Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 1/8)
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Title: Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 1/8)
Author: J. B. de Saint-Victor
Release date: June 1, 2012 [eBook #39880]
Language: French
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TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.IMPRIMERIE DE COSSON, RUE GARENCIÈRE, No 5.
TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS,
DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS.Dédié au Roi
Par J. B. de Saint-Victor.Seconde Édition,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.
TOME PREMIER.—PREMIÈRE PARTIE.Miratur molem..... Magalia quondam.
Æneid., lib. 1.![]()
PARIS,
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN,
RUE DE SEINE, No 12.M DCCC XXII.
AVERTISSEMENT.
Il y a plus de deux siècles qu'on écrit sur Paris et sur ses antiquités. Ce sujet a fait naître une foule d'ouvrages où toutes les recherches semblent avoir été épuisées; et cependant il restoit encore un bon livre à faire sur cette cité célèbre, un livre sinon plus savant, du moins plus utile et mieux conçu que tous ceux qui ont été faits jusqu'à présent.
Paris peut être considéré sous les rapports divers de ses antiquités religieuses, de ses institutions civiles et politiques, des révolutions qu'il a éprouvées, des mœurs et des coutumes de ses habitants, des faits historiques dont il a été le théâtre, des monuments des arts qu'il renferme, etc. L'ensemble de ces rapports dans ce qu'ils ont de plus curieux et de plus important peut seul constituer une description intéressante d'une ville que tous les peuples de l'Europe, toutes les classes de la société sont avides de connoître; et jusqu'ici cependant aucun de ceux qui en ont écrit l'histoire, ne l'a conçue sur ce plan général, n'en a même rempli quelques parties à la fois d'une manière satisfaisante.
On ne connoît sur Paris aucun livre qui ait été écrit avant le règne de François Ier. À cette époque[1] un libraire, nommé Corrozet, publia un ouvrage ayant pour titre: La Fleur des antiquités, singularités et excellences de la ville de Paris. Ce livre fut réimprimé environ cinquante ans après, avec quelques augmentations, par un autre libraire, nommé Bonfons. Il n'a maintenant d'autre mérite que celui de son ancienneté; et ces deux auteurs ne s'y montrent exacts que lorsqu'ils parlent de l'état des choses, telles qu'elles étoient alors, et qu'elles se présentoient à leurs yeux.
L'un et l'autre manquoient de lumières et de critique. Un religieux bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, dom Jacques du Breul, revit leur travail, consulta les titres, fit des recherches, corrigea leurs erreurs, et perfectionnant cette informe ébauche, en fit un livre nouveau[2], qu'il fit paroître au commencement du dix-septième siècle. On trouve dans cet ouvrage des renseignements précieux, et qui ont été d'une grande utilité à ceux qui ont écrit après lui: cependant, sans compter que Paris a entièrement changé de face depuis cette époque, son livre contient encore beaucoup d'erreurs, qu'il lui étoit sans doute impossible d'éviter, parce que la matière étoit trop vaste pour qu'un seul homme pût d'abord tout débrouiller et tout arranger.
Ces premiers ouvrages donnèrent naissance à des compilations, à des abrégés plus ou moins médiocres qui n'apprenoient rien de nouveau. Une dispute qui s'éleva quelques années après, entre deux savants[3], sur nos anciennes églises, sans éclaircir beaucoup la question qu'ils traitoient, répandit quelques nouvelles lumières sur les antiquités de Paris. Pendant ce temps, Henri Sauval, avocat au parlement, travailloit à nous donner des connoissances plus exactes et plus étendues sur un sujet aussi important. Il recueillit, dans les dépôts publics et dans les archives particulières, une quantité prodigieuse de documents et de titres sur l'état ancien et moderne de la ville de Paris, les lut, les dépouilla avec une patience infatigable; mais n'eut ni le temps ni peut-être le talent de les mettre en ordre, de les comparer, de les vérifier. Il en est résulté que son immense recueil n'est qu'un amas informe de matériaux confondus ensemble, et dont il est impossible d'user sans y apporter les plus grandes précautions. Il est plein de répétitions, de détails fatigants, de trivialités, inexact dans les faits, peu judicieux dans les réflexions; et ses erreurs sur une foule de matières, principalement sur l'appréciation des monuments, sont telles, qu'elles seroient insupportables aujourd'hui aux personnes même les moins éclairées.
Cependant tant d'éléments divers, amassés par ce laborieux écrivain, pouvoient servir à construire un édifice régulier, et il n'étoit besoin que d'un esprit sage et patient qui sût choisir et ordonner, pour en tirer une bonne histoire de Paris. D. D. Félibien et Lobineau, deux religieux bénédictins, l'entreprirent avec succès, mais plutôt en savants qu'en littérateurs. Leur compilation est exacte, méthodique, mais sèche et minutieuse: les grands et les petits événements y sont racontés du même style, avec la même prolixité; et ces récits diffus et monotones ne peuvent être lus avec fruit et patience que par des érudits. Saint-Foix, au contraire, dans ses Essais sur Paris, a moins voulu faire une description exacte de cette ville, que produire, à l'occasion de quelques-uns de ses quartiers, de quelques rues, qu'il trouve tout simple de présenter par ordre alphabétique, des opinions nouvelles et bizarres, des traits hardis, satiriques et licencieux. Son livre, qui eut beaucoup de succès dans un temps où un esprit de mutinerie et d'insolence contre toute autorité étoit un sûr moyen de réussir dans toute production littéraire, est justement considéré aujourd'hui comme l'ouvrage d'un homme qui joignoit à quelque vivacité d'esprit, un jugement faux et une inexpérience complète sur les grandes questions de morale et de politique qu'il a l'audace de traiter à chaque instant. C'est de tous les écrivains sur Paris celui que nous avons lu et consulté avec le plus de défiance et de précaution; il nous a été d'ailleurs d'un très-foible secours, ayant puisé lui-même dans Sauval, et le plus souvent sans critique, presque toutes les particularités dont se compose la compilation très-incomplète qu'il a publiée.
Nous ne parlerons point de Piganiol de la Force, le compilateur peut-être le plus ennuyeux, le plus dépourvu de discernement et de goût, parmi tous ceux qui ont entrepris de faire l'inventaire des monuments de Paris, de ses rues, et des curiosités dont il est rempli. Il n'est presque rien dans son livre qu'on ne trouve ailleurs plus exactement présenté et plus clairement décrit.
Le commissaire Delamare dans son Traité de la Police, Jaillot dans ses Recherches, l'abbé Lebeuf dans son Histoire du Diocèse de Paris, se sont montrés fort supérieurs à ceux qui les avoient précédés et à ceux qui les ont suivis. On diroit qu'ils se sont partagés entre eux un si vaste sujet, chacun en ayant traité plus spécialement une des parties dont il se compose; et tous les trois ayant porté, dans leurs travaux, une érudition et un discernement qui semblent ne pouvoir être surpassés. Sur la topographie ancienne et nouvelle de Paris, sur l'origine de ses monuments, sur ses institutions civiles et religieuses, sur toutes les parties de son administration, on peut dire qu'ils ont en quelque sorte épuisé la matière, et que leurs savants travaux laissent peu de choses à désirer; mais ce seroit vainement encore qu'on y chercheroit cet ensemble, cet accord de toutes les parties, sans lequel un ouvrage ne peut être bon, et quelques-uns de ces agréments du langage qui seuls font lire les bons ouvrages et en assurent le succès et la durée. Ils ont rassemblé d'excellents matériaux pour une histoire de Paris; mais cette histoire, aucun d'eux ne l'a faite, et n'a même pensé à la faire.
Toutefois ici finit la liste des écrivains qu'il nous est permis de citer. Après eux viennent en foule des compilateurs sans jugement, sans goût, dépourvus de toute critique, qui ramassent indistinctement tout ce qu'ont recueilli leurs devanciers, et en composent des rapsodies, dont pas une ne mérite même l'honneur d'être nommée[4].
Nous ne craignons donc pas de le dire, il n'existe pas encore un seul ouvrage où Paris soit considéré sous tous les rapports qui peuvent le faire bien connoître; où la description de ses monuments soit accompagnée d'une critique judicieuse sur leur véritable mérite; où les faits historiques, se liant aux peintures de mœurs, soient présentés dans cette juste mesure qui les rend curieux et attachants. On ne trouve dans aucun une marche claire et méthodique; aucun n'a donné un tableau complet et bien ordonné des diverses révolutions que cette ville célèbre a éprouvées.
Ce qu'ils n'ont point fait nous avons essayé de le faire: voici donc le plan que nous nous sommes tracé, et qu'autant qu'il est en nous, nous nous sommes efforcés de remplir.
Adoptant une division depuis long-temps consacrée, nous avons partagé en ses vingt quartiers la ville immense que nous avions à décrire; passant de là, et dans un ordre également consacré à la description particulière de chacun de ces quartiers, nous en avons d'abord présenté le tableau topographique, puis nous avons indiqué les accroissements qu'il a pu successivement recevoir. Viennent ensuite les institutions et les monuments, dans lesquels ce qui est religieux précède, autant qu'il est possible, ce qui n'est que civil et politique; de même que les origines et les antiquités sont discutées et expliquées avant que nous traitions de ce qui touche les productions des beaux-arts et les autres objets de détail purement matériels; et ces objets, dont l'importance sans doute est beaucoup moindre, sans être séparés de l'historique du monument ou de l'institution à laquelle ils appartiennent, y reçoivent une place et un classement tout particulier. Par un semblable motif, tout ce qui concerne les rues, les places publiques, leurs origines et leurs étymologies, est rejeté à la fin de chaque division; et là, rangé suivant l'ordre alphabétique, peut y être ou lu ou simplement consulté. Au milieu de tant de descriptions et de récits divers qui se suivent ainsi (nous le croyons du moins), sans embarras et sans confusion, nous avons introduit, lorsqu'il nous a semblé convenable de le faire et que l'occasion s'en est naturellement présentée, des dissertations générales sur plusieurs points les plus intéressants de nos anciennes traditions, tels que l'origine des églises et des monastères, celles des confréries, des corps de métiers, de l'université, des parlements, etc, etc.
Ce n'étoit point assez: le récit des grands événements dont Paris a été le théâtre pendant une si longue suite de siècles, pouvoit seul animer une semblable composition, en lier entre elles toutes les parties naturellement incohérentes, rompre la monotonie sans doute inévitable de tant de descriptions accumulées, mettre enfin dans leur véritable jour l'ensemble et les détails de cet immense tableau. C'étoit là une difficulté que n'avoit essayé de vaincre aucun de ceux qui ont écrit l'histoire de Paris: nous avons cru toutefois qu'elle n'étoit pas invincible. Ayant donc ainsi distribué la ville en ses vingt quartiers, nous avons imaginé de partager en dix époques l'histoire de ses révolutions; et nous les avons tellement disposées, que chacune d'elles s'est presque toujours rattachée par quelques circonstances frappantes et singulières aux deux quartiers auxquels elle sert, pour ainsi dire, d'introduction; et cette disposition nous l'avons combinée de manière que les trois principales époques de cette histoire se trouvant placées à la tête de chacun des trois volumes dont se compose l'ouvrage entier, elles sont ainsi devenues pour chacun de ces volumes une sorte d'introduction d'une importance plus grande, d'un plus vif intérêt, et celle en effet qu'il devoit avoir. En tête du premier volume est placée l'histoire de Paris sous les deux premières races, alors que la ville étoit circonscrite et renfermée dans cette île que l'on appelle aujourd'hui le quartier de la Cité, quartier le plus ancien de tous, et le premier dans l'ordre des descriptions. Au commencement du second volume, nous racontons les querelles sanglantes des Armagnacs et des Bourguignons, sous le malheureux règne de Charles VI, querelles dont la partie septentrionale de Paris, qui occupe tout ce volume, fut le théâtre principal. Enfin le récit des guerres de religion, depuis le règne de François II jusqu'à la prise de Paris par Henri IV, commence le troisième volume, consacré tout entier à la description de la partie méridionale de Paris; et l'on sait que ce fut dans cette partie de la ville que se passèrent les scènes les plus tragiques et les plus tumultueuses de cette époque de calamités; qu'elles s'y renouvelèrent même si fréquemment et pendant un si long espace de temps, que le faubourg Saint-Germain en avoit reçu le nom de Petite Genève[5].
Ce plan a obtenu les suffrages du public; on a de même approuvé le parti que nous avons pris de faire une simple énumération des innombrables productions des arts dont jadis étoient ornés les églises et autres monuments que nous avons décrits, indiquant ensuite dans des notes plus ou moins étendues, celles qui méritoient d'être remarquées, soit par l'excellence de l'exécution, soit par quelque singularité ou circonstance particulière qui pouvoit leur donner une sorte d'intérêt. C'étoit en effet le seul moyen de ne rien oublier et cependant de ne rien confondre; d'éviter l'examen fastidieux et la critique fatigante de tant de peintures et sculptures, ou mauvaises ou du moins médiocres, et par conséquent au-dessous de toute critique et de tout examen; et au milieu de cet amas d'objets si peu dignes d'occuper le lecteur, de lui faire distinguer nettement et promptement ce qui devoit arrêter sa pensée et ses regards. Nous ne craignons pas de dire que rien n'a plus contribué que cette disposition si simple, si facile, et que cependant aucun historien de Paris n'avoit imaginée avant nous, à répandre l'ordre et la clarté dans ce qui n'avoit été jusqu'alors que désordre et confusion. Au reste, nous ne nous ferons point un mérite d'avoir mieux apprécié ces productions des arts que nos devanciers; sur ce point tout étoit à faire: les plus habiles eux-mêmes n'y entendoient rien; les autres ont servilement copié ce qui avoit été écrit avant eux; et de tous les jugements qui ont été portés sur un si grand nombre de statues, de tableaux, de monuments d'architecture, il n'en étoit peut-être pas un seul qui ne fût à réformer.
Ce n'étoit point encore assez: un ouvrage du genre de celui-ci devient, presque à chaque page, obscur et quelquefois inintelligible, s'il n'est accompagné de cartes, de plans, de vues perspectives qui, au milieu de tant de descriptions purement matérielles, font saisir aux yeux ce que la parole est souvent impuissante à exprimer, et en sont alors l'indispensable complément. Sous ce rapport, notre première édition ne laissoit rien à désirer: elle étoit enrichie d'une collection de trois cents planches ou vignettes, qui offroient non-seulement la topographie complète de Paris dans tous ses détails, à toutes ses époques et avec tous ses développements, mais encore tous ses monuments actuellement existants, tous ceux que la révolution a détruits, tous ceux qui n'existoient déjà plus avant cette époque désastreuse, et dont quelques traces nous ont été conservées, ou dans des gravures extrêmement rares, ou dans des dessins inédits. Cette collection précieuse et jusqu'à présent unique en son espèce, étoit jointe au texte de cette première édition: elle accompagne la seconde dans un atlas in-4o, où elle a été arrangée dans l'ordre le plus méthodique, chaque planche portant un numéro qui correspond exactement aux renvois indiqués dans le texte.
Dans cette édition nouvelle, de même que dans l'autre, nous nous arrêtons à l'année 1789, époque à laquelle commence matériellement la révolution, époque que nous considérions, lorsque nous conçûmes la première idée de cet ouvrage, comme la fin de la monarchie. Nous nous y arrêtons, parce que l'histoire de cette révolution ne peut être traitée ni légèrement ni aussi succinctement qu'il le faudroit pour pouvoir trouver place dans un livre tel que le nôtre. Peut-être même, malgré l'heureux événement qui nous a rendu nos princes légitimes, ne sommes-nous point arrivés au moment où il est possible d'en tracer le tableau hideux avec toutes les couleurs qui peuvent le rendre ressemblant, et où il soit permis de dire toute la vérité sur les hommes et sur les choses. Plus nous sommes pénétrés d'horreur pour les crimes inouïs qui ont amené et consommé ce grand bouleversement de la société, plus nous nous sentons timides à entamer de pareils récits; et ainsi que nous le disions alors, et que nous le répétons encore aujourd'hui: ces récits sont réservés à d'autres temps et à des plumes plus éloquentes que la nôtre.
