Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe
V
CAPOLIVERI ET RIO.
C'est au milieu de cette situation d'ordre, de paix, de prospérité, de jouissance à l'intérieur, de considération à l'extérieur que l'île d'Elbe eut une commotion de trouble qui demanda l'appel de la force et dont l'Empereur eut visiblement le coeur navré, quoiqu'il fît des efforts pour paraître y attacher peu d'importance.
La population elboise imagina d'abord que la souveraineté de l'Empereur dispenserait l'île d'Elbe de toute imposition. On eut le tort de la laisser se bercer de cette idée trompeuse. L'époque du payement des impositions arriva, le percepteur dut poursuivre ceux qui ne payaient pas. À Capoliveri personne ne payait: le peuple de Capoliveri est la lie du peuple elbois. Lorsque le percepteur des impositions s'y rendit, la populace l'assaillit par un charivari, puis par des menaces, et il dut fuir. Le maire intervint avec énergie, mais la canaille ne respecte rien; la voix du maire fut méconnue; j'ai dit que c'était le meilleur maire de l'île d'Elbe, je le répète. Il n'y eut que deux ou trois propriétaires qui payèrent. On fit semblant de croire que l'Empereur ignorait ce qui se passait; on supposa que l'intendant agissait pour son propre compte; on savait le contraire; ce n'étaient que des prétextes pour ne pas payer. Des gendarmes furent envoyés à Capoliveri pour être mis en garnison chez les contribuables retardataires. Alors un autre soulèvement eut lieu: la populace déclara qu'elle ne voulait rien payer, elle se décida à chasser la gendarmerie. Le maire lui-même fut menacé dans l'exercice de ses fonctions. La gendarmerie était faible, et elle dut se retirer à Longone. Le maire ne la quitta que lorsqu'elle n'eut plus rien à craindre des forcenés de Capoliveri. Un officier d'ordonnance et le secrétaire de l'intendance furent envoyés comme commissaires de l'Empereur, pour sommer les Capoliverais «de payer le total de leurs impositions dans les vingt-quatre heures, et pour qu'ils eussent à faire connaître les auteurs des deux soulèvements». Le maire réunit le conseil municipal: le conseil municipal déclara aux commissaires qu'on ne pouvait ni payer ni indiquer personne. Les commissaires impériaux n'étaient pas les hommes qu'il aurait fallu choisir. L'un ne jouissait pas de l'estime publique, l'autre était sans expérience. L'Empereur envoya une colonne mobile composée de deux cents chasseurs corses, de vingt lanciers polonais et de quinze gendarmes. La colonne était commandée par le colonel Germanovski. Il avait ordre de tenir garnison chez les habitants de Capoliveri jusqu'à ce que les impositions fussent entièrement payées: elles le furent le même jour. On arrêta quelques perturbateurs. Peu de temps après, l'Empereur leur fit grâce.
Une autre commune qui se refusait aussi à payer les contributions, c'était la commune de Rio-Montagne. Rio-Montagne n'avait jamais pris part aux révoltes elboises; les mains de ses habitants étaient pures de sang français. Avant l'arrivée de l'Empereur, entraînés par leur maire, ils avaient illicitement pris possession des mines, mais ils n'avaient commis aucun désordre, et le plus coupable d'entre eux, le maire, était chambellan de l'Empereur. Des mesures de rigueur prises contre Rio-Montagne auraient certainement eu plus de retentissement que celles qui avaient été exercées contre Capoliveri, du moins l'Empereur le croyait ainsi. L'Empereur ne comptait pas sur son chambellan; il m'appela. Il me dit: «Vous pouvez peut-être m'éviter d'avoir recours à une colonne mobile, ce qui n'est pas du tout agréable, et pour cela il faut que vous fassiez une espèce de proclamation aux Riais puisqu'ils sont tous sous vos ordres.» Il ajouta: «Écrivez, je vous ferai parler votre langage.» L'Empereur me dicta:
«Messieurs les employés et ouvriers des mines!
«Sa Majesté l'empereur Napoléon, notre auguste souverain, désire que les contributions soient exactement acquittées, et les justes désirs de Sa Majesté doivent être des lois pour tout ce que l'île d'Elbe a d'hommes honnêtes et sensés. Je vous ai déjà prévenus à cet égard; je vous donne un nouvel avis qui sera le dernier. Ceux qui refuseront de payer leurs contributions seront irrévocablement renvoyés des mines, et ils peuvent compter là-dessus: tel est mon devoir, je le remplirai.
«J'ai pour vous toute l'affection d'un bon père, j'ai pour l'Empereur tout le dévouement d'un bon fils. Soyez ce que vous devez être, mon dévouement et mon affection contribueront à votre Bonheur.»
Le souvenir de la farine gâtée vibrait encore. Les perturbations apportées dans mon administration avaient altéré mon influence, et je répugnais à faire encore de la rigueur, parce que je n'aimais pas à la faire en vain. Je le dis franchement à l'Empereur: il me répondit que je me trompais, «que les Riais me craignaient plus qu'ils ne le craignaient». Deux mois auparavant il m'avait dit: «Les Riais vous aiment plus qu'ils ne m'aiment.»
Cette séance fut couronnée d'une manière vraiment digne de l'Empereur. L'Empereur me dit: «Écoutez, la population riaise est infiniment supérieure à la population capoliveraise; car les Riais aiment autant à travailler que les Capoliverais aiment à ne rien faire. Si la population ouvrière de Rio montre de la bonne intention pour le payement des contributions, prêtez-lui en anticipation sur le prix de son travail, et ensuite, quant au remboursement, arrivera que pourra. L'essentiel est de ne pas les habituer à se croire dispensés de venir au secours de l'État.» La population riaise paya ses impositions; il n'y eut pas plus d'une vingtaine de travailleurs imposés qui eurent besoin de mon secours.
CHAPITRE II:
LA FAMILLE, L'ENTOURAGE ET LES VISITEURS DE NAPOLÉON.
I.--Madame Mère.--Les Corses.--Arrivée de la mère de l'Empereur.--Son installation.--Le jeu de l'Empereur.--Ambition des Corses.--Favoritisme de Madame.--Monopole demandé pour les Corses.
II.--Marciana.--Mme Walewska.
III.--Mme Bertrand: sa vie retirée.--Séjour à l'Elbe du frère du général Bertrand, son voyage à Rome.--Portrait de Marie-Louise et du roi de Rome apportés à Napoléon.
IV.--Les dames: La comtesse de Rohan-Mignac.--Mme Dargy.--Mme Giroux.--Mme Filippi.--M. Guizot.
I
MADAME MÈRE.
Madame Mère dont l'Empereur s'entretenait sans cesse, qu'il attendait avec une impatience indicible, n'avait sans doute pas eu la faculté de lui donner quotidiennement des renseignements sur la route qu'elle suivait, et l'Empereur allait envoyer à sa rencontre, lorsqu'une frégate anglaise arriva à Porto-Ferrajo et y amena cette princesse. Qu'on s'imagine une ardeur de jeunesse se retrouvant en présence d'un objet adoré après une cruelle séparation, et l'on aura une idée de l'ineffable félicité que cette heureuse nouvelle fit éprouver à l'Empereur. Lui d'ordinaire si calme, lui qui ne faisait point passer les émotions de son coeur aux traits de sa figure, lui, l'Empereur, ne taisait, ne cachait plus rien. Il donnait des ordres et des contre-ordres, il disait des oui et des non.
Il se rendit à bord de la frégate anglaise: deux fois il essuya les larmes qu'il mêlait à celles de sa mère.
Madame Mère débarqua. Tout le monde était profondément ému de l'amour filial que l'Empereur faisait éclater. C'était l'ange gardien qui veillait sur l'être de sa prédilection, le respect de la vénération, le dévouement, tout était à son plus haut période, et par les soins qu'il donnait à sa mère, l'on aurait pu dire que l'Empereur craignait de ne pouvoir la conduire jusqu'au foyer. Il écartait ou faisait tout écarter pour que rien ne gênât les pas de sa mère. Les Anglais avaient peine à en croire leurs yeux: leurs exclamations étaient incessantes. Ils semblaient se demander si c'était vraiment l'homme que le gouvernement de leur pays leur peignait avec un caractère de dureté indomptable.
Qu'ils sont odieusement coupables, ceux qui ont cherché à persuader que l'Empereur n'avait aucune sensibilité! À l'île d'Elbe, l'Empereur pleura devant l'image de son fils et il pleura aussi en apprenant la mort de l'impératrice Joséphine. À Essling il avait pleuré son fidèle ami le maréchal Lannes; il pleura le maréchal Berthier dont il avait pourtant à se plaindre. Et la perte du plus grand trône du monde ne lui avait pas arraché une seule larme!
La municipalité attendait sur le rivage; le peuple attendait avec ses magistrats. L'Empereur leur présenta sa mère. Il n'y eut point de discours: ce n'était pas une réception officielle, c'était un hommage improvisé. Au milieu de ce cortège universel, Madame Mère fut triomphalement conduite au palais impérial.
Toutefois le palais impérial ne fut pour Madame Mère qu'un lieu de repos momentané. L'Empereur lui avait fait préparer un logement spécial pour elle seule. Ainsi Madame Mère logea en son particulier. Elle monta sa maison comme il lui plut de la monter; elle lui donna une teinte plus italienne que française,--je ne dirais pas trop quand je dirais tout italienne. Sa dame d'honneur, sa demoiselle lectrice, sa domesticité étaient italiennes; sa cuisine était faite à l'italienne. Elle n'invitait pas à sa table, du moins ses invitations étaient rares et tout à fait exceptionnelles. Sa vie était d'ailleurs d'une grande simplicité: le dimanche elle dînait régulièrement avec l'Empereur, elle passait beaucoup de soirées avec lui. Les soirées étaient courtes; le jeu de whist en remplissait presque la durée; la conversation suivie y avait peu de part. Madame Mère voulait que le jeu fût intéressé: elle aimait à gagner; l'Empereur se plaisait à la faire perdre. Il trichait: Madame Mère se plaignait des tricheries. L'Empereur lui disait: «Madame, vous êtes riche, vous pouvez perdre, et moi qui suis pauvre, je dois gagner.» C'était la même plainte et la même excuse chaque fois que le jeu recommençait.
Madame Mère sortait très peu. L'Empereur tenait beaucoup à ce que sa mère participât aux honneurs dont il était lui-même l'objet. Chaque dimanche, en sortant du lever impérial, nous allions chez Madame Mère, et c'était un autre lever. On lui rendait aussi toutes les visites officielles que l'on devait rendre à l'Empereur. Elle recevait majestueusement. C'était vraiment la mère du roi des rois: on aurait cru qu'elle planait encore sur les trônes de ses enfants, tant la dignité d'une haute représentation lui était naturelle. J'ai vu des personnages plus intimidés devant elle que devant l'Empereur.
L'arrivée de Madame Mère à l'île d'Elbe aurait pu nuire aux Elbois si l'Empereur s'était laissé aller aux idées de cette princesse, ou s'il en avait tant soit peu partagé les erreurs, et la lutte à cet égard ne fut pas sans importance. Madame Mère était Corse dans toute l'étendue du mot. Son affection pour la France n'avait pas le moins du monde altéré son amour du clocher. Son accent, ses habitudes, ses souvenirs, tout rappelait ou continuait les premiers temps de sa vie, et plus d'une fois l'on aurait pu se demander si elle avait jamais quitté Ajaccio. Elle aurait voulu que l'Empereur ne fût entouré que par des Corses, tout au moins pour les places lucratives. Cependant la Corse était la fraction de la France qui avait le moins donné son appui à l'élévation successive de l'Empereur. Aujourd'hui même un nom qui, du temps de l'Empire, n'avait pas pu gravir au-dessus des noms vulgaires, malgré la bienveillance impériale, domine en Corse la mémoire de l'Empereur, et il y foule les réputations impériales. Demandez à la Corse ce qu'elle a fait pour le duc de Padoue, l'un de ses citoyens les plus purs de l'époque!
Beaucoup de notabilités corses vinrent à Porto-Ferrajo: Madame Mère les prit sous sa protection. Elle voulut leur faire donner l'administration des mines, ainsi que le monopole de l'exploitation du minerai de fer destiné pour la Ligurie; il fut même question de leur livrer les salines et les madragues. On alla plus loin: on eut la folie de vouloir organiser une compagnie de gardes du corps qui tous seraient pris parmi des officiers corses, comme si la garde impériale avait démérité de la confiance de l'Empereur. La sagesse de l'Empereur arrêta de suite cette frénésie d'accaparement. Il s'indigna de ce qu'on osait lui proposer une chose dont l'exécution blessait les nobles susceptibilités de braves qui s'étaient expatriés pour s'associer à son infortune. Il défendit de lui adresser désormais des demandes semblables.
Le monopole de l'exportation du minerai de fer pour les côtes de la Ligurie fut l'objet d'une longue discussion, et par suite de mes fonctions, je fus obligé d'en soutenir le poids.
Une compagnie génoise avait demandé ce monopole. La création d'un monopole est un principe de destruction pour le commerce ou pour l'industrie qu'elle frappe. L'Empereur comprenait parfaitement cela en théorie, mais moins bien dans la pratique, et il hésitait. Le besoin d'assurer ses revenus, qui dominait sa pensée, l'emporta sur tous les raisonnements. J'avais dit consciencieusement mon opinion: je dus m'arrêter devant la loi de la nécessité. L'Empereur me chargea de traiter de ses intérêts avec la Compagnie génoise. Tout était presque fini, lorsqu'une compagnie corse demanda à entrer en concurrence. Ici la concurrence n'était avantageuse que pour l'Empereur; son résultat définitif devait nécessairement être de faire augmenter le prix du minerai de fer livré à la consommation. Cette affaire fut encore un sujet de tracasserie pour moi. Madame Mère me recommanda la Compagnie corse; sa recommandation ne tendait qu'à m'empêcher de faire autre chose que ce qu'elle m'indiquait. Elle me dit, comme un argument irrésistible, «que les personnes qui composaient la Compagnie corse étaient toutes plus ou moins affiliées à la parenté impériale». Je répondis à Madame Mère que «mon devoir était par-dessus tout de considérer les intérêts de l'Empereur, et que je serais fidèle à mon devoir». Ma réponse ne plut pas. Madame Mère crut que je n'étais pas porté de bonne volonté pour elle; peut-être même pensa-t-elle que je cherchais à me venger de ce qu'elle avait demandé ma place pour un de ses protégés; on m'obsédait: je fus prier l'Empereur de me débarrasser de cette négociation; il me dit: «Vous êtes fatigué, et vous avez raison de l'être, mais je vais mettre un terme à cela. Je chargerai le général Bertrand d'en finir; il suivra vos errements.» Deux jours après, l'Empereur m'apprit que la Compagnie corse offrait davantage que la Compagnie génoise. Il ajouta avec un accent de confiance qui ne me permettait aucun ménagement pour la vérité: «Faites-moi connaître toute votre opinion.» Je la lui fis connaître sans réserve: «Sire, lui dis-je, c'est pour assurer vos revenus que vous voulez établir un monopole, et, en mon âme et conscience, je doute que vos revenus soient assurés par la Compagnie corse. Les personnes qui composent cette compagnie sont sans doute des personnes fort respectables, mais elles sont entourées par des intrigants, et ces intrigants leur ont fait croire que le monopole serait pour elles une vache à lait, ce qui est une grande erreur: le monopole, mal dirigé, les ruinera. Le moment du payement viendra: alors cette compagnie, appuyée de ses parentés ou par ses parentés, fera comme la grande-duchesse qui n'a pas payé, comme le prince de Canino qui ne paye pas, et comme la presque totalité des propriétaires des fourneaux corses, dont je ne suis pas parvenu à faire solder les comptes.» L'Empereur m'avait écouté avec attention. Lorsque j'eus fini, il se leva en riant, et il ne m'adressa que ces seules paroles: «Voilà ce qu'on peut appeler du franc parler.» La Compagnie corse n'eut pas le monopole.
Je m'attendais à la mauvaise humeur de Madame Mère. Le dimanche d'après, au lever, elle me témoigna le plus touchant intérêt pour ma femme, pour mes enfants, et elle joignit à ce témoignage beaucoup de paroles bienveillantes pour moi. Désormais, elle m'honora de toute sa bonté. L'Empereur vit cela avec plaisir.
Le contrat du monopole était signé. L'Empereur me dit sans préambule: «Vous avez refusé un pot-de-vin.» Et il me regarda fixement. J'aurais pu lui répondre que j'en avais refusé deux, mais, interdit par cette question à brûle-pourpoint, je me tus. Il me sembla que mon silence ne déplaisait pas à l'Empereur. Au lieu de presser ma réponse, sans doute parce qu'il crut que je répugnais à la faire, il chercha à m'en dispenser, et il ajouta: «Il y a des pots-de-vin de toutes les natures, et quel que soit leur caractère, quel que soit le nom qu'on leur donne, ils attestent l'existence d'un corrupteur et d'un corrompu. Je n'ai jamais eu foi à la loyauté des pots-de-vin. Vous avez bien fait de ne pas accepter.»
II
MARCIANA. MADAME WALEWSKA.
