Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 1/8)
CURIOSITÉS DE LA SAINTE-CHAPELLE.
RELIQUES ET AUTRES OBJETS PRÉCIEUX.
Dans une grande arche de bronze doré appelée la grande châsse de la Sainte-Chapelle, et qui étoit placée sur une voûte gothique, derrière le maître autel, étoient renfermées les reliques données à saint Louis par l'empereur Baudouin; elles y étoient conservées dans des tableaux et des vases de cristal. En voici le détail:
1o La couronne d'épines de Notre-Seigneur; 2o une grande partie du bois de la vraie croix; 3o un morceau du fer de la lance; 4o une portion du manteau de pourpre; 5o des morceaux du roseau et de l'éponge; 6o des drapeaux de son enfance; 7o le linge dont il se servit au lavement des pieds; 8o des cheveux de la sainte Vierge; 9o une portion de son voile; 10o le haut du chef de saint Jean-Baptiste; 11o un morceau de la pierre du sépulcre, et plusieurs autres reliques non moins précieuses[135].
Dans deux grandes armoires placées dans la sacristie, un grand nombre de reliquaires en or et en argent, enrichis de pierres précieuses, et contenant les reliques d'un grand nombre de saints, apôtres, martyrs, confesseurs, etc., entre autres, de St. Pierre, de St. Matthieu, de St. Jacques-le-Mineur, de St. Siméon, de St. Philippe, de St. Étienne, premier martyr, de St. Jérôme, de St. Martin, de St. Dominique, de St. Georges, de Ste. Barbe, de Ste. Ursule, etc.
Une croix qui fut faite par ordre de Henri III, et en vertu de lettres-patentes données à Paris en 1575. Elle étoit d'argent doré ainsi que son pied supporté par quatre figures de lions. Le bois de la vraie croix[136] en couvroit tout le milieu; et cette croix, toute chargée de pierres précieuses, portoit un Christ en or massif.
Le chef de saint Louis en or, de grandeur naturelle, soutenu par quatre anges, et garni de pierres précieuses.
L'étui dans lequel avoit été apporté en France le principal morceau de la vraie croix donné par saint Louis à la Sainte-Chapelle. Cet étui, garni en dedans d'une lame d'argent doré, paroissoit, par les creux intérieurs qui y avoient été pratiqués, avoir contenu trois morceaux de la vraie croix, sous la forme de trois croix grecques de différentes proportions. Le plus considérable, celui qui fut déposé dans la grande châsse, et qui étoit le plus grand que l'on connût, avoit, lorsqu'il fut apporté à la Sainte-Chapelle, de largeur deux pouces sur un pouce et demi d'épaisseur, et deux pieds six pouces sept lignes de hauteur. Dans la partie supérieure de ces creux intérieurs de l'étui, étoient représentés quatre anges en adoration, et dans la partie inférieure, sainte Hélène et son fils Constantin debout au pied de la croix.
Deux manuscrits contenant des textes d'Évangiles, ornés de vignettes, recouverts de plaques d'or et d'argent ciselées, d'émaux, de pierres précieuses; l'un du 14e siècle, l'autre d'une très-haute antiquité.
Trois croix, désignées sous les noms de croix de Bourbon, croix de Venise, croix de Bavière, enrichies de pierres du plus grand prix.
Des calices, des soleils, des figures en ivoire, en or, en argent; d'anciens missels, d'anciens ornemens, etc., etc. Tous ces objets étoient remarquables à la fois par leur richesse et par leur haute antiquité.
Un buste d'agate-onyx qui servoit d'ornement au bâton cantoral dans les grandes solennités. On avoit cru que ce buste offroit une image de l'empereur Valentinien III; et l'on y avoit adapté une draperie en vermeil et deux bras en argent qui portoient, de la main droite, une couronne d'épines, de la gauche, une croix grecque en vermeil. Depuis on a reconnu que ce buste étoit celui de l'empereur Titus[137].
La fameuse sardoine-onyx à trois couleurs, représentant l'apothéose d'Auguste: cette pierre gravée, unique dans le monde par son volume, et dans laquelle la beauté du travail répond au prix de la matière, avoit été donnée à la Sainte-Chapelle en 1379, ainsi que l'attestoit une inscription gravée sur le socle. On ignore comment et à quelle époque cette agate a été apportée en France. Il paroît, par les ornements dont elle étoit entourée, que, dès le temps où elle appartenoit aux empereurs grecs, l'ignorance en avoit fait un sujet de piété[138]. On croyoit qu'elle représentoit le triomphe de Joseph. Le piédestal en étoit orné de reliques; il étoit d'usage de l'exposer aux bonnes fêtes, et il arrivoit quelquefois de la porter processionnellement[139]. Ceci dura jusqu'en 1619, que le savant M. Peiresc reconnut le véritable sujet de ce bas-relief qui est l'apothéose d'Auguste[140].
Au-dessous du maître-d'autel, sous la crosse de l'ostensoir, le modèle de la Sainte-Chapelle en vermeil et dans la proportion de 3 à 4 pieds. Cet ouvrage, d'un travail extrêmement délicat, que plusieurs ont cru aussi ancien que l'édifice même, n'avoit été exécuté qu'en 1630 par Pijard, orfèvre, garde des reliques de la Sainte-Chapelle, et étoit un don de Louis XIII.
TABLEAUX.
Sur deux petits autels séparés par la porte du chœur, deux petits tableaux en émail, formant différents cartouches où étoient représentés des sujets de la passion de Notre-Seigneur. Dans celui de la droite, on voyoit Henri II et Catherine de Médicis; dans celui de la gauche, François Ier et la reine Éléonore son épouse. Ces deux tableaux, exécutés en 1553, étoient de Léonard Limosin, émailleur, peintre de la chapelle du roi.
Du côté de l'épître, et dans une petite chapelle, appelée oratoire de saint Louis, où ce monarque se retiroit pour entendre l'office, un grand tableau représentant l'intérieur de la grande châsse, avec toutes les reliques dans l'ordre où elles y étoient rangées, et saint Louis à genoux devant ces reliques.
Sur la croisée, saint Louis à genoux devant une croix entrelacée d'une couronne d'épines.
Un modèle en terre cuite de la Notre-Dame-de-Pitié que Germain Pilon avoit exécutée en marbre pour le roi. La Vierge y est représentée assise, la tête voilée, les mains croisées. On admire surtout l'expression de la tête[141].
Sur des trumeaux autour de l'église, les figures des douze apôtres, d'un gothique meilleur que celui des figures du portail, ce qui a fait présumer qu'elles étoient d'un temps postérieur à la construction de l'édifice.
TOMBEAUX ET SÉPULTURES.
Le célèbre Montreuil, architecte de la Sainte-Chapelle et mort en 1266, avoit été enterré dans le chœur de cette église. On le voyoit représenté sur sa tombe, tenant une règle et un compas à la main.
Dans un caveau sous l'arcade la plus proche du grand autel, étoit la sépulture des trésoriers et chanoines de la Sainte-Chapelle. Le collége de la Sainte-Chapelle a été pendant long-temps une pépinière de prélats illustres, de magistrats et d'hommes de lettres distingués.
Dans cette description que nous venons de donner de la Sainte-Chapelle, nous n'avons pu indiquer que sommairement toutes les richesses qui y étoient renfermées. Toutefois le zèle religieux du saint roi qui en étoit le fondateur ne se borna point à ces actes d'une magnificence toute royale[142]: tous les ans, le jour du vendredi saint, il se rendoit en grand appareil à la Sainte-Chapelle; et là, revêtu de ses habits royaux, il exposoit lui-même les monuments de la passion à la vénération du peuple. Cet exemple fut suivi par plusieurs de ses successeurs[143], auxquels il laissa les plus grands exemples de courage et de piété qu'aucun monarque ait jamais donnés. Il semble que le président Hénault n'a point assez senti tout ce qu'il y avoit d'admirable dans ce pieux et grand roi. Il l'admire sans doute lorsqu'il le voit réduisant les rebelles, combattant les ennemis de son royaume, rendant à ses peuples une justice exacte et vigilante; mais cet historien, abusant ensuite d'un mot employé par le père Daniel, le trouve singulier, lorsqu'il le voit, dans son intérieur, donnant à la prière le temps qu'il pouvoit dérober aux affaires, témoignant une entière déférence à sa mère, une douceur paternelle à ses domestiques. Peu s'en faut qu'il ne le présente alors comme tombé dans un état d'imbécillité. «Dans ces moments, dit-il, ses domestiques devenoient ses maîtres, sa mère lui commandoit, et les pratiques de la dévotion la plus simple remplissoient ses journées.» Ce qui semble petit au président Hénault, à nos yeux est sublime; et comme, d'après son propre aveu, les vertus solides et la noble fermeté qui composoient le caractère de saint Louis ne se sont jamais démenties, ce mélange touchant de grandeur et d'humilité nous offre un être presque au-dessus de l'humanité, un héros tel que le paganisme n'en pouvoit produire, en un mot, le véritable héros chrétien[144].
Trésor des Chartes.
C'étoit dans deux salles voûtées qui faisoient partie des bâtiments de la Saint-Chapelle, qu'étoit placé le trésor des chartes, ou le dépôt des titres de la couronne, des diplômes de nos rois, des traités de paix et d'alliance, des ventes, dons, échanges, etc. Autrefois, et jusque dans les premiers temps de la troisième race, ces princes avoient coutume de faire porter avec eux, dans leurs voyages, leurs titres, leurs reliques et tout ce qu'ils avoient de plus précieux. Philippe-Auguste ayant eu le malheur d'être surpris un jour au milieu de cet attirail, et de tomber dans une embuscade que les Anglois lui avoient dressée à Bellefosse, entre Blois et Fréteval, le trésor des chartes fut la proie du vainqueur qui le fit transporter en Angleterre, où il est encore. Philippe ordonna qu'il fût rétabli, tant sur les notes que sa mémoire put lui fournir, que sur les copies des actes qu'on put retrouver. Depuis ce fatal événement, les chartes ne sortirent plus du palais, où, après avoir été placées en divers lieux, elles furent enfin renfermées dans ce dernier dépôt, vers la fin du quatorzième siècle.
LE PALAIS DE JUSTICE.
À chaque pas que nous faisons dans Paris, nous éprouvons de nouveaux effets de la nuit profonde dont les antiquités de cette ville ont été si long-temps enveloppées; nous sentons davantage combien il est difficile de dire quelque chose de satisfaisant sur des origines qui ne sont connues que par des traditions vagues, souvent contradictoires, la plupart transmises par des chroniqueurs éloignés des sources, et presque tous dépourvus de lumières et de critique dans tout ce qu'ils ont écrit. La discussion de ces vieux récits, des chartes, des titres qui s'y rapportent, seroit inutile et fastidieuse; et c'est pour y avoir attaché trop d'importance que les anciens historiens de Paris ont ôté tout intérêt à leurs volumineuses compilations. Il vaut mieux, choisissant dans ces lambeaux épars, en rassembler les faits qui semblent les plus probables, et toutefois ne les offrir que pour ce qu'ils sont, pour de simples probabilités.
Par exemple, l'origine du Palais est tout-à-fait inconnue, et aucun écrivain ne nous fait connoître ni quand ni comment il fut bâti. Ceux qui ont parlé du séjour de quelques empereurs romains à Paris, s'accordent tous à dire qu'ils habitoient le palais des Thermes: mais peut-on en conclure qu'il n'y avoit point alors d'édifice du même genre dans la Cité? César nous apprend lui-même qu'il avoit transporté le conseil souverain des Gaules dans Lutèce, «summum Galliæ concilium in Lutetiam Parisiorum transtulit;» et c'est une opinion généralement reçue, que le proconsul, gouverneur général de toute la province, avoit son séjour ordinaire dans cette ville. Est-il probable qu'il ait demeuré hors de ses murs, lorsqu'il s'agissoit de veiller sur un peuple nouvellement soumis, toujours disposé à secouer le joug, et dont la révolte, dans un lieu aussi fortifié, eût été plus dangereuse que partout ailleurs? On ne peut raisonnablement le penser; et Ammien-Marcellin donne effectivement à entendre que la forteresse des Parisiens (c'est ainsi qu'il appelle l'île de la Cité)[145] avoit, dès ce temps-là, un palais et une place publique.
Il ne seroit pas même impossible de déterminer où devoit être ce palais. Une ancienne tradition[146], appuyée de plusieurs auteurs graves, nous apprend qu'aussitôt que les premiers chrétiens eurent obtenu des empereurs le libre exercice de leur religion, les habitants de Paris firent bâtir une église cathédrale à la pointe orientale de l'île, où leur ville étoit alors renfermée. On peut conclure de là que le palais ou château dont parle Ammien-Marcellin étoit situé à l'autre extrémité, c'est-à-dire à la place où il est encore aujourd'hui; car ces deux situations ont été constamment celles qui ont présenté le plus de commodités et les aspects les plus agréables.
Si nous cherchons ensuite dans notre propre histoire, nous y trouverons des témoignages qui ne nous permettront pas de douter que, bien que nos rois de la première dynastie demeurassent habituellement au palais des Thermes, il existoit cependant une maison royale dans la Cité. Sur ce sujet, voici ce que dit Grégoire de Tours, racontant la mort tragique des petits-fils de Clovis. «Childebert[147] envoya une personne de confiance à Clotaire, roi de Soissons, pour l'engager à venir le trouver, afin de résoudre ensemble s'ils feroient mourir leurs neveux, ou s'ils se contenteroient de les dégrader en leur coupant les cheveux..... Clotaire ne tarda pas à se rendre à Paris..... Ils firent courir le bruit que le résultat de leur entrevue avoit été de faire proclamer rois les fils de Clodomir, et envoyèrent les demander à Clotilde, qui demeuroit alors dans la ville (quæ tunc in ipsâ urbe morabatur), pour les élever sur le pavois. Cette bonne reine, transportée de joie, fit venir les petits princes dans son appartement, et après avoir eu l'attention de les faire manger: Allez, mes enfans, leur dit-elle en les embrassant, allez trouver vos oncles; si je puis vous voir sur le trône de votre père, j'oublierai que j'ai perdu ce cher fils..... Clotaire, après les avoir poignardés de sa propre main, monta tranquillement à cheval pour retourner à Soissons; Childebert se retira dans le faubourg (in suburbana concessit).» Il y avoit donc dans la Cité un palais où l'on élevoit ces jeunes princes, et cette demeure est ici bien clairement distinguée de l'édifice qui étoit sur la rive méridionale du fleuve[148].
Le palais fut successivement agrandi, réparé ou rebâti par les maires, qui s'emparèrent de l'autorité sous la première race; et Hugues-Capet, comte de Paris, ayant succédé aux rois de la seconde, abandonna entièrement le palais des Thermes, pour établir dans celui-ci sa résidence ordinaire[149]. Robert, son fils, le fit rebâtir en entier; et quoique Philippe-Auguste eût fait depuis reconstruire le Louvre, on voit que ses successeurs, saint Louis, Philippe-le-Hardi et Philippe-le-Bel demeuroient au Palais. Saint Louis, qui l'orna de la chapelle magnifique dont nous avons déjà parlé, fit encore dans son intérieur des augmentations et des embellissements considérables; et sous Philippe-le-Bel, il fut de nouveau reconstruit presque en entier. «Ce roi, dit du Haillan, fit bâtir dedans l'île du Palais, au lieu même où étoit l'ancien château de la demeure des rois, le Palais tel qu'il est aujourd'hui.... étant conducteur de cette œuvre, messire Enguerrand de Marigny.» Belleforest s'exprime encore plus fortement, et dit «que Philippe-le-Bel fit construire un autre palais tout à neuf, tel que nous le voyons, et qu'il fut achevé l'an 1313, le 28e et dernier an du règne de ce bon roi.» Toutefois ces deux écrivains si inexacts et si embrouillés ne doivent pas être crus entièrement, et ceci ne doit s'entendre que de quelque augmentation considérable que Philippe auroit fait faire à cet édifice; car il est constant que la chambre qui porte encore le nom de saint Louis, et la salle appelée depuis la grand'chambre ont été bâties par ce roi. Il y restoit même encore quelques-unes des anciennes constructions faites par le roi Robert, entre autres la chambre dite depuis de la Chancellerie, dans laquelle on prétend que saint Louis consomma son mariage. Charles VIII, Louis XI et Louis XII y ajoutèrent encore de nouveaux bâtiments.