Mais du moins avons-nous profité de l'expérience que ce grand événement dont le triste spectacle a passé tout entier sous nos yeux, nous a en quelque sorte forcé d'acquérir, pour rectifier les erreurs et les négligences dans lesquelles nous étions tombé sur un grand nombre de points très-importants de nos origines, sur le vrai caractère de certaines institutions, sur les causes secrètes de certains événements, sur ce qui a pu se faire de juste ou d'injuste, d'utile ou de pernicieux dans cette longue suite de siècles qu'il nous a fallu parcourir. Ces erreurs étoient celles des écrivains qui nous avoient précédé: presque tous ont écrit notre histoire avec les préjugés funestes qui ont amené notre ruine, et nous nous étions légèrement et malheureusement engagé sur les traces de ces historiens ou passionnés ou superficiels. La révolution française semble avoir été envoyée par la Providence pour enseigner toute vérité[6] aux hommes de cœur droit et de bonne volonté[7]. Arrivé à cette maturité de l'âge où il est donné de mieux voir et de mieux comprendre, nous avons fait en sorte de profiter de cet avertissement du ciel; et c'est une véritable satisfaction pour nous d'avoir cette occasion de protester contre ce que nous écrivions, il y a quinze ans, sur la féodalité, sur le gouvernement de la France pendant la durée des deux premières races, sur plusieurs attributions du clergé dont nous n'avions point assez apprécié l'influence salutaire, sur nos parlements dont nous n'avions point assez fait connoître les fautes et les torts, sur l'université qui méritoit plus de blâme encore que nous ne lui en avons donné, sur les jésuites que nous n'avons point assez défendus contre leurs ennemis et leurs calomniateurs, etc., etc., et nous osons espérer que tous les honnêtes gens protesteront avec nous contre ce que nous écrivions alors, en faveur de ce que nous écrivons aujourd'hui.
Enfin, dans cette seconde édition, il y a plus d'ordre et de clarté dans l'arrangement des matières: beaucoup de détails qui nous étoient échappés dans la première, y ont été soigneusement recueillis; quelques passages qui avoient semblé obscurs ont été éclaircis et développés; et ce qui lui donne principalement sur l'autre un immense avantage, c'est qu'ici nous ne marchons au milieu de tant de souvenirs confus, de tant de ruines accumulées, qu'appuyés sur l'autorité, ce que d'abord nous n'avions point fait avec un aussi grand soin; que nous ne présentons pas un fait seul sans citer tous les témoignages que la saine critique nous permet d'appeler comme garants de ce que nous croyons devoir en nier ou en affirmer; de manière que les choses même les plus vraies que nous avons pu dire dans la première édition, ont ici un caractère beaucoup plus frappant de vérité.
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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
On a vu de puissants monarques, conquérants ou législateurs, élever tout à coup des villes superbes, et depuis devenues fameuses, soit qu'ils fussent séduits par les avantages que présentoient les lieux pour y établir le centre de leur gouvernement, soit qu'ils n'eussent d'autres vues que celle de donner un nouvel éclat à leur nom en l'attachant à d'aussi grands monuments. L'antiquité nous offre plusieurs exemples de ces prodigieuses entreprises: c'est ainsi que furent fondées Alexandrie et Constantinople; et le commencement du siècle dernier fut surtout mémorable par l'exécution hardie d'un semblable projet. Un souverain législateur, sous le ciel le plus rigoureux, et au milieu d'un marais jusqu'alors impraticable, jeta les fondements d'une ville[8] qui, dans moins de cinquante ans, s'est couverte de palais magnifiques, de monuments publics d'une grandeur toute royale, et qui déjà rivalise en étendue et en beauté, avec les villes les plus florissantes de l'Europe.
Mais de tels événements sont rares, et les capitales des empires n'ont point ordinairement des commencements aussi illustres. Dans l'origine des sociétés, un concours de circonstances fait que telle ville, qui d'abord n'étoit ni plus puissante ni plus remarquable que celles qui l'environnoient, remporte sur ses voisins des avantages qui lui en assujettissent plusieurs; ou, par sa position, semble offrir une retraite plus sûre au premier conquérant qui s'élève au milieu de ces petites peuplades barbares. L'État s'agrandit, et ses richesses s'accumulent dans cette ville; les ressorts du gouvernement se multiplient; des communications s'établissent avec les peuples policés; l'opulence fait naître le luxe, et le luxe appelle les arts; la population s'accroît, les mœurs se polissent, les monuments s'élèvent: alors la grande cité, parvenue à son dernier degré de splendeur, décline insensiblement par ce retour inévitable des choses d'ici-bas, et finit par des ruines après avoir commencé par des cabanes.
La ville la plus fameuse des temps anciens, Rome, eut des commencements aussi misérables. Paris qui, dans nos temps modernes, tient parmi les peuples le même rang que Rome occupoit dans l'antiquité, Paris, dont la célébrité, déjà si grande depuis plusieurs siècles, devient incomparable par les événements inouïs, uniques dans l'histoire, dont il a été le théâtre pendant trente ans, ne fut, dans son origine, qu'une habitation de sauvages, comme la reine du monde n'avoit été d'abord qu'un repaire de brigands; et son origine, sur laquelle on s'est vainement épuisé en recherches, est même tout-à-fait inconnue. Aucune des hypothèses imaginées à ce sujet ne peut supporter le moindre examen, parce qu'aucune ne repose sur des monuments qui jouissent de quelque autorité; et généralement toutes les origines des peuples barbares se confondent dans cette obscurité impénétrable[9], résultat nécessaire de leur profonde ignorance. Nous nous garderons donc bien de rappeler ici l'histoire de ce fils d'Hector échappé à l'embrasement de Troie, et mille autres contes non moins puérils, tels, par exemple, que celui d'un monstre né en Franconie, que de vieux légendaires historiques ont présenté sérieusement comme le premier fondateur de l'ancienne Lutèce. Cette suite imaginaire de rois que d'autres savants presque aussi peu sensés ont jugé à propos de faire régner dans les Gaules, depuis Samothès, fils de Japhet, jusqu'au Troyen Francus, qu'ils assurent gravement avoir succédé à Rémus, son beau-père, dernier roi de la race d'Hercule, nous semble également ridicule, et indigne d'occuper un seul instant des esprits raisonnables.
Ce qu'il y a de très-certain c'est que la ville de Paris est une des plus anciennes des Gaules; et cette obscurité même de son origine en est une preuve aussi glorieuse qu'incontestable. Jules-César, qui en a parlé le premier, la nomme Lutetia, et la présente comme la ville principale des peuples qu'il désigne sous le nom de Parisiens. Strabon et Ptolomée en font mention, d'après lui, sous les noms de Loucototia et Loucotetia, ce qui a donné lieu à diverses étymologies également fausses et fabuleuses. Les noms de Lutèce et de Paris ne sont ni grecs ni latins; ils sont celtiques, et il y a grande apparence que nous en ignorerons toujours la véritable signification.
Cependant, lorsque le général romain vint dans les Gaules, cette capitale des Parisiens n'étoit encore qu'un amas de chétives cabanes[10] renfermées dans une île au milieu de la Seine[11]. Cette île, connue aujourd'hui sous le nom de quartier de la Cité, communiquoit avec la terre ferme au moyen de deux ponts de bois. Les deux rives du fleuve, maintenant couvertes d'édifices somptueux, et d'une population si nombreuse et si animée, n'étoient alors que d'affreuses forêts, qu'entouroient des marais fétides, et dont les solitudes étoient consacrées à des divinités sanguinaires[12]. Car les anciens Gaulois n'avoient point de temples, et ils ne commencèrent à en bâtir que sous la domination des Romains. Des bois obscurs et mystérieux étoient les sanctuaires redoutables des dieux qu'ils adoroient; et ces horribles enceintes furent souvent arrosées de sang humain par leurs druides.
Les Parisiens ont été célèbres parmi les peuples de leur nation pour leur courage et leur haine de toute domination étrangère; et lorsque César, maître d'une grande partie des Gaules, voulut subjuguer leur ville capitale, son lieutenant Labiénus, qu'il avoit chargé de cette expédition, y trouva une résistance à laquelle il ne s'attendoit pas: ces braves insulaires, craignant d'être forcés dans leur retraite, prirent la résolution héroïque de mettre le feu à leurs habitations, et marchèrent au-devant de l'ennemi, sous la conduite de Camulogène, vieux guerrier plein de bravoure et d'expérience. Le Romain, aussi courageux et plus habile, les trompa par une fausse marche, prit une position avantageuse dans la plaine qui est au-dessous de Meudon, et là les força à recevoir la bataille. La victoire y fut long-temps disputée, et ce peuple s'y défendit avec une opiniâtreté qui tenoit du désespoir; mais enfin la valeur aveugle fut forcée de céder au courage soutenu de la science militaire. Les Parisiens furent vaincus, le plus grand nombre y perdit la vie, et Camulogène justifia leur choix en périssant avec eux.
César, maître de Paris, ordonna aux Gaulois de le rebâtir; et considérant la situation avantageuse de cette ville au milieu d'un fleuve qui séparoit la Gaule celtique de la Belgique[13], situation qui pouvoit en faire un point de jonction très-avantageux pour les deux provinces, s'il leur prenoit envie de se révolter; n'ayant point oublié, d'ailleurs, la résistance vigoureuse que lui avoient opposée ses premiers habitants, il résolut de la faire entourer de murailles, de la fortifier, et d'y entretenir continuellement une garnison romaine. Il l'embellit en outre d'une grande quantité d'édifices, et la remit dans un état tellement florissant, que, peu de temps après, elle put secouer le joug, pour entrer dans la ligue des villes qui se réunirent au fameux Vercingetorix, dans l'espoir d'affranchir les Gaules du pouvoir de l'étranger. César, qui, depuis sa première conquête, ne parle que cette seule fois de la ville de Paris, dit qu'elle envoya huit mille hommes à l'assemblée des peuples confédérés. Ce fut là, comme on sait, le dernier effort des Gaulois pour la liberté; et la défaite de leur innombrable armée sous les murs d'Alexia les assujettit sans retour aux Romains.
Dès ce moment cette vaste contrée, dépouillée pour toujours de ses coutumes et de ses lois, se vit soumise à la même forme de gouvernement que les autres provinces de la république, et chaque ville fut traitée[14] suivant le degré de haine ou d'affection qu'elle avoit témoigné pour le vainqueur. Ce fut principalement sur la Gaule celtique que les Romains crurent devoir appesantir leur joug. À l'exception de quelques villes qui furent épargnées, ils la soumirent tout entière au tribut, et Paris, qui avoit opposé une si longue résistance, fut au nombre de ces cités appelées vectigales ou tributaires. Avec les lois romaines s'introduisit aussi la langue latine parmi les peuples conquis, et l'ancien langage celtique se perdit peu à peu. Quant à la religion, elle resta la même: vainqueurs et vaincus étoient également plongés dans les ténèbres du paganisme. Toutefois les sacrifices humains furent abolis, et ce fut un des bienfaits qu'apporta à ces nations barbares la police des Romains.
Un auteur[15] a avancé, sans autorité suffisante, que les deux forteresses, connues sous le nom de grand et de petit Châtelet, qui, des deux côtés de la rivière, défendoient la tête des ponts, étoient un ouvrage de César. Cette opinion a été victorieusement combattue: les Romains fortifièrent sans doute Paris lorsqu'ils y eurent entièrement établi leur domination; mais ils durent employer, pour s'y maintenir, le genre de fortification qui étoit en usage dans toutes les villes de leur vaste empire. Il est donc probable qu'ils élevèrent de chaque côté de la Seine deux tours en bois, l'une à la tête du pont, l'autre à l'entrée de la Cité; ces tours durent avoir une circonférence suffisante pour contenir les machines de guerre et les soldats nécessaires à leur défense; et le passage de Boëce, déjà cité, prouve que l'île elle-même étoit entourée de murs et flanquée de tours. Il est naturel aussi de penser que Paris, comme toutes les villes de l'Empire, eut des temples, des places, des édifices publics, et que, tranquille sous la protection d'un gouvernement aussi puissant, cette ville commença à étendre ses faubourgs sur les deux rives du fleuve. Toutefois il est impossible de donner aucun renseignement sur l'état de sa topographie intérieure pendant la domination des Romains, ni sur les accroissements progressifs qu'elle put alors éprouver; car il n'est plus question de Paris dans les historiens pendant près de quatre siècles, jusqu'à l'empereur Julien, qui y passa plusieurs hivers, avant et après son expédition contre les Allemands. L'affection qu'il portoit à cette ville, qu'il appelle sa chère Lutèce, le séjour qu'y firent après lui les empereurs Valentinien et Gratien, donnent lieu de croire que dès lors elle possédoit tout ce qui étoit nécessaire pour loger des empereurs et cette suite nombreuse d'officiers de toute espèce dont ils étoient sans cesse accompagnés, un palais, des thermes, une place d'armes, des arènes, un cirque, un amphithéâtre; mais si l'on considère les dimensions de l'île qui composoit la ville proprement dite, on se convaincra facilement qu'il est impossible que de tels édifices[16] aient existé dans un si petit espace. Ammien Marcellin, quoique fort embrouillé dans tout ce qu'il dit sur Paris, le fait cependant entendre assez clairement; les débris du palais des Thermes en sont une preuve encore plus incontestable, et leur construction toute romaine donne l'idée d'un grand et magnifique édifice. A-t-il été élevé avant Julien? est-ce lui qui l'a fait bâtir? C'est une question qu'il est impossible de décider, et d'ailleurs peu important d'éclaircir, puisqu'enfin de tout ce qui existoit alors à Paris du temps des Romains, si l'on en excepte une salle des Thermes, les ruines d'un aquéduc et quelques autres foibles débris, il ne reste plus absolument le moindre vestige.
Jusqu'au règne de Clovis, les rois francs, possesseurs d'une partie des Gaules qu'ils avoient envahie, n'avoient point encore étendu leur domination jusqu'au territoire et à la ville de Paris[17]: ce prince, que l'on doit considérer comme le véritable fondateur de la monarchie française, fut le premier qui s'en rendit maître; et il en fit la capitale de son empire[18]. Mais ce fut dans le palais des empereurs qu'il établit sa résidence, et non dans l'intérieur de la cité, car les Francs avoient un grand mépris pour ceux qui habitoient les villes. Ce mépris qui tenoit à leurs mœurs, le préjugé national qui les portoit à n'honorer aucune autre profession que celle des armes, les dévastations qu'ils commirent en pénétrant dans le pays conquis, les guerres sanglantes que Clovis fut forcé d'entreprendre et de soutenir pour former son établissement, le partage de ses conquêtes après sa mort, et les nouvelles capitales que fit naître cette division impolitique, toutes ces causes réunies empêchèrent Paris de s'agrandir sous la première race. Sous la seconde, on le voit presque abandonné: Pépin, Charlemagne, Louis-le-Débonnaire, Charles-le-Chauve n'y demeurèrent qu'en passant; et vers la fin de cette époque fatale, cette ville, assiégée sans cesse par les Normands, se trouva réduite, par la dévastation et l'incendie de ses faubourgs, à cette enceinte entourée d'eau, qui avoit été l'habitation des premiers Gaulois.
Ce n'est donc que sous le gouvernement plus ferme et moins troublé des rois de la troisième race, que Paris a commencé à prendre, par degrés, ces accroissements qui l'ont amené enfin au point où nous le voyons aujourd'hui. C'est à cette époque seulement que ses faubourgs du nord et du midi, composés de quelques maisons éparses, d'églises et de couvents isolés, commencèrent à se réunir par des constructions intermédiaires, furent renfermés dans des enceintes qui s'accrurent presque de siècle en siècle, et formèrent enfin ces deux parties nouvelles de Paris, connues sous le nom de la Ville et de l'Université, dont l'ensemble immense, renfermé dans sa dernière enceinte sous le règne de Louis XVI, compose cette ville superbe que l'on admire aujourd'hui.