Le soleil était aussi brûlant que sous le tropique, ses rayons enflammés semblaient empêcher les vents alizés de rafraîchir les montagnes granitiques et ferrugineuses de l'île d'Elbe. Cette chaleur excessive fatiguait l'Empereur. Son palais impérial de Porto-Ferrajo était vraiment en feu, Longone n'offrait aucune espèce d'abri, Rio n'avait qu'une promenade nocturne sur les bords de la mer. Saint-Martin ne possédait que quelques arbres presque sans ombrage. Toutefois, des voix amies conseillaient à l'Empereur de ne pas s'isoler sous les châtaigniers touffus de Marciana; ma voix était l'une de ces voix. Ce n'est pas que je craignisse quelque trahison: Marciana n'avait alors aucun intérêt à trahir. Mais il pouvait être facile d'y trouver un assassin, et les ennemis de l'Empereur cherchaient des assassins. Je représentai à l'Empereur que ses jours avaient déjà été menacés, qu'il serait imprudent de les exposer encore, et je ne fus pas le seul de cet avis. L'Empereur écouta, remercia, et il s'achemina vers son ermitage pittoresque: «De l'ombre et de l'eau, disait-il en riant, c'est le bonheur, et je vais chercher le bonheur». Alors on le pria de prendre une bonne garde, il ne voulut pas être gardé: «Que ferait, disait-il encore, un détachement pour veiller à ma sûreté? Ces soldats ne pourraient pas, arme au bras, me suivre à la promenade, et alors même que cela serait quotidiennement possible, aucune escorte n'empêcherait un coup de fusil tiré de derrière une haie.» Il y avait du vrai dans ce raisonnement.
L'Empereur partit donc pour Marciana il ne prit que la suite indispensable. Mais à côté de l'ermitage, il fit dresser sa tente de campagne qu'il n'oubliait pas, même dans ses courses ordinaires, et, comme les rois de l'antiquité, c'est sous la tente qu'il éleva son trône voyageur. Madame Mère se rendit auprès de son fils. Elle habita l'ermitage.
Porto-Ferrajo n'était plus le même; il semblait morne. Cependant il ne lui manquait qu'un homme, mais cet homme était l'Empereur! Longone et Rio avaient aussi quelque chose de plaintif. On aurait dit que l'Empereur était parti. Même, le colonel Campbell trouvait l'absence longue; les courses de vigilance le fatiguaient, d'autant plus que l'Empereur le recevait peu. Une quinzaine de jours s'écoulèrent dans cette espèce de délaissement.
On n'était pas pourtant sans nouvelles de l'Empereur. Le service régulier de l'État, et les besoins du service intérieur de la maison impériale, ainsi que de la maison de Madame Mère, établissaient un va-et-vient permanent de Porto-Ferrajo à Marciana, et l'on savait tout ce que l'Empereur faisait.
Tout à coup, la population matinale s'écria: L'Impératrice et le Roi de Rome sont arrivés, et aussitôt la population entière fut debout. On m'envoya un exprès pour m'instruire de ce grand événement, j'accourus à Porto-Ferrajo. Les officiers de la garde avaient la tête à l'envers; ils voulaient que l'Impératrice et le Roi de Rome restassent à l'île d'Elbe. Le commandant Malet me priait de rédiger une adresse raisonnée pour signifier cela à l'Empereur. Les Porto-Ferrajais voulurent en faire autant; l'intendant me demanda s'il devait consentir à cette démarche. Le général Drouot évitait de se montrer en public.
Le vrai était que Mme la comtesse Walewska et son fils avaient débarqué à Marciana, que Mme la comtesse Walewska avait à peu près l'âge de l'Impératrice, autant de noblesse que l'Impératrice, que l'enfant avait aussi à peu près l'âge du Roi de Rome, qu'il était mis comme le Roi de Rome. L'erreur était facile; elle fut complète. Mme la comtesse Walewska se plut à la laisser exister, même elle la sanctionna, car elle faisait répéter à son fils les paroles que la renommée attribuait au Roi de Rome. C'est le rapport des marins dans le bâtiment desquels Mme la comtesse Walewska était venue à l'île d'Elbe avec son fils.
Aussitôt que Mme la comtesse Walewska fut arrivée à la tente de l'Empereur, l'Empereur ne reçut plus personne, pas même Madame Mère, et l'on peut dire qu'il se mit en grande quarantaine. Son isolement fut complet.
Le général Drouot avait instruit l'Empereur de l'impression produite par l'arrivée de Mme la comtesse Walewska, qu'on supposait être l'Impératrice, de la tendance de la garde impériale pour empêcher la prétendue Marie-Louise de quitter désormais l'île d'Elbe. L'Empereur ne pouvait pas se plaindre; cependant, il écrivit une lettre dans laquelle il essayait de faire la mauvaise humeur. On ne le crut pas, on crut seulement que la dame qui était allée lui faire visite n'était pas celle que l'on aurait voulu garder.
Mme la comtesse Walewska et son fils restèrent environ cinquante heures auprès de l'Empereur.
Une espèce d'ouragan du sud-ouest bouleversait le ciel et la terre. On craignait pour les bâtiments qui se trouvaient affalés sur la côte de Toscane. Néanmoins, ce fut en ce moment que Mme la comtesse Walewska quitta l'Empereur pour retourner sur le continent. Une barque attendait Mme la comtesse à Longone. Toutefois, à peine avait-elle quitté Marciana, que l'Empereur, justement effrayé de la fureur toujours croissante du vent, fit monter à cheval l'officier d'ordonnance Pérez, et lui ordonna d'aller l'empêcher de partir sous quelque prétexte que ce pût être. Mais ce Pérez, tout officier d'ordonnance que l'Empereur l'avait fait, était le sot des sots: sans coeur, sans âme, et incapable de s'inquiéter du danger qui menaçait Mme la comtesse Walewska, il ne songea qu'à s'abriter lui-même. Mme la comtesse Walewska était en pleine mer lorsque ce franc malotru arriva à Longone.
Les autorités et les marins de Longone avaient fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour que Mme la comtesse Walewska ne mît pas à la voile. Mais, résolue, elle repoussa tous les conseils et elle affronta la destinée.
L'Empereur eut des heures d'angoisse. Il lui fut impossible d'attendre le retour de son officier d'ordonnance. Il se rendit de sa personne au lieu où Mme la comtesse Walewska devait s'embarquer. Il était trop tard. Ses alarmes durèrent jusqu'au moment où Mme la comtesse Walewska lui eut appris elle-même que le péril était passé.
III
LA FAMILLE BERTRAND. LES PORTRAITS.
La comtesse Bertrand était arrivée à l'île d'Elbe sans que le public elbois s'en fût presque aperçu, on ne s'aperçut guère plus du séjour qu'elle fit à Porto-Ferrajo. La raison en est toute simple: Mme la comtesse Bertrand était venue rejoindre son mari avec la résolution prise de vivre dans l'isolement le plus complet, de se consacrer exclusivement aux soins maternels, et de retourner en France avec sa famille aussitôt que cela serait possible. Ce plan devait exclure toutes les relations qu'il aurait été facile à la comtesse Bertrand de contracter; elle ne se prêta point à cette combinaison. Le seul agrément dont elle voulait jouir sans réserve était la présence de son mari, de ses enfants. Ses enfants étaient constamment auprès d'elle; son mari ne la quittait presque pas. La comtesse Bertrand ne voyait même que très rarement Madame Mère et la princesse Pauline. Madame Mère se plaignait de cela; la princesse Pauline ne le trouvait pas mauvais: elle faisait plus de visites à Mme la comtesse Bertrand qu'elle n'en recevait. L'opinion était établie que l'Empereur exigeait les prévenances de la princesse Pauline pour Mme la comtesse Bertrand. Ma femme était exceptée de la règle commune par laquelle Mme la comtesse Bertrand avait voulu se faire une vie privée tout à fait à part. Pourtant, elle ne fermait pas sa porte; elle recevait les personnes qui allaient lui faire visite, mais elle ne leur rendait pas leurs visites. On se lassa de lui prodiguer des égards sans réciprocité; on la laissa tranquillement chez elle. Un malheur rendit son isolement encore plus absolu: son plus jeune enfant mourut. La douleur maternelle de la comtesse Bertrand atteignit au comble. Sa solitude devenait une nécessité absolue. La comtesse Bertrand était à peu près inconnue des Elbois lorsqu'elle quitta l'île. Ce que je viens de dire ne l'empêchait pas d'admettre chez elle les Anglais que la curiosité attirait à Porto-Ferrajo. Son cercle était un cercle anglais. D'origine anglaise, peut-être élevée à l'anglaise, la comtesse Bertrand avait des tendances britanniques, et, comme elle ne croyait pas mal faire, elle le disait à qui voulait l'entendre. Elle disait aussi, sans gêne aucune, que pour rien au monde elle ne resterait à l'île d'Elbe plus d'un an. Le général Bertrand était l'écho de sa noble compagne, si tant est que sa noble compagne n'était pas le sien. La comtesse Bertrand était femme parfaite, mère plus parfaite encore.
L'arrivée de la comtesse Bertrand ne fut une diversion pour personne. Elle diminua même les distractions de l'Empereur, car elle fut cause que le général Bertrand se concentra dans sa demeure. L'Empereur ne le voyait presque plus que lorsqu'il le faisait demander; mais les occasions ne pouvaient pas manquer. L'Empereur ne paraissait pas aimer aller à la promenade sans avoir son grand maréchal à côté de lui, car le général Bertrand était toujours grand maréchal dans la plénitude du mot. L'Empereur prenait quelquefois dans sa voiture le fils du général Bertrand, jeune enfant de six ou sept ans, plein de vivacité, d'énergie, et qui se fâchait lorsqu'on lui faisait quitter son petit sabre de bois, ce à quoi nous nous amusions pour le courroucer. L'Empereur était plein d'attention pour la comtesse Bertrand; il se rendait fréquemment auprès d'elle, et pour peu qu'elle fût indisposée, il en faisait exactement demander des nouvelles plusieurs fois par jour.
Plus tard, tous les journaux de l'Europe, sans en excepter ceux de la Toscane, qui pour ainsi dire s'imprimaient sous nos yeux, donnèrent la nouvelle que le général Bertrand était allé à Rome, et un personnage publia qu'il l'avait rencontré au palais Quirinal. Autant vaut-il que je fasse connaître la cause de cette erreur universelle.
Le général Bertrand avait un frère inspecteur général des eaux et forêts, et ce frère vint le trouver à l'île d'Elbe: il y fut reçu avec jubilation. L'Empereur l'accueillit comme un des fidèles. Chacun de nous chercha à rendre son séjour agréable; je me plus à lui faire les honneurs des mines, il me parut charmé des moments qu'il passa à Rio-Marine. L'Empereur le surchargea de questions; le nouveau venu, peut-être averti par son frère, avait fait une ample provision de renseignements. C'était alors la pâture la plus substantielle pour l'âme affligée de l'Empereur. L'inspecteur général visita l'empire elbois, fut partout bien reçu, ensuite il nous quitta pour aller visiter la capitale du monde chrétien. Un inspecteur général français, du nom de Bertrand, venant de l'île d'Elbe, y retournant! Il n'en fallait pas davantage pour faire croire que le grand maréchal de l'Empereur était à Rome, et on le crut.
Le retour à l'île d'Elbe du frère du général Bertrand donna lieu, dès le premier jour, à une scène de profond attendrissement de la part de l'Empereur. M. l'inspecteur général apportait des gravures qu'il avait achetées à Rome. L'Empereur voulut voir ces gravures; on s'empressa de les lui envoyer à la campagne de Saint-Martin. L'Empereur examina ce recueil avec une attention extrême: il en disait le bien, il en disait le mal selon son jugement. Il semblait avoir étudié l'art du graveur. Tout à coup il s'arrêta, devint rouge, et, avec un frissonnement marqué, il s'écria: «Voilà Marie-Louise!» Ce cri d'émotion extrême nous avait tous jetés dans une espèce de stupeur; nous portions sur l'Empereur un regard d'anxiété: il s'en aperçut et il chercha à se remettre; alors il décomposa la figure de l'Impératrice et il en apprécia chaque trait. Il prit la gravure suivante, c'était celle du Roi de Rome. Ici tout me manque pour faire comprendre l'expression paternelle que l'Empereur mit à ces mots: «Mon fils!» Ce tableau déchirant est toujours présent à ma pensée. La tendresse, l'amertume, le bonheur, la misère, l'espérance, le découragement, le passé, le présent, l'avenir, tout s'était caractérisé dans l'accent presque surnaturel avec lequel l'Empereur avait dit: «Mon fils!» Ce n'était pas un cri, non, l'Empereur ne cria pas, nous l'entendîmes à peine. J'ignore ce que c'était, je n'ai jamais pu me l'expliquer. L'Empereur, se couvrant le visage avec la gravure, répéta: «Mon fils!» et un long silence succéda à cette répétition. On n'osait pas même respirer. L'Empereur s'enferma dans son cabinet, il y resta une demi-heure et il était tout défait lorsqu'il en sortit. Il monta en voiture sans rien dire à personne. On avait eu tort de surprendre sa sensibilité: il resta plusieurs jours sous l'influence de cette surprise.
IV
LES DAMES.
Les visiteurs n'étonnaient plus, l'on en voyait de tous les sexes, de tous les rangs, de tous les âges. Il y eut une époque où l'on craignit le trop d'encombrement. L'autorité voulut prendre des précautions de sûreté que l'Empereur n'approuva pas. On continua à laisser aller et venir librement. Une dame française débarqua à Porto-Ferrajo, suivie de son fils, enfant d'environ douze ans; cette dame venait de Malte. Elle demanda immédiatement un appartement meublé, elle fit débarquer son bagage, qui consistait en un landau et trois malles. La population de Porto-Ferrajo, ancienne et nouvelle, fut aussitôt sens dessus dessous pour savoir ce que c'était que la voyageuse qui venait en équipage visiter l'Empereur; on alla à la maison sanitaire, afin de satisfaire à l'opinion générale. Qu'on s'imagine le caquetage de la place publique! La dame qui nous arrivait était une dame de Rohan, prenant le titre de comtesse, et ajoutait le nom de Mignac au nom de Rohan.
J'ai dit la voyageuse: je n'ai pas dit la jeune, ni la jolie voyageuse. Mme la comtesse de Rohan-Mignac avouait la quarantaine; elle avait un embonpoint remarquable, plus remarquable que sa figure, et le nom qu'elle portait faisait penser qu'elle aurait dû être mise avec plus de goût dans la parure recherchée dont elle faisait parade. Ce n'était pas madame Angot en habit de fête; c'était Mme l'Épicière en costume de duchesse. Elle faisait beaucoup d'embarras.
Dès que Mme la comtesse de Rohan-Mignac fut installée dans l'appartement meublé qu'elle avait loué, elle étala fastueusement son argenterie de voyage sur un meuble de la chambre qui lui servait de salon, la fit regarder à tout le monde, et elle commença ainsi à montrer le bout de l'oreille. Elle loua des chevaux pour sa voiture, prit une femme pour la servir, et un cocher pour la conduire. Tout cela ne faisait pas une maison montée, ni même un appartement complet. Mais le nom de Rohan couvrait cette mesquinerie fastueuse, jetait de la poudre aux yeux, selon une expression vulgaire, et Mme la comtesse reçut beaucoup de visites. Tous les officiers de la garde allèrent avec empressement lui présenter leurs hommages. Le général Bertrand et le général Drouot ne dédaignèrent pas de se rendre chez elle: c'est dire que presque tout le monde officiel s'y rendit. Je crus pourtant devoir m'abstenir; c'était une idée comme une autre, Mme la comtesse de Rohan-Mignac ne me paraissait pas de bon aloi.
Mme la comtesse se fit présenter à l'Empereur, à Madame Mère et à la princesse Pauline: elle fut reçue. Puis elle fit visite à Mme la comtesse Bertrand, ensuite à ma femme: Mme la comtesse Bertrand et ma femme mirent des cartes chez elle.
L'Empereur paraissait s'amuser des entourages de Mme la comtesse, dont la demeure était vite devenue le rendez-vous des oisivetés civiles et militaires. Un jour l'Empereur me demanda, presque en goguenardant, «si je n'avais pas fait ma cour à la fameuse comtesse», et lui ayant répondu que je ne l'avais vue que de loin, il ajouta: «Vous avez eu raison, car tout fait croire qu'il n'y a là que du gnic et du gnac. Cependant, si elle va aux mines, vous lui en ferez les honneurs et vous l'inviterez à déjeuner.» Le déjeuner était toujours le commencement ou la fin de l'histoire, lorsque l'Empereur me disait d'accueillir quelqu'un à Rio, car il ne me donnait jamais des ordres à cet égard, et quelquefois même il semblait me le demander comme un service, en s'inquiétant toujours des embarras que cela causait à mon épouse.
Quoiqu'il en soit de Mme la comtesse de Rohan avec le gnic et le gnac, comme disait l'Empereur, il n'en est pas moins vrai qu'elle fut invitée à la grande fête que l'Empereur donna pour le second retour tant désiré de la princesse Pauline, et que, de préférence à beaucoup de dames notables du pays, elle eut l'honneur, inconnue qu'elle était, d'être désignée pour la table impériale. La table impériale se trouvait placée dans un petit salon qui tenait au grand salon où était la grande table de tous les invités, et, de sa place, les portes ouvertes, l'Empereur assis aurait pu voir tout le monde. Mais l'Empereur ne s'assit pas: il se promena sans cesse autour des tables suivi de sa cour, et son fauteuil, mis entre ceux de Madame Mère et de la princesse Pauline, resta constamment vide.
Au moment où l'on avait servi, l'Empereur fit sa tournée générale pour s'assurer par lui-même si les dames étaient à leur aise, et, en rentrant au petit salon de la table impériale, il trouva que Mme la comtesse de Rohan-Mignac, par une inconvenance inconcevable, avait, malgré la présence de Madame Mère et de la princesse Pauline, fait asseoir son fils à côté d'elle. Tout le monde était étonné: on se regardait réciproquement pour se demander comment l'Empereur prendrait la hardiesse de ce sans-façon. Madame Mère et la princesse Pauline étaient vraiment interdites. L'Empereur parut: tous les yeux se portèrent sur lui avec une curiosité inquiète; il s'arrêta sur le seuil de la porte, fronça les sourcils, demanda ce qu'était ce garçon, et ordonna froidement qu'on le conduisît ailleurs. Je regardai attentivement Mme la comtesse de Rohan-Mignac: l'ordre de l'Empereur ne lui fit aucune impression, elle laissa faire sans même tourner la tête.
