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Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 8/8)

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The Project Gutenberg eBook of Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 8/8)

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Title: Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 8/8)

Author: J. B. de Saint-Victor

Release date: May 7, 2013 [eBook #42659]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TABLEAU HISTORIQUE ET PITTORESQUE DE PARIS DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS (VOLUME 8/8) ***

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

IMPRIMERIE ET FONDERIE DE J. PINARD,
RUE D'ANJOU-DAUPHINE, No 8.

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS,
DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS.

Dédié au Roi
Par J. B. de Saint-Victor.

Seconde Édition,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.
TOME QUATRIÈME.—DEUXIÈME PARTIE.

Miratur molem..... Magalia quondam.
Æneid., lib. 1.

Enseigne

PARIS,
LIBRAIRIE DE CARIÉ DE LA CHARIE,
RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDECINE, No 4, AU PREMIER.

M DCCC XXVII.

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

QUARTIER
SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.

Ce quartier est borné, à l'orient, par les rues Dauphine et de Bussy, du Four et de Sèvre inclusivement; au septentrion, par la rivière, y compris le pont Royal et l'île aux Cygnes; à l'occident, par les extrémités du faubourg et les barrières qui le terminent, depuis la rivière jusqu'à la rue de Sèvre.

On y comptoit, en 1789, cinquante-huit rues, deux culs-de-sac, une abbaye et trois communautés d'hommes, quatre couvents et deux communautés de filles, un collége, trois séminaires, trois maisons hospitalières, un pont, quatre quais, les maisons royales des Invalides et de l'École-Militaire, etc.

PARIS SOUS LA RÉGENCE ET SOUS LOUIS XV.

Pour sauver la France de ces abîmes que Louis XIV avoit ouverts devant elle, il eût fallu qu'immédiatement après lui, son trône eût été occupé par un prince qui réunît, à la fois, et la force de volonté que possédoit ce monarque et les vues supérieures dont il étoit dépourvu. Il ne s'agissoit point de rétablir d'abord, et en politique et en administration, les vieilles institutions qui avoient déjà été altérées avant lui, et qu'il avoit à peu près achevé de détruire. Ce sont là les parties périssables de la société: les refaire ce qu'elles avoient été n'étoit pas possible, et ce qu'elles avoient de bon se seroit en quelque sorte rétabli de lui-même. Un roi, tel que nous l'imaginons, eût eu pour première pensée d'aller à la source du mal: il eût reconnu qu'en séparant violemment le pouvoir politique du pouvoir religieux, son prédécesseur avoit attaqué le principe même de la vie dans une société chrétienne; et son premier soin eût été d'en renouer l'antique alliance, et de la raffermir sur ses bases naturelles. C'est-à-dire qu'au lieu de se prémunir contre les entreprises de Rome, il eût supplié Rome de concourir avec lui à rétablir l'ordre au milieu de cette société, dont Dieu l'avoit fait chef à la charge de lui en rendre compte, en la ramenant, de la licence des opinions qui menaçoient de la pénétrer de toutes parts, à cette unité de croyances et de doctrines que la soumission seule peut produire, puisque croire et se soumettre sont en effet une seule et même chose; d'où il résulte qu'il y a révolte et désordre partout où manque la foi.