Lorsque Charles V abandonna la Cité pour aller occuper l'hôtel Saint-Paul, à l'extrémité orientale de la ville, ce palais, dont les anciens historiens ont tant vanté la magnificence, n'étoit encore qu'un assemblage de grosses tours qui communiquoient entre elles par des galeries; les deux tours parallèles que l'on voit encore sur le quai de l'horloge sont des restes de cet édifice, et peuvent donner une idée du genre de sa construction. Des fenêtres de ces tristes demeures la vue s'étendoit au loin sur Issi, Meudon et Saint-Cloud. Le jardin qu'on appeloit Jardin du Roi occupoit tout l'espace où sont aujourd'hui le cours Neuve et de Lamoignon; il se prolongeoit jusqu'au bras de la rivière qui couloit, comme nous l'avons déjà dit, à l'endroit où est aujourd'hui la rue de Harlay. Ce jardin, du temps de Charles V, étoit encore, comme tous les jardins royaux, d'une simplicité extrême: il étoit environné de haies que couvroient des treilles enlacées en losange, et disposées, à chaque extrémité et au milieu, en forme de tourelle ou pavillon. On y voyoit des prés que l'on fauchoit, des vignes dont on recueilloit le vin, des légumes qui servoient pour la table du roi[150]. Les appartements du château étoient immenses et couverts de dorure; mais le luxe, encore sans art et mal entendu, n'y avoit rien fait pour l'agrément et les commodités de la vie; des barreaux de fer qui se croisoient sur les fenêtres, donnoient à cette demeure royale l'aspect d'une prison, et les vitraux colorés et chargés d'images de saints, de devises et d'écussons achevoient d'y intercepter la lumière. On aura peine à croire que, du temps même de François Ier, on ne s'y asseyoit encore que sur des bancs et des escabelles, et que la reine seule avoit le droit d'avoir des chaises de bois, pliantes et rembourrées; mais il ne faut point oublier que nos premiers rois, ceux mêmes de la troisième race jusqu'à Louis XI, considérés comme chefs des grands plutôt que comme souverains de la nation, n'eurent pendant long-temps, et sauf quelques exceptions, ni opulence ni autorité. Maîtres seulement de leurs domaines, leur cour n'étoit composée que de leurs domestiques, et les revenus souvent très-bornés de ces possessions étoient les seuls moyens qu'ils eussent de soutenir l'élévation de leur rang; car les impositions qu'on demandoit aux peuples n'étoient que momentanées, et levées seulement dans les grands besoins de l'État, et du consentement général. Ce n'étoit que dans les réunions solennelles des grands vassaux, et au milieu de leurs armées, que ces monarques paroissoient avec tout l'éclat de la majesté royale; hors de là, leur vie simple et patriarcale ne différoit guère de celle d'un seigneur de château; et dans Paris même leur souveraineté se trouvoit à tout moment en conflit avec la juridiction de l'évêque, des monastères, des divers corps, et les priviléges des bourgeois.
Ces assemblées de grands vassaux, dont nous venons de parler, et que l'on voit consacrées dès les premiers temps de la monarchie sous le nom de plaids généraux, n'étoient point d'institution royale: elles existoient de temps immémorial parmi les Francs, et ils en avoient apporté la coutume de leur pays[151]. Tous les hommes libres avoient le droit de s'y rendre et de prendre part aux délibérations, soit qu'elles eussent pour objet quelque expédition militaire, soit qu'il ne fût question que de traiter des affaires générales de la nation pendant la paix; et le soin extrême qu'avoient les rois francs de convoquer ces assemblées dans toutes les occasions importantes, prouve à quel point elles leur étoient nécessaires pour légitimer leurs actes, et combien grande étoit leur autorité[152]. «On y régloit, dit Hincmar, l'état de tout le royaume pour le courant de la nouvelle année; et ce qui avoit été réglé, rien ne pouvoit le déranger. Il n'étoit jamais permis de s'en écarter, sans une extrême nécessité qui fût commune à la totalité du royaume»[153]. À ce plaid, ajoute cet écrivain, assistoient les majeurs clercs et laïques, et les mineurs: c'est-à-dire que les seigneurs s'y faisoient accompagner de leurs vassaux[154].
Le plaid général se tenoit au printemps. On le nommoit Champ de Mars, parce que c'étoit là que se rassembloient toutes les troupes qui devoient, en cas de guerre, entrer en campagne, immédiatement après la séparation de l'assemblée[155]. Tout nous prouve que, sous la première race, il n'étoit point au pouvoir des rois d'entreprendre la guerre, sans l'assentiment de la nation[156], c'est-à-dire de tous les hommes libres, de tous ceux qui avoient le droit de porter les armes. On voit ces princes employer, dans ces grandes occasions, les discours les plus pathétiques pour arracher à la multitude[157] le cri d'indignation qui la faisoit courir aux armes et décidoit ainsi la question[158]. Les mêmes maximes et les mêmes usages se conservèrent sous les Carlovingiens; et Charlemagne lui-même n'entroit jamais en campagne sans avoir tenu l'assemblée générale de ses fidèles. Là il rendoit compte des négociations qu'il avoit pu faire pour conserver la paix, et démontroit la nécessité et la justice des guerres qu'il alloit entreprendre[159]. Puisqu'un si grand monarque n'avoit le pouvoir qu'au même titre que l'avoient possédé ses prédécesseurs, on peut croire que ses successeurs immédiats ne l'augmentèrent point; et en effet, sous la seconde race, le pouvoir politique ne sortit point de ces bornes étroites où les Francs avoient, si malheureusement pour eux-mêmes, renfermé leurs premiers rois.
Mais, outre ce conseil public, nos rois de la première et de la seconde race, suivant une autre coutume des Francs, avoient une cour particulière composée de plusieurs grands du royaume, prélats et principaux officiers de la couronne. C'étoit là leur conseil ordinaire, où se traitoient les affaires les plus urgentes, et celles qui demandoient du secret; où se préparoient les matières qui devoient être portées à l'assemblée générale. Entrons à ce sujet dans quelques détails.
Il faut aller chercher l'origine de ces conseillers des rois francs jusque dans les forêts de la Germanie; et Tacite nous apprend que les cent compagnons que les Germains avoient donnés à leurs princes avoient pour fonction spéciale de les conseiller dans l'administration de la justice[160]. Après la conquête, ces conseillers du roi continuèrent d'être avec lui, l'aidant également à rendre la justice, ou la rendant eux-mêmes en son nom; on trouve en effet qu'ils jugeoient en son absence comme en sa présence, et que le comte palatin[161], qui avoit son tribunal, sa juridiction particulière, n'étoit plus que rapporteur auprès d'eux, parce que les causes qui se portoient devant cette cour étoient au-dessus de sa compétence. Il y avoit deux classes de ces conseillers du roi: les conseillers éminents ou principaux, qui étoient toujours choisis parmi les plus grands personnages de l'État; et les conseillers ordinaires ou inférieurs. Leur réunion composoit ce qu'on appeloit le Palais du roi, ou la cour de justice.
Lorsqu'elle étoit ainsi réunie, la juridiction de cette cour étoit fort étendue. D'après les monuments qui nous en sont restés, il paroît que toutes les causes criminelles pouvoient être jugées par le roi dans son Palais; et l'histoire de la première race nous offre en effet des exemples de semblables causes plaidées devant les grands ou les conseillers, quoiqu'elles intéressassent des personnes du plus haut rang[162]: mais il semble aussi qu'alors c'étoient seulement les conseillers éminents, ou de première classe, qui jugeoient; et que les conseillers ordinaires n'avoient point, dans ces causes importantes, le droit de siéger avec eux.
Le Palais du roi, ou sa cour de justice, étoit très-distinct de sa cour proprement dite; et les anciennes chroniques distinguent très-bien les officiers de la cour du roi ou de sa maison, des officiers de son Palais. Cela est tellement vrai, que le lieu où siégeoit cette cour de justice n'étoit pas toujours une dépendance du manoir royal; et qu'alors les rois se rendoient de leur demeure au palais, lorsque leur présence y étoit absolument nécessaire, ce qui arriva surtout sous les rois fainéants[163].
La cour du Palais subsista dans les premiers temps de la troisième race, fort peu différente de ce qu'elle avoit été sous la première et sous la seconde, mais il paroît qu'alors elle changea moins souvent de lieu, et que Paris fut sa résidence la plus ordinaire[164]. Un monument du règne de Louis VI nous apprend qu'elle s'appeloit alors, la suprême cour royale, et que les conseillers qui la composoient rendoient la justice avec le roi ou en son nom[165].
Lorsque, dans les nombreux tribunaux qui rendoient la justice dans toutes les parties de la France, une affaire étoit de nature à être ajournée, c'étoit toujours en la cour du roi que se faisoit l'ajournement. C'étoit là le tribunal permanent de l'État, celui à qui appartenoit l'instruction de toute espèce de cause, sans qu'il fût nécessaire d'y adjoindre d'autres juges, si ce n'est dans quelques cas extraordinaires et prévus.
En établissant que la cour ou le Palais du roi avoit compétence pour juger toutes les causes, nous avons néanmoins fait cette distinction importante, et qu'il ne faut point oublier, que, parmi ces causes, celles qui intéressoient les barons et les grands vassaux n'entroient dans ses attributions que lorsque cette cour se trouvoit complétée par la présence à ses délibérations des conseillers éminents, et alors sa juridiction étoit fort étendue[166]; mais comme ces grands personnages ne faisoient pas leur séjour ordinaire à la cour du roi, il en résultoit que, dès qu'ils l'avoient désertée, elle perdoit la partie la plus importante de sa juridiction, et se voyoit forcée de renvoyer un grand nombre de causes au plaid général du Champ-de-Mars, où elles étoient jugées, non par l'assemblée entière dont ce plaid étoit composé, mais par quelques-uns de ces conseillers principaux qu'on ne manquoit point d'y trouver, et dont la présence eût été nécessaire pour valider, dans ces mêmes causes, le jugement de la cour. Ceci toutefois n'empêchoit point que ce tribunal ne fût dans une activité continuelle; et en effet plusieurs capitulaires font foi que la cour du Palais tenoit tous les jours ses audiences, et prononçoit tous les jours des jugements. Elle se maintint en cet état, tant que le gouvernement féodal conserva lui-même sa hiérarchie primitive et ses justes rapports de subordination envers le souverain; mais à mesure que le malheur des temps fournit aux seigneurs l'occasion de se rendre plus indépendants, la puissance de cette cour de justice fut aussi par degrés renfermée dans des bornes plus étroites, parce que tout seigneur étant devenu propriétaire, et tout homme libre ayant été forcé de se rendre vassal, toute appellation dut être jugée dans le plaid général, où chaque suzerain étoit dans l'obligation de présenter son vassal en la cour du roi[167]. Alors les fonctions de la cour du Palais se bornèrent à préparer le jugement des plus grandes causes par des enquêtes, à prononcer sur les questions incidentes, à juger de quelques affaires de peu d'importance et entre gens de médiocre condition.
Toutes ces variations dans les attributions de la cour royale de justice prenoient leur source dans cet antique usage qu'une pratique constante et les préjugés les plus chers de la nation avoient consacré de temps immémorial, «qu'un homme libre ne pouvoit être jugé que par ses pairs, du moins dans tout ce qui touchoit à ses droits les plus essentiels, tels que les biens, l'honneur et la vie.» Ainsi la puissance qu'avoit la cour de juger s'étendoit ou se rétrécissoit, selon que la qualité de ceux qui la composoient augmentoit ou diminuoit le nombre de ceux qui en étoient justiciables. C'est dans cette coutume qu'il faut chercher l'institution de la pairie[168], institution qui donna plus de fixité à la compétence de ce tribunal suprême. Tout porte à croire que la pairie commença sous Philippe-Auguste; et il résulta de cet heureux établissement que les barons et les pairs eux-mêmes devinrent justiciables de la cour suffisamment garnie de pairs, sans que les autres conseillers pussent en être exclus.
Cette première disposition en amena une autre; et l'autorité de la cour acquit un nouveau degré de solidité par une ordonnance de Philippe-le-Bel[169], qui établit qu'elle seroit continuellement présidée par deux prélats ou deux personnes laïques bonnes et suffisantes, c'est-à-dire deux conseillers principaux; et il est très-remarquable que, tout le temps que ces personnages éminents la présidoient, la cour prenoit le nom de parlement, terme générique qui ne signifie autre chose qu'assemblée[170]. La durée de cette assemblée étoit dans le principe de deux mois; et dès que ce terme étoit expiré et que les présidents s'étoient retirés, ce tribunal n'étoit plus parlement, mais prenoit alors le nom tantôt de cour des enquêtes, tantôt de cour des requêtes; parce qu'elle rentroit alors dans les anciennes limites où l'avoit de tout temps renfermée l'absence des conseillers principaux, le même principe amenant constamment les mêmes conséquences.
Puisque la qualité de son président décidoit de la compétence plus ou moins grande de la cour, il est facile de concevoir qu'il suffisoit d'établir un grand président qui dût siéger pendant tout le cours de l'année, pour faire de la cour royale un parlement perpétuel. C'est ce qui fut enfin établi par une ordonnance de 1320; et dès lors il n'y eut plus d'autre intervalle pour la tenue des parlements, que le temps des vacations, où ce qui restoit de conseillers, et les fonctions qu'ils exerçoient, offroient une image exacte de ce qu'avoit été autrefois la cour du roi pendant l'absence de ses conseillers principaux.
Dans cette organisation définitive, le parlement conserva tous les droits qu'il avoit comme cour de justice du roi, tous ceux qu'il avoit comme conseil du roi, et nous allons bientôt parler de ceux-ci; et toutefois ces droits varioient suivant que le roi assistoit ou n'assistoit pas à ses séances[171].
Quant aux droits qui ne lui avoient appartenu que dans le cas où il avoit été garni d'un nombre suffisant de pairs et de barons, ils ne lui restèrent qu'aux mêmes conditions; et la noblesse conserva le privilége de n'être jugée que par ses pairs, et dans l'audience solennelle du parlement. Du reste le parlement, devenu sédentaire, n'eut jamais aucun des droits qu'avoient eus les parlements considérés comme assemblée générale de la nation; il n'est point de faits historiques plus attestés que ceux qui établissent cette différence essentielle, et il n'y a qu'une grande ignorance des origines de notre monarchie qui ait pu faire confondre des institutions d'une nature et d'un caractère si différents[172].
Heureux lui-même le parlement de Paris s'il eût toujours respecté ces vraies bornes d'une autorité qui, prenant sa source dans le pouvoir souverain, ne pouvoit avoir d'existence légitime qu'en lui et par lui; s'il n'eût point, abusant des priviléges que lui avoit accordés, dans l'intérêt des peuples, la bonté paternelle de nos rois, considéré et défendu comme des droits ce qu'il n'avoit obtenu que comme des concessions; s'il n'eût point follement rêvé qu'il étoit la vraie cour de France, le PARLEMENT DE LA NATION, et qu'il lui appartenoit de lutter contre la volonté de ces mêmes rois dont il n'étoit que le CONSEILLER et le SERVITEUR! Il existeroit encore; et l'ancienne monarchie françoise, à la ruine de laquelle il a si aveuglément contribué, existeroit tout entière avec lui. Nous aurons occasion de signaler, dans la suite de cette histoire, ces empiétements successifs de la cour de justice du roi sur l'autorité royale; cet esprit d'indépendance, d'opposition, de mutinerie, qui rendit quelquefois le parlement ridicule, même alors qu'il étoit dangereux, esprit de jalousie et d'orgueil qui n'avoit de force que lorsque le pouvoir montroit de la foiblesse, qui le poussa d'abord à s'unir à des rebelles contre le roi, qui l'unit ensuite à des sectaires contre l'Église, et finit par en faire le fléau de l'Église et du roi.
