Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe
II
APPROVISIONNEMENTS ET INDUSTRIES DE L'ÎLE.
Dès que l'Empereur eut fixé le logement qu'il destinait à son séjour habituel, il visita les petites cités de son petit empire: Rio, Longone, Marciana, Campo, Capoliveri, et, selon son usage, partout et toujours il examina ce qu'il y avait à examiner. Sa Majesté visita également l'île de la Pianosa, le rocher de Palmajola, deux dépendances de l'île d'Elbe, et, quoique le traité de Paris n'en fît pas mention, Sa Majesté en prit possession.
Le colonel anglais Campbell appelait cela faire des conquêtes, ce qui ne l'amusait pas, quoiqu'il ne se permît aucune observation en présence de l'Empereur.
C'est à l'île de la Pianosa que fut exilé et mourut Agrippa le Posthume. Cette île, jadis assez peuplée, aujourd'hui inhabitée, est propre à la culture; elle a quatre lieues de tour, la distance de l'île d'Elbe est d'environ six lieues. L'Empereur chargea le capitaine du génie Larabit de la fortifier, et cet officier justifia pleinement la confiance de Sa Majesté. M. Larabit était alors fort jeune: il avait commencé la guerre à la campagne de Saxe, ses premiers pas militaires lui avaient mérité des éloges. C'est lui-même qui avait demandé à l'Empereur la permission de le suivre; cependant, il ne put arriver à l'île d'Elbe que quinze jours après Sa Majesté; son arrivée fit plaisir à tous les compagnons du grand homme. L'Empereur disait de lui: «C'est une vieille tête sur un jeune corps.» Maintenant M. Larabit est un de nos députés les plus consciencieux.
Palmajola est un rocher à quatre milles de l'île d'Elbe, sur le faîte duquel il y a une tour avec deux canons, et qui en temps de guerre sert à observer ce qui se passe dans le canal de Piombino.
Année commune, l'île d'Elbe ne récoltait de blé que pour son besoin de deux mois, et il est facile de penser que ce dénuement de la denrée de première nécessité absorbait la pensée de l'Empereur.
L'Empereur fit un traité avec un négociant génois. Sa Majesté lui concéda une grande étendue de terrain à la Pianosa: le négociant génois s'engagea à établir une colonie lucquoise sur cette île, à faire cultiver la terre qui lui était concédée, et à fournir aux Elbois à un prix avantageux une quantité de grain égale à leur consommation ordinaire de cinq mois. Ce traité, dont l'administration générale des mines fut chargée de discuter et de soutenir les clauses et conditions arrêtées par l'Empereur, ne laissait rien aux chances du hasard; Sa Majesté avait tout prévu, et les stipulations pour la vente ou l'acquisition d'une grande province n'auraient certainement été ni plus ni mieux étudiées.
Ainsi les Elbois se trouvaient assurés de leurs approvisionnements en blé pour l'espace de sept mois.
Restaient cinq mois à la nécessité desquels il fallait parer.
L'Empereur acheta dans l'île d'Elbe même une vaste plaine appelée l'Aconna, dont le sol couvert des débris d'une antique forêt était totalement abandonné, et Sa Majesté appela de suite des Lucquois pour mettre cette propriété en culture. L'Aconna pouvait, année commune, fournir en céréales un approvisionnement de deux à trois mois.
C'était au moins neuf mois de tranquillité acquise; disons mieux, il n'y avait plus à craindre, parce que la quantité des vins que l'île d'Elbe récoltait en sus de la consommation de ses habitants lui permettait de faire annuellement des échanges qui, terme moyen, lui procuraient une quantité de graminées pour la nourriture de trois mois.
Cela ne suffisait pas à l'Empereur: il disait que lorsque «le pain était cher, tout était cher», et il voulait qu'on le mangeât bon marché. Aussi il s'occupa des champs jusqu'au moment où il crut que l'amélioration de la culture était telle qu'elle pourrait désormais doubler le produit auquel on était habitué.
Les pommes de terre étaient presque inusitées dans les ménages elbois. L'Empereur en prêchait la bonté et l'usage; il engageait les cultivateurs à leur consacrer une partie du sol qu'ils faisaient fructifier. Sa Majesté se plaisait à donner le nom de parmentières aux pommes de terre; elle disait que Parmentier avait rendu un service immense à l'humanité.
Sa Majesté ne s'occupait pas seulement du blé et des parmentières. Une vieille erreur faisait croire aux Elbois que le châtaignier et l'olivier ne prospéraient point sur le sol de l'île; il y avait pourtant beaucoup de preuves du contraire. L'Empereur envoya en Corse pour y acheter une grande quantité de boutures de châtaigniers et d'oliviers, et, dès leur arrivée à Porto-Ferrajo, il les distribua aux propriétaires ruraux. Les châtaigniers furent placés sur les revers des montagnes au septentrion, et les oliviers partout où le soleil donnait en plein. Sa Majesté envoya aussi en Toscane pour faire l'acquisition de pépinières de mûriers: elle pensait que la propagation de cet arbre pouvait être une source de prospérité pour les Elbois.
Les marais salants du golfe de Porto-Ferrajo appartenaient à l'État, mais ils avaient été mal administrés, mal soignés, et l'Empereur, après les avoir fait mettre en bon ordre, les afferma avantageusement à un Milanais fort capable de les bien exploiter.
Les madragues de l'île d'Elbe sont renommées. Le fermier, Génois d'origine, avait fait une grande fortune dans cette entreprise, et il méritait son riche succès, car il faisait beaucoup de bien. L'Empereur désira que cet honorable industriel donnât plus d'extension à la pêche du thon, et le fermier créa une autre madrague. Cette extension donnée à la pêche du thon augmentait un peu, bien peu, les revenus de l'Empereur: mais ce n'est pas ce que Sa Majesté avait en vue, et son but principal était d'occuper fructueusement des bras. D'ailleurs, la pêche du thon favorisait beaucoup la vie animale des Elbois.
Dans des temps peu reculés, les Elbois se livraient à la pêche du corail et des anchois, et l'on trouvait encore des personnes qui pouvaient donner de bons renseignements à cet égard: l'Empereur les consulta. Sa Majesté prit ensuite les dispositions les plus capables de faire renaître et fleurir cette branche de commerce et d'industrie.
III
PORT DE RIO.
L'Empereur porta sa pensée sur Rio-Marine; il m'écrivit directement pour savoir «s'il ne serait pas possible de parer aux dangers de la rade riaise en faisant faire un port par une compagnie qui ensuite prélèverait un droit sur tous les bâtiments qui viendraient y mouiller». (J'appelle lettres directes de l'Empereur celles que l'Empereur dictait à son secrétaire intime et dans lesquelles le secrétaire intime parlait au nom de l'Empereur.)
Il n'y avait pas à Rio-Marine, ni de loin ni de près, possibilité de trouver un seul actionnaire, et à Rio-Montagne encore moins: Rio-Montagne est sans fortune, celui qui a quelques écus d'économie les emploie de suite à l'achat d'une pièce de terre. Les Riais de Rio-Marine n'ont jamais un denier de disponible; tout ce qu'ils gagnent est employé à faire construire des bâtiments de cabotage, ce qui les met souvent dans la nécessité de recourir à des emprunts onéreux. Je représentai cela à l'Empereur, je lui rappelai ce qui s'était déjà passé à l'égard de ce port. L'Empereur me répéta tout ce que le grand chancelier de la Légion d'honneur lui avait dit à cet égard. Voici:
Le vent du nord-est est le vent traversier de la rade de Rio-Marine. Dès que ce vent souffle un peu fort, les bâtiments en rade sont obligés de lever l'ancre et d'aller se réfugier à Longone, ce qui leur occasionne une perte d'argent et une perte de temps. Quelquefois même cette nécessité d'abri donne des soucis. Il y a bien, à un mille au sud de la rade, une calanque appelée Porticcioli qui peut recevoir trois bâtiments et dont on profite dans les cas d'urgence, seulement dans la belle saison. Cette calanque n'offre d'ailleurs des garanties de sûreté que lorsqu'on s'y est orienté pendant un temps calme. Encore, il n'est pas très rare que le vent traversier empêche de charger et d'expédier du minerai. Cet empêchement dure souvent plusieurs jours, quelquefois une semaine, un mois (sic). Il n'en faut guère plus pour occasionner la ruine d'un établissement de hauts fourneaux de fonte qui n'a pas eu la précaution de faire ses approvisionnements pour toute la saison des travaux.
En 1812, convaincu que je pouvais par les seules ressources de l'administration des mines, sans une bien grande augmentation de dépense pour la Légion d'honneur, construire un port à Rio-Marine, j'en fis la proposition raisonnée au grand chancelier, et le génie militaire fut consulté au lieu et place du génie des ponts et chaussées qu'on n'avait pas sous la main. Le génie militaire trouva que le ruisseau-torrent qui alimente la fontaine ainsi que les moulins de Rio-Montagne, se perdant dans la mer précisément à l'endroit où le port aurait dû être construit, occasionnerait, par l'entraînement de la pente rapide, des frais incessants de recreusement, et, fondé sur cet inconvénient, il ne fut pas de mon avis. L'inconvénient n'existait pas le moins du monde, puisque le cours du ruisseau pouvait facilement être détourné. Plus tard le génie militaire fut de mon avis, mais alors il n'était plus temps.
L'Empereur voulut aller sur les lieux. Son regard fut un regard de conviction; il indiqua comment le ruisseau-torrent devait être détourné, et il montra du doigt le point où il devait aller se perdre. Il demanda de suite une embarcation, ainsi que tout ce qui était nécessaire au sondage de l'emplacement désigné. Il sonda lui-même, il se mouilla beaucoup, quoique le temps fût assez froid, et son travail fini, comme si de rien n'était, il retourna à Longone d'où il était venu. Je crois que l'Empereur avait un peu exagéré le nombre de bâtiments que le port aurait pu contenir, d'après le tracé visuel qu'il en avait fait lui-même. Combler par une jetée l'espace de mer qu'il y a entre la tour et l'îlot de la rade, faire une seconde jetée qui, appuyée sur le même îlot, s'avancerait vers la viguerie dans une longueur convenable, et remplacer le pont de bois par un môle en pierre trois fois plus étendu; les jetées faites des pontons auraient creusé l'enceinte du port pour égaliser le fond, particulièrement à l'ancienne embouchure du ruisseau-torrent, qu'avant tout l'on aurait détourné: tel était le plan de l'Empereur. Il le dessina sur place, complètement, en précisant, proportionnellement à l'oeil, la viguerie, la plage riaise, le pont de bois, le ruisseau, la tour et l'îlot qu'on appelle scoglietto. Il marqua même l'emplacement que devrait avoir la maison sanitaire.
Les capitaines de la marine marchande que j'avais de suite fait appeler pour qu'ils préparassent immédiatement l'embarcation que l'Empereur désirait, montèrent, comme matelots, la meilleure de leurs chaloupes et allèrent embarquer l'Empereur, qui fut touché de leur attention. Les capitaines croyaient que l'Empereur les laisserait se charger du soin du sondage, mais il leur évita cette peine.
Ce n'était pas une chose sans intérêt que de voir le grand Napoléon, une longue perche ou une corde plombée dans les mains, se faisant conduire successivement dans toutes les directions et travaillant autant qu'un mercenaire. Je fis une bonne observation morale: l'embarcation était petite; elle balançait beaucoup, l'Empereur n'était pas toujours ferme sur ses jambes, et quelquefois il chancelait. Ordinairement, les marins rient de ces sortes de choses. Mais les capitaines de la marine marchande ne riaient pas; loin de là; ils éprouvaient un frémissement d'émotion chaque fois que l'Empereur ne paraissait pas se tenir solidement, et les deux plus forts d'entre eux s'étaient, sans rien dire, placés à ses côtés pour veiller à sa sûreté.
J'avais fait préparer un rafraîchissement pour l'Empereur. Lorsqu'il débarqua de la chaloupe, je le lui offris, mais il me répondit qu'il était trop mouillé pour s'arrêter chez moi; et pendant que je donnais des ordres pour qu'on lui apportât quelque chose sur le rivage, un des capitaines qui venaient de lui servir de matelots, le capitaine François Giannoni, lui dit en italien: «Majesté, j'ai du vin aleatico qui ressuscite les morts, et je vous prie de le goûter.» L'Empereur ne se fit pas prier davantage; il prit un doigt d'aleatico, trempa un biscuit et monta à cheval.
En montant à cheval il se passa une scène qui avait son côté burlesque, mais dont l'Empereur sourcilla, et ce n'était pas sans raison. Il y avait à Rio-Montagne un sergent-major, Édouard Castelli, frère de l'excellent capitaine Castelli, qui avait une force vraiment herculéenne et dont l'esprit n'était pas transcendant. L'Empereur avait déjà le pied gauche à l'étrier, il prenait son élan pour se mettre en selle, lorsque Édouard Castelli, trouvant sans doute que l'Empereur ne montait pas assez vite, le prit par derrière, l'enleva et le jeta presque sur le cheval. L'Empereur résista en vain; il dut subir la loi de la force. Dès qu'il fut à cheval, il regarda sérieusement Édouard Castelli et lui dit: «Que cela ne vous arrive plus!» Ce pauvre gros garçon d'Edouard Castelli était tout ébahi qu'on le blâmât au lieu de l'admirer. Cette étourderie lui valut pourtant les épaulettes de sous-lieutenant, qu'il eut quelques jours après.
IV
L'INGÉNIEUR BOURRI.
Parmi les personnes qui venaient pour le voir, l'Empereur distingua M. Bourri, homme d'une haute capacité industrielle, le premier entrepreneur français des mines de fer de Rio. M. Bourri, je crois, Lyonnais de naissance, était l'ancien directeur de la fonderie militaire de Valence, et, au moment de son arrivée à Porto-Ferrajo, il dirigeait les hauts fourneaux du prince Lucien, avec lequel il paraissait associé. M. Bourri, toujours plein de grands projets, ne reculait devant aucune entreprise; il aurait pris l'Europe à ferme, si quelqu'un avait eu le droit de la lui affermer. Instruit, expérimenté, insinuant, sa conversation intéressait; et l'Empereur la mit à contribution. J'étais lié avec lui. Je pouvais croire que j'entrais pour une part dans son voyage à l'île d'Elbe; mais je n'étais pas à Porto-Ferrajo lorsqu'il y arriva, et il avait déjà eu une audience de l'Empereur alors qu'il vint me trouver à Rio. Il y venait pour me parler de l'Empereur, et les yeux brillants de joie, les bras étendus, sans cependant songer à m'embrasser, il m'aborda avec un élan d'enthousiasme: «Je n'ai pas eu besoin de vous attendre; il m'a fait appeler, il m'a reçu de suite. Il m'a parlé de tout, de la fonderie de Valence, des fourneaux de la Romagne, des mines de Rio, du charbon de terre, des transports, des usines... Quel homme! Il faut savoir ce qu'il a été, autrement on ne s'en douterait pas, tant il est pénétré des affaires auxquelles on le croyait le plus étranger. Lucien se vante d'en savoir autant que lui; c'est ridicule. Il dit qu'il l'a fait empereur, c'est plus ridicule encore. L'Empereur a été empereur par la force des choses autant que par la force de son génie... Triste homme que ce Lucien: il fait le républicain à Paris et le despote à Rome. L'Empereur a un grand projet en tête, il vient demain; il faut que nous lui préparions un rapport. N'allez pas vous opposer à ses désirs, parce que vous me feriez tort... J'ai parlé artillerie avec le général Drouot: il est modeste comme une jeune fille bien élevée. J'ai vu deux de mes canons: j'en ai été bien aise. Il me semble que l'Empereur a été content de moi... Je suis vraiment jaloux de la gloire de ses fidèles...»
«L'Empereur vient demain pour un grand projet», m'avait dit M. Bourri, et je lui demandai quel était ce projet, «L'Empereur, me répondit-il, voudrait, par une digue très forte, arrêter le cours du ruisseau qui va se perdre dans la mer, en ramasser les eaux ainsi que celles des pluies d'hiver, et, au printemps prochain, se servir de ce grand réservoir pour faire marcher un haut fourneau de fonte, que l'on s'empresserait de construire...» Cette idée n'était pas une idée nouvelle; je l'avais eue avant l'Empereur, M. Bourri avant moi. Mais personne ne s'était hasardé à soutenir radicalement ce projet, parce que, quoique sous l'Empire, époque à laquelle l'on ne reculait pas devant les dépenses publiques, la création complète d'un tel établissement devait absorber des sommes considérables, et qu'il était presque démontré que l'emploi de ces sommes n'obtiendrait pas un résultat analogue à leur importance. Puis venait le manque total de bois et de charbon de terre. Il y avait une autre considération qu'il ne fallait pas perdre de vue: c'était la concurrence que cette usine établirait avec toutes les usines semblables du continent. Avant 1815 il y avait un moyen de parer à ce grave inconvénient: c'était de ne fondre que de la gueuse et de ne l'employer exclusivement qu'au lestage de notre marine militaire, tandis qu'aujourd'hui nous ne pourrions vendre la fonte que dans les lieux où les hauts fourneaux trouvent depuis des siècles des débouchés pour la leur. M. Bourri cherchait à combattre ces raisons, devant lesquelles pourtant il avait précédemment reculé. Ce n'était pas même les seules qu'on pouvait mettre dans la balance. Nous raisonnâmes, nous calculâmes, et tous nos calculs et tous nos raisonnements nous ramenèrent au point de départ, c'est-à-dire que cette usine serait trop coûteuse pour son rapport probable, sans compter le mal qu'elle pourrait occasionner.
L'Empereur m'avait bien parlé de ce projet, mais vaguement: j'avais cru à une de ces idées fugitives qui sillonnaient sans cesse son génie.
Le lendemain, l'Empereur ne vint pas à Rio; nous l'attendîmes en vain. Le soir il me fit appeler à Porto-Ferrajo; je m'y rendis avec M. Bourri. Il pouvait se faire que M. Bourri n'eût pas bien compris l'Empereur; du moins l'Empereur ne me parut pas aussi pénétré que M. Bourri des avantages qu'il y aurait à d'aussi grandes constructions. Il me fit expliquer mes doutes et il me dit: «Nous irons ensemble vérifier cela sur les lieux»; ensuite il ajouta en riant: «Je me tenais en défense contre vous; car je ne supposais pas que vous reculeriez devant l'emploi du mortier.» L'Empereur faisait allusion à ce que j'avais beaucoup fait bâtir à Rio. Il me parla avec avantage de M. Bourri; il trouva seulement qu'il y avait trop de choses dans sa tête, que ces choses étaient pêle-mêle, et qu'elles s'étouffaient réciproquement. M. Bourri convenait que l'Empereur l'avait jugé comme s'il l'avait connu toute sa vie. L'Empereur le reçut encore; il le convainquit, et M. Bourri ne compta plus sur l'usine. Toutefois, l'Empereur n'avait pas pris un parti définitif; quelque temps après, il alla examiner les lieux, son examen fut approfondi. Il fit une foule de calculs; il voulut savoir d'où l'on tirerait les bois ou les charbons, quel serait leur prix de revient, quelles chances il y avait à courir pendant la guerre, quels écoulements pendant la paix. Enfin, après une grosse matinée de travail, il clôtura son opération par ces paroles: «L'avantage pour nous serait douteux, tandis que le désavantage pour les autres serait certain, et le plus sage est de s'abstenir. Il ne faut pas, d'ailleurs, que les gouvernements tentent même de faire perdre ceux qu'ils ont le devoir de faire gagner. Je suis encore gouvernement.» L'Empereur appuya sur ces derniers mots, qu'il prononça d'ailleurs avec dignité 62. Lorsque je racontai à M. Bourri l'emploi de cette matinée, il resta un moment pensif, puis il s'écria avec amertume: «Et cet homme est tombé du trône de France au trône de l'île d'Elbe!»