Toutes les topographies qui ont été faites de l'ancien Paris s'accordent à présenter Philippe-Auguste comme auteur de la première enceinte de Paris, hors de la cité. Cependant, avant ce roi, il existoit déjà une clôture du côté du nord, qu'un historien[19], d'ailleurs exact et judicieux, a prétendu être un ouvrage des Romains. Cette opinion a été victorieusement combattue; et tout porte à croire que cette clôture, dont il est fait mention dans une ancienne charte, et dont il restoit encore quelques vestiges dans le dix-septième siècle, n'a été élevée que sous les derniers rois de la seconde race. «Alors, dit Félibien, tout le terrain où est à présent la ville étoit couvert d'une forêt.» La tour octogone qui subsistoit encore dans le siècle dernier au coin du cimetière des Innocents, servoit, dit-on, de corps-de-garde contre les bandes de voleurs dont cette forêt étoit infestée, et contre les incursions subites des Normands, qui s'y embusquoient par troupes détachées, et qui, plus d'une fois, en étoient sortis, pour se précipiter dans la place de Grève, piller le port et emmener des esclaves. La muraille fut sans doute construite dans la même intention, et pour une plus grande sûreté. Les juifs, qui, à cette époque de la fin de la seconde race, reparoissent en France, obtinrent la permission de bâtir dans cette enceinte[20], où se trouvoit une grande étendue de terrains vagues et de cultures, qu'ils acquirent sans doute à grands frais; et dès le commencement de la troisième race, on voit qu'ils y avoient des écoles et une synagogue. Ce qui ne leur avoit point été cédé fut long-temps désert, et ce ne fut que sous le règne de Louis-le-Jeune qu'on commença à élever des maisons dans Champeaux[21] et aux environs de Sainte-Opportune, qu'on appeloit auparavant l'Ermitage de Notre-Dame-des-Bois, parce que cette église étoit à l'entrée de la forêt.
«Entre le boulevart et la rivière au nord, dit Saint-Foix, depuis le terrain où est à présent l'Arsenal jusqu'au bout des Tuileries, représentons-nous donc les restes d'un bois marécageux, de petits champs, des cultures[22], des haies, des fossés et quatre ou cinq bourgs[23] plus ou moins éloignés les uns des autres; quelques rues bien boueuses autour du Grand-Châtelet et de la Grève; un grand pont (le pont au Change), pour arriver dans une petite île (la Cité), qui n'étoit habitée que par des prêtres, quelques marchands et des ouvriers; un autre pont (le Petit-Pont), pour en sortir du côté du midi; et au-delà de ce pont et du Petit-Châtelet, trois ou quatre cents maisons[24] éparses çà et là sur le bord de la rivière et dans les vignes qui couvroient la montagne Sainte-Geneviève: tel étoit Paris sous nos premiers rois de la troisième race; et je crois que, si l'on veut réfléchir sur les mœurs de ce temps-là, et sur les causes de ses accroissements dans la suite, on conviendra qu'il ne devoit pas être plus grand ni plus considérable. Tous ces tribunaux que nous voyons aujourd'hui, et dont les dépendances sont si nombreuses, n'existoient point encore; le roi, le comte ou le vicomte écoutoient les parties, jugeoient sommairement, ou bien ordonnoient le combat, si le cas étoit trop embarrassant. Il n'y avoit point aussi de colléges; l'évêque et les chanoines entretenoient quelques écoles, auprès de la cathédrale, pour ceux qui se destinoient à la cléricature. Les nobles se piquoient d'ignorance, et souvent ne savoient pas signer leur nom: ils vivoient sur leurs terres; et s'ils étoient obligés de passer trois ou quatre jours à la ville, ils affectoient de paroître toujours bottés pour qu'on ne les prît pas pour des vilains. Dix hommes suffisoient pour la perception des impôts; il n'y avoit que deux portes: et sous Louis-le-Gros, les droits de la porte du Nord ne rapportoient que douze francs par an[25]. Les arts les plus nécessaires ne se présentoient pas même à l'imagination, et l'on peut juger des divertissements et des spectacles par la grossièreté des mœurs; enfin rien dans Paris ne pouvoit engager l'étranger à y venir, l'homme industrieux à s'y établir.»
L'établissement de l'Université[26], sous Louis-le-Jeune, fut une des premières causes de l'agrandissement de Paris. La protection éclatante que Philippe-Auguste, son successeur, accorda à cette institution, l'estime singulière qu'il faisoit des savants, et les distinctions flatteuses dont il les honoroit, rendirent bientôt les écoles de Paris célèbres dans toute l'Europe. On y accourut des provinces et des pays étrangers; et le quartier appelé depuis l'Université, se peupla tellement, que la multitude des étudiants égaloit celle des citoyens. Ce prince, qui, parmi les grands projets qu'il avoit conçus, mettoit au premier rang l'embellissement de sa capitale, la fit entourer de murs, et dans cette clôture (la première dont on puisse parler avec certitude), non seulement il renferma une partie des bourgs déjà existants, mais encore une grande quantité de terrains vagues, dans lesquels il excita ses sujets à bâtir, par tous les avantages et les encouragements qu'il put imaginer. La noblesse et le clergé l'aidèrent puissamment dans des vues si utiles, et dans moins de quarante ans ces places vides et désertes furent couvertes d'édifices. Philippe-le-Bel augmenta encore l'importance et la population de Paris, en rendant le parlement sédentaire; et par la défense qu'il fit du duel en matière civile, les gens de loi se multiplièrent presque autant que les étudiants.
Cependant de nouveaux faubourgs s'étoient formés hors des murs. Les guerres désastreuses qui survinrent avec les Anglais, à qui leurs possessions sur le continent donnoient la facilité de pénétrer jusque dans le cœur du royaume, et d'en insulter à tous moments la capitale, obligèrent de pourvoir à la sûreté tant de la ville que des dehors. Les conjonctures dans lesquelles on se trouvoit étoient si pressantes, que d'abord on se contenta de creuser autour une double enceinte de fossés. Charles V, parvenu au trône, ordonna bientôt une nouvelle clôture du côté de la ville, depuis le bord de la rivière où est maintenant l'Arsenal, jusqu'au-delà du Louvre, et les derniers faubourgs furent renfermés dans cette seconde enceinte. Ces nouveaux accroissements obligèrent de bâtir deux autres ponts, pour la communication des quartiers.
Jusqu'au règne de François Ier, on ne voit aucune entreprise nouvelle pour l'accroissement de Paris. Ce roi, restaurateur des lettres et des arts, reprit tous les projets qui avoient été conçus pour l'embellissement d'une ville déjà si peuplée et si florissante. Il n'agrandit pas son enceinte, mais il augmenta ses dehors, et y éleva des monuments d'architecture qui sont encore au nombre des plus excellents qu'elle possède. Le vieux Louvre abattu fut remplacé par un édifice magnifique et régulier; de nouvelles rues s'ouvrirent sur les débris d'une quantité de vieilles constructions. Bientôt après Charles IX fit bâtir le château des Tuileries; le pont Neuf, commencé sous Henri III, fut achevé par Henri IV, et ce roi fut le premier qui orna Paris de places décorées d'une architecture uniforme; mais toutes ces constructions nouvelles furent faites dans l'ancienne enceinte, qui resta toujours la même jusqu'à Louis XIII. Sous ce prince, une nouvelle muraille fut élevée depuis la porte Saint-Denis, qu'on plaça alors à l'endroit où nous la voyons aujourd'hui, jusqu'à l'extrémité du faubourg Saint-Honoré; et le château des Tuileries se trouva renfermé dans cette troisième enceinte.
Enfin sous le règne brillant et majestueux de Louis XIV, sous ce règne où se développèrent à la fois toute la force du gouvernement monarchique et toutes les ressources du plus beau royaume de la chrétienté, Paris s'éleva rapidement au plus haut degré de richesse et de splendeur. Ses enceintes furent abattues; ses portes furent changées en arcs de triomphe; et ses fossés, comblés et plantés d'arbres, devinrent des promenades. Des places immenses, des rues superbes, des temples, des édifices publics naquirent de tous côtés, comme par enchantement; le chef-d'œuvre de l'architecture française, le Louvre, fut bâti; le dôme des Invalides s'éleva, etc. Enfin sous ce règne, où il se fit tant de choses si dignes d'être admirées, la ville qu'habitoit le monarque le plus puissant et le plus magnifique de l'Europe, obtint la plus grande part de tant d'éclat que son gouvernement répandoit sur la France entière, c'est-à-dire qu'elle pouvoit déjà être considérée comme la plus belle ville du monde[27].
Cette capitale s'est encore agrandie et embellie sous ses deux successeurs. Sous Louis XVI, les faubourgs immenses qui environnoient les boulevarts furent réunis dans une nouvelle enceinte, qui renferme aujourd'hui toute cette immense cité, et qui probablement sera la dernière[28].
ENCEINTES DE PARIS.
Enceintes sous les deux premières races et sous Louis-le-Jeune.
Dans l'origine, l'île de la Cité n'étoit, selon Julien, environnée d'aucune muraille: «Lutèce, dit-il dans son Mysopogon, Lutèce, entièrement entourée par les eaux de la Seine, est située dans une île peu étendue où l'on aborde des deux côtés par des ponts en bois.»
On croit que ce fut seulement vers le quatrième siècle qu'une enceinte fut élevée; en 885, lors du siége fait par les Normands, on défendit cette enceinte par quelques fortifications.
«Cité de Paris, s'écrie le poète Abbon, tu es heureuse de t'élever au milieu d'une île: un fleuve te presse doucement dans ses bras, et baigne tes murailles de ses eaux. Des ponts jetés à ta droite et à ta gauche, et qui touchent tes deux rives, sont fermés par des portes, et de l'un et de l'autre côté s'élèvent des tours qui en protégent l'entrée»[29].
En rejetant cette opinion qu'il y avoit, du côté de la ville, une première enceinte bâtie par les Romains, nous sommes convenus cependant que cette enceinte avoit réellement existé. En effet, des titres qui remontent jusqu'au règne de Lothaire en indiquent le circuit, et l'on en voyoit encore des débris long-temps après le règne de Philippe-Auguste.
La première enceinte, hors de la Cité, sur laquelle on possède des renseignemens authentiques[30], et qui subsistoit encore du temps de Louis-le-Jeune, commençoit à peu près à la porte de Paris[31], continuoit le long de la rue Saint-Denis jusqu'à la rue des Lombards où il y avoit une porte, passoit ensuite entre cette rue et la rue Trousse-Vache, jusqu'au cloître Saint-Médéric; il y avoit là une seconde porte dont il existoit encore un jambage sous Charles V. La muraille tournoit ensuite par la rue de la Verrerie, entre les rues Bardubec et des Billettes, descendoit rue des Deux-Portes, traversoit la rue de la Tixeranderie et le cloître Saint-Jean, proche duquel étoit une troisième porte, et finissoit sur le bord de la rivière, entre Saint-Jean et Saint-Gervais[32]. Le midi de la Cité, dit depuis le quartier de l'Université, n'étoit point encore entouré de murs.
Enceinte sous Philippe-Auguste[33].
Les choses étoient en cet état, lorsque Philippe-Auguste forma le projet vraiment royal de renfermer dans une nouvelle enceinte tous les bourgs, toutes les cultures éparses autour de l'ancienne ville, et de faire ainsi de Paris une des plus grandes et des plus belles villes du monde. Cette entreprise coûta vingt ans de travaux continuels; car non seulement on éleva une muraille du côté du nord, mais encore les maisons qui, au midi, étoient éparses autour du petit Châtelet, furent pour la première fois environnées d'une enceinte.
La nouvelle muraille, au nord, passoit près du Louvre, le laissant en dehors[34]; traversoit les rues Saint-Honoré et des Deux-Écus, l'emplacement de l'hôtel de Soissons, les rues Coquillière, Montmartre, Montorgueil, le terrain où est à présent la halle aux cuirs, les rues Française, Saint-Denis, Bourg-l'Abbé, Saint-Martin; continuoit le long de la rue Grenier-Saint-Lazare; traversoit la rue Beaubourg, la rue Saint-Avoye, et passant sur le terrain des Blancs-Manteaux, et ensuite entre les rues des Francs-Bourgeois et des Rosiers, alloit aboutir au bord de la rivière, à travers les bâtimens de la maison professe des Jésuites et le couvent de l'Ave-Maria, où l'on voyoit encore, il n'y a pas long-temps, des restes de ses murailles. Elle avoit huit portes principales: la première, près du Louvre, au bord de la rivière; la seconde, à l'endroit où est maintenant l'église de l'Oratoire; la troisième, vis-à-vis de Saint-Eustache, entre la rue Plâtrière[35] et la rue du Jour; la quatrième, rue Saint-Denis, appelée la Porte-aux-Peintres; la cinquième, rue Saint-Martin, au coin de la rue Grenier-Saint-Lazare; la sixième, appelée la porte Barbette[36], entre le couvent des Blancs-Manteaux et la rue des Francs-Bourgeois; la septième, près de la maison professe des Jésuites; et la huitième, au bord de la rivière, entre le port Saint-Paul et le pont Marie[37].
Du côté de la rivière, au midi, l'autre moitié de cette enceinte, qui commençoit à la porte Saint-Bernard, est à peu près tracée[38] par les rues des Fossés-Saint-Bernard, des Fossés-Saint-Victor, des Fossés-Saint-Michel ou rue Saint-Hyacinthe, des Fossés-M.-le-Prince, des Fossés-Saint-Germain ou rue de la Comédie Française, et des Fossés-de-Nesle, à présent rue Mazarine. Il y avoit sept portes dans ce circuit: la porte Saint-Bernard ou de la Tournelle; les portes Saint-Victor, Saint-Marcel et Saint-Jacques[39]; la porte Gibard, d'Enfer ou de Saint-Michel, au haut de la rue de la Harpe; la porte de Buci[40], au haut de la rue Saint-André-des-Arcs, vis-à-vis de la rue Contrescarpe; et la porte de Nesle, où est à présent le collége des Quatre-Nations. Dans la rue des Cordeliers, il y eut encore une porte appelée la porte Saint-Germain; et lorsque la rue Dauphine fut bâtie, on en fit une vis-à-vis de l'autre bout de la rue Contrescarpe, et qu'on appela la porte Dauphine[41].
Un devis extrait d'un registre de Philippe-Auguste nous apprend que la partie méridionale de l'enceinte avoit 1260 toises d'étendue, et qu'elle avoit coûté 7020 livres, monnoie du temps.
Enceinte sous Charles V et Charles VI[42].
La perte de la bataille de Poitiers et la prison du roi Jean faisant appréhender que les Anglais ne pénétrassent jusqu'au cœur de la France, le dauphin songea à fortifier la capitale du côté du midi. Il ne changea rien à l'enceinte de Philippe-Auguste, parce que les nouveaux faubourgs s'y trouvèrent si petits qu'il ne jugea pas à propos de les mettre à couvert; il se contenta de les ruiner, pour empêcher l'ennemi de s'y loger; et le rempart déjà existant fut entouré d'un fossé. Du côté du nord, les faubourgs étant beaucoup plus considérables et plus près des murs, il fut résolu de les renfermer dans les nouvelles fortifications. C'étoient d'abord de simples fossés, qui furent depuis changés en murailles flanquées de tours. Cette entreprise, commencée sous Charles V, ne fut achevée que sous Charles VI. Elle coûta 162,520 livres, somme équivalente aujourd'hui à 1,170,000 fr.; à cette occasion 750 guérites en bois furent attachées aux créneaux des murailles.
Nous avons dit que l'enceinte précédente aboutissoit d'un côté entre le port Saint-Paul et le pont Marie, vis-à-vis la rue de l'Étoile. Ce prince la fit reculer jusqu'à l'endroit où est l'Arsenal; et les portes Saint-Antoine[43], Saint-Martin et Saint-Denis furent placées où nous les voyons aujourd'hui. Depuis la porte Saint-Denis, ces nouveaux murs continuoient le long de la rue de Bourbon, traversoient les rues du Petit-Carreau et Montmartre, la place des Victoires, l'hôtel de Toulouse, le jardin du Palais-Royal, la rue Saint-Honoré près l'ancien hospice des Quinze-Vingts, et alloient finir au bord de la rivière, par la rue Saint-Nicaise. Aux quatre extrémités de l'enceinte générale, comme à celle de Philippe-Auguste, il y avoit quatre grosses tours: la tour du Bois, près du Louvre; la tour de Nesle, où est le collége des Quatre-Nations; la tour de Tournelle, près de la porte Saint-Bernard; et la tour de Billi, près des Célestins. Elles défendoient, des deux côtés de la rivière, l'entrée et la sortie de Paris par de grosses chaînes attachées d'une tour à l'autre, et qui traversoient la Seine, portées sur des bateaux placés de distance en distance. L'approche de l'île Saint-Louis étoit défendue par un fort[44].