Maintenant que nous avons éclairci, autant qu'il étoit en nous de le faire, le point le plus obscur et le plus intéressant de cette question importante, il nous suffira de présenter un tableau des modifications diverses qu'éprouva, dans son organisation intérieure, le parlement de Paris, depuis le moment où l'ordonnance de Philippe-le-Bel eut rendu son autorité moins variable, et son existence plus assurée.
Avant cette ordonnance fameuse de 1302, une autre ordonnance du même prince, de l'année 1291, avoit déjà fixé ce qui avoit rapport à cette organisation intérieure de sa cour de justice. Suivant cette ordonnance, elle devoit être composée d'une cour ou chambre des plaids[173], de deux chambres des requêtes[174], et d'une chambre des enquêtes. Dans la première chambre des requêtes, instituée pour les sénéchaussées et les pays de droit écrit, on comptoit cinq membres du conseil du roi, et trois seulement dans la seconde, qui régloit les affaires des autres provinces. Il y avoit dans la même chambre des enquêtes[175] huit membres du conseil, moitié clercs et moitié laïques, qui siégeoient alternativement, partagés en deux compagnies. Le nombre des membres de la chambre des plaids n'étoit point marqué.
En 1304, deux ans après l'ordonnance dont nous venons de parler, on trouve que la chambre des plaids étoit composée de treize clercs et d'un pareil nombre de laïques, au-dessus desquels étoient les deux prélats et les deux seigneurs de la cour nommés par le roi, qui devoient la présider. Les deux chambres des requêtes pour la langue d'oc et pour la langue française comptoient chacune cinq membres, et c'étoit toujours un évêque qui présidoit celle des enquêtes. L'établissement du parlement de Toulouse fut cause que peu de temps après on supprima une des chambres des requêtes. Celle qui resta ne fut composée que de quatre maîtres; c'étoit ainsi qu'on appeloit les membres de cette chambre et de celle des plaids, dite la grand'chambre; tandis que ceux de la chambre des enquêtes étoient nommés jugeurs et rapporteurs.
Cet ordre fut observé jusqu'en 1319, que Philippe-le-Long y apporta quelque changement, en réduisant à huit le nombre des clercs[176] dans la grand'chambre, tandis qu'il y laissa douze laïques, sans compter le chancelier. En créant une seconde chambre des enquêtes, il ordonna que, sur les deux, l'une devoit connoître des enquêtes du temps passé jusqu'au jour de son ordonnance; et l'autre, des enquêtes qui adviendroient de ce jour en avant. Il voulut qu'en ces deux chambres il y eût vingt conseillers clercs et trente laïques, dont seize seroient jugeurs et les autres rapporteurs. Il établit aussi la chambre des requêtes du palais, laquelle ne fut d'abord composée que de cinq membres, trois clercs qualifiés du titre de maîtres, et deux laïques désignés sous celui de messires.
Il y avoit dès lors, et même dès 1318, au moins deux des laïques de grand'chambre revêtus de la qualité de président; il y en avoit trois en 1342. Philippe de Valois ordonna cette année qu'à la fin de chaque séance ces trois maîtres présidents et dix membres de son conseil nommés par lui s'assembleroient pour régler le nombre des conseillers dont les diverses chambres du parlement seroient composées dans la séance suivante; ce qui prouve qu'il n'y avoit encore rien de fixe à cet égard.
Tel fut le premier état du parlement. Nos rois s'y rendoient alors très-souvent, soit pour juger des causes particulières, soit pour faire des réglements généraux; et ils y étoient suivis des gens du conseil et de ceux des comptes. L'usage de faire des rôles à la fin de chaque séance pour la composition du parlement suivant, dura sans interruption jusqu'au règne de Charles VI, qu'à la faveur des troubles qui agitèrent alors le royaume, ceux qui se trouvèrent en place de présidents et de conseillers se continuèrent d'eux-mêmes dans leurs fonctions.
Cependant les membres de cette cour souveraine continuèrent à être pourvus gratuitement de leurs offices par le roi, d'après la nomination qui en avoit été faite par le corps entier, lorsque quelque place venoit à vaquer; ce fut François Ier qui introduisit la vénalité des charges. Les remontrances que le parlement fit si inutilement à ce sujet sous le règne de ce prince furent renouvelées par les états d'Orléans en 1560, et par l'assemblée des notables en 1583, avec aussi peu de succès. Comme il y avoit déjà long-temps que les élections étoient abolies, et que les rois, disposant à leur gré des places vacantes, donnoient souvent à des gens mariés celles qui étoient, dans le principe, affectées aux clercs, il se trouva que le nombre des laïques finit par l'emporter de beaucoup sur celui des ecclésiastiques. Enfin Henri III fixa, en 1589, le nombre de ces derniers à quarante, y compris les présidents des enquêtes.
François Ier, qui introduisit de si grandes nouveautés dans le parlement, y rendit perpétuelle la tournelle[177], déjà érigée en chambre particulière dès 1436; il confirma aussi la chambre des vacations[178], créée en 1405 par Charles VI, et maintenue par une ordonnance de Louis XII, de 1499.
Pendant long-temps il n'est point fait mention du procureur général et des avocats généraux du roi au parlement. Les procureurs du roi, établis dans les bailliages et sénéchaussées, venoient alors à Paris pour les causes dont il avoit été appelé au parlement. Ce n'est qu'en 1331 qu'il est parlé pour la première fois du procureur général, dont les attributions étoient de poursuivre les criminels et les usurpateurs soit des biens de la couronne, soit de ceux des particuliers. Les avocats généraux furent créés ensuite pour lui servir d'auxiliaires. C'étoit à ce magistrat qu'appartenoit le droit de tenir les mercuriales[179], assemblées ainsi nommées parce qu'elles se tenoient le mercredi.
Dans les derniers temps, le parlement étoit composé de la grand'chambre, de trois chambres des enquêtes et d'une des requêtes.
Il y avoit dans la grand'chambre, outre le premier président, neuf présidents à mortier, vingt-cinq conseillers laïques, douze conseillers clercs, trois avocats généraux et un procureur général. Les cinq présidents les plus nouveaux servoient à la tournelle; les conseillers laïques y servoient aussi par semestre; mais les conseillers clercs ne quittoient jamais la grand'chambre; et s'ils alloient à la tournelle, c'étoit seulement dans certains cas où il y avoit assemblée de tournelle et de grand'chambre réunies.
La tournelle criminelle étoit composée de cinq présidents à mortier, de six conseillers laïques de la grand'chambre, et de deux de chacune des enquêtes.
Les trois chambres des enquêtes étoient composées chacune de deux présidents et de soixante-six conseillers.
Celle des requêtes du palais avoit deux présidents et quatorze conseillers.
La chambre des requêtes de l'hôtel étoit composée de maîtres des requêtes. Elle connoissoit des causes des officiers privilégiés.
Anciennement il n'y avoit au parlement de Paris qu'un greffier en chef civil; un édit du roi, de l'an 1709, créa quatre offices de greffiers en chef, lesquels furent de nouveau abolis en 1716, pour remettre les choses sur l'ancien pied. On y comptoit, en outre, un greffier en chef au criminel, un greffier des présentations, un des affirmations de voyage; des greffiers plumitifs de la grand'chambre, des greffiers garde-sacs de la tournelle, etc., un grand nombre d'huissiers, de procureurs, d'avocats, etc., etc.
Les ducs et pairs[180], dit Sauval, soit qu'ils fussent princes ou même fils de France, les rois et reines de Navarre, etc., étoient jadis obligés de donner des roses au parlement, en avril, mai et juin. On ignore la cause d'une semblable coutume, et l'on n'est pas non plus fort instruit sur la manière dont elle s'observoit. Nous sommes seulement certains que le pair qui étoit appelé à faire cette cérémonie faisoit joncher de roses, de fleurs et d'herbes odoriférantes toutes les chambres du parlement, et avant l'audience réunissoit dans un déjeuner splendide les présidents, les conseillers, et même les greffiers et huissiers de la cour. Il alloit ensuite dans chaque chambre, faisant porter devant lui un grand bassin d'argent, lequel contenoit autant de bouquets de roses, d'œillets, et d'autres fleurs de soie ou naturelles, qu'il y avoit d'officiers, avec un pareil nombre de couronnes composées des mêmes fleurs et rehaussées de ses armes. On lui donnoit ensuite audience dans la grand'chambre, puis il assistoit à la messe avec le parlement entier. Tant que duroit la cérémonie, l'audience exceptée, il y avoit un concert de haut bois qui alloit ensuite donner des sérénades aux présidents avant leur dîner. Il faut observer de plus, 1o que celui qui écrivoit sous le greffier avoit son droit de roses; 2o que le parlement avoit son faiseur de roses, appelé le rosier de la cour; 3o que les pairs devoient acheter de lui celles dont se composoient leurs présents. La présentation des roses se faisoit généralement par tous ceux qui avoient des pairies dans le ressort du parlement de Paris.
Sous le règne de François Ier, il y eut, dit Hénault, dispute entre le duc de Montpensier et le duc de Nevers, sur la baillée des roses au parlement. Le parlement ordonna que le duc de Montpensier les bailleroit le premier, à cause de sa qualité de prince du sang, quoique le duc de Nevers fût plus ancien pair que lui. Parmi les princes du sang qui se soumirent à cette cérémonie, on compte encore les ducs de Vendôme, de Beaumont, d'Angoulême, et beaucoup d'autres. On trouve même qu'Antoine de Bourbon, roi de Navarre, s'y assujettit en qualité de duc de Vendôme. Henri IV, n'étant encore que roi de Navarre, justifia au procureur général que ni lui, ni ses prédécesseurs, n'avoient jamais manqué de satisfaire à cette redevance. Elle a cessé entièrement dans le dix-septième siècle, sans qu'on en puisse fixer précisément l'époque. Il y a quelque apparence que ce fut sous le ministère du cardinal de Richelieu.
Le costume des membres du parlement varioit suivant leur rang et leur qualité. Les princes du sang, les pairs laïques et le gouverneur de Paris s'y rendoient, vêtus d'un habit de drap d'or ou de velours, ou de drap noir recouvert d'un manteau, coiffés d'une toque ou bonnet de velours garni de plumes, et l'épée au côté; l'habit des pairs ecclésiastiques se composoit d'un rochet et d'une robe de satin violet, fourrée d'hermine.
Les présidents à mortier portoient le manteau d'écarlate fourré d'hermine, et le mortier de velours noir[181]. Le premier président avoit deux galons d'or à son mortier: les autres n'en avoient qu'un. Les conseillers, avocats et procureurs généraux étoient revêtus d'une robe écarlate, et coiffés d'un chaperon rouge fourré d'hermine. Les greffiers en chef portoient la robe rouge avec l'épitoge; et cette robe étoit également affectée au greffier criminel, aux quatre secrétaires de la cour et au premier huissier. Celui-ci étoit distingué par un bonnet de drap d'or, fourré d'hermine et enrichi de perles. Ces costumes n'ont subi depuis leur origine que peu de changements, et peuvent, ainsi que celui des ecclésiastiques, nous donner quelque idée des anciens costumes françois empruntés au vêtement romain dont ils retracent en effet les formes principales.
Nous avons dit que, sous la troisième race, le parlement tenoit habituellement ses séances à Paris; à cet effet, saint Louis lui avoit accordé à perpétuité plusieurs salles de son palais, et la chambre où se tenoit la tournelle criminelle en avoit conservé le nom de chambre de Saint-Louis. La grand'chambre, à laquelle le vulgaire donnoit le nom de chambre dorée, depuis qu'elle avoit été réparée par Louis XII, étoit déjà le lieu d'assemblée du parlement avant Philippe-le-Bel, et on l'appeloit la CHAMBRE DES PLAIDS, camera placitorum. C'est ainsi que le Palais, qui d'abord avoit été la demeure exclusive de nos rois, se trouva successivement partagé entre eux et leur conseil ou cour de justice.
Après que Charles V l'eut quitté pour aller habiter l'hôtel Saint-Paul, nous voyons Charles VI y revenir, et y demeurer à diverses époques. En 1410, lorsque les querelles entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne remplissoient Paris de désordres et de séditions, ce prince malheureux, qu'une maladie funeste réduisoit à la situation la plus affreuse où puisse se trouver un roi, à cette extrémité de voir son autorité impunément envahie par ceux qui étoient nés pour la défendre, et son peuple victime de leurs dissensions ambitieuses, quitta de nouveau l'hôtel Saint-Paul, où il ne se croyoit pas en sûreté, pour venir s'établir au Palais. François Ier y demeuroit encore 1531; et, cette année-là, il rendit le pain bénit dans l'église de Saint-Barthélemi, en qualité de premier paroissien.
Charles V, encore dauphin et régent du royaume, habitoit le Palais, lorsque Étienne Marcel, prévôt de Paris, et chef de la faction appelée la Jacquerie, pénétra jusque dans sa chambre, et y fit massacrer sous ses yeux Robert de Clermont, maréchal de Normandie, et Jean de Conflans, maréchal de Champagne. Les corps de ces deux seigneurs furent traînés dans la cour, devant la pierre de marbre[182], et là abandonnés à tous les outrages d'une populace aveugle et révoltée.
En 1383, avant l'accident terrible qui le priva entièrement de sa raison, Charles VI, vainqueur des Flamands, ayant résolu de châtier sévèrement la faction dite des Maillotins, qui, pendant son absence, s'étoit livrée dans Paris aux plus horribles excès, parut dans cette même cour aux yeux du peuple, au milieu de l'appareil le plus majestueux et le plus formidable. Son trône avoit été placé sur un échafaud, où il monta, accompagné des princes de son sang et des plus grands seigneurs de sa cour, pour y prononcer sur le sort des factieux, qui étoient encore dans les prisons; car les plus coupables avoient été exécutés sur-le-champ. Cette cérémonie effraya tellement les familles de ces malheureux, qu'on les vit accourir en foule lui criant merci, les hommes, têtes nues, et les femmes échevelées. Le chancelier d'Orgemont fit un long discours, dans lequel il reprocha à cette multitude ses révoltes, ses insolences, ses cruautés, et les outrages qu'elle avoit faits à la majesté royale. Sa harangue finie, le roi pardonna, à la prière de ses oncles, qui l'en supplièrent à genoux; et le supplice que les coupables avoient mérité fut changé en une amende pécuniaire.
Cette place sembloit être destinée aux représentations solennelles; car long-temps auparavant, en 1314, Philippe-le-Bel y avoit également paru sur son trône, et dans tout l'appareil de sa puissance, pour demander un emprunt aux députés des principales villes de son royaume, qu'il avoit fait assembler[183].