Il eût donné lui-même l'exemple de cette soumission. La corruption qu'apportoient avec elles ces opinions licencieuses ne s'étoit pas encore introduite dans les entrailles du corps social: jusqu'alors elle n'en avoit attaqué que les superficies; et, hors des classes supérieures de la société, des parlementaires, et de quelques coteries qui croissoient sous les auspices d'un petit nombre d'évêques et d'ecclésiastiques jansénistes ou gallicans, le catholicisme étoit partout. La France avoit le bonheur de posséder un clergé puissant par ses richesses, et dont par conséquent l'influence étoit grande au milieu des peuples, sur lesquels il se faisoit un devoir de les répandre. Il étoit si loin d'avoir adopté ces maximes d'une prétendue indépendance, qui le livroient honteusement et sans défense aux caprices du pouvoir temporel, que ceux-là même de ses membres, et sauf quelques exceptions, qui d'abord s'y étoient laissé séduire, revenoient déjà sur leurs pas, effrayés des conséquences qu'entraînoient après elles ces maximes dangereuses. Au premier signal des deux puissances, cette milice de l'Église pouvoit encore opérer des prodiges: le jansénisme rentroit dans la poussière; l'impiété seroit demeurée silencieuse ou se fût faite hypocrite; l'esprit parlementaire, c'est-à-dire l'esprit de révolte, eût été comprimé, et peut-être eût-il fini par s'éteindre. S'aidant, pour atteindre un si noble but, de toutes ces ressources de civilisation et de puissance matérielle créées par son prédécesseur, et dont celui-ci avoit fait un si funeste usage, le fils aîné de l'Église, le roi très chrétien, pouvoit acquérir la gloire incomparable de ranimer pour des siècles, non pas seulement ce beau royaume de France, mais encore toute la chrétienté expirante. Ce moyen de salut, le seul qu'il fût possible d'employer, le duc de Bourgogne étoit, dit-on, capable de le comprendre et de le mettre à exécution; et nous sommes portés à le croire d'un élève de Fénélon, celui de tous les évêques de France qui entendoit le mieux cette politique chrétienne, et qui avoit le mieux saisi toutes les fautes du règne qui venoit de finir. La Providence en avoit décidé autrement: ce prince fut enlevé à une nation qui mettoit en lui toutes ses espérances; et au milieu des orages que tant de fautes avoient accumulés sur elle, un enfant en bas âge fut assis sur le trône d'où le vieux monarque venoit de descendre si douloureusement dans la tombe.

(1715) Louis XIV ne s'étoit point trompé lorsqu'il avoit pensé que son testament, arraché aux importunités du duc du Maine et de Mme de Maintenon, auroit probablement la même destinée que tant d'autres dernières volontés des rois, desquelles, après leur mort, on a coutume de faire moins de cas que de celles des derniers de leurs sujets[1]. Ce testament, injurieux pour le duc d'Orléans, en ce qu'il sembloit, par des précautions extraordinaires prises pour la sûreté du jeune roi, réveiller les soupçons odieux élevés contre lui quelques années auparavant, attentatoire à ses droits de premier prince du sang, puisqu'il le réduisoit aux simples fonctions d'un président de conseil de régence[2], fut cassé le lendemain même de la mort du roi, par le parlement, ivre de joie, après de si longues humiliations, d'avoir trouvé l'occasion d'exercer un acte de puissance politique, attendant tout de sa position nouvelle, et déjà ne mettant plus de bornes à ses espérances et à ses prétentions. Les princes légitimés, et particulièrement le duc du Maine, n'étant plus soutenus par la main puissante qui les avoit si prodigieusement élevés, descendirent dès lors presque aussi bas qu'ils pouvoient descendre; le neveu de Louis XIV fut nommé régent de France pendant la minorité de Louis XV, et dut ce succès à la promptitude de ses mesures, à l'adresse avec laquelle il avoit su prodiguer, aux grands du royaume et aux magistrats, des promesses qu'il étoit bien résolu de ne pas tenir. Le droit de remontrance fut rendu au parlement, et peu s'en fallut que, dans cette même séance, il n'obtînt encore davantage[3]; la création que fit sur-le-champ le nouveau régent, de sept conseils auxquels furent attribués les divers départements des affaires, lui fournit les moyens de satisfaire ces grands, si long-temps exclus du pouvoir, qui conservoient aussi des souvenirs très vifs de ce qu'avoient été leurs pères, et toutes les prétentions de leur ancienne aristocratie. Ils obtinrent les premières places dans ces conseils; et le prince trouva encore le moyen de se rendre agréable aux classes moins élevées, en y faisant entrer quelques hommes d'une naissance inférieure, mais qui lui étoient signalés par l'estime publique que leur avoient acquise leur capacité et leur intégrité. Dans ces premiers moments, plusieurs améliorations furent faites dans l'administration des affaires publiques, et l'on en fit espérer beaucoup d'autres; on pourvut à un paiement plus régulier des troupes; celui des rentes de l'Hôtel-de-Ville fut assuré; les attributions des intendants de province, qui sembloient trop étendues, subirent quelques modifications généralement désirées; une ordonnance fixa le prix jusqu'alors si vacillant des matières d'or et d'argent; et, pour combler les espérances que le peuple avoit déjà conçues du nouveau gouvernement, le régent fit publiquement connoître la disposition où il étoit d'attaquer les traitants, que les malheurs de la dernière guerre avoient multipliés et gorgés de richesses, et de faire servir leurs dépouilles à acquitter les dettes de l'État; il y eut des réformes très sensibles dans les dépenses de la cour; enfin, il parla de diminuer les impôts, et demanda même publiquement des conseils sur les moyens d'y parvenir et d'en rendre la perception moins onéreuse aux contribuables. De si beaux commencements, qui enivroient la multitude, n'étoient pas faits pour en imposer à ceux qui connoissoient le caractère du duc d'Orléans.