Jusqu'à Louis XIII, ces enceintes ne furent point augmentées; cependant la ville s'accrut considérablement, tant par les constructions qui s'élevèrent par degrés dans les terrains vagues[45] qu'on y avait renfermés, que par[46] les nouveaux faubourgs qui se formèrent à ses portes. Ces faubourgs s'étoient tellement étendus, que, sous Henri II, on commença à s'en inquiéter, et à craindre l'excessive grandeur de Paris. Une ordonnance du roi défendit de bâtir davantage dans ses environs; et le projet fut formé de construire une nouvelle muraille qui renfermeroit définitivement cette ville dans ses dernières limites. Le plan en fut arrêté au conseil en 1550, et des bornes furent plantées du côté de l'Université; mais cette entreprise resta sans exécution.
La seule addition qui fut faite alors aux fortifications de Paris fut la construction d'un rempart qui commençoit au bord de la rivière, au-dessous de la Bastille, et se prolongeoit jusqu'au delà de la porte Saint-Antoine. François Ier avoit déjà tenté plusieurs fois ce travail, lorsque les guerres qu'il avoit à soutenir contre l'empereur lui faisoient craindre que les armées d'Allemagne, qui venoient jusqu'en Picardie, n'insultassent sa capitale; et il ne l'avoit point achevé. Cette fortification, plus solidement construite que les autres, subsistoit encore dans ces derniers temps. C'étoit une courtine flanquée de bastions, et bordée de larges fossés à fond de cuve.
Sous Charles IX, la porte Neuve, qui étoit près du Louvre, fut reculée jusque derrière les Tuileries; et un nouveau bastion fut construit à cette place, pour y élever une clôture nouvelle, laquelle auroit renfermé dans la ville ce château et la partie du quartier Saint-Honoré qui, depuis la rue Saint-Nicaise où étoit encore l'ancienne porte, étoit alors appelée faubourg Saint-Honoré. Toutefois cette portion de clôture ne fut achevée que sous Henri III, qui fit continuer les nouveaux murs depuis le bastion de la porte Neuve, nommée depuis porte de la Conférence, jusqu'à l'extrémité de ce faubourg, en traversant le terrain où est maintenant la place Louis XV[47].
Enceinte sous Louis XIII[48].
L'île[49] du Palais, l'île Notre-Dame, le marais du Temple ayant été couverts d'édifices sous le règne précédent, il ne restoit plus de grands vides dans Paris; mais il y avoit encore un grand espace hors des murs, entre les faubourgs Saint-Honoré et Montmartre, qui n'étoit rempli que de cultures, et demandoit à être renfermé dans la ville pour en rendre l'enceinte plus régulière. Dès le temps de Charles IX, on avoit projeté de le faire, et des fossés avoient été creusés; cependant, jusqu'en 1630, les murs de la ville passoient encore de ce côté sur le terrain où est à présent la place des Victoires. Les rues des Petits-Champs et des Bons-Enfants y aboutissoient, et ce quartier étoit même si retiré, qu'on y voloit en plein jour, et qu'on l'appeloit le quartier Vide-Gousset[50]. Les bâtiments du Palais-Royal, que le cardinal de Richelieu avoit fait commencer en 1629, furent l'occasion d'une nouvelle enceinte: la porte Saint-Honoré, alors située où est à présent le marché des Quinze-Vingts, fut reculée, en 1631, jusqu'à cet emplacement qui garde[51] encore son nom, et se joignit ainsi aux fortifications qui, sous Henri III, avoient été élevées pour entourer le château des Tuileries; depuis cette porte, on bâtit de nouveaux remparts dont les boulevarts actuels nous tracent à peu près le contour. Une nouvelle porte fut construite à l'extrémité du faubourg Montmartre, à plus de deux cents toises de l'ancienne; et l'enceinte continuée derrière la Ville-Neuve alla aboutir à la porte Saint-Denis. Pendant ce temps, le quartier de l'Université recevoit de grands accroissements par les bâtiments qui s'élevoient de toutes parts, principalement au faubourg Saint-Germain.
Ce fut la dernière enceinte fortifiée de la ville de Paris. Nous avons déjà dit que Louis XIV en fit abattre les remparts; Louis XV et Louis XVI y réunirent les nouveaux faubourgs; et, sous le règne de ce dernier roi, elle fut entourée de la clôture que nous voyons aujourd'hui[52].
QUARTIERS DE PARIS.
Les accroissements successifs dont nous venons d'offrir le tableau mirent dans la nécessité de diviser Paris en divers quartiers, pour pouvoir y maintenir plus facilement l'ordre et la police. Au dixième siècle on n'en comptoit que quatre; il y en avoit déjà huit sous le règne de Philippe-Auguste. Sous Charles V et Charles VI on se vit forcé de faire une nouvelle division qui en doubla le nombre; Henri III y ajouta un dix-septième quartier. Enfin, depuis cette époque jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, cette grande cité n'ayant cessé d'être l'objet principal des affections de ses souverains, et acquérant chaque jour une étendue plus considérable, une déclaration du roi, donnée en 1702, établit une dernière division en vingt quartiers, dont elle détermina les limites: les allées d'arbres qui avoient remplacé les anciennes murailles permirent alors d'unir Paris avec ses faubourgs. Ces nouvelles parties de la ville, encore remplies de marais et de cultures, se couvrirent bientôt d'édifices, et renfermées maintenant dans sa dernière enceinte, elles en sont devenues les quartiers les plus brillants ou les plus populeux.
Voici les vingt quartiers de Paris dans l'ordre où les a établis la déclaration du roi[53].
| 1er | Quartier. | La Cité. |
| 2e | —— | Saint-Jacques-de-la-Boucherie. |
| 3e | —— | Sainte-Opportune. |
| 4e | —— | Le Louvre, ou St.-Germain-l'Auxerrois. |
| 5e | —— | Le Palais Royal. |
| 6e | —— | Montmartre. |
| 7e | —— | Saint-Eustache. |
| 8e | —— | Les Halles. |
| 9e | —— | Saint-Denis. |
| 10e | —— | Saint-Martin-des-Champs. |
| 11e | —— | La Grève. |
| 12e | —— | Saint-Paul, ou la Mortellerie. |
| 13e | —— | Sainte-Avoie, ou la Verrerie. |
| 14e | —— | Le Temple, ou le Marais. |
| 15e | —— | Saint-Antoine. |
| 16e | —— | La place Maubert. |
| 17e | —— | Saint-Benoît. |
| 18e | —— | Saint-André-des-Arcs. |
| 19e | —— | Le Luxembourg. |
| 20e | —— | St.-Germain-des-Prés. |
TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.
QUARTIER DE LA CITÉ.
Ce quartier comprend les îles du Palais, de la Cité, Saint-Louis et Louvier, depuis la pointe orientale de l'île Louvier jusqu'à la pointe occidentale de l'île du Palais, avec tous les ponts qui y aboutissent, y compris la culée du pont au Change.
PARIS SOUS LES DEUX PREMIÈRES RACES.
Ceux qui n'ont point assez pénétré dans l'histoire des modernes habitants des Gaules, s'étonneront sans doute que la ville capitale d'un aussi grand royaume que la France, ait été pendant une si longue suite de siècles dans un tel état de foiblesse et de misère, que, loin de prendre de l'accroissement, on la voit au contraire devenir, à certaines[54] époques, plus misérable encore qu'elle n'avoit été. Ils ne s'étonneront pas moins de la voir sortir tout à coup de cette détresse et de cette obscurité, s'accroître par des degrés très-rapides, et s'embellissant plus lentement d'abord, devenir enfin, sous un petit nombre de rois, la première et la plus belle des cités.
Ces deux différents états, dont le brusque passage est si remarquable, s'expliquent facilement par le changement qui se fit, au commencement de la troisième race, dans le gouvernement de la monarchie françoise, changement dont l'effet fut de faire passer cette monarchie, de l'état de société domestique que les vainqueurs y avoient jusqu'alors, et pour ainsi dire, exclusivement maintenu, à l'état de société politique qui avoit été celui des Gaules sous la domination romaine; de faire enfin triompher le gouvernement monarchique de la police féodale, qui, à quelques variations près, avoit été, sous les deux premières races, le droit public de l'Europe entière.
Que n'a-t-on point dit sur le régime féodal, et avec combien d'ignorance et de mauvaise foi! Si l'on en croit les déclamateurs politiques de nos jours, c'est la révolte et l'usurpation qui lui ont donné naissance; c'est par la tyrannie qu'il s'est accru et fortifié; et toutefois, en même temps qu'ils s'élèvent contre les prétendus abus et l'oppression intolérable de cette espèce de gouvernement, ils s'indignent aussi contre les rois, qui, par degrés, sont parvenus à le détruire. Nous ne nous chargeons point de concilier de semblables contradictions; mais peut-être les monuments historiques nous fourniront-ils quelques moyens de constater à la fois l'origine, le caractère et les modifications diverses du gouvernement féodal.
Si l'on veut en trouver la véritable origine, ce n'est point à l'invasion des Francs qu'il convient de s'arrêter: il faut aller la chercher jusque sous les empereurs, et remonter même jusqu'aux temps qui ont précédé l'établissement du christianisme comme religion dominante de l'État. En effet nous trouvons dans Lampride et Vopiscus[55] qu'Alexandre Sévère, Aurélien et Probus donnèrent aux ducs et aux soldats des frontières, des champs et des maisons dans les pays conquis sur l'ennemi. Ces terres ainsi concédées étoient ordinairement situées sur le bord des fleuves ou entre les montagnes qui servoient de limites; on y joignit des esclaves et les animaux nécessaires à l'exploitation; et la propriété entière en fut accordée à ceux qui les reçurent, sous la condition expresse que les héritiers se consacreroient comme les pères au service militaire, et que jamais des personnes privées ne pourroient posséder ces terres ni par succession ni par contrat de vente[56].
Les établissemens de ce genre se multiplièrent; nous apprenons d'Ammien Marcellin[57] que long-temps avant la chute de l'empire des légions avoient été fixées dans certains postes pour y tenir lieu de garnison perpétuelle. On appeloit stations agraires les terres qu'occupoient ces légions[58], et l'on en établissoit sur toutes les frontières dont la garde sembloit difficile. On ne peut douter que ces stations ne fussent fortifiées[59], et que, gardées par un nombre plus ou moins grand de soldats, en raison de leur importance, c'étoit sur ce degré d'importance que se régloit la dignité du chef à qui le commandement en avoit été donné. Les stations agraires occupoient ordinairement les environs d'un château, qui en étoit le chef-lieu et que l'on appeloit simplement station[60]. Bientôt les soldats stationnaires obtinrent tous les avantages des possesseurs de fonds limitrophes, et se confondirent avec eux. Cette milice sédentaire reçut le nom de troupe riparienne, parce qu'elle faisoit son séjour sur la frontière, que l'on nommoit ripa[61], et fut ainsi distinguée des Comitatenses ou troupes de la cour, corps d'élite avec lequel les empereurs et leurs généraux se portoient sur les frontières menacées, lorsque les troupes sédentaires ne suffisoient pas pour les défendre.
Bientôt ces troupes de la cour prétendirent partager les avantages dont jouissoient les troupes ripariennes; elles ne voulurent plus quitter les cantonnements où elles avoient été placées temporairement, lorsqu'elles y eurent été assez long-temps pour y prendre des habitudes et y former des établissements avantageux[62]; et ce fut une nécessité, dans la foiblesse extrême où étoit tombé le pouvoir, de leur accorder dans les provinces intérieures de l'empire des quartiers permanents dont l'organisation fut la même que celle de ces postes que l'on avoit créés sur les frontières.
Et qu'on ne pense pas que de telles faveurs, soit dans les provinces intérieures, soit dans les terres limitrophes, fussent uniquement réservées aux sujets de l'empire, à ceux qui étoient naturellement intéressés à sa défense et à sa conservation: tout parti goth, franc ou germain qui, se détachant de cette multitude de barbares dont le territoire romain étoit pressé de toutes parts, demandoit à y être reçu et à servir l'empereur en qualité d'auxiliaire, étoit accueilli sous cette seule condition, et y recevoit de semblables établissements[63]. C'est ainsi que, soit par la violence, soit par les concessions des empereurs, la Gaule se vit successivement remplie de ces peuples du Nord. Ils avoient envahi la Belgique; ils possédoient la Bourgogne; leurs quartiers occupoient toutes les provinces qui sont entre la Loire et les Pyrénées; les provinces maritimes étoient devenues leur conquête. Toutefois il restoit encore dans le centre de cette vaste contrée des troupes romaines stationnaires, foibles débris sans doute des anciennes troupes ripariennes qui avoient été autrefois répandues sur les frontières[64]; et pendant long-temps ces troupes ne voulurent reconnoître que des généraux romains; mais un barbare devenoit tel à leurs yeux, dès qu'il avoit été revêtu par l'empereur de quelque grande dignité impériale[65]. C'est ainsi qu'elles ne répugnèrent point à combattre sous les ordres de Childéric, dès qu'il eut été fait duc ou comte militaire; c'est par la même raison qu'elles s'attachèrent à Clovis, aussitôt qu'il eut été revêtu de semblables dignités, considérant alors ce chef guerrier, dont les victoires avoient déjà jeté un grand éclat, comme un homme que la Providence avoit destiné à être le restaurateur de l'empire.
Ce fut aussi ce qui rendit ce roi franc si empressé de recevoir ces mêmes dignités; en lui donnant le titre d'Ami de l'empire et de Patrice des Romains, l'empereur Anastase lui aplanissoit les voies qui devoient le conduire à la conquête entière des Gaules. Déjà Clodion, qui, le premier parmi les chefs des Francs, avoit passé le Rhin en se déclarant ennemi de l'empire, n'avoit rencontré que de foibles obstacles[66]: sa première entreprise avoit été sur Cambrai; et loin de défendre cette frontière, les barbares à qui elle avoit été confiée, et qui eux-mêmes étoient Francs, se réunirent à lui et le reconnurent pour leur roi. Cet exemple entraîna les autres barbares établis sur les terres romaines dans le voisinage de cette frontière; et un passage de Procope[67] nous apprend que les soldats romains qui étoient stationnaires dans cette extrémité de la Gaule, se voyant dans l'impossibilité de retourner en Italie, et ne voulant pas subir le joug, ni s'exposer aux violences des barbares ariens qui occupoient la partie méridionale de cette vaste province, se livrèrent aux Armoriques et aux Germains avec tout le pays qu'ils avoient jusqu'alors gardé pour l'empereur, et qu'ils obtinrent de conserver toutes leurs coutumes sous cette nouvelle domination. Or, si des soldats romains, tout-à-fait étrangers au pays où ils étoient cantonnés, se montroient ainsi disposés à traiter avec des barbares, à combien plus forte raison devoient être empressés de le faire des soldats nés dans la province même, anciens compagnons d'armes des Francs, vivant sous la même loi civile et accoutumés à la même discipline? Et rien ne prouve plus que, dans toutes les Gaules, tant de peuples si différents avoient fini par ne plus faire qu'un seul peuple gouverné par les mêmes lois, et presque entièrement détaché de l'empire, que de voir le Romain Egidius devenir roi d'une peuplade de Francs, comme on avoit vu des rois francs compter des Romains parmi leurs sujets. Mais il n'est pas moins remarquable qu'il ne fut choisi pour chef par ces barbares, que parce qu'il étoit alors maître de la milice romaine. C'est ainsi que ce grand nom de Rome et d'empire romain imposoit encore même à ceux qui s'en partageoient la puissance et les débris.
