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Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe

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CHAPITRE IV

Visite de Napoléon aux mines de Rio.--Premiers froissements entre l'Empereur et Pons.--Les fleurs de lis du parterre.--L'enseigne Taillade.--Le pavillon elbois et celui des Appiani.--Opérations maritimes.--Promenade de l'Empereur avec Pons.--Le madère, friandise impériale.--Conversation de l'Empereur.--Le Monte Volterrajo et ses légendes.--Platitude du maire de Rio-Montagne.--Retour à Porto-Ferrajo.--Faute d'étiquette de Pons.--Il reste à la tête des mines.--Début de ses relations amicales avec Drouot.

Vers minuit l'Empereur me fit appeler, et je me rendis avec empressement auprès de lui.

En approchant du salon impérial, assez intrigué de ce que l'Empereur pouvait vouloir de moi à une heure aussi avancée de la nuit, j'entendis une discussion assez vive à laquelle mon nom était mêlé, et j'hésitai pour entrer sans être annoncé. La porte s'ouvrit: je me trouvai en présence de l'Empereur. Le général Bertrand et le général Dalesme étaient avec lui. Le général Dalesme me fit un signe d'intelligence qui semblait m'engager à dire oui, le général Bertrand me fit un autre signe qui m'engageait à dire non: il était naturel que j'eusse une propension pour le signe que mon ami me faisait. Le général Bertrand allait m'adresser la parole; l'Empereur lui dit: «Laissez-le me répondre», et de suite il m'interrogea: «Pouvez-vous me donner à déjeuner à Rio-Marine?--Oui, Sire.--À neuf heures du matin?--Oui, Sire.--Dites-moi franchement si cela ne vous sera pas un trop grand dérangement.--Cela ne me dérangera pas du tout: seulement j'aurai besoin de l'indulgence de Votre Majesté pour la manière dont je la recevrai, car il y a longtemps que ma maison est abandonnée...--Le grand maréchal prétend qu'il vous est impossible de me recevoir?--C'est, au contraire, très facile.--Mais Mme Pons: ne sera-ce pas abuser de sa complaisance?--Ma femme sera heureuse de ce que Votre Majesté veut bien accepter notre hospitalité.--Réfléchissez bien. Pouvez-vous me recevoir sans trop vous déranger, surtout sans trop déranger Mme Pons?--Que Votre Majesté soit tranquille à cet égard! À neuf heures Votre Majesté trouvera sa table servie.» Alors l'Empereur, se tournant vers le général Bertrand, lui dit: «Vous le voyez bien, je ne le pousse pas pour vous répondre affirmativement», et le général Bertrand sortit sans répliquer. Dès qu'il fut sorti, l'Empereur, s'adressant au général Dalesme, lui dit, en haussant les épaules: «Rien n'est possible pour lui», et il ajouta une parole d'humeur qui me parut déplacée. Je pris congé. Le général Dalesme vint avec moi; le général Bertrand nous attendait; il me pria de faire trouver une grande population à l'arrivée de l'Empereur.

J'envoyai de suite à Rio-Marine; une heure après, j'étais moi-même en route. La population était debout pour me recevoir. Ma femme était restée à Porto-Ferrajo pour faire confectionner deux drapeaux elbois, aussi pour me procurer de quoi bien traiter l'Empereur. Je fis jeter les filets à la mer: la pêche fut vraiment miraculeuse. On prit un dentiche qui pesait plus de vingt-cinq livres. Les marins riais criaient au sortilège. À sept heures du matin, j'étais prêt à recevoir l'Empereur.

Je n'avais pas oublié la prière du général Bertrand qui savait que, depuis quatre mois, les travaux des mines étaient suspendus (le blocus de l'île d'Elbe avait forcé l'administrateur général des mines à se réfugier dans Porto-Ferrajo). C'est sans doute ce qui lui avait fait penser que quelques heures de nuit ne suffiraient pas pour donner une hospitalité agréable à l'Empereur.

L'Empereur se prêtait beaucoup à tout ce qui pouvait empêcher que sa présence ne devînt inquiétante pour les personnes qui le recevaient. Sa suite était moins discrète, surtout la basse domesticité. Cette valetaille n'avait aucun ménagement quand elle était ailleurs que dans la demeure impériale.

La suite de l'Empereur n'était pas composée d'amis dévoués à la vie et à la mort. Les sommités croyaient remplir un devoir, et le remplissaient honorablement. Ce qui venait ensuite avait couru après la fortune. Chacun avait augmenté d'un grade. La plupart des individus qui en faisaient partie se croyaient de petits Napoléons. Les nobles dévouements étaient dans cette poignée de braves de la garde impériale qui avaient suivi l'Empereur pour le seul plaisir de le suivre. Il y avait aussi des officiers dont il était impossible de ne pas reconnaître le caractère généreux et désintéressé; les Cornuel, les Raoul, les Combe, les Larabit, braves à l'âme forte, au coeur droit, à l'esprit cultivé.

J'avais fait des préparatifs pour recevoir de mon mieux l'hôte couronné qui allait honorer mon foyer. Les mineurs étaient [avec] armes et bagages sur la crête des montagnes qui bordent la route que l'Empereur devait suivre. Ils déployaient fièrement la bannière elboise. La population de Rio-Marine, précédée du cortège de toutes les jeunes demoiselles du pays, devait aller à la rencontre de l'Empereur. L'artillerie de la marine marchande n'attendait que la mèche pour retentir dans les airs. Le pavillon elbois flottait sur l'hôtel de l'administration des mines. Le curé se tenait en habits sacerdotaux sur la porte de l'église: c'était une réception de bon coeur, et elle en valait bien d'autres.

L'Empereur s'était arrêté un moment chez le maire de Rio-Montagne. Dès qu'il eut quitté Rio-Montagne, je montai à cheval pour aller au-devant du cortège impérial. L'Empereur m'accueillit avec une bienveillance marquée; il me plaça à sa droite pour faire son entrée dans le pays. La population joignit bientôt. Des vivats furent répétés; les jeunes demoiselles baisèrent la main de l'Empereur.

Cette journée fut féconde en anecdotes. Les Riais me considéraient comme leur providence. Ils crièrent bien: «Vive l'Empereur!» mais bientôt ils ajoutèrent à ce cri celui de: «Viva il nostro babbo!» L'Empereur comprit de suite que ce notre père ne s'adressait pas à lui. Il me dit: «Vous êtes le prince ici.--Non, Sire, lui répondis-je vivement, avec une émotion profonde, mais je suis le père.--Ce qui vaut beaucoup mieux», ajouta l'Empereur.

Nous descendîmes à l'hôtel de l'administration. On montait par un perron à un parterre sur lequel donnait l'entrée de l'hôtel. Le parterre était très fleuri, mais la fleur de lis y dominait les autres fleurs, et il était presque impossible que la fleur de lis ne sautât pas aux yeux de l'Empereur. Seulement elle y sauta un peu trop. L'Empereur s'arrêta, il se tourna vers moi, et, en me montrant les lis, il me dit en souriant: «Me voici logé à une bonne enseigne.» J'avoue que le sourire de l'Empereur ne me parut pas de bon aloi. Le jardinier n'y avait pas entendu malice en plantant des lis. Je les aurais certainement fait arracher s'ils avaient fixé mon attention. Tant est-il que les lis me valurent une disgrâce: les yeux de l'Empereur ne se portèrent plus sur moi. L'Empereur avait souri en voyant son pavillon sur la crête des montagnes. Il ne fit pas attention à celui qui était déployé sur le balcon de l'hôtel.

Le général Dalesme m'apprit avec anxiété que l'Empereur lui avait demandé tout à coup «si j'étais toujours républicain», et qu'il lui avait répondu que «j'étais toujours patriote». L'anxiété du général Dalesme ne m'effraya point, je calmai ses alarmes affectueuses. J'étais bien décidé à ne pas renier mon républicanisme. Mon ami ne pouvait pas concevoir ma tranquillité. C'était tout simple: il avait vécu près de la verge impériale, il la craignait. Moi, je ne l'avais pas même approchée; je n'en avais pas peur.

L'Empereur prit possession de l'hôtel. En y entrant, il me demanda où était Mme Pons, et je lui répondis qu'elle était restée à Porto-Ferrajo pour les bannières elboises, ainsi que pour me mettre à même de le recevoir le moins mal possible. L'Empereur me chargea de la remercier de son aimable attention: il ajouta que le général Drouot lui en avait parlé avantageusement.

Les bâtiments de la marine marchande étaient tirés à terre. Ils avaient déployé tous leurs pavillons; ils épuisaient leur provision de poudre, les marins criaient à tue-tête. L'Empereur voulut voir de plus près; il fut faire une petite promenade sur le bord de la mer. Il parla à tout le monde; il adressa la parole à ceux qui n'osaient pas la lui adresser.

On rentra pour déjeuner. L'Empereur parla administration des mines, mais il n'en parla qu'au maire de Rio-Montagne, et il sembla prendre à tâche de ne pas se tourner une seule fois de mon côté. Il était impossible de se faire illusion: il y avait là une intention marquée. Cette manière de s'adresser en ma présence à tout autre qu'à moi pour demander des renseignements sur les mines me blessa extrêmement, et je voulus quitter la table. Le général Dalesme connaissait mon caractère, il me surveillait et il me retint. Mais l'Empereur avait très certainement entendu mes murmures: sa conscience lui disait que j'étais offensé, il changea de conversation. Personne au monde n'aurait pu m'empêcher de me plaindre, si les lois de l'hospitalité et surtout le respect dû au malheur ne m'avaient contraint au silence.

La nouvelle conversation de l'Empereur prit un autre caractère. Elle eut lieu avec un enseigne de vaisseau appelé Taillade, marié sur l'île, que l'on ne pouvait généralement pas souffrir par rapport à son amour-propre excessif, et qui avait eu l'impertinence de dire à l'Empereur dans une question mathématique que l'Empereur trouvait embarrassante: «Il n'y a cependant rien de plus facile, c'est l'affaire d'un enfant.» Tout le monde fronça les sourcils. L'Empereur resta calme. Un moment après, il prit l'enseigne Taillade corps à corps et, en se jouant, sans aucune altération de paroles, il mit à nu toute l'ignorance de cet officier. L'Empereur se leva de table avant d'avoir pris le café. Le déjeuner ne s'était pas distingué par la gaieté; le général Bertrand n'avait pas ouvert la bouche. J'allais me retirer. L'Empereur m'appela, il me conduisit à une croisée. Alors il me parla des mines, je lui offris de lui donner par écrit tous les renseignements qu'il pourrait désirer. Il ne me dit plus rien. Je ne l'avais pas contenté.

On prit le café. Après une conversation générale de jaserie, l'Empereur m'appela de nouveau et je le suivis dans une pièce contiguë au salon. Il commença à me parler ainsi: «La bande tricolore aurait fait crier, d'ailleurs je ne pouvais guère m'éloigner du pavillon des Appiani.» J'étais aux antipodes de ce début. Toutefois, je lui répondis avec émotion qu'il ne devait y avoir rien de commun entre lui et la race infâme des Appiani, et que le crime du premier des Appiani était un crime pour la punition duquel le droit public ne pouvait pas admettre une péremption. L'Empereur s'arrêta, me regarda fixement, et il resta plusieurs minutes sans ouvrir la bouche. Son oeil brûlant semblait chercher à voir ce qui se passait dans mon âme. Il reprit la parole en me demandant si je voulais rester avec lui: je lui répondis que je ne demandais pas mieux que de pouvoir lui être utile. L'Empereur comprit mal le sens de mes paroles: il crut que je voulais lui faire entendre qu'il avait besoin de moi; il reprit avec un ton d'humeur: «Je ne vous demande pas si vous pouvez m'être utile, je vous demande si vous voulez continuer votre administration.» Il ajouta: «Je suis un vieux troupier, je vais droit au but. Restez-vous ou ne restez-vous pas?» Je me sentais prédisposé à un langage en rapport avec le verbe haut de l'Empereur, mais l'Empereur était exilé. Je lui dis comme décision «que je ferais ce qu'il voudrait». Il sortit: je le laissai sortir. Je crois que nous n'étions pas très contents l'un de l'autre. L'Empereur était resté son maître, mais j'étais également resté le mien.

L'Empereur voulut se promener: j'allai me promener avec lui. Il marcha du côté de la place où l'on dépose le minerai de fer. À peine avait-il débouché sur cette place, que tous les employés, suivis de la population, se jetèrent à ses pieds, et, à genoux, lui présentèrent une pétition pour le supplier de me conserver dans mes fonctions d'administrateur général. Je fus humilié que l'Empereur pût penser que j'avais pris un détour pour lui forcer la main, et dans un paroxysme de mauvaise humeur, sans cependant avoir l'intention de l'offenser, je lui dis: «Monsieur, je vous prie de croire que je suis étranger à cette démarche déplacée.» L'Empereur me dit avec confiance que je n'avais pas besoin de pâlir pour lui en donner l'assurance. En effet, j'étais pâle. Le général Dalesme me fit remarquer que j'avais dit Monsieur au lieu de dire Sire; je n'en savais rien. Du reste, durant cette journée, je m'étais distingué en gaucheries de cette espèce, et j'avais plusieurs fois appelé l'Empereur «Monsieur le duc» ou «Monsieur le comte». Je ne crois pas que cela eût offensé l'Empereur. Car tout prouvait que ce n'était qu'une maladresse. L'Empereur ne donna aucune parole positive aux employés.

L'Empereur était monté à cheval à cinq heures du matin: mais il semblait ne se délasser qu'en ajoutant à ses fatigues. C'était, dans toute l'étendue du mot, un homme infatigable. Il voulait savoir comment on lançait les bâtiments à la mer, comment on les tirait à terre, et quelles mesures l'on prenait contre le mauvais temps. Je fis lancer un bâtiment à la mer; je le fis immédiatement tirer à terre. Cette double opération intéressa l'Empereur; il donna des avis pour la faciliter, ses avis manquaient d'expérience; il en convint. Lorsque je me rapprochai de l'Empereur, il me dit: «L'on vient de me raconter que vous aviez souvent couru des dangers imminents (sic) pour détourner les malheurs qui menaçaient les marins.» Et cette fois, il me parla avec beaucoup d'aménité. Cette aménité continua pendant toute la promenade.

Mais la promenade ne se borna pas à une marche stérile. L'Empereur m'accabla de questions sur le service militaire des côtes, sur l'utilité de l'armement de Palmajola, sur les communications avec cet îlot, et comme, en lui répondant, je regardais assez souvent le général Dalesme, il me dit en plaisanterie: «Ce n'est pas pour instruire le général Dalesme que je vous fais toutes ces demandes.» Pendant la guerre, afin d'éviter des surprises nocturnes, j'avais beaucoup surveillé la défense de mes rivages, quoique ce ne fût pas là mon affaire, et, certainement, d'après son langage, on en avait rendu compte à l'Empereur. Le général Dalesme lui raconta ma levée en masse contre le général anglais. Cela le fit bien rire.

Nous étions rentrés. J'engageai l'Empereur à se rafraîchir; il hésitait, je le pressai, il se laissa aller. Il trempa un biscuit dans du vin de Malaga. Il nous apprit «qu'il était assez friand de ces sortes de rafraîchissements».

J'étais plus à mon aise; le général Dalesme était plus content. Tout à coup, il y eut apparence qu'un autre orage allait surgir: du même ton que l'on parle de quelque chose de peu d'importance, l'Empereur me dit: «Mais vous avez écrit contre moi!» et comme il faisait toujours en pareille circonstance, il me regarda avec des yeux d'aigle. Cette question pouvait m'interloquer, car elle reportait les souvenirs de l'Empereur sur un événement politique qui s'était passé il y avait une quinzaine d'années, et l'Empereur n'avait pas du tout paru me connaître, même de nom. Toutefois, je lui répondis qu'on l'avait trompé, et que j'étais en mesure de le lui prouver. Ma réponse décidée parut lui faire plaisir.

Le retour fut agréable. L'Empereur causa facilement. Sa causerie était empreinte de ces choses dont on garde la mémoire. Il s'arrêta en face de la forteresse de Volterrajo: il voulait y monter. Le général Dalesme et le maire de Rio-Montagne lui représentèrent vivement que le sentier qui y conduisait était trop scabreux. Je me taisais; il me questionna, et je lui dis que c'était une visite qu'il devait faire dans l'une de ses courses matinales. «Soit pour la course matinale», ajouta-t-il. Alors il profita de sa halte en dévorant de plaisir l'admirable horizon qui se déployait à ses regards. Il m'interrogea sur toutes les points qui le frappaient le plus. Il me demanda quelle était la position précise des escadres qui avaient bombardé Porto-Ferrajo. Le maire de Rio-Montagne chercha à lui faire connaître les choses extraordinaires que les traditions populaires racontaient sur Volterrajo. Mais l'Empereur l'interrompit en lui répétant ce vers italien:

A tempi antichi quando i buoi parlavano.

L'Empereur descendit de cheval pour traverser le golfe en bateau. Au moment où il allait s'embarquer, le maire de Rio-Montagne lui demanda la permission de prendre congé, et, mettant un genou à terre, il lui baisa la main en lui adressant ce verset de l'hymne ambroisienne: In te, Domine, speravi. Le général Dalesme, indigné de cette cérémonie d'esclavage qu'il considérait comme une tromperie de révolté, se tourna vers le maire, et, en appuyant sur chaque syllabe, il lui dit: «Vous êtes une canaille d'une fameuse espèce!» L'Empereur, qui avait fait un mouvement pour éviter le baisemain, parut ne pas avoir entendu le général Dalesme, et il détourna la tête.

Je saluai l'Empereur. Je rentrai au sein de ma famille, mais en commettant une faute d'étiquette à laquelle j'étais loin de penser que l'Empereur avait fait attention. Rien n'échappait à l'Empereur dans les grandes comme dans les petites choses, et lorsque je l'eus quitté, il dit au général Dalesme «que je ne m'était pas gêné pour m'en aller»; ce qui signifiait que j'aurais dû l'accompagner jusqu'à sa demeure. L'Empereur avait raison: toutefois, il faut avoir un peu d'indulgence pour le noviciat d'un vieux républicain qui se trouvait tout à coup transplanté dans un monde nouveau.

C'était le 5 mai!... Jour qui devait devenir plus tard un jour de deuil pour notre gloire nationale.

Sous le prétexte de s'entendre avec moi pour la prise de possession des mines, le général Drouot vint me trouver dans la soirée, et, en présence de mon épouse, il me pressa vivement de ne pas quitter ma place: je lui donnai ma parole. Il n'y eut pas d'autre nomination ni d'autre engagement. Le général Drouot dit à mon épouse: «Madame, vous vivez patriarcalement, et, si vous me le permettez, je viendrai souvent être le témoin de vos vertus de famille.» Dès lors, notre intimité fut établie.