Ce prince étoit né avec les plus heureuses dispositions, et, dans beaucoup de parties, son éducation avoit été extrêmement cultivée. Il avoit l'esprit net et pénétrant, et ce qu'il concevoit clairement et rapidement, il l'exprimoit avec grâce et facilité; il avoit montré à la guerre une bravoure et une capacité qui en auroient fait un grand général, s'il eût eu de plus fréquentes occasions de commander les armées; ses connoissances dans les sciences physiques, dans les lettres, dans les arts, étoient étendues et variées; il avoit un fond de bonté naturelle qui le faisoit aimer encore, même après qu'on avoit cessé de l'estimer; mais il arrivoit qu'il perdoit l'estime dès qu'on avoit commencé à le mieux connoître. Jamais il n'y eut une âme plus énervée, plus corrompue par tous les vices qui prennent leur source dans le plus dangereux de nos penchants, celui de la volupté. Un homme infâme, qui avoit été son précepteur, et que nous allons voir jouer un rôle si extraordinaire et si scandaleux, l'abbé Dubois, s'étoit fait un jeu et peut-être un calcul de développer ces dispositions, malheureusement trop précoces dans son élève; et il les avoit fortifiées en y ajoutant des leçons d'athéisme, dont il faisoit dès lors secrètement profession. Cette culture n'avoit que trop profité; et tels avoient été le débordement des mœurs et les jactances irréligieuses du jeune prince, au milieu de l'austérité des dernières années de l'ancienne cour, qu'ils avoient rendus vraisemblables ces horribles soupçons que le testament du roi venoit de rappeler, et qui s'élevèrent presque naturellement contre lui, lorsque tant de morts violentes et subites vinrent désoler la famille royale; et même que, dans l'esprit de plusieurs, ces soupçons ne furent jamais entièrement effacés[4]. Ces goûts voluptueux étoient devenus plus ardents encore avec l'âge, et son irréligion profonde et invétérée les rendoit exempts de trouble et de remords. Parce qu'il étoit né bon, ses vices ne l'avoient pas fait méchant, mais l'avoient jeté dans cette indifférence du bien et du mal, et dans ce mépris pour les hommes qui résulte de ce retour que fait sur lui-même un homme profondément corrompu et digne de toute espèce de mépris. Toute idée de devoir s'étoit effacée de cette âme à ce point dégradée; les affaires fatiguoient un prince qui éprouvoit sans cesse la fatigue des plaisirs, dont les plaisirs étoient néanmoins la principale affaire; et à peine maître de ce pouvoir qu'il avoit vivement défendu contre ceux qui vouloient le lui enlever, il cherchoit déjà à qui il en pourroit sûrement remettre les soins et les embarras.

Cependant, dès ces premiers moments de la régence, les intérêts politiques de l'Europe, renfermés dans le cercle étroit des intrigues de cour et des intérêts particuliers des princes, se compliquoient de la manière la plus étrange; et il est nécessaire d'en donner quelque idée pour bien faire comprendre ce qui se passa en France sous l'administration du duc d'Orléans.

Malgré le peu de succès des efforts que Louis XIV avoit faits pour rétablir les Stuarts sur le trône d'Angleterre, il s'en falloit de beaucoup que la branche protestante qui les avoit remplacés, y fût solidement établie. De simple électeur de Hanovre devenu souverain d'un grand royaume, Georges Ier y vivoit au milieu des alarmes que lui causoit un parti puissant qui ne voyoit en lui qu'un usurpateur, peu digne d'ailleurs, par ses qualités personnelles, de la haute et inespérée fortune à laquelle il étoit parvenu. Sur ce trône, où il chanceloit encore, ses regards se tournoient avec inquiétude vers la France, qui, dans cette disposition des esprits et en raison du pacte de famille qui sembloit devoir l'unir éternellement à l'Espagne, pouvoit plus efficacement agir pour les Stuarts, et avec de moindres efforts que ne l'avoit fait le feu roi, au milieu de tant de guerres si malheureuses dont les dernières années de son règne avoient été affligées.