Le dîner fut suivi d'une soirée dansante. À cette soirée dansante, on s'aperçut que la sobriété n'était pas la vertu invulnérable de Mme la comtesse, et il devint impossible de ne pas reconnaître que, par mégarde sans doute, son pied avait glissé jusque dans la vigne du Seigneur, où il avait visiblement laissé des traces.
Alors le charme fut détruit, le nom de Rohan n'eut pas le pouvoir de faire jeter un voile épais sur le double événement du dîner et de la soirée. L'Empereur ne reçut plus la comtesse: le charme était détruit! La comtesse de Rohan-Mignac comprit que son règne était passé. Elle s'occupa rapidement de ses préparatifs de départ; je répète ses paroles d'adieu aux quelques officiers qui l'accompagnèrent: «J'aime mieux l'Angleterre que la France: en Angleterre, les femmes à l'âge de quarante ans sont considérées comme étant encore jeunes, et en France à l'âge de trente ans elles passent pour être vieilles.»
On voulut pourtant savoir ce qu'était véritablement cette comtesse de Rohan-Mignac; il paraît même que l'Empereur désira savoir à quoi s'en tenir positivement sur son compte. Quelques jours après le départ de la dame, on fit circuler la nouvelle suivante: «La comtesse de Rohan-Mignac n'usurpe pas le titre qu'elle porte; mais sa naissance n'est pas à la hauteur du nom qu'elle a acquis. Elle louait des appartements garnis près de la place des Victoires. L'ouragan révolutionnaire menaçait la tête de M. le comte de Rohan-Mignac. Il se cacha dans ces appartements garnis: son hôtesse se dévoua à son service, elle le sauva de plusieurs périls imminents. Ils émigrèrent ensemble. Dans l'émigration, le comte épousa sa bienfaitrice.»
Presque en même temps arriva une autre dame qui avait aussi avec elle un jeune enfant, dont elle se disait la tante, et qui, de son propre aveu, ne venait à l'île d'Elbe que pour admirer de plus près le héros des héros. Mme Dargy ne paraissait avoir guère plus de vingt-cinq ans. Elle parlait fort bien, sa locution (sic) était facile, et, quoique les apparences fussent contre elle, elle n'avait pas du tout à l'extérieur l'air d'une coureuse de bonnes aventures. Son enthousiasme pour l'Empereur paraissait vrai. Sa figure était agréable. D'ailleurs, point de titres, point de prétentions, point de clinquant, et la tournure plébéienne, ce qui est souvent une fort jolie tournure. Compatriote du général Drouot, Mme Dargy crut pouvoir compter sur lui, et, sans y être autorisée, elle se présenta sous ses auspices, ce qui n'était pas bien. La pauvre femme paya sa petite hardiesse: le général Drouot ne la reconnut pas, ou ne voulut pas la reconnaître. Elle se présenta au général Bertrand, elle n'en fut pas mieux accueillie. Alors elle eut recours au supérieur des supérieurs, à l'homme de sa pensée. Cette fois, elle ne fut pas déçue: l'Empereur la reçut avec bonté, il s'intéressa à elle et il lui donna un modeste emploi à la campagne de Saint-Martin. Cet emploi fit un peu jaser. Mais la pâture manqua à la jaserie; elle tomba bientôt d'inanition. Les adorateurs de Mme Dargy eurent hâte de protester contre une pensée qui pouvait égarer l'opinion. Lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, Mme Dargy resta à la campagne de Saint-Martin, et j'ignore de quelle manière elle rentra dans sa patrie. Tout ce que, par la suite, j'ai appris d'elle, c'est qu'elle a écrit des mémoires sur l'île d'Elbe, et que, dans ces mémoires, elle tonne contre le général Drouot ainsi que contre le général Bertrand, petite vengeance rancunière, qui, très certainement, ne donnera pas plus de mérite à son ouvrage. Il m'est d'ailleurs difficile de comprendre comment Mme Dargy a pu écrire des mémoires sur l'île d'Elbe qu'elle n'a pas été à même d'étudier; elle ne peut avoir conservé que le souvenir confus des ouï-dire qui devaient mille fois se répéter et se défigurer dans son petit cercle. On m'a cependant assuré que ces mémoires ont été rédigés par Mme Dufresnoi: je m'incline profondément devant le nom de Mme Dufresnoi, comme devant toutes les gloires nationales; mais Mme Dufresnoi n'était obligée qu'à bien écrire ce qu'elle écrivait. Ces mémoires ont d'ailleurs maintenant une vilaine tache: leur possesseur actuel a bassement cherché à se les faire acheter par les personnes respectables qui y sont calomniées.
Une troisième dame française arriva à Porto-Ferrajo pour voir l'Empereur. Je ne connais rien de plus intéressant que le sentiment de vénération que cette dame avait pour celui qu'elle appelait la gloire de la France. Ce n'était pas de l'exaltation, de l'aveuglement: c'était de la raison, du jugement, de l'expérience, de la conviction, du patriotisme. Mme Giroux était de Versailles: elle touchait à la vieillesse, si elle n'y avait pas déjà atteint. Sa figure était une belle figure de soixante ans, surtout bien expressive. On aimait à l'entendre, on aimait encore plus à la lire. Sans doute cette tête devait être un peu volcanisée, car dans un âge avancé, lorsqu'on n'a pas une fortune assez considérable pour pourvoir aux besoins d'un long voyage, qu'on ne peut pas aller et venir vite, même pour une cause très honorable on ne quitte pas son foyer, sa famille, son existence, et l'on ne va pas sous un ciel lointain se mettre à la merci des événements. Quoi qu'il en soit, Mme Giroux, ne pouvant pas supporter le bannissement de l'empereur des Français, se bannit elle-même, quitta la France et prit la route de l'île d'Elbe. L'Empereur fut touché de ce dévouement, il assura momentanément des moyens d'existence à Mme Giroux. Mais le 26 février arriva, et nous partîmes: Mme Giroux ne put pas nous suivre; le général Bertrand avait oublié de prendre des mesures pour que la pension de Mme Giroux n'éprouvât aucun retard; cet oubli mit Mme Giroux dans un état pénible, et cela aurait pu aller loin si l'épouse de l'un des compagnons de l'Empereur ne s'était pas empressée de remplir un devoir de nationalité.
Une quatrième dame apparut. C'était une dame lucquoise, mariée à Livourne. Dans ses beaux jours, Mme Filippi avait, à l'armée d'Italie, surtout à la retraite de Gênes, fait la pluie et le beau temps, et dans le corps d'armée dont je faisais partie, son nom était devenu un nom célèbre. C'est qu'alors elle était jolie comme un ange: c'est qu'il était vraiment intéressant de voir une jeune femme, vouée à la liberté de son pays, quitter ses pénates, son foyer, toutes les aisances de la vie, et fuyant la bannière autrichienne, rangée sous le drapeau français, habillée en homme, marchant forcément à pied, affronter toutes les misères de la retraite. Mme Filippi était sans doute venue à Porto-Ferrajo avec les souvenirs de sa beauté, mais les souvenirs de la beauté ne sont pas la beauté. On voyait facilement que Mme Filippi n'avait pas toujours été dans le voisinage de la quarantaine, et personne ne refusait de croire à son passé. Toutefois, cela ne la contenta pas: elle nous quitta. L'Empereur l'avait reçue avec une grande bienveillance.
Il y avait à Piombino un Français appelé Louis Guizot, depuis longues années éloigné de sa patrie, et dont le langage même écrit n'était plus qu'un baragouin de sa langue oubliée, mêlée avec la langue italienne non apprise. Ce brave homme cherchait à gagner sa vie le plus honorablement possible, surtout dans les petites entreprises. Il vint à Porto-Ferrajo, il avait avec lui ses deux filles, grandes et charmantes demoiselles. M. Louis Guizot me visita dès son arrivée. L'Empereur se faisait rendre un compte exact de ce qu'étaient les Français qui venaient à l'île d'Elbe avec l'intention apparente d'y fixer leur résidence. On le sait, l'Empereur avait une mémoire immense: je crois qu'il n'existait pas en France un seul nom public qui lui fût inconnu; le nom de Guizot le frappa. Il me demanda si ce M. Guizot était un émigré. Je lui répondis que l'on m'avait assuré qu'il avait fui la tempête révolutionnaire. Il continua: «Savez-vous s'il est parent de ce Guizot qui est attaché à l'abbé de Montesquiou?» Alors, je dus dire à l'Empereur que je ne connaissais M. Guizot que comme je connaissais les Français habitants du Piombinais pour lesquels j'étais assez habituellement un point d'appui, mais que je pouvais lui communiquer ou lui faire communiquer une lettre écrite par M. Guizot lui-même, et dans laquelle il donnait des renseignements sur sa famille. L'Empereur désira de lire cette lettre. Le lendemain, je la lui remis. Je vais copier M. Guizot:
«Je profite des offres obligeantes que vous avez eu la bonté de me faire à l'égard du désir que j'ai de recevoir des nouvelles de mon frère Joseph Guizot. Il y a du même nom un architecte du roi qui, le 19 mai dernier, fut chargé de rétablir le monument de Henri IV, et, par voie indirecte, j'ai appris qu'il a fait et exécuté le projet de la colonne de la place Vendôme. Il était ci-devant ingénieur des ponts et chaussées dans le département de la Loire, résidant à Visigneux, et il était d'Aix, département du Rhône (sic).
«Le Journal des Débats, du mois de juin dernier, annonce que M. Guizot, professeur d'histoire, membre de l'Académie, était nommé secrétaire du ministère de l'Intérieur, et je crois que c'est le fils aîné de mon frère. Il y a dix-huit ans que mon frère l'avait envoyé à Paris pour son éducation. De notre nom positif de famille, il n'a que mon frère et moi, une famille dans la Bourgogne et les parents de notre département. Mon frère et moi, nous avons beaucoup voyagé en France et à l'étranger. Par des circonstances fâcheuses, je suis depuis dix-sept ans privé de la correspondance d'un si digne frère, quoique nous fussions les deux plus intimes de la famille. J'espère, Monsieur, que par votre canal, j'aurai des nouvelles d'un frère qui m'est si cher, et dont je ne pourrai jamais oublier les grandes qualités, car sa conduite a toujours été celle d'un homme estimable.»
Après la lecture de cette lettre, l'Empereur me dit: «J'avais d'abord cru que c'était un agent politique qu'on nous envoyait, mais j'étais dans l'erreur, et le pauvre diable ne paraît venir ici que pour y trouver quelque ressource. Je voudrais faire quelque chose pour lui, quoique ce ne soit pas un nom des nôtres. Voyons, il ne faut pas qu'on dise que nous sommes rancuneux.» Je lui observai qu'il pouvait le nommer à un emploi de surveillance que je lui indiquai: l'emploi était donné depuis quelques jours. Alors l'Empereur me chargea de voir si le commandant du génie n'avait pas encore à donner quelques travaux d'entreprise. M. Guizot resta environ quatre mois à Porto-Ferrajo; je crois qu'il nous quitta pour aller à Marseille.
CHAPITRE III
LES FÊTES ET LES DISTRACTIONS IMPÉRIALES.
LA PRINCESSE
PAULINE.
I.--Les fêtes.--Fête patronale de San Cristino.--Banquet de la garde nationale et de la garde impériale.--Bals au palais.--La Saint-Napoléon.--Fête du roi Georges d'Angleterre.
II.--Arrivée de Pauline Borghèse.--Son rôle à l'île d'Elbe.--Bal au théâtre.--Suite des fêtes données par l'Empereur.--Mots de Napoléon sur la Marseillaise.--Maladie imaginaire de Pauline.--Anecdotes sur elle.--Carnaval-mascarade de la garde.
III.--Théâtre.--Création d'une salle de spectacle.--Association de propriétaires.
I
LES FÊTES.
La municipalité de Porto-Ferrajo avait bien l'intention de fêter publiquement l'arrivée de l'Empereur; mais la caisse municipale n'était pas riche, et l'on touchait à la fête de saint Cristino, le patron titulaire du pays. Les Porto-Ferrajais n'auraient pas voulu pour rien au monde supprimer l'hommage annuel qu'ils rendent à leur protecteur céleste. Mais deux dépenses l'une sur l'autre, sans compter celle que l'arrivée de l'Empereur avait déjà occasionnée, c'était beaucoup: on se décida à fêter l'Empereur le jour qu'on fêterait saint Cristino. On fit deux parts pour cette double fête, la part de la religion et la part du plaisir. Le matin l'on chanta une messe solennelle, le soir l'on donna un bal splendide. L'invitation du matin ne faisait mention que de saint Cristino, l'invitation du soir portait la prière «d'assister au bal pour solenniser l'arrivée de Sa Majesté l'Empereur, l'auguste souverain». Il n'y avait pas à se tromper.
L'Empereur alla, dans toute la splendeur de sa situation, assister à la messe solennelle: voitures, chambellans, officiers d'ordonnance, troupes sous les armes, rien ne manqua à son cortège du matin et le soir. Pour aller au bal, il y eut de plus les flambeaux. Quelques personnes trouvèrent que, dans ce faste presque prétentieux, il y avait quelque chose de colifichet, et j'avoue que j'étais un peu de cette opinion. Quelques jours après, je reçus une leçon dans une conversation fortuite et je tâchai d'en profiter: l'Empereur, parlant au général Bertrand des nécessités de circonstance qui soumettaient les hommes comme les choses, lui disait: «Par exemple, croyez-vous que, l'autre jour, je n'aurais pas payé pour pouvoir aller à pied à l'église, seulement avec vous ou avec le général Drouot? Et cependant, je me suis fait suivre par une sorte de fracas ridicule: c'est que, dans un pays où le peuple n'a pas le sentiment de la puissance suprême, si, au jour de ses prédilections séculaires, je n'étais pas apparu à ses yeux dans l'éclat qu'il suppose aux souverains, il n'aurait peut-être plus cru à ma souveraineté, et, dans mon intérêt bien entendu, il fallait éviter cela, comme il faudra que je l'évite encore chaque fois que l'occasion s'en présentera.»
L'Empereur fut très dévot à la messe; il fut très gai au bal.
La garde nationale ajouta sa fête à la double fête; la garde nationale qui avait accueilli la garde impériale avec une fraternité de l'âge d'or, saisit cette circonstance pour lui offrir un banquet, et ce banquet fut la consécration de tous les sentiments nobles et généreux. Citoyens et soldats, soldats et citoyens s'identifièrent d'affection, et jamais réunion d'amitié n'eut un caractère plus virginal. Tout le pays y prit part; l'Empereur en éprouva une joie extrême. On porta sa santé avec délire. On porta aussi la santé «des braves morts au champ d'honneur», ce qui amena une illarité (sic) telle qu'on resta plus d'un quart d'heure sans pouvoir continuer à porter les santés convenues. Mais, en reprenant le cours des santés à porter, le convive qui s'était trompé reprit; gravement: «À la mémoire des braves morts au champ d'honneur!» et l'assemblée, debout, lui répondit par des acclamations brûlantes de patriotisme.
La garde impériale riposta banquet pour banquet: ce n'était pas une nouvelle fête, c'était la suite de la première fête. Toutes les âmes continuèrent à s'entendre, à s'aimer, à se le dire, et les épanchements furent sans réserve. L'Empereur y reçut de nouveaux témoignages d'amour.
On chanta des couplets de circonstance qui finissaient par ce refrain:
Jurons, jurons ensemble
Honneur, fidélité!
et, d'enthousiasme, tout le monde jura honneur, fidélité. Les tables du banquet étaient dressées sur la terrasse de la Porte de mer; des croisées de ma maison dominaient cette terrasse. J'avais chez moi six canons de bronze du calibre d'une grosse carabine, et qui jusque-là n'avaient servi que d'ornement militaire. Ils n'équivalaient pas même à de petits mortiers. Ma femme, associée de coeur et d'âme à tous les témoignages de nationalité, eut l'heureuse idée de faire à mon insu dresser ces canons en batterie à l'une des croisées, et lorsque le général Cambronne porta la santé de l'Empereur, l'artillerie en miniature mêla son bruit aux cris de joie. Cette surprise, bien appropriée à la fête des preux, la couronna joyeusement, et un vivat général de gratitude salua Mme Pons. Tous les officiers de la garde me témoignaient beaucoup d'affection: il était donc naturel que je portasse un toast; je le portai ainsi: «À la liberté! Puisse-t-elle devenir au monde moral ce que le soleil est à l'univers physique!» Ce n'étaient pas les habitudes impériales. L'Empire comprenait mieux l'égalité que la liberté: on pourrait même dire que l'Empire ne comprenait que l'égalité. Toutefois, mon toast fut accueilli avec un sentiment d'approbation extrême. La plupart des braves vinrent me presser la main. C'est que le mot de liberté fait vibrer tous les coeurs nobles et généreux.
L'Empereur s'était affligé de ce que la princesse Pauline n'avait pas pu assister à la fête de saint Cristino; il s'affligeait encore de ce qu'elle n'assisterait pas à la fête de saint Napoléon, il le disait souvent. Il eut même un moment la pensée de faire retarder cette nouvelle manifestation. Mais il comprit la difficulté d'arrêter le mouvement populaire, il laissa faire.