M. Bourri avait apporté à l'Empereur une maisonnette en bois qui se montait et se démontait avec une facilité étonnante, et que l'on pouvait par conséquent changer de place à volonté. Cette maisonnette avait plusieurs pièces; il fallait deux heures pour la monter et une heure pour la démonter. La première pensée de l'Empereur fut de la destiner au plateau de Monte Giove, mais cette pensée ne fit que passer, et, se reprenant, il dit de suite: «Bah! avec cette maison, sur le Monte Giove, privé de voisinage, je serais seul logé, et cela ne doit pas être. Je m'en servirai à l'Aconna.» Néanmoins, la maisonnette ne servit jamais. J'ignore même ce qu'elle est devenue.
V
LES PLANTATIONS.--LES LAZARETS.
L'on dirait qu'un génie infernal a toujours éloigné de l'île d'Elbe les institutions locales nécessaires pour bien instruire les Elbois et pour les faire concourir aux progrès incessants du monde moral. Que peut une peuplade qui, pauvre par la nature du sol qu'elle habite, n'a que des écoles primaires, et qui, afin de trouver des écoles secondaires, doit vendre jusqu'aux derniers lambeaux de ses vêtements pour aller les chercher sur le continent?
Le climat de l'île est un climat béni du ciel, la glace et la neige y sont presque inconnues. Néanmoins, les paysans elbois, en général, s'imaginent que leur terrain n'est pas propre à l'olivier; ils en repoussent la culture. C'est en vain que les hommes les plus instruits ont cherché à les détromper: ils n'ont pas voulu sortir de leur vieille ornière. Depuis vingt-cinq années, plusieurs propriétaires expérimentés ont fait des plantations qui toutes ont réussi; ce fait matériel n'a pas pourtant pleinement suffi pour convaincre la masse des campagnards. Il y a toujours des objections, particulièrement celle que l'olivier reste trop longtemps pour produire. On dirait que le paysan entêté ne veut songer qu'à lui, que dans son égoïsme il ne porte pas ses regards sur sa progéniture. L'île d'Elbe n'a pas la centième partie des oliviers qu'elle pourrait avoir. Les figuiers encombrent les vignes: cependant le figuier dévore une grande partie de la substance nécessaire à la vigne qui l'entoure: la vigne souffre aussi de l'ombrage du figuier. Le vigneron le sait, il le dit, mais il ne remplace pas le figuier par l'olivier.
Toutefois les Elbois n'osèrent pas méconnaître les conseils paternels de l'Empereur. Il offrit de faire venir à ses frais du continent tous les quantités ainsi que toutes les qualités de pieds d'olivier qu'on lui demanderait, et il alla au-devant de tous les propriétaires qui avaient besoin de recourir à l'accomplissement de cette offre généreuse. L'Empereur manifestait un grand contentement lorsqu'on lui annonçait quelque plantation. Il pressait les retardataires, il visitait leurs domaines, et ses paroles de persuasion finissaient par vaincre les plus obstinés.
Le mûrier manquait totalement à l'île d'Elbe. Cela étonna et affligea l'Empereur: convaincu que le mûrier pouvait devenir une production avantageuse pour les Elbois, il se décida immédiatement à se procurer des pépinières.
Aussitôt que possible les mûriers ornèrent les routes, ainsi que les lieux publics où il pouvait être convenable d'en planter, et les propriétaires en admirent dans leurs propriétés.
L'île d'Elbe manquait aussi presque généralement, surtout dans sa partie orientale, de l'arbre populaire qui ne redoute pas le froid, le châtaignier, et l'Empereur songea à remplir ce vide de la culture elboise. Il n'y avait pas d'objections possibles contre le châtaignier, puisque c'était l'arbre qui faisait la principale propriété rurale du territoire de Marciana. L'Empereur eut recours à la Corse pour l'acquisition d'une grande quantité de plants de châtaigniers.
«Des oliviers et des mûriers dans les vallées qui sont pour ainsi dire des foyers de chaleur naturelle, ainsi que sur les montagnes secondaires, du côté qui donne en plein midi, ou au bas des hautes montagnes où le soleil jette son feu; et la réussite de ces deux arbres sera assurée. Puis les châtaigniers sur les revers des montagnes qui font face au nord.»
C'est de cette manière que l'Empereur donnait des leçons d'agriculture aux paysans, avec lesquels il aimait beaucoup à s'entretenir. Ce n'est pas que l'Empereur se bornât à leur parler de ces trois qualités d'arbres; il leur parlait aussi horticulture, choux, raves, oignons, et l'on aurait pu croire qu'il était l'homme des champs. J'ai toujours pensé que lorsqu'il allait faire ses promenades agricoles, il venait d'étudier la Maison rustique, ou tout autre ouvrage de cette nature, et que c'étaient les lumières de la théorie qu'il dispensait de suite à la pratique. J'ai entendu l'Empereur enseigner à mon jardinier comment il devait s'y prendre pour avoir constamment des bons radis et de la bonne salade. Quand et comment l'Empereur pouvait-il avoir appris cela?
Je dus faire un voyage en Toscane. L'Empereur m'ordonna d'aller à Lucques pour y traiter avec les propriétaires de pépinières d'olivier et de mûrier. Il m'ordonna aussi de chercher des familles qui voudraient s'établir à l'Aconna, où il avait lui-même fait le tracé d'un village qui devait y être construit. Lorsque je fus prendre congé de lui en m'entretenant de ce qu'il avait l'intention d'exécuter, il me dit: «L'île d'Elbe a en elle-même tout ce qu'il faut pour le bien-être matériel de ses habitants, et sans qu'ils s'en aperçoivent, j'espère que je conduirai les Elbois au bonheur possible.»
La forêt de Giove, la seule forêt de l'île, avait été maltraitée et presque détruite. L'Empereur alla la visiter: il fut indigné de la négligence de l'autorité compétente. Il réunit l'administration de cette forêt à l'administration des mines. Il me prescrivit de faire rigoureusement exécuter les lois sur les eaux et forêts. Mais la vue de cette forêt reporta sa pensée sur les antiques forêts dont les montagnes de l'île étaient couvertes, et, en regardant toutes ces montagnes actuellement d'une nudité presque absolue, il éprouva le besoin de les rendre à leur splendeur primitive, c'est-à-dire de les envelopper de chênes; il parla de faire pour l'île d'Elbe ce qu'il voulait faire pour l'île de la Pianosa, une semence générale de glands de la forêt Noire, semence qui aurait lieu en même temps qu'une semence de graines d'acacia. L'Empereur disait: «Le chêne vient doucement; l'acacia, au contraire, vient vite; et le chêne est à peine enfant que l'acacia arrive à la vieillesse. L'acacia est donc nécessaire pour abriter et sauvegarder le chêne, jusqu'à ce que le chêne n'ait plus besoin d'être abrité et sauvegardé.»
J'ai vu entre les mains de M. le comte de Lacépède, alors grand chancelier de la Légion d'honneur, une note qu'il gardait comme une relique précieuse et qui était intitulée: Du repeuplement forestier des montagnes de la France. Cette note était l'oeuvre de l'Empereur; elle ne contenait presque que des chiffres. L'Empereur avait calculé le temps qu'il faudrait pour l'accomplissement de cette opération: c'était quatre-vingt-deux années. Son intention était que cette richesse immense constituât un jour la dotation de la Légion d'honneur et des récompenses nationales. M. le comte de Lacépède ne peut pas avoir perdu ce morceau de papier, il y tenait trop. Mais il est à craindre qu'après lui l'on n'ait pas connu la valeur de ce document.
L'Empereur eut la pensée immense de faire de l'île d'Elbe l'entrepôt du commerce universel. Une île sous un heureux ciel; deux rades sûres et magnifiques qui pouvaient chacune recevoir et abriter des escadres; le port de Porto-Ferrajo déjà fait, le port de Longone demandant peu à faire; une forteresse de premier ordre, une autre forteresse importante; des côtes bien gardées, ou pouvant facilement l'être; de bons emplacements pour deux lazarets, un pour la grande quarantaine, l'autre pour la quarantaine ordinaire: c'était vraiment au grand complet. Le génie de l'Empereur était plus complet encore; mais il n'en était pourtant pas encore venu à la transmutation des métaux, et il n'avait pas la faculté de transformer les mines en mines d'or. Il fallait des montagnes d'or pour exécuter ce projet extraordinaire. Ainsi le génie de l'Empereur, malgré toute sa puissance, devait nécessairement s'arrêter devant le besoin d'or.
Sous l'Empire, la grande-duchesse de Toscane m'avait demandé mon opinion écrite sur l'administration sanitaire des lazarets de Livourne, et plus tard M. le baron Capelle, préfet du département de la Méditerranée, fut chargé de rédiger des règlements à cet égard. L'Empereur m'avait deux fois parlé de cela. Alors il m'en parla encore, et il me communiqua son intention: ainsi son plan était de placer le lazaret de la grande quarantaine au fond de la rade de Longone, le lazaret ordinaire au fond de la rade de Porto-Ferrajo. Je lui fis observer que la communication nécessaire, indispensable entre ces deux lazarets, serait très difficile, même très dangereuse par un chemin commun à tout le monde, et il me répondit: «Je ferai creuser un canal qui réunira tout l'établissement.» Je lui fis observer encore que des travaux aussi considérables l'obligeraient à des dépenses énormes, et il me répondit: «Il faut bien espérer que ces messieurs me rendront le trésor qu'ils m'ont pris.» Enfin je lui rappelai que le Directoire exécutif avait eu pour les îles d'Hyères une pensée à peu près égale à la sienne, et il me dit en riant: «Est-ce que le Directoire avait des pensées?»
Sans renoncer au grandiose de sa première idée, l'Empereur en réduisit cependant les proportions, et pour le moment il se borna à un lazaret et à un port de quarantaine à Porto-Ferrajo, ce qui paraissait néanmoins être encore bien au-dessus de ce que sa situation du moment lui permettait de faire. Mais l'Empereur n'attachait d'importance à l'argent que de son utilité pour les créations sociales; son système n'était pas d'enfouir les trésors, encore moins de les jeter hors de l'État.
Le commandant du génie Raoul fut chargé de lever le plan du lazaret et du port de quarantaine qui, tout en attenant au lazaret, devait être construit à l'endroit appelé les Fosses, où par ordre mouillaient les bâtiments qui n'étaient pas admis à la libre pratique. L'Empereur veillait attentivement à ce que le travail de l'ingénieur donnât dans le plan un lazaret spacieux, bien distribué, réunissant l'agréable à l'utile. Lorsque des occupations particulières l'empêchaient d'aller sur le lieu des opérations, le commandant du génie lui en rendait régulièrement compte, et il les modifiait selon ses vues.
Alors l'Empereur organisa une administration sanitaire absolument indépendante de l'administration sanitaire de Livourne. De suite la guerre des pouvoirs sanitaires fut déclarée entre Livourne et Porto-Ferrajo; on combattit à coups de quarantaines. C'était ridicule; de part et d'autre, l'on ne s'était jamais mieux porté; ce qui, réhabilitant mutuellement les patentes de santé, rendit à ces laissez-passer le caractère de libre communication que la discorde leur avait fait perdre. La paix fut signée entre les deux puissances sanitaires. Porto-Ferrajo et Livourne cessèrent tout à coup d'avoir la contagion. Ils ne se considérèrent plus tour à tour comme des pestiférés. Mais cette paix était une paix plâtrée, à double entente, une de ces paix que l'Angleterre fait lorsqu'elle ne peut plus continuer la guerre.
L'administration sanitaire de Livourne a la vieille habitude d'opprimer l'administration sanitaire de Porto-Ferrajo. Fière d'une indépendance sans contrôle, elle se renferme orgueilleusement dans son alter ego (sic), et, presque insouciante du bien public, ne faisant que ce qu'il lui plaît de faire, elle laisse crier ceux qui crient. Mais je ne crois pas qu'aucune administration puisse faire preuve de plus d'ignorance qu'elle. C'est certainement la plus mauvaise de la Toscane, où toutes les administrations devront être régénérées le jour où le ciel rendra ce beau pays à sa dignité originelle.
Je crois que je fus la seule personne que l'Empereur employa, dans cette circonstance, pour la discussion comme pour la correspondance de cette affaire, et je ne le vis qu'une seule fois consulter M. Bigeschi père, duquel, me dit-il, il n'avait pu tirer aucune espèce de renseignement.
VI
RÉSUMÉ DES TRAVAUX.
Le tableau de prospérité que l'île d'Elbe, après tant de détresses, offrait depuis l'arrivée de l'Empereur à Porto-Ferrajo, avait quelque chose de quasi miraculeux; et cet ensemble de travaux en vigueur ou de projets dont on préparait l'exécution, en grandissant la dignité humaine, démontrait et consacrait la puissance suprême du génie.
Une demeure impériale sur chacun des points cardinaux de l'île, à Porto-Ferrajo, à Longone, à Rio-Marine, à Marciana. Demeures à faire ou à refaire.
Un château rural au centre: Saint-Martin. Amélioration complète du bâtiment. Remaniement général de la propriété.
Réforme et perfectionnement des casernes, des hôpitaux, des magasins, et reprise des travaux de fortification à Porto-Ferrajo.
De nouvelles dispositions pour le casernement de Longone.
Réparations importantes à la grande citerne publique.
Travaux d'essai pour parvenir à trouver une source d'eau douce.
Le Fort Anglais ajoutant à sa supériorité.
La dernière main mise au fort de Montebello.
Les greniers d'approvisionnement et de réserve mieux appropriés à leur destination.
Premières opérations pour un lazaret.
Bâtiments d'habitation pour les personnes en quarantaine.
Changements de construction pour de vastes écuries.
Ouvertures, redressements et études de chemins.
Tentatives d'une haute importance en agriculture.
Exploitation de carrières de marbre.
Ouverture d'ateliers de sculpture.
Restauration de la forêt de Giove.
Études pour un port à Rio-Marine.
Des logements militaires et une forte batterie à la Pianosa.
Le logement de Palmajola rendu plus commode; la batterie plus utile.
Toutes les améliorations abordées et étudiées.
Après l'utile, l'agréable, en rendant l'agréable utile: l'embellissement des promenades publiques par des arbres de production lucrative.
L'érection d'un théâtre public.
Si tout cela, marchant de front, malgré la privation presque absolue de ressources, n'était pas dans sa réunion considéré, du moins d'une manière relative, comme un travail gigantesque, je briserais ma plume, et, découragé, je ne me hasarderais plus à dire la vérité aux hommes.
C'était dans l'infortune que l'Empereur devait atteindre au plus haut degré de sa grandeur. Il fut plus grand au fort de l'Étoile qu'au palais des Tuileries; il fut plus grand à l'île de Sainte-Hélène qu'à l'île d'Elbe. Je le dis avec ma conscience: l'histoire ne m'a pas fait connaître un plus grand homme que Napoléon mourant.
Toutes les opérations partaient de l'Empereur. L'Empereur ne mettait aucun intermédiaire entre lui et les personnes qu'il chargeait d'opérer, de telle sorte qu'il était seul pour satisfaire aux réclamations ou aux besoins de ceux qui, par son ordre direct, avaient la main à l'oeuvre. On manquait de quelque chose, on le demandait à l'Empereur; et, dans son premier mouvement d'autorité suprême, l'Empereur disait: «Adressez-vous à un tel.» Or, ce «tel» était constamment l'administrateur général des mines, et cela ne l'amusait pas toujours.
Cette manière expéditive n'était pas du désordre pour l'Empereur, mais elle renouvelait la tour de Babel pour moi, et elle absorbait mes approvisionnements. Celui-là me demandait des hommes, celui-ci me demandait des outils; l'un voulait des bois de charpente, l'autre voulait des chariots; le militaire avait besoin d'un corps de garde, l'artiste, d'un lieu pour travailler; le génie et l'artillerie sollicitaient sans cesse. On parlait au nom de l'Empereur, j'écoutais. Ensuite, je me plaignais: l'Empereur n'était pas blessé de mes plaintes; au contraire, il m'assurait que cela n'arriverait plus; néanmoins, un moment après, cela arrivait encore. Il est vrai que l'établissement des mines était le seul dans l'île qui eût des ressources importantes.
L'Empereur n'était propre qu'au commandement; sa parole était presque toujours un ordre. Il ne concevait pas qu'on pût avoir la pensée de ne pas lui obéir. Aussi il commandait sans distinction de rang ou de grade, le grand comme le petit et le vieux comme le jeune. Au premier qui dans les affaires courantes lui tombait sous la main, il disait: «Faites», et c'était sans conséquence. Bien fou celui qui en aurait tiré vanité ou qui aurait cru à une humiliation; rien de tout cela. L'Empereur ne se servait des hommes que pour faire marcher les choses; c'est dans ce but unique que sa prépotence planait sur tous. Sa volonté s'arrêtait devant la dignité: un refus digne mettait une barrière à son pouvoir absolu; il ne s'offensait pas d'une résistance honorable. C'est à la suite d'une longue résistance à ses ordres que l'Empereur m'honora de sa bonté, de sa confiance, et qu'il me confia le secret de sa nouvelle destinée. Un jour viendra où des centaines de faits de cette nature passeront des mémoires particulières (sic) dans l'histoire générale de cette vie immense.
Tous les travaux entrepris ou projetés concouraient à la solution du plan gigantesque que Napoléon avait formé en faveur de la prospérité elboise, et ce plan se serait accompli si la destinée de l'Empereur avait été de passer le reste de sa vie à l'île d'Elbe. Ici, plus que jamais, nous devrons nous borner à citer les faits.
L'île d'Elbe est parfaitement placée pour un commerce universel d'entrepôt et d'échange. Les rades de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone sont excellentes, même pour les vaisseaux de haut bord, et elles sont gardées par de bonnes forteresses, celle de Porto-Ferrajo surtout. Porto-Ferrajo a d'ailleurs un port marchand dans lequel les navires de commerce sont en toute sûreté.
Comme forteresse, Porto-Ferrajo est plus fort que Mahon, presque aussi fort que Gibraltar, et bien approvisionné et bien défendu, il faudrait du temps pour le réduire. Mais Porto-Ferrajo, mis en état de profiter pleinement de tous les avantages dont la nature l'a favorisé, attirerait facilement à lui le commerce de Livourne, et alors Livourne, l'unique port de la Toscane continentale, où les bâtiments sont mal abrités, où le lazaret est loin d'offrir tous les avantages désirables, Livourne serait bientôt écrasée. Aussi les souverains de la Toscane n'ont jamais voulu que Porto-Ferrajo fût autre chose qu'un lieu de presidio et d'exil.