La grand'salle de ce palais étoit aussi consacrée à des solennités extraordinaires. C'étoit là qu'étoient reçus les ambassadeurs, que se donnoient les festins d'apparat, que l'on faisoit les noces des enfants de France. En 1378, Charles V y reçut l'empereur Charles IV, qui étoit venu le visiter avec son fils Venceslas, roi des Romains. Les trois souverains dînèrent dans la grand'salle, au milieu d'une foule de seigneurs; et après le repas on y joua devant eux une espèce de tragédie, représentant la prise de Jérusalem par Godefroi de Bouillon. L'empereur grec, Manuel Paléologue, et l'empereur Sigismond, roi de Hongrie, y furent accueillis depuis par Charles VI, avec cette grandeur et cette noblesse qui a toujours éclaté dans les procédés de nos rois envers les souverains étrangers. Le dernier de ces deux princes en abusa par d'étranges indiscrétions. Ayant eu la curiosité de voir plaider une cause au parlement, il s'y assit sur le siége du roi, ce qui déplut d'abord à tout le monde; mais le mécontentement fut à son comble lorsqu'on le vit, au milieu de la séance, faire approcher une des deux parties, à qui son adversaire reprochoit de ne pas être chevalier, et lui faire gagner sa cause en lui donnant l'accolade et les éperons. Toutefois on dissimula, «parce qu'il étoit, dit Sauval, partisan du duc de Bourgogne, qui gouvernoit alors la France, et dont le parti étoit tout-puissant.»
Les voûtes de la grand'salle étoient autrefois en bois, et soutenues par des piliers de même matière, enrichis de dorures, sur un fond couleur d'azur; dans les espaces qui les séparoient, s'élevoient les statues de nos rois, depuis Pharamond, avec une inscription qui apprenoit le nom de chaque roi, la durée de son règne et l'année de sa mort. À l'un des bouts s'élevoit une chapelle que Louis XI avoit fait bâtir, et qui fut reconstruite depuis. On voyoit à l'autre extrémité une table de marbre de la plus grande dimension, sur laquelle se faisoient les festins royaux. Les empereurs, les rois, les princes du sang, les pairs de France et leurs femmes avoient seuls le droit d'y manger; on dressoit d'autres tables pour le reste de la cour. Par un contraste assez singulier, les clercs de la Basoche eurent, pendant près de trois siècles, le privilége de faire de cette table le théâtre des farces, moralités et sotties qu'ils représentoient dans le Palais.
Le 7 mai de l'an 1618, un incendie, dont on n'a jamais pu connoître la cause, détruisit cette salle antique et magnifique, la chapelle et une grande partie des bâtiments du Palais. Ce fut alors que fut construite la grand'salle que nous y voyons aujourd'hui. Un nouvel incendie, arrivé le 10 janvier 1776, ayant consumé tous les bâtiments qui s'étendoient depuis la galerie des prisonniers jusqu'à la Sainte-Chapelle, on acheva d'en abattre les débris, pour y établir une construction nouvelle et régulière, qui, accordant entre elles tant de parties incohérentes, annonçât, avec quelque dignité, un édifice de cette importance. La description de ces deux parties modernes du Palais est la seule qu'il soit possible de faire; car on tenteroit vainement de donner l'histoire de tous les changements survenus dans ce labyrinthe inextricable de bâtisses, qui n'offrent plus que des fragments informes, des souvenirs incertains, et dont deux accidents si terribles ont achevé de rendre méconnoissables les plans primitifs.
L'architecte du palais du Luxembourg, le célèbre Desbrosses, fut chargé de la reconstruction de la grand'salle, et la termina en 1622. Elle se compose de deux immenses nefs collatérales, voûtées en pierres de taille, et séparées entre elles par un rang d'arcades qui portent sur des piliers. De grands cintres vitrés, pratiqués à l'extrémité de chaque nef, y répandent une lumière peut-être insuffisante; mais il n'en est pas moins vrai que cette manière d'éclairer a quelque chose de noble et d'imposant. La décoration en est d'ordre dorique, et cette sévérité d'ornement convient à son caractère. Desbrosses s'y est permis, tant dans l'ajustement de l'ordre lui-même que dans sa frise, des disparates qu'on n'aime pas à rencontrer dans un genre d'architecture dont la régularité fait la principale condition; les deux arcades du bout de la salle présentent aussi quelque chose d'irrégulier, et l'on remarque qu'il y a un demi-pilastre de moins du côté de la plus petite. Quoi qu'il en soit, ce monument fait honneur au génie de l'architecte et à celui de son siècle. Il présente dans sa disposition générale un caractère de grandeur, une manière large et bien prononcée qui ne s'est plus retrouvée depuis, même dans les édifices du siècle de Louis XIV[184].
Le dépôt des archives, placé dans le comble au-dessus de ses voûtes, et d'une construction beaucoup plus moderne, mérite d'être remarqué. Cette pièce, qui renferme des registres et des manuscrits précieux échappés aux précédents incendies, est d'une fabrication extrêmement ingénieuse, et fait honneur à M. Antoine, son inventeur. La grand'salle, qu'on appelle aussi salle des pas perdus, sert de promenoir aux gens du Palais, et donne entrée dans diverses pièces plus ou moins étendues, qui, de même que dans l'ancien ordre, renferment les tribunaux, les greffes et autres services. Au reste, leurs distributions, qui se sont opérées successivement, ne tiennent à aucun plan général, et n'offrent aucun ensemble qui mérite d'être décrit.
Il nous reste à faire connoître les nouveaux travaux qui ont été exécutés pour opérer le raccordement des diverses parties du Palais, après le dernier incendie, et avec l'intention d'y joindre une décoration extérieure. La direction en fut confiée à MM. Moreau, Desmaisons, Couture et Antoine, membres de l'Académie d'architecture; et leur plan embrassa non-seulement la cour actuelle, mais un projet d'alignement dans les rues adjacentes, ainsi que la place demi-circulaire qui fait face au principal corps-de-logis.
Celui-ci est bâti au fond de la cour, sur un perron formé par un grand escalier, dont l'élévation donne assez de noblesse à cette masse, peu remarquable d'ailleurs par son caractère. Un corps avancé de quatre colonnes doriques en orne la façade, composée du reste d'un rang d'arcades à rez-de-chaussée, et de fenêtres en attique; une sorte de dôme quadrangulaire couronne l'édifice. Au bas du perron, et de chaque côté, sont deux arcades, dont l'une sert de passage, et l'autre donne entrée dans la Conciergerie, prison bâtie sur le terrain où étoit autrefois le jardin de nos rois. On le nommoit alors le Préau du Palais.
Les deux ailes de la cour sont composées d'un étage d'arcades à rez-de-chaussée, servant de soubassement sur la rue à une ordonnance dorique, dans la hauteur de laquelle sont compris deux étages. Dans l'aile à droite est un grand escalier richement orné, par lequel on entre dans la grand'salle du Palais. Une grille de fer qui ferme la cour réunit ces deux ailes. Cet ouvrage est vanté, et peut avoir du mérite sous le rapport de la serrurerie; mais les gens de goût voient avec peine qu'on ait consacré une dépense considérable à un genre de travail peu intéressant en lui-même, lorsqu'on pouvoit produire, à moins de frais, et par les moyens de l'architecture, une clôture plus noble et plus analogue au monument. Les ornements, d'ailleurs, en sont lourds et d'un mauvais choix[185].
Cette cour se nomme encore cour du Mai, à cause de l'ancien usage où étoient les suppôts de la Basoche d'y planter tous les ans, le dernier samedi du mois de mai, un arbre très-élevé, après avoir abattu celui de l'année précédente. Des deux côtés de cet arbre étoient attachées les armes de ce corps burlesque, lesquelles étoient d'azur à trois écritoires d'or, avec deux anges pour support. On sait que la Basoche, dont l'origine est très-ancienne, étoit une espèce de juridiction composée de la communauté des clercs du parlement de Paris. Ils y jugeoient les différends qui pouvoient naître entre eux, et quelquefois même ils s'y exerçoient à plaider des causes sur des questions difficiles et singulières. Ce tribunal avoit une foule d'offices et de dignités, entre autres un chancelier, un trésorier, des maîtres des requêtes. Il y avoit même autrefois un roi de la Basoche.
CURIOSITÉS DU PALAIS DE JUSTICE.
TABLEAUX.
Dans la chapelle de la cour, laquelle occupoit tout l'avant-corps du milieu, les quatre Évangélistes, par Brenet; la Foi, l'Espérance et la Charité, par Renou.
Dans la deuxième chambre, un Christ par Beauvoisin.
Dans la troisième chambre, un Christ, et le portrait de Louis XIV, d'après Largillière, par Giroux.
Dans la salle du conseil, un Christ, et le portrait de Louis XVI, par Guérin.
Dans les bâtimens de la chambre des comptes, plusieurs tableaux du Christ par Dumont le Romain; la Madelaine au pied de la croix, par Bourdon.
SCULPTURES.
Sur l'escalier qui conduisoit à la cour des aides, la statue de la justice par Gois.
Sur l'autel de la chapelle, un Christ par Bouchardon; les médaillons de Charlemagne et de saint Louis par le même.
Au-dessus de l'archivolte de l'entrée de la galerie Mercière, le médaillon de Louis XVI; et deux statues représentant l'Étude des lois et l'Éloquence, par Lecomte.
Tel est l'état actuel du Palais: le nouveau plan que les circonstances n'ont pas permis d'achever entièrement, en auroit coordonné toutes les parties, dans lesquelles on remarque encore des irrégularités[186].
Vis-à-vis le pont au Change est une tour carrée qui, de ce côté, forme l'angle des bâtiments du Palais, et en est une dépendance. C'est là que fut placée la première grosse horloge qu'il y ait eu à Paris. Elle fut faite en 1370, par un horloger allemand nommé Henri de Vic, que Charles V fit venir en France. Le cadran en fut réparé sous le règne de Henri III, décoré des figures de la Force et de la Justice; et un même écusson y offroit réunies les armes de France et celles de Pologne[187]. La cloche qu'on nommoit tocsin du Palais, et qui étoit au sommet de cette tour, fut fondue à la même époque; et l'on voit encore, dans la partie la plus élevée, le petit lanternon au milieu duquel elle étoit suspendue.
Dans l'enceinte de la cour du Palais, et vis-à-vis la Sainte-Chapelle, étoit une petite église sous l'invocation de Saint-Michel, dont l'érection remonte au-delà du règne de Philippe-Auguste. Elle a donné son nom au pont du petit cours de l'eau qui lui étoit parallèle, et à la partie de la rue de la Barillerie qui aboutit à ce pont. Cette église a été démolie lors des nouvelles constructions.
Dans la même cour, vis-à-vis la façade de la même chapelle, est le bâtiment nouveau de la chambre des comptes, lequel n'a rien de remarquable dans son architecture; l'ancien qu'il a remplacé avoit été élevé sous Louis XI, et fut aussi détruit par un incendie en 1737; de manière que tous les monuments que renferme cette enceinte ont été tour à tour la proie des flammes. Une arcade placée sur le flanc gauche de cet édifice, et dont les ornements ont été sculptés par le célèbre Jean Goujon, sert de communication avec l'hôtel dans lequel demeuroit autrefois le premier président de cette cour.
Derrière ces édifices sont encore l'hôtel et le jardin de la première présidence du parlement[188]. Un passage ouvert dans le milieu de la rue de Harlay conduit dans la cour Neuve[189], par laquelle on entre dans la partie postérieure du Palais, et de là, dans la galerie dite des Merciers; la communication avec la Sainte-Chapelle se fait par une galerie latérale en face du perron.
GRAND CONSEIL, CHAMBRE DES COMPTES, COUR DES AIDES.
GRAND CONSEIL.
Par tout ce que nous avons dit sur l'origine du parlement, nous croyons avoir assez prouvé que la plus grande de toutes les erreurs seroit de supposer que tous les droits et toutes les fonctions qui avoient appartenu à la totalité des conseillers royaux, formant ce que nous avons appelé la cour du roi, eussent été transportés à cette portion de son conseil qui fut députée pour tenir sa cour de justice. Et en effet nous avons vu que, suivant que le roi y assistoit, ou qu'elle étoit suffisamment garnie de pairs, ou qu'elle étoit présidée par des conseillers principaux, ou qu'elle se composoit seulement de ses conseillers ordinaires, cette cour changeoit de caractère, de compétence et d'attributions. Ces distinctions ne cessèrent point d'être observées, après que nos rois eurent établi la permanence du parlement.
La cour de justice ou parlement n'étoit donc, nous le répétons, qu'une députation de conseillers du roi. Cette députation ne fut certainement pas unique; et la multiplicité des affaires obligea le souverain de partager son conseil en plusieurs chambres, à chacune desquelles furent attribuées la connoissance et la discussion d'une certaine espèce d'affaires. Ainsi émanèrent de la même source toutes les cours ayant suprême juridiction; ainsi, dans l'administration générale du royaume, suivant les temps et selon que la prérogative royale étoit plus ou moins étendue, tout sortoit du roi et tout y retournoit.
Le parlement n'étoit donc point le conseil suprême ou grand conseil du roi, puisque l'on trouve des ordonnances rendues par ce grand conseil, hors de Paris, et lorsque le parlement étoit déjà sédentaire dans cette capitale[190]. Il nous sera facile de faire comprendre ce qu'il étoit.
Nous avons dit que le parlement n'étoit qu'une députation de conseillers royaux: il faut ajouter qu'il ne se composoit même que de la moindre partie de ces conseillers. Presque tous les autres demeuroient auprès de la personne du monarque; et il arrivoit souvent que lorsque le parlement ne tenoit point ses séances, la plupart des conseillers qui formoient cette cour de justice étoient appelés auprès de lui. Quelquefois le roi lui-même se rendoit à la chambre; et dans l'un et l'autre cas, les conseillers, réunis en sa présence, se formoient en conseil, ponebant se ad concilium[191]; et cette réunion étoit appelée le grand conseil, où les membres du parlement étoient admis au même titre que les autres membres du conseil, et en raison de leur seule qualité de conseillers[192].
Ainsi varioient, il faut le dire encore, les droits de toute assemblée de ce genre, selon que le roi étoit absent ou présent; et soit qu'il assistât au conseil commun, toutes les chambres assemblées, et tînt ce que depuis on a appelé lit de justice, soit qu'il présidât lui-même son conseil, ce n'étoit que dans ces circonstances solennelles que se pouvoient faire ces actes d'autorité souveraine que l'on nommoit ordonnances. En un tel cas, la formule étoit: le roi et son conseil veulent. Le roi et son conseil entendent. Ordonnance faite par la cour de notre SEIGNEUR ROI et de son commandement[193].
Du temps où la législation appartenoit aux assemblées de la nation, ce conseil du roi n'avoit, en ce qui touchoit l'administration générale du royaume, qu'une autorité très-foible et très-bornée; mais il reprenoit naturellement l'autorité suprême dans tout ce qui concernoit l'administration particulière des domaines du roi, ses finances, la bourgeoisie et la police de ses villes. Sur ces points qui n'étoient pas d'un intérêt général, il faisoit tout réglement qu'il lui plaisoit de faire. Ce même droit, le roi et son conseil l'avoient encore en ce qui concernoit l'administration de la justice: c'est-à-dire qu'ils pouvoient faire, sans déroger toutefois au droit de chacun, tel réglement qu'ils jugeoient le meilleur pour en assurer l'exécution. Ces réglements, compris d'abord sous le titre générique de capitulaires, reçurent par la suite le nom particulier d'établissements[194] et d'ordonnances, ce dernier mot n'ayant point alors toute l'acception qu'on lui a donnée depuis. Ce fut par une ordonnance que, sans déroger aux droits des pairs et de la noblesse, Philippe-le-Bel détermina la forme qu'il prétendoit donner à sa cour de justice séante à Paris. L'interprétation des lois appartenoit encore au conseil du roi, pourvu que, dans cette interprétation, il fît simplement un acte judiciaire, l'explication d'un doute, et non un acte de législation. C'est là l'origine de ce que l'on a depuis appelé déclaration. En un mot, tant qu'il y eut des barons de la couronne, le roi ne put faire avec son conseil aucune ordonnance ou établissement qui dût être reçu dans le royaume entier. «Tels réglements, dit Beaumanoir; estoient espéciaument pour son domaine; et li barons ne laissoient pas à user en leurs terres selon les anchiennes coutumes[195]. Mais quand li establissement est généraux[196], il doit courre dans tout le royaume; et nous devons croire que tel establissement est fait par très-grand conseil et pour le commun pourfit....» Ainsi donc, lorsque les grandes baronnies eurent été réunies au domaine de la couronne, les établissements et ordonnances du roi durent courir dans la France entière; et le pouvoir législatif se trouva de droit réuni dans la personne du monarque, assisté de son conseil.