CHAPITRE V

Premiers jours du règne de Napoléon.--Mandement d'Arrighi.--Choix d'une résidence impériale.--Réserve de Napoléon à l'égard du général Dalesme.--Conversation sur le roi Joseph.--Réceptions des autorités et des administrations.--Inspection du clergé.--Le colonel Vincent.--Visite des fortifications.--Prise de possession des mines.--Respect de l'Empereur pour le travail.--L'oeuf à la mouillette du colonel Vincent.--Opinions de l'Empereur sur sa mère, sur la princesse Pauline.--Espoir de la prochaine arrivée de Marie-Louise.--Le portrait du «pauvre petit chou».

La proclamation du général Dalesme n'était pas une pièce de haute éloquence, encore moins celle du sous-préfet; mais toutes deux avaient été faites d'emblée au moment opportun, et l'on semblait croire que c'était assez. Mais deux jours après, il prit envie à M. le vicaire général de lancer un mandement, et force fut de le subir. Mes lecteurs le subiront aussi. Les matériaux historiques ne sont pas toujours des preuves de génie: il faut les admettre tels qu'ils sont.

MANDEMENT.

«Joseph-Philippe Arrighi, chanoine honoraire de la cathédrale de Pise et de l'église métropolitaine de Florence, etc., sous l'évêque d'Ajaccio vicaire général de l'île d'Elbe et de la principauté de Piombino.

«À nos bien-aimés dans le Seigneur, nos frères composant le clergé, et à tous les fidèles de l'île, salut et bénédiction.

«La divine Providence qui, dans sa bienveillance, dispose irrésistiblement de toutes choses et assigne aux nations leurs destinées, a voulu qu'au milieu des changements de l'Europe nous fussions à l'avenir les sujets de Napoléon le Grand.

«L'île d'Elbe, déjà célèbre par ses productions naturelles, va devenir désormais illustre dans l'histoire des nations par l'hommage qu'elle rend à son nouveau prince, dont la gloire est immortelle. L'île d'Elbe prend en effet un rang parmi les nations, et son étroit territoire est ennobli par le nom de son souverain.

«Élevée à un bonheur aussi sublime, elle reçoit dans son sein l'oint du Seigneur et les autres personnages distingués qui l'accompagnent.

«Lorsque Sa Majesté impériale et royale fit choix de cette île pour sa retraite, elle annonça à l'univers quelle était pour elle sa prédilection.

«Quelles richesses vont inonder notre pays! quelles multitudes accourront de tous côtés pour contempler un héros!

«Le premier jour qu'il mit le pied sur ce rivage, il proclama notre destinée et notre bonheur: «Je serai un bon père, dit-il, soyez mes enfants chéris.»

«Chers catholiques, quelles paroles de tendresse! quelle expression de bienveillance! Quel gage de notre félicité future! Que ces paroles charment donc délicieusement vos pensées, et qu'imprimées fortement dans vos âmes, elles y soient une source inépuisable de consolations!

«Que les pères les répètent à leurs enfants! que le souvenir de ces paroles, qui assurent la gloire et la prospérité de l'île d'Elbe, se perpétue de génération en génération.

«Heureux habitants de Porto-Ferrajo, c'est dans vos murs qu'habitera la personne sacrée de Sa Majesté impériale et royale. Renommés en tout temps par la douceur de votre caractère et votre affection pour vos princes, Napoléon le Grand réside parmi vous. N'oubliez jamais l'idée favorable qu'il s'est formée de ses fidèles sujets.

«Et vous tous, fidèles en Jésus-Christ, conformez-vous à la destinée: Non sint scismata inter vos, pacem habete, et Deus pacis et dilectionis erit vobiscum.

«Que la fidélité, la gratitude, la soumission règnent dans vos coeurs! Unissez-vous tous dans des sentiments respectueux d'amour pour votre prince, qui est plutôt votre bon père que votre souverain. Célébrez, avec une joie sainte, la bonté du Seigneur qui de toute éternité vous a réservés à cet heureux événement.

«En conséquence, nous ordonnons que dimanche prochain, dans toutes les églises, il soit chanté un Te Deum solennel en action de grâces au Tout-Puissant, pour la faveur qu'il nous a accordée dans l'abondance de sa miséricorde.

«Donné au palais épiscopal de l'île d'Elbe le 6 mai 1814. Le vicaire général: ARRIGHI. Francesco ANGIOLETTI, secrétaire.»

L'original de ce mandement est écrit en italien, la traduction que j'en donne n'est pas de moi, je l'ai copiée littéralement de celle que l'on a publiée dans le temps. Peut-être y a-t-il des mots français qui rendent inexactement ce que les mots italiens ont voulu exprimer. Mais au fond la chose est la même, et rien n'aurait pu suppléer au manque de dignité qui malheureusement caractérise l'avorton apostolique que l'on vient de lire. J'ai peine à me persuader que M. le vicaire général ait publié son mandement sans l'avoir soumis à l'Empereur, je ne puis pas pourtant imaginer que l'Empereur l'ait sanctionné. Le mandement porta préjudice à la prière qu'il prescrivait: elle n'eut guère d'autres assistants que les assistants officiels. Cependant les habitants de Porto-Ferrajo étaient encore sous l'influence des sentiments que l'arrivée inattendue de l'Empereur leur avait fait éprouver.

L'Empereur paraissait infatigable parce qu'il ne faisait que ce qu'il voulait, comme il le voulait, et lorsqu'il le voulait. Cet homme extraordinaire avait des facultés extraordinaires.

En arrivant à l'île d'Elbe, il occupa immédiatement tous les bras qui voulurent être occupés. On croyait qu'il manquerait de tout; il ne manqua de rien. Son génie était une mine inépuisable de ressources.

Le colonel Vincent était le cicerone que l'Empereur préférait pour chercher un réduit convenable. On avait minutieusement visité la ville. L'Empereur était presque décidé à prendre la caserne de Saint-François, dans laquelle il y aurait eu aussi un logement pour le général Bertrand; mais le général Bertrand voulut avoir une maison particulière, «, disait-il, il serait tranquille avec sa famille», et l'Empereur, en faisant un signe marqué d'adhésion, j'allais presque dire de soumission, renonça à métamorphoser la caserne en palais impérial. Le colonel Vincent fit des observations au général Bertrand. Le colonel Vincent, vieillard résolu, tint hautement son opinion, et aussi je lis dans le journal qu'il m'a confié que «l'Empereur se montrait plus facile que le grand maréchal». Il avait demandé à l'Empereur s'il ne fallait pas penser au général Drouot, et l'Empereur lui avait répondu: «Soyez tranquille à son égard, il sera toujours content pourvu qu'il ait un cabinet de travail.» L'Empereur alla visiter le général Dalesme: il l'entoura de témoignages d'affection. Cependant le général Dalesme pouvait s'apercevoir d'un changement. L'Empereur lui avait dit, à bord de la frégate anglaise: «Vous me donnerez vos conseils pour les choix que je dois faire.» Mais il ne le consultait pas, il paraissait même s'abstenir de lui parler des choses sur lesquelles son opinion devait faire loi. Ce n'était pas manque de confiance, mais il craignait que le général Dalesme ne le gênât dans le choix des individus qu'il voulait employer. Le général Dalesme lui avait donné un échantillon de sa rude franchise en apostrophant en sa présence le maire de Rio-Montagne. Il voulait éviter qu'il n'arrivât encore quelque chose de semblable. L'Empereur prolongea sa visite au général Dalesme; il accepta un rafraîchissement que le vieux brave lui offrit, et il caressa beaucoup le jeune enfant de ce débris mutilé des phalanges républicaines. En parlant guerre, à l'occasion de la reddition de Paris, que l'Empereur considérait comme le malheur des malheurs, le général Dalesme lui dit: «Cependant le roi Joseph est un brave homme», et l'Empereur, l'interrompant avec un mouvement presque convulsif (je répète le mot du général Dalesme), dit rapidement: «Oui, sans doute, un brave homme, un très brave homme, mais il n'était pas assez fortement organisé pour les circonstances extrêmement difficiles au milieu desquelles il se trouvait», puis, après un moment de silence, il ajouta: «Du reste, ce qui lui est arrivé est arrivé à tout le monde. C'est la fatalité.»

Pendant les moments que l'Empereur passa chez le général Dalesme, le premier chef de bataillon du 35e lui présenta l'hommage dû par les soldats de ce corps qui étaient restés fidèles au drapeau, et l'Empereur leur dit: «Je mérite l'amitié que le soldat a pour moi par l'amitié que j'ai pour lui.»

L'Empereur désirait un logement commode, mais il voulait surtout un logement qui fût assez isolé pour que le bruit de la rue ne pût pas sans cesse y pénétrer et aller le tourmenter dans ses méditations. L'Empereur décida qu'on ferait un seul corps de logis des deux pavillons du génie et de l'artillerie qui étaient dans la forteresse. Aussitôt les ouvriers mirent la main à l'oeuvre. L'Empereur fut lui-même son ingénieur, son architecte.

L'ère nouvelle de l'île d'Elbe s'annonçait avec éclat. Porto-Ferrajo ressembla à la Salente de Fénelon. L'illusion était complète. Chacun grandissait. L'industrie levait sa tête radieuse, l'enclume retentissait constamment sous le marteau; la hache frappait sans cesse, et la truelle était en permanence.

Les navires naviguaient sans relâche pour que les bras occupés ne manquassent jamais des matériaux qui leur étaient nécessaires. De là, l'accroissement de la richesse du commerce elbois.

Ce n'est pas dans les audiences publiques que les princes peuvent apprendre ce qu'ils ont besoin de savoir. L'audience que l'Empereur avait donnée aux députations communales ne pouvait avoir servi qu'à le faire reconnaître comme souverain de l'île d'Elbe, et à lui expliquer sommairement les avantages de sa nouvelle souveraineté. C'était pour les Elbois la cérémonie du couronnement: tout est relatif. Il fallait à l'Empereur quelque chose de plus substantiel.

Toutes les autorités furent mandées tour à tour. Les notabilités les plus instruites furent appelées; les hommes éclairés des classes populaires durent également fournir leur contingent de lumières. Il n'y eut point d'exclusion parmi les personnes qui pouvaient donner des renseignements: amis et ennemis eurent la faculté de se faire entendre.

L'Empereur se mit à la portée de tout le monde; il parla italien à ceux qui ne savaient pas parler français, et il expliqua ce qu'on ne pouvait pas lui expliquer.

Les différents systèmes d'administration auxquels l'île avait été soumise lui fournirent une foule de raisonnements admirables sur les principes de justice et d'équité qui devaient essentiellement former la base de toutes les opérations du pouvoir. Il dit au sous-préfet: «Les gouvernants qui se trompent ou qu'on trompe à leur détriment, ne sont pas longtemps trompés, mais les gouvernants qui se trompent ou qu'on trompe au détriment des gouvernés, ont peine à revenir de leur erreur, soit qu'ils rougissent d'avoir erré, soit qu'on leur persuade qu'ils n'ont pas erré, et lorsque enfin la vérité les frappe, il faut qu'ils s'y soumettent, car la vérité finit par soumettre la puissance: l'erreur a été la cause de maux souvent irréparables.»

L'Empereur cherchait à savoir avec vérité si l'île d'Elbe n'avait pas été plus heureuse sous l'empire français que sous le pouvoir des rois de Naples, des grands-ducs de Toscane et des princes de Piombino. Mais il n'y avait point de comparaison à établir entre la France qui possédait toute l'île, sans exception aucune, et les trois gouvernements qui se la partageaient, Porto-Ferrajo et Porto-Longone étaient des villes de guerre et des prisons d'État: la position de leurs habitants ne pouvait donc pas être une position de félicité. L'Empereur put se convaincre que, malgré le fléau de la guerre, l'empire français avait fait tout ce qui lui était possible de faire pour l'île d'Elbe, et aucune plainte fondée ne le força à gémir. En m'entretenant de ce qu'il avait appris dans sa recherche de renseignements, il me dit: «L'on aura beau faire, nous serons regrettés partout où nous aurons séjourné, parce que, malgré tous les défauts que l'on nous prête, nous sommes le peuple qui a le plus de qualités, et nos ennemis eux-mêmes en conviennent.» Une autre fois il me disait aussi: «L'armée française a laissé à l'étranger des milliers de souvenirs d'affection qui seront ineffaçables.» Il me disait encore: «Le coeur français est la perfection humaine.»

Quel était le principe qui avait plusieurs fois poussé à la révolte les Elbois de l'ouest de l'île? C'est ce que l'Empereur rechercha. Il trouva partout le doigt de l'Angleterre empreint dans les mares du sang qui avait été versé. Il laissa échapper ce cri d'amertume: «C'est ainsi que les Anglais ont fait en Corse.» Plus tard, l'Empereur comparait le caractère des Marcianais au caractère des Corses. Je crois cependant que les Corses ont plus d'orgueil.

L'Empereur se rappelait parfaitement tous les travaux qu'il avait ordonnés et toutes les mesures qu'il avait prises pour l'île d'Elbe: les dates étaient présentes à ses souvenirs comme s'il n'avait jamais eu à s'occuper d'autre chose. La mémoire était un des avantages immenses de l'Empereur. Tout le passé de l'Empire était classé dans cette tête incommensurable. Il y trouvait en même temps ses codes, ses monuments, ses batailles, et la nomination d'un maire ou d'un curé. Il était particulièrement miraculeux lorsqu'il parlait des armées; il faisait assister à leurs évolutions, à leurs marches, à leurs attaques, à leurs défenses, à leurs peines, à leurs plaisirs, et cela avec une clarté précise qui forçait à tout retenir.

Les prêtres eurent aussi leur investigation. L'Empereur évita tout ce qui aurait pu humilier le vicaire général, son prétendu parent, mais ce n'est pas à lui qu'il s'adressa pour prendre des informations, et il fit bien. Le vicaire général ne l'aurait entretenu que des commérages de sacristie. Ce n'était plus en audience publique que l'Empereur parlait au clergé: c'était dans le cabinet, et la vérité y avait moins de peine à se faire jour. Des prêtres sages dirent à l'Empereur ce qu'en général la conduite des prêtres avait de peu édifiant, et l'Empereur en sut peut-être plus qu'il n'aurait voulu en savoir. Il s'occupa minutieusement des prêtres suspects qui avaient été envoyés en surveillance à Porto-Ferrajo. Il déplora les persécutions religieuses. Il prétendit que la conscience n'était soumise à aucune puissance humaine, qu'elle n'avait de compte à rendre qu'à Dieu. Sur l'observation qui lui fut faite qu'on se servait souvent d'une apparence consciencieuse pour cacher de mauvaises intentions, il répondit: «Qu'importent les mauvaises intentions, quand elles sont renfermées dans le sein du malintentionné! C'est à l'autorité compétente à les surveiller, et à les faire punir si, sortant de leur réduit intérieur, elles se traduisent en actes nuisibles à la société. La loi n'est désarmée pour personne.»

Arriva le moment du commerce et de l'industrie. Je fus consulté. L'Empereur trouvait étonnant que Porto-Ferrajo n'eût pas une marine marchande. Il n'y avait pourtant rien d'extraordinaire à cela. Porto-Ferrajo n'a qu'un commerce de consommation locale, tout d'importation, par conséquent restreint, et dont le transport des marchandises n'est pas suffisant pour entretenir toute l'année un petit bâtiment de cabotage. La madrague a ses barques. Les salines emploient des moyens spéciaux.

L'île d'Elbe n'ayant absolument ni agriculture, ni commerce, ni rivières, ni forêts, ni mines de charbon, ne peut prétendre, ce me semble, à l'industrie en général, et il faut qu'elle se contente de celle de ses fers, de ses granits et de ses marbres. L'Empereur me remercia de cette explication, mais il me dit: «Nous verrons», et dans ce «nous verrons» je crus m'apercevoir qu'il y avait une arrière-pensée.

L'agriculture ne prêta pas même à un raisonnement: l'Empereur comprit de suite que tout était à créer.

Il approfondissait tout. Lorsqu'il y avait un doute, il le tournait, et, dans cette lutte, il finissait toujours par vaincre. Une qualité bien plus remarquable, c'est que l'Empereur ne faisait jamais peser son savoir sur ceux qui ne savaient pas. Il ne fallait pas avec lui monter sur des échasses, faire l'olibrius et vouloir être ce qu'on n'était pas. Il était inexorable pour les faux savants.

On pense bien que toutes ces audiences avaient des intervalles; on pense bien aussi que ces intervalles étaient mis à profit. Personne n'a mieux connu l'emploi du temps que l'Empereur: sa nature était une nature de travail.

Le colonel Vincent désirait beaucoup que l'Empereur allât visiter les forts de Saint-Hilaire et de Monte-Albano, ouvrages militaires très remarquables et qui font honneur aux ingénieurs français.

L'Empereur satisfit aux désirs du colonel Vincent: il visita les deux forts avec une minutieuse attention, il indiqua quelques travaux de perfectionnement, et il loua beaucoup son guide, sous la direction supérieure duquel ils avaient été construits. C'était un personnage fort singulier que ce colonel Vincent: homme de mérite autant que les ingénieurs, dans leur ensemble, pouvaient l'être avant l'École polytechnique, il ne s'accoutumait pas à l'idée d'avoir vieilli sans être général, et il se plaignait sans cesse. Il faisait tout ce qu'il pouvait, pour se persuader qu'il n'aimait pas l'Empereur; mais il était dans une grande joie lorsque l'Empereur lui demandait des conseils, et quelque trait malin se mêlait toujours à l'expansion de sa joie. Il répétait, avec fierté plutôt qu'avec orgueil, les paroles de bienveillance que l'Empereur lui adressait, et il disait souvent: «Ce diable d'homme finira par me subjuguer.» Il aimait aussi à dire «que l'Empereur était bien fâché d'avoir été injuste à son égard». Il se plaisait également à faire remarquer «qu'il était déjà colonel lorsque le général Bertrand n'avait encore que le grade de capitaine». Certainement il n'aurait pas aimé que le général Bertrand lui donnât des ordres, par la seule raison que le général Bertrand appartenait à l'arme du génie. Le colonel Vincent était constamment auprès de l'Empereur. Tout le monde en faisait la remarque.

C'était surtout le général Dalesme qui devait faire attention à ce qui se passait entre l'Empereur et le colonel Vincent. L'Empereur, à bord de la frégate, avait assuré le général Dalesme qu'il prendrait ses conseils pour l'organisation gouvernementale, et néanmoins il ne le consultait point. Toutefois il le traitait avec une considération affectueuse, il ne manquait pas de confiance en lui; mais lorsqu'il l'avait interrogé sur tels et tels individus notables, le général Dalesme, pour lequel «un chat était un chat», lui avait répondu crûment ce qu'il pensait, et cette franchise toute nue l'embarrassait. Je crus un moment que l'Empereur allait en appeler à mon opinion.

