le procès-verbal de la prise de possession de l'île d'Elbe avait été signé par les délégués des commissaires des puissances alliées, et l'acte de reconnaissance du pavillon elbois était signé par les commissaires eux-mêmes. On m'assura que ce changement avait eu lieu sur une observation de l'Empereur.

L'Empereur décréta en même temps que la cocarde elboise serait, comme le pavillon elbois 58, fond blanc bordé d'une bande rouge, semée de trois abeilles d'or, et une heure après tout le monde la portait, même la plus grande partie des Français qui devaient rentrer en France.

Il y eut aussi cela de particulier que les quelques individus qui avaient d'abord mis la cocarde blanche, honteux de se trouver en si petit nombre, renoncèrent à leur initiative et mirent leur morceau de linge blanc à la poche. Je crois que, sans cela, il y aurait eu des querelles dans la journée. Le général Dalesme fut obligé de défendre à tous les Français sous ses ordres de porter toute autre cocarde que la cocarde française, et c'est à peine s'il fut obéi.

Donc le colonel Vincent était allé saluer l'empereur Napoléon, et l'empereur Napoléon avait paru fort aise de le voir. Cependant le colonel Vincent était en disgrâce depuis les affaires de Saint-Domingue, et le gouvernement impérial lui avait constamment refusé l'avancement dû à ses bons services, car il était arrivé au terme de sa longue carrière, peut-être même était-il le doyen du service actif du génie militaire, sans pourtant avoir atteint au grade de général. Quoi qu'il en soit, il n'eut qu'à se louer de la manière dont il fut accueilli, et, pour me servir de sa propre expression, «l'Empereur l'accapara».

Tandis que la ville de Porto-Ferrajo mettait la dernière main à ses préparatifs, que ses murs se remplissaient de toutes les municipalités et de toutes les notabilités de l'île, que toutes les embarcations voltigeaient autour de la frégate, l'empereur Napoléon prenait des informations sur les hommes et sur les choses. Il avait beaucoup questionné le colonel Vincent, il questionna beaucoup le président du tribunal. Le colonel Vincent n'aimait pas Porto-Ferrajo, parce qu'on y avait beaucoup crié contre lui. Le président du tribunal était un homme de coterie et de commérage: ce n'était pas un méchant homme, mais il ne savait pas être l'ami de celui-ci sans être l'ennemi de celui-là, et par conséquent il était toujours en guerre avec quelqu'un. Ce n'était pas tout à fait de bonnes sources pour puiser des renseignements exacts. Le vicaire général s'était aussi présenté à l'Empereur: il se disait son parent, il était frère d'un parent par alliance du côté maternel. Cet homme, malgré son élévation ecclésiastique, menait une vie très relâchée et ne méritait aucune confiance: l'Empereur ne le garda qu'un moment. Je dirai du vicaire général ce que j'ai dit du président: ce n'était pas un méchant homme; mais lorsqu'il était passionné, sa raison, souvent troublée par ses habitudes de table, était dans un égarement complet.

Porto-Ferrajo n'était pas un pays facile. Il y avait trop d'intérêts en présence. Ces intérêts ne pouvaient pas se remuer sans se heurter. Il n'y avait qu'un moyen de ne pas troubler sa tranquillité, c'était de ne se mêler à aucun tripotage et d'obliger indistinctement les braves gens. Je me suis parfaitement trouvé de cette méthode. J'ai vécu plusieurs années dans des relations d'intimité avec les Porto-Ferrajais, au plus fort des tempêtes de guerre et de politique, et jamais je n'ai eu à me plaindre sérieusement d'aucun d'eux.

Le moment actuel ne pouvait pas être pour l'Empereur le moment propre aux petites audiences de bavardage. L'Empereur mit fin à celles de la matinée, il se fit transporter de l'autre côté de la rade, à une campagne dont l'apparence avait frappé ses regards. C'était la campagne de Pellegrino Senno, le fermier de la Madrague.