L'empereur Napoléon, quant à Porto-Ferrajo, avait un intérêt tout opposé à l'intérêt des princes de l'Étrurie, et il n'était pas dans ses principes de négliger un moyen de gloire et de grandeur. Sa Majesté crut donc qu'elle pouvait et qu'elle devait faire de l'île d'Elbe un lieu cosmopolitain, un point de contact pour toutes les nations, et elle s'occupa de ce projet qui se serait réalisé si l'Empereur était resté à l'île d'Elbe.
L'empereur Napoléon était encore plus grand administrateur que grand capitaine. Il aimait assez à raconter ce qu'il avait fait en administration aux différentes époques de sa carrière dans l'artillerie; son premier temps occupait sa mémoire: «Quand j'étais lieutenant... quand j'étais capitaine.» Ces mots-là lui étaient familiers.
CHAPITRE VI
LES CONQUÊTES DE NAPOLÉON.
I.--Palmajola.--L'artillerie de M. de Noailles.
II.--La Pianosa.--Plan de colonisation.--Affection de l'Empereur pour les Génois.--L'approvisionnement de l'île.--Riposte de M. Traditi.
III.--Un bâtiment barbaresque.--Le «Dieu de la terre».--Un renégat du Gard.
I
PALMAJOLA.
L'Empereur partit de Porto-Ferrajo pour aller visiter la petite île de Palmajola. Il y donna des ordres pour un meilleur placement de la batterie, ainsi que pour le logement de la garnison. Il prit des dispositions pour faciliter davantage les communications. Cette excursion le mit à même, en longeant la côte orientale de l'île d'Elbe, en découvrant pleinement le canal de Piombino, de juger plus particulièrement de la position des batteries riveraines et de l'esprit militaire qui avait présidé à leur direction. De retour dans son cabinet, des travaux de perfectionnement furent de suite ordonnés; c'était toujours le résultat de ses inspections. «Il semblait que l'on s'amusât à arranger ou à déranger les choses pour qu'il eût à dire», selon le colonel Vincent.
Rien n'indiquait encore que l'Empereur eût à craindre des hostilités. Mais l'exemple du passé lui servait de leçon pour le présent et pour l'avenir, et convaincu que les ennemis de la France ne le laisseraient tranquille que lorsqu'ils seraient hors d'état de troubler sa tranquillité, malgré le calme social ou la stupeur politique, il se gardait bien de s'étendre mollement sur un lit d'édredon en laissant au hasard la garde de sa personne. Quelque chose qu'il fît, il y avait toujours la part de vigilance pour ce qu'il devait faire: il n'approchait pas d'un armement quelconque sans examiner s'il était en bon état, ce qui obligeait tous les pouvoirs militaires à ne jamais s'écarter de la ligne qui leur était tracée par le devoir. Sans doute cette surveillance de surprise qui manifestait inopinément son action le matin ou le soir, le jour ou la nuit, était éminemment antipathique à la paresse, mais les gens d'honneur n'y voyaient qu'un aliment à leur zèle. Les artilleurs surtout aimaient que l'Empereur les visitât, et leur commandant Cornuel le priait quelquefois «d'être moins rare».
L'Empereur était la démonstration palpitante du mouvement perpétuel. Il connaissait les magasins et l'arsenal militaires mieux que sa chambre à coucher; les casernes lui étaient familières comme ses palais; il savait tout le parti qu'on pouvait en tirer, et, s'il y avait quelque changement à faire, c'était lui qui l'indiquait.
À sa première visite à l'arsenal militaire, l'Empereur trouva plusieurs canons aux anciennes armes royales de France, et il les examina avec beaucoup d'attention. Il disserta sur les causes probables qui faisaient trouver cette artillerie à Porto-Ferrajo. Il crut qu'elle avait appartenu au corps d'armée que le général de Noailles commandait lors de la belle défense de la place de Longone. L'Empereur, qui avait déjà fait à Longone l'éloge de cette défense, ajouta ici: «Cette garnison aurait mérité un canon d'honneur», et un moment après, il dit, comme s'il reportait sa pensée aux jours des grandes récompenses: «Une arme d'honneur est la plus belle des récompenses.» L'Empereur oubliait qu'il avait lui-même amoindri la grandeur de ces récompenses en instituant les récompenses nobiliaires. Fatalité des fatalités, qui amena la dégénération de presque tous les généraux passés de la République à l'Empire! «Il fallait vivre avec les vieilles puissances de l'Europe»; c'est là le grand argument que font valoir ceux qui veulent justifier la résurrection injustifiable des titres contre lesquels la France avait fait sa révolution régénératrice. C'était avec les peuples de l'Europe qu'il fallait vivre! Ils ne nous demandaient ni des castes ni des races. Qu'ont fait pour nous les vieilles puissances de l'Europe lorsque nous sommes descendus jusqu'à elles, et que, comme elles, nous avons eu des castes et des races? Elles ont bafoué nos castes et nos races: ni plus ou moins. Alors même que nous traînions ces vieilles puissances de l'Europe à la suite de nos chars de victoire, elles riaient de nos parodies de distinction, et elles affectaient de ne se rappeler que les anciens noms de ceux auxquels l'on avait nouvellement donné des noms distingués. Les vieilles puissances de l'Europe nous ont encore plus trompés sous l'Empire que sous la République.
L'Empereur détruisit ou paralysa la révolution en rappelant des hommes et en instituant des choses que la révolution avait voulu anéantir, qu'elle croyait avoir anéantis. C'était faire rétrograder l'humanité. Sans doute une révolution est féconde en malheurs, mais les contre-révolutions ont de plus encore qu'elles sont fécondes en crimes de toute espèce, et nous n'en avons que trop de preuves. Aveugle de confiance, l'Empereur, en voulant vivre avec les vieilles puissances de l'Europe, les avait garanties de la tempête qui menaçait leurs trônes d'une destruction totale, et à Erfurth il était l'objet de leur adoration. Plus tard, le maréchal Marmont, traître à la patrie, en passant honteusement à elles leur livra l'Empereur, le sauveur de leurs trônes, et par elles l'Empereur fut impitoyablement détrôné. Plus tard, elles soudoyèrent le gouvernement anglais pour faire mourir l'Empereur de la mort des martyrs.
II
LA PIANOSA.
Durant les deux jours que l'Empereur passa à la Pianosa, il ne prit pas un seul moment de repos et du matin au soir. Avec le lieutenant Larabit, il explora l'île dans tous les sens, en long et en large, sur ses bords, dans son centre, dans ses grottes et partout. Il examina avec la plus minutieuse attention la nature du sol, le parti que l'on pouvait en tirer, et lorsqu'il quitta la Pianosa, elle lui était parfaitement connue. Il était naturel que le général Drouot ne quittât pas un moment l'Empereur. Le capitaine Pisani, propriétaire campais, avait, comme tous ses concitoyens, profité maintes fois de la Pianosa, et il put donner beaucoup de renseignements à l'Empereur. L'Empereur ne se contenta pas d'être renseigné par le capitaine Pisani; il voulut aussi l'être par la presque totalité des soldats de la compagnie campaise. Les habitants de Campo sont tous agriculteurs; tous considéraient la Pianosa comme leur champ communal, et je crois bien à cet égard, d'après les changements qui se sont opérés depuis l'Empereur, qu'ils en sont revenus à leur antique habitude. Je fus aussi questionné, car les Anglais m'avaient conduit prisonnier sur cette île; mais mes renseignements ne pouvaient guère être utiles à l'Empereur: je n'avais eu ni le temps ni la liberté de bien voir la Pianosa; seulement, j'avais été témoin que les Anglais en levaient le plan sur une grande échelle: c'est tout ce que je pus apprendre à l'Empereur. L'Empereur me dit: «Nous en ferons autant», mais il n'eut plus le loisir nécessaire pour l'accomplissement de cette promesse; il ne retourna pas à la Pianosa; aucun ingénieur n'y remplaça le lieutenant Larabit; néanmoins, l'Empereur n'oublia pas cette île; tant s'en faut, nous allons en avoir la preuve. C'est à Porto-Ferrajo que l'Empereur m'adressa des questions sur la Pianosa.
J'ai parlé de la Pianosa dans ses rapports avec la défense militaire de l'île d'Elbe; j'ai dit que j'en parlerais encore en dehors de cette importance (sic), lorsque je saurais la pensée qu'elle ferait germer dans l'esprit de l'Empereur, et me voilà arrivé à l'accomplissement de ma promesse.
L'Empereur fit deux voyages à la Pianosa.
Son premier voyage à la Pianosa, quoiqu'un voyage d'exploration, eut pour but apparent le simulacre d'une prise de possession, ou plutôt il lui donna l'apparence d'une partie de plaisir, car il se fit accompagner par une société assez nombreuse dans laquelle on distinguait trois dames, deux de Porto-Ferrajo et une de Longone. La caravane arriva heureusement à sa destination; mais au moment où elle était dans toute la joie des fêtes de campagne, l'Empereur reçut des dépêches, prit de suite congé d'elle, et se fit débarquer à Campo pour retourner immédiatement à Porto-Ferrajo; la société revint à Longone, d'où elle était partie. Cette séparation fit causer.
L'Empereur, débarqué fort tard à Campo, avait dû, en retournant à Porto-Ferrajo, forcé qu'il était de marcher dans les ténèbres, se faire précéder par des guides et par des éclaireurs mercenaires; mais la personne chargée du payement des dépenses impériales de route avait oublié d'acquitter le salaire dû aux paysans qui s'étaient fatigués pendant plusieurs heures nocturnes, la lanterne à la main, qui devaient se fatiguer encore pour aller chez eux, et cet oubli causa un peu de rumeur, ce qui déplut extrêmement à l'Empereur. Quelque rapide qu'eût été cette course, elle avait cependant suffi pour que l'Empereur jetât un regard d'expérience sur la Pianosa, et pour que ce regard d'expérience devînt le principe vivificateur de la petite île. L'Empereur était satisfait de son excursion pittoresque; les projets fourmillaient dans sa tête. Le colonel Campbell n'était pas du tout content de ce qu'il appelait la «conquête de la Pianosa» que l'Angleterre voulait conquérir, et qu'elle aurait certainement conquise si l'Empereur avait prolongé son séjour à l'île d'Elbe. Je puis librement parler ainsi, parce que, lorsque l'Empereur ordonna l'armement de la Pianosa, qu'il y envoya de quoi l'armer, le colonel Campbell dit à un Longonais, vieux partisan de l'Angleterre: «C'est pour nous que l'empereur Napoléon travaille», et ce partisan se crut dispensé de garder le secret sur un propos dont on ne lui avait fait aucune espèce de mystère. Le colonel Campbell avait également assuré qu'il ferait des représentations sérieuses à l'Empereur, mais il ne lui parla jamais de la Pianosa, et il n'y avait qu'une vaine jactance dans les paroles qui lui étaient échappées à cet égard.
La Pianosa est située entre l'île d'Elbe et l'île de Monte Cristo, à vingt milles de l'île d'Elbe. Elle a environ dix milles de circonférence; le fond de son sol est de pierre calcaire, dont les trois quarts de la surface sont recouverts d'une bonne terre végétale qui a généralement trois pieds de profondeur; quelques rochers granitiques se montrent çà et là; il n'y a pas à se tromper. Chaque fois que l'île a pu être occupée, ses habitants se sont livrés exclusivement aux travaux d'agriculture, et leurs principales cultures ont été celles des céréales, de l'olivier et de la vigne; l'île est parsemée d'oliviers sauvages qui ne demandent qu'à être greffés pour être producteurs. Il y a aussi une grande quantité de ceps de vigne vieux comme le temps. L'eau n'y est pas d'une grande abondance, mais, malgré la privation de montagnes, il y a à l'endroit appelé la Botta une source d'eau excellente qui ne tarit jamais, et l'on trouve encore d'autres bonnes sources sur les bords de la mer. Les foins y sont de la première qualité. Sur le quart du sol dont la surface n'est pas couverte de terre végétale, des troncs d'une grande dimension indiquent l'ancienne existence d'arbres de haute futaie, précieux pour les bois de construction, et il n'y a pas encore de longues années que ces arbres ont été totalement détruits. Tout prouve que le pin y vient facilement.
C'est sur ces preuves acquises que l'Empereur fonda son plan de régénération pour l'île de la Pianosa. Faire venir des glands de la forêt Noire, faire une semence de ces glands en les protégeant par une plantation d'arbres d'acacia que l'on détruirait lorsque leur protection ne serait plus nécessaire.
Des pins sur le terrain propre à leur nature.
Le mûrier partout où l'on pourrait en planter. Obligation à tous les propriétaires de s'en servir pour marquer les bornes de leurs propriétés.
Un greffage général de tous les oliviers sauvages. Une plantation indéfinie d'oliviers.
Des arbres fruitiers le plus possible, particulièrement de fruits à pépins et de fruits rouges.
La vigne là où le sol ne serait pas convenable pour le blé.
La prééminence aux champs.
La création d'une race de chevaux.
Un établissement public pour l'éducation des animaux domestiques.
Défense absolue d'introduire des bêtes dangereuses.
Point ou peu de chèvres.
Ne pas dépasser le nombre de moutons et de brebis que l'île pourrait facilement entretenir.
Tel était le plan de l'Empereur. Je ne crois pas avoir rien oublié, car je l'écrivis dès que l'Empereur eut la bonté de me le faire connaître.
L'Empereur ne pouvait pas faire toutes ces grandes choses par lui-même: sa bourse n'avait pas la profondeur de son génie, il s'en fallait de beaucoup. D'ailleurs, il lui manquait une chose plus essentielle que l'argent; c'étaient des bras nationaux.
Arrêté dans l'exécution de ses vastes idées, l'Empereur chercha à faire tout ce qui pourrait le rapprocher du bien qu'il voulait opérer, et il marcha droit dans la ligne des bonnes intentions. Il chercha à diviser l'île en quatre ou six fermes, à avoir quatre ou six fermiers, et à leur accorder tout le temps et tous les avantages qu'il était possible de leur accorder. Cette tentative ne lui réussit pas; on lui fit des propositions qui ne pouvaient pas être admissibles. Il essaya encore: ce fut la même chose, des exigences qui mettaient tout d'un côté et rien de l'autre. Cela devenait d'autant plus inquiétant pour l'Empereur qu'il s'était mis en tête d'assurer la provision annuelle de blé dont les Elbois avaient besoin. C'était son idée fixe.
Une partie de l'île avait une destination sacrée; elle devait être l'apanage des citoyens qui rendraient des services à la patrie, dotation égale pour les Elbois à ce qu'était pour les Français celle de la Légion d'honneur, avant que la Légion d'honneur servît à des primes d'encouragement pour la servilité; changement dégradant que le gouvernement de la Restauration avait commencé, auquel le gouvernement actuel tient à coeur de mettre la dernière main. Mais, pour que la dotation patriotique fût un bien réel, il fallait que l'île de la Pianosa devînt entièrement fertile, régulièrement peuplée, et que la munificence nationale n'obligeât pas les vertus patriotiques à aller vivre et mourir dans un désert.
Une circonstance particulière vint en aide à l'Empereur. L'Empereur avait toujours eu une grande propension pour les Génois; c'étaient ses Lyonnais de l'Italie. Un Génois, négociant à Gênes, ayant une fabrique de draps, avec lequel le gouvernement impérial de France avait eu des rapports d'intérêt relativement à ses entreprises, vint à l'île d'Elbe et demanda à être présenté à l'Empereur; l'Empereur le reçut. Parler à un Génois, c'est parler marine ou commerce, et l'Empereur n'aurait pas laissé échapper l'occasion [de causer] sur ces deux rameaux de la science gouvernementale.
Le négociant génois trouva le moyen de plaire à l'Empereur; il lui inspira de la confiance; l'Empereur l'appela et le rappela maintes fois. Les conversations ne roulèrent que sur les moyens de faire prospérer l'île d'Elbe: la mise en culture de la Pianosa était un de ces moyens; il fut donc question de la culture de la Pianosa. L'Empereur vanta outre mesure son précieux diamant; il fit du prospectus, disait plus tard le négociant génois. Quoi qu'il en soit, les conversations prirent le caractère de discussions d'État, et alors elles arrivèrent à un traité par lequel l'Empereur concédait deux mille journaux de terre labourable au négociant génois, à la condition expresse:
1° Que le concessionnaire ferait venir à l'île de la Pianosa cent familles étrangères à l'île d'Elbe, qui s'y établiraient en permanence et en se consacrant au travail.
2° Que le blé que le concessionnaire récolterait sur l'île de la Pianosa ne pourrait, dans aucun cas, en temps de paix comme en temps de guerre, être hors de l'île d'Elbe, à moins que, sur l'avis délibéré des municipalités, l'autorité supérieure de l'île d'Elbe n'eût publiquement déclaré que les Elbois n'en avaient pas besoin.
3° Que le prix du blé serait chaque année à une époque déterminée fixé par le gouvernement, d'après les mercuriales de la Toscane et de la Romagne.
4° Que le concessionnaire devrait toujours avoir à l'île de la Pianosa les troupeaux et les bestiaux que son exploitation comporterait, et que la vente provenant des bêtes des troupeaux serait soumise aux mêmes formalités que la vente du blé.
Venaient ensuite les stipulations pour la plantation des arbres. Le gouvernement devrait fournir les glands de la forêt Noire: il devrait aussi fournir les arbres de pépinière qui lui seraient demandés. Le concessionnaire devait d'ailleurs suivre le plus possible les intentions que nous venons tout à l'heure d'entendre manifester par l'Empereur. Le traité de concession finissait par les engagements de garantie réciproque; le concessionnaire avait une année pour accomplir son établissement.
Je reviens à l'idée fixe de l'Empereur qui voulait assurer la provision annuelle du blé pour les Elbois.
C'était cent fois constaté par les Campais. La semence du blé à la Pianosa rapportait, année commune, de sept à huit pour un, et l'on comptait là-dessus; mais à l'île d'Elbe, elle ne rapporte que de six à sept, et encore!...
La concession de la Pianosa, alors que les travaux du concessionnaire auraient été en pleine activité, aurait pu rapporter de cinq à six mille sacs de blé, et cette quantité pouvait être augmentée par la culture des terrains destinés aux récompenses nationales. Nous comptons cinq mois. L'île d'Elbe ne récoltait du blé que pour ses besoins de deux mois, on disait un peu plus; nous ne devions cependant pas compter davantage. Cela faisait sept mois. Restait à se pourvoir pour cinq mois.
La récolte principale de l'île d'Elbe est celle du vin: le vin est la seule exportation elboise. L'Empereur ordonna qu'il fût fait un relevé exact des vins exportés chaque année pendant dix années; je crois que ce relevé ne fut qu'approximatif. Toutefois, il en résulta que l'Empereur crut que l'exportation du vin pouvait fournir à l'importation de trois mille sacs de blé.
Ainsi l'Empereur comptait déjà sur un approvisionnement probable de dix mois de blé. Il fallait chercher comment pourvoir à deux mois pour le complément de l'année.