Il en fut de même de l'administration de la justice: et en effet la réunion des trois grandes pairies, qui étoient les trois plus grands fiefs de la couronne, ayant rendu le roi seigneur immédiat de trois grandes provinces, la Normandie, le comté de Toulouse ou le Languedoc, et le comté de Champagne, la justice dut y être rendue au nom du nouveau seigneur. Il fallut donc y pourvoir, et y remplacer les cours provinciales qu'y avoient formées les barons avec leurs conseillers ou assesseurs. Que fit le roi de France pour les remplacer? rien autre chose que députer des conseillers, les uns pour tenir l'échiquier de Normandie, les autres pour tenir les grands jours de Troyes, d'autres encore pour former le parlement de Toulouse; puis, par des réglements nouveaux, ces députations devinrent par la suite des cours souveraines et permanentes. L'érection successive des autres parlements dans différentes villes du royaume a partout la même origine. Sur la demande expresse ou présumée des habitants de ne plus relever leurs appellations par-devant la cour de justice qui avoit été rendue sédentaire à Paris, les rois créoient un certain nombre de conseillers avec attribution des fonctions essentielles à une cour royale; et la justice se rendoit par eux dans les provinces, au même titre que le faisoit le parlement de Paris, parce que les conseillers qui formoient ces cours souveraines étoient conseillers au même titre que ceux dont se composoit ce parlement, qui n'avoit sur eux d'autre avantage que celui d'une plus grande ancienneté.
De même il plut à nos rois d'employer à des fonctions particulières, de donner une attribution spéciale à cette portion de leurs conseillers qui demeuroient auprès d'eux sans emploi particulier, et dont ils s'étoient servis comme de leur conseil suprême ou grand conseil, chaque fois qu'il leur avoit plu de leur communiquer la plénitude du pouvoir souverain en présidant à leurs séances; car, dans un tel cas, ce conseil avoit l'administration générale des affaires, faisoit des établissements et des ordonnances, soit que le parlement fût appelé à y délibérer, soit qu'il ne le fût pas; et, on ne sauroit se lasser de le répéter, la présence du roi faisoit seule toute leur compétence, quel que fût leur nombre, et même, quelle que fût leur qualité. Charles VIII fut le premier qui donna une forme permanente à ce conseil[197], l'érigeant en compagnie avec cour souveraine et collége d'officiers, lui conservant le nom de grand conseil, et lui attribuant la connoissance et la décision d'une partie des affaires dont il étoit appelé à connoître lorsqu'il avoit été conseil du roi, et délibérant sous sa présidence.
Louis XII confirma depuis cet établissement, et augmenta le nombre de ses membres, le portant à vingt conseillers, qu'il distribua en deux semestres.
Le grand conseil, ainsi composé et réformé par Louis XII, continua de connoître de toutes les mêmes affaires qui auparavant avoient été de son ressort. Son occupation la plus continuelle étoit celle du réglement des cours et des officiers; il connoissoit aussi de tous les dons et brevets du roi, de l'administration de ses domaines, de toutes les matières qui étoient sous la direction des grands et des principaux officiers, et des affaires, tant de justice que de police de la maison du roi; beaucoup d'affaires particulières y étoient aussi introduites, soit par le renvoi que le roi lui faisoit des placets qui lui étoient présentés, soit par le consentement des parties.
Depuis ce temps, nos rois lui ont attribué exclusivement la connoissance de plusieurs matières presque toutes relatives à sa première institution, telles que de décider des contrariétés et nullités d'arrêts, d'être conservateur de la juridiction des présidiaux et des prévôts des maréchaux, de veiller à l'exécution des brevets dans la nomination accordée au prince de tous les grands bénéfices, d'être chargé exclusivement des procès concernant les archevêchés, évêchés et abbayes, etc., etc.
Le roi a encore employé de tout temps le grand conseil pour établir une jurisprudence uniforme dans tout le royaume sur certaines matières, telles que les usures, les banqueroutes, etc.
C'est par une raison à peu près semblable que la plupart des grands ordres avoient obtenu le droit d'évocation au grand conseil, afin que le régime et la discipline de ces grands corps ne fussent pas intervertis par la diversité de jurisprudence, et qu'ils ne se vissent pas obligés de disperser leurs membres dans tous les tribunaux. Les secrétaires du roi et les trésoriers de France jouissoient de la même prérogative.
Enfin le grand conseil a souvent suppléé les cours souveraines pour le jugement de plusieurs affaires qui en ont été évoquées.
Il seroit impossible d'entrer ici dans le détail de toutes les attributions diverses dont le grand conseil a joui plus ou moins long-temps. Il suffit d'avoir, par quelques exemples, donné une idée de celles qui conviennent à son institution.
Le chancelier étoit, depuis l'origine, seul chef et président né de cette compagnie. Un conseiller d'état commis par lettres-patentes du roi y présidoit à sa place pendant un an.
Le grand conseil se composoit, dans les derniers temps de la monarchie, 1o de huit maîtres des requêtes qui étoient aussi présidents par commission pendant quatre années; 2o des anciens présidents honoraires, dont les offices avoient été supprimés; 3o de conseillers d'honneur, dont le nombre n'étoit pas fixé; 4o de cinquante-quatre conseillers, distribués, ainsi que les officiers précédents, en deux semestres. Il y avoit en outre deux avocats généraux, un procureur général et douze substituts; un greffier en chef, plusieurs greffiers pour la chambre, les présentations et affirmations, les dépôts civils et criminels; cinq secrétaires du roi servant près le grand conseil; un trésorier, des huissiers, contrôleurs, procureurs, et autres officiers subalternes. Tous ces officiers jouissoient de plusieurs priviléges, notamment de ceux de commensaux de la maison du roi. L'habit de cérémonie des membres du grand conseil étoit la robe de satin noir.
Cette compagnie étoit la seule de son espèce, et sa devise l'indiquoit: Unico universus. Elle a tenu ses séances à Paris en divers endroits, notamment au Louvre, aux Augustins, dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. Enfin, par un arrêt du conseil d'état donné en 1686, elle eut la permission de s'établir dans l'hôtel d'Aligre, où elle est restée jusqu'au moment de la révolution.
Toutefois nous en parlons ici, non-seulement parce que l'ordre et la clarté des matières semblent le demander, mais encore parce que le grand conseil, lorsqu'il était conseil du roi, se tenoit souvent à la chambre des comptes; les résolutions qui y furent prises formèrent le recueil d'ordonnances connu sous le titre d'ordonnances rendues par le conseil tenu en la chambre des comptes.
CHAMBRE DES COMPTES.
Du même principe découlent constamment les mêmes conséquences. Nous avons montré que, de tout temps, le conseil du roi partagea avec lui le fardeau des affaires dans toutes les branches de l'administration; et il n'est pas besoin de dire que les finances n'en furent point exceptées. Nos souverains l'établirent eux-mêmes juge entre eux et leurs sujets, dans les contestations qui s'élevoient à l'occasion de la répartition et de la levée des impôts. C'étoit le conseil du roi qui gardoit son trésor, qui examinoit les comptes des baillis, sénéchaux et autres receveurs royaux; et[198] l'on députoit à cet effet des maîtres de la cour[199]. Dans la suite, on érigea cette députation en chambre perpétuelle: il ne faut point chercher d'autre origine à la chambre des comptes.
Il paroît, par une ordonnance de saint Louis, que, dès le règne de ce prince, la chambre des comptes étoit sédentaire à Paris. Depuis, nos rois ne cessèrent de combler cette cour de marques de confiance et d'honneur, auxquelles ils ajoutèrent des priviléges considérables: la noblesse au premier degré, les droits de commensaux de leur maison; l'exemption des décimes, de tous droits seigneuriaux, charges publiques, ban, arrière-ban, tailles, corvées, péages, aides, gabelles, etc., etc.
Les titres dont le dépôt étoit confié à cette compagnie étoient si importants, que l'ordonnance de décembre 1460 expose que les rois se rendoient souvent en personne à la chambre, pour y examiner eux-mêmes les registres et états du domaine, «afin, y est-il dit, d'obvier aux inconvénients qui pourroient s'ensuivre de la révélation et portation d'iceux.»
On sait que les chambres des comptes étoient des cours établies principalement pour connoître et juger en dernier ressort de ce qui concernoit la manutention des finances et la conservation du domaine de la couronne. On doit considérer dans celle de Paris 1o les officiers dont elle étoit composée; 2o la forme dont on y procédoit à l'instruction et au jugement des affaires; 3o le caractère de la juridiction qu'elle exerçoit.
Elle avoit, comme le parlement, divers ordres d'officiers: un premier président, douze présidents ordinaires, soixante-dix-huit maîtres, trente-huit correcteurs, quatre-vingt-deux auditeurs, un avocat et un procureur général; des greffiers, commis, contrôleurs du greffe, huissiers, etc., etc.
Les officiers de la chambre servoient par semestre, à l'exception du premier président, des gens du roi et des greffiers en chef dont le service étoit perpétuel. Il y avoit assemblée générale pour enregistrer les édits et déclarations d'une grande importance, procéder à la réception des officiers, etc. À l'égard du service ordinaire, la chambre étoit partagée en deux bureaux: au second bureau se jugeoient tous les comptes, à l'exception de celui du trésor royal, de celui des monnoies et de ceux qui se présentoient pour la première fois. Toutes les autres affaires s'expédioient au grand bureau: c'étoit là aussi que se donnoient les audiences.
On peut distinguer en trois parties les fonctions qu'exerçoient les officiers de la chambre, ce qui concernoit 1o l'ordre public; 2o l'administration des finances; 3o la conservation des domaines du roi et des droits régaliens. Chacune de ces divisions renfermoit un nombre infini d'objets, dont l'énumération seroit ici inutile et même fastidieuse. D'ailleurs, dans une analyse aussi succincte que celle où nous sommes forcés de nous renfermer, il seroit toujours impossible de donner autre chose qu'une idée incomplète d'une compagnie dont l'établissement remonte aux temps les plus reculés, qui jouissoit des prérogatives les plus éminentes, et dont les attributions étoient aussi variées qu'étendues.
Les plus grands personnages du royaume ont tenu à honneur de remplir la charge de premier président de la chambre. Plusieurs de ces magistrats ont été chanceliers de France, ce qui est arrivé aussi plusieurs fois dans le parlement; mais on cite l'exemple unique d'un chancelier, Pierre Doriole, devenu ensuite premier président de la chambre des comptes. Cet événement est arrivé sous Louis XI. Ce magistrat suprême jouissoit de beaucoup de droits honorifiques, et la garde du grand trésor de la Sainte-Chapelle lui étoit confiée. Sa robe de cérémonie étoit de velours noir, ainsi que celle des autres présidents de sa compagnie.
La chambre des comptes occupoit un grand bâtiment situé dans l'enceinte du Palais, presque en face de la Sainte-Chapelle. Ce monument, élevé en 1504 par Jean Joconde, religieux de l'ordre de Saint-Dominique, offroit une façade d'un gothique élégant, et chargée d'ornements très-délicats. Les arcades qui bordoient le grand escalier étoient estimées pour leur dessin et leur exécution. Cinq statues, de grandeur naturelle, posées dans des niches, représentoient Louis XII entouré des quatre Vertus cardinales, et l'on voyoit en divers endroits les armes et la devise de ce bon roi[200]. Un incendie qui éclata dans cet édifice, et dont il fut impossible d'arrêter la violence, le consuma entièrement dans la nuit du 27 octobre 1737[201].
C'est alors que fut commencé, sur les dessins de M. Gabriel, premier architecte du roi, l'édifice qui subsiste encore aujourd'hui. Jusqu'en 1740, qu'il fut achevé, la chambre des comptes tint ses séances aux Grands-Augustins, où partie de ses archives avoit été transportée.
Les deux statues placées sur le portail, représentant la Justice et la Prudence, ont été exécutées par Adam aîné[202].
COUR DES AIDES.
La cour des aides ne fut point formée autrement que le grand conseil et la chambre des comptes. Elle s'établit de même par la permanence qui fut donnée à une députation jusque là amovible et momentanée.
Cette cour étoit unique dans l'origine, et son ressort s'étendoit par tout le royaume. Elle avoit été instituée par nos rois, à l'instar des parlements, pour juger et décider, sans appel, tous procès, tant civils que criminels, au sujet des aides, gabelles, tailles et autres matières du même genre. Ses jugements, dès l'instant de sa création, marchoient de pair avec ceux du parlement, auquel elle a toujours été assimilée; car sa juridiction ne peut être considérée comme un démembrement de celle des autres cours souveraines. En effet, dès le commencement de la levée des aides ou subsides, qui ne s'accordoient alors que pour un temps limité, les rois nommoient, soit pour établir et imposer ces droits, soit pour décider des contestations qui pouvoient naître à l'occasion de leur perception, des commissaires dont le pouvoir finissoit avec la levée de ces impositions. Ces droits étant devenus perpétuels et ordinaires, la fonction de ces juges s'est également perpétuée; mais jamais la connoissance des aides ou subsides n'a été donnée à aucun autre tribunal du royaume.
On peut faire remonter la véritable institution de la cour des aides jusqu'à l'année 1355, que le roi Jean ayant assemblé à Paris les états du royaume de la languedoil ou pays coutumier, et en ayant obtenu une gabelle sur le sel et quelques autres impositions, ordonna qu'elles seroient recueillies par des receveurs qu'établiroient les députés des trois états dans chaque province. La même ordonnance portoit création de généraux superintendants, tirés des trois états, formant un tribunal auquel seroient cités, pour être jugés en dernier ressort, tous les contrevenants et rebelles à la perception des impôts. De là le nom d'élu donné aux receveurs particuliers, et celui de généraux des aides, lequel est resté aux députés généraux préposés pour en avoir la direction dans la ville de Paris, et recevoir l'appel des députés particuliers ou élus distribués dans les provinces. Les malheurs de la guerre ayant rendu nécessaires des levées successives d'impôts, les généraux des aides devinrent permanents et ordinaires avant la fin de ce règne, ainsi qu'on le voit par une des lettres du même roi, adressée en 1361, «à nos amés et féaux les généraux trésoriers à Paris sur le fait des aides, etc.»
Ces généraux superintendants, nommés sous les deux règnes suivants généraux conseillers, étoient, comme nous l'avons dit, choisis et établis par les trois états; mais depuis le roi s'en réserva la nomination, ce qui n'a point varié jusque dans les derniers temps. Leur origine, qu'ils tiroient de l'assemblée des états-généraux, fit que pendant long-temps ils comptèrent parmi eux les personnes les plus distinguées dans les deux premiers ordres du royaume, et eurent même l'honneur d'être présidés par des princes du sang. Aussi n'est-il point de marques de considération que nos souverains n'aient données à cette compagnie. C'étoit entre les mains du roi que ses membres prêtoient serment, et souvent ils assistoient à ses conseils.
Le nombre de ces généraux conseillers n'étoit pas fixé, et a beaucoup varié jusqu'au règne de Louis XI, sans cependant passer celui de neuf, arrêté d'abord en 1355. Ce dernier prince voulut que cette cour fût composée d'un président, de quatre généraux conseillers, trois conseillers, un avocat et un procureur du roi, un greffier, un receveur des amendes et deux huissiers.
Henri II abolit la distinction qui existoit entre les généraux et les conseillers, créa une seconde chambre en la cour des aides, confirma et augmenta la juridiction de cette compagnie.