L'Empereur avait engagé le colonel Vincent à l'accompagner. Le commandant de la frégate et plusieurs officiers étaient de cette excursion. L'Empereur se promenait fort tranquillement avec le colonel Vincent. Tout à coup un paysan court sur lui et, jetant en l'air le bonnet qu'il avait sur la tête, il se mit à crier en italien d'une voix de stentor: «Vive le roi d'Angleterre, toujours le roi d'Angleterre!» Le colonel Vincent l'empêcha d'approcher davantage de l'Empereur; l'Empereur porta machinalement la main à la garde de son épée; le paysan s'arrêta dès que le colonel Vincent lui eut ordonné de s'arrêter. L'Empereur était stupéfait de cette aventure; il demanda au colonel si ce cri était le cri familier de la population ou si c'était le premier jour qu'il se faisait entendre, et il chargea le colonel d'aller étudier la véritable cause de cet événement. Le colonel s'acquitta de la mission dont il était chargé. Je copie le journal du colonel Vincent:

«Ce cri ne signifiait rien. Il avait été acheté une guinée par le commandant de la frégate. Celui-ci, qui probablement n'avait jamais monté à cheval, avait témoigné le plus grand désir de monter sur une des petites bêtes du pays, qui alors passait devant lui, et l'enfant qui la conduisait la lui avait confiée. Le commandant anglais était monté sur ce cheval poupée, mais le cheval n'avait ni bride ni licou, et le pauvre marin était obligé de se tenir à la crinière. Toutefois, il ne se tenait pas si bien que sur le tillac de sa frégate au milieu des plus grandes tourmentes. L'enfant marchait en avant, l'animal suivait en paissant. Malgré cette marche paisible, le commandant anglais fut démonté et, ne voulant plus s'exposer, il donna une guinée à son conducteur: c'était plus que de la générosité. L'enfant courut porter le trésor à son père et à sa mère. Le père était venu de suite témoigner sa reconnaissance par ses cris de joie. L'Empereur alla à la cabane, il questionna la fermière. Le fermier avait eu peur: il s'était caché. On savait déjà à qui l'on avait affaire. La fermière fit comprendre que ses petites filles pourraient crier aussi: «Vive l'Empereur!» L'Empereur ne se le fit pas répéter: il donna aux petites filles. Alors la mère prenant un ton patelin dit dans son langage à l'Empereur: «Les monnaies d'or de notre souverain plaisent beaucoup à nos enfants.» Pendant cette promenade qui fut assez longue, l'Empereur fut parfaitement tranquille et il me questionna sans cesse. Il voulait tout connaître à fond. Dès son retour à bord, il déjeuna de fort bon appétit. Pendant le déjeuner, il me rendit une justice éclatante quant aux affaires de Saint-Domingue. Il reconnut qu'on lui avait fait faire de grosses sottises. Il avoua que je lui avais dit des vérités dont l'utilité lui avait plus tard été démontrée. Il persista dans cette opinion, qui n'était pas celle du général Bertrand...»

Midi sonne: un coup de canon se fait entendre. Le pavillon elbois vient d'être arboré au fort de l'Étoile. L'artillerie des remparts et le son de toutes les cloches résonnent dans les airs: la frégate anglaise a hissé la nouvelle bannière elboise au grand mât. Tous les bâtiments qui sont en rade font feu. Cependant le retentissement de l'airain est moins puissant que le cri des populations réunies. C'est le premier appel au coeur des Elbois. Les coeurs elbois semblent pleins d'amour, tant ils sont pleins d'espérance.

Néanmoins, au milieu de cette joie d'apparence universelle, l'oeil observateur pouvait distinguer des craintes.