Il y a dans la partie méridionale de l'île d'Elbe une plaine spacieuse, appelée la plaine de l'Aconna, et qui est devenue marécageuse, parce que, n'étant pas cultivée, on n'a donné aucun soin à l'écoulement des eaux pluviales. Cette plaine s'étend en suivant la côte du cap Stella jusqu'à la limite territoriale de la commune de Longone, et elle donne son nom à une anse qui peut au besoin abriter des petits bâtiments, et par conséquent faciliter une descente militaire dans l'île. L'Empereur alla visiter cette plaine; il se fit accompagner par des personnes expérimentées, et après un mûr examen il fut reconnu que la plaine de l'Aconna pouvait de nouveau être rendue à l'agriculture, car personne ne mettait en doute que dans des temps reculés l'Aconna n'eût déjà été cultivée. L'Empereur fit l'acquisition de cette plaine. Il envoya dans la principauté de Lucques chercher des bras pour la mettre en rapport. On commença par préluder au desséchement des marais.
L'Empereur consulta les cultivateurs. On l'assura que l'Aconna pourrait produire trois mille sacs de blé par an. Tous les hommes, les grands hommes comme les hommes ordinaires, croient facilement à tout ce qui sourit à leur propre pensée, et l'Empereur aimait à se persuader que l'Aconna compléterait l'approvisionnement annuel auquel il désirait tant et tant pouvoir parvenir.
Dans tous les temps, sous tous les gouvernements, l'administration des mines avait elle-même approvisionné la population de Rio-Montagne ainsi que celle de Rio-Marine, et plus d'une fois elle était venue au secours de la population générale. Mais l'Empereur avait mis des entraves à cette vieille coutume.
Saint-Martin devait aussi entrer en ligne de compte pour fournir sa quote-part à l'approvisionnement de l'île. L'Empereur s'aveuglait sur Saint-Martin comme tous les propriétaires s'aveuglent sur leurs propriétés. Il voulait en faire un lieu d'agriculture modèle, c'est-à-dire qu'il voulait lui faire rapporter beaucoup plus que les autres propriétés ne rapportaient.
Cette illusion amena une anecdote dont je parle parce qu'elle est encore dans toutes les bouches elboises. M. Traditi, chambellan de l'Empereur, était sans contredit un des meilleurs agriculteurs de l'île d'Elbe, et un jour l'Empereur, la tête pleine de l'approvisionnement annuel, l'engagea à l'accompagner à Saint-Martin. À Saint-Martin, il lui parlait des changements agricoles qu'il voulait faire subir à sa campagne, et il lui en parlait comme si ces changements avaient déjà opéré le bien qu'il en attendait. M. Traditi savait mieux que l'Empereur ce qu'était Saint-Martin, mais, laissant l'Empereur se complaire dans d'innocentes exagérations, il gardait le silence, et l'Empereur, croyant que ce silence était une approbation, allait toujours en avant. Le territoire de Saint-Martin était tout au plus propre à ensemencer cent sacs de blé: cependant l'Empereur, entraîné par son illusion, peut-être trompé par quelqu'un qui avait cherché à le flatter, dit à M. Traditi: «Au moyen de telle opération, j'ensemencerai cinq cents sacs de blé.» Et alors M. Traditi, ne pouvant plus se contenir, s'écria en italien: «O questa, si, che è grossa!» Ce qui signifiait dans son esprit: «C'est celle-là, de baliverne, qui est grosse!»
L'Empereur fut un moment suffoqué; mais, comprenant bien que M. Traditi, homme respectable, n'avait pas voulu volontairement le blesser, il se remit vite, prit la chose en riant, et consola M. Traditi qui, vraiment foudroyé, ne trouvait plus une parole pour s'excuser. Cet excellent M. Traditi ne s'est jamais pardonné ce qu'il appelait «sa maudite inconvenance».
Ainsi l'Empereur croyait être parvenu à une marche régulière pour que les Elbois ne fussent plus chaque année dans des transes cruelles pour leur pain quotidien, et cette presque certitude d'un grand bien jetait quelques fleurs sur le chemin raboteux qu'il parcourait alors. Je crois que je suis la personne à laquelle il parla le plus de «cette satisfaction de son coeur», ce sont ses propres paroles. C'est que l'Empereur comprenait combien j'étais heureux du bonheur du peuple.
L'Empereur ne s'était pas caché que la guerre pourrait altérer l'ordre de choses qu'il voulait établir; mais il disait que durant la guerre, l'île d'Elbe, par sa position particulière, pourrait tirer un grand parti de ce droit de course, piraterie de fait que les puissances maritimes avaient le tort honteux de ne pas supprimer, et dont les gouvernements, pour n'en être pas dupes ou victimes, devaient, même en la blâmant, tâcher de profiter, tant que son abolition ne serait pas un fait généralement accompli.
III
BÂTIMENTS BARBARESQUES.
Depuis le renversement de l'empire français, les pirates des côtes d'Afrique parcouraient de nouveau la mer et effrayaient les marines marchandes des puissances riveraines de la Méditerranée. Les marins elbois n'étaient pas sans souci à cet égard, et l'Empereur partageait leur anxiété. On se rappelle que le brick l'Inconstant avait pris sous sa sauvegarde un convoi napolitain chassé par un chebec barbaresque, et qu'il l'avait préservé, du moins en partie, d'une prise presque certaine. Sur cela les marins avaient forgé des contes imaginaires. Aucun d'eux ne pouvait avoir vu le reis, capitaine du bâtiment turc qui avait donné la chasse au convoi napolitain; n'importe, on le faisait parler, on lui prêtait les paroles les plus extravagantes. Ces propos, en passant de bouche en bouche, prenaient un air de vraisemblance, et ceux qui en étaient les inventeurs avaient fini par y croire. D'ailleurs, le bruit du danger des Barbaresques faisait que la marine marchande demandait une augmentation de nolis, et l'appât de ce surplus de gain entrait pour beaucoup dans la crainte que l'on témoignait. L'Empereur me demanda, avec l'accent de la simple curiosité, de quelle manière je me comporterais avec la marine riaise; je lui répondis qu'en mon âme et conscience il ne me paraissait pas nécessaire d'accroître le fret de paix, d'abord parce qu'il n'y avait encore aucun fait positif, et ensuite parce que c'était aux propriétaires des hauts fourneaux de fonte à traiter pour le transport du minerai. L'Empereur fut très satisfait de ma réponse; il avait eu la pensée que mon affection pour les Riais me ferait saisir cette circonstance pour les faire gagner. Je lui fis observer «qu'il me connaissait mal», mais il m'interrompit net en me disant: «Cela pourrait bien être», et il parla d'autre chose. Il devenait urgent de faire cesser des bruits qui avaient au moins l'inconvénient d'intimider les voyageurs que la curiosité attirait à l'île d'Elbe. L'Empereur ne voulait en aucune manière avoir recours à l'autorité britannique des Bourbons; il lui répugnait également de demander protection aux puissances signataires du traité de Paris. Il s'adressa lui-même à tous les pouvoirs barbaresques de la Méditerranée; il leur fit connaître son pavillon, et il attendait les décisions mahométanes, lorsqu'un événement tout à fait imprévu vint assurer l'île d'Elbe qu'elle n'avait rien à craindre des Turcs.
Un chebec barbaresque s'était montré dans le canal de la Corse; puis il avait poussé des bordées en dehors de la Pianosa, et tout à coup, après avoir parlé à un navire français, il alla mouiller sur la rade de Longone, le plus près de terre possible, ce qui le mettait dans la dépendance absolue de la place. Le reis, capitaine, n'attendit pas que l'intendance sanitaire le fît appeler; il s'y rendit de suite, et sans attendre qu'on l'interpellât, il demanda «si le Dieu de la terre était encore là». L'intendant sanitaire lui répondit qu'en effet l'Empereur était encore là, mais, ne songeant qu'à sa propre affaire, voulut lui adresser les questions sanitaires d'usage. Le reis le pria avant tout de lui faire vendre une bannière elboise, et pendant qu'on lui cherchait cette bannière, il fit le rapport qu'on lui avait demandé. Dès qu'on lui eut remis le pavillon elbois, qu'il paya sans marchander, il poussa au large, alla à son bord, fit hisser le drapeau acheté au bout de la grande antenne, et il le salua de trois salves de toute son artillerie, en ajoutant à cette salutation trois des hourras en usage dans notre marine militaire; aucun bâtiment européen n'aurait pu avoir une politesse plus exquise. Le reis retourna à l'intendance sanitaire; son costume était visiblement un costume de parade, et avec un langage de respect il s'informa s'il ne lui serait pas possible «de courber la tête devant le grand Dieu terrestre». On lui répondit que comme il était, lui reis, en grande quarantaine, il ne pourrait pas approcher de l'Empereur, parce que les soins pour la conservation des jours précieux de Sa Majesté s'y opposaient, mais qu'il pourrait le voir sur le rivage lorsqu'il sortirait pour aller à la promenade, et il s'inclina profondément.
Il fut de suite rendu à l'Empereur un compte exact de ce qui se passait, et l'Empereur fut charmé des merveilles mahométanes (sic) dont il était l'objet. Il ordonna qu'on répondît au salut par un autre salut de cinq coups de canon. Le bâtiment barbaresque n'était pas un bâtiment militaire, c'était un armement particulier de la Régence de Tunis.
Le reis avait deux renégats pour interprètes, un Français et un Italien, et l'Empereur m'ordonna d'aller les interroger: j'y fus. Mais le reis voulut être de la conférence. Je restai une heure avec ces trois personnages. Le Français était du département du Gard, l'Italien était de Venise. Le Français me dit qu'il avait été fait prisonnier, puis esclave, et qu'en définitive il avait mieux aimé renoncer à sa religion qu'aux jouissances de la liberté; cet homme avait tout l'air d'un flibustier. L'Italien était plus réservé. Le reis ne me parla que par des questions; jamais il ne me donna la faculté de l'interroger. Il ignorait à peu près les causes et les effets des malheurs de la France. À chaque instant il me demandait «pourquoi les Français s'étaient séparés de leur Dieu». Je lui répondais du mieux qu'il m'était possible; toutefois mes réponses ne le contentaient pas, et il en revenait toujours à ses pourquoi. Une seule de ses pensées me parut remarquable; je l'engageais à ne pas avoir une mauvaise opinion de la nation française; je l'assurais que le peuple français aimait toujours l'Empereur, et il me fit dire par l'interprète italien: «Ce ne sont pas les petits qui trahissent, ce sont les grands.» Au moment de me séparer de lui, je lui demandai «s'il continuerait à être de nos amis», et en joignant parallèlement les deux doigts index, il m'adressa vivement ces mots qui résonnèrent ainsi à mon oreille: «Schim, schim.»
L'Empereur s'était arrangé pour passer sur le port pendant que je serais encore avec le reis; il passa; sa suite avait une tenue de fête. Dès que l'Empereur parut, je le montrai au reis, et, sans exagération aucune, le reis se prosterna en croisant ses bras sur la poitrine. L'Empereur s'arrêta sur le rivage, se fit indiquer le reis, et il le salua plusieurs fois de la main. Lorsqu'il ne fut plus en vue, je demandai au reis ce qu'il en pensait, et le reis, rayonnant, me répondit directement comme si je devais le comprendre. L'interprète italien le traduisit ainsi: «Ses yeux reflètent comme du cristal.» Le reis demanda ensuite à l'interprète s'il m'avait bien expliqué ce qu'il avait voulu me dire.
Avant la fin de ce jour, l'Empereur fit envoyer au reis des approvisionnements considérables pour lui, ainsi que pour son équipage, et il lui fit souhaiter un bon voyage. Le reis m'avait retenu; enfin je le quittai, et il me cria plusieurs fois: «Addio, moussiou!» Je ne voulus pas être moins aimable que lui; je m'arrêtai, et je lui répondis par les deux seuls mots grecs que je savais «Calismère, calispère!» (Bonjour, bonsoir!) Et ensuite l'intendant sanitaire m'apprit que mon langage helléniste avait beaucoup amusé le marin musulman. L'Empereur aurait voulu que j'eusse insisté «pour arracher des paroles» à mon interlocuteur. Il fut frappé de ces mots: «Ce ne sont pas les petits qui trahissent, ce sont les grands», et le Schim, schim, lui fit plaisir. Puis, assuré qu'il ne serait pas troublé par la piraterie africaine, il me dit d'un air de contentement: «Voilà une épine de moins dans le pied, et pour nous c'est quelque chose.» Ces paroles échappées à une conversation d'épanchement me prouvèrent que l'Empereur n'avait pas été sans souci à l'égard des Barbaresques, et de bien bon coeur je partageai sa satisfaction.
Lorsque l'Empereur se présenta sur le rivage, le renégat français, qui jusque-là n'avait pas du tout paru embarrassé, qui même avait peut-être affecté d'être sans gêne, devint blême en voyant le cortège impérial, et dans un sentiment indicible d'orgueil national, il m'adressa ces paroles en patois: «Il n'y a rien au monde comme les militaires français!» Et à dater de ce moment, sombre, rêveur, toujours pâle, il ne prit plus la parole. C'était un double remords qui s'était emparé de cet homme: la vue de Français et de chrétiens avait malgré lui pénétré dans sa conscience. On ne renonce pas impunément à sa patrie et à son Dieu.
Cet événement presque inconnu aujourd'hui eut cependant alors un grand retentissement pour l'Empereur et pour les Elbois, puisqu'il les débarrassa des craintes de guerre avec les puissances barbaresques.
Aussitôt que l'on sut à Gênes, à Livourne, à Civita-Vecchia, à Naples, qu'un bâtiment barbaresque était allé à l'île d'Elbe, qu'il avait salué, qu'on l'avait salué, et que l'Empereur lui avait envoyé des approvisionnements, les marines marchandes de la Méditerranée s'empressèrent de demander le pavillon elbois, et ces demandes multipliées ne laissèrent pas que d'embarrasser l'Empereur. Le premier mouvement de l'Empereur fut d'accorder sa bannière à tous ceux qui la lui demanderaient; il souriait à l'idée que cette bannière flotterait ainsi sur toute la Méditerranée, peut-être même sur tout l'Océan.
Une autre chose le séduisait dans l'intérêt des Elbois: c'était de faire pour l'île d'Elbe ce que la France avait fait pour Port-Vendres, obliger les propriétaires des bâtiments qui prendraient la bannière elboise à établir un domicile sur l'île, à y acheter une propriété, à confier les expéditions maritimes à un capitaine de la marine elboise, et à faire armer et désarmer leurs bâtiments à Porto-Ferrajo ou à Longone. Sans doute ce système aurait pu avoir de bons résultats pour l'île d'Elbe, mais il était presque impossible que les puissances barbaresques s'y prêtassent volontairement, et si elles l'avaient considéré comme une tromperie, chose probable, elles auraient compris la bannière elboise dans la proscription qu'elles faisaient planer sur toutes les bannières de la chrétienté, ce qui aurait été un principe de mort pour la marine elboise. L'Empereur décida qu'il ne s'exposerait pas à sacrifier les Elbois pour favoriser les étrangers: c'était de toute justice. Lorsque la France pour peupler Port-Vendres avait prêté le pavillon français aux Génois, la France avait des armées navales pour faire respecter ce pavillon, et l'île d'Elbe n'avait rien pour se faire craindre.
La marine marchande génoise avait un noble représentant auprès de l'Empereur, l'honorable Laurent Chighizola, ancien capitaine, qui avait à la sueur de son front acquis une fortune importante, et dont la parole d'expérience et de vérité se faisait écouter. Ce digne Ligurien était allé trouver l'Empereur à la Pianosa. L'Empereur l'avait reçu avec bonté; il l'avait entretenu avec plaisir, et, ne pouvant pas lui accorder le pavillon de l'île d'Elbe, il l'avait destiné à en être le consul. Je connaissais beaucoup cet excellent homme depuis le temps déjà reculé où je commandais la marine militaire à Gênes; j'avais été heureux de pouvoir l'accueillir affectueusement. Aux jours de malheur, lorsque la proscription me poursuivait avec acharnement, le fils Chighizola, devenu un grand armateur, paya la dette morale de son père, et il me tendit une main amie. C'est ainsi que les braves gens se retrouvent.
CHAPITRE VII
L'ARMÉE DE NAPOLÉON.
I. La garde impériale.--Sa formation.--Voyage de Fontainebleau à Livourne.--Réception de la garde.--Les officiers de la garde.--Le lieutenant Noisot.
II.--Le lieutenant Larabit.--Sa querelle avec le commandant Gottmann.
III.--Le bataillon corse.--Son mauvais esprit.--Les désertions.
IV.--La compagnie d'artillerie.--Le capitaine Cornuel.--Le capitaine Raoul.--Un brave de Sambre-et-Meuse.
V.--L'hôpital.--Réunion de l'hôpital civil à l'hôpital militaire.
VI.--Marine militaire.--L'Inconstant.--Le commandant Taillade.--Voyages de l'Inconstant.--Chautard.--Sarri.
I
LA GARDE IMPÉRIALE.
Le traité entre les puissances alliées et l'empereur Napoléon, signé à Paris le 11 avril, portait, article 17: «L'empereur Napoléon pourra prendre avec lui et retenir, comme sa garde, quatre cents hommes, officiers, sous-officiers et soldats volontaires.»
En conséquence, le général Friant, colonel général des grenadiers de la garde impériale, homme dont le nom est un éloge, fut chargé d'organiser cette garde d'honneur, et le choix ne pouvait pas être plus parfait. Le général Petit et le général Pelet assistèrent le général Friant dans l'accomplissement de sa noble mission; c'étaient aussi deux généraux distingués.
Cette nouvelle garde de quatre cents hommes aurait compté toute l'armée dans ses rangs si l'on avait appelé toute l'armée, et les trois généraux qui la constituaient eurent bien de la peine pour ne pas dépasser le nombre de braves qu'il leur était permis d'y admettre. Jamais soldats citoyens n'eurent à remplir une plus belle tâche; c'était la fidélité se dévouant au malheur. La patrie savait bien qu'elle ne perdait pas ses enfants de prédilection; on pourrait presque dire qu'elle s'exilait avec eux. Le général Cambronne eut l'honneur d'être désigné pour prendre le commandement de ce corps d'élite.
La garde impériale de l'île d'Elbe quitta Fontainebleau avant le départ de l'Empereur. Elle se rendit à Briare, rendez-vous que l'Empereur lui avait donné pour la passer en revue; elle attendit plusieurs jours. L'Empereur enfin arriva: tout était préparé pour cette revue; elle eut lieu immédiatement. Après la revue, l'Empereur, s'adressant à sa nouvelle garde, lui dit à haute voix: «Adieu, mes enfants, au revoir!» Et ce fut une autre scène touchante.
