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Souvenirs et anecdotes de l'île d'Elbe

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CHAPITRE IX

Promenades de Napoléon dans l'île d'Elbe.--Pétitions singulières.--Un confrère de l'Empereur.--Opinion sur le colonel Campbell et le général Koller.--Conversation de Napoléon sur la campagne de France.--Révélation du maréchal Bubna sur la paix de Dresde.--Rôle ambigu du capitaine de Moncabrié.--Retour en France des Français de l'île, du général Dalesme et du colonel Vincent.--Arrivée de la garde.--Arrivée de la princesse Pauline.--Organisation des résidences impériales.--San-Martino.--Saisie des meubles du palais de Piombino et du prince Borghèse.--Expédition de vaisseaux chargés de minerais en Toscane.--Reconnaissance du pavillon elbois par le Saint-Siège.--Hostilité du prince de Canino.--Visite détaillée de l'île d'Elbe par Napoléon.--Exploitation des madragues et salines.--Carrières de marbre.--Établissement d'ateliers de sculpture.--Les sculpteurs Bartolini et Bargigli.

Il restait à l'Empereur à visiter le front de terre de la place de Porto-Ferrajo; il fit cette visite avec le colonel Vincent. Ce front est très difficile à parcourir. L'Empereur était visiblement fatigué. C'était une journée de tristesse bien apparente. On le pria de rentrer; il répondit: «qu'il ne fallait jamais reculer devant le premier embarras». Du haut du balcon, il demanda des renseignements sur les montagnes qui l'entouraient, et, lorsqu'on l'eut satisfait, il dit d'un ton pénétré: «Notre île d'Elbe est une bien petite bicoque.»

Au milieu d'un travail qui paraissait absorber tout son esprit, l'Empereur fut prévenu qu'une frégate anglaise approchait de la rade, et, dans la persuasion que cette frégate amenait sa soeur bien-aimée la princesse Pauline, avec une hâte de jeune homme, il se rendit au port où il prit une embarcation pour aller à la rencontre de la princesse. L'attente de l'Empereur fut trompée, ce qui l'affligea visiblement. Je ne puis pas me rendre compte que les ennemis de l'Empereur aient pu parvenir à faire croire qu'il était absolument dénué de sensibilité.

Ce qui pourrait prouver que le baron Galéazzini n'avait pas tout à fait tort d'ouvrir une route carrossable de Porto-Ferrajo à Marciana, c'est que maintenant l'Empereur met un grand intérêt à ce que cette route soit perfectionnée le plus tôt possible, et que chaque jour il se fait rendre compte de l'état des travaux. Il est vrai de dire que les circonstances ne sont pas les mêmes. La route de Longone est unie comme une glace; il en est de même de celle qui contourne le golfe. L'Empereur fait faire des études pour continuer jusqu'à Rio le chemin qui va jusqu'à Longone. Ensuite, il voudra aussi aller en voiture jusqu'à Campo. Maintenant, bien des choses le gênent. Il est obligé de monter en voiture au milieu de la place; il ne peut pas sortir de la ville par la porte de terre, les pétitionnaires le poursuivent, et les malheureux lui présentent des bouquets pour avoir de l'argent. Il disait: «Je suis forcé de ne rien donner à ces pauvres gens, car raisonnablement si je leur donne, je ne pourrai plus sortir sans les avoir sur les épaules, ce qui serait lourd.» En parlant de pétitions, il faut que j'en cite une qui a son cachet d'originalité, et qui était l'oeuvre d'un pharmacien français. Ce pharmacien était marié à Longone; il avait été destitué, il demandait à être réintégré; sa famille inspirait beaucoup d'intérêt. J'en avais parlé à l'Empereur. Le pharmacien présenta sa pétition; elle commençait ainsi: «Sire, il m'est arrivé comme à vous. J'ai été destitué sans le savoir et sans le vouloir, vous pouvez m'en croire.» L'Empereur ne voulut pas en entendre davantage: «Puisqu'il en est à deux de jeu avec moi, il ne faut pas qu'il meure de faim.» Et le pétitionnaire excentrique fut placé d'une façon plus appropriée à la faiblesse de son talent. À l'occasion de ce pharmacien, l'Empereur dit: «Il ne convient pas à l'honneur de la France qu'un Français marié dans l'île jette sa femme et ses enfants dans la misère. Ce serait un exemple nuisible.»

La promenade à pied sur la grande route qui entourait le golfe de Porto-Ferrajo était, pour l'ordinaire, le rendez-vous des étrangers qui n'étaient pas présentés à l'Empereur, des Elbois qui voulaient le voir, et de toutes les personnes qui avaient besoin de l'entretenir. L'Empereur s'arrêtait facilement, causait volontiers, et ce n'était que dans ses moments d'inquiétude qu'il ne se prêtait pas aux désirs des gens qui l'attendaient. L'Empereur n'aimait pas les individus qui, suivant son expression, «viennent de suite vous manger dans la main», et avec ces individus, il prenait un air de supériorité qui avait la puissance de tout intimider. Il se plaisait avec les personnes qui parlaient librement des choses qu'elles savaient, et il ne cherchait pas à les interrompre. Il avait des attentions marquées pour ne pas augmenter l'état pénible de ceux qui étaient troublés en lui adressant la parole. Il était extrêmement satisfait lorsqu'il était sûr d'avoir une supériorité marquée dans une conversation.

Le colonel Campbell, commissaire de la coalition, comme représentant de l'Angleterre, resta à l'île d'Elbe pour surveiller l'Empereur. Le général Koller, représentant de l'Autriche, va nous quitter.

Depuis le départ de Fontainebleau, le général Koller a entouré l'Empereur de respect. Lors des périls sans nombre qui marquèrent le passage de l'Empereur dans la Provence, le général Koller fut toujours prêt à lui faire un rempart de son corps, et rien ne manqua aux sentiments d'indignation que lui inspirèrent les sauvages sanguinaires de cette contrée. Le général Koller est à côté de l'Empereur toutes les fois que l'Empereur désire qu'il y soit, et l'Empereur le désire souvent. On a fait parler le général contre l'Empereur: c'est une infamie. Le général Koller ne peut pas avoir été à Vienne en sens inverse de ce qu'il a été à Porto-Ferrajo. On lui prête des invectives contre l'Empereur, un langage d'opposition à l'Empereur dans une conversation de soirée. Ce qu'on lui fait dire est précisément le contraire de ce qu'il a dit. J'ai été témoin oculaire et auriculaire de cette conversation. Voici ce que j'ai écrit à cet égard, il y a plus de trente ans. Je me copie fidèlement:

«Jusqu'à cette soirée, l'Empereur avait paru ne pas aimer qu'on l'entretînt de guerre ou de politique, et aussi l'on se gardait bien de lui en parler. Le général Koller et le colonel Campbell étaient invités à dîner. Le dîner fut triste parce que l'Empereur était triste. Les journaux firent cesser l'espèce de monotonie silencieuse qui régnait dans le cercle. Ils parlaient d'un mouvement des troupes alliées. Cela amena une discussion militaire. D'abord l'Empereur laissa dire, puis il jeta quelques paroles, ensuite il se mêla à la conversation dont il devint immédiatement le centre; il s'anima, et animé, entraîné, il raconta l'immortelle campagne de France. L'Empereur précisait toutes les positions, tous les mouvements, toutes les affaires, tous les combats, toutes les batailles. Il indiquait les jours et les heures. Chaque fois qu'il faisait le récit de ces actions, où, avec une poignée d'hommes, il avait vaincu des divisions entières, il s'adressait plus particulièrement au général Koller: «Parlez, Koller, reprenez-moi, si je ne suis pas vrai.» Enfin l'Empereur en vint au moment où l'ennemi était sous les murs de la capitale. «Votre armée, dit-il, toujours en s'adressant au général Koller, votre armée était perdue, si le maréchal Marmont n'avait pas trahi.» Et de suite, entrant dans les détails stratégiques, il continua: «Par telle manoeuvre, je vous avais séparés de vos parcs, de vos magasins; par telle autre manoeuvre, si Marmont était resté fidèle, je paralysais vos opérations, j'avais le temps de me rendre à Paris, d'en faire barricader les rues, d'y retremper l'esprit public, d'opérer une levée en masse, de me faire joindre par tel et tel corps, et alors, tout combiné, maître des hauteurs, libre de vous attaquer à volonté, je vous livrais bataille dans tel endroit, dans telle situation, je vous écrasais et je vous rejetais au delà de la Vistule...» L'Empereur prononça ces dernières paroles avec tant d'énergie, d'animation, de feu; sa gesticulation était si expressive, que le général Koller et le colonel Campbell semblèrent un moment se croire transportés sur les bords du fleuve lointain.

«Tout le monde était ému. Le général Koller ne cachait pas sa sensibilité.

«Après un assez long intervalle de méditation, l'Empereur reprit avec plus de calme, mais non pas sans agitation: «Si je n'avais été qu'un misérable aventurier plus occupé du soin de conserver ma couronne que du besoin de donner des preuves de mon amour pour la patrie, malgré les trahisons qui m'avaient fait tant et tant de mal, malgré la lassitude des maréchaux qui, depuis nos malheurs, rêvaient les délices de Capoue,--ce qui a aussi influé sur nos destinées,--il me restait assez de moyens pour faire encore pendant deux ans la guerre intérieure, et les ennemis eux-mêmes ne peuvent point en disconvenir. Mais j'ai mieux aimé me sacrifier que d'ajouter aux infortunes de la France. La France est tout pour moi. La postérité, qui seule pourra me juger, me bien juger, dira que tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire du nom français. Que le peuple français soit heureux, voilà désormais mon voeu le plus cher!» Le général Koller convint que l'Empereur aurait pu longuement faire la guerre.

«De la guerre on passa à la politique. Le colonel Campbell dit que ce qui l'avait le plus étonné dans le changement qui s'était opéré, c'était le choix des Bourbons pour régner sur la France, et l'Empereur lui répondit: «C'est pourtant votre gouvernement qui l'a voulu ainsi.» L'Empereur continua à raisonner sur les Bourbons; alors il était entièrement calme. «Les Bourbons, dit-il, ne convenaient plus à la France où ils n'ont pour eux que quelques vieilles perruques sans influence, et qui bientôt, par le ridicule de leurs vieilles prétentions, leur feront plus de mal que de bien. Mais puisque les intérêts de l'Angleterre exigeaient cette résurrection, Louis XVIII aurait dû prendre la France comme on la lui donnait, avec les institutions et les habitudes nationales, et ne pas chercher à l'affubler de vieux vêtements qui ne vont plus à aucune taille. Il a fait autrement. Eh bien, je le lui prédis, dans vingt-cinq ans, il ne sera pas plus assis sur le trône que ce qu'il l'est maintenant, et si, dans cet intervalle, quelque ouragan révolutionnaire tourbillonne autour de lui, il ira retrouver ses amis les ennemis

Le lendemain de cette soirée mémorable, le général Koller me fit visite, et il me trouva racontant à l'intendant Balbiani tout ce que je viens de narrer. Nous lui demandâmes son opinion. Le général Koller nous assura que l'Empereur avait été vrai; il ajouta en riant: «Il m'a fait peur lorsqu'il a parlé de jeter les armées au delà de la Vistule, et j'en ai rêvé toute la nuit.»

En 1820, lorsque les proscripteurs me permirent de quitter l'Illyrie pour aller m'établir en Suisse, je traversai Milan et j'appris au feld-maréchal Bubna tout ce qui était relatif au général Koller. Le feld-maréchal Bubna me pria de le lui donner par écrit, parce qu'il voulait le faire passer au brave général Koller. Cet entretien, qui dura deux heures, eut une chose qui appartient à l'histoire générale de l'empereur Napoléon. Le feld-maréchal me dit avec abandon en m'autorisant à le répéter: «À Dresde, l'empereur Napoléon avait positivement adhéré à l'ultimatum des puissances coalisées, et je puis le crier sur les toits, car je fus chargé de porter cette adhésion à l'empereur d'Autriche. C'est donc nous qui, alors, n'avons pas voulu la paix.» Une dame anglaise était présente, je crois que c'était lady Kinair (sic).

Le général Koller savait les fâcheuses discussions qui me brouillaient avec l'Empereur, mais il ne faisait pas comme son collègue, il ne me donnait pas toujours aveuglément raison. Cet honnête homme nous quitta. L'Empereur lui dit les choses les plus honorables; les amis de l'Empereur l'accompagnèrent de leurs voeux. Cependant il n'avait resté que très peu de temps avec nous; il était Autrichien et représentait la coalition. Mais sa probité l'avait vieilli dans nos rangs, elle effaçait à nos yeux ce qu'il était et à qui il était.

L'article 16 du traité de Paris portait: «Il sera fourni une corvette et les bâtiments nécessaires pour transporter Sa Majesté l'empereur Napoléon et sa maison, et la corvette appartiendra en toute propriété à Sa Majesté l'Empereur.»

Le président du gouvernement provisoire de la France, duquel il est permis de tout penser et de tout croire, n'avait pris aucune mesure de prévoyance pour la sûreté de l'Empereur depuis son départ de Fontainebleau jusqu'au moment où il s'embarquerait, et peut-être espérait-il que, dans le déchaînement des passions méridionales, l'Empereur trouverait d'autres assassins auxquels il ne pourrait pas échapper, comme il avait échappé à ceux de la forêt de Fontainebleau. Mais il n'avait pas oublié de prendre les précautions nécessaires pour que l'éloignement de l'Empereur n'éprouvât aucune espèce de retard. En conséquence, la frégate la Dryade, commandée par M. de Moncabrié, capitaine de vaisseau, et le brick l'Inconstant, commandé par M. de Charrier-Moissard, capitaine de frégate, reçurent l'ordre de se rendre à Saint-Tropez, pour y embarquer l'Empereur et sa suite.

Le colonel anglais Campbell s'était séparé de l'Empereur à Lyon et avait pris les devants pour aller faire préparer les moyens de transport nécessaires au cortège impérial. Le colonel Campbell avait envoyé une frégate anglaise à Fréjus. Les deux bâtiments de guerre français exécutant leur mandat s'étaient rendus à Saint-Tropez, et leur but fut manqué. Ce n'était pas là où l'Empereur devait s'embarquer. Néanmoins, MM. de Moncabrié et de Charrier-Moissard appareillèrent pour Fréjus dans l'espérance de pouvoir accomplir leur mission; mais à leur arrivée à Fréjus, ils trouvèrent que la frégate anglaise embarquait les équipages impériaux.

M. de Moncabrié se rendit auprès de l'Empereur. Rien ne fut changé aux dispositions qui avaient déjà reçu un commencement d'exécution. La Dryade et l'Inconstant retournèrent à Toulon.

Il y a eu bien des versions sur cet événement. Voici ce qu'il y a de plus vrai: l'Empereur ne s'était pas occupé des moyens maritimes de transport; lorsqu'il sut que ces transports étaient français, il parut affligé de quitter la patrie sur des bâtiments portant la bannière blanche; cependant il ne les refusa pas. Mais les commissaires des puissances alliées, dans un sentiment de convenance, prévinrent la peine de l'Empereur.

On a publié aussi que l'Empereur avait proposé à M. de Moncabrié et à M. de Charrier-Moissard de continuer leur voyage à la suite de la frégate anglaise: c'est une assertion de toute fausseté. M. de Moncabrié, qui commandait, était fort embarrassé. Il craignait des reproches, et il consulta le général Bertrand, qui lui-même consulta l'Empereur. L'Empereur répondit «qu'il ne pouvait jamais convenir au pavillon français de marcher à la traîne du pavillon anglais», ce qui décida la question. Je tiens ce fait de M. de Moncabrié lui-même: il me l'a raconté à l'île d'Elbe; il me l'a répété à Paris.

Environ un mois après, la frégate la Dryade et le brick l'Inconstant mouillèrent à Porto-Ferrajo. La Dryade devait ramener en France les anciens états-majors, ainsi que les anciens employés supérieurs de l'île, et l'Inconstant y restait comme propriété de l'Empereur.

Un bâtiment marchand de Rio-Marine avait déjà transporté à Toulon les différents débris des anciennes garnisons et tous les bagages officiels dont le gouvernement français avait le droit de réclamer la propriété.

Il y avait sur la rade de Porto-Ferrajo la goélette la Bacchante, commandée par l'enseigne de vaisseau Salvi, parent du maréchal Masséna, et que l'Empereur avait accueilli avec bonté. Il y avait aussi l'aviso la Bacchante (sic), commandé par l'enseigne de vaisseau Taillade.

Le général Drouot représenta l'Empereur pour la prise de possession du brick.

L'île d'Elbe n'avait aucun marin capable de commander le bâtiment amiral du nouveau souverain elbois. L'Empereur en donna le commandement à l'enseigne Taillade. Ce choix pour ainsi dire forcé (M. Taillade avait épousé une Elboise et habitait l'île) ne fut pas heureux. L'enseigne Salvi aurait été nommé,--l'Empereur même le lui offrit en raison de ce qu'il le croyait parent du maréchal Masséna,--mais il craignit de déplaire à son parent: Masséna était le prétexte, le culte du soleil levant était le motif réel. Le maréchal Masséna me le disait dans les Cent-Jours: il était fâché que son parent se fût servi de son nom pour faire ce qu'il appelait une maladresse.

Pendant leur séjour à l'île d'Elbe, M. de Moncabrié et M. de Charrier-Moissard ne laissèrent échapper aucune occasion de faire leur cour à l'Empereur, et, en jugeant ces messieurs sur l'apparence, l'Empereur aurait pu les ranger au nombre de ses amis. Toutefois, M. de Moncabrié était plus empressé que M. de Charrier: il imitait les courtisans à s'y méprendre. L'Empereur était son héros. Néanmoins, à son retour en France, il fut un des détracteurs de celui qu'il venait d'appeler le grand homme, et l'on cita de lui des propos empreints de mensonge. À l'époque des Cent-Jours, il chercha à se justifier et il ne put pas y parvenir.