Le général Dalesme ne pouvait pas avoir oublié les mauvais quarts d'heure que les révoltés lui avaient fait passer. Il ne pensait pas que ce qu'il avait publié en faveur des Elbois fût une amnistie pour ceux qui avaient ensanglanté ou voulu ensanglanter l'Île d'Elbe. Il avait dit au maire de Rio Montagne qui cherchait à s'excuser: «Maintenant que vous ne pouvez plus faire le brigand, vous faites le chien couchant, et ce n'est pas la première fois que cela vous arrive. Mais les faits sont là. C'est à la justice à prononcer.» Cette réponse échappée à la conscience d'un homme d'honneur, de suite répandue dans le public, avait effrayé tous ceux qui se sentaient coupables. On craignait que l'opinion du général Dalesme ne devînt l'opinion de l'empereur Napoléon. Les révoltés cherchaient partout des points d'appui pour se faire pardonner. Je crois bien que je fus le fonctionnaire public qu'on sollicita le plus: on savait que j'étais l'ami intime du général Dalesme. Mais l'Empereur ne songea pas à punir; il ne voulait pas même savoir s'il y avait à punir.

Il y avait une autre ombre au tableau de joie enivrante qui frappait les regards. Les Anglais s'associaient officiellement à l'explosion de la félicité commune, mais il n'en était pas ainsi dans leurs conversations privées, et plusieurs Porto-Ferrajais avaient dû sévèrement réprimer des insinuations captieuses sur l'existence future des Elbois. Il n'y a rien là qui doive étonner. L'Anglais, homme de gouvernement, n'a rien de commun avec les hommes de l'état social, et il fait bande à part. Lui: c'est l'univers.

La réception solennelle faite à l'empereur Napoléon à Porto-Ferrajo fut une réception digne, et, aux jours de sa toute-puissance, l'Empereur n'aurait pas été mieux reçu même à Lyon où il était tant et tant aimé.

L'empereur Napoléon devait débarquer à la porte de mer qui donne dans le port qu'on a l'habitude d'appeler la Darse. Le port est presque tout entouré par les remparts de la place. Le général Dalesme avait permis la communication du chemin de ronde, ce qui mettait le faîte des remparts à la disposition du public. Les quais du port étaient encombrés de population. La population était aussi compacte sur les remparts. Ce premier coup d'oeil avait vraiment quelque chose de beau. Suivons maintenant la disposition de la partie de Porto-Ferrajo que le cortège impérial devait parcourir. La porte de mer du côté de la ville donne sur une place formant un carré long, et cette place communique par deux rues marchandes à la place d'armes, vaste carré, sur deux côtés duquel il y a, en face l'un de l'autre, la maison commune et la paroisse. Les deux places sont entourées de jolies maisons. Toutes les populations elboises étaient sur ces deux places. Toutes les croisées étaient ornées des plus belles tentures que l'on avait pu trouver; elles étaient plus ornées encore par les dames de Porto-Ferrajo qui y avaient pris place dans tout le luxe de leur grande toilette. Il était impossible d'ajouter à ce faste du pays.

L'empereur Napoléon quitta la frégate anglaise pour faire son entrée à Porto-Ferrajo. On lui avait préparé le grand canot dont les bancs étaient couverts de beaux tapis. Dès que le canot poussa au large, la frégate salua l'Empereur de vingt et un coups de canon et de trois acclamations de hourras répétés par les matelots anglais rangés symétriquement sur les vergues. Les canotiers répondirent aux trois hourras par trois autres hourras. Pendant la durée des hourras, l'Empereur resta la tête découverte. Tous les bâtiments en rade saluèrent de leur artillerie et de leurs hourras. La place de Porto-Ferrajo associa toutes ses batteries et ses cloches à toutes ces salutations. Ce second retentissement m'affligeait. Il semblait me dire que les destinées étaient accomplies, que l'empereur Napoléon était entièrement perdu pour la France. Mon coeur était serré. Je ne voyais plus l'homme du pouvoir absolu. C'était le héros qui m'apparaissait dans toute sa nationalité, car l'empereur Napoléon était vraiment national.

Toutes les embarcations de la frégate, des bâtiments en rade, toutes les embarcations du pays suivaient le canot de l'Empereur, et cet ensemble ne pouvait être que très pittoresque 59.