La garde continua sa marche. Partout elle fut entourée d'un respect universel. Cependant, quelques misères, entièrement fortuites, eurent lieu en dehors de cette universalité; j'ai peut-être tort d'en renouveler le souvenir, parce que cela leur donne une espèce d'importance qu'elles n'ont pas, mais les nobles débris de ce corps extraordinaire désirent que j'en parle. Donc, le bataillon de l'île d'Elbe, précédé de la vieille réputation de la garde impériale, marchait triomphalement, même au milieu des détachements des armées ennemies, et faisait encore briller les couleurs tricolores. Or, un soir, à Saulieu, il y eut un vieux major autrichien qui, pour le logement, voulut qu'on préférât ses soldats aux soldats français, et qui notifia sa volonté d'une manière insultante. Aussitôt, le général Cambronne, dont le caractère avait l'inflammabilité du salpêtre, lui dit: «C'est comme ça que tu t'y prends? Eh bien! mets tes soldats d'un côté; moi, je mettrai les miens de l'autre, et nous verrons à qui les logements resteront.» Le vieux major autrichien n'insista pas dans sa prétention. Nos soldats furent logés de préférence.... L'adjudant-major Laborde précédait la colonne pour préparer le logement, les vivres et les moyens de transport; il avait pour escorte un brigadier et quatre lanciers polonais-français; il était accompagné par un officier hongrois. À la mairie de Lyon, le chef de poste de la garde bourgeoise, «homme à mine patibulaire», écuma de rage en voyant la cocarde tricolore, et ordonna au capitaine Laborde de l'enlever. Le capitaine Laborde lui répondit en courant sur lui le sabre levé; l'officier hongrois fit comme le capitaine Laborde. Le chef du poste prit la fuite, le poste ne fit pas un seul mouvement pour le soutenir. Le général autrichien qui commandait la place loua la conduite du capitaine Laborde, et le maire fit comme le général. On craignait de laisser pénétrer le bataillon elbois dans Lyon; il traversa seulement pour se rendre au faubourg de la Guillotière. Pendant le passage de ces braves, vingt mille Autrichiens restèrent sous les armes avec une artillerie considérable, mèche allumée; et ils bivouaquèrent comme s'ils étaient en présence d'une armée ennemie. On empêcha la colonne elboise de circuler dans Lyon; mais le peuple lyonnais, accouru en masse au faubourg de la Guillotière, témoigna toutes ses plus profondes sympathies à cette phalange immortelle. Il l'accompagna de ses voeux ardents et de ses regrets amers. Un officier étranger ayant voulu frapper un militaire qui, hors des rangs, criait: «Vive la garde impériale!» un Lyonnais lui arracha l'épée, la brisa et lui dit: «Voilà mon adresse. Je t'attendrai chez moi pour te rendre les morceaux.» En traversant la place de Bellecour pour se rendre à la Guillotière, quelques voix parties d'un groupe franco-allemand qui était devant un café crièrent: «À bas la cocarde tricolore!» Le colonel Mallet, qui commandait la colonne, fit de suite faire halte, et allant seul au groupe, il dit: «Je demande raison à ceux qui ont eu la lâcheté de crier: À bas la cocarde tricolore!» Personne ne répondit; le groupe rentra dans le café. Il y avait plusieurs officiers autrichiens.
Enfin, après avoir traversé les Alpes, la colonne arriva à Savone, où elle s'embarqua. Savone avait une garnison anglo-sicilienne; le régiment anglo-sicilien était le ramassis de tout ce que l'on avait trouvé de plus abject dans les égouts des gens sans aveu. Il y eut querelle entre nos grenadiers et les soldats de cette horde dont les Italiens gardent une mémoire de mépris. Le général qui commandait à Savone donna un banquet à tous les officiers du bataillon elbois, et, à ce banquet, on but à la santé de l'empereur Napoléon, ainsi qu'à celle de la garde impériale.
Il fallait quelque temps pour préparer l'embarquement. Le général Cambronne expédia le capitaine Laborde à l'île d'Elbe afin d'instruire l'Empereur de l'approche de ses braves, et le capitaine Laborde débarqua à Rio, où j'eus le plaisir de lui donner l'hospitalité.
L'Empereur reçut le capitaine Laborde avec un tressaillement de joie. Le capitaine Laborde suait sang et eau pour répondre à la multiplicité des questions que l'Empereur lui adressait; il ne pouvait pas y suffire, et il fut bien soulagé lorsque l'Empereur le congédia.
La garde n'arriva que huit jours après le capitaine Laborde. Ces huit jours furent huit jours d'une tourmente indicible pour l'Empereur; ses idées en étaient devenues noires; toutes ses paroles aboutissaient à exprimer le désir ardent qu'il éprouvait de revoir ses braves. Enfin ses voeux furent accomplis: la garde le rejoignit! C'était vers la fin de mai.
Dès qu'on signala les bâtiments de transport, l'Empereur bondit d'allégresse, et il était depuis longtemps au débarcadère quand ses enfants de l'armée y abordèrent. L'Empereur tendit la main au général Cambronne. «Cambronne, lui dit-il, j'ai passé de bien mauvais moments en vous attendant, mais enfin nous sommes réunis, et tout est oublié.» Cambronne était transporté au septième ciel. Mais il faudrait que ma plume eût une tout autre puissance que celle qu'elle a pour exprimer avec vérité les sentiments que la garde manifesta à l'aspect de l'Empereur. Hommes au coeur brûlant, à l'âme généreuse, au caractère noble, vous qui comprenez bien l'honneur, la patrie, la gloire, le dévouement, faites-vous une idée de tout ce qu'il y eut de beau en ce moment, et ensuite imaginez que je vous l'ai dit! Vous verrez de vieux soldats qui, avec une figure rébarbarative (sic), versent de douces larmes, comme la jeune fille qui retrouve le père chéri au-devant duquel elle courait. Vous verrez ces traits auxquels les intempéries de toutes les saisons, dans tous les climats, ont donné une apparence qui ne semble vraiment pas appartenir à notre nature, s'extasier de ce qu'ils étaient restés gravés dans la mémoire de l'Empereur, et en rendre grâce au ciel comme d'un bienfait divin. Vous verrez ces troupiers, ces grognards se répétant mutuellement avec enthousiasme un mot que l'Empereur leur a dit, un signe qu'il leur a fait, et par ce mot ou par ce signe, se croyant payés de leurs longues fatigues. Vous verrez enfin, dans un tout petit coin du globe, le beau côté du monde social, et vous ne désespérerez plus de l'espèce humaine.
Une autre scène eut généralement un caractère extrêmement touchant. Le général Dalesme, à la tête du peu de soldats qui devaient rentrer en France, était venu à la rencontre de la garde impériale qui arrivait pour se réunir à l'ex-empereur des Français, et lorsque la garde impériale, en colonne serrée, entra dans Porto-Ferrajo, le petit corps, commandé par le général Dalesme en personne, rangé en bataille sur le quai du port, lui rendit les honneurs militaires.
La garde impériale alla droit à la place d'Armes; l'Empereur la suivait. Dès qu'elle fut sur la place d'Armes, l'Empereur ordonna au général Cambronne de faire former le carré, et, se plaçant au centre, il dit à haute voix, avec une émotion remarquable: «Officiers et soldats! je vous attendais avec impatience et je me félicite de votre arrivée. Je vous rends grâces de vous être associés à mon sort. Je trouve en vous la noble représentation de la Grande Armée. Nous ferons ensemble des voeux pour notre chère France, la mère patrie, et nous serons heureux de son bonheur. Vivez en bonne harmonie avec les Elbois: ce sont aussi des coeurs français!»
L'Empereur ne fut pas le seul qui accueillit la garde impériale avec une grande démonstration de tendresse: tous les Elbois s'associèrent à son affection, les Porto-Ferrajais plus particulièrement. On aurait pu penser que c'était un bataillon de famille qui venait d'arriver. On le logea au fort de l'Étoile à côté de l'Empereur, et à la caserne de Saint-François dans l'intérieur de la cité.
Dans sa sollicitude paternelle, l'Empereur voulut que la garde d'honneur reposât, et lorsqu'il la crut bien reposée, il en passa une revue générale. Cela fait, il l'organisa de la manière la plus appropriée au service dont elle devait être chargée: l'Empereur ne savait rien faire légèrement. Cette garde se composait d'artillerie, de cavalerie, d'infanterie et de marine. Tous ces vieux braves appartenaient à la garde impériale: l'infanterie forma un bataillon de six compagnies; la cavalerie était toute polonaise, elle forma un escadron; les marins formèrent une compagnie. L'Empereur décida que ces trois corps porteraient son nom: bataillon Napoléon, escadron Napoléon, compagnie Napoléon.
Je crois faire une chose honorable en disant à la France quels sont les braves qui la représentèrent auprès de l'empereur Napoléon pendant son exil à l'île d'Elbe:
ÉTAT-MAJOR:
Anselme Mallet, chef de bataillon.
Laborde, capitaine adjudant-major.
Victor Mélissent, lieutenant en premier, sous-adjudant-major.
Joseph-Félicien Arnaud, lieutenant en premier.
Apollinaire Emery, chirurgien de deuxième classe.
Louis Ebérard, sous-aide-major.
Carré, sergent-tambour.
Antoine Gaudiano, chef de musique.
Laurent Fresco, sous-chef de musique, première clarinette.
Joseph Parconini, clarinette.
Joseph Donizetti, première flûte.
Joseph Cicero, premier cor.
André Brascelli, deuxième clarinette.
Louis Deferrari, deuxième clarinette.
Dominique Giuli, chasseur.
Première compagnie.
Lamouret, capitaine.
Thibault, lieutenant en premier.
Lerat, lieutenant en second.
Joachim, sergent-major; Bertrand Chanais, Mathieu Lapra, Jacques
Gavin, Charles Bretet, sergents; Antoine Cicero, fourrier.
Deuxième compagnie.
Michel Combe, capitaine.
Joseph Duguenot, lieutenant en premier.
André Bigot, lieutenant en second.
Louis Perrier, sergent-major; Jean Perrier, Pierre Fouque, Jean
Riverain, Jean Martin, sergents; Jacques Chanat, fourrier.
Troisième compagnie.
Charles Dequeux, capitaine.
Jean-Pierre-Édouard Paris, lieutenant en premier.
Jean-François Jeanmaire, lieutenant en second.
Étienne-François Puyroux, sergent-major.
Antoine Délaye, Antoine Blanc, Jean-Louis Crollet, Joseph Brunon,
sergents; Baptiste Leromain, fourrier.
Quatrième compagnie.
Jules Loubers, capitaine.
Pierre Seré Lanaure, lieutenant en second.
François Franconnin, idem.
Antoine Escribe, sergent-major; Berthel Thomas, Charles Lefebvre,
Charles Grenoulliot, François Pierson, sergents.
Cinquième compagnie.
Louis-Marie-Charles-Philippe Hurault de Sorbée, capitaine.
Louis Chaumont, lieutenant en second.
Charles-Claude Noisot, idem.
Edme Tassin, sergent-major; Pierre Auge, Laurent Blamont, François
Belais, Pierre Vendremish, sergents; Narcisse Tassin, fourrier.
Sixième compagnie.
Jean-B. Mompez, capitaine.
Barthélémy Bacheville, lieutenant en second.
Mallet, idem.
Georges Souffio, sergent-major; François Talon, François Matthieu,
Nizier Lacour, François Scaglia, sergents; Michel Huguenin,
Fourrier.
Compagnie de marins.
Jacques Benigni, sergent-major.
Victor Cordeviole, sergent.
François Juliany, caporal.
Joseph Rubiani, Antoine-Joseph Lotta, idem.
Marins de première classe: Jean Vilchy, Mathieu Dolphy, Vincent
Jeard, Louis Chansonnet, Tranquille Coquet, Jean Debos, Levasseur,
Jérôme Legrandy, Augustin Voicogne, Simon Coste.
Marins de seconde classe: Jean Lambert, Grosard, Vido Samianti,
Vincenti, Jean-Antoine Leroux, Louis Jansonnetti.
Escadron chevau-légers lanciers.
Jean Schultz, capitaine.
Balinski, idem.
Guitonski, lieutenant en premier.
Skoirresuski, lieutenant en second.
Radon Séraphin, Joseph Zielenluenoicz, idem.
Piotronky, idem.
Raffaezynski, Alexandre Piotronsky, maréchaux des logis chefs.
Maréchaux des logis: Marthe Bielicki, Joseph Zaremba, Louis
Trzebiatonski, François Fierzeiecoski, Jean Fuszezenski, Stanislas
Borocoski, Nicolas Schultz; Jean Nuchmewiez, fourrier; Joseph
Policaski, idem.
Si cela avait dépendu de moi, j'aurais fait la biographie de tous les braves qui avaient suivi l'Empereur à l'île d'Elbe; mais pendant mon long exil la famille elboise s'est totalement dispersée, et, faute de matériaux positifs, je ne puis parler que des officiers dont il m'a été possible d'étudier le caractère. Lorsque je fais l'histoire du père, que je cherche à ne rien oublier de ce qui était lui, de ce qui tenait à lui, je ne dois pas omettre de dire ce que je sais de ses enfants.
Le général Cambronne commandait la compagnie dans laquelle La Tour d'Auvergne trouva une mort glorieuse. Il était d'une bravoure à toute épreuve. Sa carrière militaire est illustrée par beaucoup de traits de dévouement, mais la violence de son caractère était quelquefois effrayante. De retour de l'île d'Elbe, l'Empereur le nomma lieutenant général, et il refusa. À la funeste journée de Waterloo, il fut grièvement blessé, et les Anglais, qui l'avaient ramassé sur le champ de bataille, le conduisirent prisonnier en Angleterre. On lui a prêté ces belles paroles qu'il n'avait pas dites, qu'il n'avait jamais été en position de dire: «La garde meurt, elle ne se rend pas», et pour rendre hommage à la vérité il les désavoua. De mauvais conseils lui firent prendre du service sous la Restauration.
Le commandant Mallet, chef de bataillon de la garde, avait peu d'instruction, mais c'était une belle nature de soldat, de bon soldat franc, loyal, dévoué, pouvant honorablement remplir sa tâche et la remplissant à la complète satisfaction de l'Empereur, ainsi qu'à celle des braves qui étaient immédiatement sous ses ordres.
Le capitaine Laborde, adjudant-major, avait reçu une bonne éducation, en avait profité, et, malgré son exaltation méridionale, tout en lui témoignait d'un bon coeur ainsi que d'une belle âme. Il était brave comme l'épée de Bayard.
Le lieutenant en premier Mélissent, sous-adjudant-major, ne fit que paraître et disparaître, et lorsqu'il s'en alla, ses camarades se demandèrent pourquoi il était venu. Son départ prématuré fit que personne ne le regretta; c'était cependant un bon officier.
L'officier payeur, Félicien Arnaud, était à la fois un excellent soldat et un bon comptable, et tous les braves l'entouraient d'estime.
D'un talent distingué, homme de science et homme d'épée, généreux, dévoué, religieusement soigneux pour les blessés, le chirurgien Emery, chirurgien en chef de la garde, était une des belles illustrations de ce corps éminemment illustre, et Grenoble, qui a donné tant de grands hommes à la patrie, peut le compter parmi ses enfants d'une noble distinction. Nous le retrouverons à notre débarquement en France.
Voilà pour l'état-major.
Le capitaine Lamouret, doyen des capitaines de la garde, renfermé strictement dans le cercle de ses devoirs militaires, cherchait peu à aller au delà, et l'estime l'entourait.
Le lieutenant en premier Thibaut avait la réputation d'un bon officier, et avec les braves de la garde, il était impossible que ce fût une réputation usurpée.
Je ne connaissais pas le lieutenant en second Lerat. Toutefois, je savais qu'il était considéré.
La seconde compagnie avait pour son chef le capitaine Combe, qui s'était fait honorablement remarquer le jour de l'infâme trahison de Marmont, et qui est mort glorieusement au siège de Constantine. Le capitaine Combe avait beaucoup d'esprit naturel; il était instruit, les beaux-arts occupaient ses loisirs, il dessinait assez bien. Il avait une force musculaire remarquable. Son père, colonel, l'avait élevé très durement, et il s'était de bonne heure habitué à cette dureté; on pourrait même dire qu'il se l'était appropriée, ce qui quelquefois le rendait gênant pour ses camarades. Son courage était à toutes les épreuves; mais il était au moins aussi ambitieux que brave, et, s'il avait vécu, il aurait donné de la tablature au pouvoir.
Je n'ai pas connu le lieutenant en premier du capitaine Combe, M. Joseph Duguenot. Le capitaine Combe en parlait avantageusement.
Le lieutenant en second Bigot faisait honneur à son habit. Je l'avais quitté avec la réputation du bon soldat, je l'ai retrouvé avec les sentiments d'un bon citoyen, ce à quoi MM. les Impériaux ne m'ont pas habitué.
La troisième compagnie n'avait pas son capitaine titulaire. Elle était provisoirement commandée par le lieutenant en premier Charles Dequeux, officier capable qui la commandait bien et qui méritait de la commander définitivement. Un autre lieutenant en premier, Jean-Pierre-Édouard Paris, avait une noble conduite et jouissait d'une belle réputation.
M. Jean-François Jeanmaire, sous-lieutenant dans cette compagnie, tenait une belle place dans le rang des bons officiers, et, jeune encore, il était considéré comme un excellent militaire. Ce brave est maintenant messager d'État à la Chambre des députés.
Le capitaine Jules Loubert affectait les allures de ce qu'on appelle une personne bien née: ce qui n'est pas toujours la preuve d'une haute naissance. Cependant le capitaine Loubert était «fils de famille», comme on disait jadis. Ses prétentions aristocratiques le rendaient impopulaire; il n'était pas aimé. L'Empereur le chargea d'aller à Gênes acheter des draps. Puis il le choisit pour être le danseur de la princesse Pauline, ce qui était un bon choix, car le capitaine Loubert dansait parfaitement. On le considérait comme le Vestris de la garde, qui avait cependant d'autres fort bons danseurs. Bien manier les jambes n'empêche pas de bien manier l'épée, le capitaine Loubert était un bon officier. La garde nationale de Paris lui donna une grande marque d'estime: elle le nomma colonel d'une de ses légions.
Le lieutenant en second Seré-Lanaure comptait au nombre des braves. Le lieutenant en second Franconnin se faisait remarquer par une politesse exquise; il était aussi bien placé dans un salon que dans un camp. À travers la douceur de son caractère, ses yeux brillaient de courage, et comme soldat son rang était au premier rang des braves.
Une grande nomenclature de prénoms a quelque chose de la prétention d'une grande série de titres. Ce n'est pas le capitaine Louis-Marie-Charles-Philippe Hurault de Sorbée qui me fera changer d'avis à cet égard. Ce capitaine arriva à l'île d'Elbe avec la garde; il était officier distingué. Mais il avait laissé son épouse auprès de Marie-Louise; l'Empereur lui donna une mission qui le rendit à sa compagne conjugale. Le capitaine Hurault de Sorbée est maintenant maréchal de camp; il était déjà colonel sous la Restauration.
Le lieutenant en second Chaumet dirigea cette compagnie lorsque le capitaine Hurault de Sorbée en quitta le commandement, et il la dirigea très bien.
Cette compagnie avait aussi le lieutenant en second Claude Charles Noisot. La nature du lieutenant Noisot était l'une de ces belles natures qui se font aimer à tort et à travers. Jeune, léger, étourdi, impétueux, aimant, dévoué, brave, plein d'honneur, il avait tous les légers défauts ainsi que toutes les belles qualités du jeune chevalier français. C'était un de ces bons soldats qui savent aussi être bons citoyens. Le lieutenant Noisot a conservé dans toute sa pureté sa religion d'amour pour la mémoire de l'Empereur, et, à ses frais, il vient dans sa propriété de faire élever une statue en bronze au héros de la France: hommage pieux qui n'est même venu à la pensée d'aucun des maréchaux de l'Empire! Je paye un tribut de reconnaissance nationale au lieutenant Noisot. Que ma parole amie aille lui faire comprendre combien j'ai été profondément ému du bel exemple qu'il a donné 63!