Le général Dalesme était prêt à rentrer dans sa patrie. Il était sûr d'emporter l'estime de l'Empereur et l'affection des Elbois. Il n'avait fait de mal à personne, il avait fait du bien à beaucoup de monde. Lorsqu'il fut prendre congé de l'Empereur, l'Empereur lui dit avec émotion: «Je m'intéresserai toujours à vous, et si en France l'on ne vous place pas, je vous placerai auprès de l'impératrice Marie-Louise.» En me répétant ces paroles, le général Dalesme éprouvait un sentiment de respect si douloureux que l'on aurait pu penser que c'était lui qui avait été exilé. Il prononça ces mots qui partirent comme un boulet: «Je me ferais cent fois tuer pour cet homme.» L'Empereur me fit l'éloge de mon ami, et m'assura qu'il aurait eu du plaisir à le garder, s'il n'avait pas eu le général Cambronne.

Le colonel Vincent partit aussi. Il ne paraissait pas content de son audience de séparation avec l'Empereur. Je lui demandai s'il avait pris congé de l'Empereur; il me répondit avec humeur: «Il m'a dit adieu comme s'il me disait bonjour.» Et il ajouta: «Il vous prépare du fil à retordre.» C'était me dire trop ou pas assez. Il fut beaucoup plus explicite en me parlant du général Bertrand; il l'aimait encore moins qu'il n'aimait l'Empereur. Il le regardait comme un embarras pour l'Empereur. Il ne pardonnait pas au général Bertrand de n'avoir pas voulu se loger avec l'Empereur. Ce reproche, le colonel Vincent ne le manifestait que pour le faire servir de point de départ à ses fréquentes explosions de mauvaise humeur. L'inoffensif trésorier de la couronne ne trouvait pas non plus grâce devant sa verve satirique: ce fonctionnaire le fatiguait par son rire continuel. Le colonel Vincent ne riait jamais, ou presque jamais. Le colonel Vincent n'était pas un méchant homme, c'était un homme aigri. Il se croyait victime du despotisme impérial; il criait; il se plaignait; de là de nouveaux motifs pour rejeter ses justes réclamations.

Au retour de mon exil, en 1823, je retrouvai à Paris le colonel Vincent, alors plus qu'octogénaire: la tombe de l'Empereur venait à peine de se fermer. Le colonel Vincent n'était plus le même; il pleurait le grand homme, et il maudissait les Anglais qui l'avaient assassiné. Je le félicitai de ce qu'il était enfin général. Il me répondit d'un ton pénétré: «Ne me félicitez pas: les généraux d'aujourd'hui ne valent pas les colonels de notre temps: tout a dégénéré.»

Le commandant du génie Flandin et le commandant d'artillerie Benveulot furent sincèrement regrettés.

On croyait, avec raison, que l'Empereur renverrait le commandant de Longone dont tout le monde avait à se plaindre. L'Empereur l'envoya commander à la Pianosa, où il trouva encore moyen de troubler le peu de personnes avec lesquelles il devait y vivre.

La Dryade et la Bacchante appareillèrent. Mais avant de s'embarquer, toutes les autorités civiles et militaires se réunirent, et, réunies, elles demandèrent à faire ensemble leurs derniers adieux à l'Empereur. L'Empereur les reçut immédiatement. C'était au général Dalesme à les présenter: il les présenta, quoiqu'il eût bien voulu pouvoir se dispenser de cette nouvelle épreuve. Il m'engagea à le suivre; je le suivis avec empressement. L'Empereur avait composé sa figure; il voulut paraître calme; il le voulut en vain. Vingt témoins oculaires peuvent le dire comme moi: l'Empereur, oppressé par l'émotion, balbutia sa réponse comme le général Dalesme avait balbutié son discours, et c'est peut-être l'unique fois de sa vie qu'il se trouva dans un pareil embarras, car il parlait avec facilité.

Dès que la frégate et la goélette eurent appareillé, l'Empereur les suivit longtemps des yeux, et lorsqu'il se retira de l'endroit où il était allé pour les voir, il les salua de la main. C'est le fourrier du palais, Baillon, qui me raconta cela et qui, après me l'avoir raconté, me disait avec une bonhomie parfaite: «Ce pauvre Empereur s'imagine qu'en souriant il nous empêche de voir ses souffrances.»

L'Empereur demanda sa voiture, puis ses chevaux, puis son embarcation. Il ne savait pas trop ce qu'il voulait. Cette versatilité de décision et de commandement expliquait le trouble de son âme. Enfin, il alla courir dans l'intérieur de l'île. Il rentra pour dîner; son dîner fut triste et silencieux; il n'y eut pas de soirée. Le lendemain, le général Drouot me dit: «L'Empereur a été touché des sentiments que le départ d'hier vous a fait éprouver.» On lui rendait compte de tout.

L'Empereur devait être encore sous l'influence de deux grands événements: l'arrivée de sa garde et l'arrivée de sa soeur. L'emménagement de sa garde l'occupait beaucoup. Il veillait lui-même à ce qu'elle ne manquât de rien. L'arrivée de sa soeur l'avait comblé de joie. Je n'ai pas besoin de dire que cette soeur était la princesse Pauline. L'Empereur n'avait vraiment que cette soeur, du moins que cette soeur sur laquelle il pouvait compter. Les princesses Élisa et Caroline ne possédaient que des coeurs d'ingratitude et de trahison, la princesse Caroline surtout. L'Empereur ne pouvait plus rien pour elles, elles n'éprouvaient plus rien pour l'Empereur.

L'Empereur était allé à la rencontre de la princesse Pauline: il avait présidé à son débarquement. Ses soins portaient un caractère touchant de tendresse fraternelle.

Les Porto-Ferrajais, qui se réjouissaient de tout ce qui faisait prendre au séjour de l'Empereur un caractère de stabilité, accueillirent la princesse Pauline avec amour. La population entière accourut sur son passage: la présence de l'Empereur n'intimida personne; tout le monde voulut voir la soeur bien-aimée du souverain bien-aimé. La princesse fut plusieurs fois arrêtée par les ondulations des masses. L'Empereur semblait se plaire à cette curiosité; il dit gaiement à la princesse, et de manière à être bien entendu: «Ah! madame, vous pensiez que j'étais dans un pays presque désert et avec des gens à demi sauvages. Eh bien! regardez, regardez encore! et jugez si l'on peut être mieux entouré que je ne le suis!».

Sans doute, l'Empereur était d'abord pour beaucoup dans la réception improvisée que l'on faisait à sa soeur; mais lorsque l'on eut vu la princesse, toutes les manifestations furent inspirées par elle. Tête, regard, sourire, corps, démarche, tout dans la princesse Pauline était perfection, et son caractère était plus parfait encore.

Mais la joie populaire de Porto-Ferrajo fut de courte durée. Le lendemain, la princesse Pauline se remit en route pour Naples. Son départ occasionna mille et mille contes plus fantastiques les uns que les autres.

Mais toutes ces distractions ne faisaient pas que l'Empereur perdît de vue son logement. C'était là son point capital. Il était du matin au soir au milieu des ouvriers. Le pavillon des Moulins n'était plus reconnaissable. Les vieux moulins, les maisons d'embarras, tout ce qui pouvait gêner était démoli, et du sein de tant de décombres, il sortait, avec toute l'élégance possible, les deux maisons du génie et de l'artillerie, qui, réunies ou plutôt métamorphosées, formaient le palais impérial. Au fur et à mesure que l'on déblayait le terrain, la pioche et la bêche, d'un sol que tout le monde croyait improductif, faisaient un parterre magnifique. Le colonel Vincent me disait, un jour que nous visitions ensemble les travaux: «Si cela continue, il nous fera de l'Étoile une lune ou un soleil», et cette idée me fit bien rire. Le fort de l'Étoile domine le pavillon des Moulins.

Tandis que le palais impérial avançait, l'arrivée de l'impératrice Marie-Louise reculait, et peu à peu il n'en fut plus question. L'appartement qu'on lui avait préparé reçut une autre destination, et il devint titulairement l'appartement de la princesse Pauline. Cette destination ne varia plus.

L'Empereur ne se contenta pas d'un palais principal à Porto-Ferrajo. Il touchait encore au jour de son arrivée: il n'avait pas eu le temps de penser au moment de son départ; sa pensée était une pensée de stabilité. Il ne songeait qu'à se faire un bon lit de repos, à avoir ses aises, ses jouissances, ses va-et-vient, tout ce qui constitue les douceurs de la vie princière. Pour cela, il lui fallait un pied-à-terre sur les points capitaux de l'île, une campagne ou des campagnes qui pussent le mettre à l'abri des ennuis de la monotonie. Il commença par Longone; il donna le nom de palais impérial à la maison du commandant de la place.

Jusqu'alors l'on avait dû grimper d'une manière très fatigante pour aller de Longone-Marine à la place de Longone. L'Empereur voulait faire en voiture ce trajet escarpé. La route carrossable, grâce à des zig-zac (sic), permit à l'Empereur de faire une entrée triomphale dans cette forteresse. C'était la première fois que l'on y voyait une voiture. L'Empereur descendit dans son propre palais. Les maçons, les menuisiers, les serruriers y étaient encore. L'idée d'être chez lui séduisit l'Empereur, et il en eut un contentement tant soit peu juvénile; il aimait beaucoup de pouvoir faire ce qu'on n'avait pas fait avant lui: j'ai eu maintes fois occasion de constater cela.

C'était particulièrement une campagne convenable que l'Empereur désirait trouver. Tous les propriétaires offraient les leurs. L'Empereur fixa son choix sur la campagne de M. Manganaro, située dans la jolie vallée de Saint-Martin, et qui pouvait facilement être agrandie. M. Manganaro était certainement l'une des plus belles notabilités de l'île d'Elbe. Son fils aîné comptait déjà parmi les plus braves officiers de l'armée française; le plus jeune de ses enfants était cadet dans la marine impériale de l'île d'Elbe. Un troisième étudiait pour suivre la carrière du barreau dans laquelle il s'est fait un nom distingué. L'Empereur pouvait traiter aveuglément avec le père d'une famille si honorable: le marché ne traîna pas en longueur; on fit estimer, l'Empereur paya le prix de l'estimation, et tout fut fini. Néanmoins, cette propriété devint chère par le développement que l'Empereur lui donna, par la manière dont il la fit orner, et par le chemin qu'il dut faire faire pour pouvoir y aller avec la somptuosité d'un souverain. Saint-Martin coûta 180,000 francs à l'Empereur, tout compris: c'était trop. Saint-Martin reçut un nouveau baptême de nationalité française: les Français lui donnèrent le nom de Saint-Cloud. Saint-Cloud devint le joujou rural de l'Empereur: c'était son lieu de retraite et de méditation.

Saint-Cloud était au centre de l'île d'Elbe. L'Empereur ambitionnait deux autres demeures de retraite et de méditation dans les deux extrémités de l'île, à l'est et à l'ouest. À plusieurs reprises il envoya diverses personnes explorer la partie occidentale pour y trouver un endroit agréable de belle vue et où il y aurait de l'eau. La recherche fut longue et minutieuse. Enfin l'on crut avoir trouvé. L'Empereur se rendit au lieu désigné. Le site lui plut. De suite il y fit élever une toute petite maisonnette. C'était sur les hauteurs de Marciana.

Par-dessus tout, c'était au faîte d'une haute montagne, sur les débris d'un ancien temple de Jupiter que l'Empereur désirait avoir une habitation. C'était d'une beauté à la fois sauvage et admirable. De là l'oeil embrassait un horizon immense, la côte depuis le mont Argental jusqu'au golfe de la Spezzia et les îles qui peuplent la mer Tyrrhénienne. Napoléon était en extase devant ce grand spectacle de la nature: son regard de feu le dévorait. Il ne cessait point de dire: «C'est merveilleux.»

Toutefois Napoléon était effrayé de la dépense. Il répétait souvent: «Je ne suis pas assez riche pour me permettre l'accomplissement d'une telle fantaisie.» Il aimait même qu'on lui en montrât les inconvénients. Ce projet ne fut pas exécuté.

Dans la partie orientale de l'île, l'Empereur devait forcément construire ou prendre une demeure. La plus belle maison du pays, de la contrée, un beau jardin, des écuries, des dépendances, vue en plein sur la mer, mouvement perpétuel sur le rivage, rien ne manquait à l'agrément de cette habitation, et cette habitation lui appartenait. Mais je l'avais créée, et l'Empereur prenait prétexte de cela pour ne pas m'en priver. Cependant, il y avait une autre raison de délicatesse qui l'arrêtait plus particulièrement encore. L'Empereur avait dit au général Drouot: «L'hôtel de l'administration des mines me conviendrait beaucoup, on me conseille de le prendre, mais cela aurait l'air d'une persécution contre M. Pons, et j'aime mieux me priver.» C'était le maire de Rio qui lui avait donné ce conseil. Le général Drouot m'engagea beaucoup à ne pas aller au-devant des désirs de l'Empereur en lui offrant de quitter ma demeure, ce que j'aurais fait sans ces conseils. D'ailleurs, l'Empereur pouvait disposer à volonté de mon chez-moi. Je l'avais mis à ses ordres.

Pour des palais, pour des campagnes, il fallait des meubles; l'Empereur n'en avait pas du tout. Il se tira vite d'embarras. Le palais impérial de Piombino était très bien meublé. L'Empereur y envoya prendre des meubles; on n'osa pas lui en refuser; un fourrier du palais alla et revint sans coup férir. Le colonel Campbell riait de cette manière un peu anglaise de se pourvoir, disait-il, «pour compte de qui il appartiendrait»; le commissaire autrichien crut devoir faire quelques observations, ce qui ne changea rien aux dispositions prises. Le fourrier du palais signa un état circonstancié des meubles dont il avait fait choix: c'était déjà beaucoup. Le prince Borghese, forcé de quitter Turin, n'ayant pas l'espérance d'y retourner, fit expédier à Rome une quantité considérable de meubles qui lui appartenaient, et ces meubles, on les embarqua à Gênes sur un bâtiment ligurien. Le mauvais temps fit relâcher le bâtiment à Longone; l'on en prévint tout de suite l'Empereur; il ne se donna pas la peine de choisir ce qu'il y avait de bon et de meilleur: il prit tout. «Cela ne sort pas de la famille», disait-il en riant. Néanmoins il fit estimer tout ce qu'il prenait.

C'est ainsi que l'Empereur eut un garde-meuble richement monté. Aussi, il nomma un employé pour la surveillance de cette fastueuse réserve.

J'avais expédié des bâtiments de transport pour les côtes romaines. C'était la première fois que le drapeau elbois allait flotter sur ces parages. Les administrations sanitaires ne voulurent pas le reconnaître. Il fallut que ces bâtiments se rendissent à Civita-Vecchia. À Civita-Vecchia, on les mit en quarantaine. Cependant ils étaient chargés de minerai de fer pour le prince Lucien Bonaparte. L'Empereur se mit en colère; il prétendit qu'on voulait l'humilier; il se plaignit au Saint-Père. Il me donna ordre de réclamer et de protester. Je chargeai M. Franchetti, de Civita-Vecchia, de mes réclamations et de mes protestations, et M. Franchetti réclama et protesta. La chose n'eut pas de suites. Le Saint-Père reconnut le pavillon de l'île d'Elbe: il voulut même faire indemniser les bâtiments de transport dont on avait retardé le voyage.

Le prince Lucien Bonaparte était propriétaire de la principauté de Canino; les hauts fourneaux de fonte lui appartenaient; les bâtiments de transport étaient chargés pour lui. Les capitaines de ces bâtiments avaient cru d'abord pouvoir recourir à la protection de ce prince. Ce prince n'avait pas paru vouloir prendre parti entre l'Empereur et le Saint-Père. Toutefois, il avait accueilli les capitaines avec une extrême bienveillance. On les questionna beaucoup sur l'Empereur, mais ces questions portaient l'empreinte haineuse de mauvais sentiments. La princesse Lucien surtout n'avait que des paroles blessantes pour l'Empereur. Les pauvres capitaines étaient profondément blessés des vilaines choses qu'ils entendaient.

Ma position était toute particulière à l'égard du prince Lucien. Je le croyais sincèrement républicain: ce qui m'avait attaché à lui de telle manière que j'avais exposé ma responsabilité pour favoriser son établissement, car j'avais étendu le crédit officiel que je devais lui faire. J'étais allé plus loin: son établissement était dans la gêne, et de mes propres deniers j'avais converti en prêt les frais de transport qu'il ne pouvait pas payer. En ce moment-là, le prince Lucien Bonaparte était débiteur de l'administration des mines et mon débiteur. Je lui envoyais cependant du minerai. La suspension de mes envois lui aurait porté un grand préjudice, et l'Empereur, instruit de ce qui se passait, pouvait m'ordonner de les cesser. Mon embarras était grand; j'eus recours au général Drouot: il fut d'avis qu'il ne fallait encore rien dire à l'Empereur, afin de lui éviter une inquiétude; mais en même temps il me conseilla d'envoyer d'autres capitaines pour bien m'assurer de la vérité. Ces capitaines furent plus indignés encore que ceux qui les avaient précédés, mais il y eut pour eux une compensation: le prince Louis voulut les voir, et autour de ce prince tout leur parla avec éloge de l'Empereur.

Nous décidâmes, le général Drouot et moi, que je devais tout dire à l'Empereur.

L'Empereur m'écouta avec sa figure d'impassibilité factice. Après un gros moment de silence, il me dit: «Je savais ce qui se passait chez Louis, et je me doutais de ce qui se passait chez Lucien, parce que personne ne m'en parlait. Cela s'épuisera pour en venir à autre chose. Ainsi va le monde. Et Lucien finira par comprendre qu'il a tort de trop laisser jaser sa femme.»

Les capitaines marins de Rio étaient très connus à Civita-Vecchia et à Rome, et depuis que l'Empereur régnait à l'île d'Elbe, tout le monde dans ces deux villes les abordait pour leur demander des renseignements sur le grand homme, et il arrivait souvent que de hauts personnages les faisaient appeler. Les curieux payaient les matelots pour leur faire déployer le pavillon elbois. L'Empereur aimait à savoir ces petites choses.

L'Empereur visita l'île d'Elbe de manière à pouvoir parfaitement la connaître dans tous ses détails. À son retour à Porto-Ferrajo, l'Empereur disait: «Je sais mon île d'Elbe par coeur»; et c'était vrai. À Marciana, à Campo, à Poggio, à Saint-Hilaire, à Saint-Pierre, à Capoliveri, il avait tout examiné et tout apprécié.

Cette course fut vraiment triomphale. Partout on voulut que l'Empereur fît une entrée solennelle, partout on chanta le Te Deum, partout les autorités représentèrent et présentèrent. Partout le clergé harangua, partout l'on illumina, et partout, enfin, l'on essaya de surpasser Porto-Ferrajo.