Arrêtons-nous ici un moment; il ne peut plus y avoir d'incertitude sur l'origine des fiefs: elle est toute romaine, et les monumens qui nous attestent cette origine sont irrécusables. Mais si, de ces documents que nous offre l'histoire, nous nous élevons à des considérations d'un autre ordre sur les causes qui amenèrent de tels changements dans l'administration des principales provinces de l'empire, il nous sera facile de reconnoître que ces changements étoient la suite nécessaire et inévitable de la situation où se trouvoit alors le pouvoir politique; et que, dans cette situation presque désespérée, il sut habilement saisir le seul moyen de salut qui lui restât et le seul en même temps qui pût sauver la société.
Dès le temps des empereurs que nous venons de nommer, les barbares pressoient l'empire de toutes parts; tous les points de ses immenses frontières étoient menacés à la fois, tandis qu'à l'intérieur les factions militaires le déchiroient, se disputant sans cesse le pouvoir politique, devenu par ces disputes sanglantes et acharnées le fléau des peuples dont il devroit être le protecteur. Et quelle protection pouvoient leur offrir des princes dont la vie étoit sans cesse à la merci de leurs soldats, et qui passoient à étouffer les révoltes et à combattre leurs compétiteurs, le temps qu'ils auraient dû donner au gouvernement de l'État? Dans cet état de foiblesse, de désordre, de péril imminent, les plus habiles d'entre eux reconnurent que tout étoit perdu, s'ils ne trouvoient un moyen d'attacher par quelque intérêt qui leur fut propre, à la défense de la société, des hommes qui ne tenoient plus que par de foibles liens, toujours prêts à se briser, à l'autorité suprême, autorité à qui seule il auroit appartenu de conserver et de défendre les intérêts communs. Parmi tous les intérêts particuliers, il n'en étoit point sans doute de plus puissant que celui de la propriété; et ce fut une combinaison aussi heureuse que le malheur des temps permettoit de la concevoir, que de faire partout les soldats propriétaires des frontières qu'ils étoient chargés de défendre: ainsi la société politique, prête à se dissoudre, appeloit à son secours la société domestique ou la famille, qui, de même que dans l'enfance de la civilisation, se trouvoit ainsi chargée de pourvoir à sa propre défense; mais de telle manière cependant que, de l'agrégation d'un nombre considérable de petites sociétés de ce genre, à la fois distinctes et réunies, ce pouvoir politique composoit un système de défense générale pour la société entière, usant ainsi dans l'intérêt de tous, que lui seul pouvoit connoître, diriger et défendre, de tant d'intérêts particuliers, et en quelque sorte indépendants les uns des autres, qu'il s'étoit vu forcé de créer. Par ce moyen, il avoit su se faire, dans un grand état qui penchoit vers sa ruine, tout ce qu'il lui étoit possible d'avoir de force et d'unité.
Mais les barbares succédoient aux barbares; ils se précipitoient en quelque sorte les uns sur les autres, avides d'une si riche proie; et ce système de défense, qui long-temps arrêta leurs continuels efforts, ne put empêcher ce torrent de se déborder enfin de toutes parts sur ces provinces malheureuses. Ce fut au cinquième siècle que se fit l'irruption la plus terrible de ces féroces sauvages du Nord; et l'histoire nous en présente le souvenir comme celui de la plus effroyable calamité qui ait jamais désolé les peuples. Mais des irruptions partielles avoient précédé, et à diverses reprises, ce débordement général; et une fois entrées sur la terre de la civilisation, ces hordes n'en sortoient que très-rarement: il falloit les y établir ou les exterminer. Lorsqu'elle jugea impossible de les vaincre, la politique des empereurs chercha donc à se les attacher; et ainsi que nous l'avons déjà dit, créant pour eux des fiefs dans les pays dont ils s'étoient emparés, et par ce moyen opposant barbares à barbares, elle essaya de se faire des défenseurs nouveaux de ses plus redoutables ennemis.
De ce mouvement continuel des barbares et de cette calamité sans cesse renaissante des invasions, il résulta que toutes les provinces de l'empire, et particulièrement toutes les parties des Gaules, devinrent successivement frontières; que les troupes romaines qui les défendoient furent toutes stationnaires; que l'intérieur du pays se remplit de camps et de châteaux, ce qui jusque là n'étoit point encore arrivé; et qu'ainsi, avant la révolution qui devoit en faire le royaume de France, cette province tout entière étoit déjà divisée en bénéfices militaires. Avant la conquête, les Romains s'étoient associés les barbares: après la conquête, et lorsqu'ils furent las de violences et de ravages, les barbares composèrent avec ce qui restoit de Romains dans le pays dont ils s'étoient rendus maîtres, et qui s'étoient le plus vaillamment défendus; et voulant conserver ce qu'ils avoient acquis, ils adoptèrent les lois romaines, dont beaucoup d'entre eux connoissoient les avantages et avoient déjà éprouvé les bienfaits. Ce mélange d'un vieux peuple et d'un peuple enfant n'a peut-être point été assez remarqué, ainsi que les degrés divers par lesquels il a plu à la Providence de le produire. Ainsi se conserva ce qu'il existait d'ordre social dans le monde, héritage légué en quelque sorte par la grande nation mourante à cette foule de petites nations encore au berceau.
Les exploits, la conversion et la fortune de Clovis sont trop connus pour que nous les rappelions ici; et le règne de ce prince est une des époques les plus grandes et les plus éclatantes de l'histoire. On sait qu'il n'entra point dans la Gaule comme les farouches vainqueurs qui l'avoient précédé, mais qu'il y fut appelé par le vœu de toutes les classes de ses habitants, et que les évêques lui livrèrent pour ainsi dire le royaume que les Goths avoient formé dans ses provinces méridionales[68]; il y vint donc pour conserver et non pour détruire; et en effet rien ne fut changé dans l'organisation civile et politique du pays. De même que les autres barbares dont ils avoient suivi les traces, les Francs reçurent les lois et la police des Romains; ils adoptèrent leurs magistratures et jusqu'à ces dénominations purement honorifiques inventées par la cour de Bysance, et au moyen desquelles elle suppléoit aux récompenses réelles qu'il n'étoit plus en son pouvoir de donner. Il y eut donc comme par le passé des comtes, des ducs, des préfets militaires[69]. L'économie fiscale, civile et militaire des provinces fut la même[70]; le gouvernement des villes municipales et des cités ne changea point[71]; on y retrouva, comme sous les Romains, des colléges ou corps d'artisans, de marchands, chacun avec sa police particulière, ses usages et ses priviléges[72]; le serf représenta chez eux le colon romain: et cette espèce de servitude, bien différente de ce qu'étoit l'esclavage chez les peuples païens, fut la seule qu'ils conservèrent depuis la conquête[73]; les vainqueurs, prenant par degré le goût de l'agriculture, profitèrent dans l'administration et l'exploitation de leurs terres de l'expérience des vaincus[74]; si l'on considère en quoi consistèrent chez eux les revenus du fisc, on trouve qu'ils répondoient à autant de branches des finances de l'empire: ces revenus présentent de même les contributions des villes qui, chez les Romains, entroient dans le trésor des largesses, les parties casuelles, et le produit des terres fiscales dont se composoit l'épargne du prince[75]; quant à l'administration de la justice, aux diverses juridictions des tribunaux, depuis le conseil suprême du monarque jusqu'à la justice des propriétaires, il ne peut entrer dans notre sujet d'en développer l'organisation admirable et toutes les formes prévoyantes et protectrices: qu'il nous suffise de dire que le droit romain fut conservé par les rois francs partout où il étoit établi avant la conquête, et que le clergé ne cessa pas de vivre un seul instant sous la protection de la loi romaine qui étoit sa loi nationale[76].
Cependant, au milieu de tant de lois et de coutumes anciennes, fut introduite une loi politique nouvelle que les Romains n'avoient point connue: c'est le vasselage, loi dont l'origine est toute barbare, et qui devint le perfectionnement de la police des fiefs. Comme bénéfice, le fief n'étoit autre chose que la récompense des vétérans; comme terre frontière, il imposoit seulement l'obligation de défendre une tour, un château, ou toute autre espèce de retranchement. Le vasselage faisoit d'un barbare l'homme de son seigneur; par la cérémonie de la recommandation, il lui vouoit un attachement et un service personnel; et comme il fut établi, sous les rois francs, qu'on ne pourroit obtenir un fief et devenir bénéficier sans être vassal, il en résulta que tout propriétaire de bénéfice fut attaché par un double lien, et à la terre qu'il étoit de son intérêt de conserver et de défendre, et au prince que l'honneur, le devoir, son serment, l'obligeoient en toutes circonstances de servir et d'assister[77]. Le soldat romain défendoit le sol de l'empire, mais non pas l'empereur, prêt à recevoir pour maître quiconque se présentoit à lui avec la faveur de l'armée, reconnoissant pour Romain tout chef barbare, dès qu'il étoit revêtu des dignités romaines; et ce fut là le vice radical du système militaire fondé sur la création des bénéfices. Le vassal défendoit à la fois la terre et son seigneur, ou pour mieux dire, sa propriété et l'État; et la loi du vasselage, essentiellement monarchique, contribua puissamment à fonder la véritable monarchie dans les Gaules, et à la sauver dans ses plus grands périls.
C'est là cette féodalité qui signifie la fidélité, et dont on parle de nos jours avec tant d'ignorance et de fureur; institution plus naturelle qu'on ne pense, dit M. de Bonald, puisque, selon Condorcet, «on la retrouve à la même époque chez tous les peuples.» Elle n'étoit autre chose, dans son principe, que la plus noble relation d'autorité et d'obéissance, de protection et de dévouement, de foi gardée et d'assistance réciproque; elle offroit dans les nombreux rapports qu'elle établissoit entre les citoyens de toutes les classes de la société, et dans tous les degrés de sa hiérarchie, une image touchante de la famille[78]. Au milieu d'une nation si turbulente, si fière, livrée à des passions si violentes et si guerrières, s'ils n'eussent eu des vassaux fidèles, certes, jamais les rois de France n'eussent pu contenir tant de vassaux qui se révoltoient; et l'anarchie qui troubla trop souvent leur empire n'eût cessé qu'avec l'entier anéantissement de cette nation, qui portoit en elle-même un principe de destruction auquel jamais gouvernement monarchique n'a pu résister.
Ce principe de destruction étoit l'incertitude de l'hérédité et de la succession au trône dans la famille du souverain. Attachés au sang de leurs rois, les Francs ne connoissoient point encore la loi salutaire qui désigne un seul héritier et qui reconnoît pour tel l'aîné des enfans, ou, à défaut d'enfans, le parent le plus proche: ils choisissoient le prince qui leur sembloit le plus digne de commander, parce que la principale attribution de leurs rois étoit d'être leurs chefs militaires, le plus beau de leurs droits et le premier de leurs devoirs celui de commander les armées; d'où il résultoit que des collatéraux, des bâtards mêmes, pouvoient obtenir une juste préférence sur la postérité du prince régnant. Ce fut pour leur ôter la liberté du choix, que Clovis, retrouvant cette férocité première que le christianisme sembloit avoir adoucie et même entièrement détruite en lui, poursuivit jusqu'à leur entière extermination tous les princes de son sang[79]. Et toutefois, après tant de crimes, il ne sut faire autre chose[80] que démembrer et partager entre ses quatre fils le royaume qu'il avoit créé et qu'il n'avoit su maintenir dans l'ordre et dans la paix que parce qu'il y avoit régné sans partage. Alors commencèrent ces guerres funestes et continuelles entre des frères avides et jaloux, cette effroyable suite de vengeances et de trahisons, de violences, d'empoisonnements, d'assassinats dont l'histoire des deux premières dynasties nous présente trop souvent l'odieux et dégoûtant tableau. La race de Clovis ayant commencé à dégénérer, les maires du palais s'emparèrent de l'autorité, et ce changement produisit des guerres et des dissensions nouvelles. Une confusion horrible bouleversa l'empire français; et dans ce désordre général chacun put méconnoître une autorité qui n'avoit plus la force ni de punir ni de protéger. Elle ne fut point cependant tellement méconnue, cette autorité suprême, qu'une main vigoureuse ne pût encore rassembler ces parties éparses d'un grand état, et leur imprimer, de nouveau, le mouvement et la vie. C'est ce que fit Charlemagne, le plus grand homme de son temps, et l'un des hommes les plus étonnants qui aient paru dans aucun temps. Mais après sa mort, la foiblesse de ses successeurs, et surtout la loi désastreuse du partage de l'autorité, amenèrent des troubles nouveaux et peut-être encore une plus grande confusion. À ces calamités domestiques se joignit une autre calamité, les incursions terribles des Normands, nouveaux barbares qui, pendant près d'un siècle, ne cessèrent de traverser la France en tous sens, ravageant les campagnes, saccageant les villes, massacrant leurs habitants ou les emmenant en esclavage. La foiblesse des descendants de Charlemagne, plus grande encore que celle de la postérité de Clovis, les fit bientôt tomber d'un trône dont ils s'étoient rendus indignes; et ils tombèrent aux acclamations de toute une nation qui alors, on ne doit point se lasser de le redire, n'avoit ni sur l'hérédité légitime, ni sur l'ordre de la succession au pouvoir politique, les idées plus salutaires et plus justes que depuis elle a su acquérir, et qu'un long usage a consacrées au milieu d'elle, pour son bonheur et pour sa gloire. Dans ces premiers temps de la monarchie française ce n'étoit pas un droit suffisant au trône que d'être du sang royal: il falloit encore être utile à la nation pour prétendre à devenir son roi.[81]
Ainsi s'explique ce qu'on appelle l'usurpation des maires du palais sous la première race et celle des comtes de Paris sous la seconde: les deux races étoient tombées dans le mépris[82]. Sous des princes foibles s'étoient élevés des chefs guerriers devenus par leurs hautes qualités des objets d'estime, d'attachement et d'espérance pour une nation toute guerrière: elle choisit pour la commander celui qui lui sembla le plus digne; et en rejetant de même qu'en remplaçant des races dégénérées, ni la nation qui choisissoit le nouveau roi, ni les chefs qui avoient dirigé et confirmé son choix, ne pensoient avoir commis une action coupable devant Dieu et devant les hommes. Il n'est rien de plus déraisonnable que cette disposition qui nous porte à juger les siècles passés avec les idées et d'après les lois, les coutumes et les préjugés du siècle où nous vivons, rien qui indique davantage une profonde ignorance et les vues étroites de l'esprit: c'est là une des principales sources de tant d'erreurs et d'absurdités dont se compose la politique des sophistes de nos jours.
Au milieu de tant de désordres et de calamités publiques, les liens de la subordination féodale s'étoient sans doute fort relâchés: profitant de cette extrême foiblesse du pouvoir politique, chacun cherchoit à se rendre indépendant; et c'est une tendance naturelle et malheureuse de l'esprit humain. Toutefois le principe monarchique que le vasselage avoit si long-temps contribué à maintenir, restoit encore comme gravé dans le fond des cœurs; ce fut le vasselage lui-même qui rassembla en quelque sorte les membres épars de la monarchie pour la constituer de nouveau; car Hugues Capet n'étoit ni plus illustre par sa naissance, ni plus puissant par ses domaines que beaucoup d'autres grands vassaux de la couronne; et ce fut uniquement parce que ceux-ci lui prêtèrent foi et hommage et le reconnurent pour leur seigneur, qu'il fut roi[83]. Ici commence le temps des grandes polices, comme dit Mézeray: une loi de l'hérédité au trône plus régulière, plus monarchique, affermit la puissance des princes, et leur fournit les moyens de reconquérir par degrés ce que le malheur des temps leur avoit fait perdre d'influence et d'autorité; et peut-être allèrent-ils depuis trop loin dans une route où si long-temps ils s'étoient vus forcés de rétrograder: c'est ce que nous aurons occasion d'examiner. Il n'est question ici que de chercher si le régime féodal fut un bien ou un mal pour la France; et sur ce sujet nous croyons avoir déjà rempli une partie de la tâche que nous nous sommes imposée.