L'Espagne, si long-temps gouvernée par le génie ardent et tracassier de la princesse des Ursins, après avoir reçu de la France et de la famille des Bourbons l'un des plus foibles princes dont il soit fait mention dans ses annales, avoit vu, lors du second mariage de Philippe V avec une princesse de Parme, s'opérer une révolution subite et complète dans la chambre du roi, devenue, d'après les exemples que lui en avoit donnés Louis XIV, le centre et le siége de son gouvernement. La princesse des Ursins avoit été violemment et outrageusement chassée par la nouvelle reine, dont le caractère hautain et ambitieux ne vouloit point d'un semblable intermédiaire auprès d'un époux qu'elle étoit sûre de gouverner. Le mélancolique et ennuyé monarque, cloîtré en quelque sorte dans ses appartements, où son premier et même son unique besoin étoit d'avoir une compagne légitime de sa couche, s'abandonnoit encore plus entièrement à la tutelle de sa jeune épouse qu'à celle de la vieille favorite, à qui il n'avoit manqué que de pouvoir exercer sur lui un empire de cette même nature, et qu'il lui avoit sacrifiée avec une indifférence qui alloit jusqu'à l'inhumanité. Cette nouvelle reine, haïe des Espagnols autant que l'autre en avoit été adorée[5], élevée par sa mère dans une retraite profonde et dans une ignorance entière de toutes choses, au milieu des projets qu'elle avoit formés assez intelligente pour sentir et apprécier son inexpérience des affaires, se méfiant avec juste raison de ceux qui la haïssoient et à qui elle rendoit toute leur haine, avoit cherché, parmi les Italiens qui l'avoient suivie, un homme à qui elle pût se confier, un guide qui fût capable de la bien conduire. Albéroni, alors ministre de Parme à la cour d'Espagne, lui parut être cet homme qu'elle cherchoit. Né sujet de son père et dans les dernières classes du peuple; de simple curé de village qu'il étoit, parvenu par ses intrigues, par son audace, par l'activité et la souplesse de son esprit, à jouer un rôle brillant dans le monde, il sembloit réunir tout ce qui pouvoit inspirer de la sécurité à cette princesse ambitieuse[6]; elle lui devoit d'ailleurs le haut rang auquel elle étoit parvenue[7], et elle crut avec juste raison ne courir aucun risque en livrant le pouvoir à un personnage qui s'étoit montré si dévoué à ses intérêts, que sa propre bassesse et la dépendance entière où il se trouvoit à son égard lui livroient à elle-même sans réserve. Ainsi s'expliquent, l'élévation subite d'Albéroni, son pouvoir sans bornes, son audace à tout entreprendre tant au dedans qu'au dehors, sans obstacle, sans contradiction, enfin une fortune qui étonna l'Europe et des projets qui l'étonnèrent encore davantage.

Tandis que ces choses se passoient en Espagne, une autre intrigue politique s'ourdissoit à Paris. Le principal moteur en étoit ce même abbé Dubois, que son élève venoit de faire entrer au conseil d'État, non pas sans quelque répugnance, parce qu'il le connoissoit trop bien et qu'il n'avoit pas encore perdu toute pudeur, mais obsédé par ses continuelles et pressantes sollicitations, et n'ayant pu imaginer d'autre moyen de s'en débarrasser que de consentir à tout ce qu'il lui demandoit. Un projet avoit été conçu par cet audacieux aventurier, dans lequel il ne s'agissoit pas moins que de changer toute la politique de la France en l'alliant avec l'Angleterre et en l'éloignant de l'Espagne, projet monstrueux et tellement contraire à ses véritables intérêts, aux rapports si naturels où le pacte de famille avoit placé les deux puissances et qui étoient le seul avantage que l'on eût tiré de la guerre désastreuse qui venoit de finir, qu'il sembloit qu'il y eût même de la folie à l'avoir osé concevoir. Dubois, consommé dans les intrigues de tout genre, et qui connoissoit à fond le terrain sur lequel il alloit manœuvrer, en jugea autrement: peu lui importoit qu'un tel projet fût utile ou funeste à la France; sa grande affaire étoit de se rendre nécessaire afin de s'élever plus haut; et déjà gagné par l'or de l'Angleterre, dont les diplomates savoient distinguer, partout et d'un œil sûr, ceux qui avoient le caractère propre à les servir, il y trouvoit le double avantage de satisfaire à la fois son ambition et sa cupidité.