Louis XIII, par un édit de 1635, établit une troisième chambre, et créa douze offices de conseillers, auxquels il ne donna que ce titre, sans y ajouter celui de général, qui ne fut conservé qu'aux anciens offices, et qui même s'abolit tout-à-fait par la suite. Dans les derniers temps, la cour des aides étoit composée d'un premier président, de neuf autres présidents, de conseillers d'honneur, dont le nombre étoit indéterminé, de cinquante-deux conseillers, trois avocats-généraux, un procureur-général avec quatre substituts, cinq secrétaires du roi servant près ladite cour, deux greffiers en chef, etc., etc.
L'habit de cérémonie des membres de la cour des aides étoit, pour le premier président, la robe de velours noir avec le chaperon pareil, doublé d'hermine. Les conseillers, gens du roi et greffiers en chef portoient la robe rouge, et, suivant un ancien usage, ils devoient mettre sur cette robe un chaperon noir à longue cornette.
La cour des aides avoit le droit de connoître et de décider en dernier ressort de tous procès, tant civils que criminels, au sujet des aides, gabelles, tailles, octrois, et de tous subsides et impositions. Elle recevoit les appels interjetés des sentences des élections et autres tribunaux et siéges de provinces, pour toutes matières de sa compétence. Elle étoit seule compétente pour juger du titre de noblesse et des exemptions ou priviléges qu'il portoit relativement aux impôts, etc., etc. Ses officiers étoient commensaux de la maison du roi, jouissoient du franc salé, de la noblesse au premier degré, et à peu près de tous les priviléges accordés aux autres cours souveraines.
Sous Charles VII, l'auditoire de la cour des aides étoit situé vers la chambre des comptes, à côté de la chapelle basse. Ce lieu ayant paru incommode, Louis XI lui accorda, en 1477, des salles appelées chambres de la reine, situées au-dessus de la galerie des Merciers, où l'on établit les seconde, troisième chambre, salle et chapelle de cette cour; quant à la première chambre, elle put rester dans l'ancien bâtiment, au moyen d'une porte de communication que l'on ouvrit entre cet édifice et le nouveau local. Cette première chambre fut démolie en 1620, et rebâtie sur le même emplacement.
La cour des aides avoit rang, dans les cérémonies, après le parlement et la chambre des comptes, mais seulement parce qu'elle étoit de moins ancienne création que ces deux compagnies. Quelques-uns de ses officiers ont eu l'honneur d'être élevés, ainsi que ceux des autres cours souveraines, à la suprême dignité de la magistrature.
Bailliage du Palais.
Renfermé depuis 1551 dans l'enclos du Palais, la grand'salle étoit son tribunal. Ce siége connoissoit de tout ce qui concernoit le civil, le criminel et la police dans les cours et salle du Palais, la juridiction en étoit exercée par un bailli d'épée, un lieutenant-général, un procureur du roi; un premier huissier, un huissier audiencier et un doyen. Les causes en étoient portées par appel au parlement.
Chancellerie du Palais.
Elle étoit tenue par les maîtres des requêtes, et avoit, ainsi que le grand sceau, ses officiers, savoir: quatre conseillers secrétaires du roi audienciers, quatre conseillers contrôleurs, douze conseillers rapporteurs référendaires, quatre conseillers trésoriers receveurs, etc.
Chambre du domaine et du trésor.
Cette chambre connoissoit en première instance de tout ce qui concernoit le domaine du roi et les droits qui lui appartenoient dans l'étendue de la généralité de Paris.
Siége général de la table de marbre.
Il comprenoit trois juridictions: 1o la connétablie et maréchaussée de France; 2o l'amirauté; 3o les eaux et forêts.
ÉGLISES ET MONASTÈRES.
L'origine de la plupart de ces monuments, surtout de ceux qui remplissoient autrefois la Cité, offre de plus grandes obscurités que celle d'aucune autre antiquité de Paris. Il n'en est point sur laquelle les historiens se soient plus exercés; et la plus belle victoire que les plus habiles d'entre eux aient remportée dans les contestations qu'un tel sujet a fait naître, a été d'apprendre à leurs adversaires à douter dans des matières où ils croyoient être arrivés à quelque certitude.
Toutes les églises de ce quartier y existoient de temps immémorial, c'est-à-dire que celles qu'on y voyoit encore dans le siècle dernier, et dont aucune n'avoit plus de six cents ans d'antiquité, avoient été bâties sur les ruines de semblables édifices. «Il y a apparence, dit Delamare, que les fidèles des premiers temps convertirent en églises toutes les maisons particulières où ils avoient coutume de se retirer pour y faire en secret leurs exercices pendant les persécutions; et que c'est de là que sont venues toutes ces petites paroisses du quartier de la Cité, dont on ne sait point l'origine.» Depuis ces premières fondations, Paris fut brûlé plusieurs fois[203], et chaque fois sans doute ses monumens furent renouvelés. À ces désastres, qui ont détruit pour nous jusqu'aux moindres vestiges de ces anciens édifices, il faut joindre cette terreur singulière qui s'empara des chrétiens vers les dernières années du neuvième siècle: ils attendoient la fin du monde précisément en l'an mille de Jésus-Christ; et cette fausse opinion répandue partout leur faisoit négliger l'entretien des églises, qui, de tous côtés, tomboient en ruines. Lorsque cette année fatale fut passée, les peuples, revenus de leur effroi, s'empressèrent partout de les rebâtir avec plus de magnificence qu'auparavant. On fit des fondations nouvelles, et le culte reprit toute sa solennité. C'est aussi à partir de cette époque que les traditions deviennent moins obscures, que les titres qui établissent les origines ont plus d'authenticité. Toutefois, si l'on n'a quelque connoissance de ce qui a précédé les temps de la troisième race, en ce qui concerne le clergé, des révolutions diverses qu'il avoit éprouvées dans son état et dans ses biens, de ce qu'il avoit perdu, acquis ou recouvré avant ces temps mémorables qui consolidèrent son existence, en assurant celle de la société, on comprendroit difficilement encore ce que nous pourrions dire sur cette partie la plus intéressante des antiquités de Paris: nous allons donc essayer d'en tracer un rapide tableau.
On ne sait si c'est bien sérieusement que certains écrivains que déjà nous avons signalés comme ne reconnoissant aucune légitimité, ont accusé les évêques romains qui habitoient l'Aquitaine et la Septimanie d'avoir trahi leurs souverains légitimes, parce qu'ils se déclarèrent pour les Francs contre les Goths, usurpateurs depuis moins de cent ans de cette belle portion des Gaules: ce seroit montrer par trop d'ignorance, et il est plus naturel de supposer qu'ils sont encore ici de mauvaise foi. Qui peut ignorer que, dans cette province encore toute romaine, où vivoit une population nombreuse de sujets romains, séparée de ses grossiers vainqueurs par ses mœurs, par ses lois, par ses préjugés et ses traditions; où des troupes romaines occupoient et défendoient encore, en invoquant le nom de la ville éternelle, les points divers au milieu desquels ils étoient cantonnés, nul devoir, nul lien ne pouvoit attacher les anciens habitants du pays à des barbares qu'ils méprisoient et dont ils étoient opprimés? Cette oppression étoit à la fois politique et religieuse sous les Goths, qui, ayant embrassé l'arianisme, exerçoient une persécution violente contre le clergé catholique, et punissoient par la prison, l'exil, la confiscation, souvent même par le martyre, le zèle que montroient les prélats romains pour la saine et pure doctrine de l'Église[204]. Un roi barbare se présente à eux, qui avoit embrassé la foi orthodoxe: trouvant ainsi en lui la seule garantie qui pouvoit leur rendre supportable une domination étrangère, ils préfèrent son joug à celui qu'un roi barbare et hérétique faisoit peser sur eux, sans cesser pour cela de se considérer, dans le secret de leur pensée, comme sujets de l'empire et des empereurs. La victoire des Francs ratifie leur choix; l'approbation de la cour de Bysance le légitime[205]: le reste suit naturellement; et dans cette grande et heureuse révolution que ces pasteurs des fidèles favorisèrent de toute leur influence, il n'y avoit nulle raison pour que leur conscience fût, un seul instant, troublée; et leur existence, ainsi que celle de leurs ouailles, cessa de l'être.
De quelque manière que Clovis, ses compagnons d'armes et ses successeurs aient entendu le christianisme, il n'en est pas moins vrai qu'ils se convertirent de bonne foi, c'est-à-dire qu'ils reçurent tous les dogmes du christianisme, qu'ils se soumirent à ses lois, et que les prêtres chrétiens ne tardèrent point à jouir auprès de leurs vainqueurs de la plus haute considération.
Ils la durent à des vertus dont ces barbares n'avoient sans doute qu'une idée très-imparfaite, mais qui cependant ne leur étoient point tout-à-fait étrangères. Moins éloignés des traditions primitives que le vieux peuple qu'ils remplaçoient, ces peuples enfants avoient des mœurs pures, un caractère hospitalier; et c'est ce qui leur fit admirer une pureté de mœurs qu'ils étoient encore si loin d'égaler, et une charité qui surpassoit tous leurs sentiments les plus généreux. Ce fut surtout cette dernière vertu qu'il n'appartient qu'au christianisme d'exalter jusqu'à ses degrés les plus sublimes, qui leur fit une impression plus profonde, et qui leur rendit si vénérables les hommes qui la pratiquoient. En même temps que les prêtres chrétiens prêchoient de toutes parts et sous leurs yeux la justice, l'obéissance, la résignation et toutes ces autres lois évangéliques qui sont la garantie la plus sûre de l'ordre dans la société, la source de toute paix et de toute consolation pour les membres qui la composent, ils les voyoient s'associer à toutes les souffrances de ceux qu'ils éclairoient de leurs doctrines, à toutes leurs misères, se dépouiller de tout ce qu'ils possédoient pour les soulager, et prouver, non pas seulement par des paroles édifiantes, mais par de continuels et touchants exemples, que le patrimoine de l'Église est celui des pauvres, et que ce n'est pas ici-bas qu'elle a placé son véritable trésor. Ce fut ainsi que, gagnant l'estime et la confiance des vainqueurs, les prêtres chrétiens purent, dès le commencement, exercer une influence salutaire sur le sort des vaincus. Les évêques furent, en effet, le principal refuge des Romains désarmés; ils se rendirent leurs intercesseurs auprès des rois, leurs médiateurs auprès des seigneurs, leurs patrons auprès des juges; et devenus ainsi le lien qui rapprochoit les deux peuples, et le principal instrument de cette concorde qui devoit les confondre en un seul peuple, leur crédit s'affermit au point de devenir en très-peu de temps une autorité régulière et légitime, qui, dès les premiers siècles de la monarchie, étoit déjà la plus considérable dans l'État. Il n'étoit pas rare qu'un duc quittât son duché pour devenir évêque; et un ministre superstitieux à qui une devineresse avoit prédit son élévation à l'épiscopat, considéroit une telle prédiction comme la plus heureuse qui pût jamais se réaliser en sa faveur[206]. Ce même esprit de conciliation et de paix, les prêtres chrétiens le portèrent au milieu des guerres civiles dont la nation ne cessa point d'être déchirée, aussitôt que se furent développés au milieu d'elle les vices et la foiblesse de son pouvoir politique; et ainsi s'accrut encore, sous la seconde race, la puissance des évêques[207].
Ainsi s'accrurent aussi ses richesses que la conquête avoit extrêmement diminuées. Encore que le clergé romain eût été d'un grand secours aux Francs dans la conquête des Gaules, et que Clovis, déjà chrétien, l'eût traité avec beaucoup de ménagements, il est vrai de dire que les Romains armés, qui étoient en mesure de composer avec lui en avoient reçu des conditions bien plus favorables; et comme l'Église n'avoit point de résistance à opposer à l'avidité et la rapacité des vainqueurs, ses biens et ses trésors furent une proie facile que le roi barbare distribua, ou peut-être se vit forcé d'abandonner à l'avarice de ses compagnons d'armes, qui prétendoient sans doute avoir leur part du butin. Ce que la violence lui avoit enlevé, la vertu de ses ministres le lui rendit: lorsque les nouveaux maîtres des Gaules virent le noble et saint usage qu'ils savoient faire du peu qui leur étoit resté, princes et sujets s'empressèrent d'accroître des richesses dont la dispensation devenoit la ressource principale des malheureux et rétablissoit ainsi doucement et régulièrement dans l'état l'équilibre rompu sans cesse par l'inégalité nécessaire et inévitable des fortunes; et les vrais chrétiens crurent aussi amasser un trésor pour le ciel en partageant ce qu'ils possédoient avec ceux dont les biens «étoient le vœu des fidèles, le patrimoine des pauvres, la rançon des âmes, le prix des péchés, la solde des serviteurs et des servantes de Dieu[208].» Ce fut ainsi que le clergé acquit en peu de temps d'immenses propriétés.
Dans le même temps s'élevoient de toutes parts des monastères où se retiroient des Justes dégoûtés du monde et qui aspiroient à une vie plus parfaite. Ces pieux cénobites, ainsi réunis, offrirent une image encore plus frappante de toutes les vertus chrétiennes: partageant toutes leurs heures entre la prière et le travail des mains, ils consacroient au soulagement des malheureux tout ce que pouvoit leur fournir ce travail au-delà de l'absolu nécessaire. Ce fut cette charité ardente, infatigable, qui fertilisa les solitudes où ils avoient fait vœu de vivre et de mourir: ce fut donc au profit des pauvres et uniquement à leur profit que, de leur côté, les moines devinrent légitimes propriétaires d'une partie considérable de la France que leurs sueurs avoient fécondée[209].
Il est certain, au reste, qu'après la conquête, l'Église avoit continué de posséder, selon la loi romaine, ce qui lui étoit resté de ses biens, et ce que, dans les temps postérieurs, elle en avoit pu acquérir; toute la suite des monuments historiques nous prouve qu'exempts des charges publiques lorsqu'ils étoient médiocres et à peine suffisants pour l'entretien de ses ministres, ces biens perdoient leur immunité, dès qu'ils devenoient plus considérables[210]. Cette loi continua d'être observée sous les rois francs, et elle y fut même très-souvent exécutée avec une plus grande rigueur que sous les romains[211]. Nous voyons que les terres de l'Église payoient un cens, des tributs, que ses serfs ou colons devoient au fisc des corvées, et que l'immunité même n'exemptoit pas les églises des dons annuels qu'elles étoient tenues d'acquitter envers le roi[212].
Une autre loi romaine (et cette loi extrêmement remarquable jette un grand jour sur la matière que nous traitons) vouloit que l'Église possédât ses biens aux mêmes titres que les donateurs qui les lui avoient concédés. Or ces biens étoient nécessairement ou civils ou militaires: le possesseur d'un bien militaire devoit un service personnel, ou s'il ne pouvoit servir lui-même, il étoit tenu de se faire remplacer par ses enfants; le propriétaire d'un bien civil fournissoit des miliciens. Le clergé se vit donc, en sa qualité de propriétaire, obligé de remplir ces conditions de la propriété, et de fournir des soldats à l'état.
Ces miliciens qu'entretenoit l'Église devoient être toujours sur pied; et dans ces temps de périls continuels, il falloit qu'ils fussent prêts à marcher au premier signal. C'étoient des hommes libres et non des vassaux; car des prêtres désarmés ne pouvoient en avoir, le vasselage étant, ainsi que nous l'avons déjà dit, une condition particulière et exclusive du bénéfice militaire. Pour obtenir le service d'un homme libre, il falloit pourvoir à sa solde et à sa subsistance: il fut créé à cet effet sur les biens ecclésiastiques des bénéfices à vie qui devinrent la paie de ces soldats de l'Église. Ces biens, dont elle ne leur donnoit que l'usufruit, n'étoient point séparés, quant à la propriété du fonds, des autres biens qu'elle possédoit, et devoient y rentrer après la mort de l'usufruitier[213]. Cette loi, selon laquelle étoit réglé le service militaire de l'Église, paroît avoir été aussi ancienne que la monarchie[214].