Il me demanda «ce que je pensais du maire de Rio-Montagne»; il le savait aussi bien que moi. Je lui répondis «que je ne le connaissais pas». C'était ce que j'avais pu trouver de moins défavorable à l'égard d'un individu à la mise en jugement duquel j'avais contribué. L'Empereur me demanda encore quelle était mon opinion sur l'une des notabilités les plus influentes du pays: je dis que mon opinion particulière était contraire à l'opinion générale. «Vous n'êtes donc pas son partisan?»--«Je ne suis jamais partisan de l'immoralité.» L'Empereur n'alla pas plus loin. Plus tard, il me fit une autre question, encore plus importante parce qu'elle touchait à de grands intérêts: on avait répandu parmi les initiés que l'Empereur allait prendre un Elbois dans son cabinet; l'on désignait cet Elbois; l'épouse de l'élu présumé m'assura que la nomination allait paraître. J'étais affligé que l'Empereur, en débutant, se laissât aller à des influences vraiment pernicieuses, et je confiai ma peine au général Drouot. L'Empereur me fit appeler: «Vous êtes donc convaincu que je ne dois pas prendre cet homme?--Je sais que ce serait un fléau pour Votre Majesté.--C'est fort.--C'est vrai.--Cependant il se prévaut de votre amitié.--Non pas de mon amitié, mais de ma bienfaisance, et il a raison.--Je comprends: vous avez à vous en plaindre?--Sire, si j'avais à m'en plaindre, l'avis que je donne à Votre Majesté aurait l'air d'une délation, et ce n'est sans doute pas ainsi que Votre Majesté l'entend.--Votre susceptibilité est juste; c'est bien, très bien!» Cela dit, l'Empereur me congédia, et ni de loin, ni de près, d'aucune espèce de manière, je n'ai plus entendu parler de rien. L'homme en question était un homme profondément corrompu, et il aurait vendu les secrets du cabinet au plus offrant et dernier enchérisseur. Je ne crois pas pourtant que l'Empereur voulût en faire son secrétaire; il me paraît qu'il avait l'intention de le donner pour adjoint au secrétaire qu'il avait; ce qui n'était guère moins dangereux.

C'était surtout dès l'aube matinale que l'Empereur aimait à faire ses revues d'observation; il prétendait que c'était le moment des remarques précises, et il assurait qu'il en avait eu des millions de preuves. Il ne tarda pas à visiter les édifices de l'intérieur: c'était une inspection sérieuse. Il fut extrêmement satisfait du magasin des vivres militaires, qui est voûté à l'épreuve de la bombe. Il en examina minutieusement toutes les distributions, et, après une assez grande fatigue, il en sortit pour aller déjeuner. Mais avant de se mettre à table, l'esprit plein de ce qu'il venait de voir, il dicta un ordre fort long sur le perfectionnement dont ce magasin était susceptible, et l'ordre était si bien entendu que le colonel Vincent ne trouvait que des paroles d'admiration pour en parler. C'était beaucoup de sa part.

L'Empereur ne permettait aucun instant de repos à personne. Le général Drouot était plus particulièrement le porte-fardeau de cette activité dévorante que rien ne pouvait maîtriser: lui-même me l'avait dit. Il fallait donc le retenir le moins de temps possible; nous mîmes de suite la main à l'oeuvre. Le général Drouot, avec sa conscience ordinaire, voulut tout reconnaître pour pouvoir dire qu'il avait tout reconnu, et lorsqu'il eut terminé son opération, nous dressâmes le procès-verbal Suivant:

«L'an mil huit cent quatorze et le six mai, nous, soussignés, Drouot, général de division, gouverneur de l'île d'Elbe, chargé de prendre possession des mines, au nom de Sa Majesté l'empereur Napoléon, et A. Pons, administrateur des mines pour le compte de la Légion d'honneur, faisant la remise de l'établissement, avons reconnu,

«1° Que l'approvisionnement en grains est tel qu'il est porté dans l'état n° 1, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«2° Que les outils, ustensiles et objets divers servant à l'exploitation sont tels qu'ils sont portés dans l'état n° 2, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«3° Que l'approvisionnement en bois, seaux, barils et paniers est tel qu'il est porté dans l'état n° 3, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«4° Que l'approvisionnement en fers et clous est tel qu'il est porté dans l'état n° 4, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«5° Que la situation des plongeurs gardes-côtes est telle qu'elle est portée dans l'état n° 5, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«6° Que les maisons sont telles qu'elles ont été portées dans l'état général n° 6, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal.

«7° Que la caisse de l'administration n'a aucun fonds, et qu'elle est, au contraire, débitrice des avances faites par l'administrateur.

«8° Un état nominatif des dettes contractées par les employés et les ouvriers des mines, lesquelles dettes, arrêtées au 31 mars dernier, s'élèvent à la somme de dix-huit mille trois cent vingt-deux francs dix-neuf centimes.

«En foi de quoi nous avons signé le présent procès-verbal de remise et de prise de possession, pour servir et valoir partout où besoin sera.

«Signé: Général comte DROUOT, et PONS.»

Quoiqu'il y ait peu de jours que l'Empereur est sur l'île d'Elbe, tout le monde est déjà éreinté, et lui seul semble encore frais et dispos. Il donne sans cesse des ordres, ses ordres sont toujours pressés, chacun sue sang et eau pour lui obéir à souhait. Son logement l'occupe beaucoup, on fait tout ce qu'on peut, il voudrait qu'on fît davantage. Il n'est pas de mauvaise humeur, mais il est impatient, et son impatience inquiète les personnes qui l'entourent. Toutefois, son impatience n'agit que sur lui, surtout elle n'agit jamais sur l'ouvrier: l'Empereur a quelque chose de respectueux pour le travail. Pour ne pas quitter les travaux dans un moment où il croyait pouvoir être utile, pressé par l'appétit, il pria le colonel Vincent de lui faire manger un oeuf à la mouillette, et il déjeuna ainsi. On ne pouvait pas être plus frugal que l'Empereur. Le colonel Vincent se trouvait transporté au troisième ciel de ce que l'Empereur s'était invité lui-même «pour ainsi dire de camarade à camarade», car ce sont là les mots que le vieillard répétait à satiété.

Il est facile de concevoir le désir ardent que l'Empereur éprouvait d'avoir un logement selon ses goûts et ses besoins. Il devait forcément rester inoccupé dans la demeure provisoire de la mairie. Il était à la fois son ingénieur et son architecte; il avait fait ses plans, il avait présidé à leur exécution, mais c'était par des démolitions qu'il était entré dans sa carrière d'emprunt. Il faisait jeter bas tout ce qui pouvait le plus gêner sa vue ou l'empêcher de respirer le grand air. D'abord l'on s'étonna, puis l'on critiqua, puis l'on finit par trouver que c'était bien.

L'Empereur n'avait pas encore parlé de l'Impératrice son épouse; mais en dirigeant les travaux qui devaient aboutir à le loger convenablement, du moins à sa guise, il avait dit: «Ceci sera l'appartement de ma femme, ceci sera l'appartement de mon fils», et ces paroles eurent de suite un joyeux retentissement dans l'île. Les Elbois considéraient la venue de Marie-Louise comme un second événement de grande félicité pour eux.

L'Empereur fut touché de cette manifestation publique. À dater de ce jour, il parla assez souvent de sa compagne; il annonçait la prochaine arrivée de sa mère et de sa soeur, «qui se faisaient, disait-il, un devoir et un bonheur de venir partager sa destinée». L'expression de son respect filial avait quelque chose de fervent qui allait droit au coeur. Il assurait que le caractère de sa mère était un type de véritable grandeur. Il aimait beaucoup sa soeur Pauline; il disait d'elle: «C'est la personne de la famille qui m'a été le moins à charge; jamais elle ne se plaignait.»

L'Empereur parlait avec beaucoup de ménagement de ses proches, il pesait toutes les paroles qui leur étaient relatives, et, sans exception, lorsqu'il s'était exprimé entièrement sur leur compte, il restait longtemps pensif.

Au milieu des décombres, il heurta une pièce de bois, et la tabatière lui échappa des mains. C'était la tabatière sur laquelle il y avait le portrait du roi de Rome. L'Empereur n'était plus svelte, son embonpoint était déjà marqué, et l'action de ses mouvements n'était pas rapide. Cependant il se plia comme un tout jeune homme pour ramasser ce bijou, et lorsqu'il se fut assuré que la peinture n'avait pas souffert, il en témoigna un plaisir indicible. Il répéta plusieurs fois «qu'il aurait éprouvé beaucoup de chagrin si les traits de son pauvre petit chou avaient été victimes de sa maladresse». Après avoir fait l'éloge de son fils, il ajouta: «J'ai un peu de la tendresse des mères, j'en ai même beaucoup, et je n'en rougis pas. Il me serait impossible de compter sur l'affection d'un père qui n'aimerait pas ses enfants.»



CHAPITRE VI

Organisation générale de l'île d'Elbe.--L'armée.--Le bataillon franc.--Le corps de cadets.--Les services privés.--Bertrand et Drouot.--Le trésorier Peyrusse.--Le docteur Foureau de Beauregard.--Le service intérieur.--Les chambellans.--Les officiers d'ordonnance.--Le premier officier Roul.--Le lieutenant de gendarmerie Paoli: son incapacité, son ingratitude.--Le vicaire général Arrighi.--Le juge Poggi, policier secret.--Visite de Napoléon à Longone.--La curiosité des Anglais; mot de Napoléon.--Visite contremandée.--M. Rebuffat, bouffon moraliste.

L'autorité gouvernementale de l'empire français avait dû impérativement cesser à l'île d'Elbe, dès le moment qu'un autre gouvernement que celui de la France avait été mis en possession légale de l'île. Mais l'action de la nouvelle autorité n'avait pas été immédiatement substituée à l'action de l'ancienne, de telle sorte qu'il n'y avait plus de direction dans la marche du pouvoir. Ce n'était pas de l'anarchie, ce n'était pas de l'interrègne. C'était l'effet indéfinissable d'un changement social auquel personne n'avait été préparé, pas même l'Empereur. L'ordre était partout, mais ce n'était pas l'ordre dicté, c'était l'ordre inspiré, celui que toutes les âmes généreuses comprennent et sur lequel se fonde la véritable tranquillité publique. On ne pouvait pas dire aussi que la loi était absente, mais ce n'était pas la loi écrite, c'était la loi parlée.

Une organisation générale était d'urgence. Personne ne pouvait comprendre cela mieux que l'Empereur. Ce travail important, élaboré pendant les heures qui auraient dû être consacrées au repos, apparut alors qu'on s'y attendait le moins, et toutes ses prévisions eurent une approbation unanime: les affaires civiles eurent leur ministère; il en fut de même des affaires militaires. L'île eut un nouveau gouverneur. La recette générale fut adjointe à la trésorerie de la couronne. La sous-préfecture devint une intendance. Le tribunal eut une organisation concordante avec l'ordre de choses qui venait de surgir du cahos (sic) européen. Une section jugeait en première instance. Les sections réunies prononçaient en appel; elles remplissaient aussi les fonctions de cour criminelle. On essaya de créer une espèce de Conseil d'État. Le tribunal de commerce fut reconstitué. Les municipalités subirent des changements notables.

L'Empereur porta une attention toute particulière sur les hôpitaux. Il se fit rendre des comptes circonstanciés. Il améliora beaucoup ce service si intéressant. Il régularisa le service sanitaire et le service des ports.

La police fut la chose la moins bien entendue. L'Empereur se laissa étourdir par une foule de rapports officieux qui lui firent croire que cette manière d'être instruit lui suffirait.

Les deux compagnies de canonniers gardes-côtes furent dissoutes pour être ensuite réunies au bataillon franc.

Le bataillon franc eut une nouvelle base, un nouveau commandement. Ce nouveau commandement fut l'occasion d'une injustice de la part de l'Empereur. Lorsque le général Durutte partit de l'île d'Elbe pour aller à l'armée, il prit un officier elbois en qualité d'aide de camp; en présence de l'ennemi, cet aide de camp le quitta pour retourner dans ses foyers. Ses concitoyens le considérèrent comme ayant déserté. Cependant l'Empereur le préféra à un excellent officier, le capitaine Vantini, dont les services étaient noblement signalés. On attribua ce choix inconvenant à l'influence du colonel Vincent: c'était une erreur. L'Empereur se trompa parce qu'il voulait se tromper. C'est une concession que l'Empereur fit au parti aristocratique. Les deux partis se trouvèrent en présence dans cette circonstance; ce n'étaient plus les mêmes passions, mais c'était le même esprit. Les patriotes avaient peut-être trop hautement chanté: «La victoire est à nous.» La garde nationale grandit d'une coudée: l'Empereur la considéra comme sa garde de famille.

Enfin, la création d'un corps de cadets couronna l'oeuvre des organisations et des réorganisations; dans toutes ces belles choses, l'Empereur ne pensa peut-être pas assez que les fortunes elboises étaient petites, que les mauvaises années qu'on venait de traverser les avaient presque rendues insuffisantes pour les besoins de la vie ordinaire, et que les grever de dépenses extraordinaires, c'était presque les détruire. Il est vrai que tout le monde courait au-devant des hochets impériaux, ce qui pouvait faire penser à l'Empereur qu'il n'allait pas trop loin. La création du corps de cadets avait eu en vue de donner une éducation polytechnicienne aux jeunes gens qui voudraient suivre la carrière militaire. Mais la carrière militaire, à l'île d'Elbe, même avec l'Empereur, était sans avenir, et elle détournait de prendre un état plus utile et plus profitable. D'ailleurs, aucun élément n'existait pour reproduire, même en miniature, cet établissement inappréciable que la République mère a légué à la France, et dont les élèves les plus ordinaires deviennent cependant, en général, des hommes distingués.

Puis l'Empereur songea à organiser le service public et le service privé de sa maison. Les fourriers du palais devinrent préfets du palais. Le médecin fit régulièrement son service quotidien; le pharmacien n'était pas en première ligne de compte.

Vint ensuite ce qu'on pourrait appeler la haute servitude, quoique à vrai dire, au service de l'Empereur, tout fût d'une servitude à peu près égale. L'Empereur nomma quatre chambellans, cinq officiers d'ordonnance, plusieurs jeunes gens de famille pour remplir les fonctions d'huissiers de chambre, et quelques employés d'intérieur. M. le vicaire général reçut le titre d'aumônier de l'Empereur: ce choix était forcé.

Tous les élus prêtèrent serment d'obéissance aux lois et de fidélité à l'Empereur. La prestation du serment fut solennelle.

Excepté le général Bertrand et le général Drouot, l'Empereur n'avait personnellement fait aucun appel aux dévouements pour se faire suivre dans son exil, et il n'y aurait rien d'étonnant qu'il ne se fût pas même mêlé des choix. Quant aux soldats de la garde impériale, c'était une exception particulière à la règle commune: «L'Empereur comptait également sur tous, et l'on pouvait prendre à l'avenant.» Ainsi les compagnons de l'Empereur n'étaient pas tous également des amis dévoués à la vie et à la mort. Cependant tous l'aimaient, et l'Empereur ne leur demandait pas davantage. Dans cet ensemble dû au hasard, où rien, pour ainsi dire, n'était homogène, chacun avait eu de l'avancement. Quelques individus, par la raison qu'ils avaient suivi l'empereur Napoléon, se croyaient au moins de petits Napoléons, et leur croyance, qui se manifestait par des jactances ridicules, prêtait souvent à rire.

Le général Bertrand, grand maréchal, était chargé des affaires civiles, ce qui équivalait au ministère de l'intérieur. Le général Bertrand était un homme de bien, dans toute l'étendue du mot. Il se serait dévoué pour l'Empereur au moment où son dévouement aurait pu sauver l'Empereur, mais ce moment ne s'était pas présenté, et il ne l'avait suivi que par un sentiment d'honneur. Les événements qui avaient brisé le trône impérial avaient aussi brisé l'âme du général Bertrand. Sans cesse en proie aux souvenirs déchirants de cette immense catastrophe, ce n'était plus un homme de travail, c'était un homme de repos. Son coeur était tout entier à sa famille; sa femme et ses enfants absorbaient toutes ses pensées. Que si l'on exigeait rigoureusement mon opinion sur l'essence des liens qui avaient attaché Napoléon au général Bertrand, je dirais, d'après tout ce que j'ai vu: Les deux natures, celle de l'empereur Napoléon et celle du général Bertrand, n'étaient pas sympathiques, et le resserrement de leur union, plus apparent que réel, était plutôt une affaire d'habitude qu'une affaire de sentiment. Jamais leurs premières opinions n'étaient les mêmes; elles commençaient toujours par se heurter, et le général Bertrand ne cédait pas facilement. J'ai vu, plus d'une fois, l'empereur Napoléon renoncer aux débats. Cela n'empêchait pas que le général Bertrand n'aurait jamais eu une pensée contraire aux intérêts de l'empereur Napoléon.

Le général Drouot, aide de camp de l'Empereur, avait été nommé gouverneur de l'île et chargé des affaires militaires, ce qui équivalait au ministère de la guerre. Lisez Plutarque, voyez le plus beau caractère de ses grands hommes: c'est le caractère du général Drouot. Le général Drouot était la perfection de l'homme moral. Il avait suivi l'Empereur à condition qu'il ne lui serait payé aucun appointement. C'était le seul compagnon de Napoléon qui eût fait cette réserve. Il y avait deux hommes dans le général Drouot: l'homme public et l'homme privé. L'homme privé était trop bon, l'homme public était trop sévère.

M. Peyrusse, payeur de la couronne, était devenu trésorier de la couronne et receveur général de l'île d'Elbe. Cadet de Gassicourt, dans un Voyage fait en Autriche à la suite de l'empereur Napoléon, dit au chapitre intitulé Club des francs blagueurs: «M. Peyrusse, payeur de la couronne, jeune Méridional plein d'esprit, de vivacité, de franchise, toujours gai, toujours obligeant, fort attaché à ses devoirs», et à l'île d'Elbe ce portrait n'avait presque subi aucune altération. Seulement les années avaient amené un peu plus d'aplomb. M. Peyrusse ne faisait pas parade de son dévouement pour l'Empereur, car il disait à qui voulait l'entendre, toutefois en riant: «Je n'ai pas suivi l'empereur Napoléon, j'ai suivi ma caisse», et c'était vrai. Les militaires n'étaient pas toujours bons à son égard; ce qui ne l'empêchait pas de leur rendre tous les services qui dépendaient de ses fonctions. L'Empereur, sur les bords de la tombe, a, dans son testament, été injuste à l'égard de M. Peyrusse, et cette injustice a tenu à sa malheureuse incrédulité des hommes probes.