En arrivant au port, l'Empereur fut visiblement étonné de ce qu'il voyait, et il ne chercha pas à cacher son étonnement. Il se découvrit de nouveau aux premiers cris populaires. C'est ainsi qu'il aborda au petit môle de débarquement. Il mit pied à terre.

Toutes les autorités civiles et militaires attendaient. Le clergé attendait aussi; il était venu recevoir processionnellement l'Oint du Seigneur.

Le maire s'approcha de l'Empereur, le salua profondément, et il lui présenta les clefs de la ville déposées dans un bassin d'argent. L'Empereur prit ces clefs, il les garda un moment, et il les rendit au maire en lui adressant ces paroles honorables: «Reprenez-les, monsieur le maire, c'est moi qui vous les confie; et je ne puis pas mieux les confier.» Ce qui était vrai, car c'était un digne magistrat. M. le maire n'avait pas pu articuler une seule parole. Il n'avait pas même pu lire quelques mots qu'il avait écrits. Alors M. le vicaire général s'avança pour recevoir l'Empereur sous le dais: l'Empereur y prit place. Le cortège se mit en marche.

L'Empereur était comme la veille, en habit de chasseur de la garde impériale, mais alors il portait l'étoile de la Légion d'honneur, la Couronne de fer, la Croix de la réunion, et il avait repris son petit chapeau historique.

Le général Bertrand et le général Drouot suivaient immédiatement l'Empereur. Le général Bertrand était décoré du grand cordon; le général Drouot ne portait que la croix de commandant. L'Empereur avait témoigné le désir que le général Dalesme ne quittât pas le général Bertrand et le général Drouot.

Puis venaient les commissaires de la coalition: le général autrichien Koller et le colonel anglais Campbell, le comte Klam et le lieutenant Hasting, adjoints aux commissaires.

Le trésorier de la couronne, Peyrusse, et le colonel des Polonais, Germanovski, marchaient ensemble.

Les deux fourriers du palais, faisant fonction de préfets du palais, Deschamps et Baillon, le médecin Foureau de Beauregard, le chirurgien Emery, le pharmacien Gatti, faisaient groupe et complétaient les officiers de la maison de l'Empereur.

L'état-major de la frégate anglaise formait un corps particulier. Les autorités civiles et militaires lui avaient cédé le pas, ce qui était une politesse déplacée.

La garde nationale et la troupe de ligne bordaient la haie. La garde nationale s'était vraiment surpassée; sa tenue ne laissait rien à désirer. La troupe ne se composait que de débris, ce qui ne la rendait pas moins intéressante.

Le cortège marchait lentement; la foule le pressait et l'arrêtait sans cesse. On voulait voir l'Empereur de près. C'était la volonté générale, mais chaque volonté particulière se substituait à la volonté générale: de là, des luttes, des ondulations populaires, des haltes forcées. L'Empereur semblait résigné. Il n'en était pas de même du vicaire général: impatient de sa nature, il trépignait visiblement; si cela avait dépendu de lui, il aurait eu recours au pugilat pour se faire ouvrir le passage. L'église était parée comme aux jours de grande fête. Au milieu de la nef, il y avait un prie-Dieu préparé pour l'Empereur, couvert d'un tapis de velours cramoisi. Deux chambellans avaient été improvisés pour assister l'Empereur durant la cérémonie; ils le conduisirent à sa place, et ils se tinrent à ses côtés. La population avait envahi l'église.

Le vicaire général entonna l'hymne de saint Ambroise: Te Deum laudamus, et ensuite il donna la bénédiction du Saint Sacrement.