L'Empereur mit de suite à profit les lumières qu'il avait acquises dans son voyage. Il autorisa une troisième madrague que M. Seno fit valoir comme il faisait valoir les deux autres. Tout le monde gagnait à cet accroissement. M. Seno méritait la bienveillance de l'Empereur. Seul artisan de sa fortune, devenu riche à la sueur de son front, n'oubliant jamais les premiers jours de sa vie laborieuse, il occupait sans cesse les pauvres qui voulaient être utilement occupés, et il secourait ceux qui après avoir beaucoup travaillé ne pouvaient plus travailler. Sa philanthropie était permanente. C'était d'ailleurs un bon père et un bon citoyen. L'Empereur désira que j'entretinse (sic) M. Seno sur la pêche des anchois et sur la pêche du corail, qui autrefois étaient familières aux Elbois. Je ne pouvais que m'en rapporter à la sagesse de M. Seno. L'Empereur approuva M. Seno, il lui promit toute sa protection, ainsi qu'à ceux qui suivraient son exemple. On fit de suite des essais. Des mesures bien combinées de prudence et de faveur furent prises afin que les négociants et les pêcheurs, encouragés par des avantages qu'ils n'avaient jamais eus, se livrassent activement à ces opérations.

J'avais demandé que les carrières de marbre de l'île d'Elbe fissent, comme les mines de fer, partie de la dotation de la Légion d'honneur: le grand chancelier avait en vain donné cours à ma demande. L'Empereur vit les carrières; il dit: «Il faut qu'elles soient exploitées», et elles furent exploitées.

Mais l'Empereur ne borna pas sa pensée à la vente du marbre brut. Il demanda au célèbre statuaire de Florence, Bartolini, de lui donner un bon professeur de sculpture, et Bartolini lui donna le professeur Bargigli de Carrare. L'Empereur m'avait chargé d'engager Bartolini à faire le voyage de l'île d'Elbe. Bartolini avait bien envie de répondre à cette honorable invitation, mais cela ne dépendit pas de lui. Le professeur Bargigli arriva à Porto-Ferrajo avec des sculpteurs et avec des marbriers. L'Empereur mit les carrières de marbre à leur disposition. Des ateliers de sculpture furent de suite ouverts; le principal de ces ateliers était à Rio-Marine; bientôt une foule d'objets d'utilité ou d'embellissement sortit de ces laboratoires. Tous les voyageurs étrangers cherchaient à s'en procurer, surtout les Anglais. Le professeur Bargigli suivit l'Empereur en France; la bataille de Waterloo le foudroya; il se trouva à Paris entièrement isolé; sa bonne étoile le conduisit à Lyon où j'étais préfet; je fus assez heureux pour l'aider à rentrer dans sa patrie.

L'Angleterre a acquis presque tout ce qui est sorti de ce laboratoire des beaux-arts. Sa Majesté ne voulait pas qu'on eût recours aux artisans du continent: «Faisons d'abord comme nous pouvons, disait-elle, puis nous ferons moins mal, ensuite nous ferons mieux, et enfin nous ferons bien.» Ce peu de paroles avaient une grande puissance d'encouragement. Il aurait fallu peu de temps pour rivaliser avec les arts manuels de Livourne et de Florence.

J'ai parlé des salines. Le regard de l'Empereur avait passé par là, les salines étaient vivifiées. Le gouvernement français les avait mal confiées, il y avait eu de l'incurie, l'opinion publique disait de la déprédation. Le fermier de ces salines, M. Rossetti (de Milan), était un très honnête homme; il aurait bien dirigé s'il avait dirigé lui-même, mais M. Rossetti ne quittait pas son pays; et son agent y voyait à sa manière. Les salines bien régies pouvaient doubler, peut-être même tripler le prix auquel on les avait affermées, et les Porto-Ferrajais faisaient des calculs positifs à cet égard. L'Empereur voulut les mettre en régie. Il me consulta pour réunir cette régie à mon administration. Je me hâtai de le détourner de ce projet.

Il me dit: «Ce ne serait pour vous qu'une surintendance.» Alors j'observai à l'Empereur que cette surintendance ferait peser sur moi la responsabilité de l'intendance, et que cette idée pourrait me rendre investigateur, peut-être même tracassier. L'Empereur ne me pressa pas davantage. M. Rossetti, partisan des Français, vint à l'île d'Elbe pour voir l'Empereur, aussi pour veiller à ses intérêts des salines. L'Empereur traita avec lui. Les salines augmentèrent de valeur. J'étais toujours dans la tempête des discussions lorsque l'Empereur eut la bonté de vouloir m'investir de cette régie. Il n'avait pas plus de fiel qu'un poulet. Son coeur était toujours désarmé.



CHAPITRE X

L'étiquette impériale.--Visiteurs de l'île d'Elbe.--Une cavalcade d'Anglais insolents.--Une dame anglaise.--Intrigues du colonel Campbell. --Tentative de corruption sur Pons.--Arrivée d'officiers français, corses et polonais.--Bertolosi, Colombani, Lebel, Bellina, Tavelle.--Le colonel Tavelle, gouverneur de Rio.--Le général Boinod.--Aventure amusante du général Boinod avec M. Rebuffat de Longone.

L'Empereur éprouvait le besoin d'être chez lui, dans un appartement arrangé selon ses habitudes, ses goûts, ses convenances, où il pût à volonté faire le souverain et le bourgeois, et en arrivant à Porto-Ferrajo on l'avait casé comme il avait été possible de le caser. Mais le temps s'écoulait: l'Empereur ne travaillait pas comme il aurait voulu travailler, et pour lui le temps qui n'était pas complètement rempli par le travail était un temps perdu.

La translation de la maison commune au palais qui devait désormais être le palais impérial des Tuileries fut une solennité de famille, et l'Empereur, se conformant à un usage populaire, fit la fête de la crémaillère. Il eut société au premier repas dans sa nouvelle demeure.

Le palais était loin d'être arrivé au perfectionnement que plus tard il devait avoir. Les constructions ainsi que les réparations avaient besoin de sécher, les boiseries d'être peintes, les chambres tapissées. N'importe, l'Empereur prenait le tout comme il le trouvait, et, malgré les observations du médecin, il y transporta ses lares. Le colonel Campbell admirait le contentement de l'Empereur.

La famille du général Bertrand remplaça l'Empereur à la maison commune, le général Drouot se contenta de ce qu'on put lui donner, et il se colloqua dans le voisinage du palais impérial.

Presque en même temps, la demeure de Longone était définitivement habitable, et rien n'empêchait l'Empereur de s'y établir pour des temps indéterminés.

Aussitôt qu'il fut installé, l'Empereur établit des règles d'étiquette, et il y eut moins de facilité pour l'approcher. Les demandes d'audience impériale étaient adressées au général Bertrand ou au général Drouot, qui prenaient les ordres de l'Empereur. L'Empereur indiquait le jour et l'heure de la réception. Il ne faisait jamais beaucoup attendre. Cette règle était sans exception, même pour les personnes du pays qui n'avaient pas des emplois. Quant au travail régulier de son empire en miniature, l'Empereur faisait appeler les employés avec lesquels il voulait travailler, et cela obligeait les employés à être constamment prêts à rendre compte et à payer de leur personne.

Les présentations étaient faites par celui des deux généraux Bertrand ou Drouot auquel on s'était adressé pour avoir audience, et il n'y avait pas d'autre cérémonial. Il était facile de reconnaître la mesure de considération que l'Empereur avait pour les personnages qu'il recevait.

On ne venait pas à l'île d'Elbe voir l'Empereur sans visiter les mines de fer, et ainsi, par contre-coup, je recevais tout le monde que l'Empereur recevait. Il n'y a pas d'exemple que je n'aie pas eu à Rio-Marine d'assez longs entretiens avec quelqu'un que l'Empereur avait entretenu à Porto-Ferrajo, et il était tout naturel qu'on s'entretînt plus librement avec un homme bonhomme qu'avec l'homme suprême que l'on venait admirer. Les visites aux mines n'étaient pas la seule chose qui me faisait tenir une place dans la représentation impériale sur notre rocher. Lorsque l'Empereur voulait fêter les visiteurs, il m'engageait à leur donner à déjeuner à Rio, et cette délégation, qui n'était pas rare, devenait quelquefois embarrassante.

L'Empereur expédiait vite les personnes pour lesquelles il n'était qu'un simple objet de curiosité, surtout lorsque ces personnes portaient un grand nom. Lorsque les visiteurs étaient pénétrés d'un grand intérêt pour les infortunes de l'Empereur, l'Empereur s'épanchait sans peine et prolongeait facilement la conversation; lorsqu'il avait affaire à des hommes d'État d'une bonne réputation, il provoquait les discussions sur l'état du monde, et alors il enthousiasmait ses auditeurs. J'ai vu des hommes d'État distingués, qui, vingt-quatre heures après l'avoir entendu, avaient encore une fièvre d'admiration. Les visiteurs appartenant au monde commercial ou industriel, l'Empereur se plaisait infiniment à les entretenir, et les engageait à le revoir, et il les traitait avec des égards marqués, surtout quand ils lui parlaient de la supériorité de la fabrique de Lyon, car Lyon était la cité de son coeur.

L'originalité anglaise se faisait distinguer dans toutes ces visites. La présence de l'Empereur la contenait, mais hors de la présence de l'Empereur, elle se laissait aller à des inconvenances répréhensibles.

Une cavalcade de militaires anglais vinrent à Rio pour aller visiter les mines, et, au lieu de se rendre d'abord chez moi, ils me firent appeler pour les accompagner. C'était plus que de l'originalité, c'était de la grossièreté; mais ils étaient tombés en bonnes mains. Je fus indigné contre les Anglais qui la composaient, et je défendis qu'on les accompagnât: ils furent piqués, ils s'en retournèrent, non pas sans avoir menacé de se plaindre. Restait à savoir comment l'Empereur prendrait cela. Je n'étais pas parvenu à le persuader que j'avais un caractère facile, et il pouvait croire que dans ce qui venait de se passer il y avait autant de susceptibilité de ma part que d'impertinence de la part du général anglais. Je lui écrivis:

«Sire, plusieurs officiers anglais viennent d'arriver ici pour visiter les mines. Celui d'entre eux (qui, dit-on, est un général) qui paraissait être le chef de la compagnie, arrêté à deux cents pas de ma porte, a eu l'impudence de m'envoyer une personne de sa suite pour me faire dire d'aller l'accompagner.

«Je devais à Votre Majesté, je devais à moi-même de punir cet oubli des convenances, et je l'ai puni. J'ai formellement refusé d'aller. J'ai défendu qu'aucun employé allât.

«J'ai pensé que Votre Majesté ne serait pas fâchée de connaître la vérité de cette affaire, dans le cas où on lui en parlerait, et je me suis hâté de lui dire ce qu'il en était.

Je suis avec respect...»

L'Empereur fut charmé de ce que j'avais fait. Précisément le colonel Campbell était auprès de lui lorsqu'il reçut ma lettre, et, après l'avoir lue, il lui en communiqua le contenu. Puis il lui dit avec gravité: «Monsieur le colonel, je désire que vous fassiez connaître mon mécontentement à messieurs vos compatriotes; ils ont manqué d'urbanité, et M. Pons a bien fait de leur donner une leçon de bienséance.» Le colonel ne se fit pas répéter les paroles de l'Empereur; il écrivit à ses compatriotes. En même temps, il m'écrivit:«Je vous prie d'agréer mes excuses pour la bêtise d'un de mes compatriotes qui hier est allé aux mines. C'est le colonel Lemoine qui, ayant été à l'île d'Elbe avec le quartier général anglais, il y a plusieurs années, avait connu le surintendant et croyait le retrouver. J'espère que vous oublierez ce malentendu.» Je répondis à cette convenance par une convenance égale.

Tous les Anglais n'étaient pas de la même trempe. Les bien élevés avaient une politesse distinguée. J'avais remarqué que les Anglais qui ne voyageaient pas ensemble ne familiarisaient pas entre eux dans les rencontres fortuites. Le colonel Campbell m'en donna une raison toute particulière: «Il y a beaucoup d'Anglais de mauvaise compagnie, me dit-il, qui ne voyagent que pour dépenser et qui dépensent follement. Nos personnes comme il faut distinguent ces gens-là. Alors ils ne veulent pas les voir: voilà naturellement la cause du froid glacial qu'il y a souvent entre différentes sociétés anglaises.»

Ce qu'il y avait d'uniforme dans les Anglais, à quelque classe qu'ils appartinssent, c'était l'éloge de l'Empereur, et vraiment ils paraissaient rivaliser d'expressions louangeuses.

Un soir l'Empereur me dit: «Demain matin vous aurez la visite d'une dame anglaise extrêmement aimable, et qu'il faut faire partir de l'île d'Elbe satisfaite de tout ce qu'elle y aura vu.» Je reçus cette dame avec empressement: elle n'était pas seulement aimable, elle avait de plus une beauté angélique. Je montai à cheval pour l'accompagner aux mines. Elle ne faisait cette visite que parce que l'Empereur l'avait engagée à la faire. Elle me répétait souvent: «Faisons vite. Je dois dîner avec le grand Napoléon, et je ne voudrais pas me faire attendre.» Elle avait pourtant cinq ou six heures de plus que ce qu'il lui fallait. En prenant congé d'elle, je lui donnai le conseil en riant de bien barricader son coeur, et elle me répondit aussi en riant «d'être tranquille, que son coeur était voûté à l'épreuve de la bombe». Cette dame était à Londres lorsque les souverains de la Sainte-Alliance allèrent se pavaner dans cette capitale. Au milieu d'une société de premier ordre, elle dit hautement en voyant passer ces monarques: «Il faut convenir que ces têtes ne peuvent pas paraître de belles têtes aux personnes qui, comme moi, ont pu admirer de près celle de l'empereur Napoléon.» Et j'ai su que cette sympathie était aussi vive pour le prisonnier de Sainte-Hélène que ce qu'elle avait été pour le souverain de l'île d'Elbe.

Le colonel Campbell était extrêmement bien pour moi. Nous en étions venus à nous voir d'une manière qui avait quelque chose de plus que la froide politesse. Il me recommandait souvent de ses compatriotes, j'accueillais de mon mieux ses recommandés. Lors de mon déplorable tintamarre financier avec l'Empereur, il louait ma conduite et il alla jusqu'à m'offrir ses services, ce que je refusai avec toute l'énergie dont j'étais capable. Plus tard, il m'engagea à rentrer en France, en me promettant la protection du gouvernement anglais auprès du gouvernement français: ce conseil et cette promesse me firent frémir. Ma réponse fut bien celle que l'honneur national commandait, mais elle n'était pas telle que je l'aurais faite si je n'avais pas craint de nuire à l'Empereur. Dans une autre visite, le colonel Campbell s'expliqua plus explicitement avec ma femme: il la pressa pour qu'elle me décidât à quitter l'Empereur, toujours en assurant que la protection anglaise ne me ferait pas défaut auprès du gouvernement français. Ma femme était Française: sa douceur naturelle disparut pour faire place à son indignation. J'étais désespéré que le colonel Campbell eût pu penser de moi que j'étais capable de quitter l'Empereur sous les inspirations de l'Angleterre. C'était la première fois que j'avais eu un secret pour le général Drouot. Je voulais avoir mon libre arbitre pour terminer cette affaire, car j'y voyais ma délicatesse compromise, peut-être même ma réputation. Mais j'étais arrêté par la pensée de la situation de l'Empereur. Une affaire avec le commissaire anglais pouvait tomber pesamment sur l'Empereur. L'anxiété me dévorait; je me jetai dans les bras du général Drouot. Le général Drouot prenait ordinairement tout avec douceur; cette fois il prit la chose avec sévérité. Il alla de suite en rendre compte à l'Empereur; bientôt il vint me prendre pour l'expliquer moi-même. Je dis à l'Empereur tout ce qui s'était passé. L'Empereur m'écouta avec attention; ses traits étaient en mouvement; lorsque j'eus fini, il dit avec une espèce d'indignation: «C'est bien anglais», et puis se tournant vers moi, il ajouta: «Vous me porteriez un grand préjudice si vous faisiez de cette affaire une affaire d'honneur, car je ne saurais plus rien des intentions de l'Angleterre. Campbell n'a pas l'idée de vous offenser, il fait son métier, voilà tout. Vous me prouverez votre attachement en continuant à l'écouter sans qu'il se doute que je suis instruit de ce qui a eu lieu entre vous et lui.» L'Empereur me pressa encore d'écouter le colonel Campbell sans me laisser maîtriser par la vivacité. Le général Drouot lui fit observer que le colonel pouvait bien s'être aussi adressé à d'autres personnes, à l'intendant Balbiani par exemple. L'Empereur se mit à rire: «Que voulez-vous, dit-il au général Drouot, que les Anglais fassent de ce pauvre diable, et quel intérêt ont-ils à ce qu'il parte ou à ce qu'il reste?» Le lendemain, l'Empereur me fit dîner avec lui, le colonel Campbell était aussi invité. Je ne compris pas cette politique. Il fut très aimable pour le colonel Campbell et le fut également beaucoup pour moi. Je crois que son intention était de resserrer mes relations avec le commissaire anglais.

Mais le cabinet de Saint-James n'avait pas choisi un sot pour surveiller l'Empereur. Le colonel Campbell était un maître renard. Les réponses claires et précises de ma femme, mes visites au palais impérial, en détruisant ses espérances, l'avaient fait renoncer à ses projets. Il vint à Rio avec des Anglais, il évita le tête-à-tête et il loua beaucoup l'Empereur.

Le colonel Campbell était un homme de fort bonne compagnie, il enveloppait sa surveillance de tant de respect qu'il fallait bien y regarder pour apercevoir la permanence de son action. Ensuite je l'ai si bien trompé au moment de notre départ de l'île d'Elbe que ma tromperie équivaut à une vengeance et que je ne puis plus lui en vouloir.

Nous éprouvions une douce jouissance en voyant des Français s'associer à notre destinée. Mais l'Empereur ne pouvait pas retenir tout le monde à son service, surtout les officiers qui demandaient à être employés dans leur grade. Il en retint seulement quelques-uns qui se contentèrent des appointements nécessaires aux besoins de leur existence. Le nombre en fut petit.