Porto-Ferrajo se lançait dans une voie immense d'affection. Mais c'était pourtant une voie de perdition pour les finances générales de la commune et pour les finances particulières de ses notabilités. Les rentrées de la commune ne couvraient pas, à beaucoup près, les dépenses qu'elle s'imposait. Il fallait donc indubitablement qu'elle recourût aux emprunts publics, onéreux dans tous les pays du monde, plus particulièrement dans les pays pauvres. Il n'y avait pas six familles à Porto-Ferrajo dont la fortune fût au niveau des sommes que coûtait le luxe inusité de leurs femmes. Sans doute, l'Empereur, en occupant des milliers de bras, faisait couler l'or à grands flots, mais il le faisait couler par le travail, et la généralité des personnes de faste ne travaillait pas. Les marchands gagnaient parce qu'ils vendaient haut la main toutes leurs marchandises, bonnes et mauvaises. Les rentiers perdaient parce que le renchérissement de toutes les choses nécessaires à la vie matérielle devenait chaque jour moins en rapport avec l'immobilité de leurs revenus: ils ne pouvaient pas faire faire pour cent francs ce que, avant l'arrivée de l'Empereur, ils faisaient faire pour cinquante francs, tandis que la valeur de leurs rentrées n'avait pas augmenté d'un centime. N'importe, l'on était notabilité; et pour ne pas déchoir par la mise, on s'exposait à déchoir par la bourse. On avait une belle robe pour la fête du pays; on n'aurait pas osé la porter une seconde fois au bal de la fête impériale, et l'on cherchait à s'en procurer une plus belle; ajoutez quelques apparitions aux cercles de la Cour: tout cela conduisait à une catastrophe. L'usure de Porto-Ferrajo aurait fini par dévorer le patrimoine de la bourgeoisie rentière, comme l'usure de Florence dévore les domaines de la vieille noblesse.
Quoi qu'il en soit, l'on se prépara à célébrer dignement la fête de l'Empereur, et la municipalité n'épargna aucune des somptuosités qui pouvaient être à sa portée. On construisit une grande salle en bois sur la place d'Armes, on éleva un arc de triomphe pour un beau feu d'artifice, et l'on organisa une course de chevaux: c'était immense pour la localité.
Enfin le 15 août arriva. Les salves d'artillerie commencèrent les joies de la journée. Le lever de l'Empereur eut vraiment quelque chose d'extraordinaire; toutes les magistratures populaires de l'île s'y trouvaient, et jamais aux Tuileries l'Empereur ne fut si bien entouré: il semblait le comprendre, ses paroles d'émotion se succédaient, on voyait que sa manière était supérieure à celle du souverain agréant des hommages: c'est que c'était celle de l'homme recevant des sentiments. Tout le monde emporta de nobles souvenirs de ce lever. On alla aussi complimenter Madame Mère: Madame Mère joignit ses voeux aux voeux universels.
Les cérémonies religieuses eurent cet éclat presque mondain qui sert plus à éblouir les yeux qu'à satisfaire le coeur, et dont l'Italie fait un si grand abus que son culte du catholicisme romain ne semble pas le même que celui que l'on exerce en France. L'Empereur se rendit en grand apparat à la messe. La garde nationale et la garde impériale étaient sous les armes formant la haie, et je ne crois pas que la fête eut rien de plus magnifique. La sortie de la messe offrit un spectacle curieux: toutes les toilettes du jour, se disputant un regard de l'Empereur, forcèrent les rangs militaires, prirent leur place, et la perturbation de joyeuseté fut telle qu'on ne songea pas même à battre aux champs.
Il en fut à peu près de même à la course des chevaux: les dames prirent d'assaut toutes les places sur lesquelles l'oeil de l'Empereur pouvait planer. Ce divertissement n'était pas ordinaire à Porto-Ferrajo, parce qu'il fallait y faire venir les chevaux du continent. Aussi il fit un grand plaisir, même à l'Empereur.
Un vent impétueux dérangea le feu d'artifice. J'ai dit que le feu d'artifice représentait un arc de triomphe; sur le fronton de cet arc de triomphe on lisait: «À l'Empereur.» Le vent éteignit tous les lampions de la première lettre, de la quatrième, de la neuvième et enfin de la dixième, de telle sorte que les lettres restantes formaient ce mot, «le père»; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que «le père» fut la dernière clarté qui cessa de briller. Le peuple fit attention à cela; l'Empereur fut peuple à cet égard.
L'illumination fut générale dans toute l'étendue du mot; chacun disputa de goût et d'éclat, il y avait de fort belles illuminations. La mienne remporta le prix: je le dis avec plaisir. J'avais huit croisées de façade. Je fis faire des lettres en bois aussi grandes que les croisées: une ancre d'espérance, aussi en bois, qui avait vingt pieds de long, rompait à angle droit le centre de la ligne horizontale des lettres, et chaque lettre avait au-dessous d'elle une étoile qui l'égalait en largeur; les huit lettres étaient dominées par une seule lettre, un A; ces huit lettres formaient le nom de Napoléon. J'avais fait garnir cette charpente de lampions tricolores aussi resserrés que possible. Dès qu'on l'eut éclairée, le public accourut devant ma maison, et il m'honora de ses applaudissements répétés. On prévint l'Empereur: l'Empereur se rendit chez le capitaine du port qui restait en face de chez moi, et il regarda longuement. Le colonel Campbell prétendait que mon allégorie était trop explicite. Je ne savais pourtant rien des projets de l'Empereur; je ne crois pas même qu'à cette époque l'Empereur eût des projets. Le peuple veilla toute la nuit.
Tandis que le peuple veillait dans les rues, la haute société veillait au bal, et le soleil dispensait sa lumière lorsque les danseurs se séparèrent. L'Empereur alla voir danser, Madame Mère aussi; tous deux partagèrent la joie commune. La comtesse Bertrand ne parut pas: un malheur de famille la retenait chez elle. Il y eut un acte de juste sévérité exercé contre une femme française; cette femme avait une mauvaise conduite; un de ses adorateurs lui avait procuré un billet; elle s'était rendue au bal la première. On la pria de se retirer; appuyée qu'elle se croyait par des protecteurs, elle refusa, et alors, usant d'autorité, on la fit sortir; les protecteurs ne la protégèrent pas.
Entre la fête de saint Cristino et celle de saint Napoléon, il y avait eu, en rade, une fête anglaise qui surprit les Elbois. Le 4 juin, vers midi, je reçus l'invitation suivante: «Le capitaine Towers, de la frégate de Sa Majesté Britannique, prie Monsieur et Madame Pons de lui faire l'honneur d'assister à une fête impromptue donnée à l'occasion de la naissance de S. M. le roi Georges, ce jour à cinq heures et demie.» Cette invitation me fut apportée par un officier anglais, qui, de la part de son commandant, me pria de vouloir bien lui dire s'il n'y avait personne d'oublié sur une longue liste qu'il me présenta, et que la municipalité lui avait donnée. Il ne pouvait guère y avoir des oublis, car c'était vraiment la levée en masse des personnes présentables. J'y ajoutai pourtant un nom. Cet officier, sa liste à la main, guidé par un valet de ville, alla de porte en porte, et, verbalement, pria tout le monde d'assister à la fête impromptue. Cet officier parlait bien le français, moins bien l'italien; il avait d'ailleurs des manières distinguées.
J'avoue que ma première impression fut de trouver cette fête blessante. Il me semblait que c'était de mauvais goût que de fêter le souverain vainqueur en présence du souverain vaincu. Je croyais que la rade de Livourne aurait mieux convenu à cette ovation. Je fus consulter le général Drouot. L'Empereur ne lui avait rien fait dire, et il était aussi embarrassé que moi; il courut chez l'Empereur. L'Empereur regardait la fête anglaise comme une fête de famille, il désirait que j'acceptasse l'invitation, même que j'allasse à bord de la frégate «avec ma femme et mes enfants qu'il aurait du plaisir à voir».
Je fus donc avec ma femme et mes enfants à bord de la frégate anglaise. Les Anglais nous accueillirent avec une politesse extrême.
Tous les canons avaient été mis dans la cale. L'entrepont formait une vaste salle à manger. La table tenait toute la longueur que la frégate avait pu permettre de lui donner. Sur le pont, avec des voiles et des drapeaux, l'on était parvenu à constituer un beau salon dansant, dans lequel le capitaine Towers avait fait élever un trône pour l'Empereur. La frégate était complètement pavoisée: le pavillon elbois tenait la première place.
L'Empereur arriva: tout l'état-major alla le recevoir à l'échelle. On ne pouvait pas le saluer avec l'artillerie, parce qu'il n'y avait plus de canons montés, mais l'équipage, rangé sur les vergues, lui adressa trois hourras bien nourris, et l'Empereur, le regardant, ôta son chapeau. Il passa ensuite sur le gaillard d'arrière: là, tout le monde se rangea en cercle, et l'Empereur, comme s'il était chez lui, la main gauche dans son gousset, selon son usage, répéta à l'avenant les questions insignifiantes qu'il faisait presque toujours en pareille circonstance. Il ne cherchait pas à fatiguer son esprit par des à-propos particulièrement applicables à chacune des personnes qu'il interrogeait: ce n'était pas son moment d'éclat. Lorsque le cercle fut rompu, l'Empereur demanda un interprète, et il alla parler à des matelots, surtout à un contremaître qu'il avait entretenu plusieurs fois pendant sa traversée de Fréjus à l'île d'Elbe. Il semblait que tout l'équipage était avide de le revoir: la figure de ces braves gens exprimait le contraire de la perversité de leur gouvernement. Le capitaine Towers était dans une admiration sincère pour l'Empereur: il le suivait sans cesse d'un regard plein de respect et d'intérêt, il avait une de ces figures ouvertes qui inspirent de la confiance.
J'en étais encore à ma grande brouillerie avec l'Empereur. Je ne l'approchai pas. Il vint à moi, il me demanda ma femme et mes enfants, je me hâtai de les lui présenter. Il loua beaucoup ma femme de la manière remarquable dont elle remplissait ses devoirs maternels, qu'il appela de saints devoirs. Il avait déjà dit au général Drouot «que ma femme était un noble modèle des bonnes mères». Il s'amusa beaucoup à faire jaser ma fille aînée, qui, toute petitote (sic), ne pouvant en aucune manière comprendre la grandeur du personnage qui s'occupait d'elle, lui disait des choses enfantines que l'Empereur trouvait aimables, parce qu'elles étaient ingénues et qu'elles lui prêtaient à rire: cet amusement dura assez pour que tout le monde en fît la remarque. Ma fille cadette n'était pas encore en état de bien répondre. J'étais fort aise de la distinction impériale dont ma fille aînée jouissait, parce qu'elle me prouvait que l'Empereur, qui semblait m'en vouloir, n'en voulait pas du moins aux êtres que je rapprochais le plus de mon coeur. J'eus aussi mon moment de faveur, suite naturelle de celle dont ma famille venait d'être honorée. L'Empereur me fit signe d'aller à lui: «Vous ne vouliez pas venir ici?--Je ne croyais pas devoir y venir.--Pourquoi?--Parce qu'il ne me semblait pas séant que l'on affectât de fêter sous vos yeux le prince qui a le plus contribué à vos malheurs.--C'est un devoir pour les Anglais de célébrer cette fête partout où leur service les appelle.--Le service de ceux-ci les appelle au moins autant à Livourne qu'à Porto-Ferrajo, puisqu'ils sont les trois quarts du temps à Livourne, où ils étaient hier encore.--C'est vrai.--Ensuite ils viennent nous dire que c'est un impromptu; oui, un impromptu prémédité! du drap noir cousu avec du fil blanc!--Comme tout ce que font les Anglais. Le capitaine Towers n'est pour rien dans cette combinaison, c'est une idée du colonel Campbell. Le colonel Campbell est l'âme damnée de son gouvernement, son mandat est de me nuire. Il cherche à me nuire, il m'a plusieurs fois ennuyé. Ne vous engage-t-il plus à rentrer en France?--Non, Sire, et bien lui en vaut, car la patience a un terme.--Gardez-vous bien de la perdre! C'est dans mon intérêt que vous devez la garder. On ne manquerait pas de me susciter une affaire générale en vengeance d'une affaire particulière. Le gouvernement anglais ne cherche qu'à me perdre: il ne me pardonnera jamais d'avoir été le Français le plus acharné à briser sa suprématie. Ce n'était pas la haine qui me faisait agir, c'était le devoir, c'était l'amour de la patrie. Aussi tous les Anglais de bonne foi m'honorent. Si j'allais en Angleterre, le gouvernement anglais aurait peur de mon influence, et il me ferait partir.»
J'aurais payé beaucoup pour pouvoir prolonger cet entretien, mais l'Empereur s'aperçut qu'il retardait le repas. Il me dit: «Je commence à être un embarras, et il est temps que je m'en aille.» Dès qu'il fut levé pour partir, le capitaine Towers vint lui faire une demande à voix basse, et l'Empereur lui répondit hautement: «Madame Pons!»
Les mêmes hourras accompagnèrent l'Empereur à son départ: il répondit par le même salut.
Lorsqu'on dut se mettre à table, le capitaine Towers, chef visible de cette fête, alla prendre Mme Pons, lui donna le bras et la fit placer à sa droite; il lui fit aussi les honneurs du bal. Cette préférence était certainement due à l'indication de l'Empereur. Le repas fut somptueux; il y avait une immensité de plats; toutefois, il y avait peu dans chaque plat. Ainsi, un poulet rôti faisait deux plats.
Le bal suivit le repas, il couronna la fête.
Ma fille aînée en était encore aux jours de la première enfance, mais les leçons de père et mère étaient incessantes, et ce tout petit enfant en profitait. De retour à la maison, sa mère lui demanda si elle était contente d'avoir vu l'Empereur: «Oui, répondit-elle, mais je crois, que je l'ai trop salué, et j'en suis fâchée!» Cette réponse était de quelques années plus vieille que ma fille. Lorsque je fus dans les bonnes grâces de l'Empereur, je lui racontai cette petite anecdote, et il me dit gaiement: «Ah! monsieur le républicain, il y a votre couleur dans ces paroles naissantes!» Je ne m'en défendis point.
Cette fête eut cependant un revers de médaille, fort indifférent sans doute pour la société britannique: deux officiers anglais, entrés dans la vigne du Seigneur, voulurent cependant danser quand même, et, par leurs inconvenances de déraison, sans pourtant avoir l'intention d'offenser, ils contraignirent plusieurs dames à se retirer, particulièrement la femme de l'intendant, quoiqu'elle aimât beaucoup la danse. Il est incompréhensible qu'un peuple qui a presque atteint au plus haut degré de la civilisation ne puisse pas se guérir à tout jamais de cette maladie dégradante. Un officier supérieur a, dans une grande réunion à la cour de Florence, pour ainsi dire en présence du souverain, de la souveraine, fait ce qu'un soldat abruti n'oserait pas à la caserne faire en présence de ses camarades, et les compatriotes de cet officier supérieur ne l'ont puni qu'en riant de son oubli! La philosophie philanthropique qui, en Angleterre, est si riche de bonnes institutions, ne pourrait-elle pas ajouter à sa gloire en inventant un moyen assuré d'éteindre cette odiosité (sic), ou au moins de l'empêcher de se montrer en spectacle dans tous les pays du monde?
II
PAULINE BORGHÈSE.--LE CARNAVAL.
La princesse Pauline était un complément d'intimité indispensable pour l'Empereur: elle avait toutes les qualités d'un ange consolateur. La présence du Roi de Rome était la seule qui aurait été plus précieuse que celle de la princesse Pauline. Sans doute Madame Mère, que l'Empereur aimait si tendrement, lui procurait de douces jouissances, mais Madame Mère n'était pas toujours là, et d'ailleurs ses habitudes de vieillesse ne pouvaient pas marcher ensemble avec les habitudes viriles de l'Empereur. C'était même à cause de cela que Madame Mère avait voulu avoir sa maison à part. La princesse Pauline, au contraire, ne considérait en rien pour rien les habitudes de l'Empereur; et si l'Empereur avait eu l'habitude de la battre, résignée à supporter les coups, elle aurait dit: «Il me fait mal, mais laissons-le faire, puisque cela lui est agréable!» Je répète ses propres expressions dans un moment où elle expliquait son dévouement fraternel. Elle était douce, affectueuse, bienveillante, et sa gaieté donnait de l'animation à tout ce qui l'entourait. On pouvait la considérer comme le trésor le plus précieux du palais impérial, l'Empereur à part, cela s'entend.
L'Empereur alla au-devant de la princesse Pauline: tout Porto-Ferrajo était sur les pas de l'Empereur. La première fois la princesse Pauline n'avait fait que paraître et disparaître; maintenant elle venait pour ne plus s'en aller. C'était l'Empereur qui l'avait dit: chacun le répétait, et cela doublait le plaisir de cette heureuse arrivée.
Tous les soins de tendresse que l'Empereur avait eus pour sa mère, il les eut pour sa soeur, et le peuple, dans sa justice distributive, disait que l'on ne pouvait pas être ni meilleur fils ni meilleur frère. Un vivat universel accueillit la princesse Pauline; ce vivat la suivit au palais impérial, où Madame Mère l'attendait. Rien n'est comparable au bonheur de semblables réceptions; aucune manifestation officielle ne peut avoir une telle puissance. Les coeurs ne vibrent pas par ordre.
Porto-Ferrajo illumina. Personne ne le lui avait dit. Cette spontanéité fit plaisir à l'Empereur: elle toucha la princesse.
L'Empereur mit la princesse Pauline en possession de l'appartement qu'il avait lui-même fait préparer pour l'impératrice.
L'intérieur du palais impérial se ressentit de la présence de la princesse Pauline. Il y avait quelques soirées dansantes: elles étaient agréables, parce que l'étiquette n'y mettait pas le veto glacial des grandes soirées. On avait organisé deux ou trois comédies pour les jouer dans une pièce qu'on avait transformée en théâtre du palais. La jeunesse la plus gaie fournissait de droit les acteurs les plus facétieux. Ces messieurs n'étaient pas parfaits, mais ils étaient agréables, ils faisaient rire, et il n'en fallait pas davantage. L'Empereur ne se préoccupait pas trop de ces amusements; il en laissait la direction suprême à sa soeur, pour laquelle c'était une grande affaire.