Le docteur Foureau de Beauregard, dont la science médicale n'avait pas révélé le mérite, était, à Paris, médecin des écuries impériales, et, à l'île d'Elbe, médecin en chef de l'Empereur. Il était ce qu'on appelle vulgairement «une commère» et, pour plaire à l'Empereur, il lui colportait exactement tous les caquetages bons ou mauvais, ce qui avait fini par le rendre suspect. Il était, d'ailleurs, trop obséquieux auprès de l'Empereur. Cette obséquiosité faisait contraste avec sa vanité envers les personnes qui lui étaient subordonnées. Disons un mot pris dans le domaine de la plaisanterie, ce sera une petite escapade d'historien. L'Empereur était au bain: M. Foureau de Beauregard lui avait présenté un consommé, ce consommé était trop chaud, et, pour ne pas se brûler, l'Empereur le humait. Le médecin en chef voulut empêcher l'Empereur de humer son potage «parce qu'en le humant, il avalait des colonnes d'air, et que ces colonnes d'air pouvaient lui donner la colique». L'Empereur, peut-être un peu impatienté, s'écria: «Docteur, quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale, à mon âge, l'on sait comment il faut boire, et vous pouvez m'épargner votre leçon.» M. Foureau de Beauregard dut cesser sa harangue. C'était, au fond, un fort brave homme, mais il ne savait pas se faire aimer, et généralement on l'avait pris à tic, à ce que disait l'Empereur, défenseur-né de toutes les personnes impopulaires.

L'Empereur allait partir de Fontainebleau, que l'on n'avait pas encore trouvé un pharmacien. M. Gatti tomba sous la main de M. Foureau de Beauregard: on le prit. M. Gatti n'était pas instruit, il ne chercha pas à apprendre, et il fut loin de briller dans son emploi. Cependant on le critiquait beaucoup moins que le médecin en chef: c'est qu'il ne faisait pas flamboyer sa broderie, c'est que, dans l'exercice de ses fonctions, sa parole n'était pas insultante et qu'on le considérait comme un bon camarade.

Tout le monde avait reçu de l'avancement en venant à l'île d'Elbe. MM. les fourriers avaient grandi dans les rangs de l'armée et de la maison de l'Empereur. Du grade de capitaine, ils étaient passés au grade de chef d'escadron; de fourriers du palais, ils étaient devenus préfets du palais. Il y avait deux fourriers préfets.

M. Deschamps était le premier. Il n'était pas même fait pour être le dernier. C'était un vieux gendarme en habit d'officier: il en avait la tournure et la grossièreté; toutefois, ce n'était pas un homme sans instruction. Il aurait pu être intéressant, s'il avait su ce que c'était que d'être intéressant. Aussi il fit toujours bande à part. Je dois dire qu'en déplaisant à tout le monde il ne faisait pourtant du mal à personne. Mais il ne faisait pas des amis à l'Empereur.

M. Baillon avait beaucoup moins de talent que M. Deschamps, mais il comprenait mieux la société, et il ne cherchait pas à lui déplaire. Ce n'était pas un homme de salon: toutefois, les gens de salon ne l'effaçaient pas, même dans les salons. Il y avait en lui quelque chose de bon et de martial qui attirait. Sa parole de soldat, sans être gracieuse, inspirait de la confiance, et l'on aimait à l'écouter.

Je passe aux chambellans. Le docteur Lapi était parvenu à la première réputation de l'île d'Elbe: il y était parvenu par le savoir-faire plus que par le savoir. Plusieurs Elbois lui étaient supérieurs par les lumières, mais aucun Elbois n'avait, en apparence, une conduite aussi régulière. Il était l'âme des coteries; c'est par les coteries qu'il se rendait nécessaire. Ses opinions avaient toujours été patriotiques. L'Empereur aurait commis une grande faute en ne l'attachant pas à sa personne.

M. Vantini avait de l'esprit à pleines mains. Mais son esprit n'était pas un esprit de conduite, il n'était pas entouré de la considération publique. On craignait surtout sa langue acérée. C'était la plus haute naissance de l'île. Cependant il était alors dans un état de gêne visible: il avait dévoré son patrimoine par des folies sans excuse. C'était la notabilité de l'île d'Elbe la plus prononcée en faveur de la révolution française. L'Empereur ne pouvait pas se dispenser de le nommer. M. Vantini avait constamment été en guerre ouverte avec le commissaire général Galéazzini. J'ignore de quel côté était le tort.

M. Traditi appartenait au parti aristocratique, mais c'était un honnête homme, d'une conduite parfaite, et le choix que l'Empereur en avait fait était un choix honorable. M. Gualandi: ce n'était rien, moins que rien; jamais la porte de l'Empereur n'aurait dû lui être ouverte. La nomination de M. Gualandi n'aurait été qu'une erreur ou un ridicule si l'Empereur avait nommé cinq chambellans. Comme il n'en nomma que quatre, elle fut regardée comme une insulte faite au bon sens, et elle eut un triste retentissement dans la population porto-ferrajaise. M. Aliéti était l'une des premières notabilités de l'île d'Elbe: il jouissait de beaucoup de considération. L'opinion publique l'indiquait hautement au choix de l'Empereur. L'Empereur lui préféra M. Gualandi, que personne n'estimait. M. Aliéti, humilié avec une extrême raison, quitta l'Elbe.

Le jeune Zénon Vantini, de Porto-Ferrajo, officier d'ordonnance, valait plus à lui seul que tous les autres officiers d'ordonnance. Mais il était jeune, il avait toutes les mauvaises tendances de son père, et les conseils ne lui allaient pas. C'était d'ailleurs un excellent enfant. Il avait été page de la grande duchesse Élisa. L'Empereur l'affectionnait.

Après Zénon Vantini, venait pour la capacité le second fils Seno, dont le père était un des trois plus grands capitalistes de l'île, et ce jeune Seno, en ayant du plaisir à porter un bel uniforme, aurait tout autant aimé de n'être pas soumis à la gêne inséparable d'un emploi. C'était un enfant gâté.

Perez, de Longone, je crois, Napolitain de naissance, était un malotru de la plus sotte espèce, et il touchait à l'imbécillité: l'Empereur était descendu à ce choix, parce qu'il voulait avoir sous la main quelqu'un à qui il pourrait donner des ordres dont l'exécution nécessiterait un manque presque absolu d'intelligence.

Binelli, de Rio, était, sans instruction, et pour le moment une place de sous-lieutenant dans le bataillon franc lui aurait mieux convenu que d'être officier d'ordonnance de l'Empereur.

Bernotti de Marciana était aussi un jeune homme fort ordinaire, quoique plus capable que Perez et Binelli.

Puisque j'en suis aux officiers d'ordonnance, il faut, quoique prématurément, que je m'occupe d'un officier que l'Empereur plaça à leur tête et dont la présence à l'île d'Elbe ne fit, je crois, plaisir à aucun militaire. Un officier, se disant chef d'escadron du train d'artillerie, arriva à Porto-Ferrajo et alla de suite offrir des services à l'Empereur, pour lequel son exaltation paraissait délirante. Les braves de la garde fêtèrent sa bienvenue. L'Empereur partagea ce mouvement de plaisir. Il nomma de suite l'arrivant premier officier d'ordonnance, c'est-à-dire qu'il lui donna le commandement des officiers d'ordonnance. Mais bientôt l'on crut savoir que ce prétendu chef d'escadron n'était réellement que capitaine. Cette usurpation de grade indigna; il y eut des explications violentes; on se battit. Bientôt le premier officier d'ordonnance fut vraiment un brandon de discorde; il troubla la tranquillité de la garde, il dut vivre isolé. Cependant l'Empereur trouva que l'on s'acharnait trop contre lui; il le défendit, et cette défense excita des murmures. Cet officier s'appelait Roule. Jamais je n'ai rien su de lui qui pût le faire considérer comme un homme distingué.

L'Empereur avait trouvé à l'île d'Elbe un lieutenant de gendarmerie nommé Paoli, pendant de l'officier d'ordonnance Perez, et que bientôt il traînait partout à sa suite, comme en d'autres temps il y traînait le mameluk Roustan. Cet officier était Corse. Toutefois, il n'avait ni la finesse, ni la fierté, ni le courage corse: il n'était bon qu'à servir. Je l'ai entendu répondre à l'Empereur qui lui demandait l'heure qu'il était: «L'heure qui plaît le plus à Votre Majesté», et il se pavanait de sa réponse que l'Empereur avait pourtant payée d'un geste de dédain. Ce n'étaient pas les seules paroles d'une semblable platitude que l'on pourrait citer de lui. Néanmoins l'Empereur le nomma capitaine: il lui donna même l'étoile de la Légion d'honneur; du moins, il l'autorisa à porter celle destinée à l'un de ses frères, comme lui officier de la gendarmerie. Ce frère était mort. L'Empereur fut toujours excellent pour ce mameluk gendarme, jusqu'à l'injuste, puisqu'il l'éleva au grade de chef d'escadron. Après la déplorable journée de Waterloo, ce Paoli éhonté fut un des premiers à prendre la cocarde blanche. J'ai été témoin de sa basse ingratitude.

Le vicaire général ne valut pas mieux que l'officier de gendarmerie. Il s'appelait Arrighi, il était l'oncle de l'un des généraux les plus purs et les plus braves de la grande armée, qui était, lui, vraiment le parent de l'Empereur, et pour lequel l'Empereur n'avait peut-être pas fait tout ce qu'il aurait dû faire. Dès qu'on sut que l'Empereur venait régner à l'île d'Elbe, le vicaire général Arrighi voulut s'interposer entre tout le monde et son cousin germain l'Empereur (cugino carnaro, comme disaient alors presque tous les Corses); et, en plein vent, il dispensait sa protection, comme à l'église il dispensait son benedicamus, mais il dut bien en rabattre en approchant de l'Empereur. Ce cousin germain n'écouta M. le vicaire général que lorsqu'il lui disait la messe; M. le vicaire général n'eut aucune espèce d'influence sur l'Empereur. Il semblait même que l'Empereur affectât de le tenir éloigné, grand attentat à l'amour-propre d'un Corse et d'un moine, car M. Arrighi était un ancien moine. Aussi il se vengea: lorsque l'Empereur fut tombé une seconde fois, M. le vicaire général Arrighi désavoua la parenté dont il avait longtemps fait son auréole, il pria pour le nouveau gouvernement: ce qui n'empêcha pas le nouveau gouvernement de le renvoyer au lieu d'où il était venu.

Il y avait un autre Corse que l'Empereur avait également trouvé à l'île d'Elbe. Ce Corse s'appelait Poggi, il était juge et il avait été nommé par l'influence de Lucien Bonaparte. Cette protection l'avait rendu d'abord presque suspect à l'Empereur, qui commença par le traiter froidement. Mais en fait de finesse, le juge Poggi aurait joué cent empereurs comme l'empereur Napoléon, et il ne s'effraya pas des symptômes de cette froideur. Il répondit à la froideur par de l'admiration, ce qui empêcha la froideur d'être âpre. Ensuite il pleura les infortunes de la France; c'était le chemin le plus droit pour arriver facilement au coeur de l'Empereur. Poggi s'insinua, se glissa, et il arriva à la confiance de l'Empereur, qui le chargea de la police d'intimité. L'Empereur était content lorsque Poggi lui répétait ce que quelqu'un avait entendu dire. Personne n'était plus propre que Poggi pour explorer les familles: il avait un instinct remarquable pour faire parler les autres sans parler lui-même. Toutefois, ses rapports ne faisaient du mal à personne; il était essentiellement bon. Jamais il ne fut ingrat envers l'Empereur.

M. Baccini, président du tribunal, était Génois, et l'Empereur avait eu plaisir à le conserver. Il laissait à désirer pour la connaissance approfondie des lois françaises, mais le droit romain lui était familier. M. Baccini était moralement relâché dans ses habitudes de vie privée. Néanmoins il était magistrat intègre. M. Baccini n'était pas toujours juste dans ses sympathies ou dans ses antipathies; il prenait facilement fait et cause dans des affaires qui par principe lui étaient étrangères, et alors la passion l'emportait au delà des bornes de la sagesse. C'est dans cette croyance que l'on disait qu'il avait donné de mauvais conseils à l'Empereur. Cependant il ne s'appliquait pas beaucoup aux exigences de la cour. Ce n'était pas un des assidus.

Le bon sous-préfet M. Balbiani qui, au lieu de rentrer chez lui à Pontedera, avait passé aux fonctions d'intendant, ne se possédait pas d'aise et faisait marcher sa machine administrative, lorsque d'autres ne la faisaient pas marcher pour lui. C'est que l'on empiétait fréquemment sur son droit. M. Balbiani avait ce qu'on appelle l'habitude des affaires. C'était d'ailleurs un honnête homme, c'était surtout un bon homme, peut-être même un trop bon homme. Il était fort préoccupé de l'éclat qu'aurait son uniforme. Il aimait plaisamment à demander s'il était ou Français ou Toscan ou Elbois, et il finissait toujours par dire qu'il appartenait à la nation qui le conservait dans son emploi. Il disait la vérité en riant. Cela ne l'empêchait pas d'être bon Toscan: il aimait sa patrie, mais il aimait encore plus sa place. Balbiani avait une très nombreuse famille, un emploi lui était d'une absolue nécessité, et c'est pour cela que l'Empereur ne voulut pas lui ôter celui dans l'exercice duquel il l'avait trouvé.

L'organisation qui établissait une marche régulière pour les affaires n'était pas auprès de l'Empereur un allégement des affaires, car l'Empereur en créait sans cesse de nouvelles, et quand l'une était finie, dix autres commençaient. L'Empereur n'épargnait personne, mais il ne s'épargnait pas lui-même, et il était toujours le premier à la besogne. L'Empereur ne prélassait (sic) jamais. Il avait le secret de convaincre qu'il n'était que là où il devait être, de manière que, là où il était, on redoublait de zèle, parce que l'on craignait de l'avoir obligé à y venir.

L'Empereur avait à visiter la seconde ville de son empire en miniature. Longone avait fait des préparatifs pour le recevoir: ces préparatifs consistaient particulièrement dans un amoncellement de populaire. On tenait toujours à ce que l'Empereur se crût au milieu d'une grande population. Je le répète: je n'ai jamais approuvé cette manie trompeuse. Si, à l'île d'Elbe infiniment petite parcelle du globe, où l'on pouvait tout embrasser d'un regard, l'on entourait l'Empereur de fausses apparences, que ne devait-on pas faire en France, alors que la France embrassait une grande partie de l'Europe, et que l'état de guerre permettait de multiplier les moyens de tromper? Cette triste idée me poursuivait sans cesse, lorsque je voyais déranger le peuple pour le faire parader inutilement au passage d'un infortuné que sa croyance aux dehors trompeurs avait conduit sur la terre d'exil. La course de Longone fut contremandée; cela étonna tout le monde, car l'Empereur n'avait pas l'habitude de renoncer sans cause à un plan arrêté. La cause du non-départ fut connue. On avait entendu beaucoup de coups de fusil dans la campagne, ce qui arrive presque toujours quand les paysans doivent célébrer une fête. Ces coups de fusil avaient inquiété. Le zèle outré s'était empressé d'aller s'enquérir de ce que tout le monde savait. L'Empereur avait difficilement consenti à cette précaution, qu'il ne croyait pas nécessaire. Les habitants de Capoliveri, de Campo, de Rio, s'étaient en masse transportés à Longone, et l'inutilité de leur empressement ne les amusa pas. Le lendemain ils furent plus heureux. L'Empereur fit le voyage.

Il y avait à Longone beaucoup plus d'Anglais qu'on n'avait cru en trouver, et l'on en fit faire la remarque à l'Empereur. On lui fit remarquer aussi que les Anglais le suivaient partout où il allait. L'Empereur dit: «Je suis pour eux un objet de grande curiosité. Laissez-les se satisfaire, puis ils iront dans leur pays amuser les gentelmans (sic) en dénaturant mes faits et mes gestes.» Ensuite il ajouta assez tristement: «Ils ont gagné la partie, à eux le dé.» C'était surtout le colonel Campbell qui était acharné aux pas de l'Empereur. À quelque heure que l'Empereur voulût sortir, qu'il y eût ou qu'il n'y eût pas des préparatifs, le colonel Campbell était là, toujours là, et l'on aurait pu croire qu'il avait des connivences dans l'intérieur du palais. Il est vrai que plus tard il y eut des murmures accusateurs contre une femme qui était à portée de savoir ce qui se passait: c'était une Française.

À Longone comme partout, le séjour de l'Empereur fut marqué par les ordres qu'il donna pour des travaux importants et dont on dut immédiatement s'occuper.

Personne ne prêtait plus d'attention que moi aux paroles de l'Empereur. L'Empereur raisonna beaucoup de la place de Longone comme place de guerre. Il parla avec admiration du siège que les Français, sous les ordres du général de Noailles, y avaient soutenu en 1649, et il finit en disant: «Masséna n'aurait pas fait plus.» Éloge également honorable pour les deux guerriers auxquels il s'adressait.

Le fort de Foccardo n'échappa pas aux investigations de l'Empereur. Il répéta pour ce fort toutes les observations que le génie militaire lui avait faites et qui étaient restées empreintes dans sa mémoire comme si elles dataient de la veille. Il n'attacha pas une grande importance à la place de Longone pour la défense de l'île d'Elbe.

Un des meilleurs citoyens de Longone était M. Rebuffat, aide-garde-magasin des vivres militaires, que tout le monde aimait, et c'est chez lui que l'Empereur mit pied à terre. M. Rebuffat, ancien boulanger, avait dans les entreprises acquis une fortune importante, et il en faisait un bon usage. Le pauvre ne frappait jamais en vain à sa porte. M. Rebuffat, comme instruction, ne savait rien de rien, et pourtant on se plaisait généralement à l'écouter: c'est qu'il était vraiment ce qu'on appelle communément un bon enfant. On le prenait quelquefois pour un bouffon, mais ses bouffonneries étaient empreintes de vérité et souvent elles donnaient des leçons. La preuve qu'il y avait en lui des qualités qui devaient être appréciées, c'est que l'Empereur lui accorda sa confiance et qu'il lui en donna beaucoup de preuves.

L'Empereur rentra tard: il était content de sa journée.