Or il étoit difficile que, dans un semblable système, il ne s'introduisît pas de grands abus; et que, dans des siècles grossiers où celui qui avoit la force se plioit si difficilement à la règle et aux lois, le plus foible ne fût pas le seul à souffrir de ces abus. Il arriva donc que les ecclésiastiques ne furent pas toujours libres de choisir leurs hommes, et qu'on les obligea de concéder leurs bénéfices à de vieux soldats que l'on vouloit récompenser, et qui considéroient ainsi ce qu'ils recevoient de l'Église comme un don du souverain qui le leur avoit fait obtenir. Il arriva encore que les capitaines auxquels les évêques ou plutôt le prince donnoit la conduite des hommes libres, lorsqu'il falloit marcher à l'ennemi, acquérant sur eux cet ascendant irrésistible que donne le commandement militaire, les déterminèrent facilement à se faire leurs propres vassaux, et s'attribuèrent par ce moyen la disposition de leurs bénéfices qui se trouvèrent ainsi séparés des biens dont ils tiroient leur origine[215]. Les guerres dangereuses des Sarrasins dans lesquelles l'Église étoit spécialement menacée, le péril extrême auquel l'état fut exposé par leurs invasions, multiplièrent ces usurpations. Charles Martel, que l'on accuse d'avoir dépouillé le clergé, n'eut effectivement d'autre tort que d'autoriser ce qui étoit déjà fait, ce qui probablement se faisoit encore; et c'est ainsi que ces biens, reconquis par l'Église sous la première race, rentrèrent, au commencement de la seconde, dans le domaine des rois, et redevinrent le patrimoine des Francs.
Il fallut bientôt réparer cette grande injustice: Pépin, qui vouloit affermir son pouvoir, sentit qu'il n'appartenoit qu'à la religion de lui donner la force et la stabilité; le ciel même parut se déclarer contre les spoliations impies que son père avoit permises et protégées[216], et poussé à la fois par le cri de sa conscience et par les conseils d'une politique sage et prévoyante, il voulut que l'Église recouvrât ce qui lui avoit été enlevé, et reprît ainsi dans l'état le rang et l'influence qu'elle avoit perdus. Toutefois, vu la qualité et la puissance de la plupart de ceux qui avoient usurpé ces biens, une restitution entière eût été dangereuse, étoit même impossible: des transactions avec ces propriétaires illégitimes étoient un moyen qui s'offroit de lui-même, et que l'on sut employer de manière à concilier ensemble l'intérêt des familles, le repos des consciences et les lois de l'équité. On rendit à l'Église une partie de ses biens; et elle concéda l'autre à ceux qui en étoient actuellement possesseurs, sous la condition qu'ils tiendroient d'elle ces biens à titre de bénéfice et qu'ils lui paieroient à cet effet une redevance[217].
Ces bénéfices différoient peu, relativement aux bénéficiers, de ceux que l'Église avoit autrefois donnés à ses hommes libres; mais l'Église n'en étoit plus propriétaire, ni même des biens dont la jouissance lui étoit réservée, au même titre et avec la même plénitude. Il paroîtroit que la plus grande partie de ces biens, avant de lui être rendus, passèrent entre les mains du roi qui dut ensuite les lui transmettre; et que, par cette transmission, ils prirent la nature des bénéfices royaux: c'est-à-dire qu'ils devinrent une propriété du prince dont il se saisissoit de nouveau, à la mort de chaque titulaire, toutefois avec cette différence qu'il ne pouvoit les réunir au fisc, comme il l'auroit fait d'un fief vacant par le défaut d'héritier mâle, parce que ces biens étoient consacrés au service de Dieu, et exempts des conditions du vasselage; mais qu'il en jouissoit à titre de propriétaire, jusqu'au moment où il lui plaisoit d'y placer un nouvel usufruitier[218]. De même pour les domaines qui furent concédés par le clergé à des bénéficiers, le roi se réserva d'en former de nouveaux bénéfices à la mort de l'usufruitier et aux mêmes conditions, s'il le jugeoit nécessaire, de telle sorte qu'un bénéfice ecclésiastique ne pouvoit jamais être réuni à l'église de laquelle il dépendoit, tant qu'il convenoit au roi d'y nommer un nouveau bénéficier. Ces biens entrèrent donc aussi dans la classe des bénéfices royaux et furent soumis à la même juridiction; mais si la première disposition étoit favorable au clergé et conservatrice des biens dont il avoit la jouissance, comme nous le prouverons tout à l'heure, la seconde lui fut très-nuisible; et l'on conçoit facilement que de tels bénéfices obtenus de la munificence royale durent être bientôt considérés comme des fiefs par ceux qui les possédèrent, et, lorsque l'hérédité s'y fut établie, devenir aussi des fiefs héréditaires: c'est ce qui arriva en effet de tous ces bénéfices ecclésiastiques dont l'Église se vit une seconde fois et successivement dépouillée.
Il arriva donc qu'à peine rentrée dans la possession de ses biens, l'Église fut de nouveau menacée de les perdre. Entourés de bénéficiers armés, beaucoup plus puissants qu'eux, qui, ne supportant qu'avec impatience une dépendance dont ils étoient humiliés et importunés, profitoient du moindre prétexte pour s'en affranchir[219], les titulaires des propriétés ecclésiastiques étoient en danger non-seulement d'être privés de toute espèce de droit sur les bénéfices qu'ils avoient concédés, mais encore de se voir enlever la propriété de ce qui leur avoit été rendu, et avec plus de facilité peut-être qu'auparavant, parce qu'ils étoient plus foibles encore, presque tous leurs hommes libres étant devenus vassaux de leurs bénéficiers.
Dans ce péril imminent, dans cette situation extraordinaire où son existence étoit sans cesse menacée par ces hommes violents, qui se souvenoient encore d'avoir été les vainqueurs des Gaules, et qui se montroient toujours prêts à agir comme du temps de la conquête, le clergé, réduit en quelque sorte au droit de la défense naturelle, ne crut pas, et sans doute avec quelque raison, devoir rester scrupuleusement soumis aux capitulaires et aux canons qui défendoient aux ecclésiastiques de porter les armes. Il demanda et obtint les honneurs du baudrier[220]; les évêques prirent l'épée, l'habit militaire, les éperons; et devenus guerriers et seigneurs de la nation, ils purent avoir des vassaux, puisqu'ils alloient à la guerre où tout homme libre pouvoit aller; ils se firent rendre hommage par leurs hommes libres, conservèrent la propriété des manoirs nobles, qui étoient sous leur redevance, et s'épargnèrent ainsi la solde ruineuse des capitaines qu'ils avoient été obligés de mettre, avec tant de danger pour eux, à la tête de leurs soldats. C'est ainsi que le vasselage, le seul lien de la société temporelle qui fût assez fort pour n'être point encore rompu, contribuoit à raffermir et à conserver la société spirituelle qui seule pouvoit ensuite tout sauver et tout conserver.
Ainsi s'expliquent ces habitudes guerrières que ne cessent de reprocher à ces hommes de paix tant de petits esprits qui ne voient rien au-delà du temps où ils vivent et des objets qui sont sous leurs yeux; et ce qui prouve à quel point ce parti extrême qu'avoit pris le clergé étoit justifié par les circonstances extraordinaires dans lesquelles il se trouvoit, c'est que Charlemagne ayant porté à l'assemblée générale de la nation une requête qui lui avoit été présentée à l'effet d'interdire aux ecclésiastiques le service militaire, et cette interdiction y ayant été décidée[221], les partisans du clergé éclatèrent en murmures et répandirent le bruit que c'étoit dans l'intention de dépouiller l'Église de ses honneurs et de ses biens que l'empereur avoit présenté cette requête et obtenu ce réglement.
Au reste la loi nouvelle fut mal observée sous le règne de ce prince, parce que l'on continua d'envahir les biens du clergé, quoiqu'une autre loi eût prononcé la peine du sacrilége contre ceux qui les envahiroient[222]. Ce ne fut que sous Louis-le-Débonnaire que «les évêques et les clercs déposèrent les ceinturons et baudriers d'or, les glaives ornés de pierreries, les éperons et les habits précieux[223].» Essayant alors de revenir au premier moyen qu'ils avoient employé pour leur défense, ils imaginèrent de choisir parmi les fidèles du roi des chefs auxquels ils confioient la conduite de leurs vassaux; ces chefs reçurent le nom d'avoués[224] des églises. Ce moyen, sans doute plus conforme aux maximes de l'Évangile, et le seul que, dans des circonstances ordinaires et communes, il leur eût été permis d'employer, ne pouvoit suffire encore à protéger leur foiblesse, au milieu de l'impuissance des lois et de ce désordre politique où la France continuoit d'être plongée. La création des avoueries eut un résultat à peu près semblable à la séparation qui avoit été opérée sous Charles Martel; et ces avoués n'étoient en effet, sous un autre nom, que ces capitaines qui l'avoient alors si violemment dépouillée. Le même principe amena donc et nécessairement des conséquences toutes semblables. Les bénéficiers cessèrent de rendre hommage aux évêques, dès que ceux-ci eurent cessé de porter les armes, et ne reconnurent plus que leurs avoués; l'hérédité des fiefs ayant commencé à s'introduire, vers cette époque, un grand nombre d'avoués se firent les suzerains de ces vassaux qui ne leur appartenoient pas; et ce ne fut que par l'extinction des familles qui possédoient les avoueries, et par les donations qui lui furent faites postérieurement à l'établissement de l'hérédité, que les églises recouvrèrent les biens et les vassaux qui leur avoient été une seconde fois enlevés.
Nous avons dit que la circonstance qui avoit fait des bénéfices royaux de cette autre partie des biens enlevés au clergé, et dont la jouissance lui avoit été rendue, avoit été favorable aux propriétaires de ces biens; et en effet les rois, protecteurs nés de l'Église et de ses ministres, et qui voyoient en eux l'appui le plus sûr et le plus ferme de leur couronne, loin d'avoir aucun intérêt à les dépouiller, trouvoient au contraire un avantage véritable à accroître leur crédit et leur influence, et leur conservoient ainsi fidèlement ces biens, comme un dépôt qui leur avoit été commis. C'étoit là ce qu'on appeloit le privilége de l'immunité, que n'avoient pas les fondations faites par de simples particuliers, fondations dont l'administration revenoit aux familles après la mort des fondateurs, en raison du même droit qui les faisoit vacquer en régale, quand elles étoient faites ou supposées faites par le roi. De cette disposition de la loi en faveur de ces familles, résultoient mille inconvénients, et tous au détriment du clergé, qui voyoit souvent des héritiers avides et peu scrupuleux dissiper des biens dont la piété de leurs ancêtres avoit voulu faire le patrimoine des pauvres et des églises; et les nouveaux fondateurs, témoins de ces désordres, n'eurent qu'un moyen de s'assurer que les intentions qu'ils avoient eues, en faisant de semblables dons, seroient remplies: ce fut de remettre leurs fondations entre les mains du roi, qui, les confirmant alors par des chartes, leur donnoit la nature d'aleu ou de propre, et tous les avantages de l'immunité. Ainsi prirent le caractère de fondations royales, un grand nombre de bénéfices qui n'avoient point été donnés à l'église par les rois.
Tout porte à croire que ce fut de même dans l'intention de s'assurer la conservation des biens qui leur avoient été donnés, ou qu'ils s'étoient créés eux-mêmes par leurs travaux, que les monastères voulurent jouir aussi des avantages attachés aux fondations royales, et s'affranchir de la juridiction des évêques, qui d'abord étoient les dispensateurs de ces biens au même titre que de ceux des autres églises, et avoient ainsi le droit d'en appliquer l'usage selon qu'ils le jugeoient à propos; ce qui ne se faisoit pas toujours avec justice et discernement. Et il faut bien supposer que ce privilége des évêques n'étoit pas sans de graves inconvénients, puisque ce fut un saint évêque qui lui-même établit le premier un abbé dans un monastère, et l'affranchit de la juridiction de l'ordinaire, «dans la crainte qu'il eut, dit l'annaliste qui rapporte ce fait, que ses successeurs n'envahissent les biens de ce monastère[225].» Un monastère remis ainsi entre les mains du roi recevoit le nom d'abbaye; et dès ce moment, son abbé prenoit rang parmi les seigneurs ou grands vassaux, administrant lui-même ses biens, en acquittant les charges, fournissant directement à l'état les soldats dont auparavant il grossissoit le contingent des évêques, et ne reconnoissant plus d'autre autorité que celle de Dieu et du roi.
Mais il n'en étoit pas des moines comme des prêtres séculiers. Ceux-ci avoient leur part des biens des églises; les autres, soumis à la vie commune, ne possédoient rien en propre, n'avoient droit qu'au simple nécessaire, fixé par la règle qu'ils avoient embrassée. Tout le reste étoit à la disposition de leurs abbés, qui trop souvent ne faisoient pas de ces richesses ainsi accumulées dans leurs mains, l'usage auquel elles avoient été destinées, et les dissipant dans les folles dépenses d'un luxe scandaleux, excitoient ainsi la cupidité des laïques dont ils imitoient la manière de vivre, et qui, témoins de leur vie mondaine, durent se croire très-propres à les remplacer dans cette manière d'administrer des biens ecclésiastiques. C'est ainsi que se formèrent et se multiplièrent les commendes, qui n'étoient autre chose que le droit d'usufruit et d'administration réservé à tout fondateur, droit que le roi étendit des monastères simples, qui, à ce titre, avoient pu, de tout temps, être administrés par des laïques, aux abbayes de fondation royale, et dont il étoit le suprême administrateur. Or cette disposition particulière que l'on faisoit du bien des abbayes, sembloit ne pas avoir des inconvénients aussi graves que la dilapidation des biens du clergé séculier, parce que l'on ne dépouilloit en apparence qu'un seul homme, qui étoit l'abbé, les moines n'ayant droit, nous le répétons, qu'à l'absolu nécessaire, fixé par les statuts de leur communauté. On vit donc s'élever de toutes parts des commendes au profit des gens de la cour et des nobles de province; et sous la seule condition de pourvoir à l'entretien des lieux réguliers, et à la nourriture des religieux, les commendataires purent dissiper à leur gré, prodiguer à tel usage profane qu'il leur plaisoit, l'immense superflu des biens confiés à leur gestion. Ce fut un nouveau genre de spoliation qui n'eut point de bornes: on se partagea les biens des monastères comme des terres conquises; les rois donnèrent des abbayes aux reines, à leurs fils, à leurs filles, ils en gardèrent pour eux-mêmes; il n'y eut point de vassal un peu puissant qui ne s'en fît donner, et plusieurs mirent leur fidélité au prix de semblables dons. Vainement les évêques s'élevèrent contre cette dissipation impie et souvent inhumaine des biens des monastères, et menacèrent les spoliateurs des jugements de Dieu[226]: ils n'y gagnèrent autre chose que la vaine formalité à laquelle se soumirent les rois et les seigneurs de faire tonsurer ceux de leurs enfants qu'ils vouloient enrichir ainsi, sans rien diminuer de leurs domaines; et l'on conçoit que sous de tels abbés, le sort des moines n'étoit pas plus assuré, ni le vœu des fondateurs plus respecté que sous l'administration des laïques. Enfin les choses en vinrent au point que l'on crut nécessaire de faire des arrangements pour que la communauté ne manquât pas du moins des premiers besoins de la vie, et de séparer à cet effet de la mense abbatiale la portion de bien strictement nécessaire à la subsistance des religieux et à la réparation des églises, portion à laquelle les abbés et les commendataires n'eurent pas le droit de toucher. Un tel remède fut pire peut-être que le mal; parce que délivrés, par de tels arrangements, de toute responsabilité sur ce qui touchoit les moines et le monastère, ces administrateurs disposèrent plus librement encore et avec moins de scrupule de la part de biens, incomparablement plus grande, qui leur étoit restée. Par exemple, les comtes de Paris s'étant établis commendataires de presque toutes les abbayes que renfermoit leur comté, une fois ce partage fait avec la communauté, distribuèrent à leurs gens de guerre toutes les terres restantes, qui furent ainsi pour toujours soustraites à la juridiction ecclésiastique. Ce qu'ils avoient fait, d'autres seigneurs le firent également dans toutes les parties de la France; et un grand nombre de menses abbatiales se trouvèrent ainsi sécularisées.