Il était naturel que tous les yeux se portassent sur l'Empereur. On lui avait remis un livre d'église: il lisait. Peut-être serais-je plus vrai si je disais qu'il faisait semblant de lire. Pourtant deux fois je crus au remuement de ses lèvres qu'il priait, et même qu'il priait avec ferveur. Il ne tourna pas une seule fois la tête pour regarder ce qui se passait autour de lui. Les chambellans improvisés avaient une rude tâche à remplir pour leur noviciat. Ils ne savaient d'abord comment s'y prendre pour dire à l'Empereur de s'asseoir, de se lever, de s'agenouiller, et leur gêne par défaut d'habitude se manifestait de toutes les manières. L'Empereur cherchait à les soulager en les prévenant; les rôles étaient presque intervertis. On remarquait que l'Empereur répondait à leur attention avec une affabilité extrême.

Cette cérémonie avait un caractère particulier. Celle-ci ne pouvait pas être purement religieuse à l'égard de l'empereur Napoléon... Pour rendre sincèrement grâce à Dieu de l'avoir fait passer du plus grand Empire du monde au plus petit trône de la terre, il aurait fallu que le malheur l'eût déjà sanctifié, et certainement il n'en était pas encore à cet état de béatitude. Sans doute l'empereur Napoléon était religieux: vingt circonstances de sa vie l'ont prouvé. Mais de là à l'abnégation absolue, il y a l'immensité à traverser. L'Empereur, sans avoir rien de trop mondain ni de trop dévot, se dessinait avec majesté, et il plaisait à tous les fidèles qui l'avaient accompagné dans le temple de Dieu. L'Empereur, toujours maître de lui, avait l'air calme, mais il ne l'avait pas impassible, et sa physionomie trahissait son émotion.

Certainement l'ensemble du clergé n'était pas dans son assiette ordinaire, et, presque troublé, il tâtonnait pour savoir ce qu'il avait à faire. Le vicaire général se trompa deux fois. On aurait dit que l'Empereur éblouissait les prêtres.

Personne ne faisait preuve d'insensibilité: tout le monde était recueilli.

Mais c'est surtout la population porto-ferrajaise qui se montrait touchée; elle semblait assister à des prières de famille. L'église était encombrée; les voix chantantes étaient nombreuses. Aux deux versets suivants de l'hymne ambroisienne (sic): «Nous vous supplions donc de secourir vos serviteurs que vous avez rachetés de votre sang précieux... C'est en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espérance; je ne serai point confondu à jamais», le peuple, selon l'usage d'Italie, se mit à genoux, la tête baissée, et l'intonation de ses paroles chantées eut une ferveur vraiment extrême. Le peuple croyait que ces deux versets étaient des prières plus particulières pour l'Empereur. Le moment de la bénédiction fut un moment dont la solennité sainte maîtrisa le peuple porto-ferrajais.

C'était la population de Porto-Ferrajo qui, tout naturellement, avait envahi la première l'église, et par conséquent ce n'est que d'elle que je puis parler, quant à ce qui s'est passé à l'église.

Le cortège, dans le même cérémonial, sortit de l'église, et il accompagna l'Empereur à l'Hôtel de ville, où il devait loger. La municipalité avait pris les devants pour aller le recevoir. En quittant le dais, l'Empereur se trouva entouré de toutes les autorités, de toutes les notabilités, et au moment où il entra dans l'Hôtel de ville, il fut salué à plusieurs reprises par des acclamations brûlantes de tendresse populaire.

On croyait que la journée était terminée pour l'Empereur: l'on ne connaissait pas l'homme. La journée ne faisait alors que commencer pour lui. Il donna de suite audience.

Le général Dalesme présenta tous les Français qui voulurent être présentés; tous ne le voulurent pas. Les adorateurs du soleil levant détournaient la tête pour ne pas voir le soleil couchant. Les paroles que l'Empereur adressa aux Français furent toutes remarquablement empreintes de patriotisme. Il dit au commandant du génie Flandrin, qui lui adressait quelques mots de regret: «La patrie avant tout, mon cher commandant, et alors on ne se trompe jamais!»