Le capitaine Mompez était un officier capable. Ce n'était pas l'officier sur l'amour duquel l'Empereur pouvait le plus compter; il se préparait à rentrer en France lorsque l'Empereur quitta l'île d'Elbe 64.
Un lieutenant en second, Barthélémy Bacheville, était aussi attaché à la 6e compagnie, commandée par le capitaine Mompez. Il avait toutes les qualités d'un soldat, et lorsque le gouvernement de la Restauration eut crié haro sur tous les hommes de coeur, le lieutenant Bacheville dut s'expatrier.
Le lieutenant en second Mallet n'avait pas à beaucoup près les belles qualités du commandant Mallet. C'était un officier ordinaire.
Les officiers polonais qui n'avaient pas quitté l'Empereur se comportèrent à l'île d'Elbe comme des officiers modèles, et le colonel Germanovski y apparut avec une haute supériorité; les capitaines Schultz et Balinski étaient aussi des hommes dignes. L'Empereur honorait tous ces enfants adoptifs de la France; il aimait à s'entretenir avec eux, et il était toujours satisfait de leur entretien. Malheur à la France, alors qu'elle est gouvernée de manière à ne pouvoir pas se dévouer à sa soeur la Pologne! Le gouvernement de la France qui abandonne la Pologne est un gouvernement de malédiction pour les Français. Ce n'est pas ici de l'exaltation, c'est de l'honneur. L'abandon de la Pologne est un crime de lèse-humanité. Ce crime sera puni le jour même où la nation française reprendra l'exercice de sa puissance suprême.
II
LE LIEUTENANT LARABIT.
J'ai, autant qu'il était en moi, cherché à faire connaître à la France les braves de la garde impériale qui avaient suivi l'Empereur à l'île d'Elbe, et cette tâche, toute de conscience et de coeur, a dans son ensemble été douce pour moi; mais je n'ai parlé que des officiers qui étaient avec leurs corps. Il me reste à parler d'un officier isolé; mes lecteurs me sauront gré de mon attention.
La garde, qui devait suivre l'Empereur dans son exil, allait partir pour sa noble destination, et le génie militaire était la seule arme qui n'y eût point de représentant, car le général Bertrand n'appartenait plus à ce corps. Le chef de bataillon Cournault, l'un des officiers du génie qui connaissaient le mieux l'île d'Elbe, et que sous ce rapport l'on avait désigné à l'Empereur, refusa d'y suivre le héros qui avait été longtemps l'homme de son idolâtrie.
Il faut bien l'avouer, une erreur anticivique de l'Empereur avait enfanté beaucoup d'aristocratie dans l'armée. Le génie militaire se faisait surtout remarquer à cet égard.
Accompagner l'empereur Napoléon que le peuple français avait légalement élevé sur le pavois impérial, l'accompagner en s'associant à l'ostracisme dont les ennemis de la France l'avaient frappé, était éminemment un acte de nationalité, et une tache indélébile allait à tout jamais être l'accusatrice du génie militaire qui n'avait pas éprouvé le besoin de lui donner des compagnons d'infortune.
Un officier du génie se présenta; il offrit ses services, ils furent acceptés. C'était une jeune gloire plus pure que les vieilles gloires. Cet officier était le lieutenant Larabit. Le lieutenant Larabit sauva le génie militaire du reproche patriotique d'une ingratitude de corps. Il n'avait alors que vingt et un ans.
Le jeune Larabit avait quitté l'École d'application de Metz en 1813; il avait fait la campagne de Leipsick, et, après la campagne, il avait été attaché à l'état-major de la grande armée. Il avait fait aussi la campagne de France; après la bataille de Montereau, il avait été attaché à l'état-major de la garde impériale; c'étaient déjà des jours pleins.
Tout ce qu'il est possible d'amour et d'admiration, le jeune Larabit l'avait dès sa plus tendre enfance éprouvé pour l'empereur Napoléon, et les trahisons dont il était le témoin soulevaient d'indignation son âme vierge; son dévouement était tout naturel.
Il y a des devoirs de famille que l'homme de bien ne franchit jamais; le jeune Larabit demanda à remplir les siens. Il alla sous le toit paternel embrasser ses proches. Le grand maréchal Bertrand lui remit une feuille de route spéciale qui l'autorisait à aller seul; cela explique pourquoi il ne partit pas de Fontainebleau avec la garde impériale. L'Empereur lui avait fait compter l'argent qu'on présumait pouvoir lui être nécessaire pour son voyage.
La feuille de route délivrée par le grand maréchal devait être visée par les commissaires des rois coalisés, et ce visa, en France, donné par des étrangers, servait de sauf-conduit à un Français!... Tout cela pour aboutir à des Bourbons! Les peuples ont de tristes moments de démence.
Ainsi le jeune Larabit dut se présenter aux commissaires de la coalition; il s'y présenta en frémissant. Le général prussien et le général autrichien l'accueillirent très froidement. Le général russe Schouvaloff, aide de camp de l'empereur Alexandre, fut au contraire on ne peut plus bienveillant, et le traita avec une cordialité exquise; ils s'entretinrent plus d'une heure tête à tête; le général Schouvaloff dit au jeune Larabit les paroles suivantes, paroles remarquables pour un Russe, et que je répète pour qu'elles ne soient pas perdues:
«L'empereur Napoléon a été étonnant de génie et d'audace pendant toute cette campagne. Il ne s'est oublié que dans sa marche sur Saint-Dizier, Vassy et Doulevant.» On sait que cette marche fut le résultat des malheureux renseignements que le maréchal Macdonald avait donnés à l'Empereur.
Par un effet de son service militaire, le jeune lieutenant Larabit s'était accidentellement trouvé auprès de l'Empereur lorsque le maréchal Macdonald lui rendait compte du mouvement de l'ennemi, et il put en parler au général russe qui n'en revenait pas d'étonnement.
Le lieutenant Larabit dit adieu à ses pénates. Il traversa la France, le Piémont, la Toscane, et il alla s'embarquer à Livourne pour Porto-Ferrajo. Pendant ce long voyage, le lieutenant Larabit ne quitta jamais ni son uniforme ni la cocarde tricolore, et partout il trouva dans les Italiens des regards affectueux.
Le 1er juin, le jeune lieutenant abordait à l'île, et l'Empereur fut la première personne qu'il reconnut sur le rivage. L'Empereur faisait sa promenade matinale.
Aussitôt qu'il eut débarqué, le lieutenant Larabit se rendit chez le grand maréchal, et le grand maréchal le présenta immédiatement à l'Empereur.
L'Empereur le reçut avec une bienveillance marquée; il ne s'attendait presque plus à le voir arriver.
Selon son usage, il l'accabla de questions précipitées sur son retard, sur son voyage, sur ce qu'on disait en France, en Italie, et il finit par lui dire: «Allez vous reposer, mais ne laissez pas finir la journée sans avoir reconnu et étudié les fortifications de la place.»
Le lieutenant Larabit avait reçu neuf cents francs pour les frais présumés de son voyage; il n'en avait dépensé que six cents, et il versa dans la caisse impériale les trois cents francs qui lui restaient.
De Bologne à Florence, trois Italiens qui voyageaient à petites journées avec le lieutenant Larabit et qui avaient pu, dans plusieurs conversations importantes, apprécier la noblesse de son caractère, le chargèrent d'assurer à l'Empereur qu'ils pouvaient le rendre à l'Italie, et que cela ne dépendait que de lui. L'un d'eux dit au lieutenant Larabit: «Voilà mon nom. L'Empereur le connaît. Écrivez-moi à Naples.» Le lieutenant Larabit informa le grand maréchal, le grand maréchal rendit compte à l'Empereur. L'Empereur répondit «qu'il voulait rester à l'île d'Elbe; surtout qu'il ne voulait pas d'intrigues politiques».
Mais l'Empereur avait nommé le capitaine Raoul au commandement du génie militaire de l'île d'Elbe, quoique cet officier appartînt à l'artillerie. Cela aurait pu blesser le lieutenant Larabit, il n'en fut rien. Le lieutenant Larabit comprit qu'il manquait d'expérience pour une foule de marchés que la multiplicité des constructions militaires nécessitait; il ne réclama pas.
L'Empereur fit appeler le lieutenant Larabit; il lui dit: «Je veux occuper militairement la Pianosa; rendez-vous sur cette île; vous y construirez une caserne et un poste retranché pour cent hommes avec huit pièces de canon; allez d'abord à Longone pour vous embarquer, je vous y joindrai et je vous donnerai des instructions.» En effet, l'Empereur fut à Longone presque aussitôt que le lieutenant Larabit; il voulait présider et il présida à l'embarquement pour la Pianosa. Il donna au lieutenant Larabit quatre canons de huit, quatre canons de quatre, un détachement de grenadiers de la garde, un détachement de canonniers et cent hommes du bataillon franc, commandés par le capitaine Pisani.
Avant de passer outre, je dois saisir l'occasion qui se présente pour acquitter une dette française envers le capitaine Pisani, et je la saisis avec jubilation. Le capitaine Pisani, un des meilleurs officiers du bataillon franc comme l'un des meilleurs citoyens de l'île d'Elbe, rendit beaucoup de services aux Français durant les sanglantes révoltes auxquelles son pays, Campo, prit une si cruelle part, et je remplis un devoir cher à mon coeur en lui adressant au nom de la France des expressions de reconnaissance affectueuse.
Quoique le jeune lieutenant Larabit eût un commandement spécial en dehors de l'île d'Elbe, il n'en était pas moins sous les ordres du commandant Raoul, et cela devait être.
L'Empereur indiqua au lieutenant Larabit l'endroit où il devait construire la caserne ainsi que le retranchement; puis il lui fit voir sur un plan le rocher élevé qui domine le petit port de la Pianosa: «C'est là qu'il faut établir votre artillerie, lui dit-il; n'oubliez pas les habitudes de la guerre; mettez toutes vos pièces en batterie dans les vingt-quatre heures, et tirez sur tout ce qui voudrait aborder malgré vous.» Ce furent là les seules instructions que l'Empereur donna au lieutenant Larabit; il lui promit d'aller bientôt le voir. C'est ainsi que le lieutenant Larabit partit de Longone pour se rendre à sa nouvelle destination.
La Pianosa n'était pas absolument déserte; le pays de Campo y avait des pâtres pour garder quelques bestiaux. Il y avait aussi des gens pour soigner les chevaux des Polonais de la garde. Mais l'arrivée de cent cinquante hommes de guerre équivalait à l'arrivée de deux mille hommes de paix; la Pianosa fut de suite aussi mouvante qu'une île bien peuplée. Il n'y avait rien de rien pour l'établissement de la colonie militaire qui en prenait possession; aussi les premiers jours qui suivirent le débarquement furent des jours de brouhaha, et, sans qu'il y eût volonté de désobéissance, il n'y avait pas possibilité de commandement, chacun cherchait à se caser le moins mal possible dans des grottes, dans des réduits, dans des ruines, et partout où l'on pouvait trouver un abri. On avait bien apporté des tentes, mais on n'en avait pas apporté assez, et pour le logement, le droit d'être logé était un droit commun; de là des réclamations; enfin, tout le monde se colloqua. Le capitaine Pisani connaissait parfaitement l'île; aussi son expérience contribua beaucoup au contentement général.
Le lieutenant Larabit avait de suite mis la main à l'oeuvre pour exécuter promptement les ordres de l'Empereur; tout le monde travaillait, quoique l'on eût fait venir des ouvriers du continent.
J'ai dit les malheurs dont le commandant de la place Gottmann avait été une des principales causes à Longone; cet officier avait cent fois mérité qu'on le renvoyât de l'île d'Elbe; son expulsion aurait été un gage de paix donné aux Elbois. Néanmoins l'Empereur le garda à son service; il fit plus, il lui donna le commandement de la Pianosa. Cet homme, qui n'avait de militaire que l'habit, sans éducation, sans convenances, sans dignité, fit à la Pianosa ce qu'il avait fait à Longone: il mit tout sens dessus dessous, et deux jours après son apparition au milieu de la colonie, la perturbation était complète; c'était un fléau. L'ordre de l'Empereur prescrivait impérativement au lieutenant Larabit de construire immédiatement une caserne, et le lieutenant Larabit construisait immédiatement une caserne, car, sans se compromettre gravement, il ne pouvait pas construire autre chose; mais le commandant Gottmann voulait que le lieutenant Larabit cessât de construire la caserne pour lui construire une maison à lui Gottmann, et il prétendait avoir le droit de révoquer dans l'île les ordres émanés de l'Empereur. Le lieutenant Larabit était jeune, sa figure était encore plus jeune que son âge, et, confiant dans cette jeunesse, le commandant Gottmann s'était imaginé qu'il n'avait qu'à commander pour être obéi. Il s'était trompé, grandement trompé: le lieutenant Larabit avait l'énergie que le devoir inspire et que l'honneur commande; il ne craignait pas d'entrer en lutte contre un chef qui voulait le soumettre à un abus de pouvoir. Le commandant Gottmann ne parvint pas à le faire fléchir; il n'obtint rien de ce qu'il voulait en obtenir; de là des discussions incessantes. Heureusement que les deux positions empêchaient mutuellement d'en venir à la raison de l'épée.
C'est dans cet état de choses que l'Empereur arriva à la Pianosa, ainsi qu'il en avait fait la promesse au lieutenant Larabit. Il y était arrivé monté sur le brick l'Inconstant, il y était resté à peu près deux jours. L'Empereur avait avec lui le général Drouot, le fourrier du palais Baillon, et le premier officier d'ordonnance Roule. Il fut satisfait de l'état des travaux, il manifesta hautement sa satisfaction. Vinrent ensuite les plaintes; l'Empereur écouta les plaignants; il était naturel que la justice penchât en faveur de celui qui n'avait pas voulu s'écarter de la ligne légale. L'Empereur blâma le commandant Gottmann. Cependant la parole de l'Empereur ne termina pas la question. Le premier officier d'ordonnance, Roule, prit fait et cause pour le commandant Gottmann: qui se ressemble s'assemble, dit un vieux proverbe. Il y eut une vive altercation entre le lieutenant Larabit et l'officier d'ordonnance Roule; la présence de l'Empereur empêcha un duel; l'Empereur dit positivement au lieutenant Larabit: «Je vous défends de vous battre.» La preuve convaincante que l'Empereur approuvait la conduite du lieutenant Larabit, c'est que peu de temps après son retour à Porto-Ferrajo, il destitua le commandant Gottmann, et plus tard je parlerai d'une scène qui eut lieu à la suite de cette destitution.
III
BATAILLON CORSE.
Sans doute, à Porto-Ferrajo, la sécurité de l'Empereur pouvait raisonnablement être parfaite; mais quoiqu'il parût ne rien savoir des révoltes qui avant son arrivée avaient tant de fois ensanglanté le sol elbois, il était impossible qu'on ne lui en eût pas rendu compte, et alors, malgré que les circonstances eussent changé, que les anciens révoltés n'eussent maintenant rien à prétendre, la prudence voulait qu'il prît ses précautions contre la versatilité infiniment trop prouvée des populations effrénées de la partie occidentale du pays. Aussi, dès qu'il eut accompli la prise de possession de sa souveraineté, il fit venir auprès de lui trois cents hommes du bataillon franc, et personne ne fut étonné de cette mesure de prudence. La pensée de cette milice bourgeoise est qu'elle ne doit servir qu'à la garde des côtes, que tout autre service est un service extraordinaire, alors même qu'on l'élève au niveau de la troupe de ligne. Cette pensée n'est pas tout à fait erronée: l'institution du bataillon franc ne lui attribue qu'un service insulaire spécial. Mais cette spécialité doit être subordonnée aux circonstances qui par la force des choses obligent le bataillon franc à la coopération de tous les services. Ainsi lorsqu'il est le seul corps armé dans l'île, il faut qu'il soit partout à tout et que, bon gré, mal gré, il tienne garnison dans les places. C'est ce qui avait eu lieu à l'époque dont je viens de parler.
La garde impériale arriva. C'était beaucoup pour l'Empereur: c'était loin d'être assez pour occuper militairement Porto-Ferrajo et Longone. C'eût été peut-être s'exposer à des récriminations que d'ordonner au bataillon franc de s'associer rigoureusement à la tâche que la garde impériale devait remplir.
Mais les concitoyens de l'Empereur étaient là, debout, en observation. Ils considéraient l'île d'Elbe comme une succursale, comme un bien communal de la Corse: le vicaire général, le commandant de Porto-Ferrajo, le chef de la police secrète, le commandant de la police secrète, le commandant de la gendarmerie, le directeur de la poste, le capitaine de port, le lieutenant de l'Inconstant, étaient Corses, et, par l'intermédiaire de Madame Mère, toutes les avenues du pouvoir étaient corses. Cependant les Corses n'étaient pas satisfaits: il leur fallait davantage: on proposa de créer un bataillon corse. Le général Drouot n'était pas de cet avis, mais l'Empereur blâma l'opinion du général Drouot, et le bataillon corse fut créé.
Toutefois il ne suffisait pas de vouloir un bataillon pour que le bataillon existât. Il fallait des soldats, des sous-officiers, des officiers, et l'Empereur décida: 1° que les Corses militaires qui recruteraient quarante hommes seraient capitaines; 2° que ceux qui recruteraient trente hommes seraient lieutenants; 3° que ceux qui recruteraient vingt hommes seraient sous-lieutenants, et 4° que ceux qui recruteraient dix hommes seraient sergents-majors. Le recrutement eut lieu immédiatement; aucun officier ne présenta son entier contingent; néanmoins, les chasseurs Napoléon furent organisés en bataillon. De suite, l'on arma et l'on équipa les présents.
Jamais les cadres de ce bataillon ne dépassèrent le tiers de leur nombre nécessaire.
L'Empereur prit alors le parti d'utiliser ce bataillon autant qu'il était possible de l'utiliser. Il le destina à recevoir les braves qui venaient partager son ostracisme.
Malheureusement le bataillon corse eut pour commandant le plus mauvais officier de la Corse, mauvais par son incapacité autant que par la bassesse de sa conduite. Le corps dut en venir à le dénoncer comme concussionnaire. Tout le mérite de cet homme était de porter le nom de l'une des familles notables de la Corse.
Un tel corps n'était pas fait à la subordination: il fallait souvent avoir recours aux peines disciplinaires; c'était désagréable pour l'Empereur; il le disait.
Les officiers corses recruteurs en engageant pour le service de l'Empereur ne parlaient que de choses magnifiques, et ceux qui s'engageaient en partant pour l'île d'Elbe croyaient partir pour la Terre promise. Un d'entre eux disait avec une espèce de dépit: «On nous avait fait croire qu'ici les cailles tombaient toutes rôties, mais ce n'est pas cela, et il nous faut décompter.» Ce bataillon n'aurait pas fait de vieux os à l'île d'Elbe. Il se serait dissous par la désertion.