Le duc de Noailles et Canillac furent les deux premiers qu'il persuada. Le duc, placé par le régent à la tête des finances, fut entraîné par de misérables vues d'économie, calculant qu'il en coûteroit fort cher pour tenter de nouvelles expéditions en faveur du prétendant. Canillac, vaniteux, indiscret, de peu de jugement, lié par des parties de débauche avec Stairs, alors ambassadeur d'Angleterre en France, flatté, cajolé par lui, croyoit se donner de l'importance en faisant le politique, et ce motif lui suffisoit. La partie étant ainsi liée, et Dubois, bien qu'il y jouât le principal rôle, n'y paroissant encore que comme agent secondaire, le duc d'Orléans fut amené graduellement dans le piége par de basses insinuations qui touchoient uniquement son intérêt personnel. On commença par lui inspirer quelques alarmes sur les dispositions du roi d'Espagne à l'égard de la régence qu'il pouvoit lui contester; on eut l'art d'en faire naître ensuite de plus grandes relativement à la succession au trône, dans le cas où la France viendroit à perdre son roi-enfant, dont la constitution étoit foible et la santé chancelante. Il suffisoit, disoit-on, des exemples du règne précédent pour faire supposer que Philippe V pourroit bien ne pas se croire irrévocablement engagé par ses renonciations; et le mouvement qu'Albéroni, qui avoit aussi ses projets (projets inoffensifs pour la France, car il étoit trop habile pour en concevoir de semblables), imprimoit alors à l'Espagne, lui fut présenté, avec une adresse non moins perfide, comme une disposition hostile contre lui en cas d'événement[8]. Il trouvoit au contraire, ajoutoit-on, dans le roi Georges un prince inquiet sur la solidité d'un trône qu'il avoit trop évidemment usurpé, ayant besoin d'appui pour s'y raffermir, et prêt par conséquent à lui donner le sien, dans le cas où la couronne de France, venant à vaquer, lui seroit contestée à lui-même par un compétiteur qui, en apparence, y auroit des droits plus évidents. Tous ces raisonnements étoient d'un faux et d'une absurdité que les moins habiles auroient pu saisir. «Le duc d'Orléans, dit Saint-Simon, avoit toute la pénétration nécessaire pour voir ce piége: ce qui le séduisit, ce fut le contour tortueux de cette politique, et point du tout le désir de régner.» Dès lors il se livra aux Anglois avec un abandon qui effraya tous ceux qui n'étoient pas de ce honteux complot. Un homme non moins habile que Stairs dans la politique machiavélique de son pays, Stanhope, alors ministre du roi Georges, vint lui-même en France pour mettre la dernière main à ce que l'ambassadeur, son agent Dubois, et ses dupes avoient si heureusement commencé. Le régent les vit l'un et l'autre dans la plus grande intimité, traitant le matin d'affaires avec eux, le soir les admettant dans ses orgies. Ce fut dans ces conférences secrètes[9] et peut-être dans les épanchements familiers de la débauche, qu'il leur sacrifia le prétendant, que Louis XIV, même dans ses plus grands revers, n'avoit jamais voulu abandonner; et telle fut la confiance audacieuse de ces diplomates anglois dans l'ascendant qu'ils avoient su prendre sur le prince que ses propres créatures lui avoient livré, qu'ils ne craignirent point, au milieu même de la France, de préparer un guet à pens où faillit tomber le fils de Jacques II, et dont il n'échappa que par la sagacité et la présence d'esprit admirable d'une femme dont il n'étoit point connu[10]. Une ordonnance fut publiée à son de trompe, qui enjoignoit à tous les étrangers rebelles de sortir en huit jours des terres du royaume, et ces rebelles étoient les serviteurs du roi légitime d'Angleterre, qui l'avoient suivi dans son exil; enfin, vers la fin de cette même année, Dubois fut envoyé en Hollande en qualité d'ambassadeur extraordinaire, et avec la mission d'y conclure un traité déjà convenu entre la France, l'Angleterre, et les États-Généraux, et qui étoit entièrement dirigé contre l'Espagne, que l'on continuoit de présenter au régent comme machinant des projets hostiles contre lui[11].