CHAPITRE VII

Administration des mines de Rio par Pons de l'Hérault.--Il sauve les revenus de la mine en 1814.--M. de Scitivaux.--La discussion au sujet des revenus des mines de Rio.--La question des farines: essai de distribution de mauvais pain aux mineurs.--Napoléon et les ouvriers.--Pons socialiste.--Entêtement honorable de Pons.--Intervention de Drouot et de Peyrusse.--Remplacement de Pons demandé par Madame mère.--Les amis de Pons à la cour elboise.

J'ai dit que je tenais, directement ou indirectement, plus ou moins, à presque tous les anneaux de la chaîne sociale que l'Empereur avait parcourue à l'île d'Elbe, et que forcé à parler de moi lorsque je ne voudrais parler que de lui, je m'étais abstenu de donner à mon ouvrage le titre d'histoire de l'Empereur. L'épisode dont il va être question prouvera que je n'avais pas tort. Le règne elbois n'a rien eu de plus important.

Les mines de fer de l'île d'Elbe appartenaient à la Légion d'honneur; c'est au nom de la Légion d'honneur que j'en avais l'administration générale.

Pendant plusieurs années l'administration fut chargée de la recette, et cette recette se faisait sans frais. La protection fit changer cet état de choses. La recette fut donnée à M. Scitivaux, payeur de la 25e division militaire. Ce changement coûtait environ quinze mille francs par an à la Légion d'honneur. Je fis tout ce qui dépendait de moi pour que le changement n'eût pas lieu. Investi de la confiance du grand chancelier, sûr de son approbation particulière, je luttai contre le grand trésorier et je fus sourd aux conseils de la grande duchesse Élisa qui m'engageait à laisser aller. M. Scitivaux était un fonctionnaire extrêmement honorable. Mais son choix n'était qu'une faveur onéreuse pour la Légion d'honneur. La princesse Élisa ne s'en était pas cachée; elle m'avait dit: «Ne m'empêchez pas de lui faire avoir cette jolie bague.»

Le grand chancelier n'était pas seulement mon chef public: il était aussi mon ami privé. Je lui confiais toutes mes pensées: je n'avais aucun secret pour lui. Le grand trésorier m'avait pendant de longues années donné des marques d'affection; j'avais vécu dans son intimité.

La lutte fut vive, mais c'était la lutte du pot de terre contre le pot de fer, et je succombai.

Arriva le renversement moral et politique de l'Europe. La grande-duchesse Élisa déserta son poste; le prince Félix la suivit. M. Scitivaux dut alors quitter Florence. Les agents de M. Scitivaux ne pouvaient le remplacer officiellement qu'en sa qualité de payeur.

Je pris la recette. Je me hâtai de faire rentrer ce qui était dû à la Légion d'honneur. J'acceptai des effets lorsqu'il ne me fut pas possible d'avoir de l'argent. J'avais ainsi sauvé plus de deux cent mille francs.

Mais il ne suffisait pas d'avoir sauvé le bien de la Légion d'honneur: il fallait encore le lui conserver. Je pris une décision hardie, celle qui me parut la moins compromettante. Je me donnai l'apparence de n'avoir rien conservé pour pouvoir tout conserver: je soldai tous les comptes, de manière qu'il n'y eût plus ni créanciers, ni débiteurs; la caisse était vide, je la montrai même obérée; l'administration n'avait rien, absolument rien, que du minerai à exploiter. L'ennemi pouvait venir: j'avais cessé de craindre.

J'avais exactement instruit le grand chancelier de ce que j'avais fait et de ce que je voulais faire pour pouvoir retourner en France sans m'exposer à compromettre les fonds que je possédais. Alors je ne me doutais même pas de la rentrée des Bourbons.

L'île d'Elbe était complètement bloquée: aucune voie de communication n'était ouverte. L'île était menacée de tomber au pouvoir des Anglais ou des Autrichiens, peut-être même au pouvoir des Napolitains. La conduite de la princesse Élisa rendait cela possible, et les Longonais y croyaient, car de Naples on leur donnait cette certitude.

C'est alors que l'Empereur arriva à Porto-Ferrajo, et qu'il chargea le général Drouot de prendre possession des mines.

Je ne fus pas trop rassuré par l'arrivée inattendue de l'empereur Napoléon: mon esprit était imbu de son omnipotence despotique. Je mis les registres à l'abri. Mais lorsque le général Drouot prit possession des mines, je lui trouvai un caractère si noble, des intentions si louables, que rien ne m'autorisait à lui taire ma conduite. Je racontai donc au général Drouot tout ce que j'avais fait. Je ne lui cachai rien, absolument rien.

Le général Drouot me loua beaucoup. Il me parla du ton le plus amical, le plus persuadé de ce que la Légion d'honneur ferait d'avantageux pour moi. Il me sembla que j'avais acquis dans ses sentiments d'affection.

En effet, le général Drouot, croyant m'être utile auprès de l'Empereur, lui répéta ce que je lui avais raconté: l'Empereur se crut en droit de s'emparer de la somme que j'avais entre mes mains. Il consulta son trésorier. Le général Bertrand approuva l'Empereur. Le général Drouot ne l'approuva pas.

Le général Bertrand m'écrivit par ordre de l'Empereur, sous la dictée de l'Empereur, pour me faire ou pour me répéter des demandes auxquelles j'avais déjà répondu, et cette lettre n'avait visiblement pour but que d'arriver aux quelques mots suivants: «Je vous prie également de m'indiquer la situation actuelle des mines, ce qu'elle a versé cette année, et ce qui reste aujourd'hui....»

Le général Drouot suivit immédiatement cette lettre. Il me fit part des intentions de l'Empereur, je lui répondis: «que je ferais ce qu'il ferait lui-même en pareille circonstance, «que j'agirais selon ma conscience.» Le général Drouot continua ma phrase en ajoutant: «que la conscience était le meilleur de tous les guides.» Je n'avais pas besoin des paroles du général Drouot pour prendre le parti que je croirais le plus honorable; cependant elles me fortifièrent dans la résolution de ne pas céder aux exigences de l'Empereur. Le général Drouot prévoyait un orage; il était fâché d'avoir parlé. Mais s'il n'avait pas parlé, moi j'aurais parlé, et un peu plus tôt, un peu plus tard, ce qui allait arriver serait arrivé. Je me gardai de lui faire des reproches.

Je me rendis chez le général Bertrand. Nous parlâmes assez longuement de l'administration, mais il n'était guère à la conversation: une pensée l'occupait, le gênait. Il m'annonça que «l'Empereur me réclamerait les fonds que j'avais en caisse». Je répondis de suite: «que je ne pouvais pas consciencieusement satisfaire aux désirs de l'Empereur, et que je m'abstiendrais.» Le général Bertrand ne discuta pas; il me dit: «Allons à l'Empereur.» L'Empereur allait sortir, il était sur le seuil de la porte. Le général Bertrand lui adressa quelques mots à voix basse. L'Empereur se tourna vers moi, il me dit d'un ton sévère: «Pourquoi ne voulez-vous pas me remettre cet argent?» Cette brusque sévérité ne m'intimida pas. La nature de mon caractère me rend propre aux circonstances difficiles. J'ajoutai à la réponse que j'avais faite au général Bertrand: «que cet argent appartenait au gouvernement français, quel que fût ce gouvernement.» L'Empereur me regarda, leva les épaules et me tourna le dos. Le général Bertrand m'assura «que je venais de blesser Sa Majesté». La parole du général Bertrand n'était pas altérée comme celle de l'Empereur venait de l'être. Il me parlait avec calme. Il ne me pressa pas même beaucoup d'obéir. Cela lui paraissait indifférent.

À dater de ce jour, tout fut pour moi ou contre moi, hargneux, exigeant, inquisiteur, et il me fallait réunir toutes les forces de mon âme pour résister à l'amas des tracasseries que je trouvais sans cesse sur mon passage.

Ma vie de cour était scabreuse. Aussi j'étais constamment prêt à y renoncer. Le général Drouot me retenait. Ces misères durèrent près de quatre mois.

L'Empereur ne voulait pas que l'on pût croire qu'il donnait des ordres dont l'exécution était impossible. C'était plus positivement sous ce rapport qu'un refus d'obéissance passive l'offensait. La susceptibilité de l'amour-propre était en jeu. Une longue habitude du commandement absolu, sous lequel tout le monde pliait, avait donné un grand empire à cette susceptibilité. Il aimait à répéter que le grand maréchal Duroc «ne lui avait jamais dit non». Cela était rigoureusement vrai, mais voici comment. Lorsque l'Empereur disait au général Duroc: «Faites telle chose», le général Duroc lui répondait: «Oui, Sire», et si la chose n'était pas faisable, il allait se promener, puis il revenait à l'Empereur lui expliquer par des sornettes pourquoi il n'avait pas pu satisfaire à son désir. L'Empereur ne se fâchait jamais de l'explication, alors même qu'il s'apercevait qu'elle n'était pas explicite. Mais tout le monde ne pouvait pas se permettre de faire ce que le général Duroc faisait: il n'y avait pas deux Durocs pour l'Empereur.

Quant à moi, ici, pour l'ordre que me donnait l'Empereur, il n'y avait pas à calculer; un oui, c'était obéir; un non, c'était désobéir. Je disais non. Ma désobéissance était pleine et entière. L'Empereur ne pouvait pas le voir autrement.

L'emploi d'administrateur général des mines de l'île d'Elbe était, sans comparaison, le plus rétribué de tous les emplois de l'île. L'Empereur était accablé de solliciteurs. Les proches de la famille impériale s'agitaient beaucoup en faveur d'un gentilhomme corse pour lequel Madame mère avait une extrême bienveillance.

Mon refus de verser les fonds dont je me croyais le dépositaire responsable n'était plus un mystère pour personne. On disait à l'Empereur que je ne lui obéissais pas parce que je ne le considérais plus comme le grand Napoléon. C'était sa fibre la plus irritable. L'Empereur se révoltait à l'idée qu'on voulait l'amoindrir. Il veillait à sa grandeur impériale comme à sa gloire militaire, même plus encore. Il avait peut-être raison. Sa gloire militaire était un fait immortel bien accompli, que rien ne pouvait détruire, ni même altérer, et dont la célébrité, indépendante des vicissitudes humaines, était devenue l'apanage des siècles. Il n'était pas de même de sa grandeur impériale. Quelle qu'eût été l'immensité de cette grandeur, les destins l'avaient brisée, et lui seul, comme homme, comme grand homme, était resté au-dessus des événements. C'était surtout l'homme que l'on respectait dans l'Empereur. Ce respect, je le professais de toutes les facultés de mon âme. J'aurais considéré comme une profanation sacrilège toutes les paroles qui auraient exprimé un sentiment contraire. Je l'aurais bravé s'il avait été tout puissant. J'avais dit à l'Empereur: «Jamais un homme puissant ne m'a intimidé. Ce qui n'empêche pas d'être humble devant le malheur.» L'Empereur n'avait pas été blessé par ces paroles, puisqu'il en avait parlé avec éloge au général Dalesme.

Il était convenu entre le général Drouot et moi que je travaillerais avec l'Empereur. Cependant, depuis mon refus d'obéissance, l'Empereur avait observé au général Drouot «que, s'il était à Paris, je n'aurais pas la prétention de travailler avec lui», et le général Drouot, peut-être par ordre, m'avait répété cette observation. C'était une erreur de la part de l'Empereur: s'il avait été à Paris dans les conditions où il était à Porto-Ferrajo, où j'étais moi-même, ce que je lui demandais à Porto-Ferrajo, je le lui aurais demandé à Paris, et peut-être avec plus de force. Ici les paroles de l'Empereur n'étaient pas d'accord avec ses actions. Blessé par mon refus de lui obéir, dans l'idée malencontreuse que je voulais le faire descendre du haut de sa grandeur impériale, il avait, après coup, paru se plaindre de ce que je voulais travailler directement avec lui, et, lorsque je restais un peu de temps sans aller personnellement prendre ses ordres, négligence à laquelle j'étais assez enclin, il me faisait appeler pour me les donner. Aussi son opinion n'était pas arrêtée à mon égard. Moi, mon parti officiel était pris. C'était toujours à lui que j'accusais réception des ordres qui ne venaient pas de lui; c'était à lui que je rendais compte de leur exécution ou de leur non-exécution; c'était à lui que je faisais mes rapports administratifs.

On offrit à l'Empereur d'administrer les mines pour la moitié des appointements dont je jouissais. Un chambellan me fit connaître ce que l'on écrivait à cet égard. Je mis de suite l'Empereur à son aise. Je déclarai au général Drouot que si l'on touchait à mes émoluments, je quitterais immédiatement. Parler au général Drouot, c'était parler à l'Empereur, du moins en ce qui me concernait. Le général Drouot m'en avait prévenu, en me demandant si cela me convenait. Je ne voulais pas que l'on me marchandât, particulièrement au milieu des circonstances difficiles dans lesquelles l'on m'avait placé. Il me semblait qu'il y aurait eu quelque chose d'avilissant pour moi si j'avais débonnairement consenti à cesser d'être ce que j'avais été jusque-là. Mon bagage était prêt, mais personne ne me dit rien. L'Empereur ne me fit pas même soupçonner ce qui avait eu lieu. Cependant je sus plus tard qu'il avait deux fois refusé les services à bon marché, et je fus touché de son silence de délicatesse. La première fois qu'on avait demandé ma place à l'Empereur, celui qui la lui demandait, une heure avant de la lui demander, était sous le coup d'une prise de corps, par suite d'un jugement commercial, et, prosterné à mes pieds, il me suppliait d'être son sauveur, comme je l'avais été plusieurs autres fois. Je payai pour lui... Le chambellan Vantini l'avait raconté à l'Empereur, et, quelques jours après, l'Empereur me loua de «ce que j'avais fait pour un vilain homme». Mais ce vilain homme était auprès de lui, il y resta, et lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, il me remplaça... L'Empereur avait des aveuglements volontaires vraiment incompréhensibles. Je viens de parler du maire de Rio-Montagne.

L'Empereur donnait carrière aux intrigants, car il leur prêtait l'oreille. Il écoutait facilement ce qu'on lui disait. Il était toujours en garde. Triste condition que celle qui fait penser que le mauvais côté du genre humain est précisément le genre humain (sic)!

On fit croire à l'Empereur que les deux gardes-côtes de surveillance pour empêcher qu'on ne volât le minerai étaient une dépense inutile, et, l'Empereur, ne voyant que l'économie, supprima ces deux embarcations. Il s'en rapporta aux instigations qui lui créaient des prétextes pour me tourmenter. Mais les marins de ces deux embarcations allaient se trouver sans emploi: je réclamai dans leur intérêt. L'Empereur s'impatienta: je donnai ma démission; je la motivai sur ce que des affaires de famille réclamaient ma présence dans ma patrie. J'adressai ma démission au général Drouot pour qu'il la remît à l'Empereur. Il me la rapporta, et il me pria instamment de ne pas lui donner cours. Il dit à mon épouse: «qu'il ne serait jamais pour rien dans ce qui me ferait séparer de l'Empereur.» Je fis ce qu'il désirait. Le même jour, l'Empereur m'envoya chercher. Je n'allais plus auprès de lui qu'à mon corps défendant: c'était pour moi une corvée. Je trouvai l'Empereur doux comme un agneau: il ne me dit pas un seul mot de mon service; il m'accabla de questions d'État, des plus hautes questions d'État. Sans s'informer si j'étais à même de lui répondre, lorsqu'il se fut bien contenté, il me dit: «À revoir.»

Que signifiait ce qui venait de se passer? Je n'ai jamais pu m'en rendre bien compte. L'avant-veille, l'Empereur avait été mal pour moi. Il m'avait demandé avec un froid glacial «si je persistais toujours dans mon entêtement», et, sans me donner le temps de lui répondre, il s'était brusquement retiré, ce qui, dans de semblables circonstances, annonçait le plus haut degré de sa mauvaise humeur. Je cherchai à deviner, et, ne pouvant trouver, j'attribuai cette mansuétude à quelque récit bienveillant de mon vieil ami le général Dalesme ou de mon nouvel ami le général Drouot.

L'Empereur avait expressément chargé M. le trésorier Peyrusse de me voir pour vaincre ce qu'à tort il appelait mon entêtement. M. Peyrusse, par son âge, par sa jovialité de tous les moments, de toutes les circonstances, n'était pas un homme imposant; mais, franc et loyal, plein d'esprit, ne disant jamais de mal de personne, il méritait d'inspirer une grande confiance. Je le reçus avec plaisir. Mais quels sont les moyens pour combattre victorieusement un homme qui est dans la ligne du devoir et qui ne veut pas la quitter? Il n'y a que des moyens pernicieux, immoraux, et M. Peyrusse était incapable de les employer. D'ailleurs, l'Empereur voulait me vaincre par le raisonnement. M. Peyrusse trouva que le raisonnement n'était pas possible, car, en son âme et conscience, il était convaincu que le droit était de mon côté. Il épuisa donc l'éloquence des banalités; je restai inflexible; alors M. Peyrusse s'écria, mais sur le ton de la plaisanterie: «L'Empereur vous enverra des grenadiers.» Et je lui dis sur le même ton: «Que ces grenadiers soient plus forts que moi, car je me défendrai, et, s'ils sont plus faibles que moi, je les jetterai par la croisée.» Certainement aucune personne de bon sens n'imaginera que je prononçai sérieusement ces paroles. M. Peyrusse avait ri, moi, j'avais ri. La chose n'était susceptible d'aucune importance, mais M. Peyrusse la raconta à l'Empereur. L'Empereur la prit au sérieux; néanmoins il ne s'en fâcha pas. M. Peyrusse était loin d'avoir eu une mauvaise intention en faisant ce rapport. Il voulait tout simplement faire rire l'Empereur comme nous avions ri. Son intention était si inoffensive, qu'il disait en même temps à l'Empereur «que j'avais l'héroïsme de la délicatesse». M. Peyrusse et moi, nous nous séparâmes comme si nous étions réunis, pleins d'estime l'un pour l'autre. M. Peyrusse avait commencé par me dire «qu'il ne venait pas me trouver de son plein gré». J'entre dans tous ces détails, à l'égard de M. Peyrusse, parce que plusieurs notabilités l'avaient injustement soupçonné de «jeter l'huile sur le feu». Durant tous ces débats accablants, M. Peyrusse fut parfait pour moi, et, plus d'une fois, il ne craignit pas de déplaire à l'Empereur. Sans doute en sa qualité de trésorier, il ne comprenait que le tintement des écus.

Je fis un appel à l'affection du général Drouot pour qu'il intervînt sérieusement entre l'Empereur et moi, et mon appel tourmenta ce digne homme. Il me demanda en grâce de ne pas le mêler à cette déplorable affaire. Dès lors, je m'abstins de tout ce qui aurait pu lui faire croire que j'étais dans la nécessité de recourir à lui.