Plusieurs soldats corses avaient déserté avec armes et bagages, et pris au moment où ils cherchaient à se procurer une barque pour retourner en Corse, ils furent conduits dans les prisons de Porto-Ferrajo; un conseil de guerre les condamna à la peine de mort. Le bataillon corse fut ému de cette condamnation, il demanda la grâce des condamnés, l'Empereur la lui accorda. Cette grâce n'empêcha pas d'autres désertions; elle y excita: une de ces désertions, plus considérable que les autres, obligea l'Empereur à ordonner qu'un fort détachement se portât sur les lieux où l'on présumait que ces déserteurs devaient s'embarquer, et le détachement se mit en route. La nuit arrivée, l'officier se dirigea vers l'ermitage de la Vierge des Grâces, et il demanda à parler à l'ermite. L'ermite, craignant que ce ne fût (sic) les déserteurs, refusa d'ouvrir; l'officier qui commandait le détachement conclut que les déserteurs étaient renfermés dans l'ermitage; dans cette pensée, il se disposa à faire enfoncer la porte, et l'ermite effrayé se hâta de faire sonner la cloche de la chapelle. Or cette cloche était le tocsin nocturne de la contrée, et, dès qu'ils l'eurent entendue, les paysans accoururent à l'ermitage. Le détachement fut bientôt cerné de toutes parts; au lieu d'attaquer, il dut songer à se défendre, et peu s'en fallut que cette petite conflagration ne devînt très sanglante. Les paysans s'étaient d'autant plus facilement armés que dans la journée quelques-uns d'entre eux avaient été rançonnés par les déserteurs, et, avant la nuit, ils s'étaient réunis pour prendre des précautions de garantie mutuelle.
Ce fut encore un événement fâcheux pour l'Empereur. Lorsqu'on lui en fit le rapport, il dit avec un sentiment d'amertume: «Il vaudrait encore mieux une désertion générale que toutes ces désertions particulières; car alors je saurais à quoi m'en tenir, et du moins je n'aurais plus à blâmer la conduite de ceux qui se considèrent presque comme mes proches 65.»
Nous touchions à l'époque de notre départ; sans cela le bataillon corse aurait été réorganisé; je le répète, il y avait à Porto-Ferrajo des militaires distingués, éprouvés, et sur lesquels l'Empereur pouvait compter. Le bataillon avait aussi des officiers très honorables qui auraient été des officiers distingués si l'Empereur leur avait donné un chef de haute capacité.
IV
COMPAGNIE D'ARTILLERIE.
Il m'a été impossible de me procurer le contrôle nominatif des canonniers qui composaient la compagnie d'artillerie de la garde impériale elboise. Le général Drouot ne l'avait plus, aucun des officiers ne l'avait conservé, cela m'afflige, car j'aurais voulu que la France pût connaître tous ces braves.
C'est à Fontainebleau que cette compagnie fut créée. Son berceau était un noble édifice de gloire et de dévouement. Aucun corps militaire ne méritait plus qu'elle d'être associé aux nouvelles destinées du héros qui se sacrifiait pour la patrie.
On avait demandé des canonniers de bonne volonté: aussitôt le nombre fut plus qu'au grand complet. On fit aussi un appel aux officiers d'artillerie: il en fallait quatre; dix se présentèrent. Un choix devint indispensable. Le général Drouot fut chargé de le faire. Il était beau d'accompagner l'Empereur, il était beau aussi d'être choisi par le général Drouot.
Les quatre élus furent:
MM. Cornuel, capitaine commandant;
Raoul, capitaine en second;
Blanc de Lacombe, lieutenant en premier;
Demons, lieutenant en second.
Le capitaine commandant Cornuel était un officier accompli. Son passé et son présent semblaient être les précurseurs d'un grand avenir. Sa vie toute neuve avait déjà des faits qui la mettaient au niveau des vieilles vies. On citait de lui beaucoup de belles choses. Ses camarades l'aimaient, tout le monde l'estimait. L'Empereur l'entourait de considération. Le général Drouot avait dit aux officiers choisis: «Votre courage et votre fidélité seront plus d'une fois mis à l'épreuve.» C'était ce qu'il fallait au capitaine Cornuel. Il bravait les épreuves parce que son âme était au-dessus des épreuves. À Porto-Ferrajo, l'Empereur lui accorda, ainsi qu'au capitaine Raoul, une distinction dont aucun capitaine de la garde ne fut honoré, l'entrée libre au palais impérial, et il le nomma directeur d'artillerie, commandant de son arme dans l'île. Le capitaine Cornuel ne profitait pas beaucoup de ses grandes et de ses petites entrées auprès de l'Empereur: il aimait mieux consacrer ses heures de loisir à la princesse Pauline. Au moment où nous quittâmes l'île d'Elbe, le capitaine Cornuel était très souffrant; mais dès que le signal du départ fut donné, son énergie prit la place de sa santé, et il suivit pour la seconde fois l'Empereur; ses forces physiques se soutinrent tant qu'il crut à des périls; mais lorsque l'Empereur fut entré à Paris, qu'il n'y eut plus de dangers à craindre, le mal du capitaine Cornuel empira, et bientôt l'heure dernière de cet excellent officier se fit entendre. Il venait d'être nommé lieutenant-colonel et directeur d'artillerie. Puisse la ville de Saint-Malo avoir honoré cette belle mémoire!
Le capitaine en second Raoul était fils du général Raoul, débris de cette armée de Sambre et Meuse qui a fourni des généraux à toutes nos armées et dont (sic) on semble ne presque plus se rappeler. Le vieux général Raoul n'aimait pas l'Empereur par la seule raison que l'Empereur n'avait pas été général de Sambre et Meuse; il était courroucé de ce que son fils était allé à l'île d'Elbe. Néanmoins, au retour de l'île d'Elbe, ses sentiments paternels l'emportèrent sur tous les autres sentiments, et il se rendit à Paris. Le capitaine Raoul profita avec empressement de cette circonstance. Il présenta son père à l'Empereur; l'Empereur séduisit le général Raoul, et le général Raoul, séduit, tout fier d'être le père de son fils, pardonna à l'Empereur de n'avoir pas été général de Sambre et Meuse et devint l'un de ses partisans les plus outrés. Le général Raoul avait élevé son fils dans toutes les rigueurs militaires: le capitaine Raoul avait été soldat dès sa plus tendre enfance, il fut presque grognard en arrivant au camp. Des rapports honorables avaient signalé sa bravoure; son épée avait déjà de la valeur; on comptait sur elle. Effet incompréhensible des miracles de la guerre de France! Excepté parmi les hautes sommités de l'armée, gorgées de richesses et de grandeurs, personne ne comptait le nombre des ennemis, et les conscrits, après le baptême de feu, pouvaient de droit porter la moustache, car ils étaient capables de la défendre; il n'y avait plus de conscrits. Le capitaine Raoul appartenait à cette pépinière polytechnicienne qui entoure nos drapeaux des meilleurs officiers qu'il y ait au monde. Le caractère connu du capitaine Raoul lui mérita une mission de confiance avant que la garde impériale quittât Fontainebleau: il fut envoyé à Orléans pour prendre en consignation le trésor de la liste civile de l'Empereur et les équipages de l'Impératrice. Il devait ensuite remettre le tout sous l'escorte de la garde impériale. À Orléans, il se trouva que d'autres dispositions avaient été prises. Lorsque le capitaine Raoul arriva à Porto-Ferrajo, l'Empereur le nomma directeur du génie militaire de l'île d'Elbe, et en même temps il le chargea du service des travaux publics, moins les travaux de la campagne de Saint-Martin qui étaient spécialement confiés au lieutenant Larabit. Ses jours de l'île d'Elbe furent pleins; il peut les compter parmi ses beaux jours. L'Empereur l'entourait de confiance, il l'admettait dans son intimité. Proscrit par la Restauration, il fut d'abord au Champ d'asyle, et ensuite il commanda la division des vétérans à l'armée républicaine de Guatemala, qu'il quitta pour rentrer dans sa patrie lorsque la révolution de 1830 l'eut débarrassée des oppresseurs que l'étranger lui avait imposés. Le capitaine Raoul, de l'île d'Elbe, est aujourd'hui un de nos généraux distingués. Nous le retrouverons dans la marche immortelle du golfe Jouan à Paris.
Le lieutenant en premier Blanc de Lacombe s'était offert de bonne volonté pour partir; on comptait et l'on devait compter sur son départ. Cependant il ne partit pas: sa mère le détourna de l'engagement qu'il avait pris, quoique ce fût un engagement d'honneur. La Restauration récompensa le respect filial qui avait sacrifié la parole donnée. Du moins cet officier eut la pudeur de ne pas reprendre l'uniforme impérial pendant les Cent-Jours. On le considérait comme un bon militaire, comme un homme de bien; il est même à peu près certain qu'il n'aurait pas fait défaut à son nouveau poste si l'on n'avait pas trouvé à le remplacer. Mais il fut remplacé par un autre lieutenant en premier qui l'égalait en bravoure et le surpassait en talent: le lieutenant en premier Lanoue était digne de ses deux chefs Cornuel et Raoul. Brave comme la meilleure épée des braves, riche de savoir, d'esprit, d'amabilité, après avoir été martyrisé par les Bourbons, il a noblement rempli sa carrière, et il est mort honoré et honorable avec le grade de colonel. Je lui conserve un souvenir de sincère affection.
Le lieutenant en second Démons était un excellent officier pratique. Il fut nommé capitaine, fit tranquillement son service, et, après avoir reçu sa retraite, il s'éteignit dans la place de premier huissier de la Chambre des pairs.
La compagnie d'artillerie de la garde impériale elboise était partie de Fontainebleau avec quatre canons de huit, mais la longueur de la route, la difficulté du passage des Alpes et souvent le manque de moyens pour la traîner, décidèrent le général Cambronne à s'en séparer, et il les déposa dans une de nos forteresses.
V
L'HÔPITAL.
Le général Drouot qui présidait à toutes les prises de possession présida aussi à celle de l'hôpital militaire, et il l'inspecta dans toutes ses parties; l'Empereur l'examina également avec une attention scrupuleuse. De cette inspection et de cet examen il résulta une nouvelle organisation.
L'Empereur nomma:
MM. Squarci, médecin;
Émeri, chirurgien;
Gatti, pharmacien;
Vivier, directeur comptable;
Soumaire, garde-magasin et commis aux entrées.
Tous les employés subordonnés furent désignés à la suite de ces nominations.
L'Empereur nomma également au conseil d'administration. Le général Cambronne, M. Lacour, commissaire des guerres, M. (nom en blanc), capitaine d'infanterie de la garde, M. Lanoue, lieutenant d'artillerie de la garde, et M. le docteur Foureau de Beauregard en furent les membres titulaires; le général Cambronne était le président du conseil; le docteur Foureau de Beauregard était l'inspecteur de l'hôpital; le chirurgien du bataillon franc et celui du bataillon corse furent adjoints au chirurgien Émeri.
Le conseil d'administration se réunissait deux fois par mois, plus souvent lorsque le bien du service l'exigeait. Il se faisait sévèrement rendre un compte exact de tout ce qui se passait à l'hôpital; les employés craignaient, ils marchaient droit. Jamais les malades ne furent mieux soignés. L'Empereur les visitait souvent.
On se plaignait généralement de l'hôpital civil: l'Empereur ordonna qu'il lui fût fait un rapport sur la tenue de cet hôpital. Il crut qu'il pouvait adoucir le sort des malades, il les fit transférer à l'hôpital militaire: la translation eut lieu avec les précautions les plus délicates; les femmes eurent un local absolument séparé de celui des hommes. L'hospice civil fut supprimé.
La police reçut l'ordre d'exercer la surveillance la plus rigide sur les maladies honteuses. Cette rigidité était d'autant plus nécessaire que Livourne était pour Porto-Ferrajo une sentine constamment dangereuse à cet égard.
VI
MARINE MILITAIRE.
L'Empereur songea à organiser sa marine militaire. Il n'avait pas pourtant beaucoup de confiance en elle, et il s'en serait passé s'il lui avait été possible de s'en passer, mais des bâtiments de guerre lui étaient indispensables.
Le brick l'Inconstant était un très bon navire, très bien gréé et très bien armé; il portait en batterie dix-huit caronades de dix-huit. Il fallait chercher des hommes pour former son équipage. Rio ainsi que Marciana, les deux pays maritimes de l'île, n'en fournirent point, et l'on dut aller recruter à Capraja ou à Gênes. On eut peine à se procurer le nombre de matelots nécessaires même pour un faible armement. L'Inconstant n'eut jamais un équipage au complet: c'était un triste équipage.
L'enseigne de vaisseau Taillade, que l'Empereur avait fait lieutenant de vaisseau en lui donnant le commandement de l'Inconstant, navire amiral de la marine impériale de l'île d'Elbe, ressemblait assez à l'équipage du bâtiment qu'il montait: il n'y avait pas en lui l'étoffe d'un bon marin. Il parlait bien science navale lorsqu'il était à terre ou lorsqu'il naviguait vent arrière, bonnettes haut et bas, et les flots à peine agités. Mais lorsqu'il y avait tempête, le commandant Taillade abandonnait le commandement à ses subordonnés, et allait dans sa cabine attendre le retour du beau temps. Le commandant Taillade était loin de ressembler à un loup de mer. Ajoutons un vice que ses camarades lui reprochaient sans cesse: le commandant Taillade ne songeait qu'à lui; dans l'excès d'un égoïsme de tous les temps et de toutes les circonstances, il ne comprenait bien que le moi. L'Empereur ne fut jamais content du service de cet officier, mais il fallait avoir dix torts pour que l'Empereur se décidât à en punir un seul, et il garda le commandant Taillade jusqu'au bout.
L'Empereur avait accueilli avec empressement un aspirant de première classe qui, parti de Toulon où il avait refusé de donner son adhésion au gouvernement de la Restauration, venait lui offrir son épée et le nomma enseigne. Puis il le plaça en second à bord de l'Inconstant. On l'appelait Sarri: il était Corse; l'aspirant Sarri, devenu enseigne second sur le brick amiral, était un élève de l'École militaire de Saint-Cyr, et il comptait déjà près de six années de service maritime. Toutefois, il n'avait pas encore atteint à sa vingt-quatrième année d'âge. On le considérait comme un jeune homme capable.
Il y avait encore deux autres officiers sur l'Inconstant: l'enseigne auxiliaire Morandi, marin pratique fort recommandable; l'enseigne auxiliaire Forcioli, dont on disait du bien.
L'Inconstant se trouva organisé autant que les circonstances avaient permis de l'organiser. Chose remarquable dans la destinée du brick l'Inconstant, il avait été construit à Livourne et avec les matériaux qu'un entrepreneur de bois de construction avait par testament donnés à l'Empereur, de telle sorte que l'Empereur était doublement propriétaire de son vaisseau amiral.
L'Empereur acheta un chebec marchand, appelé l'Étoile, qu'il fit à peu près armer en guerre et dont il donna le commandement à l'enseigne auxiliaire Richon, homme de coeur et de dévouement. L'enseigne Richon n'avait pas servi dans la marine militaire, ce n'était pas un officier de théorie, mais il était parfait pour l'accomplissement des devoirs qui lui étaient imposés, et l'Empereur pouvait compter sur lui.
Le second de l'enseigne Richon, l'officier Rouverro, était un marin de confiance, et il remplissait bien sa petite tâche.
Puis venait l'espéronade la Caroline, qui avant l'arrivée de l'Empereur servait de courrier pour les communications avec la Toscane par Livourne, et à laquelle l'Empereur fit continuer le va et le vient selon l'usage adopté.
Un excellent patron de Porto-Ferrajo, Gallanti, commandait la Caroline, et le jeune Gallanti son fils lui servait de second: c'étaient de bien braves gens. Telle était l'armée navale de l'île d'Elbe.
Le brick l'Inconstant était chargé de missions importantes. Le chebec l'Étoile ne servait qu'aux besoins matériels. Ainsi ce sont les seuls voyages de l'Inconstant qu'il importe de lier à la vie de l'Empereur. Je vais donc les suivre l'un après l'autre sans désemparer.
Le brick l'Inconstant partit pour Gênes: c'était au mois de juillet. Il avait à bord le capitaine Hurault de Sorbée. Il avait aussi un valet de chambre de l'Empereur. M. Cipriani et ces deux personnes débarquèrent dès l'arrivée du brick à sa destination. Le capitaine Hurault de Sorbée allait remplir une mission auprès de l'impératrice Marie-Louise; le valet de chambre allait en courrier à Vienne. C'était du moins le mandat ostensible.
À Gênes, le peuple en général accueillit parfaitement l'équipage de l'Inconstant, et M. de Palavicini en particulier se montra empressé de soins pour l'état-major.
L'Inconstant embarqua des moutons, des vaches, des arbres, des habillements, et il semblait que le commandant Taillade n'avait plus rien à faire, cependant il ne se disposait pas à partir: ce n'était pas sans raison. Des Milanais arrivèrent à Gênes: ils prirent passage sur l'Inconstant. L'Inconstant appareilla de suite: une fois en mer, ces passagers avouèrent, sans se contraindre le moins du monde, qu'ils étaient envoyés par les patriotes italiens pour faire des propositions à l'Empereur, et ils ne demandèrent pas qu'on leur gardât le secret. Néanmoins, une fois débarqués, ils ne se montrèrent nulle part, et l'Empereur les reçut deux fois en audience particulière. Il ne serait pas impossible que ces messagers italiens ou se disant tels ne fussent les mêmes personnages qui parlèrent à l'Empereur le jour de son entrée solennelle à Porto-Ferrajo, et qui partirent immédiatement après l'avoir entretenu.
Dès le retour du brick l'Inconstant, le bruit se répandit que, pendant son séjour à Gênes, le commandant Taillade n'avait jamais osé porter la cocarde elboise, et l'Empereur s'assura que le fait était vrai, ce qui ne l'amusa pas. C'était d'autant plus mal de la part du commandant Taillade que ses officiers lui avaient donné l'exemple de l'accomplissement de ce devoir.
L'Inconstant remit à la voile pour Civita-Vecchia. C'était en août. J'ai dit que le peuple de cette ville avait été bien pour les bâtiments de Rio, même alors que l'autorité locale avait refusé de reconnaître la nouvelle bannière de l'île d'Elbe. Il en fut autrement à l'égard du brick de l'Empereur: on insulta l'équipage, on chercha à faire émeuter la plus vile populace, et le gouverneur détourna la tête jusqu'à ce que sa responsabilité fût mise en cause par une protestation accusatrice. Ce gouverneur s'appelait Pacca. On ne pouvait guère donner suite à cette protestation, car le commandant Taillade avait comme le gouverneur laissé maltraiter ses matelots, et enveloppé dans sa redingote, le chapeau rond sur la tête, il ne s'était préoccupé que de pouvoir tranquillement retourner à bord. La course à Civita-Vecchia n'avait d'autre but que de faire parvenir avec sûreté des dépêches adressées à une personne de confiance. Le brick retourna vite à Porto-Ferrajo.