Telle est l'histoire des propriétés de l'église sous les deux premières races; et cette histoire n'est autre chose que le récit du pillage perpétuel de ces propriétés par une race d'hommes violente et guerrière, dont ses ministres travailloient sans cesse à adoucir les mœurs et à éclairer l'intelligence. Ce que lui enlevoit l'avidité des vainqueurs dans les moments de désordre, on voit que la piété des fidèles le lui rendoit dans des temps moins agités, au risque de le lui voir enlever encore; et que, dans ce combat sans relâche de la cité de Dieu contre la cité du monde, la charité et la patience de l'une triomphèrent à la fin de l'avarice et de la violence de l'autre. C'est qu'il falloit que l'église de France subsistât, Dieu ayant visiblement de grands desseins sur un royaume qui fut toujours le premier de la chrétienté; et peut-être touchons-nous au dernier accomplissement de ces desseins, après la dernière spoliation plus inique sans doute, plus funeste, plus barbare que toutes les autres, dont elle vient d'être la victime; spoliation qui, malgré tous les efforts de l'impiété, ne peut manquer d'être réparée par les mêmes moyens.
On peut maintenant apprécier à leur juste valeur ces cris stupides de l'impiété, de toutes parts répétés par la prévention et par l'ignorance, qui accusent d'usurpation du bien d'autrui, un clergé sans cesse dépouillé de son propre bien; qui nous présentent comme plongé dans toutes les jouissances du luxe et de la mollesse des cénobites que leurs administrateurs laïques laissoient mourir de faim, comme des hommes turbulents et sanguinaires des évêques qu'une triste nécessité forçoit à prendre les armes, afin d'opposer quelques résistances à un brigandage qui s'exerçoit sur le patrimoine des pauvres, qui menaçoit la religion elle-même dans l'existence de ses ministres. L'impiété ne s'arrête point là: dévorée d'une rage que rien ne peut éteindre, elle va chercher dans la fange des chroniques les plus obscures et les plus méprisées[227], ce que ses suppôts de tous les âges (car elle n'a jamais cessé d'en avoir) ont pu écrire de plus infâme, de plus grossièrement mensonger contre les moines et les prêtres; et opposant avec impudence ce vil fatras de turpitude aux témoignages de l'histoire les plus graves, les plus avérés, les plus éclatants, elle ne craint pas de dépeindre comme des scélérats abominables, des hommes qui, d'âge en âge et jusqu'à nos jours, n'ont cessé de transmettre aux générations, les croyances, les préceptes, la morale de l'Évangile; supposant que, par un miracle plus grand, plus inconcevable que tous ceux qu'elle rejette, ces hommes ont pu et voulu, dans cette longue succession qui ne s'est pas interrompue un seul instant, perpétuer des croyances auxquelles ils ne croyoient pas, annoncer des préceptes auxquels ils n'obéissoient pas, prêcher une morale qu'ils ne pratiquoient pas; créant ainsi, au gré de sa haine extravagante, une société de nobles toujours furieux et de prêtres toujours hypocrites, société impossible, qui cependant a duré quatorze siècles, société la plus tyrannique qui ait jamais opprimé les peuples, et qui cependant a donné pour la première fois au monde le spectacle d'une nation où il n'y avoit plus de maîtres ni d'esclaves. La race guerrière qui subjugua les Gaules et qui y établit son empire fut long-temps sans doute rude et grossière dans ses mœurs: cependant, dès les premiers moments de la conquête, elle se montre pleine de respect et d'admiration pour la doctrine et la vertu des prêtres chrétiens; elle écoute avec docilité leurs avertissements les plus sévères, elle s'effraye de leurs saintes menaces: si, malgré cette admiration et ce respect, ces barbares demeurèrent encore long-temps légers, changeants, livrés à mille passions impétueuses, à quel excès ne se fussent point livrés des caractères aussi indomptables, sans ce frein que la religion sut leur imposer, frein salutaire qu'ils n'osèrent jamais briser, quoiqu'il ne suffît pas toujours pour les diriger et les retenir? car ce temps où il se commit de grands crimes, fut aussi celui des grandes expiations. Dans nos temps plus policés, nous avons surpassé les crimes et rarement imité le repentir: «C'est qu'alors, comme l'a dit un illustre écrivain que nous nous plaisons à citer, l'homme étoit emporté et qu'aujourd'hui il est corrompu[228].» L'ignorance étoit grande dans ces temps orageux, et d'autant plus profonde, d'autant plus incurable que ceux qui y étoient livrés se plaisoient au milieu de ses ténèbres[229]. Où se conservoient les dernières lueurs des lettres et des connoissances humaines prêtes à s'éteindre, si ce n'est dans les cloîtres qui rendirent ensuite à la société moderne ce qu'ils avoient sauvé du grand naufrage de l'ancienne société? où étoient les seules écoles qu'il y eût alors? auprès de la cathédrale et de la demeure des évêques: là étoient encore l'hôpital pour les malades, l'hospice pour les pélerins et les pauvres voyageurs[230]; et dans ces asiles de paix «la science et la miséricorde s'étoient rencontrées et embrassées[231].» Lorsque le pouvoir politique, si foible alors sous des rois foibles, parce qu'il n'étoit pas naturellement constitué, reprenoit un peu de vigueur sous quelques princes guerriers ou d'un ferme caractère, à qui s'adressoit le monarque pour le rétablissement de l'ordre et le maintien de la justice, si ce n'est aux évêques, protecteurs naturels des peuples, et qui recevoient alors la noble mission de porter au pied du trône le cri des opprimés et de demander en leur nom que justice fût rendue[232]? Qu'étoit le vasselage, seul lieu de cette société naissante, qui, comme nous l'avons déjà dit, ne fut jamais entièrement rompu, sinon le respect pour la foi jurée? et quel autre garant pouvoit-on avoir que la religion, de la foi du serment? Lorsque tout n'étoit que trouble et confusion dans l'état, où étoient l'ordre et l'unité, sinon dans la société des fidèles, qui seule demeuroit immuable dans ses dogmes, dans ses traditions, dans sa discipline? Pour cette multitude que divisoient sans cesse des intérêts si opposés, des usurpations si manifestes, des préjugés d'indépendance si fortement enracinés, quel autre signe de ralliement que la CROIX qui, s'élevant de toutes parts, sur le sommet de leurs tours et sur la pointe de leurs clochers, réveilloit à tous moments dans leur cœur des sentiments qui leur étoient communs, de croyances qui pour tous étoient les mêmes, et sembloit rappeler à ne former qu'une seule patrie sur la terre, des hommes destinés à n'avoir qu'une même patrie dans le ciel? et nous pouvons défier toute la subtilité sophistique des incrédules de nos jours, d'expliquer comment il eût été possible que ce royaume de France, formé par des évêques; ainsi que l'a dit un écrivain dont sans doute ils ne récuseront pas le témoignage[233], eût pu être sauvé de sa ruine autrement que par des évêques; c'est-à-dire comment, sans la religion et ses ministres, il eût pu rester en France, après la fin de la seconde race, vestige de société.
Sous les rois de la troisième race, le clergé put espérer enfin des jours moins agités, et pour ses propriétés des garanties et une protection dont, jusqu'alors, lui seul avoit été privé. Il put, de même que les autres membres de la société, conserver ce qui lui appartenoit, et opposer avec succès, aux nouveaux envahissements que l'on tenta contre lui, ses titres et ses priviléges. Or, dans cet espace de quelques lieues sur lequel ont été successivement tracées et élevées les diverses enceintes de Paris, et qui s'est couvert aussi par degrés d'un si grand nombre d'édifices et d'une population, jusqu'au temps où nous vivons, toujours croissante, les évêques et les abbés avoient beaucoup de possessions, et eurent plus à combattre que partout ailleurs pour maintenir leurs droits sur un coin de terre que la multitude des habitants d'une ville devenue capitale du royaume, leur disputoit, pour ainsi dire, pied à pied; et ces droits, ils surent cependant les abandonner, selon que l'exigeoit l'intérêt public, auquel il est rare qu'ils n'aient pas toujours sacrifié leurs propres intérêts.
Par exemple les évêques de Paris possédoient, comme les autres prélats, des terres autour du siége de leur église, dans un temps où cette ville étoit presque tout entière renfermée dans la Cité, et où il étoit impossible de prévoir l'agrandissement immense qu'un jour elle devoit recevoir. Sous le règne de Louis-le-Jeune, une partie de ces propriétés, situées au couchant de la ville, étoit désignée sous le nom de Culture-l'Évêque, et prenoit naissance aux limites de l'ancien et du nouveau bourg Saint-Germain-l'Auxerrois. Dans ces terres, qui étoient devenues de la nature des fiefs, l'évêque, sous la seule condition de l'hommage et des redevances féodales, avoit presque tous les droits d'un souverain, haute et basse justice, propriété des serfs, perception de certains impôts, pouvoir de donner des terres à cens, d'établir des arrière-fiefs, etc.
Les monastères fondés dans les environs de la ville avoient également des propriétés dans les terrains ou cultures qui, de tous côtés, entouroient son enceinte; et, comme nous l'avons dit, les abbés, affranchis de la juridiction de l'ordinaire, étoient, ainsi que les évêques, maîtres absolus dans ces propriétés, et vassaux immédiats de la couronne. Ils donnoient, comme propriétaires de fiefs, les terres dépendantes de leurs abbayes à cens ou à rentes, sous la condition d'y faire des cultures ou d'y élever des bâtiments; et c'est ainsi que s'étoient formés les bourgs Saint-Germain-des-Prés, Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Marcel, etc. Dans l'intérieur, des monastères avoient été aussi fondés, dotés et soustraits également à la juridiction épiscopale. Il résultoit, de cet état de choses, une foule de droits, de prérogatives, de prétentions opposées, que l'on a peine à concevoir, et dont cependant les traces se sont conservées jusqu'à nos jours. Les évêques défendoient leurs priviléges contre le roi, les moines contre l'évêque. À mesure que la ville s'étendoit, les droits de censives étoient réclamés sur les divers territoires qu'on y faisoit entrer; le roi n'obtenoit rien que par transaction, soit des couvents, soit des prélats, et ne devoit en effet rien obtenir que de cette manière; si une chapelle se trouvoit placée dans l'arrondissement d'un monastère, et que les besoins du culte ou tout autre considération portât à l'ériger en paroisse, les moines, et cela étoit juste encore, conservoient le droit de nommer à la cure; ils ne cédoient point ce droit, même lorsqu'ils abandonnoient, de leur propre mouvement, leur église pour quelqu'autre demeure qui leur sembloit plus convenable, fût-ce l'extrémité opposée de la ville; ces droits de patronage, trop souvent exercés par des laïques, se transmettoient, se cédoient par vente ou par échange; on les obtenoit même lorsqu'une église étoit bâtie sur une terre accordée avec amortissement[234], et c'est ainsi que se sont établies les diverses censives qui existoient dans la Cité, censives qui se sont insensiblement augmentées par les adjonctions qu'y ont faites les communautés, des biens qu'elles acquéroient ou de ceux qui leur étoient légués.
Nous pensons que cette histoire succincte des biens du clergé suffira pour faire bien entendre ce que nous avons à dire des églises et des fondations nombreuses que Paris renfermoit dans ses murs, des mutations diverses qu'elles ont éprouvées, et des rapports qui se sont établis entre elles et des églises situées dans d'autres quartiers de cette capitale.
COUVENT DES BARNABITES.
Cette église, bâtie au fond d'une cour, et masquée par un rang de maisons, est située dans la rue de la Barillerie, laquelle communique de la place du Palais au pont Saint-Michel. Son origine est très-ancienne, et remonte jusqu'à saint Éloi, orfèvre et monétaire des rois Clotaire et Dagobert. Ce pieux personnage ayant mérité, par ses vertus, l'estime et la confiance de ces deux princes, Dagobert lui fit don d'une maison assez vaste, située vis-à-vis du Palais. Saint Éloi eut d'abord le projet d'y faire construire un hôpital, mais, par des considérations particulières, il en fit une communauté de filles, sous l'invocation de saint Martial, évêque de Limoges. Plusieurs savants ont cru que l'église de ce dernier saint existoit déjà depuis long-temps[235]; mais cette opinion a été combattue, et ne semble pas fondée. La fondation de Saint-Éloi fut achevée vers l'an 632 ou 633[236]. L'espace se trouvant bientôt trop étroit pour contenir le grand nombre de vierges qu'attiroit la célébrité du lieu, le saint eut recours à la bonté du roi, qui lui accorda tout le terrain que renferment aujourd'hui les rues de la Barillerie, de la Calendre, aux Fèves et de la Vieille-Draperie. Dans tous les titres, cet espace est appelé la Ceinture de Saint-Éloi.
Ce monastère, qui garda long-temps le nom de Saint-Martial, prit ensuite celui de son fondateur; et dans le neuvième siècle on ne le connoissoit plus que sous ce dernier titre[237]. Avant le règne de Charles-le-Chauve il n'étoit point encore sous la juridiction de l'ordinaire[238]; et ce fut ce prince qui l'y fit entrer, à la prière d'Ingelvin, évêque de Paris. Cette charte fut confirmée par Louis-le-Bègue en 878[239].
Le relâchement s'introduisit parmi les religieuses qui l'habitoient, et au commencement du douzième siècle il fut porté à un tel point, que l'évêque se vit forcé d'employer la rigueur pour en arrêter le scandale; ces religieuses furent dispersées en divers monastères éloignés, et l'on donna l'abbaye à Thibaud, abbé de Saint-Pierre-des-Fossés, sous la condition d'y mettre un prieur[240] et douze religieux de son ordre. Ces changements arrivèrent en 1107[241]. Dix-huit ans après, ce même abbé la remit entre les mains de l'évêque de Paris, Étienne de Senlis, qui la garda neuf ans. Pendant cet intervalle, l'église, qui étoit immense, et qui tomboit en ruines, fut séparée en deux par une rue qui subsiste encore sous le nom de Saint-Éloi. Le chevet ou chœur forma une église nouvelle, sous le nom de l'ancien patron, Saint-Martial[242], et de la nef on en fit une autre, sur partie de laquelle a été bâtie celle que l'on voit aujourd'hui.
En 1134, l'évêque fit, de nouveau, le don de ce monastère aux mêmes religieux, et sous les mêmes conditions, y ajoutant toutefois celle de rendre à l'évêque et au chapitre de Notre-Dame les mêmes devoirs qui avoient été imposés aux religieuses. Ils s'y sont maintenus jusqu'en 1530, que leur principale abbaye, nommée alors Saint-Maur-des-Fossés, fut réunie, avec toutes ses dépendances, à l'évêché de Paris. L'office y fut alors célébré par quelques prêtres séculiers. Enfin cet édifice tomboit de vétusté, lorsqu'en 1629 M. de Gondi, premier archevêque de Paris, le destina à la congrégation des clercs réguliers de Saint-Paul, dits Barnabites, que Henri IV avoit appelés en France en 1608. Ces religieux, qui se consacroient aux missions et à toutes les autres fonctions sacerdotales, firent successivement rebâtir l'église et la maison qu'ils occupoient[243]. Ces constructions n'offrent rien de remarquable dans leur architecture.