Et comme si l'affaire de l'argent n'était pas suffisante pour m'occasionner de cruels soucis, il en survint une autre qui, pendant une semaine, augmenta mon tourment. La farine pour les approvisionnements de siège avait été consignée dans un mauvais état. La troupe refusait le pain que cette farine produisait. Il y avait eu des murmures militaires caractérisés. Alors on mit dans la tête de l'Empereur de faire manger cette farine aux ouvriers des mines. L'Empereur décida que je ferais faire une distribution aux mineurs, comme si pour un pauvre morceau de pain, la bouche de l'ouvrier ne valait pas la bouche du soldat. Le général Bertrand me transmit les ordres de l'Empereur. Ces ordres me pétrifièrent. J'étais indigné. Mon premier mouvement fut de jeter le manche après la cognée, de m'en aller. Plus calme, je montai à cheval pour aller déclarer à l'Empereur que je n'exécuterais pas ses ordres, et, avant de me présenter à l'Empereur, j'entrai, selon mon usage, chez le général Drouot. Celui-ci me trouva trop agité pour parler à l'Empereur; il me conseilla de faire un essai, et je rentrai de suite à Rio pour essayer. Je me hâtai de réunir tous les employés et tous les chefs de poste. Nous essayâmes immédiatement. La mauvaise farine donna du mauvais pain. Le général Drouot put se convaincre que le refus des ouvriers n'avait rien de blâmable. En sa présence, j'écrivis à l'Empereur, et lui communiquai ma lettre. Le général Drouot y trouva quelques expressions qui pourraient être prises en mauvaise part. Je refis ma lettre presque sous sa dictée. La voici:

«Sire,

«Je me plais à croire que Votre Majesté est convaincue de l'empressement que j'ai mis à satisfaire à l'ordre qu'elle m'avait donné, de faire distribuer de la farine aux ouvriers des mines.

«Mais cette farine a fait du mal à beaucoup de travailleurs; tous les travailleurs refusent de la prendre. Je suis sûr que ce refus n'est pas l'effet d'une cabale.

«Sire, mon devoir est d'obéir à Votre Majesté en ce qu'elle m'ordonne de juste, et de me faire obéir par ceux qui me sont légalement subordonnés. Mais, Sire, mon devoir est aussi de représenter à Votre Majesté qu'il ne serait pas juste que des malheureux qui ne mangent que du pain, dont les trois quarts ne boivent que de l'eau, fussent forcés à manger du mauvais pain, et, dans tous les cas, ce ne sera pas moi qui aurai le triste courage de les y forcer.

«J'ai l'honneur de prier Votre Majesté de vouloir bien me dicter une règle de conduite.

«Je suis avec respect, etc.»

J'avais fait un peu de contrebande avec le général Drouot. J'avais ajouté quelques mots à sa dictée. Ce fut précisément les mots que l'Empereur remarqua de suite. Le général Drouot m'en fit un reproche tout amical.

L'Empereur m'appela. Le général Bertrand était avec lui. L'Empereur me dit «qu'il était loin de vouloir faire du mal aux ouvriers». Il m'engagea de tenter un autre essai en mêlant de la mauvaise farine avec de la bonne farine. Mais il ne me prescrivit pas cette mesure. L'inflexion de sa voix donnait à sa parole quelque chose de paternel qui me subjuguait. J'allais consentir, quand le général Bertrand me dit en parlant des ouvriers des mines: «Il faut que ces gens-là vous obéissent, et voilà tout.» Ce langage de dureté était si extraordinaire qu'il m'étonna tout à fait, et, maîtrisé par l'étonnement, peut-être aigri par ce qui le causait, je lui répondis avec un ton au moins égal: «Il faut que ces gens-là me désobéissent, si je leur commande de s'empoisonner, et voilà tout.» Le premier mouvement de l'Empereur fut de sourire, mais ce ne fut qu'un mouvement, et, reprenant son air grave, il allait me parler, quand le général Bertrand m'adressa encore ces mots: «Cependant le maire de Rio-Montagne, qui doit aussi s'intéresser aux ouvriers puisqu'ils sont ses administrés, vient de m'assurer que, sans murmure, ils feraient tout ce que vous voudriez, et il m'a également assuré que plusieurs ouvriers n'avaient pas du tout trouvé mauvais le pain de la farine qu'on appelle gâtée.» Cela m'expliquait pourquoi la bonne nature du général Bertrand était un moment sortie de son caractère. Il croyait qu'il n'y avait que de la mauvaise volonté en jeu. L'Empereur vit facilement que j'allais répondre avec sévérité: «Ce serait par trop odieux, dit-il, que le maire de Rio-Montagne voulût, sans nécessité, faire du mal à ses concitoyens, et la raison repousse cette pensée.» Je répondis vivement à l'Empereur: «Mais il y a une nécessité pour le maire de Rio-Montagne.--Laquelle?» répliqua l'Empereur avec autorité. Et j'ajoutai avec rudesse: «Celle de flatter Votre Majesté.» L'Empereur ne s'attendait pas à cette nécessité. Il regarda le général Bertrand avec expression. Je me décidai à me taire; je sentais que j'étais entraîné, que j'irais trop loin. Ce n'était pas le compte de l'Empereur; mon silence ne lui plaisait pas; il me força de le rompre. «Parlez, répéta-t-il plusieurs fois, parlez! Nous sommes seuls, vous n'avez rien à craindre.» Et je lui parlai ainsi: «Sire, j'avais prié Votre Majesté de me permettre de ne jamais l'entretenir du maire de Rio-Montagne, et je suis fâché que Votre Majesté n'attache aucune importance à ma prière. Je cède donc à la contrainte qu'elle m'impose. Ce maire est aujourd'hui de service auprès de Votre Majesté; il écoute peut-être. Il vient de me saluer profondément: je ne l'ai même pas regardé. Que Votre Majesté le fasse appeler; alors Votre Majesté verra comment je sais être vrai. Je n'ai pas besoin de secret; le secret n'est bon que pour ceux qui sont à craindre, et je ne crains rien. J'évite d'attaquer lorsque je puis l'éviter, mais lorsque j'y suis obligé, j'attaque en face, surtout les gens sans délicatesse, et en ce moment, Votre Majesté peut facilement s'en convaincre.»

L'Empereur ne me pressa plus. Il se borna à me témoigner le désir qu'il avait de me voir tenter un autre essai. Je fis ce second essai; je le fis avec toutes les précautions possibles, en exigeant que le médecin et le chirurgien fussent sans cesse sur pied, et bien m'en valut, car vingt-quatre heures après la seconde distribution, il y avait cent mineurs indisposés. Mon parti était pris.

Cette distribution ne s'était pas faite sans peine; j'avais été presque forcé de l'imposer; ce qui me faisait saigner le coeur, mais j'avais mangé moi-même de la qualité du pain que les ouvriers mangeaient. J'avais prêché d'exemple. Le général Drouot savait de quelle manière je m'étais comporté, et il en avait rendu compte à l'Empereur; il lui parut que l'Empereur en était touché; néanmoins l'Empereur ne m'en parla pas.

L'Empereur attendait mon rapport définitif: je le lui fis par écrit et verbalement. Je concluais à l'impossibilité absolue de persister à la distribution de la mauvaise farine: «Soit, me dit-il, à l'impossible nul n'est tenu, et je ne demande pas des choses impossibles.» Ce n'était pas là un langage de fâcherie, mais ce n'était pas aussi un langage de satisfaction, et je méritais certainement qu'il me louât, car j'avais fait pour lui ce que très certainement je n'aurais pas fait pour moi.

Ainsi finit cette affaire qui dans son principe avait prêté à me donner l'apparence d'être décidé à une résistance systématique, et j'avoue que je fus aux anges de n'avoir plus à m'en occuper. Ce n'est pas vivre que de passer sa vie à discuter, surtout à discuter avec un homme tel que l'Empereur. L'Empereur s'était fait une nature du commandement absolu, et, comme s'il était encore dans la toute-puissance de cette nature, il se croyait le maître d'imposer l'obéissance, et il se soulevait contre les sentiments généreux pour la conviction desquels sa volonté n'était pas une loi infaillible. Heureusement que sa haute raison l'empêchait de se laisser aller longuement à l'influence de ses erreurs. Sa mauvaise humeur passait vite. L'Empereur était très oublieux des querelles peu importantes, il n'en chargeait pas sa mémoire.

L'affaire des farines avait eu autant de retentissement que l'affaire de l'argent, même plus, car elle était plus patente. On croyait généralement que ma résistance amènerait mon renversement. Les Elbois étaient inquiets pour moi, car je puis dire avec fierté que je suis le Français qu'ils ont le plus aimé.

C'était surtout un Corse, valet de chambre de l'Empereur, pour lequel l'Empereur semblait avoir une bienveillance particulière, qui répandit le bruit de ma destitution, en désignant un de ses compatriotes pour mon successeur, et je dus me plaindre de cette inconvenance, dont l'opinion s'emparait parce qu'elle sortait de l'intérieur du palais impérial. Ma plainte était d'autant plus opportune que l'opinion, dans son extrême bienveillance pour moi, blâmait l'Empereur. L'Empereur écouta ma plainte; il gronda son valet de chambre. Toutefois le valet de chambre n'avait pas inventé ce qu'il disait, il ne faisait que répéter. J'en fis faire l'observation au général Drouot. L'Empereur avait refusé d'accepter ma démission, j'étais toujours prêt à la lui donner: il le savait, il n'avait donc pas besoin d'avoir recours à une mesure de rigueur. Ce fut le sentiment du général Drouot, il devint le mien.

Cependant la distribution presque forcée de la mauvaise farine avait nui à l'Empereur dans l'esprit des ouvriers des mines, et moi-même je n'y avais pas gagné. On avait dit à l'Empereur que j'avais une puissance absolue sur les mineurs, qu'ils feraient tout ce que je voudrais leur faire faire; on avait dit aux mineurs que l'Empereur ne me refusait rien. Il résultait de cette double assurance que l'Empereur doutait de ma bonne volonté, tandis que les ouvriers des mines croyaient moins à mes sentiments paternels.

La bataille de la farine avait donné du répit à la bataille de l'argent. Mais les hostilités recommencèrent. La reprise des hostilités est presque toujours marquée par un choc violent: ce que j'avais prévu arriva. L'Empereur me fit encore demander et redemander les fonds que j'avais sauvés du naufrage. M. le trésorier Peyrusse fut de nouveau son organe. Nous échangeâmes des paroles: cela n'arrangeait pas l'Empereur. Il revint lui-même à la charge: cela me convenait mieux. Toujours dans une intention pacifique, M. Peyrusse, en rendant compte de mes opinions, en modifiait la franchise quelquefois mêlée d'un peu de brusquerie, et de cette modification bienveillante il pouvait se faire que l'Empereur ne fût pas bien convaincu de ma résolution. Avec l'Empereur c'était autre chose; chaque coup portait; il fallait se battre; mais l'Empereur ne voulait pas discuter, il voulait commander. Il avait le droit d'interrompre, il ne consentait pas à être interrompu, de telle sorte qu'on ne pouvait pas opposer des raisons à ses raisons: d'où il résultait qu'il avait sans cesse raison. Ce système n'était pourtant pas son système général. Ordinairement il discutait, il se plaisait à ce qu'on discutât, il ne faisait pas de la prépotence, et lorsque son opinion n'était pas la meilleure, il avouait sa défaite. Ici la discussion n'était guère possible. Les positions étaient tranchées: d'un côté le droit, de l'autre la force. L'Empereur répugnait à faire usage de la force; il ne pouvait pas invoquer le droit. De là son état perplexe. Il voulait l'argent. Tout ce qu'il disait et tout ce qu'il faisait se résumait dans ce mot: «Versez.» Tout ce que je lui répondais aboutissait à ces paroles: «Je ne verserai pas.» Nous ne pouvions donc pas nous entendre. L'Empereur, qui eut plusieurs moments de vivacité, n'employa jamais aucune parole blessante. Lorsque l'Empereur me parlait d'autre chose que de l'argent, ce n'était plus le même homme, et personne n'aurait pu croire qu'il venait d'être mécontent de mes refus. Ensuite c'était à recommencer.

Cette tourmente, qui prenait un caractère chronique, n'était pas la seule chose qui me fatiguât depuis que j'étais fonctionnaire de l'Empereur de l'île d'Elbe.

L'Empereur me faisait transmettre la presque totalité de ses ordres par le général Bertrand, mais le général Bertrand, plongé dans les méditations de famille, déjà ennuyé de l'île d'Elbe, n'était pas porté à travailler d'un travail assidu. Il lui arrivait souvent de perdre de vue les demandes qu'il avait faites, ainsi que les réponses qui lui étaient adressées. Il m'arrivait qu'on me demandait une seconde fois des renseignements desquels l'on m'avait accusé réception. Le général Bertrand aurait sans doute été plus à son aise dans une sphère de grandes opérations, mais il était contraint à entrer dans des détails minutieux, et cela ne l'accommodait pas. Il avait beaucoup de vivacité dans les choses importantes, lorsqu'il devait procéder sur-le-champ à leur exécution, mais cette vivacité l'abandonnait dès qu'il était obligé à se clôturer dans le cabinet.

L'Empereur n'avait pas voulu se mettre à la portée de sa position. Son génie étouffait dans Porto-Ferrajo, il fallait toujours que quelque étincelle en franchît les remparts. Cela l'inquiétait. Dans son inquiétude il s'en prenait aux hommes et aux choses. Tant qu'il eut l'idée de prolonger son séjour à l'île d'Elbe, il s'occupa avec une sorte d'avarice de tout ce qui pouvait tant soit peu grossir ses revenus, et c'était triste de voir un si grand homme devenir presque un homme du fisc.

L'Empereur avait supprimé les deux gardes-côtes spécialement destinés à empêcher qu'on ne volât le minerai de fer. Les voleurs reparurent dès que les gardes-côtes eurent disparu. Le maire de Longone était un des voleurs. Il prétendait que les mines de Terra-Nera avaient appartenu à ses ancêtres. Jamais sous l'empire français il ne s'était fait un droit personnel de sa prétention. L'Empereur sut tout cela, il se fâcha, sans se rappeler que je n'avais plus le moyen de faire surveiller les bords de la mer. Il fallut encore des explications écrites.

J'avais élevé l'établissement des mines à une grande prospérité. Des financiers, d'une profondeur extraordinaire de science économique, proposèrent à l'Empereur un moyen tout simple d'accroître encore les revenus de cet établissement: c'était de supprimer une partie des ouvriers des mines. L'Empereur, qui alors ne songeait qu'à grossir son trésor, admit le principe de cette idée ingénieuse, et il m'ordonna de le mettre en pratique. Nouvelle source de discussion, nouveau besoin de résistance. Des plaintes sérieuses avaient suivi la réforme des gardes-côtes: une insurrection aurait marqué le renvoi d'un nombre quelconque de mineurs. Tous les ouvriers des mines avaient rancuneusement sur le coeur la farine gâtée dont leur santé s'était ressentie: je ne pouvais plus me trouver parmi eux sans que quelqu'un des orateurs titulaires ne me rappelât le temps heureux où je commandais seul. Je prévins respectueusement l'Empereur: «qu'il m'était consciencieusement impossible de me charger d'une semblable suppression.» L'Empereur, sans être courroucé, dit au général Drouot «que les susceptibilités de ma conscience me poussaient trop facilement à l'opposition», et il voulut m'entretenir. En me rendant auprès de lui, je m'étais demandé si les paroles de l'Empereur étaient des paroles de vérité, et cet examen m'avait porté encore plus à rester dans ma ligne d'équité. L'Empereur chercha à me prouver que j'avais tort: il me cita les princes de Piombino qui avaient un nombre de mineurs bien moins considérable que le nombre que j'employais. Je lui observai que le revenu actuel des mines triplait le revenu qu'elles donnaient avant les Français, que l'accroissement de l'exploitation avait nécessairement rendu indispensable d'augmenter les bras pour exploiter. Ensuite je lui représentai que le gouvernement des princes de Piombino n'avait rien de paternel, que ces princes prenaient tout, et j'ajoutai avec le verbe de la conviction que «lorsque les gouvernants prenaient tout, il ne restait rien pour les gouvernés». Cela me parut lui faire impression. J'ajoutai que, du temps des princes de Piombino, la population elboise qui dépendait d'eux était une population de misère, qui naissait et mourait dans un état de pauvreté extrême, et qu'il ne pouvait pas convenir à l'empereur Napoléon que sous lui les Elbois redevinssent ce qu'ils avaient été sous leurs petits tyrans. L'Empereur laissa machinalement échapper ces mots: «Moi aussi je suis pauvre.» Alors, entraîné malgré moi, je l'interrompis et je lui dis avec émotion: «Sire, votre pauvreté sur la terre d'exil est un des plus beaux rayons de votre auréole de gloire, car elle témoigne qu'aux jours de la grandeur vous avez plus pensé au bien-être du peuple qu'à votre propre bien-être. Aussi le peuple, qui n'est jamais ingrat, à côté du souvenir de votre génie conservera toujours la mémoire de votre générosité, et cette mémoire est capable d'agir sur les destinées.» J'avais été entraîné. L'Empereur m'avait laissé parler, il resta morne et silencieux. Quelques moments s'écoulèrent. Puis il me dit: «Faites ce que vous jugerez convenable; l'on m'avait présenté la chose sous un autre aspect.» Et il me congédia. Il avait été content de moi, puisque le général Drouot vint expressément à Rio pour m'en donner l'assurance, et qu'il la tenait de la bouche de l'Empereur.

Mais l'Empereur était en réalité trop grand pour qu'il lui fût possible de se rapetisser à volonté au niveau des petites choses. Aussi il n'était pas étonnant de le voir donner à faux lorsqu'il s'occupait des choses mesquines. Il avait renoncé au licenciement d'une partie des ouvriers des mines: ce qui ne l'empêcha pas de trouver un moyen d'en diminuer le nombre. Il me fit demander des mineurs pour d'autres travaux que ceux des mines. Ces mineurs durent se porter sur tous les points de l'île. Les travaux des mines perdaient à cela: les autres travaux n'y gagnaient pas. Rien ne s'en trouvait mieux. J'avais dit à l'Empereur tout ce que je devais lui dire: l'Empereur avait écouté d'autres conseils. Aucun reproche ne pouvait m'atteindre.

L'Empereur se mêlait des moindres approvisionnements.

C'était surtout l'achat du blé qui était de la plus haute importance pour moi. L'Empereur en avait chargé le général Bertrand. Le général Bertrand aurait plutôt fait un autre pont sur le Danube que les démarches nécessaires pour la réussite de cette opération. La saison avançait, l'opération n'était pas même entamée, la disette pouvait être la suite de ce retard, et cela, parce que l'on avait porté atteinte à mes attributions.