Que l'on se fasse une juste idée de ce qu'étoit la Gaule sous ces deux premières races, ainsi livrée à des peuples, féroces et grossiers qui l'avoient si long-temps ravagée, et qui, partagés sous différents chefs décorés du nom de roi, se la disputoient encore plusieurs siècles après l'avoir conquise; qu'on se la représente soumise à un pouvoir monarchique si mal constitué, à l'action duquel on échappoit de toutes parts par la difficulté des communications[84], par l'insuffisance des moyens d'administration matérielle, depuis si prodigieusement perfectionnés, et parvenus de nos jours à une perfection que l'on peut appeler désespérante; que l'on considère cette vaste contrée, si long-temps désolée, tourmentée par cette race d'hommes turbulents et impatients du joug; de nouveau tourmentée, désolée, et pendant plus d'un siècle, par d'autres barbares[85], qui, dans leurs continuelles incursions, en attaquent et en isolent les unes après les autres toutes les parties; et qu'ensuite on essaie d'imaginer une forme d'administration, nous ne dirons pas plus propre à conserver un tel pays que l'administration féodale, mais au moyen de laquelle il eût été même possible de le conserver: on ne la trouvera point. Dans un grand empire, presque toujours mal gouverné, qui très-souvent même n'étoit point gouverné, tout grand propriétaire se trouvoit naturellement substitué à ce gouvernement suprême qui sembloit l'avoir abandonné; et devenu lui-même souverain, protégeoit, défendoit, punissoit, récompensoit, encourageoit, maintenoit dans l'ordre et dans la subordination, la population plus ou moins nombreuse que la loi de la féodalité avoit mise sous sa dépendance: c'étoit, nous le répétons, une vivante image de la famille; et pour louer une telle institution autant qu'elle mérite de l'être, nous appellerons en témoignage l'un de ses plus grands ennemis: «Le gouvernement féodal, dit Mably, étoit sans doute ce que la licence a imaginé de plus contraire à la fin que les hommes se sont proposée en se réunissant en société[86]. Cependant, malgré ses pillages, son anarchie, ses violences et ses guerres privées, nos campagnes n'étoient pas dévastées comme elles le sont aujourd'hui. L'espèce de point d'honneur qu'on se faisoit de compter beaucoup de vassaux dans sa terre servoit de contre-poids à la tyrannie des fiefs. Loin de dévorer tout ce qui l'entouroit, le seigneur principal faisoit des démembrements de ses terres pour se faire des vassaux, et les familles se multipliaient sous sa protection.»
«Je le demande à tout homme sensé et impartial, s'écrie un illustre écrivain de nos jours[87]: si le régime qui multiplie les hommes, protége les familles, les appelle à la propriété, et préserve les campagnes de la dévastation, est contraire à la fin de la société, quelle est donc la fin de la société, et quel est le régime qui lui convient? Si c'est là de l'anarchie et de la tyrannie, quel nom donnerons-nous à l'anarchie et à la tyrannie dont nous avons été les témoins et les victimes? À des seigneurs guerroyans ont succédé des gens d'affaires avides, des procès ruineux à des incursions passagères, et des impôts excessifs à des redevances ridicules. Les campagnes n'y ont pas gagné; et à part celles que vivifie, en les corrompant, le voisinage des villes, les autres se sont appauvries et dépeuplées.
«Il faut le dire, puisque la force de la vérité en arrache l'aveu à l'inconséquent écrivain que nous venons de citer[88], le régime féodal a peuplé les campagnes; le régime fiscal, commercial, philosophique a agrandi les villes: l'un appelle le peuple à la propriété par des démembrements et des inféodations de terres; l'autre le fait subsister par des fabriques, en attendant de l'enrichir par des pillages. Celui-ci procure à l'homme une subsistance précaire et variable, comme les chances du commerce, et qu'il reçoit tous les jours sous la forme d'une aumône du fabricant qui l'occupe; celui-là donne à la famille un établissement indépendant de l'homme et fixe comme la nature; l'un en un mot donne des citoyens à l'état, l'autre élève des prolétaires pour les révolutions; et quelle que soit la manie de la déclamation, comme il faut toujours revenir aux faits, il est à remarquer que l'établissement des manoirs champêtres date presque toujours du temps de la féodalité, et que la destruction des nombreux hameaux, dont on retrouve les vestiges dans les campagnes et le nom dans les chartes, a concouru avec les progrès du commerce et l'accroissement des cités.»
Mais de grands abus, dira-t-on, firent dégénérer une institution dont le principe étoit bon peut-être; et l'histoire des temps de la féodalité signale des actes oppressifs et tyranniques, des guerres intestines et sans cesse renaissantes, des trahisons, des révoltes, et surtout, dans ses derniers siècles, un système général d'indépendance qui ressembloit au désordre et à l'anarchie. Qui prétend nier ces choses? certes, le plus grand des prodiges eût été que, dans des siècles aussi grossiers, une race d'hommes qui n'avoit d'autre passion que celle de la guerre, d'autre occupation que les exercices violents qui en sont l'image, n'eût pas abusé d'un pouvoir qui lui étoit en quelque sorte abandonné, n'eût pas considéré toutes ses usurpations comme des droits, lorsque ses chefs étoient impuissants à réclamer d'elle aucun devoir. Voit-on autre chose parmi les nations qui s'enorgueillissent le plus de leur civilisation, dès que la main qui les gouverne laisse un moment flotter les rênes, et ne se montre plus assez ferme pour les ressaisir? Sied-il bien aux hommes du dix-huitième siècle, du siècle de l'industrie, du commerce, des sciences exactes, du siècle qui s'est donné lui-même le nom de siècle des lumières, et qui en conservera éternellement le sobriquet, sied-il bien à ces hommes de s'indigner en parlant de révoltes, de trahisons, de tyrannie, d'anarchie, d'oppression des peuples, de guerres intestines, de mépris pour le sang et la dignité de l'homme, de violation de toutes les lois naturelles de la société? Quel spectacle nous a-t-il offert, sans compter tout le reste, ce siècle follement orgueilleux et lâchement cruel? la force violant la propriété, afin d'exercer sans nul obstacle sa fureur de détruire. Que voyons-nous dans ces siècles qu'il ose poursuivre de son insolent dédain? la force devenue conservatrice, parce qu'elle avoit été rendue propriétaire; et par suite de ces institutions que l'on appelle sottement stupides et barbares, une société qui compte quatorze siècles d'existence, ce qui ne s'est jamais vu ni dans aucun temps ni dans aucun pays.
Toutefois gardons-nous d'attribuer uniquement au régime féodal ce prodige sans exemple de durée et de prospérité. Ce régime avoit en lui-même, comme tout ce qui est purement humain, son principe de destruction; et ce principe eût sans doute prévalu, si la puissance au-dessus de l'homme qui avoit formé cette société naissante ne l'eût soutenue en perfectionnant et affermissant ce qu'elle avoit de bon et de naturel dans ses institutions. Nous ferons voir bientôt comment, sans la religion chrétienne, ce même régime féodal, qui devint un instrument de conservation, auroit, au contraire, tout divisé et tout détruit.
Un tel gouvernement, au moyen duquel la puissance et les honneurs étoient dévolus à celui qui possédoit la terre et qui la faisoit cultiver, n'étoit point favorable sans doute à l'accroissement des villes: la noblesse française dédaignoit d'y séjourner; elle habitoit constamment la campagne, «et son séjour, dit l'écrivain que nous venons de citer[89], y étoit utile pour elle et pour le peuple par mille raisons domestiques et politiques.» Mais pour expliquer clairement un tel usage, et montrer que non-seulement il étoit utile, mais nécessaire, il convient de remonter encore jusqu'à l'établissement des bénéfices, c'est-à-dire jusqu'aux temps qui précédèrent la conquête.
Toutes les provinces de la Gaule étant successivement devenues frontières, ainsi que nous l'avons déjà dit, les troupes stationnaires en avoient ainsi occupé successivement toutes les parties; et les camps ainsi que les châteaux s'étoient multipliés dans l'intérieur du pays. Ils furent toujours établis dans le voisinage des cités; et par suite de ces établissements se formèrent des cantons qui, dans l'origine, n'étoient que des démembrements du territoire de ces cités, dont on avoit composé des propriétés pour les comtes, les ducs, les soldats châtelains, qui commandoient et défendoient la contrée. Ces terres reçurent bientôt une sorte d'anoblissement de la noble profession de ceux qui les possédoient: dès lors on mit une grande différence entre les cantons et les domaines des cités; et les habitants de ces terres privilégiées furent long-temps les seuls que l'on nommât cantonniers[90].
Cette disposition ne fut point changée sous les rois francs, et ne pouvoit l'être. Les bénéfices cantonniers continuèrent d'être possédés uniquement par les familles militaires[91]; il y eut des cantonniers francs, romains et barbares[92], parce qu'en effet, après la conquête, l'armée du conquérant se trouva composée d'un mélange de soldats de ces diverses nations; et tant que les chefs furent amovibles, ils prêtèrent hommage au roi comme vassaux de la couronne[93]. Quant aux bourgades et cités, elles étoient la demeure des bourgeois et plébéiens et de toute personne qui n'étoit point assujettie au service militaire. L'histoire nous apprend qu'elles appartenoient en toute propriété aux rois, qui se les partageoient lorsqu'ils régnoient conjointement ensemble, ou qui en faisoient don aux personnes qu'ils vouloient gratifier; qu'une telle possession n'avoit rien de commun avec le commandement militaire de la province, puisque des femmes pouvoient y prétendre, et que plusieurs reines reçurent de semblables donations à titre de douaire; que ces bourgeois et plébéiens, désignés sous le titre commun de provinciaux, bien qu'ils fussent distingués en plusieurs ordres de citoyens, étoient cependant, et quel que pût être leur rang, fort au-dessous des hommes militaires; qu'ils payoient des tributs comme sujets du fisc, et que, sous ce rapport, comme sous plusieurs autres, ils étoient soumis à la juridiction du comte[94]. On y apprend encore que, dans les environs des maisons royales, que ces provinciaux[95], sujets du fisc, étoient tenus de bâtir et d'entretenir, s'élevèrent des habitations où affluèrent des plébéiens de toutes les classes, attirés auprès de ces demeures privilégiées par diverses causes qu'il n'est point de notre sujet de rappeler ici: ainsi se formèrent les villes, qui reçurent ce nom de celui de villa, que portoit tout manoir royal; et elles devinrent plus ou moins considérables, selon que le souverain faisoit plus ou moins de séjour dans le palais autour duquel elles s'étoient formées; mais elles n'en restèrent pas moins soumises aux mêmes redevances que les bourgs et les cités; et l'on peut concevoir maintenant pourquoi la noblesse resta confinée dans ses terres où elle jouissoit, au milieu de ses vassaux, de tous les honneurs et prérogatives qui lui appartenoient, et comment elle tint à déshonneur d'habiter des lieux où elle eût été confondue avec les classes inférieures de la société.
Un capitulaire de Charlemagne établit une distinction entre ces maisons royales: celles qui se nommoient villæ capitaneæ étoient le séjour des rois pendant la paix. C'était là qu'ils déployoient toute la magnificence de leur représentation. Elles se composoient d'un palais pour le monarque et de bâtiments suffisants pour loger la suite nombreuse de ses domestiques et de ses officiers; et il n'y en avoit aucune qui n'eût un château fortifié, ce qui, par la suite, fit de ces demeures l'asile de toute la contrée environnante, pendant les longues incursions des Normands. Les autres manoirs royaux désignés sous le nom de villæ mansionales, hébergements, parements se composoient de simples bâtimens militaires[96] établis dans diverses parties du royaume, où les rois étoient reçus lorsqu'ils voyageoient, ou qu'ils se portoient sur le théâtre de la guerre. Telles étoient les habitations royales sous les deux premières races, et l'on peut dire qu'il n'y eut point de capitale du royaume, avant qu'un comte de Paris fût devenu roi[97].
Cependant, en raison de l'avantage de sa position au milieu d'un grand fleuve qui étoit pour elle une sorte de fortification naturelle, la ville de Paris fut toujours considérée comme un des points les plus importants du royaume, et ce fut l'un de ceux où se passèrent, dans les moments les plus critiques, ses plus mémorables événements. Nous trouvons que les rois de la première race y firent des séjours assez fréquents, entre autres Chilpéric et la reine Frédégonde; sous la seconde race, nous voyons Paris pillé par les Normands en 845; pillé une seconde fois et brûlé en 856 par ces mêmes barbares; en 862 ils pénètrent sur son territoire par sa partie méridionale, dévastent l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, abordent ensuite dans la Cité dont ils surprennent les habitants sans défense; pillent encore la ville et la réduisent de nouveau en cendres. Ce fut alors que Charles-le-Chauve, sous le règne duquel arrivèrent tous ces désastres, ordonna que les fortifications de Paris fussent relevées et augmentées, qu'on rétablît et qu'on réparât les châteaux situés sur le bord de la Seine, et notamment celui de Saint-Denis[98]. Avec ces nouveaux moyens de défense, et grâce aux dispositions prévoyantes et au courage intrépide de son évêque Goslin et du comte Eudes, cette ville put soutenir de la part des Normands un dernier siége plus long et plus acharné que les précédents. Constamment repoussés dans toutes leurs attaques, ils l'abandonnèrent enfin après treize mois de tentatives inutiles, et après lui avoir donné huit assauts consécutifs. Personne n'ignore qu'Eudes monta sur le trône après la mort de Charles-le-Gros, et qu'en lui auroit commencé la troisième race de nos rois, s'il n'étoit mort sans enfants. Cette circonstance rendit pour un moment la couronne aux princes de la famille carlovingienne.
Ce fut probablement encore la défense de Paris qui valut la royauté à son petit neveu Hugues Capet, et qui fit remonter sur le trône de France cette famille nouvelle qui ne devoit plus en descendre. L'empereur Othon II, en guerre contre Lothaire qui régnoit alors, s'étoit avancé en 978 jusque sous les murs de Paris, à la tête d'une armée de soixante mille combattants; il avoit brûlé un de ses faubourgs et insulté l'une de ses portes, lorsqu'il se vit attaqué sur les hauteurs de Montmartre par les forces réunies du comte Hugues Capet et de Henri, duc de Bourgogne, qui remportèrent sur lui une victoire décisive, s'emparèrent de tous ses bagages et le poursuivirent jusqu'à Soissons.
On peut donc comprendre maintenant pourquoi la ville de Paris, au commencement de la troisième dynastie, étoit encore, comme du temps de César, renfermée dans la Cité proprement dite. Elle avoit, sur les deux rives du fleuve, et dès la fin de la première race, quatre abbayes considérables aux quatre points cardinaux et presque à une égale distance: Saint-Laurent à l'orient, Sainte-Geneviève au midi, Saint-Germain-des-Prés au couchant, et Saint-Germain-l'Auxerrois vers le nord. Autour de ces monastères, s'élevoient les habitations des serfs et autres personnes qui en dépendoient, et ce fut là l'origine de ces faubourgs qui depuis ont tant contribué à l'embellissement et à l'agrandissement de cette capitale. Quant à la Cité, voici à peu près l'idée qu'on doit s'en faire: la cathédrale au levant, le grand et le petit Châtelet au nord et au midi, et le Palais des rois ou des comtes au couchant, en faisoient les quatre extrémités. On y voyoit aussi un palais pour l'évêque et une place publique ou marché. Des rues étroites et sales, des maisons[99] construites en bois, des églises d'une architecture lourde et gothique, remplissoient l'intervalle qui séparoit les grands édifices. Ces églises, dont plusieurs étoient des monastères, avoient des enclos assez considérables; et si l'on considère que l'île entière, bien qu'elle ait été agrandie par la réunion de deux autres petites îles qui étoient à sa pointe occidentale, n'a aujourd'hui que cinq cents toises de long sur cent quarante dans sa plus grande largeur, on pourra juger qu'elle contenoit alors une bien foible population[100]. En effet, quoiqu'on eût déjà abattu plusieurs vieilles églises avant la révolution, cet étroit espace renfermoit encore la cathédrale, le palais archiépiscopal, le palais de justice, dix paroisses, deux hôpitaux, deux communautés d'hommes, quatre chapelles, un marché, quatre places publiques, une bibliothèque et une prison. La plupart des églises ont été détruites; d'autres, à moitié ruinées, ont changé de destination; mais quelques-uns des principaux monuments, qui sont au nombre des plus remarquables de Paris, n'ont éprouvé aucune dégradation.