Le général de brigade Bertolosi, Corse, avait commandé la place de Milan, et l'Empereur lui donna le commandement de la place de Porto-Ferrajo. C'était un digne homme qui ne s'occupait que de son service.

L'adjudant général Lébel débarqua avec une vieille dame que l'on croyait son épouse et une demoiselle qui passait pour être sa fille. L'Empereur était à Longone, il fit appeler le nouveau venu. Le nouveau venu se mit immédiatement en route pour Longone: il se fit accompagner par ses deux dames. La demoiselle était vraiment jolie, elle ajoutait à sa beauté en la faisant adroitement valoir; elle connaissait le monde. Tous les officiers de la garde impériale témoignaient hautement le désir que l'Empereur donnât le commandement de Longone à l'adjudant général Lébel. La chose paraissait pour ainsi dire décidée. Que se passa-t-il à Longone? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'à son retour de Longone, l'Empereur ne fit aucune attention à l'adjudant général Lébel et qu'on ne parla plus du commandement. Il plaça la demoiselle auprès de la princesse Pauline. À Paris, je voulus parler pour lui à l'Empereur. L'Empereur me dit: «Cet homme ne mérite pas votre estime; et si je le place, je le placerai dans un lieu sans importance.» Dans l'exil j'eus la preuve personnelle que l'adjudant général Lébel était un homme de peu de délicatesse.

Le chef de bataillon Tavelle, vieillard corse, avait longuement servi sous le gouvernement papal. L'Empereur fit un acte de charité en lui donnant un emploi pour vivre, car c'était un homme hors de tout service. L'Empereur lui avait dit: «Colonel, vous irez commander à Rio», et il alla commander à Rio. Mais de ce que l'Empereur, sans y faire attention ou par politesse, lui avait dit «colonel», quoiqu'il ne fût que chef de bataillon, il arriva à Rio avec les épaulettes de colonel, et lorsqu'on lui demandait pourquoi, il répondait: «Si je ne portais pas ces épaulettes, je donnerais un démenti à l'Empereur qui m'a traité de colonel!» Cet excellent vieillard avait eu la faiblesse d'acheter des épaulettes de colonel, sacrifiant ainsi les quelques écus qu'il avait encore à un titre fictif, et il était fier de son sacrifice.

Rio n'avait d'autres fortifications que la tour de vigie et cinq canonniers garde-côtes pour toute garnison. L'Empereur y envoya ensuite quatre cavaliers pour les besoins de mon administration. Le bon colonel Tavelle s'exagérait les devoirs de sa place. Rien n'aurait pu le faire volontairement sortir du territoire de la commune sans une autorisation expresse de l'Empereur. Le général Drouot, son chef immédiat, ne cessait pas de lui dire que son gouvernement n'était qu'une fiction, qu'il pouvait aller où il voudrait, et que l'Empereur serait bien aise de le voir à Porto-Ferrajo: il prétendait que désormais il ne pouvait saluer l'Empereur que dans le lieu que l'Empereur lui avait assigné. Ce brave homme n'avait en tout que quatre-vingts francs par mois. L'Empereur m'avait dit: «Je sais que vous aurez des égards pour lui.» Je n'avais pas besoin d'excitation pour tâcher de lui rendre la vie douce; j'avais pris toutes les précautions de délicatesse afin de lui faire accepter ma table: jamais il ne voulut y consentir. J'avais même beaucoup de peine à lui faire quelquefois accepter ma soupe. Somme toute, il avait des ridicules, mais il était soldat d'honneur.

Nous eûmes aussi un chef d'escadron polonais. Tous les Polonais qui avaient suivi l'Empereur dépassaient le chef d'escadron en supériorité. Il s'appelait Bellina. Son épouse était Espagnole: Mme Bellina n'était pas une beauté extraordinaire, mais sa figure avait un charme inexprimable, qui séduisait. Je ne crois pas qu'aucune Castillane ait jamais mieux dansé le fandango: danse enivrante qui se prête si bien au développement de toutes les grâces. La précieuse Espagnole devint aussi une des dames de compagnie de la princesse Pauline. Ensuite Mme Bellina fut jetée sur les rivages de la mer du Sud à Lima, où, honorée et honorable, elle tenait, il y a quelques années, un grand pensionnat de demoiselles.

Walter Scott a parlé d'un officier corse qui alla trouver l'Empereur pour lui offrir ses services, et dont il a mal dit le nom: c'était le chef de bataillon Colombani. M. Colombani sortait de l'armée italienne. C'était un brave, mais, en dehors de la bravoure, il avait peu de qualités sociales. Son orgueil allait jusqu'à la bêtise, ce qui l'exposait à des querelles qui finissaient souvent par le conduire sur le terrain. Il dut tirer l'épée contre un des meilleurs officiers de la garde: le jugement de Dieu fut juste, M. Colombani reçut une blessure. Il était l'offenseur. Cet officier avait aussi une jolie femme. On disait que cette dame était Corse, je crois qu'elle était Capraïaise; elle devint un des plus beaux ornements de la cour impériale. L'Empereur l'attacha à la princesse Pauline en qualité de dame de compagnie. Canova, juge suprême en fait de beauté, avait surnommé la princesse Pauline «la Vénus moderne», et, s'il avait vu les trois dames de compagnie de cette princesse, il aurait dit que c'étaient les trois Grâces. Mme Colombani n'était pas seulement jolie, aimable, elle était aussi exemplaire par la sagesse de la conduite. Elle n'avait pas été heureuse en amour; dans sa toute première jeunesse, elle avait été fiancée au brave colonel Eugène, officier corse, d'une grande espérance, et qui mourut glorieusement au champ d'honneur avant que l'hymen eût couronné sa tendresse.

Le matin du duel du commandant Colombani, l'Empereur m'avait fait appeler, et, en arrivant à Porto-Ferrajo, je trouvai le général Drouot chez moi. Il me pria de ne pas perdre de temps pour aller mettre la paix entre les combattants. J'oubliai l'Empereur, je courus, l'affaire était faite. L'Empereur ne me fit point de reproches de mon retard; mais il me blâma de ce que j'avais consenti à servir de témoin dans un duel de crânerie; il changea de langage, lorsque je lui eux (sic) fait connaître la mission pacifique que j'allais remplir dans cette querelle.

Une arrivée plus importante vint réjouir l'Empereur. C'était l'arrivée du respectable général Boinod, ancien inspecteur général aux revues, et l'un des hommes les plus vertueux de l'armée. L'île d'Elbe allait trouver un autre général Drouot dans le général Boinod. Un homme d'environ soixante ans débarqua à Porto-Ferrajo. L'Empereur était à Longone. Le nouveau venu se disposa à y aller; simple et modeste, monté sur un des misérables chevaux du pays, il se dirigea mesquinement vers le but de son voyage. En général, la longue habitude d'un grand pouvoir donne un air de commandement; le général Boinod n'avait rien en lui qui pût faire soupçonner son passé: c'était pleinement et entièrement l'apparence d'un bon homme. M. Rebuffat, en commission pour l'Empereur, retournant de Porto-Ferrajo, ayant la même route à faire que le général Boinod, l'accosta et l'accabla de questions. M. Boinod ne répondait que par des monosyllabes, et plus il était réservé, plus M. Rebuffat était curieux. À Longone, il n'y avait point d'auberge: M. Rebuffat engagea son compagnon à dîner chez lui. Tandis que le général Boinod se mettait à table, M. Rebuffat fut rendre compte de sa mission, et raconta à l'Empereur comme quoi il s'était acheminé avec un bon homme «qui venait tout exprès pour le voir et qui était peut-être le plus vieux de ses amis». L'Empereur dînait; il demanda à M. Rebuffat quel était le nom de ce vieil ami: «Ma foi, Sire, lui répondit M. Rebuffat, c'est Toisot, ou Poisot ou Noisot, je ne sais. Mais il est facile à reconnaître, car de ma vie je n'ai vu un homme aussi sourd», et à ce mot, l'Empereur l'interrompant avec vivacité lui demanda s'il ne voulait pas dire Boinod. M. Rebuffat ayant assuré que c'était cela, l'Empereur bondit; il envoya le général Bertrand chercher le général Boinod. Le général Bertrand, pressé par l'Empereur, alla en courant chez M. Rebuffat, entra précipitamment, et presque effaré il demanda le général Boinod. Personne ne se doutait qu'il y avait là un général: on dit au général Bertrand que dans la salle à manger il y avait bien une personne qui mangeait, mais que cette personne n'était pas un général, et pour l'en convaincre on la lui fit voir: le général Bertrand reconnut le général Boinod. Il l'enleva sans lui donner le temps de se reconnaître, de faire un peu de toilette, et il le conduisit à l'Empereur. L'Empereur l'attendait sur le seuil de la porte. Il lui tendit la main avec effusion, le conduisit à table, le plaça à côté de lui pour lui faire continuer son repas. L'Empereur répéta plusieurs fois au général Boinod: «Vous me faites bien plaisir.» Il veilla lui-même à ce que le général Boinod fût bien logé. Les proches de M. Rebuffat ou ses gens, qui, trompés par la simplicité du général Boinod, n'avaient pas voulu qu'il pût avoir ce rang honorable, maintenant étonnés des égards que l'Empereur avait pour lui, de l'empressement que le général Bertrand avait mis à venir le chercher, à l'embrasser, en faisaient un maréchal, un prince, un roi, et peut-être même un empereur. Cinq minutes après, tout Longone faisait des commentaires sur le grand personnage déguisé qui était venu trouver l'Empereur. De ce que l'Empereur était allé l'attendre sur le seuil de la porte, au haut de l'escalier, on tirait la conséquence précise que c'était une tête couronnée, mais que ce n'était pas une tête impériale, parce que «pour une tête impériale, l'Empereur aurait attendu à l'entrée principale de son palais». M. Rebuffat prêtait beaucoup à toutes les balivernes de cette illusion, parce que dans son trouble il avait cru entendre que l'Empereur disait au général Boinod «mon frère». Il aurait illuminé si on ne lui avait pas fait observer que l'illumination trahirait l'incognito de l'illustre visiteur.... Le lendemain, tout était éclairci. Le général Boinod remplissait les doubles fonctions de commissaire ordonnateur et d'inspecteur général aux revues. Il avait pour adjoint M. Vauthier 61.



CHAPITRE XI

Un provocateur: le chevalier de l'ordre du Lys.--Tentatives d'assassinat, réelles ou supposées, de l'Empereur.--Le général Brulart.--Mésaventure d'un magistrat corse.--Rôle prêté à un officier supérieur.--Un juif de Leipzig.--Attitude du commandant Tavelle.--Les algarades de Cambronne.--Accueil fait à un vaisseau napolitain; à un officier.--Stabilité du gouvernement elbois.--Mariages d'officiers.--Aventure du général Drouot et de Mlle Vantini.--Mariage du pharmacien Gatti.

Un de ces hommes qui, branches parasites du monde social sans services publics, sans qualités privées, veulent cependant, comme Érostrate, faire passer leur nom à la postérité, vint à Porto-Ferrajo: il eut l'impudence de se promener en portant ostensiblement la décoration du Lys à la boutonnière de son habit. Venir à l'île d'Elbe pour insulter à l'infortune de l'Empereur, pour narguer le dévouement des braves de la garde, était, ce me semble, avoir pris la résolution de poursuivre jusqu'au bout cette téméraire entreprise et de tenir l'épée à la main pour en affronter les conséquences. Les citoyens de Porto-Ferrajo avaient hué le chevalier du Lys: il y avait même eu des menaces, lorsqu'un officier se présenta au malencontreux personnage, et le pria poliment d'ôter une décoration «dont l'apparition inattendue affligeait tout le monde». Mais ce chevalier, rassuré par la politesse de l'officier, refusa; l'officier, toujours avec une extrême civilité, lui dit: «Vous ne pouvez avoir mis ce lys que dans l'intention de nous offenser, et je vous demande raison de cette offense, d'autant plus outrageante qu'elle est préméditée. Allons, monsieur, choisissez les armes et finissons-en tout de suite, afin que votre audace n'ait pas d'autres suites.» Le chevalier balbutia quelques paroles, prétendit qu'il ne pouvait pas se dégrader lui-même, et, indigné de ce langage, un témoin lui arracha sa décoration et la foula dans la boue. L'Empereur fut affligé de cette aventure, il blâma sévèrement l'officier. Je ne saurais pas dire pourquoi: l'officier avait fait son devoir, le blâme de l'Empereur était injuste; peut-être n'était-il que politique, car l'Empereur avait des ménagements à garder. Le colonel Campbell était là. Le chevalier du Lys reçut l'ordre de quitter l'île d'Elbe.

Porto-Ferrajo était sous la préoccupation de cet événement, lorsqu'un bruit inattendu bouleversa l'opinion publique. Ce que je vais dire est d'une importance historique d'autant plus grande que personne ne le sait, et que, depuis la mort du respectable général Drouot, je suis le seul qui puisse en parler pertinemment. Je dirai les faits les uns à la suite des autres, comme s'ils s'étaient passés en même temps, quoiqu'ils aient eu lieu à diverses époques, et, dans l'unité de ce tout compact, le lecteur trouvera plus facilement le moyen d'en conserver la mémoire.

L'opinion publique de Porto-Ferrajo, à tort ou à raison, accusait le général Brulart, ancien chouan, alors gouverneur de la Corse, d'être chargé de se défaire, à tout prix, de l'empereur Napoléon. Cette opinion exagérait les moyens d'assassinat que le général Brulart pouvait avoir, si en effet il avait accepté un semblable mandat. Un événement de la plus haute gravité ajouta à toutes les croyances qui circulaient à cet égard.

Il y avait en Corse un assassin redoutable qui se vantait d'avoir commis plusieurs assassinats et qui débarqua à l'île d'Elbe sans qu'on sût comment. Cette clandestinité était une double violation de la loi sanitaire et de la loi de police. Un hasard presque miraculeux le fit découvrir dans la nuit. Ce misérable fut longuement interrogé; il y eut preuve morale qu'il venait assassiner. Son poignard ne pouvait être éguisé (sic) que contre l'Empereur. Avant le jour, l'Empereur le fit embarquer sur la Caroline, et il ordonna qu'on le rejetât sur les rives de la Corse. Il y avait trop de personnes dans le secret pour qu'il fût possible de taire ce qui s'était passé. J'étais à Rio, je me rendis à Porto-Ferrajo; je demandai au général Drouot ce qu'il y avait de vrai dans les bruits qui couraient; il me répondit que probablement l'Empereur m'en parlerait. Je pouvais alors compter sur la confiance de l'Empereur. Je le priai de me dire pourquoi il n'avait pas mis le brigand entre les mains de la justice, et l'Empereur m'adressa ces paroles: «Mais vous n'avez pas réfléchi que cela ne pouvait pas se faire: il n'y avait pas de crime commis, ni preuve qu'on devait en commettre, et alors il aurait fallu acquitter: ce dont Brulart n'aurait pas manqué de tirer parti.» L'Empereur ne voulut pas aller plus loin.

Il y eut encore autre chose. Parti de Bastia pour aller à Livourne, l'aide de camp du général Brulart, sans qu'un temps contraire l'obligeât à relâcher, aborda à Porto-Ferrajo et mit pied à terre. La présence de cet officier fit hautement murmurer. Le général Drouot en fut prévenu, et, en sa qualité de gouverneur général de l'île, il appela cet officier et lui intima l'ordre de partir. L'Empereur disait au colonel Campbell: «Il faut être bien osé pour se permettre une pareille incartade de curiosité, et c'est d'ailleurs de fort mauvais goût. Il aurait été étonné, monsieur l'aide de camp, si je l'avais coffré comme espion, ou de toute autre manière légale, et c'est cependant à quoi il s'exposait.» Le colonel Campbell était de l'avis de l'Empereur.

J'ai toujours répugné à croire que le général Brulart avait consenti à exécuter des projets d'assassinat.

Ce qui m'étonne à l'égard du général Brulart, c'est que ce soit, à ma connaissance, le seul homme contre lequel l'Empereur ait gardé une rancune bien conditionnée, et j'en ai la preuve. L'Empereur n'était pas haineux, surtout il n'était pas vindicatif. Il oubliait tout le mal qu'on lui avait fait ou qu'on avait voulu lui faire. Lorsqu'il m'envoya en mission dans le Midi, il me répéta vingt fois de tirer un voile sur le passé, et cependant il m'ordonna péremptoirement de m'entendre avec le maréchal Masséna pour faire arrêter le général Brulart.

L'Empereur avait, deux ou trois ans auparavant, destitué un magistrat civil; cette destitution était au moins rigoureuse. Ce magistrat était venu à l'île d'Elbe pour se justifier. Lui aussi fut accusé d'être un chef d'assassins. Un jour je reçus, à Rio, un billet pressant pour me rendre à Porto-Ferrajo. Je trouvai les dévoués dans un état de panique inconcevable. Le brave Mallet, commandant de la garde impériale, m'attendait, et il me dit d'un air effaré: «Vennez (sic) de suite au théâtre, parce que M. un tel veut y assassiner l'Empereur», et ce monsieur un tel était le magistrat qui avait été destitué. Je ne me le fis pas répéter, mais avant je passai chez le général Drouot et je ne le trouvai pas. Je me rendis auprès de l'Empereur: il était occupé. Cependant l'affiche portait que l'Empereur assisterait à la représentation. J'avais couru pour arriver avant l'heure du danger. Tout le monde était armé, j'avais fait comme tout le monde. Je m'enfermai dans ma loge. J'étais extrêmement lié avec le magistrat que l'on désignait comme un brigand. Ce pauvre magistrat vint aussi au théâtre: selon son usage, il se plaça à côté de moi, de moi qui étais armé contre lui, et tous les yeux se portèrent sur nous. Les regards du commandant Mallet flamboyaient de colère; ils me disaient: «Ne manquez pas cet homme dès qu'il fera un mouvement.» J'étais sur un brasier ardent. L'Empereur ne vint pas, j'en bénis encore le ciel! La présence de l'Empereur aurait occasionné quelque grande catastrophe. Au sortir du théâtre, je retournai chez le général Drouot pour savoir quelque chose de certain; il m'assura qu'il n'y avait rien de vrai dans cette accusation; l'Empereur fut du même avis. Néanmoins l'Empereur et le général Drouot ne me parurent pas avoir leur figure accoutumée.