Toutefois, avant de se démettre de la surintendance des plaisirs, l'Empereur avait voulu diriger lui-même la célébration d'une fête qu'il donnait à l'occasion du retour de cette soeur chérie. L'Empereur présidait à tout; rien n'échappait à son regard; il avait à la fois la galanterie d'un chevalier et la noblesse d'un souverain. Je me trompe: il avait toute la tendresse d'un père au milieu de ses enfants, toute l'affection d'un ami entouré de ses amis. Lorsqu'il entra dans la salle de danse, il s'attendait peut-être que l'orchestre jouerait: Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? et au lieu de cet air d'amour, on joua: Allons, enfants de la patrie... L'Empereur s'arrêta, il écouta; il se tourna vers moi et il me dit: «On croirait que c'est vous qui dirigez la musique.» L'Empereur riait, mais en riant il disait à peu près la vérité, car c'était moi qui avais fait jouer la Marseillaise. Le chef d'orchestre, Gaudiano, qui me connaissait plus que les alentours de l'Empereur, était venu me consulter pour savoir par où il devait commencer, et je lui avais répondu: «Par le commencement: Amour sacré de la patrie...!» Gaudiano était un patriote, il m'avait cru sur parole. L'Empereur dit deux fois que «la Marseillaise avait été le plus grand général de la République». Il dit une fois que «les miracles de la Marseillaise étaient une chose inouïe». L'Empereur prit place sur un fauteuil auquel on avait voulu, je crois, donner la forme d'un trône. L'étiquette voulait qu'on ne passât pas devant l'Empereur sans le saluer: la princesse Pauline suivait ponctuellement cette étiquette. La femme de l'intendant voulut être encore plus ponctuelle: elle passa et repassa tant de fois devant l'Empereur, toujours en le saluant profondément, que l'Empereur finit par faire des signes d'impatience. La société s'autorisa de ces signes d'impatience pour rire tout à son aise. L'Empereur s'en aperçut; il se leva, fit le tour de la salle, et lorsqu'il fut à la femme de l'intendant, il l'entretint avec beaucoup de bienveillance; les rires cessèrent. Le bal se prolongea avant dans la nuit; il était tard lorsque l'Empereur se retira.
L'Empereur reprit les habitudes de son cercle quotidien, qu'il laissait cependant embellir, chaque fois que cela lui plaisait, à sa soeur, et il n'était pas rare que sa soeur se plût à cet embellissement.
À côté du cercle de l'Empereur, il y avait quelquefois le cercle de la princesse Pauline, et ce n'était pas le moins agréable. Chez elle, la princesse Pauline avait ses franches coudées, et elle en profitait pour multiplier les plaisirs. C'était son empire, et l'Empereur trouvait toujours quelque prétexte pour aller la visiter. Ces visites faisaient le bonheur de la princesse Pauline: elle le disait avec une naïveté charmante.
La princesse Pauline était celle des soeurs de l'Empereur qui avait le moins de talents, mais ses soeurs étaient bien moins remarquables pour le coeur. Les deux soeurs aînées de la princesse Pauline n'auraient pas donné un centime pour servir l'Empereur, et la princesse Pauline aurait sacrifié sa vie seulement pour lui éviter des chagrins. L'Empereur ne fut pas heureux dans ces (sic) deux soeurs, mais il le fut dans ses trois belles-soeurs, la femme du roi Joseph, la femme du roi Louis, la femme du roi Jérôme, et dans la femme de son fils adoptif, le prince Eugène. La reine d'Espagne, Marie-Julie, fut digne dans la prospérité comme dans l'adversité, et, sur le trône ou dans l'exil, sa vie fut un enchaînement honorable de bonté et de bienfaisance; la reine de Hollande, Hortense, qui se montra supérieure à toutes les vicissitudes humaines et dont le nom dans l'infortune est devenu un nom national, Hortense, qui fit de ses enfants des princes citoyens, et qui sur la terre d'exil passa à l'éternité en faisant des voeux pour la France; la reine de Westphalie, Frédérique-Catherine, dont l'autorité paternelle força la main, et dont ensuite on voulut forcer les sentiments d'honneur: née sur les marches du trône, alors qu'elle fut descendue du trône elle refusa de reconnaître à la puissance souveraine le droit de briser le lien conjugal, et, libre alors de sa volonté, elle resta fidèle au serment qu'elle n'aurait pas fait, si, à l'époque où elle le fit, elle avait été maîtresse de ne pas le faire; la princesse Auguste-Amélie de Bavière, femme du prince Eugène, belle d'âme, parfaite de coeur, et qu'une couronne n'aurait pas grandie, car elle était au moins au niveau de toutes les couronnes.
Une espèce de monomanie dominait l'excellent naturel de la princesse Pauline: elle voulait toujours être ou paraître malade. Le seul défaut qu'elle trouvât à son frère était celui de la contrarier à cet égard, et, en effet, l'Empereur se plaisait souvent à lui dire que ses maladies étaient des rêves. La princesse Pauline avait une mauvaise santé, mais elle s'était habituée à exagérer ses incommodités passagères. Le 1er janvier, j'allai lui souhaiter la bonne année, que je lui souhaitai de bon coeur, car je l'aimais sincèrement. Après le compliment, elle me demanda «comment je trouvais son teint». Je répondis: «Comme le matin je trouvais celui des roses.» Cela lui donna un peu de bouderie, elle imaginait que c'était mal à moi de la contrarier ce jour-là, puis elle se mit à rire de sa susceptibilité. Une autre fois, je la trouvai allant à la promenade en chaise à porteurs; je m'approchai pour lui présenter mon hommage. Elle me dit: «Vous voyez bien que je suis souffrante, puisque l'Empereur m'a engagée à prendre le grand air.» Pour prendre le grand air, la bonne princesse n'avait qu'à se mettre à l'une de ses croisées, car son appartement était exposé à tous les airs, et c'est peut-être ce que l'Empereur avait voulu lui faire entendre. Mais le désir de se rendre intéressante n'allait pas jusqu'à la faire renoncer à la danse qui lui nuisait ou qui pouvait lui nuire, et, eût-elle été plus malade encore, elle aurait dansé sans cesse si l'Empereur n'y avait mis bon ordre. Le capitaine Loubers était son danseur officiel. La princesse Pauline n'aurait pas joui de son plaisir particulier si elle n'avait été assurée qu'il était entouré d'un plaisir général: c'était une pâte humaine de perfection. Je cite un seul trait de son caractère: elle s'habillait pour paraître au cercle dansant de l'Empereur; sa femme de chambre, jeune demoiselle corse, la mécontenta dans son service, et, impatientée, elle lui donna un soufflet. Arrivée au bal, elle était inquiète; ses yeux se portaient avec anxiété vers une porte où les premiers serviteurs de l'Empereur avaient la permission de se placer pour voir les divertissements. La princesse faisait partie d'une contredanse, mais son regard était toujours fixé sur la porte. Tout à coup, quittant la contredanse, elle courut à la porte et elle y embrassa vivement une jeune personne à laquelle elle dit hautement avec émotion: «Pardonne-moi, cela ne m'arrivera plus.» C'était la femme de chambre.
Aucune famille porto-ferrajaise ne donnait des soirées: c'était presque impossible en présence des soirées de l'Empereur. La princesse Pauline me pressait de recevoir; mais j'étais trop petitement logé à Porto-Ferrajo, et je recevais à Rio-Marine: l'élite des braves y venait, je tâchais de lui rendre mon hospitalité agréable. La vérité est qu'elle s'en contentait; car c'était toujours à qui rirait le plus. La princesse Pauline voulait s'associer à cette gaieté de bon aloi; elle me le disait souvent, mais l'Empereur ne voulait pas que, dans la mauvaise saison, elle s'exposât à franchir les monts, et l'Empereur commandait.
Lorsque le carnaval fut arrivé, la princesse Pauline usa de toute son influence pour que le théâtre donnât plus de vie aux divertissements nocturnes, et le théâtre répondit aux intentions de cette princesse avec d'autant plus d'empressement qu'on était persuadé que la princesse ne cherchait qu'à distraire l'Empereur: ce qui était vrai.
Depuis quelque temps, l'Empereur était plus rêveur que de coutume, sans cependant être sombre. La princesse Pauline s'inquiétait; le général Drouot m'en avait parlé plusieurs fois. L'Empereur se prêtait de la meilleure grâce du monde à tout ce que sa soeur faisait pour lui être agréable; d'ailleurs, il n'aimait l'isolement que pour travailler sans distraction. Pendant la durée du carnaval, il alla plus fréquemment aux représentations théâtrales, et il assista même à un bal masqué. Ce bal eut cela de remarquable, outre la présence de l'Empereur, que la princesse Pauline y alla travestie en Napolitaine, mise avec un goût exquis, une grâce enchanteresse, et paraissant encore plus jolie que jamais. Son triomphe fut complet. Tout le monde était sincèrement émerveillé. L'Empereur lui-même comptait parmi les admirateurs.
Le carnaval parcourut sa carrière. La garde impériale, qui l'avait aimé pendant sa vie, se chargea de faire les honneurs de son convoi funèbre, et elle s'en acquitta à merveille; beaucoup de jeunes gens du pays s'associèrent à ce deuil facétieux. Le pauvre carnaval fut donc solennellement enterré. Le commandant Mallet conduisait le cortège; habillé en Sultan, monté sur le cheval blanc de l'Empereur, richement couvert des cachemires de la princesse Pauline, il était fier comme Artaban, et il y avait vraiment de quoi l'être. À côté de lui, était le capitaine des lanciers polonais, Schultz, qui représentait Don Quichotte, et qui le représentait à s'y méprendre. C'était naturel: le capitaine Schultz avait cinq pieds neuf pouces, il était mince, et son cheval était l'haridelle (sic) la plus haridelle de l'île d'Elbe; le costume répondait parfaitement au cavalier et au coursier; c'était en tout point le héros de Michel Cervantès. Il y avait beaucoup d'autres beaux costumes. Et cette cérémonie avait lieu quelques jours avant notre départ!
III
LE THÉÂTRE.
L'Empereur comprit bientôt qu'il fallait des amusements à ses braves: les amusements nocturnes lui parurent les plus essentiels. Il décida que l'on ferait de suite un théâtre. On chercha un local; l'autorité administrative indiqua l'église de Saint-François. L'Empereur hésita un moment, il craignait la réprobation des consciences religieuses timorées. Les magistrats municipaux le rassurèrent: depuis longtemps cette église servait de magasin militaire; elle avait déjà été employée pour les besoins de la cité. Le clergé lui-même ne fit entendre aucune plainte; personne donc ne cria au sacrilège, loin de là. Une députation des premières notabilités alla remercier l'Empereur de ce qu'il dotait Porto-Ferrajo d'un édifice qui lui était absolument nécessaire; mais l'édifice seul ne suffisait pas. La transformation en salle de spectacle devait être dispendieuse, les accessoires pour monter la scène pouvaient aussi s'élever à une somme importante, et la bourse de l'Empereur n'était plus intarissable. D'ailleurs, l'Empereur donnait sa part en donnant un bâtiment que l'on considérait comme sa propriété, quoique à vrai dire cela fût un peu douteux, à moins que l'État ne comptât pour rien dans la souveraineté de l'île d'Elbe. L'Empereur décida que les loges du théâtre à construire seraient par anticipation vendues aux prix que fixerait plus tard l'assemblée des acheteurs réunis en société, et dans un clin d'oeil la vente fut consommée: il n'y eut pas de loges pour tous ceux qui en voulurent. On avait cru que le premier rang devait être destiné aux plus hauts fonctionnaires et aux grandes familles: cet arrangement d'amour-propre éprouva quelque obstacle dès son accomplissement. Il y eut des jaloux, par conséquent des critiques, ce qui de part et d'autre avait quelque chose de ridicule. Nous étions tous de la même hauteur et de la même grandeur: l'Empereur nous nivelait.
Ainsi le théâtre de Saint-François eut une foule de propriétaires, ce qui arrive souvent en Italie. Les propriétaires s'organisèrent; ils donnèrent à leur organisation le titre d'Accademia dei fortunati, Académie des fortunés. L'Académie décida que l'inscription suivante serait mise sur le frontispice du bâtiment: «A noi la sorte.» L'Empereur alla au-devant de tout ce qui pouvait être agréable aux académiciens; il se prêta à toutes leurs fantaisies, qui d'ailleurs n'avaient pour but que de lui plaire.
Chaque sociétaire fit sa propre affaire de l'affaire commune; tous se donnèrent une tâche à remplir. Aussi architectes, maçons, mécaniciens, décorateurs, peintres, menuisiers, serruriers, tout marcha de front, les arts et les métiers, et dans moins de trois mois le théâtre fut livré au public. On aurait cru que l'Empereur en avait l'entreprise, tant il surveillait l'exécution.
Ce monument pouvait et devait être considéré comme un petit chef-d'oeuvre.
Le peintre, artiste piémontais, se surpassa sur la toile d'avant-scène, et son oeuvre méritait d'être conservée. Elle représentait Apollon banni du ciel gardant les troupeaux chez Admète, et heureux, instruisant les bergers. L'auteur de cette allégorie fit aussi un beau portrait de l'Empereur en pied. Ce portrait a disparu, je ne sais pourquoi, car publiquement le gouvernement toscan ne l'avait pas proscrit, et personne parmi les gens de bien ne pouvait avoir intérêt à le faire disparaître. C'était un portrait remarquable.
L'inauguration du théâtre eut beaucoup de similitude avec les fêtes de famille. L'Empereur y prit part plutôt en père qu'en souverain.
Les comédiens étaient arrivés à point nommé. Leur troupe ne tenait pas un premier rang, peut-être même un second, mais elle faisait passer les veillées en compagnie, et cela comptait pour beaucoup dans une vie d'ostracisme.
Nous en étions encore à la lune de miel, je veux dire aux jours où l'Empereur n'avait pas décidé ce qu'il ferait; ses opérations semblaient être empreintes de stabilité.
CHAPITRE IV:
LES PROMENADES ET EXCURSIONS DE NAPOLÉON.
I.--Le cap Stella.--Chasse réservée de l'Empereur.--Amusements de l'Empereur.--Prétendue décadence de l'Empereur.--Les jeux innocents, les commérages.--La pêche au cap Stella.--Une farce de Napoléon au général Bertrand.--Une bouillabaisse.
II.--Deux journées à Rio.--Promenade au Monte Giove.--La pêche.--Chargement des bâtiments.--Horreur de Napoléon pour les vêtements noirs.--L'ermite de Monte Serrato.--Les caroubiers de M. Rebuffat.
I
LA CHASSE ET LA PÊCHE.
Avant de terminer la série des projets qui fourmillaient dans l'esprit de l'Empereur, je dois consacrer quelques mots au cap Stella et dire à quel emploi il devait servir. Le cap Stella part de la côte méridionale de l'île d'Elbe, il s'avance environ une demi-lieue en mer, et dans la ligne du sud-ouest un peu sud. C'est ce cap, du côté de l'ouest, et le cap Calamita, du côté de l'est, qui forment l'anse de l'Aconna. Le cap Stella était originairement une île: ce sont les circonstances accidentelles des ensablements qui l'ont uni ou réuni au continent elbois; c'est du moins l'opinion reçue. Il ne fallait que creuser dans le sable pour rendre au cap Stella son isolement primitif. L'Empereur destina ce cap à un lieu de chasse réservée; dès lors, il ordonna que l'on séparât le cap Stella de l'île d'Elbe. On mit la main à l'oeuvre. Certainement le but de l'Empereur était facile à atteindre quant à l'isolement, mais il n'en était pas de même quant au gibier qu'avant tout il fallait avoir pour chasser. L'Empereur ne croyait pas à l'impossible: il ordonna une espèce de levée en masse de lièvres et de lapins. Puis il eut recours aux maremmes toscans et à la Corse. Il fit même fouiller l'île de Cerboli qu'une vieille tradition couvre de lapins, quoiqu'il n'y en ait pas un seul: j'en ai fait l'expérience plus d'une fois.
Le rivage de l'Aconna est propre aux parties improvisées d'amusement intime. Pendant les séjours fréquents que l'Empereur faisait à Longone dans ses vues d'intérêt comme dans ses vues d'agrément, il allait assez souvent du côté de l'Aconna, et quelquefois il poussait sa course jusqu'à Campo, ce qui pour lui n'était ni long ni pénible. Dans ces excursions rapides, l'Empereur aimait à être accompagné, et il était ordinairement d'une gaieté franche, communicative, et, presque joyeux, il se mêlait à tout ce qui semblait plaire à sa suite. Lorsque la visite à l'Aconna ne devait être qu'une promenade lente, paisible, jaseuse, des dames allaient avec l'Empereur, et sur les bords de la mer l'Empereur s'amusait avec elles aux jeux qu'on appelle innocents, sans que pourtant l'on en ait jamais bien constaté l'innocence.
Qu'on ne pense pas que je sois étonné de ce que l'Empereur se prêtait à de simples divertissements vulgaires! L'Empereur était un homme, et homme, quoique privilégié du ciel, quoiqu'il eût une nature supérieure, les décrets éternels ne pouvaient pas l'avoir affranchi de toutes les faiblesses. Ainsi l'Empereur aimait la distraction des plaisirs; seulement, il les aimait à la manière des grands hommes, comme un adoucissement nécessaire aux tourments de la vie: ses plaisirs tenaient leur place dans son emploi du temps. J'aurais peut-être même historiquement eu tort de ne pas en parler, puisque d'autres en avaient parlé avant moi, surtout lorsque nous étions encore à l'île d'Elbe, et qu'ils en avaient parlé mensongèrement, avec l'intention marquée de nuire à l'Empereur. Le capitaine de vaisseau Moncabrié avait écrit à Paris que «l'Empereur tombait dans l'enfance», parce qu'il s'amusait à «des jeux d'enfant». Et le colonel Campbell écrivait à Londres que «la décrépitude de l'Empereur faisait des progrès rapides». Ensuite Paris et Londres inondaient l'Europe de ces niaiseries.