Cependant, si ce prince eût voulu, ainsi que le lui conseilloit Villars, prendre, sur le but des armements que faisoit alors cette puissance, des renseignements qu'il lui étoit facile de se procurer, il se fût assuré que ces dispositions guerrières qu'on lui présentoit comme inquiétantes, n'avoient d'autre but que de reprendre à l'empereur les États d'Italie que la paix d'Utrecht l'avoit forcée de lui abandonner pour en faire des souverainetés aux enfants de la nouvelle reine, qui le désiroit passionnément; et que, pour empêcher les Anglois de porter secours à l'empereur, il entroit dans le plan d'Albéroni de les occuper dans leur île, en y faisant passer le prétendant avec une armée auxiliaire suffisante pour l'y maintenir et rallier ses partisans. Ce ministre dont les vues étoient fort supérieures à celles qui dominoient alors dans le cabinet des Tuileries, et qui, dans le gouvernement intérieur de l'Espagne, avoit déjà déployé une vigueur, une capacité, une activité qui n'alloient pas moins qu'à faire sortir ce royaume de l'inertie profonde où la foiblesse non interrompue de ses princes l'avoit, depuis si long-temps, plongé, et à lui faire reprendre en Europe le rang qu'il lui appartenoit d'y tenir, étoit loin de penser, lorsqu'il avoit conçu un semblable projet dont le résultat étoit d'abaisser les ennemis naturels de la France, que le plus grand obstacle qu'il y pourroit rencontrer viendroit de la France elle-même, et qu'une politique aussi stupide que celle d'une alliance avec l'Angleterre prévaudroit dans le conseil du régent: il devoit bien plutôt compter sur sa coopération[12]. Ce fut cet obstacle si étrange et si imprévu qui, déconcertant un plan bien conçu, utile dans ses principaux résultats au repos de l'Europe, et dont le succès paroissoit immanquable, le jeta dans les mesures fausses, exagérées, qui rendirent sa chute aussi subite et aussi éclatante que l'avoit été son élévation. Il eut le tort de s'opiniâtrer à suivre ses premières idées, et de ne point changer de marche, lorsque tout en changeoit autour de lui.

Telles étoient alors les intrigues qui agitoient les trois cabinets; et il a été nécessaire d'entrer à ce sujet dans quelques détails, pour bien faire comprendre les événements qui vont suivre, et surtout cette influence de l'Angleterre, qui se prolongea si long-temps et qui fut si fatale à la France.

(1716-1717) Rien n'éclata pendant deux années de ces grands projets de l'Espagne, et de ces manœuvres ténébreuses où le duc d'Orléans venoit d'être engagé. Ces deux années produisirent toutefois un événement, en lui-même de peu d'importance, mais qui, par la suite, se rattacha à toute cette intrigue. Ce fut le procès intenté par le duc de Bourbon aux princes légitimés, qu'il prétendoit devoir être exclus du rang et des prérogatives de princes du sang, que le feu roi leur avoit accordés. Il n'avoit aucun motif de faire un semblable affront à ces princes qui, réduits par un seul acte du parlement à la plus entière nullité, sembloient être assez humiliés: la duchesse du Maine étoit sa sœur, et l'outrage qu'il vouloit faire à son mari rejaillissoit sur elle; mais il haïssoit le duc du Maine, et cette haine, poussée à l'extrême, étoit pour lui un motif suffisant. Le duc d'Orléans ne l'empêcha point d'entamer cette affaire; car il avoit aussi une sorte d'aversion pour ces princes légitimés, par cela seul qu'il avoit pu les craindre un moment. C'étoit encore au Parlement qu'appartenoit le droit d'achever de dépouiller les deux bâtards de Louis XIV: le duc de Bourbon lui présenta donc requête et réclama l'intervention des ducs et pairs qui, «par ce titre de princes du sang, accordé à des princes illégitimes, se trouvoient, disoit-il, éloignés du trône d'un degré de plus.» Les ducs du Maine et de Toulouse cherchèrent un appui dans la haute noblesse, jalouse des ducs et pairs, et extrêmement choquée de cette importance qu'ils prétendoient se donner en faisant cause commune avec les princes du sang, comme s'ils eussent formé un ordre supérieur, et qu'ils voulussent tracer entre eux et elle une ligne de démarcation. Ces misères de vanité, sous un gouvernement qui avoit succédé à toute la plénitude du despotisme de Louis XIV, firent naître une discussion fort animée et surtout de la part de ceux qui étoient attaqués; mais tous leurs efforts ne purent empêcher qu'une déclaration du roi en date du 2 juillet 1717, et enregistrée au parlement le 8 du même mois, ne privât les princes légitimés des nom, droits et priviléges de princes du sang, ne leur laissant de leurs anciennes prérogatives que le droit de séance dont ils étoient en possession dans cette cour souveraine. Ce jugement, auquel le duc de Toulouse, d'un caractère doux et paisible, se résigna sans beaucoup d'efforts, eût été probablement supporté avec patience par le duc du Maine; mais il fut entraîné par le ressentiment profond qu'en éprouva la duchesse, et nous allons voir bientôt quels en furent les effets.