Quelques jours après son arrivée, l'Inconstant remit à la voile pour Gênes, porteur d'une autre correspondance et ayant à son bord une dame polonaise. Le séjour à Gênes ne fut pas long: le capitaine Loubert, qui, depuis quelque temps, était dans cette ville pour y faire confectionner des habillements militaires, prit passage sur le brick et revint à l'île d'Elbe. En entrant à Gênes, un vaisseau anglais qui stationnait à l'embouchure du port demanda à visiter l'Inconstant, et sur la réponse que, portant le drapeau impérial de l'île d'Elbe, bâtiment de guerre, le brick ne subirait l'humiliation d'une visite que lorsqu'il y serait contraint par la force, le commandant britannique ne poussa pas plus loin la déraison de son exigence. Néanmoins, lorsque le capitaine Taillade appareilla pour partir, le commandant anglais lui envoya un officier, et le commandant Taillade, après avoir reçu cet officier, le fit descendre dans sa chambre, et là ils restèrent ensemble plus d'une demi-heure: personne ne put savoir ce qui s'était passé entre eux. La traversée de retour fut marquée par un grand coup de vent du nord. Le commandant Taillade justifia l'opinion que l'on avait sur son compte: il resta couché pendant toute la durée du mauvais temps. Le capitaine Loubert disait en riant qu'il se croyait plus marin que lui. Il est vrai qu'il y a eu des marins qui ont navigué toute leur vie sans pouvoir parvenir à vaincre le mal de mer. Mais ces marins, lorsqu'ils étaient bons marins, supportaient leur mal sur le tillac, et ils n'allaient pas s'allonger dans leur couchette pour vider leur estomac.
L'Inconstant alla à Longone, où l'Empereur s'embarqua pour la Pianosa: le voyage dura deux jours, le vent souffla vigoureusement. Le brick dut attendre l'Empereur en louvoyant à l'abri du cap Calamita. On rentra à Porto-Ferrajo.
L'Inconstant dut retourner à Civita-Vecchia; de là, aller à Naples. Il avait à bord, recommandée par l'Empereur au commandant Taillade, Mme Blachier, fille du comte Fachinelli de Mantoue, et femme du commissaire des guerres; Mme Blachier était dame d'honneur de Madame Mère; Madame Mère l'envoyait au-devant de la princesse Pauline qui devait revenir à l'île d'Elbe montée sur l'Inconstant. Mme Blachier jouissait d'une belle réputation justement méritée: le commandant Taillade crut pouvoir impunément manquer de respect à la dame que l'Empereur avait confiée à sa délicatesse; Mme Blachier l'arrêta dès sa première hardiesse; elle en appela à l'état-major, et l'état-major veilla sur elle. Le commandant Taillade dut forcément se contraindre.
L'Inconstant resta peu à Civita-Vecchia: il n'avait qu'à remettre des dépêches. La correspondance avec Rome était active et paraissait importante. De Civita-Vecchia, le brick fit voile vers Naples. Il alla mouiller sur la rade de Baïes: il y resta vingt jours. Après, il reçut l'ordre d'aller à Portici embarquer la princesse Pauline, et le commandant Taillade obéit à cet ordre. Toutefois, il n'eut pas besoin de mouiller devant Portici; la princesse Pauline vint à sa rencontre, il la reçut en pleine mer. De Civita-Vecchia à Baïes, un convoi napolitain, poursuivi par un corsaire barbaresque, s'abrita sous la bannière elboise, et cela valut au commandant Taillade une croix du roi Murat. Le séjour prolongé de l'Inconstant sur la rade de Baïes, au lieu de le faire séjourner avec plus de sécurité et avec plus d'agrément dans le port de Naples, suivi de l'embarquement de la princesse Pauline en pleine mer, semblait cacher quelque mystère: on cherchait à éviter les regards du public. Le retour à l'île d'Elbe fut heureux. Nous étions en fin octobre.
On ébruita la conduite plus qu'inconvenante du commandant Taillade envers Mme Blachier: on crut qu'il y aurait punition. Mais l'Empereur était censé ne pas savoir ce qui s'était passé à cet égard. Le général Drouot se chargea d'infliger le blâme que le commandant Taillade avait mérité.
Dans le courant de décembre, le mois déjà avancé, l'Inconstant retourna à Civita-Vecchia pour y prendre M. Ramolini, parent de l'Empereur, et il en repartit le 4 janvier. Dans la nuit du 5 au 6, par le travers de l'île de Gianutti, l'Inconstant essuya un coup de vent épouvantable, dut mettre à la cape sous la voile de misère, et avec une mer qui déferlait de toutes parts, au milieu de périls imminents, il atteignit le golfe de Saint-Florent et mouilla à l'endroit qu'on appelle la Calcina. Trois heures après que le brick était au mouillage, le colonel Perrin, ancien émigré, aide de camp du général Brulart, accompagné du commandant de la place de Saint-Florent, M. Albertini, vint de Bastia pour savoir au nom de son général quel était le motif de la venue de l'Inconstant en Corse. La demande était oiseuse, car le mauvais temps durait encore, et d'ailleurs le délabrement du navire parlait à tous les yeux intelligents. Le commandant Taillade accueillit l'aide de camp et le commandant de place; il les engagea à descendre dans la chambre du navire. Le commandant de la place de Saint-Florent était resté Français impérial, même en servant les Bourbons: il profita du mouvement de politesse pour faire un signe significatif qui recommandait une grande réserve avec le colonel Perrin. Il resta sur le tillac avec l'enseigne Sarri, son compatriote, et, débarrassé de la présence de son compagnon, il parla librement: l'aide de camp et le commandant Taillade restèrent assez longtemps tête à tête. Les deux visiteurs retournèrent à terre. Le commandant Taillade et son second, l'enseigne Sarri, les suivirent de près pour leur rendre la visite qu'ils en avaient reçue, et ils allèrent d'abord à l'aide de camp colonel. La conversation du colonel Perrin avec le commandant Taillade dura environ trois heures; l'un et l'autre étaient Français, du moins de naissance, et pourtant sans aucun égard pour les personnes qui les entouraient, ils ne parlèrent absolument que la langue anglaise. Le vent entra dans le golfe, et son impétuosité causa beaucoup de dégâts: l'Inconstant eut une embarcation chavirée. Cet incident fit que le colonel Perrin retint à dîner le commandant Taillade et l'enseigne Sarri; après le dîner, le colonel Perrin monta à cheval pour aller rendre compte, et le commandant Taillade, ainsi que son second, retournèrent à bord.
Le lendemain matin, de très bonne heure, la frégate française (nom en blanc), commandée par le capitaine de vaisseau Duranteau, vint mouiller bord à bord de l'Inconstant, et une heure après, le capitaine de frégate (nom en blanc), officier de la garde, second du capitaine de vaisseau Duranteau, se rendit à bord du brick, et il y fut reçu comme un officier de distinction. L'enseigne Sarri alla ensuite à la frégate; le capitaine de vaisseau Duranteau l'accueillit avec beaucoup de bienveillance. Néanmoins, le voisinage de la frégate n'était pas une chose rassurante: tout l'équipage du brick fut consigné: personne ne descendit plus à terre; on travailla à réparer le mal fait par la bourrasque. Mais n'oublions pas plus longtemps M. Ramolini: M. Ramolini, malgré le changement radical de gouvernement, malgré sa parenté impériale, était encore directeur des droits réunis à Ajaccio, et il désirait conserver son emploi. Il désirait aussi voir son auguste parent, le souverain de l'île d'Elbe. Or, pour faire marcher ses affections avec ses intérêts, il se décida à partir sans en avertir personne, espérant que, puisqu'il ne disait rien à personne, personne ne saurait rien. Il ajouta à cette précaution, afin de dérouter les curieux, d'aller à Porto-Ferrajo en passant par Livourne, Florence, Rome et Civita-Vecchia. L'adresse ne put rien contre les décrets éternels: le brave homme était revenu presque à son point de départ; sa peur était extrême, il croyait toujours qu'on allait le découvrir et le pendre. Son coeur fut un peu soulagé lorsque le commandant Taillade défendit toute communication avec la terre. On mit près d'une semaine pour se réparer entièrement: cette semaine parut à M. Ramolini avoir la durée d'un siècle. Le commandant de la place, M. Albertini, pria le commandant Taillade de prendre sur le brick un cheval dont il faisait hommage à l'Empereur, et le pauvre cheval, victime d'une nouvelle tempête, périt avant d'être parvenu à sa destination. Le général Brulart avait plus d'aides de camp qu'il n'avait gagné de batailles, et pendant le séjour de l'Inconstant au golfe de Saint-Florent, l'on remit à l'enseigne Sarri, qui, comme Corse, inspirait plus de confiance que le commandant Taillade, une note dans laquelle on prévenait l'Empereur que l'un des aides de camp du général Brulart avait dit bien des fois dans un cercle légitimiste qu'il voulait tuer Bonaparte, et cet avis n'était pas sans fondement, puisque l'Empereur l'avait déjà reçu par une autre voie de grande confiance. Cet aide de camp était sans doute le même qui avait eu l'effronterie de se montrer à Porto-Ferrajo: peut-être appelle-t-il cela du courage! Cet officier, en allant à l'île d'Elbe, rendait un hommage solennel au noble caractère des compagnons de l'Empereur, et cet hommage était mérité. Le commandant Taillade ne laissa pas à Saint-Florent la réputation d'être dévoué à l'Empereur, car, en se séparant du colonel Perrin, il parlait beaucoup de la proposition qu'on lui faisait de rentrer en France, où il serait confirmé dans le grade de lieutenant de vaisseau, et il semblait n'être arrêté que par la crainte qu'on lui manquât de parole.
On mit à la voile par un temps favorable. L'Inconstant n'était vraiment pas heureux dans ses traversées: à peine eut-il repris la pleine mer, que le vent passa au sud-ouest grand frais et qu'il fallut diminuer de voiles. Le commandant Taillade se dirigea sur Porto-Ferrajo. Il faisait nuit, mais le phare du port brillait: cependant l'on avoisina tellement la côte que l'on dût forcément passer entre l'île et un rocher appelé Scoglietto, détroit très dangereux, et dont, même de jour, les plus petits bâtiments du pays ne profitent qu'à la dernière extrémité. Il paraît qu'on ne s'était pas rappelé cet écueil, de telle sorte que le brick aurait pu facilement aller s'y briser. Échappé à ce risque, au lieu de ranger le plus possible à tribord pour aller prendre le bon mouillage, le commandant Taillade poussa à pleine voile dans la rade, et lorsqu'il s'aperçut qu'il était sous le vent du meilleur poste, il voulut essayer de faire une bordée afin de regagner ce qu'il avait perdu; malheureusement, le brick refusa de virer de bord. Alors force fut de mouiller les deux ancres; ces deux ancres auraient dû être pennelées; on ne prit pas cette précaution essentielle; il devint impossible d'avoir recours à l'ancre d'espérance. Le vent était entré furieux, le brick passa la nuit sur les ancres; on cala les mâts; on descendit les vergues: tout cela n'empêcha pas les ancres de déraper. On tira le canon de détresse; à la pointe du jour, le danger était imminent. Les vagues jetaient le brick sur les rochers de Bagnajo où tout le monde aurait pu périr, et, dans cette situation horrible, saisissant le moyen qui seul semblait offrir une planche de salut, on coupa les câbles pour aller échouer sur le rivage de la baie voisine. Le brick échoua. Personne ne périt. La mort du cheval fut la seule qui marqua cette catastrophe. M. Ramolini ne mourut pas, mais il se crut tout près de sa dernière heure, et lorsqu'il eut le pied sur le rivage, sa première pensée fut de se mettre à genoux pour remercier Dieu de l'avoir sauvé.
Le naufrage de l'Inconstant devint la triste nouvelle de l'île d'Elbe. Le commandant Taillade n'était pas aimé: on critiqua tout ce qu'il avait fait comme ce qu'il n'avait pas fait. Le blâme fut universel, il y eut exagération. Un navire étranger avait mouillé peu après le brick l'Inconstant, mais il avait mouillé au bon mouillage, et il ne lui était rien arrivé de sinistre, fait duquel on tirait des conséquences contre le commandant Taillade. On lui reprochait de n'être pas descendu le dernier à terre, d'y être descendu avec sa cassette à la main. S'il avait été aimé, on n'aurait songé qu'à le plaindre, et tout le monde se serait fait un devoir de le consoler.
Au premier coup de canon de détresse, l'Empereur sauta de son lit, et, cinq minutes après, il était à cheval. Il mit bien peu de temps pour franchir l'espace qui le séparait de la baie de Bagnajo. Un triste spectacle s'offrit à ses regards: le brick l'Inconstant n'ayant que le grand mât, le mât de misaine, le mât de beaupré, tous trois confusément couverts des manoeuvres courantes de la mâture générale, gisait sur le rivage et était abattu du côté de terre. Le foc, qui avait heureusement servi à la dernière manoeuvre, semblait insulter aux vents et les flagellait de ses lambeaux; les vagues se brisaient avec fureur sur les flancs du navire naufragé. L'Inconstant était menacé d'être bientôt réduit en pièces: l'équipage, presque nu malgré la rigueur de la saison, se livrait avec zèle à l'oeuvre du sauvetage et ne songeait même pas à se plaindre.
L'Empereur me fit appeler: j'étais en route pour me rendre auprès de lui. Je le trouvai profondément ému, il me dit seulement: «Venez vous pénétrer de ce triste tableau.» Un temps infini s'écoula sans qu'il m'adressât encore la parole. Enfin, il me demanda si l'on avait eu soin des matelots. Il me demanda aussi si l'on avait fait l'appel pour s'assurer que personne n'avait péri. L'Empereur évitait avec intention d'entretenir le commandant Taillade, mais lorsqu'il lui parlait, c'était sans amertume. Le commandant Taillade ne paraissait pas même ressentir une légère douleur d'épiderme moral; l'enseigne Sarri était attristé.
Durant la matinée, on pouvait craindre que la continuation du mauvais temps n'empêchât de remettre l'Inconstant à flot, mais le vent se calma, la mer fit comme le vent. On remarqua que l'Empereur avait quitté silencieusement le lieu du désastre. Dès que cela fut possible, on releva le brick, on le remorqua dans le port, l'on s'occupa avec empressement de le réparer. Vingt jours après, il était de nouveau à même de remettre en mer.
La loi maritime de tous les pays qui ont une marine militaire prescrit la mise en jugement de tous les commandants de bâtiments de guerre qui font naufrage, et cette loi, sauvegarde des intérêts de l'État comme de l'honneur des officiers, est ordinairement exécutée avec ponctualité. À l'île d'Elbe, il n'y avait aucun moyen de constituer un conseil de guerre composé d'officiers de marine, et cette impossibilité empêcha l'Empereur de faire juger le commandant Taillade. À défaut, l'Empereur ordonna une enquête sur le naufrage du brick l'Inconstant, et le général Drouot en fut chargé. À la suite de cette enquête, l'Empereur ôta le commandement du brick à M. Taillade, et il le conserva cependant lieutenant de vaisseau en activité de service. Personne ne trouva qu'il y avait de la rigueur dans cette décision impériale. Des officiers de l'Inconstant assurèrent même qu'elle n'était pas assez sévère; ils prétendaient que le commandant Taillade n'était monté sur le pont qu'à la dernière des extrémités.
Il y avait alors environ un mois qu'un officier de marine venu de Toulon était arrivé à l'île d'Elbe pour offrir ses services à l'Empereur, et que l'Empereur lui avait donné de l'emploi. Cet officier se nommait Chautard, il se disait lieutenant de vaisseau ou capitaine de frégate, et l'Empereur ne lui demanda pas la preuve officielle du titre qu'il prenait. Ce M. Chautard était un ancien pilote de la marine royale; il avait émigré avec la masse des Toulonnais en 1793; plusieurs années après, le général Brune, ensuite le général Joubert, lui confièrent le commandement de la division navale attachée spécialement à l'armée d'Italie, et il dut faire sa résidence à Peschiera sur le lac de Guarda pour être personnellement à la tête de l'importante flottille qu'il y avait sur ce lac; il se fit destituer. Je fus chargé de le remplacer. M. Chautard avait une réputation de savoir, mais il paraît que l'émigration l'avait extrêmement usé, et s'il pouvait être vrai que, dans un temps déjà reculé, il eût eu réellement du talent, il n'en avait presque pas gardé le souvenir. M. Chautard n'avait alors rien qui l'élevât au-dessus d'un homme ordinaire. C'est cependant lui que l'Empereur nomma en remplacement de M. Taillade. L'un ne valait pas plus que l'autre; aucun des deux ne pouvait convenir et ne convenait à l'Empereur; l'Empereur les subissait. Toutefois, il est vrai de dire que, malgré sa suffisance vaniteuse, le lieutenant Taillade représentait mieux que le commandant Chautard, et que, dans un cercle étranger à la marine, il aurait par la parole vingt fois écrasé son successeur au commandement du brick. Le commandant Chautard avait les qualités de camarade que le lieutenant Taillade n'avait pas.
Le lieutenant de vaisseau Taillade n'était pas au bout de son rôle. Il était hardi de langage jusqu'à l'effronterie; rien ne pouvait lui faire baisser les yeux. Son malheureux naufrage n'avait apporté aucune modification à son malheureux caractère; il était plus osé que jamais. Sans doute la perte de son commandement devait lui être pénible; mais il brisa toutes les barrières de la prudence, et dans une fièvre d'amour-propre blessé il s'appliqua à vomir des milliers d'infamies contre l'Empereur. Ses calomnies allèrent si loin, furent si éhontées, si publiques, qu'il y eut plusieurs rapports adressés à l'Empereur: un de ces rapports conseillait à l'Empereur de renvoyer M. Taillade de l'île. L'Empereur répondit: «Cet officier est marié dans l'île; le renvoyer, ce serait renvoyer sa femme, et la mesure produirait un très mauvais effet; il vaut encore mieux lui laisser épuiser le fiel de sa destitution.» Néanmoins, le général Drouot fut chargé de lui recommander d'être plus circonspect à l'avenir. Mais M. Taillade ne tint aucun compte de cette recommandation, et il continua à vociférer. Cela en vint au point que le plus indulgent de tous les hommes, le général Drouot, dans une indignation profonde, alla une seconde fois trouver M. Taillade, et lui déclara sévèrement que ce serait lui, lui général Drouot, qui, en sa qualité de gouverneur général de l'île, le renverrait sur le continent, s'il continuait à se dégrader. M. Taillade comprit qu'il devait changer de conduite, du moins publiquement. L'Empereur ne voulait sans doute pas porter la perturbation dans la famille adoptive de M. Taillade, mais, il faut le dire, ce n'était pas la seule chose qui l'empêchait d'infliger une punition parfaitement méritée. Il craignait les bruits que M. Taillade pourrait répandre en France, et il avait raison. Nous touchions au départ de l'île d'Elbe.
L'Empereur ne se hasarda plus à donner des missions maritimes. Il avait bientôt apprécié le commandant Chautard; il voyait que le commandement de l'Inconstant n'était pas en bonnes mains. L'enseigne de vaisseau Sarri lui aurait mieux convenu; mais cet officier était encore fort jeune, et sa jeunesse ne permettait pas qu'on lui confiât des missions auxquelles mille circonstances imprévues pouvaient donner une importance grave et compliquée.
J'ai dit le bien que je pensais de l'enseigne Richon. L'enseigne Richon pouvait avoir des prétentions au commandement du brick l'Inconstant. L'Empereur eut même un moment l'intention de le lui confier, et une sage réflexion l'arrêta. L'enseigne de vaisseau Richon avait passé sa vie dans la marine marchande; l'habitude militaire lui manquait: elle était absolument indispensable pour le commandement d'un bâtiment de guerre dont l'équipage, appartenant à plusieurs nations, avait sans cesse besoin d'être contenu par une discipline sévère. M. Richon était beaucoup mieux à sa place dans le commandement du chebec l'Étoile, d'armement mixte, et aussi il n'y eut jamais aucun reproche contre lui. Il avait trouvé l'heureux secret de se faire généralement aimer.