Le magistrat sur qui planait un si affreux soupçon était incapable d'un crime. La dénonciation était une infamie: on pouvait la considérer comme une vendetta. Elle avait été faite par un Corse appelé Sandreschi, armateur de corsaires, adressée à l'ancien secrétaire de l'accusé, appelé Cazella, et ce secrétaire, qui pourtant connaissait le noble caractère du magistrat auquel il devait beaucoup de reconnaissance, avait craint de se compromettre en gardant le secret: il alla le déposer dans le sein d'un conseiller à la cour impériale, également Corse, M. Poggi. Il n'était pas permis à M. Poggi de garder le silence, quoiqu'il fût l'ami intime du magistrat incriminé. C'est ainsi que l'Empereur fut instruit.

Cette dénonciation avait fait plus qu'effleurer l'esprit de l'Empereur. Après l'événement du théâtre, il chargea le conseiller Poggi d'engager le magistrat accusé à quitter l'île d'Elbe pour se soustraire aux bruits qui couraient, et M. Poggi devait en même temps assurer le magistrat que «l'Empereur ne l'oublierait pas s'il survenait des jours meilleurs». Le magistrat justement indigné refusa de partir, et il demanda une audience à l'Empereur.

L'Empereur le reçut.

J'allais entrer chez l'Empereur lorsque le magistrat en sortit; nous nous trouvâmes face à face. Il était visible qu'il venait de pleurer: j'en fus extrêmement ému, je lui dis avec l'expression d'un grand intérêt: «Qu'avez-vous, mon ami?» Et frémissant, il me répondit: «Je ne suis plus digne d'être votre ami! Je suis un brigand venu ici pour assassiner l'Empereur, et vous devez bien être instruit de cela...» Il était désespéré, j'aurais de suite parlé à l'Empereur s'il ne m'avait prié de n'en rien faire.

Lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, l'Empereur n'avait pas dit que ce magistrat ferait partie de sa suite, et je pris sur moi de le faire monter sur le brick l'Inconstant. Sans cela il y serait venu à la nage. Je prévins le général Drouot que je m'étais permis cette infraction aux ordres donnés.

Sur le brick, l'Empereur me demanda «si c'était moi qui avais décidé l'embarquement du magistrat», et sur ma réponse affirmative, il fit un sourire d'approbation.

Au golfe Jouan, l'Empereur donna quelques étoiles d'honneur, et le magistrat ne fut point compris dans cette distribution. C'était confirmer les bruits qui l'avaient accablé, je me permis de le dire à l'Empereur. L'Empereur me répondit froidement: «Il n'en est pas temps encore.» Cependant, aux portes de Grasse, il m'ordonna d'acheter un cheval pour ce magistrat, et comme ce magistrat, fameux piéton, avait encore plus besoin d'argent que d'un cheval, je lui donnai la somme nécessaire pour se monter à sa fantaisie. Il ne prit que le plus strict nécessaire. Remonté sur le trône, l'Empereur comprit que l'épreuve du magistrat était accomplie: il l'appela à de hautes fonctions, il nomma le fils de ce magistrat à un emploi supérieur. Ce magistrat m'a prié instamment de ne point le nommer en parlant de cette triste affaire. Je lui obéis à regret, car son nom est un beau nom, dont les Corses peuvent s'honorer.

Durant les Cent-Jours, ce magistrat se montra intègre, dévoué, après les Cent-Jours, lorsque c'était la mode de crier contre l'Empereur, il n'en parla qu'avec un sentiment d'amour et de respect. Jamais il ne chercha à se rapprocher de la Restauration. Son fils, aujourd'hui conseiller à une cour royale, est un juge exemplaire que la considération publique entoure. J'ajoute encore que le délateur Sandreschi, armateur en course, était un homme de peu de valeur morale, et qu'on l'avait maintes fois soupçonné de prêter la main à la piraterie.

Une autre nouvelle confidentielle d'assassinat transpira aussi, mais elle fut très peu ébruitée, et l'on n'en aurait pas parlé du tout, si l'Empereur avait vraiment voulu l'ensevelir dans le plus profond secret. Cette nouvelle portait qu'il fallait se tenir en garde contre un officier supérieur qui devait venir à l'île d'Elbe. Elle était donnée par un général,--de la part du maréchal Soult, disait-on,--et motivée sur la conduite que cet officier supérieur avait tenue depuis que l'Empereur avait quitté Fontainebleau. Dire que l'Empereur devait se tenir en garde contre cet officier supérieur, ce n'était pas dire que cet officier supérieur devait assassiner l'Empereur, et c'est pourtant ainsi que l'on expliqua l'avis reçu. L'Empereur contribua à cette explication en cherchant un peu trop à prouver qu'il était impossible que cet officier supérieur ne lui fût pas entièrement dévoué, malgré les sentiments de circonstance qu'il devait afficher. Toutefois la certitude que l'officier supérieur avait une mission criminelle resta incarnée: on ne voulut pas s'en départir, et si cet officier supérieur était venu à Porto-Ferrajo, il aurait certainement été abreuvé d'amertumes. Plusieurs années après, dans l'exil, la princesse Élisa me parlait de ce fait comme s'il était avéré, et elle me disait: «Un tel devait aller tuer l'Empereur.» Lorsque au sortir du château d'If je me rendis auprès de l'Empereur, il était à l'Élysée-Bourbon, l'officier supérieur était de service. L'Empereur me dit seulement: «J'espère bien que vous n'avez pas partagé les crédulités de ces visionnaires, qui ne voient partout que des fantômes ensanglantés.»

Enfin il fallut nous prémunir contre les tentatives d'un autre assassin; mais pour celui-ci la chose était officielle. L'Empereur me prévint «qu'il avait reçu l'avis, de trois endroits différents, par des personnes sûres, qu'un juif, borgne, vendeur de livres à Leipzig, avait reçu une somme considérable pour tenter de l'assassiner, et que ce juif, venant de Naples ou de Civita-Vecchia, devait débarquer à Rio-Marine». Il m'ordonna de faire arrêter cet homme dès qu'il aurait touché au rivage, de le mettre au secret le plus rigoureux, et d'apposer le scellé sur tous ses effets. L'assassin présumé devait être accompagné d'une bibliothèque de choix, qu'il offrirait à l'Empereur, ce qui lui donnerait une grande facilité de l'approcher et de le poignarder. Cette nouvelle était connue à Rio comme dans toute l'île, lorsque des bâtiments riais mirent à la voile pour les lieux d'où le juif devait partir, et si la chose était telle qu'on l'avait écrit à l'Empereur, ce juif, nécessairement sur ses gardes, avait été prévenu à temps de l'accueil que les Elbois lui préparaient.

Lorsque l'Empereur me donna ses ordres, je croyais que personne n'était dans le secret, et je priais l'Empereur de ne pas en parler. «Non, me dit-il, il faut au contraire en parler beaucoup, car je veux me plaindre et faire savoir aux peuples comme les rois me traitent. Je n'ai été que trop réservé. Faites-vous aider dans votre surveillance par le vieux commandant Tavelle.» Je représentai à l'Empereur que le bon commandant Tavelle ne se croirait plus permis de coucher chez lui, et qu'il ferait porter son lit sur les bords de la mer, ce qui l'exposerait à tomber malade. L'Empereur me dit en riant: «La maladie serait bien plus grave et plus prompte s'il allait s'imaginer que je le crois incapable de veiller au salut de l'Empire...» Ce que j'avais prévu arriva. Dès que j'eus averti ce pauvre commandant Tavelle que l'Empereur désirait qu'il m'aidât à surveiller l'arrivée du juif assassin, il bouleversa tout le pays. Il ne voulait plus voir de borgnes. Le maire de Rio-Montagne était borgne: il voulut venir à la Marine; mal lui en arriva. Le commandant Tavelle lui en voulait déjà beaucoup, parce qu'il le regardait comme le principal auteur des tracasseries auxquelles j'avais été en butte. Il l'accosta comme un furieux: «Monsieur, lui dit-il, que venez-vous faire ici? Ce n'est pas votre poste, et je vous ordonne de vous retirer.» Le maire, stupéfait, frémissant de rage, observa qu'il était citoyen, maire, chambellan: «Oui, lui répliqua le commandant, oui, mais vous êtes marqué comme celui qui vendit Notre-Seigneur, et comme celui qui veut tuer l'Empereur, et c'est un mauvais signe. Retirez-vous.» Le maire de Rio-Montagne dut se retirer, malgré qu'il eût appelé le maire de Rio-Marine à son secours. Je n'étais pas sur les lieux. Lorsque j'y revins, le commandant Tavelle me raconta «comme quoi il avait traité le borgne à l'instar d'un juif, ni plus ni moins», et il ne pouvait pas comprendre que cela me fît de la peine. Le maire de Rio-Montagne se plaignit à l'Empereur. L'Empereur ne donna aucune suite à la plainte, qui n'était cependant pas sans gravité. Lorsque l'Empereur m'en parla, je lui fis observer, ainsi que je l'avais déjà fait, combien le zèle du brave Tavelle pouvait devenir compromettant. L'Empereur me chargea de lui dire que le juif ne venait plus à l'île d'Elbe, et que tout devait par conséquent rentrer dans l'ordre accoutumé. Toutefois il me pressa de continuer la surveillance. Je me sentis soulagé d'être débarrassé de la coopération du vieux colonel. Il avait sans cesse le glaive hors du fourreau; il aurait fini par en faire usage sans trop savoir ni pourquoi ni comment. Certainement, si le juif avait débarqué, il lui aurait passé l'épée à travers le corps, et il aurait cru avoir rempli sa tâche.

Je terminerai cette douloureuse série de projets ou de tentatives d'assassinat par une parole échappée à l'Empereur. Nous étions à Rio, j'avais suivi l'Empereur dans sa chambre à coucher; je lui parlais de toutes les trames que ses ennemis ourdissaient: il me dit: «Ce ne sont pas mes ennemis. Ce sont les ennemis de la France. Vous ne savez pas tout: vous ne savez presque rien. Ils ont eu des intentions plus perverses encore...» De suite il parla d'autre chose. C'était bien évident qu'il ne voulait pas continuer sur le même sujet. Néanmoins, j'ai ensuite, deux fois, entendu dire à l'Empereur, avec un sentiment de douleur amère qui pénétrait: «Les plus grands assassins du monde sont ceux qui veulent faire égorger un ennemi désarmé.»

Un vaisseau de haut bord, portant pavillon napolitain, se présenta sur la rade de Porto-Ferrajo, s'approcha le plus possible de la place, hissa la bannière elboise à son grand mât, et il salua de vingt et un coups de canon, ainsi que de trois hourras de «Vive l'empereur Napoléon!» Il était impossible de faire une plus grande politesse de salutation.

Sans doute, nous ne pouvions pas, à l'île d'Elbe, être les amis de Murat. Mais le peuple napolitain ne devait pas être responsable du crime de son roi. D'ailleurs, il y avait des relations quotidiennes entre Naples et Porto-Ferrajo. C'était sur une frégate napolitaine que la princesse Pauline était venue à Porto-Ferrajo.

Bientôt le grand canot du vaisseau napolitain se dirigea vers la maison sanitaire, monté par l'état-major du vaisseau. Le commandant,--un contre-amiral,--demanda à descendre à terre pour aller présenter ses respectueux hommages à l'Empereur. On prévint tout de suite le gouverneur de la place, le général Cambronne. Le général Cambronne pouvait, dans deux minutes, avoir l'opinion de l'Empereur; il ne chercha pas à la connaître; il accourut immédiatement à la maison sanitaire. Le commandant napolitain renouvela sa demande, et il paraissait s'attendre à une réponse d'urbanité. Mais, à la vue de l'uniforme napolitain, le général Cambronne fut atteint d'un accès de folie, et dans son paroxysme de déraison, après avoir traité les officiers napolitains d'infâmes, de brigands, de scélérats, il les menaça de les faire fusiller s'ils ne se retiraient pas; il ordonna à l'officier du poste de faire charger les armes. Le général Cambronne aurait fait ce qu'il avait dit si le canot napolitain n'avait pas poussé au large. Dès que le canot fut de retour à bord du vaisseau, il y eut vraiment un coup de théâtre maritime: le commandant napolitain s'imaginait que la forteresse allait tirer sur lui; il fit amener la bannière elboise, orienter ses voiles, et dans un clin d'oeil il cingla en pleine mer. Tout le monde était dans la plus grande stupéfaction.

Le général Drouot, instruit de ce qui venait de se passer, en rendit compte à l'Empereur, et l'Empereur en éprouva un chagrin extrême. Dans l'idée que le vaisseau napolitain était encore près du rivage, l'Empereur prescrivit à un officier d'ordonnance de prendre un bateau et d'aller de sa part prier le commandant napolitain de revenir au mouillage. L'officier d'ordonnance rentra sans avoir pu exécuter les ordres qu'il avait reçus.

L'Empereur, visiblement inquiet, me demanda si je pensais que l'on ne pouvait plus rejoindre le vaisseau napolitain. Je lui offris d'aller immédiatement à la poursuite de ce vaisseau sur un bâtiment riais. L'Empereur me sut gré de ma proposition; il m'engagea beaucoup à ne prendre cette peine qu'autant que je serais certain d'un heureux résultat. Je me rendis à Rio; je mis en mer. Le vaisseau napolitain avait cinq heures de marche sur moi. Cependant, je poussai vers le mont Argental jusqu'au soleil couchant. C'était par acquit de conscience. Je revins dans la nuit. Le lendemain matin, je me rendis auprès de l'Empereur. Il fut touchant d'affection; on aurait pu croire que j'avais fait quelque chose d'important.

«C'est bien grave, me dit l'Empereur, ce que le général Cambronne a fait, et l'on ne se conduit pas comme cela.» Je le priai d'observer que le sentiment qui avait entraîné le général Cambronne était respectable jusque dans son exagération, et l'Empereur ajouta en m'interrompant: «Oui, lorsque ce sentiment ne change pas de forme, ou que sa nouvelle forme n'est pas nuisible.» Pendant plusieurs jours, l'Empereur n'eut que cet événement en tête, et il donna des ordres pour que de semblables choses ne se reproduisissent plus.

Néanmoins, une chose de même nature se reproduisit. La garde impériale défilait chaque jour à la parade. C'était un grand spectacle que ce petit nombre de soldats échappés à tant de batailles, et qui, sillonnés de blessures, plus grands que la destinée, ne demandaient qu'à reprendre les armes! Tout était remarquable dans ces hommes granitiques. Aussi, chaque jour, à midi, il y avait sur la place d'honneur beaucoup de monde pour les voir manoeuvrer, et les voyageurs, surtout, ne manquaient jamais de s'y rendre.

Un jour, un étranger qui venait de débarquer, sachant que c'était l'heure de la parade, accourut pour la voir défiler, et son accoutrement de voyage comme son air d'émotion le firent bientôt remarquer. Le général Cambronne, pour lequel tous les hommes qu'il ne connaissait pas semblaient être des meurtriers chargés de tuer l'Empereur, alla droit au nouveau venu, et au lieu de le questionner, commença par lui adresser des paroles dures, et il finit par lui prodiguer des menaces. L'étranger, effrayé de la rigueur excessive avec laquelle on l'accueillait, avait perdu la faculté de parler, et plus il était troublé, plus le général Cambronne le soupçonnait. C'était un Français, un bon Français, ancien commissaire des guerres, qui avait servi sous les ordres du général Bertrand, et qui, destitué pour cause de ses opinions impériales, venait à l'île d'Elbe revoir son général et son Empereur. On le conduisit chez le général Bertrand. On lui fit des excuses. Cela ne le guérit point de la peur qu'il avait eue, et il quitta sur-le-champ Porto-Ferrajo.

L'Empereur avait besoin que tout prît autour de lui un aspect de stabilité. Quelques-uns des compagnons de l'Empereur cherchèrent à secouer le joug de l'oisiveté: ils aimèrent. L'amour n'est pas le repos, particulièrement pour des hommes qui ramenaient tout aux souvenirs du pas de charge. Aller vite: ils ne comprenaient pas autre chose. L'Empereur n'entravait pas leurs plaisirs. Mais les compagnons de l'Empereur étaient jeunes, ardents, susceptibles de se tromper. L'Empereur y voyait mieux qu'eux. Il voulait que rien ne fît brèche à l'honneur, que rien ne blessât les convenances. Je cite quelques faits:

Une jeune demoiselle de seize ans, malheureuse dans sa famille, éblouie par l'éclat et par la renommée de la garde impériale, avait suivi un des plus braves officiers, et elle était avec lui arrivée à Porto-Ferrajo. L'Empereur se fit rendre compte de cette circonstance, il témoigna le désir que l'officier épousât la belle fugitive. L'officier était un homme d'honneur: le mariage eut lieu.

Un capitaine vivait conjugalement avec une dame; il aurait cependant voulu que son union fût considérée comme un mariage morganitique (sic), et que, sous cette enveloppe, sa compagne fût admise aux fêtes de la cour. Il eut la faiblesse d'en faire faire la demande. L'Empereur fut blessé de cette prétention inconvenante; il refusa d'y faire droit. Le capitaine lui en garda rancune.

L'Empereur ne voulut pas admettre à ses soirées une dame qui jusqu'alors avait été reçue dans toutes les sociétés et dont la réputation laissait beaucoup à désirer.

Un jeune lieutenant demanda à se marier. Les officiers firent des difficultés pour laisser contracter ce mariage. On pria l'Empereur d'intervenir; l'Empereur répondit: «C'est ici une affaire de corps. Il faut que le corps décide. Il faut surtout que rien ne puisse blesser la demoiselle que le lieutenant voudrait épouser.» Le lieutenant écouta le conseil de ses camarades. La demoiselle était d'ailleurs une fort honnête personne, le lieutenant était un homme d'élite.

Avec un beau nom, avec un beau talent, avec la gloire d'être sorti de l'École polytechnique, avec l'affection de l'Empereur, un capitaine d'artillerie, officier d'avenir, eut aussi la fièvre d'amour, et il voulut épouser une des dames de compagnie de la princesse Pauline. C'était une Française que des circonstances particulières avaient conduite à l'île d'Elbe. L'Empereur fit entendre des paroles paternelles; ces paroles devinrent un oracle pour le capitaine d'artillerie. Il brisa sa chaîne.