LE PONT NEUF.
Paris, renfermé dans l'enceinte étroite d'une île, défendu par sa situation et par les fortifications qui l'environnoient, fut, pendant plusieurs siècles, une des places les plus fortes du royaume[101]. Abbon, déjà cité, nous apprend qu'en 886, lors de la dernière attaque des Normands, cette ville étoit encore entourée de murailles et flanquée de tours grandes et petites. Toutes ces tours étoient en bois.
Ce fut au moyen de ces fortifications déjà détruites par les Normands, et rétablies par Charles-le-Chauve, qu'elle put soutenir contre ces hordes barbares ce dernier siége si mémorable et qui devint le sujet d'une épopée[102]. On n'y entroit alors que par le Grand et le Petit pont. Quelques historiens ont confondu le Grand pont avec un autre pont que le même roi avoit fait construire à l'extrémité occidentale de la Cité, qui fut détruit pendant le siége même[103], et que remplaça le pont aux Colombes, ainsi appelé parce qu'on y vendoit des oiseaux. Ce dernier pont existoit encore dans le dix-septième siècle; mais on ignore la date de sa construction, et il est très-incertain qu'il ait succédé à celui de Charles-le-Chauve, sur lequel on n'a d'ailleurs que de très-obscurs renseignements. Tout ce qu'on sait de ce pont aux Colombes, c'est que ses piles étoient en maçonnerie, et portoient un plancher de bois; il aboutissoit d'un côté au quai de la Mégisserie, et de l'autre à celui de l'Horloge. Ayant été détruit par la violence des glaces[104], on le reconstruisit, et l'on y plaça des moulins, ce qui lui fit donner le nom de pont aux Meuniers. S'étant écroulé une seconde fois en 1596, Charles Marchand, capitaine des trois cents arquebusiers et archers de la ville, proposa de le faire reconstruire à ses dépens, sous la condition qu'il porteroit son nom. Sa proposition fut acceptée, et il obtint des lettres-patentes à ce sujet. Ce pont fut achevé en 1609, et procura une commodité au public par le passage qui fut ménagé au milieu, et dont il ne jouissoit pas auparavant; car le pont aux Meuniers étant possédé à titre de cens, étoit fermé à ses deux extrémités, et ne s'ouvroit que pour l'usage de ceux qui l'habitoient. Le pont Marchand fut détruit en 1621 par un incendie. Le Grand pont, après avoir changé plusieurs fois de nom, porte maintenant celui de pont au Change; le Petit pont a conservé le sien.
Ces deux derniers ponts étoient encore, dans le quatorzième siècle, les seuls points de communication entre la Cité et les autres parties de la ville. Les divers ponts qui y aboutissent maintenant furent élevés à différentes époques, jusque vers le milieu du dix-septième siècle; et le pont Neuf est, sans contredit, le plus considérable de ces utiles monuments.
L'île de la Cité n'a pas toujours été telle qu'elle est aujourd'hui: elle finissoit anciennement à l'endroit où est la rue de Harlay. Le jardin du palais s'étendoit jusqu'à cette extrémité; et là, un petit bras de rivière le séparoit de deux îles, dont la plus grande, sur laquelle fut construite depuis la place Dauphine, se nommoit l'île aux Bureaux[105]. La plus petite, située du côté de Saint-Germain-l'Auxerrois, étoit appelée l'île à la Gourdaine, et l'on y voyoit un moulin à eau qui fut, sous François II, employé au service de la monnoie; à la pointe de l'île aux Bureaux, il y avoit une maison ou hôtel des Étuves[106]. Ces deux îles furent réunies à celle de la Cité, long-temps avant qu'on pensât à élever le pont Neuf, et changèrent alors leur nom en celui d'île du Palais.
Jusqu'au règne de Henri III, il n'y avoit point encore de bâtiments considérables dans le faubourg Saint-Germain, et tous les palais des princes, ainsi que les hôtels des grands seigneurs, étoient situés dans le quartier de la ville où s'élevoit le palais même du roi, autour duquel les personnes qui fréquentoient la cour devoient naturellement établir leur demeure. Vers ce temps, on commença à ouvrir quelques rues nouvelles dans ce faubourg, et l'on y bâtit plusieurs belles maisons que des gens de qualité habitèrent. À cette même époque, la partie de la ville proprement dite, qu'on nommoit alors le faubourg Saint-Honoré, se couvrit aussi de magnifiques hôtels jusqu'à la clôture nouvelle commencée, de ce côté, sous Charles IX. Il en résulta que les relations entre ces deux grands quartiers de Paris devinrent beaucoup plus fréquentes qu'auparavant, et qu'on sentit davantage l'incommodité d'une communication qui ne pouvoit se faire que par le pont Saint-Michel ou par bateau. Pour la rendre plus facile, le roi résolut donc de faire bâtir un nouveau pont à la pointe de l'île du Palais: la première pierre en fut posée le 31 mai 1578, du côté des Augustins, et l'on commença dès lors à y travailler; mais l'ouvrage étoit encore peu avancé, lorsque les guerres civiles forcèrent de le suspendre.
Il ne fut achevé que sous le règne suivant. Henri IV, conquérant et pacificateur de son royaume, au milieu des grands et utiles projets qu'il formoit pour le bien de son peuple, n'oublia point l'embellissement de sa capitale, et mit au nombre des premières constructions qu'il y fit exécuter la continuation des travaux du pont Neuf: ils furent achevés en 1604.
Ce pont, qui diffère des ponts[107] modernes par la courbe de ses arcs et par sa construction en dos d'âne, que les architectes d'alors jugeoient nécessaire pour la durée, fut long-temps considéré comme un des plus beaux de l'Europe, et n'est en effet qu'une construction lourde, irrégulière, et qui n'a d'autre mérite que celui de sa solidité. Il avoit été commencé sur les dessins et sous la direction d'un architecte nommé Androuet du Cerceau[108]; ce fut Guillaume Marchand qui le termina. Il est porté sur douze arches de plein cintre, qui se partagent inégalement des deux côtés de la pointe de l'île du Palais. On en compte sept sur le grand cours de l'eau, cinq sur le bras de la Seine du côté des Augustins, et la partie de l'île à laquelle ils aboutissent contient encore l'espace de deux arcades.
Au-dessus des arches règne une double corniche d'un pied et demi de large, soutenue par des mascarons. Ce pont a plus de cent quarante-quatre toises de longueur[109]: sa largeur est de douze, qu'on a partagées en trois parties, dont les dimensions n'ont pas toujours été les mêmes. Celle du milieu, qui sert au passage des voitures, n'avoit autrefois que cinq toises: des deux côtés s'élevoient pour les gens de pied des trottoirs qui s'étendoient sur les demi-lunes que forment les piles du pont; et dans ces espaces, vides alors, on tendoit, les jours ouvriers, de misérables tentes qui interceptoient la belle vue qu'offre Paris de ce côté, et embarrassoient le passage. Lors des réparations qui furent faites en 1776, les trottoirs furent baissés et rétrécis, et l'on construisit des boutiques en pierre de taille dans les demi-lunes[110].
La pointe de l'île du Palais, située vis-à-vis la place Dauphine, forme une espèce de môle carré, qu'on appeloit, avant la révolution, place de Henri IV, et au milieu duquel étoit placée la statue équestre de ce grand monarque[111]. C'est le premier monument de ce genre qu'on eût encore élevé à nos souverains. Avant cette époque, si l'on faisoit la statue d'un roi, c'étoit pour la mettre sur son tombeau, au portail de quelque église ou de quelque maison royale qu'il avoit fait bâtir ou réparer. Cette statue y fut placée[112] en 1613, sous la régence de Marie de Médicis. Elle étoit posée sur un piédestal de marbre blanc; aux quatre coins étoient attachés des trophées d'armes et des esclaves en bronze, de grandeur naturelle, représentant, dit Sauval, les quatre parties du monde, le tout soutenu par un soubassement de marbre bleu turquin. Dans toutes les descriptions de Paris, on trouve que la statue du roi avoit été exécutée par un sculpteur françois nommé Dupré, et que le cheval seul étoit l'ouvrage de Jean de Bologne, sculpteur italien: c'est une erreur qu'ont accréditée certaines circonstances qui jusqu'à présent n'avoient pas été assez connues. La vérité est que cet artiste, qui jouissoit d'une grande célébrité et qui étoit attaché au grand-duc de Toscane Ferdinand Ier, reçut de la cour de France la commission d'exécuter en entier ce grand monument et commença le cheval. Il ne l'avoit point entièrement achevé, lorsqu'il mourut en 1608. Alors Pierre Tacca, son élève, fut chargé de mettre la dernière main aux travaux que son maître avoit laissés imparfaits. Ce sculpteur acheva donc le cheval, fit la statue du roi[113], et le monument entier fut terminé en 1613. Il avoit été embarqué le 13 avril de cette même année à Livourne pour être rendu à Paris par le Havre; mais le navire sur lequel il étoit chargé ayant fait naufrage sur les côtes de Sardaigne, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que l'on parvint à retirer la statue du sable où elle étoit enfoncée et à la charger sur un autre navire. Elle n'arriva à Paris qu'en 1614. Un architecte nommé Marchand avoit déjà disposé l'emplacement et construit le piédestal sur lequel elle devoit être placée, et la première pierre en avoit été posée par Louis XIII le 2 juin de la même année. Enfin le 23 août de la même année l'inauguration du monument fut faite par les principaux magistrats de la ville de Paris, le jeune monarque étant alors absent de sa capitale. Les esclaves qui décoroient les quatre coins de ce piédestal étoient réellement l'ouvrage de trois sculpteurs françois, Francavilla, Bordone et Tremblay.
Toutefois ce ne fut qu'en 1635, vingt et un ans après cette érection de la statue équestre de Henri IV, que furent achevés, sous le ministère du cardinal de Richelieu, les ornemens et bas-reliefs qui achevèrent la décoration du piédestal. Ce fut ce ministre qui en ordonna lui-même les inscriptions[114] et qui fit construire le carré ou massif de maçonnerie, au milieu duquel s'élevoit toute cette composition. Ces inscriptions expliquoient le sujet des bas-reliefs, qui étoient au nombre de cinq et représentoient plusieurs événements remarquables ou glorieux de la vie du grand roi. À droite, la prise d'Amiens par les Espagnols, et celle de Montmélian en Savoie; à gauche, les batailles d'Arques et d'Ivry; sur la face de derrière, l'entrée triomphante de ce prince dans la ville de Paris.
Il n'y a rien autre chose à dire de toutes ces sculptures, sinon que les meilleures étoient d'une grande médiocrité. On pouvoit en considérant cette statue et ce cheval, d'un style à la fois roide, lourd et mesquin, s'étonner de la réputation dont avoient joui Jean de Bologne et son élève; les captifs de bronze[115] ne valoient pas mieux que le monument qu'ils décoroient, mais n'étoient peut-être pas plus mauvais, et l'on en peut dire autant des bas-reliefs.
Ce fut sur le pont Neuf et devant la statue de Henri IV qu'une populace effrénée, après avoir exercé mille indignités sur le cadavre de Concini, si connu sous le nom de maréchal d'Ancre, vint en brûler les restes défigurés. Il est remarquable que cette même populace, si furieuse contre lui, après sa mort, avoit cependant beaucoup aimé, au temps de sa faveur, cet Italien, qui, avant les troubles, lui donnoit des fêtes, des tournois, des carrousels, dans lesquels il brilloit, disent quelques mémoires du temps, étant beau cavalier et adroit à tous les exercices. Un tel exemple montre pour la millième fois ce qu'est le peuple, et ce que valent ses affections. Cependant tant de preuves accumulées n'empêcheront point de malheureux insensés de rechercher encore ses vains applaudissements; et les leçons de l'histoire seront toujours perdues pour l'orgueil et pour l'ambition[116].
LA SAMARITAINE.
Près de la seconde arche du pont Neuf, du côté du Louvre, s'élevoit sur une charpente le bâtiment dit de la Samaritaine. Ce petit monument renfermoit une pompe au moyen de laquelle l'eau étoit distribuée, par divers canaux, au Louvre, aux Tuileries et au Palais-Royal. On ignore l'époque de sa construction, que quelques historiens attribuent à Henri III; mais il est probable qu'il fut l'ouvrage de son successeur. Quoi qu'il en soit de ce fait historique peu important à vérifier, cet édifice, qui tomboit en ruines au commencement du siècle dernier, fut détruit en 1712, et rétabli aussitôt au même endroit et dans une forme plus élégante. Il se composoit de trois étages, dont le second étoit au niveau du pont. Les faces latérales étoient percées de cinq croisées; sur la face principale, et dans un enfoncement en forme d'arcade, avoit été placé le cadran d'une horloge à carillon. On voyoit au-dessous, avant la révolution, un groupe en plomb doré qui représentoit Jésus-Christ, et la Samaritaine auprès du puits de Jacob. Ce puits étoit figuré par un bassin dans lequel tomboit une nappe d'eau sortant d'une coquille. La pompe en avoit été reconstruite en 1772[117].
Les deux figures, plus grandes que nature et d'une exécution assez médiocre, étoient de deux sculpteurs de l'académie, Bertrand et Frémin. On lisoit au-dessous l'inscription suivante, tirée de l'Écriture:
Fons hortorum,
Puteus aquarum viventium.
Cette inscription très-heureuse indiquoit à la fois le sujet du groupe et la destination du monument.
Au-dessus du cintre, s'élevoit un campanille en charpente, revêtu de plomb également doré, dont la lanterne renfermoit les timbres de l'horloge et ceux qui composoient le carillon.
Ce petit bâtiment avoit un gouverneur, parce qu'il étoit considéré comme maison royale; il a été entièrement démoli, il y a quelques années.
PLACE DAUPHINE.
Avant Henri IV, il existoit à Paris de beaux monumens; mais aucun de nos rois n'avoit songé à embellir la ville elle-même, en y faisant construire une suite d'édifices sur un plan régulier. L'enceinte des murs contenoit encore une grande quantité de marais, de terres labourables, et il n'y avoit alors de places publiques que la Grève, les Halles, le Parvis-Notre-Dame, la place Maubert, celles du Chevalier-du-Guet, de Sainte-Opportune et de la Croix-du-Tiroir.
Lorsque le projet de bâtir le pont Neuf avoit été conçu, on avoit coupé l'île de la Gourdaine du côté du grand cours de l'eau; le moulin de la Monnoie avoit été détruit; et sur les deux côtés du triangle que forme ce terrain avoient été construits les deux quais que nous y voyons aujourd'hui. Commencés en 1580, ensuite interrompus, ils furent repris vers le temps où l'on finissoit le pont, et achevés en 1611. Tout l'espace qui s'étendoit depuis l'Éperon jusqu'au jardin[118] du Palais étoit encore en prairies. «C'étoit, dit Sauval, une solitude stérile, déserte et abandonnée, qui, tous les ans, étoit noyée et cachée sous l'eau.» Henri IV en fit don, l'an 1607, au premier président de Harlay, à la charge d'y faire bâtir suivant les plans et devis qui lui seroient donnés par le grand-voyer, et sous la condition de quelques redevances. Ce magistrat fit construire d'abord, le long des murs du jardin, une rue de maisons uniformes qui aboutit aux deux quais du grand et du petit cours d'eau, et qui fut nommée rue de Harlay.