L'Empereur recevait les dames en général, mais il les recevait sur leur demande ou lorsqu'il les avait invitées. Seulement il invitait plus souvent, presque chaque jour, à Porto-Ferrajo l'épouse et la fille d'un chambellan, et à Longone l'épouse et la fille du vice-consul de Naples. La fréquence de ces invitations avait donné à ces dames l'apparence des franches coudées. La dame de Porto-Ferrajo, ni par son âge, ni par sa figure, ni par son esprit, ni par la position ostensible de son coeur, ne pouvait attacher l'Empereur, et la demoiselle, jeune personne charmante, avait sa main promise. La mère et la fille de Longone ne possédaient absolument rien de ce qui pouvait sérieusement fixer l'attention d'un homme tel que l'Empereur, et lorsqu'on avait dit d'elles: «Ce sont de bonnes gens», l'on ne trouvait plus rien à dire.
Quel était donc le motif de l'entraînement de l'Empereur pour la dame de Porto-Ferrajo et pour la dame de Longone? D'abord l'Empereur n'aurait pas trouvé dans l'île d'Elbe deux autres dames qui, sans souci de leur famille, eussent autant de temps à lui consacrer. De plus, l'Empereur, sans être retenu par l'immensité de son génie, aimait les caquetages à l'égal des vieilles commères, et ces deux dames, sans même s'en douter, lui apprenaient tous les contes bleus du pays.
Or, les deux dames et les deux demoiselles de Porto-Ferrajo et de Longone étaient les seules dames que l'Empereur admettait à ses récréations de campagne et avec lesquelles il s'amusait aux jeux innocents. Ainsi il est constaté par des témoins oculaires et auriculaires que l'Empereur avait fait deux parties de palet avec ces dames, et qu'il avait tellement cessé d'être lui-même que ces dames l'avaient facilement gagné. Ce n'est pas la seule preuve de dégénération (sic) morale que l'Empereur donnait au monde moral; en voici une autre qui a bien plus de gravité: je suis sûr que le colonel Campbell la considéra comme le complément des preuves que l'Empereur donnait de la faiblesse de son esprit. Le bon M. Seno, excellent homme s'il en fut jamais, pria l'Empereur d'assister à la levée de la madrague ainsi qu'à d'autres pêches que l'on ferait en même temps que la pêche du thon, et l'Empereur accepta, à la condition qu'après la pêche ou les pêches, M. Seno lui ferait manger sur le rivage un bouille baïsse (sic) de pêcheur. L'invitation fut nombreuse, la pêche brillante et le bouille baïsse excellent. On mangea, on but, on rit, et puis on se livra à des divertissements, à des divertissements semblables à ceux du commun des hommes. Et, chose étrange, inouïe, incroyable, l'on vit l'Empereur, lui, de sa propre personne, être joyeux de cette gaieté presque populaire! Qu'on vienne dire ensuite que les Moncabrié, que les Campbell, ainsi que vingt autres observateurs de la même force, avaient tort de penser ou de vouloir faire penser que la raison de l'Empereur s'en allait! Il y a d'autres preuves de conviction contre la débilitation intellectuelle de l'Empereur: ainsi, au retour de la pêche, en débarquant sur la plage, l'Empereur trouva un amoncellement de beaux poissons parmi lesquels il y avait beaucoup de fretin qui sautillait, et il prit une poignée de ces petits poissons. Les gens sensibles et spirituels comme les Moncabrié et les Campbell pensaient que l'Empereur allait rendre ces pauvres petits poissons à leur élément naturel: pas du tout! l'Empereur n'eut pas le moins du monde ce sentiment d'humanité, et, le coeur endurci, au lieu de jeter ces petits poissons à la mer, il les mit dextrement dans la poche du général Bertrand. Puis, faisant semblant d'avoir perdu son mouchoir, il demanda au général Bertrand s'il n'en aurait pas un à lui prêter, et le général Bertrand ayant mis avec empressement la main à la poche, la retira avec plus d'empressement encore, car ses doigts avaient été piqués: de quoi l'Empereur se permit de rire tout à son aise, comme si pareille chose n'était pas une chose abominable! Après le repas, l'Empereur voulut alimenter les divertissements en proposant le jeu de la bague, et comme on manquait du cordon indispensable pour ce jeu, il décida qu'on prendrait les rubans qui étaient à la coiffure des dames. Les dames consentirent; elles parurent même très satisfaites.
Il n'y avait personne à l'île d'Elbe, absolument personne, dans les hommes comme dans les femmes, qui n'ambitionnât une attention bienveillante de la part de l'Empereur.
Ce qui se passait à Longone avait moins de retentissement dans l'île d'Elbe que ce qui se passait à Porto-Ferrajo. Ainsi l'on avait peu parlé des parties de palet faites presque clandestinement. Les surveillants salariés des faits et gestes de l'Empereur y ajoutèrent ensuite ce qu'ils voulurent pour se faire des droits à une augmentation de salaire. La partie de la madrague fut racontée avec plus de vérité. On aurait pu faire un recueil de toutes les paroles de l'Empereur. Pendant huit jours on ne s'entretint pas d'autre chose; pas un seul individu qui ne crût avoir été l'objet principal des attentions de l'Empereur. Quelques jours après, j'avais une réunion porto-ferrajaise chez moi, et la conversation générale ne roula que sur ce qui s'y était passé: l'un avait vu que l'Empereur avait fait ceci, l'autre que l'Empereur avait cela, un tel avait été interrogé, un tel consulté; chaque dame avait eu son aparté, il avait demandé le ruban à celle-ci, il l'avait pris à celle-là; il s'était promené avec la première, avec la deuxième, avec la troisième; et enfin si l'on avait additionné le chiffre du temps qu'il avait passé avec toutes les personnes de l'invitation, il en serait certainement résulté que cette matinée avait au moins duré trois mois. L'Empereur me parla de cette réunion: je lui racontai ce qui s'y était passé, et quoique le général Drouot lui en eût déjà rendu compte, il n'en voulut pas moins connaître les plus petites circonstances. Il s'amusa beaucoup de ce qu'on lui faisait faire et de ce qu'on lui faisait dire.
Chose remarquable: l'Empereur, qui apprenait avec indifférence, du moins ostensiblement, tout ce que la réaction antisociale vociférait contre ses injustices, contre ses tyrannies, éprouvait une sensation douloureuse en lisant dans les journaux ce qu'on disait de son affaissement moral, et il ne cachait pas sa peine.
II
DEUX JOURNÉES DE RIO.--MONTE GIOVE.
Le général Bertrand était le gouverneur-né du palais impérial de Porto-Ferrajo: son titre de grand maréchal lui donnait également la haute main sur le palais impérial de Longone, et cependant l'Empereur avait nommé quelqu'un de confiance au gouvernement de ce dernier palais: cela ressemblait à quelque chose, mais en réalité ce n'était rien, absolument rien. Tous les ordres étaient l'oeuvre du général Bertrand, lorsque l'Empereur n'avait pas lui-même pris directement l'initiative, ce qui arrivait presque toujours. On ne connaissait pas d'autres palais impériaux à l'île d'Elbe, ni rien qui fût destiné à une demeure impériale: néanmoins, tout à coup il surgit de terre un palais impérial. Personne ne s'en doutait, moi encore moins que personne, et ce fut l'Empereur qui me l'apprit. Le général Drouot m'avait averti que l'Empereur voulait me parler; il avait ajouté avec satisfaction: «Nous irons vous voir.» Je trouvai l'Empereur dans une apparence de contentement manifeste. Il me demanda de suite si le grand maréchal m'avait prévenu que j'étais nommé gouverneur du palais impérial de Rio. Et comme il me fit cette demande d'un air presque riant, je crus que c'était une plaisanterie, et je lui répondis sur le même ton: «C'est-à-dire gouverneur de ma maison.» Ma réponse ne fit pas précisément de peine à l'Empereur, puisqu'il la prit par son bon côté, mais il cessa de sourire, et il ajouta: «Vous resterez là jusqu'à ce que je vous aie fait préparer un autre logement dans lequel vous serez beaucoup mieux. Lorsque j'aurai un chez-moi, que je ne vous dérangerai plus, j'irai souvent à Rio.» Alors je compris que la chose était sérieuse, que ma réponse était presque une balourdise, et je fis observer à l'Empereur que je ne savais rien: «Je m'en suis douté», répliqua l'Empereur, et alors il continua à me parler d'un ton de bonne humeur, ce qui me fit plaisir, car j'étais au regret d'avoir laissé échapper des paroles irréfléchies. L'Empereur poursuivit: «Mais en attendant que je puisse être chez moi, il faut que vous me receviez encore chez vous, et demain j'irai vous demander l'hospitalité: je coucherai à Rio.»--Coucher à Rio! C'était m'annoncer qu'il n'y viendrait pas seul. Vouloir y aller le lendemain, c'était ne pas me donner le temps nécessaire pour une réception convenable. Je priai l'Empereur de retarder son voyage d'un jour. Il me répondit: «C'est comme si vous me demandiez de vous mettre à même de faire beaucoup plus de dépense que je n'ai l'intention de vous en occasionner, et je veux éviter cela. Je me rendrai demain à Rio. Nous irons visiter la forteresse de Monte Giove.» Il n'y avait pas à répliquer.
Cette seconde hospitalité devait, comme la première, fourmiller de particularités plus ou moins importantes, et elle pourrait facilement fournir des matériaux pour un chapitre étendu. Alors j'étais dans les bonnes grâces de l'Empereur; j'avais déjà part à ses confidences.
Depuis le repas que je lui avais donné à son arrivée, l'Empereur n'était venu à Rio-Marine que pour s'y reposer ou pour s'y rafraîchir en passant. Les marins riais désiraient de le voir séjourner au milieu d'eux. L'Empereur dut être satisfait du plaisir que sa présence faisait éprouver.
Monte Giove, qui donne son nom à la seule forêt que l'île d'Elbe possède, est couronné à son faîte par un plateau assez spacieux, au centre duquel on trouve les vestiges d'un monument que les indigènes considèrent comme les débris d'un ancien temple de Jupiter, et qui sont les restes d'une tour de défense que les Riais avaient élevée pour se garantir des irruptions barbaresques du moyen âge. Il est impossible d'avoir une vue plus admirable que celle qu'on a du plateau qui couronne le Monte Giove. L'oeil peut promener son regard depuis le mont Argental jusqu'au golfe de la Spezia, distinguant tous les objets qui l'intéressent, et en suivant la crête des Apennins jusqu'à la hauteur de Gênes. On compte facilement les navires qui sont sur la rade de Livourne, plus facilement encore la quantité prodigieuse de barques de pêche qui ressemblent parfaitement à des papillons effleurant la surface des flots. On croit toucher à toutes les îles qui peuplent la mer Tyrrhénienne. Ce qu'on éprouve sur ce plateau, c'est de la contemplation, c'est une ferveur religieuse. Je ne l'ai jamais visité sans me dire qu'un athée y serait mal à son aise, car tout y révèle la divinité.
L'Empereur donna le signal du départ pour le plateau de Monte Giove. Nous suivîmes la route parallèle à la côte. L'Empereur, qui de la mer avait examiné les batteries, voulut les connaître du côté de terre, et il alla les visiter. Il alla visiter aussi les filons du minerai de fer et les antiques usines de fonte; il fut complètement de mon avis; il me dit: «Vous me reconduirez ici.» La route était pittoresque et assez facile jusqu'au pied de Monte Giove. Mais arrivés au pied de Monte Giove, nous ne trouvâmes que des sentiers étroits, scabreux, et, en approchant du sommet, il fallut mettre pied à terre. L'Empereur grimpa comme toute sa suite en s'appuyant sur un bâton qui dès lors devint son bâton, et enfin, un peu fatigué, il atteignit au terme de sa course. Chaque bel arbre qu'il avait vu lui avait fait pousser un cri de joie, et il avait vu beaucoup de beaux arbres. De manière qu'en arrivant au lieu de halte forcée, on pouvait croire que ses cris de joie étaient épuisés et que son contentement deviendrait silencieux. Nous nous trompions! Dès qu'il eut posé le pied sur le plateau, qu'il plana sur le vaste horizon qui de toutes parts se développait devant lui, ses exclamations nous étonnèrent, et, pendant une demi-heure, elles nous obligèrent à remarquer des beautés qui auraient peut-être échappé à notre attention. Ce premier mouvement passé, l'Empereur alla s'asseoir sur un amoncellement de pierres provenant de la démolition de la tour de Giove, et en s'asseyant, il dit: «Même les monuments périssent!» Cette pensée l'amena à philosopher sur le néant des grandeurs humaines, et il termina sa péroraison par ces paroles remarquables: «Bien fou celui qui se croit à l'abri des coups du sort.»
Lorsqu'il fut reposé, l'Empereur examina avec une grande attention s'il existait quelque chose dans les restes du monument détruit qui pût avoir quelques rapports avec un ancien temple, et il se convainquit que ce n'était qu'une tour de sûreté pour se garantir des pirates. Après cet examen, l'Empereur se livra à l'inspection du plateau, et, l'inspection terminée, son imagination ardente, impétueuse, sans bornes, lui fit tracer le plan d'une campagne solitaire, unique, merveilleuse: là, le bâtiment principal; là, les dépendances; là, un jardin; là, une citerne; là, un bouquet d'arbres, puis un sentier couvert qui irait jusqu'aux bords de la mer, puis un peu de chasse, puis deux ou trois petites fermes, puis des vaches, puis un troupeau, puis... il alla reprendre son siège sur les ruines du prétendu temple de Giove, et là, il revint à des idées philosophiques: «Voyez, nous dit-il, quelle est la faiblesse de notre nature! Je suis plus pauvre que Job, et pourtant je fais travailler mon esprit pour dépenser de l'argent.» Ensuite il fit des calculs. Les calculs ne lui sourirent pas. Il se leva en murmurant ces mots: «Je ne suis pas assez riche!» et enfin, après un combat entre sa pauvreté et son agrément, sa pauvreté ayant vaincu, il parla de retourner à Rio. Mais il répéta maintes fois: «Pourtant ce serait une retraite d'une beauté idéale.» Alors ce n'était qu'un rocher presque nu: il aurait fallu bien du temps pour lui redonner une nature végétale.
L'exploration du plateau amena une scène qui passa presque inaperçue. L'Empereur était très mécontent de la conduite de la grande-duchesse de Toscane: tout le monde savait cela. L'oeil fixé sur le Piombinais, l'Empereur demanda à quelqu'un de sa suite, homme du pays, ce que faisait la grande-duchesse à Piombino, et cet homme, croyant faire la cour à l'Empereur, lui répondit crûment «qu'elle faisait l'amour». L'Empereur cessa de lui parler, il ne le regarda plus. Tourné de mon côté, il me dit: «Je l'ai arrêté sur-le-champ pour l'empêcher d'aller trop loin», et il ajouta: «Quelle est votre opinion?» Je répondis que, envoyé à l'île d'Elbe pour administrer, je m'étais borné à administrer. L'Empereur continua: «Cependant vous devez connaître les changements qui se sont opérés dans la principauté de Piombino?» Je répondis à l'Empereur: «Ceci est autre chose; je n'ai pas à me taire. Le gouvernement de la grande-duchesse a fait beaucoup de bien au peuple piombinais.» L'Empereur me témoigna son contentement par un signe de bonté, mais se tournant de suite vers la personne qui lui avait adressé la première parole, il lui dit avec l'accent du blâme: «Je suis sûr que vous ne savez rien de cela», et il marcha.
Nous retournâmes à Rio-Marine par le chemin de Rio-Montagne. L'Empereur alla à l'ermitage de sainte Catherine qu'il connaissait déjà. Il alla aussi examiner un terrain où l'on assure qu'il y a des carrières de marbre; il ne fut pas bien convaincu; néanmoins il ordonna quelques travaux d'examen.
J'avais évacué le palais impérial. Je m'étais retiré dans ce qu'on appelait l'hôtel des employés, que j'avais fait bâtir et que l'Empereur me destinait. L'Empereur fit une visite à ma femme; il lui renouvela la promesse de la loger mieux qu'elle ne l'était dans le soi-disant palais qu'elle venait de quitter. Et, comme de juste, il fit lui-même le plan d'un appartement complet. Chose singulière: ce plan tout de la main de l'Empereur, laissé par lui à ma disposition, devenu ma propriété, a été détourné de mon cabinet, et dernièrement à Florence l'on a voulu me le vendre. Mais on le mettait à un prix trop haut pour moi.
Un beau jardin qui était mon ouvrage attenait au nouveau palais impérial, et dans ce beau jardin, devenu aussi propriété impériale, mais dont je conservais la jouissance, il y avait un joli petit réduit où j'avais l'habitude d'aller étudier. À cette époque j'écrivais un ouvrage qui m'obligeait à méditer Télémaque, et cet ouvrage était dans le réduit de mes méditations. Sans doute entraîné par la situation de l'Empereur, par la multiplicité des travaux qui se faisaient sur l'île d'Elbe, j'avais marqué, au crayon noir, les passages suivants, et le livre était resté ouvert à cet endroit:
«Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre, etc.
«Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraient d'après ses maximes: il aimait encore plus son peuple que sa famille.
«Je fus réduit à me réjouir de posséder avec un petit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus jamais espérer de revoir jamais cette île fortunée où les dieux m'avaient fait naître pour y régner, etc. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs et aux conseils des Flatteurs.»
L'Empereur était entré dans son appartement. Il faisait chaud, extrêmement chaud, et l'on pensait qu'il s'était renfermé pour avoir de la fraîcheur en se mettant plus à l'aise. Sa suite s'était un peu dispersée; chacun était allé çà et là chercher de l'ombre. Je me promenais depuis quelque temps avec un chambellan, bon enfant, mais mauvaise tête et surtout mauvaise langue. Nous discutions assez vivement sur la vie politique et religieuse de Pie VII; le chambellan se servait d'expressions offensantes pour ce Saint Père. Je n'étais pas de son avis; je le blâmais, et nous en étions presque à des paroles de vivacité. Tout à coup, l'Empereur, que l'on croyait mollement étendu sur un lit de repos, sortit de mon réduit, vint à nous d'un air courroucé et, apostrophant le chambellan avec sévérité, lui dit: «Des opinions comme les vôtres, monsieur, exprimées par des personnes qui m'approchaient, ont induit l'Europe en erreur, et ont fini par faire croire que j'avais maltraité Notre Saint Père. Je vous sais mauvais gré de ce que je viens d'entendre. Veuillez bien ne pas récidiver.» Cela dit, sans attendre une réponse ou une excuse, l'Empereur tourna le dos au chambellan et il se retira. Le pauvre chambellan était terrifié, se croyant perdu. Un instant après, l'Empereur n'y pensait plus.