Mais un autre mariage allait encore échouer. Celui-ci devait marquer comme un grand événement. Le philosophe, le savant, le général Drouot, en vint aux prises avec l'amour, et l'amour vainquit. Le général Drouot n'était plus un jeune homme; il commençait à grisonner, et son air grave le faisait encore paraître plus vieux qu'il n'était. Ce n'était pas aussi un bel homme. Mais il avait un nom si honorable, une gloire si pure, une vertu si rare, qu'il était impossible qu'une femme ne se trouvât pas heureuse d'unir sa destinée à cette destinée.

Mlle Henriette était à cet âge de la vie où tout est enchantement. Jeune, jolie, aimable, elle pouvait se tresser une magnifique couronne de belles qualités, et son heureux caractère ajoutait encore à ses dons de la nature. Il était impossible qu'il n'y eût pas un coeur excellent sous une enveloppe de presque perfection. Que peut la puissance des ans et de la sagesse en face d'un coeur excellent! Le général Drouot voulait apprendre l'italien, Mlle Henriette voulait apprendre le français: il fut convenu qu'il y aurait échange de leçons. On commença par conjuguer le verbe aimer. L'épopée atteignit de suite à son accomplissement. Mlle Henriette devint rêveuse: on la crut malade. La mère, inquiète, dans un élan de douleur maternelle, s'écria, en présence du général Drouot, en le regardant avec tendresse: «Ma fille meurt pour vous!» Et le général Drouot, effrayé, alla se jeter aux pieds de Mlle Henriette, et il lui dit: «Ne mourrez (sic) pas!» Le mariage fut aussitôt conclu.

Mlle Henriette était bien certainement le plus beau choix que l'on pût faire à l'île d'Elbe. Il n'y avait qu'une opinion à cet égard. Le jour nuptial était fixé, lorsqu'un coup de foudre détruisit jusqu'aux espérances de bonheur mutuel que les futurs époux avaient conçues. Le général Drouot était très pieux: il ne cherchait point à le cacher et à l'afficher; dans son amour filial, sa religion touchait jusqu'à l'idolâtrie; il commençait toujours la journée par une prière fervente pour sa mère. Il rendit compte à sa mère de la situation dans laquelle il se trouvait. Sa mère s'alarma de voir son fils se marier si loin d'elle, sous un ciel étranger. Elle lui ordonna de rompre tous les engagements qu'il avait pris à cet égard. Le général Drouot manqua d'énergie pour désobéir. Ce fut un tort: le général Drouot n'avait pas seulement le droit, il avait aussi le devoir de représenter à sa mère qu'il serait injuste de manquer à une promesse solennelle, et, sans cesser en aucune manière d'être fils respectueux, il devait s'en tenir à la foi jurée. Je fus moi-même compromis dans ce triste dénouement. L'Empereur m'avait envoyé sur le continent. Ce fut à mon retour que le général Drouot prit la résolution définitive de rompre. On crut que mon amitié avait particulièrement contribué à le décider. Il fallut toute l'autorité de l'Empereur pour apaiser cet orage occasionné par une apparence trompeuse. Pendant mon absence, le général Drouot avait consulté ma femme, qui s'était bornée à lui dire: «Si vous devez vous marier à l'île d'Elbe, Mlle Henriette est la personne qui vous convient le mieux.» Cette rupture affligea les Elbois. On a voulu faire croire que le général Drouot avait supposé la lettre de sa mère. C'est une infamie: le respectable général Drouot était incapable d'un mensonge.

Mlle Henriette continua à être honorée. Aujourd'hui, femme d'un officier supérieur, mère d'une charmante famille, entourée de considération, aimable comme elle l'était aux jours de sa jeunesse, sans aucune espèce de rancune, dans un rang honorable, elle est heureuse autant qu'il est possible de l'être. Le général Drouot n'a jamais cessé d'en parler avec un respect affectueux.

L'Empereur avait suivi toutes les phases de l'étonnante métamorphose du général Drouot. Il s'amusait sans gêne de la gaucherie amoureuse du philosophe: il ornait même un peu les choses qu'il en racontait. Néanmoins, je serais tenté d'assurer qu'il ne fut pas fâché de la péripétie de ce poème amoureux: car alors ses idées de stabilité elboise s'affaiblissaient sensiblement.

Le colonel Campbell chercha à donner une couleur politique aux tendres sentiments du général Drouot. Il était très attentif à tout ce qu'on en disait. C'était pour lui une affaire d'État. Il affecta de prendre beaucoup de part au dénouement.

Enfin, il y eut un mariage de consommé: celui de M. Gatti, pharmacien en chef de l'Empereur, avec Mlle Bianchina Ninci, appartenant à l'une des familles les plus distinguées du commerce de Porto-Ferrajo. M. Gatti avait un bon emploi; il portait un habit brodé; il avait l'honneur insigne d'être un des compagnons du grand homme, et il était bon enfant. Tout cela réuni n'en faisait pas pourtant un homme distingué, mais tout cela réuni en faisait un bon parti, surtout dans un pays où les fortunes étaient généralement médiocres. M. Gatti comprit sa position; il chercha à en profiter. Parmi les demoiselles que l'on considérait comme les perles de la cité, Mlle Bianchina tenait un rang distingué, et elle devint l'objet des hommages de M. Gatti. Mlle Bianchina était trop jeune pour pouvoir réfléchir, elle ne voyait dans le mariage qu'un jour de fête et de parure. Elle laissa faire ses parents. M. Gatti fut heureux: l'Empereur signa le contrat de mariage!



DEUXIÈME PARTIE

ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE


CHAPITRE PREMIER: NAPOLÉON SOUVERAIN DE L'ÎLE D'ELBE

I.--La première époque du règne de Napoléon.--Voyage de Pons en Toscane.--Le grand-duc Ferdinand III.--Fossombroni.--L'église Saint-Napoléon.--Les subsides et Talleyrand.

II.--L'Empereur homme public et homme privé.--Les ambitions successives de Napoléon.--Le tribun Curée et les républicains du Palais-Royal.--Religion de l'Empereur.--Son savoir, sa bonhomie, son goût des commérages.

III.--Isolement de l'Empereur.--Service intérieur: les soirées.--Le service.--Marchand.--Saint-Denis.--Affaire de Gilles avec le capitaine Cornuel.

IV.--La Porte de Terre.--Une Aspasie française.--L'escorte de l'Empereur.--Les secrets de l'Empereur.--La formation des nouvelles à l'île d'Elbe.--Les dictées de l'Empereur.

V.--Napoléon souverain.--Les impositions.--Capoliveri et Rio.


I

LA PREMIÈRE ÉPOQUE DU RÈGNE DE NAPOLÉON.

Le séjour de l'Empereur à l'île d'Elbe a eu quatre époques bien marquées, et je les caractérise. L'époque de la stabilité, l'époque du doute, l'époque des projets, l'époque de l'exécution: les deux premières époques sont celles qui se prolongèrent le plus.

L'Empereur arriva à l'île d'Elbe dégoûté des grandeurs et désirant la tranquillité. Sans doute dans un homme tel que l'Empereur, ce dégoût et ce désir pouvaient n'être pas durables, mais alors ils étaient réels. Ses constructions, ses achats, ses traités ne pouvaient être inspirés que par un esprit d'avenir de jouissance durable, et l'intention d'une jouissance éphémère n'aurait pu se comprendre que par un état de déraison complète. L'Empereur n'était pas homme à épuiser son trésor pour s'entourer d'un luxe de circonstance.

Les journaux français étaient pour ainsi dire supprimés: l'on ne savait que par correspondance ce qui se passait en France. Je crois même qu'il y avait des lettres supprimées: l'un des deux chefs de la police supérieure, d'une nature très légère, était souvent dans les bureaux de la poste, et le directeur de la poste, honnête homme, mais sans énergie, n'aurait peut-être pas osé empêcher un détournement ou une violation. Dans les premiers temps de l'arrivée de l'Empereur, j'eus des lettres décachetées, et je dus m'en plaindre. L'Empereur était avare de nouvelles; il semblait prêter peu d'attention à celles qu'on croyait devoir lui donner, et sa curiosité, naturellement grande, ne paraissait pas facile à exciter. Il détournait les conversations qui attaquaient les Bourbons. Il trouvait même des paroles pour atténuer les crimes politiques des grands personnages de l'Empire contre lesquels son indignation aurait dû de jour en jour devenir plus palpitante. Il avait pour Marmont un langage de mépris ou de pitié. La correspondance était presque sans activité.

Dans sa vie d'intérieur, au milieu de ces conversations qui, même pour les hommes les plus réservés, ne mettent jamais en garde contre la vivacité d'une parole plus ou moins expressive, l'Empereur parlait de choses qu'il aurait «plus tard», et ce «plus tard» signifiait dans quelques années. À son début d'installation, il disait: «Je ferai élever mon fils avec une dizaine d'autres enfants, afin qu'il puisse un peu profiter du bienfait de l'instruction publique», et deux ou trois fois il s'informa des familles auxquelles il pourrait s'adresser pour l'accomplissement de ce désir.

Je fis un voyage en Toscane. Ce voyage n'avait que le caractère semi-officiel, car il était à la fois pour mon administration et pour mes propres affaires, même plus pour mes propres affaires que pour mon administration. Je pris les ordres de l'Empereur. Je n'étais pas alors dans sa confidence; le général Drouot m'avait dit: «Je crois que l'Empereur vous donnera une commission particulière.» Cependant l'Empereur s'était borné à me charger de voir si, à Livourne ou à Florence, il n'y aurait pas un bon fournisseur pour l'île d'Elbe, et particulièrement pour les troupes. Il m'avait aussi chargé de m'informer si l'on trouverait à Pise les professeurs nécessaires pour organiser un collège à Porto-Ferrajo, et à quelles conditions. L'Empereur n'avait pas même paru mettre une grande importance à l'accomplissement de ces commissions. Je n'y voyais que le rapport qu'elles avaient avec un long séjour à l'île d'Elbe. Le général Drouot me paraissait très étonné de ce que l'Empereur s'était borné là. L'Empereur avait seulement ajouté ces quelques mots: «Il faut partir sans tambour ni trompette, car sans cela il semblerait que je vous envoie en mission.» J'allais me mettre en route lorsqu'il me fit appeler. Il me parla ainsi: «On m'avait assuré que votre voyage était un départ définitif de l'île d'Elbe. Le général Drouot me garantit le contraire, et je crois le général Drouot... (J'abrège le colloque.) Verrez-vous le grand-duc?--Si Votre Majesté me l'ordonne.--Voyez-le, c'est un brave homme. Il sera bien aise des renseignements que vous lui donnerez sur ma vie elboise. Faites une visite aux ministres. Observez bien leur allure, surtout celle de Fossombroni. Dans une heure vous aurez bâclé tout cela, car à Florence l'on reçoit vite.--N'importe le temps, je prendrai tout celui qu'il me faudra.--Porterez-vous notre cocarde?--Votre Majesté ne doit pas en douter.--Alors vous ferez plus que le commandant de la marine qui, à Gênes, n'a pas osé la mettre. Visitez les magasins pour connaître si les marchandises anglaises y abondent. Étudiez pour savoir ce qu'il y a de vrai dans ce que l'on raconte de l'influence britannique.» Il me dit encore: «Il y a à Florence plusieurs artistes d'une haute distinction, seules sommités sociales que la tempête politique n'ait pas pu atteindre, et je serais bien aise que vous trouvassiez l'occasion de vous entretenir avec eux.»

À Livourne, je fus accueilli comme si les Français régnaient encore dans la Toscane, et les maisons Veuve Chemin, Dupui, Valser me traitèrent avec une bonté indicible, surtout la première. Il y avait d'ailleurs peu de Livournais marquants qui ne me connussent. Tout le monde fut bien pour moi, mais tout le monde me disait aussi que trois mois auparavant on n'aurait pas osé m'accoster. La cocarde elboise fit sensation, même au quartier vénitien, où les Français avaient eu immensément à souffrir lors de l'évacuation de la place.

À Florence, un personnage de la cour vint avec une politesse exquise m'adresser une prière de me rendre au palais Pitti, et à peine me donna-t-on le temps de mettre un habit. Le grand-duc Ferdinand III me reçut de suite; le meilleur de tous les bourgeois ne m'aurait pas reçu avec plus de simplicité. Il me demanda avec un véritable empressement «des nouvelles détaillées de son bien-aimé neveu». Dès que je l'eus assuré que lors même qu'il n'aurait pas eu la bonté de me faire appeler, j'aurais demandé à lui présenter mes hommages parce que l'Empereur me l'avait ordonné, il me regarda fixement et me dit: «Pater noster!» Pater noster! qu'est-ce que cela signifiait? Je n'en savais rien. Le grand-duc n'insista pas. Ce prince avait, comme l'Empereur, l'habitude de questionner, il me fit des questions à l'infini, mais ces questions n'étaient que des questions superficielles. Il évitait de me parler des choses qui auraient demandé un raisonnement sérieux. Mais cette réserve ne s'appliquait visiblement qu'à ce qui regardait l'Empereur. Quant à ce qui regardait ses propres affaires, à lui grand-duc, il m'en parla comme à un vieil ami, je n'étais que le dépositaire de ses paroles; ses paroles devaient être transmises à «son cher neveu», à «son bon neveu», à «son bien-aimé neveu», car Ferdinand III ne désignait pas autrement l'Empereur. Ainsi il me raconta qu'il avait eu toutes les peines du monde pour arrêter la violence des réactionnaires qui voulaient détruire de fond en comble le code Napoléon; qu'on lui avait dénoncé un personnage de sa cour, parce qu'il se servait d'une tabatière que l'Empereur lui avait donnée et qui était enrichie de son portrait; que lui, grand-duc, pour punir les dénonciateurs, il avait pendant toute une soirée pris du tabac dans cette tabatière, en félicitant maintes fois celui qui était possesseur d'un présent fait par le plus grand des souverains. Le grand-duc Ferdinand III était amoureux de l'empereur Napoléon.

Je pris congé du grand-duc: j'étais profondément reconnaissant de cet accueil. Au sortir du palais Pitti, à quarante pas de la porte, presque sous les croisées, un marchand forain vendait des chansons contre l'Empereur; j'entrai dans un café, j'écrivis directement au grand-duc pour me plaindre. Dix minutes après le chansonnier était chassé, et le même jour ces insultes en plein vent étaient défendues.

La haute police de Florence n'avait pas imité la politesse du grand-duc; elle m'avait prescrit de me rendre de suite dans ses bureaux, elle me demanda ce que je venais faire dans la capitale du grand-duché; je lui répondis que j'avais confié mon secret au grand-duc, et que j'allais le confier aussi au ministre Fossombroni: la police s'excusa de sa curiosité.

Le ministre Fossombroni, alors le plus grand homme de la Toscane, homme éminent partout (ce qui ne l'a pas empêché de mourir dans la disgrâce de son prince), Fossombroni, dont les travaux, à défaut de monument national, consacreront l'immortalité, Fossombroni me serra la main avec effusion. Sa parole était profondément respectueuse pour l'Empereur; tout ce qu'il disait semblait étudié pour glorifier le génie de «l'illustre banni». Il était très mécontent de tout ce que les réactionnaires faisaient; il me répéta deux fois: «Le monde social est passé sans transition de l'époque des géants à l'époque des pygmées: c'est dégoûtant!» Il me chargea de prier l'Empereur «de bien se tenir sur ses gardes». Il ajouta: «C'est à vous autres à veiller sur lui, car on veut le tuer.» Il ne se soucia pas que je visse ses collègues. Je me laissai diriger par lui.

La Toscane avait alors trois célèbres artistes: Benvenuti, dont le pinceau s'est illustré à la coupole de la chapelle des Médicis; Santarelli, qui égala les plus grands lapidaires de l'antiquité, et Morghen, le premier graveur du siècle. Je connaissais ces trois illustres personnages, j'eus du bonheur à passer quelques moments avec eux. Je passai aussi quelques moments agréables avec Bartolini, génie supérieur en sculpture; il avait le projet de faire le voyage de l'île d'Elbe, mais cela ne dépendit pas de lui, il ne le fit pas, et plus tard il m'en témoigna ses regrets.

À Pise, pépinière des hommes appartenant par état à l'instruction publique, il n'y eut pas cependant, lors de mon passage, d'individus convenables aux intentions de l'Empereur.

Mais à Pise, André Vacca, mon ami, chirurgien qui porta l'art de guérir à son perfectionnement, me donna l'hospitalité, et, avec son coeur brûlant, il se mit «corps et âme», selon sa propre expression, aux ordres de l'Empereur.

De retour à Livourne pour m'embarquer, je visitai les magasins et j'étudiai l'opinion livournaise. Les magasins étaient encombrés de marchandises anglaises, surtout de draps, mais l'écoulement par la vente n'était pas rapide. L'opinion des Livournais avait plusieurs nuances: le haut commerce craignait la rivalité britannique, car déjà les Anglais créaient des maisons de concurrence; le commerce intermédiaire trouvait que les consommateurs revenaient des folies qu'ils avaient faites pour se parer d'étoffes nouvelles; le peuple mercenaire travaillait, il gagnait et il célébrait ceux qui le faisaient gagner.

Je rendis compte à l'Empereur. Il écouta avec attendrissement tout ce que je lui racontais du grand-duc Ferdinand III. Il me dit: «Ce sont des éloges qui partent du coeur et qui arrivent au coeur; le temps et le lieu attestent leur sincérité. Mon oncle a toujours été un honnête homme; il conserve le souvenir de ce que je voulais faire pour lui.» C'était la première fois que l'Empereur disait «mon oncle» en parlant du grand-duc. Je lui fis connaître l'amoncellement que l'on trouvait à Livourne pour les vêtements militaires ou de marine.

L'Empereur n'interpréta pas bien mes paroles; il crut que je voulais lui conseiller d'acheter de ces draps pour le besoin de ses troupes, et il s'écria presque avec indignation: «J'aimerais mieux les voir couvertes de haillons, que de recourir aux Anglais pour habiller les braves gens qui les composent!» Néanmoins, je ne crois pas que les draps qu'il fit acheter à Gênes fussent des draps français, et, certainement, ce n'étaient pas aussi des draps liguriens.

L'Empereur s'amusa beaucoup de mon embarras par et pour le «Pater noster», et il me promit de m'expliquer cela plus tard; ce qui me prouva que ce «Pater noster» avait quelque chose de mystérieux. Il me fit répéter mot à mot toutes les paroles du ministre Fossombroni. Il se rappella (sic) avec intérêt d'André Vacca.