Le sous-préfet présenta les municipalités, les municipalités présentèrent leurs notabilités. L'Empereur trouva des paroles pour tous en général, pour chacun en particulier. Certainement il avait lu le Voyage d'Arsenne Thiébault, car il parlait pertinemment des diverses communes de l'île d'Elbe, et il est facile de comprendre combien cela surprenait les Elbois. Il affecta même de passer toutes les localités en revue: il disait beaucoup de choses en peu de mots. Outre le Voyage d'Arsenne Thiébault, l'Empereur avait eu des notes officielles pour tout ce qu'il pouvait lui être utile de savoir sur l'île d'Elbe. Ensuite il faisait ses premières questions de manière à connaître de suite les personnages auxquels il avait affaire; alors il prenait le langage qui convenait le mieux à ses interlocuteurs. Aussi les Elbois n'en revenaient pas des connaissances positives que l'Empereur avait de leurs besoins généraux et de leurs besoins particuliers. Il écarta plusieurs fois des explications qu'on voulait lui donner relativement aux révoltes: c'était un grand point de quiétude pour les révoltés. Mais le maire de Marciana le fit pourtant écarter un moment de son système d'oubli du passé. Ce maire, plus par embarras que par calcul, essaya de justifier les crimes commis, et l'Empereur l'interrompant lui dit: «Vous me feriez croire que vous êtes au nombre des criminels, si vous aviez le courage de chanter leurs louanges. La loi a voulu tirer un voile sur le passé; laissez-moi imiter la loi, et soyez heureux de mon respect pour elle.» L'Empereur voulait séduire; il séduisit. Tout le monde était enchanté.

Le président du tribunal présenta la magistrature; l'Empereur questionna plus particulièrement le procureur impérial, M. Fontaine, homme intègre, éclairé et franc.

Vint la présentation des prêtres. Le vicaire général salua. L'archiprêtre de Capoliveri porta la parole; on le disait le prêtre le plus instruit de l'île. Il ne fut pas le plus adroit. Il glissa presque sur l'arrivée providentielle de l'Empereur. Sa harangue porta de suite sur le malaise du clergé, sur les besoins des églises et sur l'urgence de venir promptement à leur secours. L'auditoire ne fut pas favorable à l'orateur. Lorsque l'orateur sacré eut terminé son discours profane, l'Empereur, qui l'avait écouté avec beaucoup de patience, passa au creuset épuratoire les exagérations de misère dont on venait de lui faire l'énumération. Il détruisit ces exagérations une à une, et lorsqu'il eut fini, s'adressant plus particulièrement à l'archiprêtre, il lui répéta en riant ce proverbe italien: «Dominus vobiscum n'est jamais mort de faim.» Puis, reprenant le ton sérieux, l'Empereur dit au clergé: «Soyez tranquilles, messieurs, je pourvoirai aux besoins du culte», et il le congédia.

On croyait l'Empereur éreinté: il parla de suite de monter à cheval. Mais il fut arrêté par une circonstance qui m'intrigua alors, qui m'intrigue toujours, par la raison que je ne puis pas l'expliquer.

Il y avait encore des visiteurs dans la maison commune devenue palais impérial. L'Empereur allait sortir lorsque le fourrier du palais Baillon lui présenta deux personnages qui demandaient à lui parler, et que l'Empereur conduisit dans une pièce voisine du salon où il les garda pendant environ un quart d'heure. Ces deux personnages, arrivés dans l'après-midi, repartirent dès qu'ils eurent quitté l'Empereur, et je n'ai jamais su qui ils étaient. Je n'assure pas que c'était un mystère, mais cela avait l'air mystérieux, et avec d'autant plus de raison, qu'il fut démontré pour tout le monde que l'Empereur n'avait pas voulu, avec intention, parler en présence de témoins.

L'Empereur visita minutieusement la place, rentra, et reçut peu de monde dans la soirée. Ce fut avec le colonel Vincent qu'il s'entretint le plus.

La ville fut brillamment illuminée, le pauvre fut au moins aussi généreux que le riche pour participer à l'illumination.

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