Resté seul, j'entrai dans mon petit réduit chéri, je feuilletai le Télémaque, et à mon tour je fus saisi d'étonnement. J'avais laissé le livre ouvert, je le retrouvais fermé et avec une oreille à différentes pages que l'on avait sans doute voulu m'indiquer. Ce ne pouvait être que le fait de l'Empereur. Je me hâtai de regarder. L'Empereur avait accompagné à coups de plume les coups de crayon par lesquels j'avais signalé les passages que j'ai cités avec une scrupuleuse fidélité. Quelle pouvait être l'intention de l'Empereur? Pourquoi ne m'avait-il pas de suite interrogé sur la précaution que j'avais prise de marquer certains passages? Mon anxiété ne fut pas de longue durée. En sortant du petit réduit, je vis l'Empereur sur une terrasse: il me regardait en riant, et il m'appela; j'accourus, je répète son colloque:
«Vous commentez donc le poème de Fénelon, car je crois que c'est ainsi qu'il faut appeler son immortel Télémaque?
--Je l'explique comme je le comprends. Mes explications sont écrites pour que mes enfants puissent en profiter dès qu'ils seront à même de les comprendre.
--Vos coups de crayon me prouvent que vous faites des allusions à ma personne?
--Ils vous prouvent mal; mes allusions s'adressent toutes à votre gouvernement.
--En quel sens?
--Pour l'intérieur, en plus d'un sens, par la raison que tous mes sentiments sont fondés sur le principe éternel de la souveraineté nationale.
--Et pour l'extérieur?
--Tout à votre avantage: vous étiez l'enfant de la révolution; malgré vous, vous représentiez la révolution, et, en vous détruisant, on croyait détruire la révolution comme on croyait l'anéantir en anéantissant la république. Voilà la base fondamentale de toutes les guerres que la France a eu à soutenir.
--Ne vous laissez pas trop aller à un entraînement patriotique. Examinez bien les causes, quels qu'en soient les effets: c'est le seul moyen d'être juste.
--C'est à quoi je m'applique.
--Fénelon fabriquait des rois divins. Mais les rois sont des hommes, un assemblage de défauts et de qualités, de vices et de vertus. Les plus grands rois sont ceux qui sont les moins imparfaits. Cette opinion doit vous aller?
--Elle m'enchante.
--Tant mieux!» Et l'Empereur, vraiment satisfait, changeant la conversation, me loua d'avoir «rembarré le chambellan».
Il me serait difficile de rendre avec exacte précision tout le plaisir que ce colloque me fit éprouver, et, après un long enchaînement de vicissitudes, j'en conserve encore l'impression d'un souvenir joyeux. C'est que depuis bien du temps je désirais avec ardeur pouvoir franchement manifester à l'Empereur la plénitude de mes sentiments patriotiques: de là, mon contentement de la circonstance qui semblait être venue tout exprès au-devant de moi. J'avais bien dit à l'Empereur que j'étais l'ami du peuple, l'apôtre de la liberté, mais en passant, et l'Empereur n'avait pas paru m'entendre. L'Empereur n'avait pas froncé les sourcils en m'écoutant.
Il était temps de dîner. Nous attendions que l'Empereur donnât le signal d'aller à table, mais il ne se pressait pas, quoiqu'il eût deux fois regardé sa montre, et j'étais étonné, j'étais surtout étonné que ma femme ne fût pas invitée. L'Empereur perdit patience, il s'approcha de moi, et il me dit sans élever la voix: «Mme Pons se fait bien attendre.» Je fus forcé de lui répondre que ma femme n'avait pas été invitée. L'Empereur fut très surpris et très fâché de cet oubli; il avait chargé le général Bertrand de l'invitation, et même de demander à Mme Pons s'il n'y aurait pas une autre dame à inviter, afin qu'elle ne se trouvât pas seule avec des hommes. Le général Bertrand ne connaissait pas les habitudes matinales de ma femme; avant le départ de Monte Giove, il avait cru qu'il était trop à bonne heure (sic) pour aller chez elle, et ensuite le voyage avait effacé cela de son souvenir. L'Empereur l'envoya de suite chercher Mme Pons; le général courut pour la prendre, et à peine lui donna-t-il le temps de mettre ses gants. Ma femme était en grande toilette, mais en deuil, et c'est dans l'habillement de deuil qu'elle se présenta à l'Empereur. L'Empereur avait une antipathie profonde pour les habillements noirs: ma femme ne savait pas cela, le général Bertrand ne la prévint pas. L'Empereur, en voyant le deuil, devint sombre, et il ne se dérida pas un moment pendant le temps qu'il resta à table. Ce n'était pas de la mauvaise humeur: c'était une pensée douloureuse qui l'oppressait. Toutefois, il fut parfait pour ma femme. Le général Drouot m'assura que l'Empereur avait dû se faire un grand effort pour rester une heure à côté d'une dame en deuil. Il n'avait permis qu'à Mme Duroc de paraître ainsi à la cour. Le général Drouot n'avait jamais pu connaître ni présumer la cause de cette antipathie.
Cette petite faiblesse d'un grand homme ne se bornait pas seulement à ne pas aimer que les femmes se présentassent à lui habillées de noir: il n'aimait pas non plus qu'elles s'y présentassent habillées de blanc. La reine Caroline de Naples envoya à la princesse Pauline du velours noir, soi-disant des fabriques napolitaines, et la princesse Pauline eut une envie démesurée de s'en faire faire une robe. Toutefois, elle craignait la désapprobation de son frère; elle hésitait, mais le démon tentateur l'emporta: la robe fut faite. Cependant la princesse prit ses précautions pour que l'Empereur ne se fâchât pas. La robe fut ornée à l'espagnole avec des bouffants en soie rose et avec d'autres ornements de la même couleur. Ainsi pimpante, jolie comme un ange, la princesse arriva à l'heure du dîner, et en la voyant, l'Empereur, inexorable dans sa répulsion pour le noir, lui dit: «Quoi, madame, vous venez dîner en domino!» La pauvre princesse s'arrêta, balbutia, et, tout interdite, alla mettre une autre robe. Une autre fois, la princesse Pauline avait fait venir de Paris une robe blanche, richement brodée; l'Empereur lui dit: «Ah madame! vous voilà habillée à la victime!» Ce qui obligea la princesse à rentrer chez elle pour se vêtir d'une autre manière. Cette fois il y avait un double mécontentement de la part de l'Empereur, la princesse Pauline en convenait. Il n'y avait pas de dames elboises qui eussent une parure en diamants, et par un principe de délicatesse bien entendue l'Empereur avait désiré que la princesse s'abstînt d'en porter. Cependant au péché d'avoir mis la robe blanche la princesse avait ajouté la faute de se parer d'une riche épingle en diamant, et l'Empereur y avait fait attention. La couleur favorite de l'Empereur était la couleur rose.
Revenons au dîner: en se levant de table, l'Empereur prit congé de ma femme et il se retira dans son appartement. Nous restâmes libres, pas pour bien longtemps cependant. Je crois que l'Empereur n'avait cherché qu'à se soustraire à la vue de l'habillement noir. Une heure après il nous fit appeler, et nous le suivîmes à la promenade; je le priai de me permettre de le diriger, je le conduisis sur les bords de la mer. Un de mes employés avait préparé une pêche de nuit au feu, et j'étais certain que ce serait une curiosité agréable pour l'Empereur. On fait brûler des bois résineux dans une machine en cercles de fer que l'on fixe au bout d'une perche; le poisson vient à la lumière; alors on l'entoure avec des filets, on resserre doucement les filets, et, lorsque les filets sont resserrés, que le poisson est ramassé dans un petit espace, qu'il est facile de l'atteindre, on le prend à coups de trident. La nuit était arrivée; son voile transparent lui donnait l'air d'un crépuscule, et le firmament étalait ses cent peuples d'étoiles; les vagues s'éteignaient sans murmure en touchant au rivage. L'Empereur s'embarqua. La pêche au feu l'amusa beaucoup, et il y passa une heure de divertissement. Sa tristesse avait entièrement disparu.
En débarquant, l'Empereur dit: «Cette campagne qui embaume, ce ciel d'azur qui enchante, engagent à la promenade, et il faut nous promener.» Nous le suivîmes, la promenade fut longue; nous rentrâmes tard. Cependant elle m'avait paru courte et rapide. Elle a une première place dans les plus beaux souvenirs de ma vie. Pendant sa durée, je fus presque toujours tête à tête avec l'Empereur, et, je l'avoue, j'en étais plus fier que je ne l'aurais été aux Tuileries. Nous étions dans le silence des merveilles de la nature; tout portait aux épanchements. L'Empereur me dit: «Voyons, pourquoi aviez-vous écrit contre moi?» Si le respect ne m'avait pas retenu, j'aurais embrassé l'Empereur pour le plaisir qu'il me faisait en prenant l'initiative d'une explication que j'avais le désir ardent d'avoir, et ma réponse fut rapide. J'allai droit au but:
«L'armée d'Italie était toujours républicaine; votre système de gouvernement la froissait beaucoup. J'étais l'un des crieurs républicains contre le système politique que vous aviez adopté. Un conventionnel, mon ami, honnête homme, bon citoyen, avait, quoique extrêmement instruit, fait d'assez mauvais couplets contre votre nationalité, contre votre patriotisme, et le général en chef qui m'était très attaché m'avait engagé à corriger cet amusement satirique, qui ne devait d'ailleurs avoir aucune publicité. Le pamphlet poétique fut dérobé dans le cabinet du général en chef, par un homme qui croyait obtenir par sa déloyauté un avancement qu'il n'avait pas su mériter par ses services. On ne connut pas l'écriture des couplets, mais on connut la mienne qui était dans les interlignes, et je fus mandé à Paris. Votre représentant osa me demander une dénonciation contre l'écrivain qui vous avait attaqué. Cette infamie détruisit ma carrière. Je restai homme d'honneur.»
L'Empereur s'était arrêté pour m'écouter. Lorsque j'eus fini, il me dit:
«Je vous crois, et vous venez de soulever un voile.»
Puis, après un moment de réflexion, il ajouta: «J'ai cependant fait beaucoup de bien à ce conventionnel!» et il se tut encore.
Je ne voulais pas laisser l'Empereur sous la triste impression d'avoir obligé un ingrat. Je l'assurai que le conventionnel, auquel il avait en effet rendu un grand service, mais bien des années après, avait été extrêmement reconnaissant, et qu'il était mort en bénissant son nom, ce qui me parut le toucher. L'Empereur reprit la parole pour me demander «si, en dehors de ma vie militaire, il n'y avait pas eu quelque autre manifestation antigouvernementale». Je lui avouai que j'étais l'officier qui, la nuit du jugement de Moreau, s'était hautement prononcé en faveur de ce général, et cela ne l'étonna pas. Il me restait une confidence à lui faire, mais la chose me paraissait scabreuse. Néanmoins je m'y décidai:
«Il était naturel, lui dis-je, qu'à cette époque je fusse exaspéré contre le gouvernement, car je suis Cettois, et le gouvernement avait fait décimer mes concitoyens.»
Ce mot de «décimer» alla droit à l'âme de l'Empereur. Décimer! répéta-t-il avec émotion, et, après une minute de silence, il me dit, comme s'il s'agissait d'un événement bien récent:
«Vous voulez parler de la malheureuse affaire de collision entre les soldats et les ouvriers, sous le consulat? Je ne l'ai jamais oubliée: jamais aussi Fouché ne m'a bien satisfait à cet égard. La guerre entre Français est une guerre de désolation: je n'aurais rien valu pour elle. Racontez-moi: je saurai enfin la vérité.»
J'ajoutai: «La vérité, toute la vérité, rien que la vérité.»
Je commençais mon récit lorsque le général Bertrand, s'approchant de l'Empereur, lui fit observer que, s'il n'avait pas l'intention de nous faire coucher à la belle étoile, il était temps de rentrer, et l'Empereur, d'accord avec le général Bertrand, continua en s'adressant à moi: «En effet, nous nous sommes oubliés. Il faut que nous allions reposer. Votre récit ne sera pas perdu: je vous le demanderai.»
Nous rentrions, un violon frappa l'oreille de l'Empereur, l'Empereur me demanda ce que c'était. Je lui répondis que c'était un bal pour fêter le mariage d'un marin: «Allons voir danser les marins», dit tout de suite l'Empereur, et il tourna ses pas vers le lieu de la danse. Ébahi, je lui observai qu'à une heure aussi avancée, les marins devaient avoir la tête échauffée par le plaisir et le vin, et qu'il pourrait bien se faire qu'il s'exposât à un manque de respect: «Bah! me répondit l'Empereur, ces braves gens m'offriront un verre d'aleatico, voilà tout!» Et il continuait à marcher: je le priai encore, le général Bertrand le pria aussi; chacun fit sa prière (sic). Alors l'Empereur, s'arrêtant, nous dit gravement: «C'est en petit comme en grand! Puisque tout le monde est contre moi, il faut bien que je cède!» Et il alla se coucher.
Nous étions tous debout le lendemain de très bonne heure. Lorsque je fus présenter mes respects à l'Empereur, il me demanda si je n'avais plus rien à lui faire voir. Je lui répondis qu'il y avait une pêche matinale préparée, et des bâtiments du pays prêts à charger du minerai. La pêche était au filet qu'on appelle la «seyne»; on pêcha trois fois, toujours abondamment. L'Empereur avait passé un bon moment; mais la manière de charger le minerai l'intéressa davantage, il témoigna un grand étonnement. Ce jour-là, le chargement était difficile parce que la mer était houleuse, et que les bâtiments que l'on chargeait remuaient beaucoup. Mais les ouvriers chargeurs, stimulés par la présence de l'Empereur, se jouant du balancement de la planche sur laquelle ils devaient passer en portant plusieurs quintaux de minerai sur l'épaule droite, couraient plus vite que jamais, et en courant ils tournaient la tête pour s'assurer que l'Empereur les regardait. L'Empereur m'ordonna de leur accorder une gratification.
Il me restait à faire voir à l'Empereur un figuier remarquable et dont on lui avait parlé. Ce figuier de haute structure a, de son tronc principal, laissé autour de lui tomber ses branchages à terre, et ces branchages enfoncés dans la terre sont allés se reproduire à une certaine distance, former d'autres grands arbres qui, à leur tour, ont encore laissé tomber leurs rameaux, lesquels rameaux, soumis à l'impulsion de leurs prédécesseurs, se sont aussi enterrés pour continuer la reproduction, qui en effet continue; de manière qu'il y a là plusieurs générations de figuiers qui ont chacun un beau salon à offrir aux voyageurs qui vont leur demander de l'ombrage, et l'Empereur en profita. Je m'emparai de cette circonstance pour lui montrer un abricotier qui, l'année auparavant, avait produit soixante quintaux d'abricots. Je lui fis également visiter les orangeries du pays, assez importantes pour qu'on dût penser sérieusement à les propager. Mais je tenais surtout à le conduire à un arbre vraiment extraordinaire; c'était un pêcher. Ce pêcher appartenait à un de mes employés; chaque année, le jour de la Noël, cet employé offrait à ma femme douze pêches cueillies sur ce pêcher quelques minutes auparavant, et il n'en avait pas une seule qui ne fût du poids de douze onces. Je dis cela à l'Empereur; l'Empereur se mit à rire; il m'assura que mon employé m'en contait; je lui protestai que j'avais vu les pêches de mes propres yeux, l'Empereur n'était pas convaincu. C'est même dans ce sentiment d'incrédulité qu'il me suivit au pêcher mystérieux. Il l'examina, il l'examina encore, et, n'y trouvant rien qui pût fixer son attention, il se retira en disant: «Nous verrons.» Ce «nous verrons» était un avis, du moins je le regardai comme tel.
La fête de Noël arriva, les pêches l'accompagnèrent. Mon employé porta ses douze pêches à ma femme. Ma femme me chargea de les présenter à la princesse Pauline. La princesse Pauline les fit servir à la table de l'Empereur; j'avais l'honneur d'être à table. L'Empereur crut tout à coup que c'était un de ces fruits de fabrique italienne dont le perfectionnement peut tromper l'oeil le plus exercé: il manifesta son étonnement pour cette exacte imitation de la nature; la princesse Pauline jouissait de l'erreur de l'Empereur. L'Empereur s'en aperçut; il se rappela le pêcher de Rio-Marine; il me regarda, et il prit une pêche. La pêche n'était pas l'oeuvre de l'homme, c'était un enfant de la terre. L'Empereur l'admira, la mangea, et convint que j'avais eu raison.
J'ai promis de parler encore de ce commandant Gottmann qui, après avoir désolé les habitants de Longone, porta la perturbation sur la Pianosa, et que l'Empereur avait destitué. L'Empereur allait partir, il était déjà à cheval, lorsque le commandant Gottmann se présenta à lui pour réclamer contre la destitution dont il avait été frappé, et qu'il s'y présenta avec le ton d'un énergumène qui voulait ameuter le public. L'Empereur l'engagea avec dignité à s'adresser au général Drouot, que cela regardait, et il l'assura que justice lui serait rendue s'il y avait eu erreur dans la mesure prise à son égard. Le commandant Gottmann, trompé par le calme de l'Empereur, crut qu'il l'avait intimidé, et il parla plus fort. Ce fut une scène scandaleuse, à tel point que le général Bertrand dut menacer le commandant Gottmann de le faire arrêter s'il continuait ses inconvenantes criailleries. L'Empereur resta impassible, mais, lorsque tout le monde fut prêt à le suivre, il piqua son cheval, se mit en route au grand trot et laissa le commandant Gottmann au milieu de la rue. Le commandant Gottmann s'épuisa en paroles de véhémence, accusa le ciel, s'en prit à la terre, et, resté seul, il quitta le champ de ses tristes prouesses.