Pendant que j'étais sur le continent, l'Empereur avait fait une course à Rio, et l'agent comptable, qui en mon absence avait l'intérim de l'administration, s'était empressé de lui communiquer le plan d'une église qui devait être dédiée à saint Napoléon, et dont, avant nos malheurs nationaux, j'avais déjà fait creuser les fondements. L'Empereur s'étonna beaucoup de ce que je ne lui avais pas dit un seul mot à cet égard; il me demanda la raison de mon silence; il ajouta: «J'adopte votre plan. Maintenant j'ai trop de besogne sur les bras: nous commencerons aux premiers jours de l'année prochaine. Dans moins de deux ans tout sera fini.» Je répète cela pour justifier l'opinion qu'en arrivant à l'île d'Elbe, l'Empereur ne croyait pas en partir dans dix mois, et qu'il n'en serait pas parti si on ne s'était pas fait un jeu de la violation de son traité avec les trois grandes puissances de la coalition.

L'Empereur fit également demander en son nom par le grand maréchal le payement du trimestre échu des subsides annuels stipulés par ce même traité, et Talleyrand, à qui l'on s'était adressé en sa qualité de ministre des affaires étrangères, eut l'impudence de ne pas répondre.


II

L'EMPEREUR HOMME PUBLIC ET HOMME PRIVÉ.

Je me suis maintes fois entretenu du caractère de l'Empereur, mais ce que j'en ai dit se trouvait lié à des circonstances dont je devais rendre compte, et les traits caractéristiques ainsi épars n'ont pas pu se graver dans la mémoire de mes lecteurs. Le moment est venu de leur expliquer l'Empereur comme je me le suis expliqué à moi-même. Qu'on n'oublie pas que c'est un républicain qui parle!

Napoléon Bonaparte était Corse: l'orgueil le domina, jusqu'à ce que la noblesse innée de ses sentiments lui eût fait comprendre que l'orgueil n'était qu'une faiblesse puérile. Alors il remplaça l'orgueil par l'ambition; ainsi, dès son bas âge, son orgueil le poussait parmi les enfants qui étaient plus avancés que lui, et plus tard, à l'école de Brienne, son ambition le portait à prendre place avec les élèves les plus distingués. Cela l'obligeait à travailler.

L'ambition suivit Napoléon Bonaparte dans les camps; elle contribua glorieusement à en faire un général. Cette ambition était alors toute patriotique.

Le général Napoléon Bonaparte débuta dans le commandement des armées comme les vieux généraux en chef finissent. Son ambition le pressait de prendre place au premier rang; il arriva vite à la toute première place du premier rang. Son ambition était devenue une ambition de patriotisme et de gloire.

En Égypte, le poison du pouvoir le subjugua, et son ambition de patriotisme et de gloire fut aussi une ambition de puissance.

Le titre de consul était certainement un titre honorable, c'était une participation à la souveraineté. Un général pouvait s'en contenter: l'ambition intervint. Le général Bonaparte voulut être premier consul. Mais ici l'ambition du général Bonaparte faillit: elle ne lui inspira pas le désir d'être à la fois le premier consul et le premier citoyen de la République.

Le général Bonaparte avait tiré le glaive contre une fraction du peuple que la Convention nationale voulait frapper, il l'avait tiré contre les représentants du peuple qui étaient sous la protection de la loi. La première magistrature de la république, honorablement exercée, aurait peut-être effacé ces deux souvenirs, mais la triple ambition du général Bonaparte n'était pas encore satisfaite, et le premier consul ceignit la couronne impériale. Jour néfaste pour la France et pour lui!

Et qu'on ne pense pas que, monté sur le premier trône du monde, l'Empereur se trouva enfin satisfait. Son ambition patriotique, à laquelle il ne fit jamais défaut, même dans ses moments d'erreur, lui fit rêver que l'Europe n'était pas plus grande que ce qu'il fallait pour fixer les limites de l'empire français; les souverains de l'Europe prouvaient qu'ils anéantiraient la nation française, s'ils n'étaient pas anéantis par elle. Il fallait les briser ou en être brisé.

Une quatrième ambition naquit de la possibilité d'arriver à l'accomplissement des trois autres ambitions. L'Empereur ambitionna d'être, de sa personne, le premier de tous les empereurs européens; il l'était par le fait, il voulut aussi l'être par le droit. Ce qui fit surgir une cinquième ambition, l'ambition de famille. Elle ne fit jamais du bien à l'Empire, elle fit souvent du mal à l'Empereur.

L'Empereur était au faîte des grandeurs humaines, mais il n'était pas au faîte de la véritable grandeur: celle qui naît de l'amour du peuple! Il s'était séparé du peuple.

Tout est peuple dans l'état social: hors du peuple, point de salut. L'Empereur en fit la cruelle épreuve. Il serait injuste de dire que l'Empereur n'aimait pas le peuple, il l'aimait beaucoup, il faisait tout pour lui; seulement, il ne faisait rien par lui. C'était là son erreur, car toute sa suprématie ne lui donnait pas le droit d'agir sans le peuple. Le peuple ne supporte pas l'humiliation, il se sépara de l'Empereur. Toutefois, le peuple chérissait l'Empereur sincèrement; il se serait dévoué pour lui. Mais son bien au-dessus de tous les biens était l'exercice permanent de ses droits naturels et imprescriptibles.

Les renégats du peuple accoururent auprès de l'Empereur: ils s'étaient dits hommes libres, ils s'honorèrent de devenir esclaves. C'était cette fraction qui s'était constituée le peuple du Directoire, qu'on appelait le peuple doré: écume thermidorienne, la base corrompue et corruptrice de toutes les factions liberticides.

Le premier Consul parlait du grand peuple, l'Empereur ne parla que de la grande nation. On ne fit pas attention à ce changement; cependant, il était significatif.

Le berceau de l'Empire se trouva au milieu des fanges directoriales, purgées par le Consulat de leur écume la plus dégoûtante.

Il fallait donner à l'Empire naissant les formes apparentes des vieilles monarchies. L'Empereur avait par nécessité adopté les hommes de la Révolution, mais, malgré les hochets et les titres, ils ne pouvaient pas lui constituer une cour: il appela à son aide les hommes de la contre-révolution.

Il eut à ses côtés la Révolution et la contre-révolution, amalgame incohérent qui ne fit jamais fusion et eut pour résultat de détériorer les hommes de la Révolution et les hommes de la contre-révolution. Fouché de Nantes représentait les uns, Talleyrand-Périgord représentait les autres: ils faillirent également à leurs principes primitifs.

Une sphère semblable ne pouvait pas être l'unique sphère de l'Empereur. Il se créa un monde d'hommes éminemment supérieurs qu'il alla chercher parmi les révolutionnaires comme parmi les contre-révolutionnaires, et qu'il plaça dans les fonctions gouvernementales de l'État: ce fut son monde spécial.

L'Empereur était patriote, il était entièrement dévoué à l'honneur et à la gloire de la patrie. «La France avant tout» fut le sentiment de sa vie entière. Un sentiment pareil, excitant sans cesse son génie, conduisit facilement l'Empereur à lire dans l'âme de ce peuple factice, et il en connut bientôt tous les replis. Connaissance fatale qui lui fit juger l'homme par les hommes qui l'entouraient! Dès lors, il ne crut plus à la vertu, à la probité, au désintéressement; il ne vit l'espèce humaine qu'à travers le prisme trompeur des cours. De là, son incrédulité pour la pureté des existences le plus noblement remplies; de là, un abandon inouï dans la confiance qu'il accordait à des hommes qu'il ne lui était guère possible d'estimer. Il ne pouvait pas se figurer d'être trahi ou trompé par ceux qu'un calcul d'intérêt devait porter à le bien servir. Il menaçait toujours, il ne punissait jamais, il ne savait pas punir. Il se plaisait à prodiguer les récompenses. Encore un trait: quelque fût son dédain pour les hommes, il fouilla sans cesse dans toutes les classes de la société pour y trouver des hommes honorables et honorés.

L'Empereur fut un grand homme, mais il lui manqua d'être un grand citoyen. Il se laissa éblouir par les fausses grandeurs. Lui aussi voulait un trône. Pourquoi les hommes l'ont-ils laissé faire? Pourquoi tant d'ambitions et tant de vénalités lui crièrent-elles: «Soyez empereur!...» La veille de sa malheureuse élévation à l'Empire, nous étions quelques républicains réunis au Palais-Royal, et nous murmurions contre l'ambition patente du premier Consul. Curée, le conventionnel, était avec nous: il disait que si le premier Consul aspirait à la couronne, s'il voulait la prendre, il fallait le mettre hors la loi, et le lendemain, malgré ce qu'il avait dit la veille,--à cause de ce qu'il avait dit,--il demanda que le Tribunat émît le voeu que Napoléon Bonaparte fût proclamé empereur des Français! Et la France entraînée par ses meneurs, restes impurs de la corruption directoriale, répondit à la motion de Curée par...(sic).

Curée n'était cependant ni un malhonnête homme, ni un homme corrompu, mais il avait parlé: on lui inspira des craintes et l'on exploita sa faiblesse. L'Empire insulta à la chute républicaine en s'appelant dérisoirement empire républicain, et les républicains restés fidèles à la foi jurée devinrent des parias politiques.

Tel était l'Empereur comme homme public: je vais maintenant l'esquisser comme homme privé.

L'enfance et l'adolescence de l'Empereur furent plus remarquables par la précocité de la raison que par le développement du génie. Son caractère était studieux: on le considérait comme un jeune homme instruit. Toutefois, son premier avancement militaire ne fut pas rapide; il resta sept ou huit ans sans pouvoir atteindre au grade de capitaine, ce qui était rare alors. Tous ses camarades le regardaient comme un bon camarade: il devait l'être, car il n'en oublia jamais aucun.

L'Empereur était essentiellement religieux, je crois même qu'il était un peu superstitieux. Si l'Empereur avait eu une vie calme, une situation ordinaire, il aurait été dévot: il avait des saints de prédilection; les cérémonies du culte lui plaisaient lorsque leur splendeur n'avait pas un air mondain, il n'avait oublié aucune des prières que sa mère lui faisait réciter. La princesse Pauline disait: «L'Empereur sait bien mieux prier que moi.» J'avais un aumônier pour l'administration que je dirigeais; cet aumônier serait mort de peur, si on l'avait fait coucher dans la sacristie: l'Empereur trouva qu'il n'y avait là rien d'extraordinaire; il pensait qu'il était permis de se troubler dans une église non éclairée, surtout au milieu de la nuit. Il ne souffrait pas des paroles qui outrageaient la religion. Mais il ne voulait pas que des prêtres fussent autre chose que des prêtres, qu'ils quittassent la paix du sanctuaire pour porter le trouble dans la société.

Madame Mère m'assurait que l'Empereur avait toujours eu un coeur d'or: «Lorsqu'il était petit enfant, me disait-elle, il était constamment prêt à partager avec les autres petits enfants, alors même qu'on ne partageait pas avec lui, et, quelquefois, je devais le gronder.» Cette générosité des premiers jours de sa vie ne se démentit jamais, et ses plus grands ennemis l'ont reconnu. Il resta toujours fidèle à ses liaisons de jeunesse: il combla de bienfaits tous ceux avec lesquels il avait eu alors quelques rapports d'intimité. La France ne sait que trop combien il fut bon parent. Il aima constamment Joséphine, mais il n'oublia point une dame qu'il avait connue en Égypte, et qui l'avait suivi en France. Son blâme était sévère pour l'homme qui affichait une maîtresse; il l'était aussi pour la femme dont la parole n'était pas réservée.

Dans la vie privée, il se laissait moins aller aux mots blessants que dans la vie publique; il se servait même de la vie privée pour réparer les torts de la vie publique. Il ne lui était pas cependant facile de faire le bonhomme: son habitude de pouvoir absolu ne prêtait pas au laisser aller. Toutefois, il y avait des circonstances où le bonhomme était seul. Par exemple, on ne voyait que le bonhomme dans les petites invitations, lorsqu'il pouvait se considérer comme étant tête à tête, et alors rien n'indiquait l'Empereur, parce qu'il s'effaçait entièrement. J'ai quatre fois joui de cette distinction honorable, une fois pour manger des huîtres, repas pendant la durée duquel l'Empereur fut d'une gaieté indicible. C'était son moment le plus gai.

Le savoir de l'Empereur était si vaste, si général, que l'Empereur pouvait mêler sa parole à toutes les questions du ressort de l'esprit humain; il aimait mieux discuter sur des choses dans le débat desquelles il pouvait apprendre que sur des choses dans le débat desquelles il pouvait instruire, et il ne s'en cachait pas. Dans ses raisonnements ordinaires, il se mettait à la portée de tout le monde et il n'intimidait personne. Son opinion était péremptoire quant aux questions politiques. «En morale, disait-il, il ne faut ni des si, ni des mais. La morale doit être toute de pureté, ou je ne la comprends pas.» Je l'ai entendu adresser ces paroles à une dame qui était à cet égard loin de penser comme lui.

Les chirurgiens affectent pour l'ordinaire une dureté qui souvent n'est que factice; j'ai vu Samson, le meilleur de tous les hommes, l'une des plus hautes sommités chirurgicales, vouloir paraître dur en ayant les larmes aux yeux. L'Empereur était un peu de cette trempe: il cherchait à cacher sa sensibilité, alors même que sa sensibilité l'étouffait. Il ne pouvait pas nommer son fils sans se troubler, il ne pouvait pas parler d'un événement malheureux sans que sa parole fût péniblement altérée, et son coeur était faible autant que son âme était forte. On lui aurait fait faire beaucoup de choses en le prenant par la sensibilité.

Au milieu de ses grandes qualités, l'Empereur avait une manie des petits esprits qui excite encore mon étonnement: l'Empereur aimait trop à connaître le détail vulgaire des vies du foyer, la teneur des bavardages dans les coteries, ce que disait celui-ci, ce que faisait celui-là, et il ne se montrait pas toujours sans susceptibilité pour les niaiseries.

Ma grande étude a été de suivre l'Empereur pas à pas. Je ne l'ai pas un seul moment perdu de vue pendant toutes ses explorations de l'île d'Elbe, de la Pianosa et de Palmajola. Là où je n'étais pas avec lui, j'allais de suite après lui, ou je me faisais immédiatement rendre compte par ceux qui sans erreur pouvaient à peu près m'instruire. Il y avait entre les quelques personnes qui entouraient plus particulièrement l'Empereur une espèce d'engagement de se dire mutuellement ce qu'elles savaient,--et elles se le disaient, à moins que le devoir du secret imposé ne les obligeât à garder le silence,--de manière que, pour tout ce qui n'avait pas besoin d'être couvert d'un voile, ces quelques personnes connaissaient ensemble ce que l'Empereur faisait, ce qu'il disait et presque ce qu'il pensait. Mais un homme tel que l'Empereur ne pouvait pas laisser deviner les graves sujets de méditation qui devaient changer ou désarmer sa destinée: alors son âme était impénétrable, son coeur sans vibrations, ses traits sans mobilité, son regard sans feu et ses gestes sans énergie. Tout dans sa nature était soumis à la force de sa volonté. Au moral comme au physique, il ne paraissait que ce qu'il voulait paraître. On ne savait rien de lui, surtout lorsqu'on croyait en savoir quelque chose. Mais lui n'ignorait aucune des pensées dont il était l'objet, car ces pensées, il les faisait naître, et il leur imprimait la direction dont il pouvait tirer le parti le plus avantageux.


III

ISOLEMENT DE L'EMPEREUR.--SERVICE D'INTÉRIEUR.

Grâce aux meubles de la grande-duchesse Élisa et du prince Borghèse, l'Empereur avait embelli son palais; chaque jour il l'embellissait encore. Mais il n'achetait pas du moins des choses d'agrément: il se bornait à choisir dans l'abondance dont le hasard l'avait rendu possesseur. Toutefois, il était seul au milieu de ses lambris; il était décidé qu'on ne laisserait pas venir l'Impératrice, l'arrivée de Madame Mère se faisait attendre, et la princesse Pauline ne devait retourner qu'assez tard. On a mal connu l'Empereur: l'Empereur avait besoin d'affection, il ne s'habituait pas à son isolement, il ne se résignait pas à l'absence de son fils, peut-être à celle de sa femme. L'impatience qui le dévorait pendant qu'il attendait la garde impériale venait le dévorer encore. L'Empereur souffrait; des amis éprouvés l'entouraient, mais ils ne pouvaient pas lui dispenser les consolations qu'il aurait puisées dans l'amour maternel et dans la tendresse fraternelle,--je n'ose pas me permettre de dire dans le dévouement conjugal: sa fatale compagne n'avait jamais été dévouée, elle n'avait point compris la grandeur de sa destinée; elle avait traversé des jours de gloire sans s'occuper d'autre chose que des pierreries précieuses dont la gloire se plaisait à la surcharger: c'était une pagode couronnée. Elle ne sut pas même se faire oublier! Les fastes des déceptions humaines apprendront à la postérité la plus reculée la baraterie honteuse qu'elle fit du nom auguste qu'elle portait. Mais il y avait un fils: cela seul explique les soupirs et les voeux de l'Empereur. Les amis éprouvés n'étaient auprès de l'Empereur que lorsque l'Empereur les appelait. Les rapprochements de la journée étaient fugitifs, lorsqu'ils n'étaient pas purement des rapprochements de travail. Ses soirées avaient seules la prérogative de dispenser les douceurs de l'intimité, mais l'heure du couvre-feu en abrégeait la durée. Tous les autres moments étaient durs, même lorsqu'ils étaient pleins d'activité.

Les soirées de l'Empereur étaient d'une simplicité toute bourgeoise. Elles se passaient en causeries pour l'Empereur. Il y avait une table à jeu pour les invités; on y jouait très petit jeu. Mais ces soirées presque patriarcales avaient chacune un événement remarquable, le plus remarquable de tous ceux qui ont pu faire connaître le caractère de l'Empereur.