Je donnai une seconde fois ma démission. Mais cette fois je craignis l'influence que le général Drouot exerçait sur moi. C'est qu'en effet il me tenait sous le charme de ses nobles vertus. Ainsi, je m'abstins de lui communiquer le parti auquel je m'étais décidé. J'adressai ma démission directement à l'Empereur: je la lui fis remettre par le chambellan de service. Cette fois, il n'y avait (sic) pas à prétexter qu'elle lui était inconnue.

Cependant, en me séparant de l'Empereur, je lui offrais en même temps de continuer le service jusqu'à ce que mon successeur pût se passer de l'expérience que j'avais acquise, et j'ajoutais que je resterais sans compter au nombre des employés. Ma démission était d'ailleurs pleine de respect pour l'Empereur.

L'Empereur avait reçu ma démission à deux heures après midi. J'attendais sa réponse à Porto-Ferrajo, et, ne la voyant pas venir, j'allais retourner à Rio. Je rencontrai le général Bertrand; il me dit avec une espèce de volubilité: «Vous êtes heureux de vous en aller, si vous pouvez vous en aller.» Et il me quitta. Ces paroles isolées me firent penser que l'Empereur consentait à la cessation de mes services. J'avais cru devoir m'abstenir d'aller chez le général Drouot.

Le lendemain, à huit heures du matin, le général Drouot était à Rio, et à la manière dont il m'aborda, je devinai qu'il n'approuvait pas ce que j'avais fait. Il se plaignit que, lorsque je semblais avoir pris l'habitude de le consulter en toutes choses, je ne lui eusse rien dit de la chose la plus importante, et il me blâma. Puis, avec sa logique serrée, il chercha à justifier l'Empereur de tous les griefs qui m'avaient plus particulièrement froissé; il ajouta avec une petite apparence d'humeur: «Je ne vois pas de quel droit vous voudriez que l'Empereur vous traitât différemment que comme il nous traite!» Puis il mit les grandes qualités de l'Empereur en regard de ses petits défauts. Ensuite, avec sa douceur angélique, il s'adressa à mon coeur: «Je crois que l'Empereur vous a affligé, il n'en a pas eu l'intention; il ne s'en est pas même douté. Mais vous, par votre départ, si vous partiez, vous augmenteriez volontairement, bien volontairement, malgré toute la délicatesse de vos sentiments, le mal que ses ennemis lui ont fait, parce que, aimé comme vous êtes aimé, connu comme vous êtes connu, ce départ aurait du retentissement, et les méchants s'en empareraient pour ajouter à leurs calomnies. D'ailleurs, il n'est pas généreux de vouloir quitter des fonctions dans lesquelles vous savez bien que l'Empereur ne peut pas maintenant vous faire remplacer.» Je ne m'attendais pas le moins du monde à ces deux raisonnements que j'ai réduits à leur plus simple expression. Tant est-il que je fis ce que le général Drouot voulut; je retirai ma démission. Je crois que l'Empereur ne m'aurait pas dominé comme le général Drouot me domina. Les paroles du général Bertrand m'avaient frappé; je les répétai au général Drouot. Le général Drouot me dit: «Cela ne m'étonne pas», et, avec une intention marquée, il me parla d'autre chose.

C'est avec quelque anxiété que je me présentai de nouveau à l'Empereur. L'Empereur s'en aperçut peut-être. Il me mit tout de suite à mon aise; ses premières paroles furent pour me demander des nouvelles de ma famille; il me dit des choses honorables pour ma femme. Il ne fut pas question d'affaires.

Je suivais la marche publique et privée dont je ne me suis jamais écarté: celle de la ligne droite. J'obligeais toutes les personnes que je pouvais obliger: j'avais beaucoup obligé; je ne marchais sur aucunes brisées; ainsi je ne faisais point de jaloux. Je pouvais croire que j'étais cher aux Elbois, particulièrement à ceux qui entouraient l'Empereur. Ainsi les affections ne me faisaient pas défaut. Il n'y avait sur l'île d'Elbe que le maire de Rio-Montagne qui pût chercher à me nuire. Ce n'est pas qu'il se déclarât mon ennemi, mais c'était une mauvaise nature que la reconnaissance humiliait, et que j'avais maintes fois sauvé de la prison, même depuis qu'il était chambellan de l'Empereur, j'entends de la prison pour cause de dettes commerciales. Puis il ambitionnait d'arriver à l'administration des mines.

Je ne pouvais pas douter de l'amitié du général Drouot.

M. Peyrusse me tenait en garde contre mes fredaines de vivacité et de susceptibilité; il continuait à être excellent 60.

La princesse Pauline était toute bonne pour moi.

Le général Bertrand ne pouvait plus aimer que sa femme et ses enfants. Mais son essence était celle d'un homme de bien, et homme de bien il était pour tout et pour tous, toujours disposé à éviter le mal.

Je savais positivement que l'Empereur avait répondu sévèrement à des demandes et des offres qui lui étaient adressées pour mon remplacement. Je savais surtout que son coeur si noblement filial avait résisté aux instances de sa mère en faveur de l'un de ses compatriotes. Je n'étais pas ingrat: j'aurais donné mon sang pour reconnaître ce que l'Empereur faisait pour moi, mais je ne pouvais pas lui donner ce que je considérais comme mon honneur.

Plusieurs mois s'étaient écoulés. Il ne pouvait pas convenir à la dignité de l'Empereur que ce débat d'argent se prolongeât indéfiniment: il prit la résolution d'y mettre un terme. Mais il voulut tenter un autre essai, et il chargea le général Bertrand de remplir auprès de moi la mission que M. le trésorier Peyrusse avait déjà remplie. Il faut remarquer que le général Bertrand ne m'avait jamais écrit un mot à l'égard de cette affaire, il s'était même abstenu de m'en parler: ce qui pouvait me faire penser qu'il ne m'était pas contraire. Lorsque le général Bertrand m'en parla pour la première fois, je venais d'être instruit que l'Empereur lui avait prescrit de «finir par me donner en son nom un ordre de versement», et j'étais prêt à guerroyer. M. Peyrusse avait discuté les droits de l'Empereur. Le général Bertrand ne discuta rien. Je répète religieusement ses paroles. Il me dit: «Eh bien, êtes-vous décidé à refuser le versement que l'Empereur vous demande?» Et sur ma réponse affirmative, il se crut dispensé de passer outre. Ce fut là tout ce qui eut lieu entre le général Bertrand et moi. Cependant, j'appris que l'Empereur était en colère. D'un autre côté, le trésorier Peyrusse, dans un élan de loyauté, m'engageait à me tenir sur mes gardes, et il me prévenait qu'il croyait être certain qu'un orage se formait. J'attendais. Je n'attendis pas longuement: l'orage éclata.



CHAPITRE VIII

Deuxième visite de Napoléon aux mines de Rio.--Scène violente entre Napoléon et Pons.--Promenade en montagne.--Le champagne de l'Empereur.--Armistice.--L'avis de Lacépède.--L'abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d'honneur.--Pons en Toscane.--M. de Scitivaux.--Son opinion sur le retour prochain de l'Empereur en France.--Lettre de Pons à l'Empereur.--Nouvelle conversation.--Pons conquis par l'Empereur.

Le général Bertrand me donna l'avis officiel que l'Empereur voulait aller déjeuner aux mines, qu'il y ferait porter son repas, et il me pria de fournir ce qui pourrait manquer aux gens de la maison impériale. Par une seconde note, le général Bertrand me prévint qu'avant son déjeuner, l'Empereur voulait travailler chez moi, et il m'engageait à tout préparer.

L'Empereur arriva. Il répondit à peine à mes salutations respectueuses. Il prit place au bout d'une longue table; il me fit mettre au bout opposé. Le général Bertrand était à sa droite, M. le trésorier Peyrusse était à sa gauche. Le général Drouot s'était absenté.

Ici commence une scène dont le souvenir me trouble encore. Jusque-là, l'Empereur n'était pas entré sérieusement dans tous les détails de la possession des fonds qu'il me demandait. On lui avait dit, ou il s'était dit que ces fonds lui appartenaient; cela faisait sa loi, et il prétendait que cela devait faire aussi la mienne. Mais il ne m'avait expliqué sa prétention que par des paroles péremptoires.

La séance avait quelque chose de solennel. L'Empereur l'ouvrit en m'adressant ces paroles: «Le général Bertrand vous a transmis, il y a quelques jours, l'ordre que je vous donnais de verser les fonds que vous avez entre les mains, et vous avez refusé d'obéir.» Je lui répondis: «Je n'ai pas reçu cet ordre, mais si je l'avais reçu, je ne l'aurais pas exécuté, et je dois le dire à Votre Majesté.--Pourquoi cela?» ajouta l'Empereur. Je lui répondis encore: «Parce que je ne fais jamais rien contre ma conscience.--Vous n'avez pas besoin ici d'en appeler à votre conscience, car il n'y a pas de question douteuse. Les propriétés gouvernementales, directement ou indirectement, que je trouve sur l'île d'Elbe, sont nécessairement à moi, et je vous demande de faire ce que tous les détenteurs des deniers publics ont fait, de me verser les fonds que vous avez en vos mains.--Je n'ai pas à m'occuper de ce que les autres font. Je parle pour moi. Jusqu'au 11 avril passé, le revenu des mines appartient à la Légion d'honneur, et je ferai tout ce que je pourrai pour qu'elle les reçoive. Je ne dois pas obéir à des ordres qui entraîneraient le sacrifice de mon honneur.--Vous ne pouvez pas penser que je veux sacrifier votre honneur. J'ai été directeur de parcs d'artillerie: lorsque je quittais, je rendais compte à ceux qui me succédaient, et je n'ai pas été déshonoré pour cela.--Vous rendiez compte à qui de droit. Mais que Votre Majesté veuille bien observer qu'elle n'est pas ici «qui de droit» pour moi.--Toute cette discussion me rappelle celles que vous avez eues avec la grande trésorerie de la Légion d'honneur.--Ce souvenir est heureux pour moi. J'en remercie Votre Majesté. Alors, je voulais économiser les fonds de la Légion d'honneur: aujourd'hui, je veux les sauver.--Vous ferez ce que je vous dis de faire.--Je ne le ferai pas.--Monsieur, je suis toujours Empereur!--Et moi, Sire, je suis toujours Français!»

L'Empereur s'était levé en me disant qu'il était toujours Empereur. J'avais imité son exemple en lui répondant que j'étais toujours Français, et alors il demanda ses chevaux. Ma réponse l'avait visiblement étonné et frappé.

J'ai réduit à quelques lignes un colloque qui dura une heure et demie. Cette discussion n'avait pas pu suivre son cours de nature bourrasqueuse sans des moments de vivacité, presque d'emportement, et je m'afflige quand je pense que l'Empereur fut peut-être plus modéré que moi. Toutefois, son raisonnement n'eut pas la profondeur ordinaire. Il était obligé à se tirer d'embarras en prenant la grosse voix de maître; il avait pourtant fini par s'apercevoir que cette voix ne servait qu'à faire élever la mienne.

Le général Bertrand et le trésorier Peyrusse n'avaient pas ouvert la bouche. Le général Bertrand avait maintes fois haussé les épaules: ce haussement d'épaules semblait annoncer une désapprobation des paroles de l'Empereur. M. Peyrusse était triste et pensif.

L'Empereur était redevenu calme comme s'il n'avait éprouvé que de douces émotions. Il n'en était pas de même de moi. Je pouvais manquer de raison. J'en manquai deux fois coup sur coup.

On annonça que les chevaux étaient prêts. L'Empereur sortit tout de suite. Je ne le suivis pas. C'était un tort. Lorsqu'il fut monté à cheval, ne me voyant pas à sa suite, il me fit appeler par un officier d'ordonnance, et je ne prêtai pas beaucoup d'attention aux paroles de ce messager. Le général Drouot vint, il me dit gravement: «L'Empereur vous attend dans la rue.» Il n'en fallait pas davantage pour me rappeler à mon devoir. Je volai sur-le-champ au-devant de l'Empereur. Le général Drouot savait bien comment me prendre. Je fus soulagé de me retrouver avec lui.

Quel homme était-ce donc que l'Empereur! J'étais convaincu qu'il devait être irrité. Cependant il me parlait sans aucune espèce d'amertume, il avait le sourire sur les lèvres. Je fis cette observation au général Drouot. Le général Drouot me dit: «Il est toujours sans fiel. Sa colère ne passe pas l'épiderme.» Et il ajouta malicieusement: «Il n'est pas, comme vous, ému jusqu'au fond des entrailles.»

L'Empereur voulut grimper à pied une partie de la montagne. Il me fit marcher à côté de lui; il se mit deux fois à mon bras, et il s'appuya aussi sur un bâton. Cependant il se fatigua vite: il reprit son cheval. Nous l'imitâmes. Nos chevaux allaient lentement. L'Empereur m'accablait de toutes sortes de questions. Je répondais comme je pouvais, à tort et à travers. J'étais encore dans un état de fièvre ardente: je crois qu'il avait pitié de moi.

Nous arrivâmes sur le plateau de la montagne. Je m'aperçus que je n'étais pas désigné pour la table de l'Empereur: j'en eus une joie d'enfant.

On se mit à table. L'Empereur me fit asseoir auprès de lui. Cette bonté ne passa pas inaperçue: il y eut un mouvement de plaisir manifeste; tous les yeux de la suite impériale se portèrent affectueusement sur moi. L'Empereur ne cessa pas un seul moment de m'entourer de la plus douce bienveillance; il me pressa plusieurs fois de manger, et il me faisait servir avec exactitude. Il y avait à table une chose réservée pour lui seul; personne ne touchait à cette réserve. C'était du vin de champagne rosé, dont à la fin du repas il buvait la moitié d'un petit verre, et cette réserve venait de ce qu'il n'avait aucune provision de ce vin. L'Empereur m'en servit en me disant: «Prenez de ma gourmandise.» Néanmoins, tant et tant de condescendance ne parvenait pas à éteindre le brasier ardent qui me dévorait. L'amitié me blâmait, je me blâmais moi-même, et je continuais à ne pas répondre aux prévenances généreuses du grand homme. L'honneur m'aveuglait.

L'Empereur se leva. On lui servit le café; alors, avec une grâce qui fait encore tressaillir mon coeur, il m'offrit sa tasse: «Prenez, calmez-vous, car il n'y a pas de raison pour que vous vous tourmentiez ainsi outre mesure.» Puis, se tournant vers le général Drouot, il lui dit en riant: «S'il connaissait nos grandes querelles, ou plutôt mes querelles, il ne serait pas bouleversé comme il l'est.» Et le général Drouot ajouta en me regardant: «Vous pouvez croire ce que Sa Majesté vient de dire.» L'Empereur donna la seconde tasse qu'on lui avait apportée au directeur des travaux des mines, vieillard extrêmement respectable qui, interdit, ne sachant de quelle manière remercier, lui dit, en parlant avec peine: «Vous faites comme notre père qui me le sert toujours.» Et, en effet, lorsqu'il mangeait chez moi, je me réservais le plaisir de lui verser moi-même sa tasse et son petit verre.

L'Empereur triomphait sans réserve. Il ne m'avait pas vaincu: je m'étais vaincu. Que l'on me dise quel est l'homme qui, à la place de l'Empereur, ne m'aurait pas brisé comme le verre. Sans doute il avait tort de vouloir prendre ce qui n'était pas à lui, mais il aurait pu s'en emparer par la force, et, même alors que mes refus pouvaient lui paraître un outrage, il ne voulut jamais écraser ma faiblesse.

En partant, l'Empereur me dit adieu, et il me tendit la main: c'était la première fois que cela lui arrivait.

Néanmoins, rien n'avait été décidé. L'Empereur n'avait pas dit qu'il renonçait à sa demande; je n'avais pas dit que je renonçais à mes refus; nous persistions. On pouvait comparer cela à un armistice.

Je n'avais rien perdu de mon énergie, mais ma colère était désarmée. J'aurais désiré que l'Empereur m'évitât de lutter encore. Dans ce tourment d'esprit, quoique le général Drouot m'eût prié de ne pas le mêler à ces tracasseries d'argent, j'invoquai la sagesse de ses conseils. Le général Drouot me répéta que, dans une affaire de conscience, il ne devait n'influencer ni pour ni contre, et il me fut impossible d'en tirer davantage. La Providence vint à mon secours.

M. de Lacépède était pour moi à Paris ce que le général Drouot était à Porto-Ferrajo: je lui confiais mes affaires, je le consultais. Je lui avais écrit en sa qualité de grand chancelier de la Légion d'honneur. J'avais aussi écrit au général Dejean, le grand trésorier. Mes dépêches officielles avaient sans doute péri dans le naufrage universel.

Lorsque la tempête fut un peu apaisée, je reçus une lettre de M. le comte de Lacépède, mais c'était une lettre particulière, et il m'apprenait qu'il n'était plus grand chancelier; en effet, l'abbé de Pradt lui avait succédé. J'avais tout dit à M. de Lacépède; il avait tout approuvé.

L'abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d'honneur! Rien ne pouvait mieux constater le renversement absolu du monde moral. C'était la honte des hontes. Il n'y avait qu'un gouvernement issu de la coalition des ennemis de la France qui fût capable d'un pareil choix. Ce fut le premier coup frappé pour démolir l'institution nationale de la Légion d'honneur, c'est de là que date sa décadence. L'abbé de Pradt se glorifiait hautement d'avoir livré son pays.... Il m'aurait été impossible d'établir une correspondance suivie avec un homme de cette basse espèce. Il m'aurait été plus impossible encore de le reconnaître pour mon chef. Ma tâche d'administrateur des mines était remplie en ce qui concernait directement mes rapports officiels avec le grand chancelier. Et ce n'était plus qu'au grand trésorier à qui je devais m'adresser pour la disposition de la somme que j'avais eu le bonheur de recouvrer.

Le représentant légal de M. le grand trésorier était, pour moi, M. Scitivaux, receveur de l'administration des mines. M. Scitivaux me fit répondre que l'Empereur, suivant l'apparence, serait bientôt de retour à Paris, et que, s'il en était autrement, on lui retiendrait, sur les subsides qu'on devait lui payer, la somme qu'il aurait prise à la Légion d'honneur. C'était à Florence que je recevais cette réponse. J'avais demandé à l'Empereur de m'y rendre. L'Empereur m'avait confié une mission d'importance qui trouvera ailleurs sa place.