L'Empereur m'avait engagé à aller avec lui à Monte Serrato, où il se rendait, et je l'accompagnais. Je montais le cheval de ma femme, joli petit corse, magnifique de beauté, infatigable de marche, et qui plaisait beaucoup à l'Empereur. Le général Bertrand avait une grande monture: l'Empereur croyait que le général Bertrand pouvait aller plus vite que moi, le général Bertrand le croyait aussi. Nous courrûmes (sic); je dépassai le général Bertrand avec une facilité étonnante. L'Empereur louait tellement mon petit cheval que je me crus obligé de le lui offrir; il me répondit qu'il se ferait un cas de conscience d'en priver Mme Pons.
Pendant que l'Empereur était à Rio-Marine, une ancienne religieuse, habitante de Rio-Montagne, avait demandé plusieurs fois à lui parler, et comme elle ne jouissait pas d'une bonne réputation, outre qu'elle avait quitté le voile, on ne l'avait pas présentée. Nous la trouvâmes sur la route de Longone: évidemment elle attendait l'Empereur. Elle portait un costume qui était presque le costume obligé du cloître dont elle s'était volontairement séparée, c'est-à-dire la robe noire, le fichu blanc, le béguin, la croix. L'Empereur la vit de loin; surpris, il me demanda pourquoi une personne de couvent se trouvait ainsi seule sur un chemin à peu près désert et exposée aux outrages de quiconque voudrait l'insulter. Je lui répondis que je ne croyais pas me tromper en l'assurant que c'était une contribution qui allait l'atteindre, et de suite il mit la main à la poche. Je lui répétai l'opinion du pays, et alors il dit en riant: «Il est inutile de donner à une Magdelaine qui n'est ni pénitente ni repentante.» La prétendue religieuse s'était mise à genoux, le chapelet à la main, et, ferme au poste, elle attendait que l'Empereur l'avoisinât pour opérer une manoeuvre d'éclat. En effet, dès que l'Empereur fut près d'elle, elle se leva comme une folle, comme une furieuse, et elle se jeta dans les jambes du cheval de manière à se faire fouler si le cheval avait pris peur. L'Empereur eut des craintes; il recula et il demanda à cette femme ce qu'elle voulait. Elle répondit seulement: «L'aumône.» L'Empereur lui fit l'aumône quoiqu'il n'eût pas l'intention de la lui faire; puis il dit au général Bertrand: «L'opinion publique vient de me faire économiser quelques centaines de francs que j'aurais indubitablement donnés à cette femme.»
À partir de la plaine de Rio, le chemin de Longone, toujours montagneux, presque toujours à mi-côte, domine sur des vallons dont la plupart sont bien cultivés. Dans l'un de de ces vallons, sur un penchant faisant face au septentrion, l'Empereur aperçut avec un vif intérêt des plantations de châtaigniers; il demanda le nom du propriétaire. Il voulut s'arrêter en face de la plage de l'Ortanno pour savoir ce que je pensais, quant à l'embarquement des marbres provenant des carrières qu'il faisait exploiter sur ce point. Il avait fait faire des études pour pouvoir ouvrir une bonne route de Longone à Rio, car celle que nous parcourions n'était guère qu'un chemin vicinal sans nivellement.
En approchant du Monte Serrato, nous marchâmes quelques minutes sur un sol d'amiante, et je le fis observer à l'Empereur. L'Empereur voulait des faits. J'appelai un vigneron qui, après quelques coups de pioche, arracha un gros morceau d'amiante d'un blanc un peu jaunâtre, et il alla joyeux le présenter à l'Empereur, ce qui lui valut la récompense d'un napoléon. C'était ce que l'Empereur avait l'habitude de donner dans de pareilles circonstances; il ne portait pas d'argent blanc sur lui. Le vigneron assura l'Empereur que ce filon d'amiante serpentait dans toute la contrée. L'Empereur le questionna pour savoir si les productions du sol d'amiante valaient mieux ou valaient moins que celles qui venaient sur un fonds tout de terre végétale. Le vigneron parut assez embarrassé; il réfléchit, porta ses regards autour de lui, sembla interroger les propriétés qu'il voyait, et ensuite il dit à l'Empereur: «Le vin blanc du sol d'amiante, qui du reste n'est pas considérable, vaut mieux, mais la terre végétale l'emporte pour le vin rouge.» Il lui indiqua plusieurs vignes d'une qualité supérieure. L'Empereur lui demanda si ces vignes ne lui appartenaient pas: c'était à peu près cela.
Nous arrivâmes à Monte Serrato ou plutôt à l'ermitage qui porte ce nom, et que l'on peut considérer comme l'une des plus intéressantes curiosités de l'île d'Elbe.
L'ermitage est assis sur le plateau d'une des hauteurs montagneuses, au milieu de l'agglomération qui forme le Monte Serrato. Il y a là un mont principal couvert d'un schiste qu'on peut tout bonnement appeler «pourri». Il n'a que quelques arbustes sauvages qui naissent et qui meurent sans jamais être d'aucune utilité pour les besoins matériels de la société. En se cramponnant à ces arbustes sauvages, on peut, quoique difficilement, grimper jusqu'à la crête de cette montagne, d'où l'on retrouve une vue aussi admirable que des hauteurs de Volterrajo. Mais pour descendre, ce n'est pas seulement difficile, c'est si dangereux qu'on peut rouler du haut en bas sans rien trouver qui arrête sur la pente: j'ai appris cela à mes dépens.
Cependant l'ermitage de Monte Serrato, quoique ainsi entouré, n'a rien d'effrayant, même de lugubre, et le regard est de suite absorbé par une foule de détails importants. Là tout n'est pas inculte, et les ermites titulaires qui depuis des siècles s'y sont succédé, ont trouvé le moyen d'y ramasser un peu de terre, d'y planter quelques arbres, quelques vignes, et de faire un enclos pour la culture des herbages. Puis une chèvre, deux brebis, et un bon petit bidet que l'on garde «parce qu'il y a de quoi l'entretenir». L'on y est à l'abri des amertumes de la vie, les jours s'y écoulent presque en dormant. L'église est simple et pauvre, mais elle est bien tenue toujours; le dimanche un prêtre va y dire la messe; il y a une fête annuelle. La cellule de l'ermite, maisonnette assez commode, est située sur une terrasse spacieuse entièrement couverte de treillages, et qui dans la belle saison forme un salon extrêmement agréable. La charpente de ce salon est toute en tiges d'aloès.
L'ermite de Monte Serrato vit autant avec les habitants de la terre qu'avec les habitants du ciel, car l'on va à l'ermitage encore plus pour se divertir que pour prier. Jadis les marins avaient une grande confiance dans la vierge de Monte Serrato: ils lui consacraient beaucoup de messes, ce qui faisait de l'ermitage de Monte Serrato une chapelainerie (sic) fort importante. Les temps sont changés; les messes sont rares. L'ermite me disait: «Cela durera jusqu'à ce que la Vierge nous ait fait quelque bon miracle!»
Pour arriver à l'ermitage, en quittant la route de Longone on prend un sentier très étroit, bordé par des cyprès d'une grande hauteur, dominant un ravin de haut en bas couvert d'aloès et de figuiers d'Inde (cactus opuntia), et au fond duquel coule un ruisseau qui va se perdre dans la mer à la «fontaine de Barberousse». Ce sentier parfois obscur, toujours très onduleux, fait arriver sur la terrasse devant la cellule. C'est surtout en débouchant du sentier que l'on est surpris de l'ensemble vraiment pittoresque de ce lieu, et qu'on est presque forcé de se livrer à un moment de contemplation. Ces montagnes sans vie semblent faire encore partie du chaos, où rien en principe n'avait imprimé les traces de l'homme, dont l'homme s'est pourtant emparé pour y reposer sa tête, peut-être même pour se séparer des hommes. Et par-dessus, un ciel pur qui enivre l'imagination de l'immensité de ses richesses!... Ensuite la nuit, la lune, les étoiles, chaque chose projetant sa lumière ou son obscurité, ajoutant aux horreurs ou aux beautés, idéalisant le regard... et la rosée du matin qui semble couvrir la terre de perles orientales, et la fraîcheur de la soirée que des milliers de plantes odoriférantes parfument, et un air vivifiant qui se lie amoureusement à la brise de la mer... Je veux parler de l'enchantement que j'ai vingt fois éprouvé en entrant dans cette enceinte de solitude et de méditation, sans que j'aie jamais bien pu analyser toutes les causes de mes différentes émotions, et, je l'avoue, je sens que maintenant je ne suis pas plus avancé. Ce ne sont pas là les saintes baumes de la Provence, ni la grotte de saint François d'Assise en Italie. Le caractère m'en paraît moins religieux. Néanmoins, tout y élève la pensée vers la divinité; on y prie d'instinct.
Qu'on ne pense pas que l'Empereur avec toute sa puissance morale pût à volonté se soustraire à une impression de surprise. Sans doute l'Empereur commandait à sa figure, mais il obéissait à son coeur, et il lui était impossible de taire les vibrations de son âme. Il s'arrêta sur le seuil de l'enceinte: dans une fixité absolue, considérant avec attention tout ce qui l'entourait, il resta dix minutes sans parler: et enfin il rompit son silence par ces paroles: «C'est beau, mais ce doit être bien plus imposant que ce n'est beau durant ces tempêtes équinoxiales qui sont sillonnées par les éclairs, labourées par le tonnerre, et qui menacent d'engloutir la terre.» Puis il alla s'asseoir, toujours en raisonnant sur les choses qui lui paraissaient les plus remarquables. De sa place il pouvait voir la mer, et cette vue lui fit beaucoup de plaisir; il se plaignit de ce qu'on n'avait pas apporté sa lunette d'approche, ce qui l'empêchait d'observer la manoeuvre de quelques bâtiments qui étaient à la voile.
L'Empereur demanda à l'ermite si la foudre ne faisait pas des ravages sur le Monte Serrato ou autour du Monte Serrato. L'ermite lui répondit qu'elle tombait fréquemment, mais qu'elle n'avait jamais atteint l'ermitage. L'Empereur lui fit observer que la montagne de l'ermitage était garantie parce que les montagnes qui l'entouraient étaient plus hautes et plus aiguës. L'ermite dit à l'Empereur: «Il vaut mieux encore que le peuple croie à la protection de la Vierge.»--«Ce que je n'empêcherai pas forcément», répliqua l'Empereur, et il ajouta en parlant italien, assez mauvais italien: «Pourtant, monsieur l'ermite, notre religion est assez riche de vérités pour pouvoir se passer d'assertions qui ne sont pas positivement vraies.» L'ermite lui demanda la permission de le conduire à l'église: elle était illuminée; l'Empereur s'agenouilla un moment. Il donna à l'ermite, je ne vis pas ce qu'il lui donnait. Mais immédiatement l'ermite s'entoura de quelques personnes qui par hasard se trouvaient là, et avec elles il fit des prières; je crois que ces prières étaient pour l'Empereur.
Par une heureuse précaution, l'Empereur avait fait venir une collation de Longone: nous la dévorâmes, nous avions tous bon appétit. L'Empereur se plut beaucoup à nous voir manger «comme des conscrits qui venaient de faire une corvée». Ce fut là son expression de contentement. L'Empereur était gai comme tout le monde; ces moments furent vraiment des moments heureux. Il y eut pourtant un temps de profond silence: l'Empereur dormit pendant un quart d'heure sur sa chaise.
Au moment du départ, l'Empereur me demanda si je connaissais le caroubier qui était à la campagne de Saint-Joseph appartenant à M. Rebuffat, et si ce caroubier méritait la réputation de beauté qu'on lui faisait. Je répondis à l'Empereur qu'il y avait deux caroubiers, le mâle et la femelle; que le caroubier mâle, sans être aussi considérable que celui de la reine Jeanne en Sicile, était cependant fort important, puisqu'on pouvait dresser sous son ombrage une table de soixante couverts, ce qui était arrivé à l'occasion du repas nuptial de Mlle Rebuffat auquel j'avais assisté: «Allons visiter l'arbre de noces», dit l'Empereur. Nous allâmes; l'Empereur se promena sous les deux caroubiers; il nous assura qu'il payerait beaucoup pour avoir deux arbres semblables à son château de Saint-Martin Saint-Cloud.
Il fallait retourner au logis. Je pris congé de l'Empereur: «Je suis bien content de ma journée d'hier et de ma journée d'aujourd'hui.» Telles furent les dernières paroles de son adieu; il allait coucher à Longone.
CHAPITRE V
LES TRAVAUX DE L'ÎLE D'ELBE
I.--Les palais impériaux.--La maison de Pons à Rio.--Réception de lord Bentinck.
II.--Visite de l'Île par l'Empereur.--La Pianosa.--Palmajola.--L'approvisionnement de l'Île.--Propagation de la pomme de terre.--Industries locales.
III.--Port de Rio.--Projet de Pons.--Napoléon ingénieur.--Napoléon mis en selle.
IV.--Les projets de M. Bourri.--Les hauts fourneaux de Rio.
V.--Les plantations.--Les lazarets.--Oliviers et mûriers.--La forêt de Giove.--Un plan de Napoléon pour le reboisement des montagnes de France.--La guerre sanitaire de Livourne et Porto-Ferrajo.
VI.--Résumé des travaux.--Défense de l'Île.
I
LA MAISON DE PONS.
Quant à la manière de me loger, l'Empereur avait plutôt sollicité qu'ordonné. Je pouvais donc faire ce que je croirais le plus convenable pour le rôle de représentant impérial qu'à mon corps défendant je devais jouer à Rio-Marine. Mon intention est seulement de faire comprendre que le fardeau était quelquefois un peu lourd, qu'il le devenait davantage du moment où je n'étais plus logé d'une manière digne des hôtes de l'Empereur qui m'arrivaient sous ses auspices.
L'Empereur m'autorisait à prolonger ma demeure dans le palais impérial, mais les maçons allaient s'emparer des appartements, et je ne pouvais pas faire dormir ma famille au milieu des décombres. Je dis dans le pays que je cherchais à me loger: j'eus immédiatement tout le pays pour logement. Deux des propriétaires les plus aisés se hâtèrent de me céder leurs maisons qui étaient contiguës, et je les fis communiquer. Le directeur des travaux des mines vint à la tête de cent ouvriers pour transporter mes meubles; la chose fut faite comme par enchantement, et, sans le moindre embarras, je me trouvai tout à fait installé.
J'étais à peine installé chez moi que l'Empereur aurait pu désirer que je fusse encore chez lui. L'Empereur reçut la visite de lord Bentinck et de (nom en blanc), et les traita somptueusement. Mais le contre-coup tombait sur moi, pauvre chétif, qui étais aussi à peu près déchu, du moins d'habitation. L'avis qu'on me donna de la visite de ces deux personnages, extrêmement polis selon l'usage, semblait pourtant m'enjoindre de les recevoir avec distinction: le grand maréchal accompagnerait les hôtes de l'Empereur. C'était presque de l'étiquette; je me le tins pour dit.
En effet, le grand maréchal à la tête du cortège britannique arriva à Rio-Marine, et, par habitude, il alla descendre au palais impérial, où il ne trouva que des travailleurs, ce qui fit rire les Anglais, sans pourtant amuser leur conducteur. La société vint me trouver; je la reçus de mon mieux. La veille, j'avais aussi une autre compagnie anglaise assez nombreuse. Le grand maréchal croyait que j'aurais dû tenir bon dans le palais impérial; je n'étais pas de son avis; il me semblait, au contraire, que j'avais bien fait. La journée ne fut pas sans plaisir: la simplicité de la maison ne changea rien à la bonté des mets, à la qualité des vins, et les illustres (sic) de la Grande-Bretagne mangèrent et burent comme si de rien n'était. Ils furent d'ailleurs très aimables; je fis pourtant une petite malice à lord Bentinck: je lui parlai contre ceux qui avaient corrompu la grande-duchesse Élisa, et il y était pour sa part. Il me dit «que la grande-duchesse Élisa n'avait pas besoin d'être corrompue», ce qui était un peu vrai.
De retour à Porto-Ferrajo, le général Bertrand rendit compte à l'Empereur, et il lui fit connaître l'état de ma demeure. Sur quoi l'Empereur, sans même attendre de m'avoir parlé, m'envoya l'autorisation de reprendre possession du palais impérial, et je dus lui faire observer que la chose n'était plus faisable. Je me hâtai néanmoins d'aller le remercier de sa bonté; il me dit dès que je l'abordai: «Retournez au palais impérial aussitôt que cela vous sera possible; casez-vous y encore, et alors vous continuerez à me recevoir.» Il ajouta: «Le jardin n'a pas cessé d'être à Mme Pons», ce qui décida Mme Pons à y retourner. On ne pouvait pas être meilleur que ce que l'Empereur était pour moi dans cette circonstance, mais il oubliait qu'il avait fait disparaître toutes les petites pièces pour n'en avoir que de grandes. Je conservai ma maison bourgeoise, et désormais tous les recommandés de l'Empereur durent descendre dans une demeure passablement plébéienne, ce qui ne veut pas dire que l'hospitalité y fut moins cordiale ou moins généreuse. Ce qu'il y eut d'étonnant à l'égard de ce palais impérial, qui partout ailleurs n'aurait été regardé que comme une petite bicoque, c'est qu'au milieu des préoccupations inséparables de son départ de l'île d'Elbe, l'Empereur lui donna un dernier regard, voulut qu'il fût définitivement mis à la disposition de Mme Pons. L'exécution de cette volonté, même après le départ de l'Empereur, n'éprouva aucune espèce d'obstacle. Ma femme resta dans le palais impérial tant que la bannière impériale put y rester arborée.