L'Empereur avait des défauts, des préjugés, des caprices. Parmi ses défauts, l'Empereur en avait un dont le malencontreux caractère, d'une reproduction fréquente, était toujours blessant et qui, sans nul doute, fut la cause des haines inexorablement acharnées à sa perte: l'Empereur n'était pas colère, même quand il était indigné, mais dans un premier mouvement de vivacité il avait des paroles qui blessaient cruellement, et qui ne cessaient plus d'être saignantes (sic). L'Empereur ignorait souvent qu'il avait blessé, et lorsqu'il était convaincu d'une blessure faite par lui, il cherchait immédiatement à la guérir. Il n'y réussissait pas toujours. Toutefois, la plénitude de sa bonne intention était patente. C'était plus particulièrement dans les soirées que cette bonne intention se manifestait. Les soirées n'étaient pas régulières; l'on n'y participait généralement que par invitation, sauf quelques exceptions privilégiées. Lorsque l'Empereur avait eu quelque discussion, qu'il s'était laissé aller à une impétuosité de mots offensants, l'offensé ne manquait jamais d'être appelé à la soirée, et il y était le plus fêté. L'Empereur se retirait ordinairement à neuf heures; lorsque neuf heures sonnaient, il s'approchait du piano, et avec l'index il battait sur les touches les notes suivantes: ut ut sol sol la la sol fa fa mi mi ré ré ut. Et lorsque ce concert impérial était terminé, l'Empereur s'approchait de la personne avec laquelle il avait querellé et lui posait amicalement la main sur l'épaule, il lui disait affectueusement: «Eh bien! nous avons fait comme les amoureux, nous nous sommes fâchés! Mais les amoureux se raccommodent, et, raccommodés, ils s'en aiment davantage. Adieu, bonne nuit, sans rancune!» Et l'Empereur se retirait avec un contentement si expressif que tout le monde en était touché. L'Empereur ne prenait aucun masque, il se montrait tel quel. Il ne pouvait pas aller se coucher dans un état de brouillerie; la brouillerie lui pesait comme un cauchemar.

Malgré la simplicité des soirées, le service intérieur du palais était largement établi, et il pouvait suffire aux nécessités d'une grande réception. Lorsqu'il arriva à l'île d'Elbe, l'Empereur avait avec lui deux de ses plus anciens valets de chambre, MM. Huber et Pelard, braves gens, capables, et surtout fidèles; il avait aussi M. Colin, homme honorable, intelligent et dévoué: ces messieurs retournèrent à Paris, après avoir installé l'Empereur à Porto-Ferrajo. M. Marchand arriva pour être employé en qualité de premier valet de chambre. Alors l'organisation définitive du service intérieur se composa de la manière suivante:

/* MM. Marchand, premier valet de chambre. Gilles, second. Saint-Denis, premier chasseur. Noverraz, second. /*

Le service des appartements se fit par quatre huissiers: deux Français et deux Elbois; les Français se nommaient Dorville et Santini. Puis il y avait deux chefs des valets de pied: Archambault, Mathias.

M. Marchand, dont les paroles sacramentales du testament de l'Empereur ont si honorablement fait connaître le nom, préludait alors à cette vie de fidélité dévouée. M. Marchand avait reçu une bonne éducation; il en avait bien profité, et beaucoup de fanfarons de naissance auraient pu lui demander des leçons d'urbanité. L'Empereur savait bien ce qu'il faisait lorsqu'il lui accorda une grande confiance. M. Marchand fit partie de la commission qui alla chercher les cendres de l'Empereur à Sainte-Hélène: personne n'était plus digne que lui de remplir cette tâche pieuse.

M. Saint-Denis était aussi un homme de fidélité et de dévouement. L'Empereur pouvait entièrement compter sur lui. Il y avait dix ans qu'il était au service impérial: il y était entré sous les auspices du duc de Vicence, ce qui était une garantie de probité. M. Saint-Denis avait suivi l'Empereur dans les guerres. Un grand souvenir m'attache à M. Saint-Denis: c'est lui qui m'apporta la lettre confidentielle dans laquelle l'Empereur me faisait pour la première fois pénétrer le secret de son départ. Il fut à Sainte-Hélène l'un des témoins quotidiens des crimes permanents par lesquels le gouvernement anglais abrégea la vie de l'Empereur. Il a voué un culte de respect à la mémoire de celui qui, dans l'expression de sa dernière volonté, lui donna une preuve impérissable de son estime.

Il y eut une occasion de froissement entre l'un des braves les plus distingués de la garde impériale et le second valet de chambre de l'Empereur, M. Gilles. Ce n'est pas sans intérêt pour la connaissance du caractère social qui dominait à l'île d'Elbe. Des officiers de la garde étaient au café; ils avaient M. Gilles en leur compagnie. M. Gilles ne jouissait peut-être pas de l'affection qui entourait M. Marchand: il était jeune, étourdi et, je crois, un peu bruyant. Le capitaine Cornuel entra dans le café; les officiers l'invitèrent, il n'accepta pas. On crut qu'il n'acceptait pas pour éviter de se trouver publiquement en société avec M. Gilles, ce qui était vrai, et le capitaine Cornuel ne chercha pas du tout à le taire. Cela amena une explication. M. Gilles prétendait que l'Empereur lui avait donné le rang de capitaine; le capitaine Cornuel lui disait: «N'importe le rang fictif que l'Empereur vous donne, mais vous me servez lorsque j'ai l'honneur d'être admis à la table impériale, et, sans vouloir vous blesser, je me dois de garder ce souvenir.»

Ce jour-là je me trouvais au café avec le trésorier de la couronne. L'Empereur me demanda ce que j'en pensais. Je lui répondis qu'il me semblait que la susceptibilité du capitaine Cornuel était celle d'un homme honorable. Il ne me dit plus rien, mais M. Gilles s'abstint dès lors de la fréquentation des lieux publics. Il y avait en effet quelque inconvénient à ce que les personnes du service impérial intérieur se trouvassent souvent au milieu des réunions qui avaient leur franc parler.


IV

LA PORTE DE TERRE.--LE SECRET.

L'Empereur, lorsqu'il habitait l'hôtel de ville, était peiné de s'offrir en spectacle chaque fois qu'il voulait monter en voiture pour aller à la promenade, ce qui arrivait quotidiennement: cet inconvénient l'entraîna à habiter le palais impérial tandis que les ouvriers en étaient encore en possession.

Des mesures militaires avaient mis la Porte de Terre dans un état tel qu'une voiture était dans l'impossibilité de sortir de la place. L'Empereur, logé dans sa nouvelle demeure impériale, avait de suite chargé le maire de Porto-Ferrajo de faire rendre cette porte à la libre circulation, et le maire avait assuré l'Empereur qu'on allait mettre la main à l'oeuvre. L'Empereur tenait à l'exécution prompte de cette mesure, par suite de laquelle il pourrait sortir de la ville sans être embarrassé par les curieux et par les solliciteurs. Mais il fallait des bras pour mettre la main à l'oeuvre, et les bras étaient tous occupés aux travaux multipliés dont l'Empereur lui-même pressait l'accomplissement. L'Empereur ne savait pas attendre. Trois jours s'écoulèrent sans qu'il y eût rien de commencé: il n'y tint plus. Le troisième jour, il m'ordonna verbalement d'envoyer le lendemain à la Porte de Terre, où ils devaient se trouver avant le lever du soleil, six ouvriers mineurs pourvus de leurs masses et de leurs fleurets de fer. Désireux de savoir à quoi l'on allait employer mes ouvriers, je m'acheminai vers le rendez-vous que je leur avais donné, et en route je me trouvai face à face avec l'Empereur. Il était seul, j'en fus étonné; il me dit en riant: «Soyez tranquille, je ne suis pas en bonne aventure. Venez avec moi.» Je le suivis à la Porte de Terre, où bientôt un fort détachement de la garde nous joignit. Ces braves venaient en pionniers pour aplanir la route; ils semblaient joyeux d'avoir quelque chose à faire sous les yeux de l'Empereur. L'Empereur dirigea les soldats et les mineurs. Enfin la main était vraiment mise à l'oeuvre; l'ouvrage fut assez avancé dans la matinée pour que l'Empereur pût sortir désormais de la place par cette porte. Les grognards exerçaient leur mémoire en même temps qu'ils fatiguaient leurs bras: ils racontaient la guerre; on croyait entendre le récit fabuleux des contes orientaux. L'Empereur s'amusa beaucoup de leur jaserie anecdotique; il m'assura que personne n'avait autant d'imagination qu'eux pour les sornettes.

Le détachement de la garde avait été bruyant dans sa marche: tout le monde s'était mis à la croisée. Une espèce d'Aspasie française s'y était mise comme tout le monde; elle y resta pour attendre le retour de l'Empereur. Lorsque l'Empereur revint, l'Aspasie lui fit des grimaces doucereuses, et l'Empereur, presque fâché, peut-être humilié, me dit: «Il paraît que cette femme s'imagine que je suis un conscrit.» La police ordonna à la dame d'être plus circonspecte à l'avenir, ce qui touchait de près à une menace d'expulsion. L'Empereur avait pris la chose au sérieux.

La promenade continuait à être d'une nécessité absolue pour l'Empereur. Tous les jours il allait au château de Saint-Martin, ou autour du golfe de Porto-Ferrajo, ou à Longone ou à Marciana. Rio-Marine était réservé pour les promenades à cheval. Personne ne savait ordinairement de quel côté l'Empereur porterait ses pas. Cependant les Anglais ne cessaient point de se trouver sur son passage; ils semblaient être instruits de ce dont les alentours de l'Empereur n'avaient aucune connaissance. On en fit l'observation; sans avoir précisément des craintes sur l'assiduité britannique, que l'on ne pouvait certes pas considérer comme un effet de tendresse, l'état-major de la garde pria l'Empereur de permettre qu'un officier l'accompagnât: l'Empereur y consentit de suite. À dater de ce jour, le capitaine de service au palais impérial monta dans la voiture impériale, et l'on crut que l'Empereur était plus en sûreté. Le brave qui accompagnait l'Empereur devenait la gazette officielle du jour; ses récits faisaient foi, et bien des nouvelles qui circulaient en Europe partaient de cette source.

L'Empereur paraissait quelquefois laisser échapper des paroles qu'il avait pourtant l'intention de rendre publiques, même populaires. Lorsqu'il voulait que son langage fît beaucoup d'impression, il le répétait de diverses manières, sous différentes formes, et il finissait par demander si dans le public on parlait de ce qu'il venait de dire. Puis il ajoutait: «Le public est un renard, je suis certain qu'il ne laissera pas passer cela inaperçu; soyez attentif, vous me répéterez son opinion.» Alors l'on interrogeait le public, et l'Empereur finissait par savoir ce qu'il voulait.

L'Empereur avait une autre habitude embarrassante. Lorsque, sortant du cercle des affaires ordinaires, il confiait quelque chose qui avait une apparence sérieuse, il prescrivait le secret, et je ne crois pas qu'à l'île d'Elbe il l'ait jamais prescrit en vain. Puis la chose, d'abord sérieuse, finissait par n'être plus sérieuse, et alors l'Empereur en parlait. Jusque-là c'était bien. Mais ensuite l'Empereur venait vous dire: «Eh bien, vous avez divulgué ma confidence!» et cela affligeait lorsqu'on ne savait pas que c'était une petite manie d'amusement impérial. Toutefois, l'Empereur ne vous laissait pas longtemps dans l'embarras: il riait bientôt de sa malice; surtout il ne s'offensait pas de ce qu'on lui répondait vertement qu'il se trompait. On pouvait aller jusqu'à lui prouver qu'il était lui-même le divulgateur; le trésorier Peyrusse,--qui parlait toujours d'une manière joviale, sans cependant parler d'une manière déplacée,--lui dit une fois: «Non, Sire, ce n'est pas moi, et je ne suis pas assez haut placé pour punir le coupable.» L'Empereur comprit parfaitement M. Peyrusse.

Cette exigence de secret était parfaitement raisonnée de la part de l'Empereur; elle servait ses projets. Ses confidences étaient faites aux personnes qui pouvaient le seconder; les personnes initiées à ses vues agissaient sans que rien les embarrassât ou cherchât à les embarrasser, et tout était fait lorsqu'on s'apercevait de ce que l'Empereur avait voulu faire. La situation de l'Empereur ne lui permettait pas de jouer constamment jeu sur table. Il ne faudrait pas croire pourtant que l'Empereur était facile à livrer son secret; l'Empereur ne disait que ce qu'il fallait dire. Le nombre de ses confidents était extrêmement restreint; il n'avait pas un confident absolu. Sans doute en étant sans cesse auprès de l'Empereur témoin ou collaborateur, l'on pouvait bien deviner ou préjuger les intentions qui le maîtrisaient, et les conséquences que l'on tirait de ce que l'on croyait à peu près savoir mettaient sur les traces mêmes de ce qu'il pouvait y avoir d'occulte dans sa conduite apparente. Même dans la plus grande intimité de la vie privée, nous nous tenions rigoureusement sur nos gardes, pour ne pas nous écarter de la circonspection imposée ou recommandée. À l'île d'Elbe, les secrets de l'Empereur furent saints et sacrés pour ceux qu'il en honora. Jamais le général Drouot ne chercha à savoir ce que l'Empereur m'avait dit, jamais je n'eus la pensée de le lui confier, cependant le général Drouot était l'homme de ma vénération. La tempête sociale nous a dispersés sans qu'il nous ait été possible de nous confier ce que chacun de nous savait. Je n'ai pu m'épancher qu'avec le général Drouot. J'avais obtenu de quitter l'Autriche: j'étais en Suisse, le général Drouot vint m'y trouver; le général Desaix et le général Chastel étaient avec lui: il était impossible de voir une réunion plus parfaite que celle de ces trois officiers généraux. Il n'y avait plus de secrets à garder: le malheur nous autorisait à parler. Le général Drouot n'en revenait pas de ce que je savais, encore plus de ce que je ne m'étais jamais laissé pénétrer. Je n'étais peut-être pas le seul dans cette position exceptionnelle.

L'Empereur avait une autre habitude. Alors qu'il prouvait le plus son estime, il témoignait le moins son affection, surtout en public. Le premier mouvement de l'Empereur le décelait: c'était le mouvement du coeur. Après, il posait: il subordonnait son regard, sa parole, son geste, tout, au besoin d'envelopper ce qu'il croyait ne pas devoir faire connaître. Bien lui en valait d'agir ainsi: ses chambellans, tous de l'île d'Elbe, étaient les yeux et les oreilles des Elbois, et les Elbois leur imposaient pour ainsi dire la communication de ce qu'ils pouvaient parvenir à savoir, par un sentiment d'intérêt qui avait quelque chose de filial. De là, des commentaires sur la parole la plus simple, des jugements sur l'action la plus ingénue, des opinions sur le regard le plus indifférent. Ensuite nous étions tous connus à Porto-Ferrajo: on savait quel était l'homme de tête, quel était l'homme de coeur, quel était l'homme de courage, quel était l'homme de dévouement, et lorsqu'on voyait l'Empereur serrer la main de l'un de ces hommes, on croyait avoir lu dans son âme. Cela avait son danger; c'est contre ce danger que l'Empereur cherchait à se mettre en garde. Je l'ai vu, à l'aspect inattendu de personnages devant lesquels il ne voulait pas se laisser pénétrer, passer tout à coup d'une conversation riante et affectueuse à une conversation sombre et décolorée, et ne plus laisser échapper un mot que l'on eût envie de retenir.

L'Empereur avait fait suivre son argenterie de campagne: c'était plus qu'il ne lui en fallait pour sa vie impériale de l'île d'Elbe. Les plus petits besoins de sa souveraineté passée étaient cent fois plus importants que les plus grands besoins de la souveraineté présente. Il était convaincu à cet égard.

Mais l'Empereur se plaignait souvent de la pauvreté de sa bibliothèque. Cependant il avait reçu avec ses bagages deux fourgons chargés de livres, et depuis son arrivée à Porto-Ferrajo il avait acheté plusieurs ouvrages. Un jour qu'il m'entretenait de sa pénurie à cet égard, je lui dis qu'il me semblait que cinq cents volumes bien choisis pouvaient remplir la vie: «La vie de méditation, oui, me répondit l'Empereur en m'interrompant; mais la vie de travail, non, car pour faire de bons livres, il faut étudier beaucoup de livres, et encore, malgré les grandes études, les bons livres sont rares.» Néanmoins, l'Empereur n'a pas écrit de livres à l'île d'Elbe.

L'Empereur avait perdu l'habitude d'écrire lui-même: il n'était plus propre qu'à dicter, mais il dictait avec une facilité étonnante. L'expression lui venait toujours à propos, et jamais il ne courait après un mot. Seulement il dictait trop vite: la première fois que j'écrivis sous sa dictée, je suais sang et eau pour le suivre, et je ne pouvais pas y parvenir. Le général Bertrand écrivait comme moi, mais il en prenait tout à son aise, et pourtant il ne faisait pas attendre: c'est qu'il n'écrivait que le sens de la dictée. Il eut pitié de ma fatigue, il m'engagea à faire comme lui. Il m'assura que c'était là sa manière, que l'Empereur avait fini par en prendre son parti. Je débutais dans la carrière. Le général Bertrand en avait déjà parcouru un grand espace. Je ne pouvais pas me permettre ce qu'il se permettait. Je continuai donc à labourer péniblement. Plus tard, lorsqu'il prenait envie à l'Empereur de mettre matériellement ma plume à contribution, ce qui lui arrivait quelquefois, je le prévenais dès qu'il me devançait trop rapidement, et aussitôt il ralentissait sa marche, à moins pourtant qu'il ne fût préoccupé: alors il allait sans s'arrêter, sans écouter, et il était arrivé qu'on n'était encore qu'à moitié route. Mais jamais il ne faisait une plainte ou un reproche pour le retard: il attendait patiemment la fin de la besogne. Il prenait indistinctement pour cette opération mécanique ou le général Bertrand, ou le général Drouot, ou le trésorier Peyrusse ou moi, et le premier rencontré était le premier pris. Le général Bertrand n'aimait pas cette corvée, il l'esquivait autant que possible. Le trésorier Peyrusse faisait comme le général Bertrand: il supprimait autant de paroles qu'il pouvait. Du reste, l'Empereur ne donnait jamais des ordres pour ce travail, et c'était toujours sous la forme d'un service à lui rendre qu'il vous engageait à mettre la main à l'oeuvre. D'abord il demandait si l'on avait quelque chose à faire: lorsque la réponse était affirmative, il gardait le silence, et lorsque la réponse était négative, il vous tendait un siège ou vous indiquait la place que vous deviez prendre. Je ne l'ai jamais vu de mauvaise humeur, lorsqu'on lui donnait une bonne raison pour ne pas faire ce qu'il désirait.

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