M. Scitivaux avait peur de se compromettre en m'écrivant: la poste n'était pas sûre. Son ami me disait: «Il ne peut pas aller à l'île d'Elbe braver l'Empereur, et s'il y allait sans le braver, c'est-à-dire sans emporter l'argent que vous lui remettriez, il deviendrait suspect aux gens qui maintenant gouvernent la France.» M. Scitivaux était sincèrement attaché à l'Empereur, il en avait donné des preuves dans les moments de détresse; mais il ne voulait pas perdre son emploi.

De retour à l'île d'Elbe, je confiai tout au général Drouot, et, comme moi, le général Drouot fut persuadé que rien ne s'opposait plus à l'exécution des ordres de l'Empereur. M. Scitivaux avait annoncé sa prochaine arrivée à Florence. J'attendis plus que le temps indiqué. J'avais épuisé tous les moyens honorables pour qu'aucun blâme ne pût m'atteindre. J'en appelais sans crainte à ma conscience. Après tant de tourments, je touchais au rivage.

Le général Drouot et moi, nous décidâmes de ne parler à l'Empereur que lorsque je n'attendrais absolument plus rien de M. Scitivaux.

Il s'était écoulé quelques semaines depuis l'orageuse discussion de Rio. L'Empereur était intrigué du silence que je gardais depuis mon retour.

La méfiance de l'Empereur s'arrêtait bien quelquefois devant la probité, mais on la retrouvait partout. Je devais subir la loi commune.

Le maire de Rio-Montagne avait ordonné à un de mes employés de surveiller secrètement si je ne faisais pas des préparatifs de départ. On sait que ce maire était chambellan: il avait prescrit au nom de l'Empereur. Je ne crois pas que l'Empereur lui eût donné expressément une si sotte mission.

Le général Drouot m'avait dit: «L'Empereur ne me parle que très rarement de votre affaire; moi, je ne lui en parle pas du tout!» Le général Bertrand s'abstenait autant qu'il lui était possible de s'abstenir. L'Empereur chargea M. Peyrusse de m'écrire une lettre, dans laquelle il me faisait demander l'état bien circonstancié des sommes qu'il voulait s'approprier.

M. Peyrusse n'avait pas su, du moins par moi, ma course à Florence, et il ignorait aussi la décision que j'avais prise d'effectuer le versement que l'Empereur me demandait.

J'écrivais à l'Empereur, lorsque je reçus la lettre de M. Peyrusse. Cette lettre était d'une longueur extrême; elle finissait ainsi: «Votre délicatesse, votre loyauté, votre attachement à Sa Majesté lui sont trop connus, pour qu'elle puisse douter que vous ne vous empresserez pas de ne rien lui laisser désirer sur tous les points dont j'ai reçu ordre de vous entretenir.» L'Empereur fit effacer le mot attachement, il voulut que M. Peyrusse le remplaçât par le mot dévouement.

Je répondis sur-le-champ à l'Empereur. Il put se convaincre que je n'avais pas besoin de réfléchir «pour ne rien lui laisser «désirer». Il confia ma lettre à M. Peyrusse. M. Peyrusse m'écrivit confidentiellement: «Mon cher ami, me disait-il, j'ai fait briller dans tout leur éclat, l'extrême délicatesse et la probité scrupuleuse que vous avez mises dans vos derniers comptes. Sa Majesté a été satisfaite. Elle m'a écrit la lettre ci-jointe que je m'empresse de vous envoyer par une ordonnance que me fournit le général Drouot, qui a autant de plaisir que moi à voir la justice qui vous est rendue.... Que Sa Majesté, dans vos entretiens, ne s'aperçoive pas de nos communications.... Parlez-lui de votre disette de blé. Il faut enfin qu'il sache qu'on prend pour s'en procurer les moyens les plus lents, les moins accréditants et les plus dispendieux.»

La lettre que M. le trésorier Peyrusse me faisait passer avait rapport à une combinaison administrative, à l'occasion de laquelle l'Empereur voulait me consulter.

L'Empereur s'était grandement trompé en prenant à cet égard [d'autres mesures] que celles qui, jusqu'alors, avaient habituellement [été] prises. Le général Bertrand n'avait rien de ce qu'il fallait pour ces sortes d'opérations. Il nous aurait innocemment conduits à la famine.

Cette fois, pressé que j'étais, je ne communiquai pas au général Drouot la réponse que je faisais à l'Empereur, et il comprit que je n'avais pas pu faire autrement:

«Sire! J'ai obéi aux ordres que Votre Majesté m'a adressés par son trésorier. Mon obéissance n'a été commandée ni par la crainte de perdre mon emploi, ni par l'espérance de le conserver: Votre Majesté sait que j'y avais renoncé volontairement. En obéissant, je n'ai pas même consulté mon dévouement pour Votre Majesté, et rien n'a agi sur moi en dehors de l'honneur. Le gouvernement royal de la France me blâmera sans doute, mais je suis en règle, et ma conscience ne me reproche rien, ce qui est l'essentiel pour moi.

«L'île était en insurrection. Je dus me retirer à Porto-Ferrajo. Je quittai Rio-Marine le 15 mars. Mais avant de partir j'expédiai tout le minerai qui était sur la plage, et cette opération doit prouver à Votre Majesté que je sais veiller aux intérêts qui me sont confiés. Les insurgés n'attendaient que mon départ pour se partager la propriété de la Légion d'honneur.

«Prêt à retourner en France, je dus ne pas faire connaître officiellement, même à Votre Majesté, quelle était ma véritable situation, parce que j'avais à craindre que Votre Majesté ne fît alors ce qu'elle fait aujourd'hui, c'est-à-dire ne me demandât des fonds dont j'étais au moins moralement responsable envers la Légion d'honneur, et que la Légion d'honneur avait le droit de réclamer. Cependant je faisais en même temps tout ce qu'il m'était possible de faire pour être autorisé à verser légalement dans les caisses de Votre Majesté. Je crois pouvoir maintenant agir de la manière que [je] juge la plus convenable, en restant toujours dans la ligne du droit et du devoir. Voilà tout le mystère de ma conduite.

«Oui, Sire,--et je prie Votre Majesté de me pardonner cette continuité de franchise qui n'a jamais été et ne sera jamais de la ténacité,--je crois encore toujours bien fermement que je ne dois des comptes qu'à la Légion d'honneur, que Votre Majesté ne peut pas remplacer. Et si, par la force des circonstances, j'agis contrairement à cette opinion, c'est que je suis moralement convaincu que, par ses reçus, Votre Majesté se met en mon lieu et place, et que, si quelqu'un s'avisait de m'attaquer, Votre Majesté se hâterait de me défendre, car elle ne voudrait pas que je fusse la victime d'une obéissance tant et tant disputée.»

Tout n'était pas fini. L'Empereur était moins tenace dans les grandes affaires d'État que dans les petites affaires de susceptibilité.

M. Peyrusse me transmettait une lettre que l'Empereur lui écrivait pour m'en donner connaissance. L'Empereur me blessait ainsi dans ma délicatesse, car ce qu'il demandait par cette lettre, il pouvait et devait me le demander directement. Ce qu'il faisait ici avait tout l'air d'une réminiscence, quant à ma prétention de travailler directement avec lui. Je voulus tout de suite m'en expliquer avec le général Drouot, puis avec l'Empereur. L'Empereur me renvoya à un autre moment. Cet autre moment venu, il me reçut. L'Empereur avait dit dans sa lettre qu'il voulait me consulter. Cette consultation de prétexte se borna à quelques paroles sur les moyens les plus faciles pour assurer le recouvrement des créances. Sa manière était calme, même douce, sans pourtant être expansive, et visiblement quelque chose préoccupait son esprit. Lorsqu'il m'eut entretenu de ses affaires, je voulus lui parler des miennes, et je lui en demandai la permission. Il me dit en souriant, mais d'un sourire qui avait plutôt quelque chose de sérieux que quelque chose de gai: «Je ne suis pas disposé aujourd'hui à m'occuper de tracasseries, et nous renverrons la chose à un autre jour.» Certainement le général Drouot avait parlé. L'Empereur se retira.

J'avais fait à l'Empereur un sacrifice que je considérais comme immense, et, pour me récompenser, il semblait ne se rappeler que des (sic) discussions qu'il appelait des tracasseries. Il y avait là vraiment de quoi me désorienter. Toutefois, l'Empereur s'était exprimé sans aucune apparence de mauvaise humeur. J'eus un autre étonnement: lorsque l'Empereur fut le sur seuil de la porte, il se tourna vers moi pour me dire d'une voix interrogative: «Vous étiez au siège de Toulon?» et sans attendre ma réponse, il passa dans le salon.

Cette séance ne me fit pas faire un pas dans la voie du mieux, et j'étais fort contrit lorsque j'eus quitté le palais impérial.

J'allai droit à ma ressource universelle: le général Drouot avait, dans sa parole d'honnête homme, un baume qui cicatrisait les plaies de l'âme lorsqu'il ne les guérissait pas. Mais ici il se borna à me dire: «Dans la situation de l'Empereur, je respecte tout ce qu'il fait, quelque chose qu'il fasse.» Je compris la leçon.

J'éprouvais un regret amer: ce n'était pas d'avoir versé les fonds de la Légion d'honneur, mais de n'avoir pas insisté pour ma démission. Le mot de tracasseries, alors que je m'attendais à des paroles de gratitude, m'avait frappé au coeur.

Trois ou quatre semaines s'étaient écoulées sans que j'eusse mis le pied au palais de l'Empereur. Tout le monde s'apercevait que l'orage n'était pas complètement dissipé. Le général Drouot n'avait rien fait ni rien dit pour que je misse un terme à cette désertion apparente. Cette abstention n'était pas naturelle. J'y voyais la preuve qu'il approuvait ma réserve. Il venait régulièrement me voir; ma maison était son lieu de repos. Un matin, il me dit: «L'Empereur m'a demandé si vous étiez malade; cela signifie qu'il fait attention à votre absence, qu'il n'en est pas content. Je suis bien sûr que si vous n'y allez pas, il vous fera appeler.» Je répondis au général Drouot que j'attendrais que l'Empereur m'appelât. Le général Drouot se tut. C'était continuer l'approbation qu'il donnait à ma conduite. La chose était désormais ainsi établie: l'Empereur disait au général Drouot ce qu'il ne voulait pas me dire lui-même. De mon côté, je confiais au général Drouot tout ce qu'il m'importait de communiquer à l'Empereur.

Ma maison, à Porto-Ferrajo, était adossée aux remparts qui entourent le port, et, pour l'agrément de ma famille, le général Drouot, en sa qualité de gouverneur de l'île d'Elbe, avait eu la complaisance de me faire ouvrir une porte qui donnait sur le chemin de ronde. Je planais donc sur le port: je pouvais voir tout ce qui s'y passait.

L'Empereur aimait à faire une promenade matinale sur les quais. Un jour que du haut des remparts je le contemplais dans sa noble simplicité, il m'aperçut et il me fit signe d'aller le trouver. La promenade fut plus longue que de coutume; il m'engagea à déjeuner avec lui, et je continuai à le suivre.

Lorsque le déjeuner fut terminé, l'Empereur me dit: «Je voulais vous entretenir aujourd'hui, mais le courrier m'ayant apporté d'autres occupations, je vous renvoie à demain, et il ne sera plus question de tracasseries.» L'Empereur prononça ces derniers mots en riant. Il n'y avait pas de doute que le général Drouot avait répété ma plainte.

Je fus exact à l'heure indiquée. L'Empereur était dans son cabinet: il avait pris son air de séduction; il me reçut parfaitement. Il commença ainsi:

«Tout est fini maintenant. Toutefois, je veux vous dire ou vous répéter ma pensée; elle vous sera d'ailleurs un motif de sécurité. Vous avez méconnu mon droit, vous avez exagéré vos devoirs, et, dans l'exagération de vos devoirs, vous êtes allé jusqu'à me menacer.»

Ce mot de menace me fit frémir. L'Empereur s'en aperçut. Il continua:

«Ne vous effrayez pas de ce mot: mais dire à M. Peyrusse, même en plaisantant, que «vous jetteriez les grenadiers par la croisée», c'était me faire comprendre que je devais me tenir sur mes gardes, et que, si cela vous était possible, vous opposeriez la force à la force. Heureusement que j'ai été plus sage et plus modéré que vous. Mon droit me mettait d'abord en possession de tout ce qui dans l'île d'Elbe était gouvernemental, sauf à écouter ensuite les réclamations. La Légion d'honneur est une émanation gouvernementale. Vos devoirs étaient subordonnés à mon droit. C'était à moi à juger la question de ce que vous deviez faire. Je crois que vous vous êtes laissé séduire par les attraits d'une intégrité républicaine. Néanmoins, malgré l'entêtement de votre résistance, quelquefois dure, votre conduite vous a acquis ma confiance, et lorsque l'occasion s'en présentera, je vous en donnerai des preuves.» L'Empereur m'adressa l'extension de toutes ces belles choses (sic) sans respirer une seule fois. Il y avait vraiment de l'éloquence dans son abandon. Je croyais qu'il y avait aussi des paradoxes. Je lui demandai la permission de lui faire quelques observations. L'Empereur me dit: «Ne discutons pas. Ce serait sans utilité. J'ai voulu vous faire connaître mon opinion et je veux vous laisser libre de la vôtre. Il ne faut discuter que lorsque les discussions sont indispensables.»

Alors l'Empereur passa à d'autres raisonnements. La diversité des choses qu'il embrassait le conduisit à me parler de dangers possibles, et, me permettant de l'interrompre, je lui dis: «Au moment du danger, Sire, il n'y aura personne entre Votre Majesté et moi.» L'Empereur eut alors un de ces regards suprêmes qui surprennent ou intimident toutes les énergies. Mes paroles ne furent pas perdues pour lui. L'Empereur continuait; je l'écoutais avec avidité. Il m'entretenait des caractères qu'il voyait autour de lui; il faisait des comparaisons; j'étais mêlé à ces comparaisons. Je l'étonnai encore en l'interrompant par ces paroles: «Je prie Votre Majesté de ne me comparer qu'au général Drouot.» L'Empereur eut de suite un autre de ces regards indicibles dont je viens de parler. Mais il avait mal saisi ma pensée, car en la rendant au général Drouot, il lui avait dit: «Pons se croit au-dessus de tout le monde, excepté au-dessus de vous», et je ne m'étais certainement pas exprimé de cette manière. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi l'Empereur avait ainsi tourné mes paroles. Je n'entendais parler que du caractère. Je croyais que le caractère du général Drouot était le caractère dont le mien se rapprochait le plus. Le général Drouot me prévint que ma franchise pourrait heurter des susceptibilités. Il avait raison: une susceptibilité apparut aussitôt, je la trouvai souvent sur mon passage; quelquefois même elle chercha à me le barrer. Mais elle avait un grand fonds de justice et de bonté. C'était plus qu'il n'en fallait pour paralyser des impressions déraisonnables.

L'Empereur avait été ce qu'il était toujours dans les tête-à-tête sans discussion, plein de profondeur et de grâce, car personne au monde n'avait plus de savoir et plus d'amabilité que lui, lorsqu'il ne voulait être qu'aimable et savant. Un Anglais qui l'avait écouté avec admiration me disait: «Le général Kléber avait raison de lui adresser en Égypte ce bel éloge: «Vous êtes grand comme le monde», et ce n'est qu'ici à l'île d'Elbe, que j'ai pu justement me pénétrer d'une vérité aussi bien appliquée.» On apprenait toujours à ses raisonnements, surtout alors qu'il s'animait en traitant des questions d'État. Je ne l'ai jamais quitté, après une conversation sérieuse, sans avoir à me dire: «Je sais telle chose que je ne savais pas.»

Les dernières choses d'extrême bonté que l'Empereur m'avait dites remplissaient trop mon coeur pour que je cherchasse à revenir sur la question de mon travail direct avec lui. L'Empereur comprit le motif de mon silence; il me fit appeler pour travailler. Il me fut permis de penser qu'il avait confiance en moi.

L'affaire de l'argent était enfin consommée. Je n'avais qu'à m'entendre avec le trésorier de la couronne pour les versements que je devais effectuer. Le trésorier m'en fit des reçus circonstanciés: nous voulions mutuellement être en règle.

Je rentrai en France avec l'empereur Napoléon.

Le grand chancelier de la Légion d'honneur, le vénérable comte de Lacépède m'avait conservé toute la plénitude de son amitié, et il y mêlait peut-être même un peu plus de tendresse. Il ne mit aucune réserve aux éloges qu'il donna à ma conduite, il en parla avec enthousiasme à l'Empereur. L'Empereur eut la bonté de me le dire. Tous les employés de la grande chancellerie m'accueillirent avec une extrême affection, et je me retrouvai dans ma famille officielle.

Après la funeste bataille de Waterloo, je dus forcément abandonner mon pays. Après un long exil, je revins habiter la capitale. Alors je voulus rendre compte de ma conduite administrative. M. de Lacépède m'accompagna chez M. le maréchal Magdonnald (sic). Le maréchal me reçut comme une vieille connaissance. Il ne voulut pas que je rendis (sic) un compte public; il prétendait que ce serait attaquer la mémoire de l'Empereur. M. de Lacépède était à peu près de cet avis. Ils m'engagèrent à me taire. Il fut convenu que M. de Lacépède m'écrirait une lettre de satisfaction bien motivée. En effet, il m'écrivit, et je copie sa Lettre.

«Je saisirai toujours avec bien de l'empressement les occasions de remplir un devoir cher à mon coeur en rendant justice à votre habileté dans l'administration, à votre intégrité et aux grands services que vous avez rendus à la Légion d'honneur, pendant que j'étais chancelier de cette institution. Vous avez particulièrement administré d'une manière bien remarquable les fameuses mines de l'île d'Elbe qui appartenaient à notre ordre; vous y avez créé un grand et bel établissement, construit un grenier d'abondance, de grands magasins, des maisons d'habitation destinées aux employés, fait le bonheur des ouvriers et de leurs familles qui vous regardaient comme leur père, donné à la Légion d'honneur un revenu extrêmement supérieur à celui qu'on avait retiré auparavant de ces mines, et répandu dans Rio une telle activité que les habitants y ont élevé plus de soixante maisons et fait construire trente navires marchands.

«Je me félicite de pouvoir vous assurer de nouveau de la reconnaissance que vous avez inspirée à tous les amis de notre Ordre...»

Lorsqu'il avait été question de diminuer mes appointements, j'avais dit que, si l'on y touchait, je me retirerais, et si l'on y avait touché, j'aurais tenu parole. Mais lorsque je n'eus plus rien à craindre des tempêtes, malgré l'opinion contraire du général Drouot, je demandai à l'Empereur, je lui demandai avec prière de diminuer mes émoluments comme il avait diminué ceux des autres employés, et l'Empereur s'y refusa péremptoirement! Je voulus insister: il m'ordonna de ne plus lui parler de cette niaiserie.

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