Sur le plateau triangulaire que formoit le reste de l'île, on fit une place qui fut environnée de maisons à double corps de logis, dont l'un a vue sur la place, et l'autre sur les quais. Le plan en fut donné par le roi, qui la nomma Place Dauphine, en mémoire de la naissance de son fils Louis XIII. Cette place, dont la forme est aussi triangulaire, n'a que deux ouvertures, l'une au milieu de la basse du triangle, l'autre à son sommet, du côté du pont Neuf. Les maisons qui en forment l'enceinte furent construites dans un ordre régulier, et sur le même plan que celles de la rue de Harlay. Elles étoient toutes alors à quatre étages, couvertes d'ardoises, bâties de briques, et liées ensemble par des chaînes de pierre en bossage. Une corniche saillante et ornée de dentelures régnoit autour de la place et en couronnoit tous les édifices. Ce mélange de couleurs et cette régularité pouvoient produire à la vue un effet assez agréable; mais il n'en est pas moins vrai qu'une telle construction étoit mesquine et de mauvais goût, ce dont il est facile de juger par les grandes parties qui en subsistent encore[119]; elles prouvent que l'architecture, florissante sous François Ier et Henri II, avoit alors beaucoup perdu de son premier éclat: ce qu'il faut attribuer aux agitations des guerres civiles et au malheur des temps.
Lorsque ces édifices commencèrent à se dégrader, on permit aux propriétaires de faire reconstruire leurs maisons suivant leur goût et leurs idées particulières, d'où il est résulté que cette place a même perdu cette symétrie qui en faisoit le seul mérite[120].
Ce fut sur l'île dite depuis l'île aux Bureaux[121], et sur laquelle s'élève aujourd'hui cette place, que furent brûlés Jacques Molay, grand-maître des Templiers, et le maître de Normandie, le 18 mars 1313. Ce grand événement et la destruction de cet ordre célèbre, auquel on reprochoit des crimes et des abominations jusqu'alors inouïes, sont trop connus pour que nous en rappelions ici les circonstances. Ces moines étoient-ils innocens ou coupables? Cette question, sur laquelle aucun historien raisonnable n'avoit rien osé affirmer jusqu'à nos jours, est sans contredit la plus difficile, la plus obscure de toute l'histoire moderne; et les ténèbres qui la couvrent sembloient, avant la révolution françoise, ne pouvoir jamais être éclaircies. Cependant Saint-Foix, avec son audace et sa légèreté ordinaires, ne manque point, à l'occasion du supplice de ces deux personnages, de renouveler en leur faveur les allégations vagues et les déclamations furieuses de cette tourbe de prétendus philosophes dont il étoit le contemporain, déclamations et allégations dont le but étoit moins de prouver l'innocence des Templiers, que d'insulter, avec quelque apparence de raison, à toute autorité politique et religieuse. Ces apologistes hypocrites ont dit, dans leurs plaidoyers, beaucoup de mal des papes et des rois, et c'est là surtout ce qu'ils vouloient: quant à l'innocence de ces prétendues victimes de l'avarice et du despotisme, ils ne l'ont point prouvée, parce qu'il étoit impossible de le faire de manière à ne point laisser de réplique; et leurs adversaires les ont, plus d'une fois, extrêmement embarrassés, lorsqu'ils leur ont présenté les preuves si fortes, si singulières, que des actes et des témoignages authentiques élèvent contre ces moines, reconnus universellement pour des hommes livrés à tous les vices, à toutes les débauches, pour des séditieux, par cela seul dignes de punition. Ceux qui les défendent ont souvent allégué en leur faveur l'invraisemblance des crimes qu'on leur reproche: «Est-il probable, s'écrient-ils, que tant d'illustres guerriers, tant d'hommes d'une si haute qualité fussent coupables de crimes aussi atroces, d'aussi grossières, d'aussi honteuses turpitudes?—Est-il vraisemblable, pourroit-on leur répondre avec un auteur contemporain, que ces personnages si nobles eussent jamais avoué de telles infamies, si l'accusation n'eût été vraie? Non est verisimile quòd viri tam nobiles, sicut multi inter eos erant, unquàm tantam vilitatem recognoscerent, nisi veraciter ità esset....» (Baluze.) Si les apologistes répliquoient que la torture leur arracha beaucoup d'aveux, il seroit facile de donner la preuve que la plupart d'entre eux firent des aveux sans qu'on les eût torturés. Au reste nous aurons occasion d'examiner avec plus de détails cette grande question historique, et nous espérons y répandre quelques lumières que les travaux de plusieurs savants modernes nous ont procurées[122].
Cet événement présente une petite circonstance qui montre à quel point le droit de propriété étoit alors respecté, nos rois donnant alors eux-mêmes le premier exemple de ce respect, fondement le plus solide de toute société. Philippe-le-Bel, aussitôt après le supplice des Templiers, écrivit aux religieux de Saint-Germain, pour leur déclarer que, par cette exécution, il n'avoit point prétendu porter atteinte aux droits qu'ils avoient sur le terrain où elle s'étoit faite. Cette déclaration se trouvoit dans les registres de la chambre des comptes et dans le trésor de chartes.
LA SAINTE-CHAPELLE.
Dans l'espace qui est borné au midi par le pont Saint-Michel, au nord par le pont au Change, se trouvent plusieurs édifices, dont les plus remarquables sont le Palais et la Sainte-Chapelle.
Pour bien faire entendre l'histoire des églises, il est nécessaire que nous jetions un coup d'œil général sur l'établissement de la religion chrétienne en France, que nous examinions l'influence qu'elle a exercée sur l'esprit de la nation, et quelle fut l'existence civile et politique de ses ministres aux différentes époques de la monarchie. Ces observations nous conduiront à une explication claire de l'origine et de l'accroissement de tant d'établissements religieux, de tant de pieuses fondations que Paris renfermoit dans son sein, et qui, pendant une si longue suite de siècles, ont produit des effets si salutaires sur sa police et ses mœurs.
Toutefois, avant d'offrir un semblable tableau, qui se place naturellement à l'endroit où nous traiterons des paroisses et des monastères de la Cité, nous croyons devoir faire la description de la Sainte-Chapelle[123], non seulement parce que, dans l'ordre itinéraire que nous suivons, elle est la première église que l'on rencontre en sortant de la place Dauphine, mais par la raison plus forte que cette église séculière n'avoit de rapport avec aucune autre église de Paris, et fut bâtie par un saint roi pour une destination toute particulière.
Les croisades avoient apporté de grands changements dans la situation de l'Europe et de l'Asie. Après de longs combats, les croisés, maîtres des saints lieux et de toute la Palestine, s'étoient emparés de Constantinople, par une suite des divisions qui, dès le commencement, n'avoient cessé de régner entre eux et les Grecs; et ils y avoient fondé un nouvel empire. Il ne fut pas de longue durée. Après plusieurs règnes, tous malheureux et continuellement agités, les affaires en vinrent à une telle extrémité, que les Latins, manquant de vivres, assiégés par terre et par mer, abandonnés par un grand nombre de leurs principaux chefs, n'ayant plus enfin aucune ressource, se virent dans la triste nécessité d'engager une partie des reliques du trésor impérial, pour subvenir à leurs besoins les plus pressants; et les Vénitiens sembloient disposés à recevoir un tel gage pour sûreté d'une somme considérable qu'ils consentoient à prêter. Baudouin, héritier de l'empire, que l'empereur Jean de Brienne avoit envoyé solliciter des secours auprès de saint Louis, le supplia, ainsi que la reine Blanche sa mère, de ne pas permettre que la Couronne d'épines, la plus vénérée de ses reliques, fût portée ailleurs qu'en France; et lui proposa, s'il vouloit l'empêcher de tomber entre les mains de ces insulaires, d'accepter le don qu'il lui en faisoit. Le monarque écouta avec joie une proposition si flatteuse pour sa piété, et envoya des ambassadeurs à Constantinople, avec tout pouvoir pour acquérir la sainte Couronne, et la retirer des mains des Vénitiens, si elle étoit déjà engagée. Ces envoyés s'acquittèrent avec succès de leur mission, trouvèrent aide et protection par tous les pays où ils passèrent, et revinrent heureusement en France. Dès que le roi fut informé de leur retour, il alla jusqu'à Troyes au-devant de la précieuse relique, avec la reine sa mère, ses frères et un nombreux cortége de seigneurs, entra avec elle à Sens, portant lui-même le brancard sur lequel elle étoit déposée, et l'accompagna jusqu'à Paris, où l'on arriva, après huit jours de marche, le 18 août 1239[124]. Une foule immense de peuple l'attendoit hors de la ville, près l'église Saint-Antoine-des-Champs, impatiente de jouir d'un spectacle aussi auguste. Là, sur un échafaud qui avoit été dressé à l'avance pour cette cérémonie, la sainte Couronne fut exposée à tous les yeux. Tout le clergé vint processionnellement au-devant d'elle, et chaque église apporta ses plus précieux reliquaires. Alors le roi, déposant ses habits royaux, les pieds nus, et revêtu d'une simple tunique, se chargea de nouveau du brancard avec le comte d'Artois son frère. Un grand nombre d'évêques, d'abbés, de seigneurs marchoient devant, tête et pieds nus; dans ce touchant appareil, la sainte Couronne fut portée à la cathédrale, et de là déposée à la chapelle du Palais, dédiée alors sous le nom de Saint-Nicolas.
Cette chapelle avoit été bâtie par le roi Robert, deux cents ans avant saint Louis[125]. Les historiens ne sont point d'accord sur l'endroit où elle étoit située; cependant tout porte à croire que c'étoit dans l'emplacement même où s'élève l'édifice que nous voyons aujourd'hui: et déjà cette chapelle de Saint-Nicolas avoit remplacé une première chapelle bâtie par les rois de la première race, et dédiée sous le nom de saint Barthélemi. On croit que nos monarques avoient en outre des oratoires particuliers dans l'intérieur de leur palais, un entre autres au titre de la Vierge, dans lequel saint Louis transporta les reliques qu'il avoit acquises, tandis qu'il faisoit bâtir un monument plus digne de les recevoir.
Il en avoit conçu le projet aussitôt que la sainte Couronne avoit été entre ses mains: un événement nouveau, qui le rendit maître de presque toutes les reliques de la chapelle impériale de Constantinople, le confirma dans cette résolution. Baudouin, parvenu à l'empire, et non moins malheureux que son prédécesseur, n'avoit pu faire autrement que d'engager encore ces restes sacrés pour une somme considérable: il en fit l'abandon au roi dont il attendoit de nouveaux secours, aux mêmes conditions que la sainte Couronne. Ces saintes reliques dont nous allons donner le détail furent énoncées dans un acte authentique, daté du mois de juin 1247, signé de ce prince, acte par lequel il confirmoit la donation qu'il en avoit faite. Cette pièce étoit conservée, avant la révolution, dans les archives de la Sainte-Chapelle.
Un célèbre architecte de ce temps, nommé Eudes de Montreuil, fut chargé de la construction de la nouvelle chapelle; et l'on croit que ce fut en 1240 qu'en furent jetés les premiers fondements. Il y déploya une grande habileté, et y employa tout le luxe d'ornement, toute la légèreté de construction que l'architecture gothique avoit empruntée des Arabes, et qui en faisoit alors le principal caractère. Ce monument est travaillé avec toute la délicatesse d'une châsse en orfévrerie; et après six cents ans, c'est encore un des édifices les plus curieux et les plus élégants de Paris. Il fut achevé et dédié en 1248.
Cette église est double, et formée d'une seule nef: la chapelle supérieure, à laquelle on monte par un escalier de quarante-quatre degrés, est précédée d'un vestibule en forme d'ogives, que couronne une plate-forme. Cette plate-forme, qui se trouve au niveau de la rose, est terminée par une balustrade ornée d'aiguilles; une seconde balustrade règne à la base du fronton qu'accompagnent deux autres aiguilles, dont la hauteur surpasse son sommet. Le corps entier de l'édifice se compose de jambages très-légers, qui se rapprochent les uns des autres dans la partie du rond-point, et que surmontent également des aiguilles extrêmement délicates. Les intervalles en sont remplis par de longues croisées en ogives, au-dessus desquelles s'élève encore un mur d'appui qui parcourt toute l'étendue du monument[126].
Le portail de la chapelle supérieure, dont l'arcade est aussi en forme d'ogive, est dépouillé de tous les ornements de sculpture dont il étoit décoré, et la place qu'ils occupoient se trouve maintenant recouverte d'un enduit de maçonnerie. Ces sculptures, suivant l'usage des douzième et treizième siècles, représentoient le jugement dernier. Au pilier qui sépare les deux battants de la porte étoit une statue de Jésus-Christ bénissant de la main droite, et tenant un globe de la gauche. Dans le support on avoit sculpté les Prophètes; des deux côtés on voyoit des hiéroglyphes (ce qui étoit encore un usage de ces temps-là), et quelques traits de l'Écriture sainte, entre autres l'histoire de Jonas. Au-dessous un écusson offroit la fleur de lys mêlée aux armes de Castille, par allusion à Blanche, mère du fondateur[127].
Les vitraux, qui existent encore, sont un monument précieux de ce qu'étoit la peinture sur verre à l'époque du treizième siècle. L'état de barbarie où languissoient alors tous les arts qui dépendent du dessin, porte à croire que, dans ces temps-là, elle ne différoit guère de ce qu'elle avoit été dans son origine, laquelle toutefois remonte en France à une époque beaucoup plus reculée; car, dès le sixième siècle, il est question de vitres peintes dans les vieilles chroniques. Celles de la Sainte-Chapelle sont remarquables par leur hauteur, la variété et la vivacité de leurs teintes. L'ordonnance des tableaux qu'elles représentent est bizarre, leur fabrication plate et sans effet; le dessin des figures, tracé sur un fond uni, est accompagné seulement de quelques hachures, afin de donner un peu de relief au sujet, et ce dessin est tout-à-fait barbare; mais cette vivacité éblouissante des couleurs, que tant de siècles n'ont pu altérer, fait encore l'étonnement et l'admiration des connoisseurs[128]. Nous verrons, dans les âges suivants, l'art de la peinture sur verre se perfectionner sous le rapport du style et du dessin, mais sans jamais surpasser ni peut-être égaler cet admirable coloris. Ces vitraux, qui représentent divers traits de l'Ancien et du Nouveau Testament, sont tous du temps de la construction de l'église, à l'exception de celui qui est au-dessus de la porte, et qui a pour sujet les visions de l'Apocalypse. On le croit de la fin du quatorzième siècle.
L'édifice inférieur, qu'on nomme basse Sainte-Chapelle, servoit autrefois de paroisse aux domestiques des chanoines et chapelains, aux habitants de la cour du Palais, et à toutes les personnes attachées au service de la Sainte-Chapelle[129]; on y entroit par une porte latérale, maintenant obstruée par des échoppes. Les épitaphes d'un grand nombre de chanoines et dignitaires qui ont été enterrés dans ses caveaux en formoient le pavé; et dans ces mêmes caveaux étoit déposé le corps du célèbre Boileau: le poète reposoit auprès de ses héros, et, dit-on, sous la place même du lutrin qu'il avoit chanté[130]. Sur le portail étoit une image de la Vierge, qui a été renversée et détruite[131], ainsi que toutes les figures placées dans les niches extérieures latérales. Autour des murs intérieurs règne un rang de colonnes extrêmement déliées, qui sont les seuls supports de l'édifice supérieur.
Cette église basse étoit desservie par un curé vicaire perpétuel, à la nomination du trésorier à qui appartenoit la place de curé primitif.
Dans les titres de fondation de la Sainte-Chapelle, il n'est fait mention que de chapelains; et saint Louis, qui porta le nombre total des desservants jusqu'à vingt et un, en établit en effet cinq principaux[132]. Cependant on ne peut douter que les membres supérieurs de ce chapitre n'aient été honorés du titre de chanoines dès les premiers temps[133]; et un réglement de Charles V, du mois de janvier 1371, ne laisse aucun doute à ce sujet[134]. Leur chef, qui dans l'origine étoit appelé maître chapelain ou maître gouverneur de la Sainte-Chapelle, reçut, en 1314, le titre de trésorier, dans le testament de Philippe-le-Bel, comme étant spécialement chargé de la garde du trésor des saintes reliques. En 1379, Clément VII lui accorda le privilége de porter la mitre et l'anneau. La dignité de chantre avoit déjà été fondée, en 1319, par Philippe-le-Long. Du reste, cette basilique, qui jouissoit de tous les priviléges et prérogatives accordés aux églises de fondation royale, avoit encore l'avantage d'être exempte de la juridiction épiscopale, et de relever immédiatement du saint Siége.