Cependant le duc d'Orléans vouloit tenir la parole qu'il avoit donnée, aux premiers jours de sa régence, de poursuivre les traitants et de leur faire rendre raison des profits énormes qu'ils avoient faits dans leurs transactions avec le dernier gouvernement. Quelque scandaleux que pussent être ces profits, il est évident que c'étoit là une mesure arbitraire, tyrannique, dans laquelle la foi publique étoit violée; car enfin le gouvernement du feu roi avoit été maître d'accepter ou de refuser les marchés onéreux qui lui avoient été proposés, marchés sur lesquels avoient dû toutefois influer, et les circonstances malheureuses où se trouvoit alors la France, et les autres risques que les événements politiques pouvoient encore faire courir aux prêteurs ou fournisseurs. Mais des considérations prises dans la justice et dans la morale n'étoient pas faites pour arrêter le duc d'Orléans; et tous moyens lui sembloient bons pour réparer le désordre des finances, seule plaie de l'État à laquelle il fût sensible, parce qu'elle étoit la seule qui lui causât de véritables embarras. Il parut donc en 1716 un édit portant création d'une chambre de justice destinée à connoître de toutes exactions ou malversations en fait de finances, avec plein pouvoir de poursuivre, de taxer, d'emprisonner et même de condamner à des peines afflictives tous ceux qu'elle jugeroit comptables envers l'État, et qu'elle auroit appelés devant son tribunal[13]. Les procédures furent d'abord vives, rigoureuses, et la Bastille se remplit de prisonniers. Les premières taxes rapportèrent des sommes immenses, et l'on avoit conçu, dans le commencement, de grandes espérances; mais les attributions trop étendues et trop vaguement exprimées que l'édit avoit données à cette commission[14] répandirent bientôt l'alarme dans toutes les classes de la société, lorsqu'on le vit porter ses recherches sur tous ceux qui avoient pris quelque part aux affaires du feu roi. Des milliers de délations, vraies ou fausses, se succédèrent tant à Paris que dans les provinces, et de manière à effrayer même les plus innocents. L'argent cessa de circuler; le commerce et l'industrie tombèrent dans une langueur désespérante; enfin, après un an d'exercice, il fallut mettre fin à cette inquisition désastreuse qui produisit, presque sans aucun fruit matériel pour l'État, des maux très réels pour un grand nombre de familles. De cent quatre-vingts millions que l'on tira des taxes, à peine la moitié entra-t-elle dans les coffres du roi[15]; la plus grande partie en fut prodiguée sans mesure aux courtisans avides, aux agents d'intrigues et aux compagnons de débauche dont le régent étoit entouré. Ce fut là la première marque publique qu'il donna de son indifférence pour ce qui étoit bon et honnête, de la légèreté de son esprit, et de la foiblesse de son caractère.

Les plaisirs, et quels plaisirs! étoient en effet sa principale ou plutôt son unique affaire. Les mémoires du temps nous ont conservé de nombreux détails des débauches effrénées de ce malheureux prince, de ses orgies dégoûtantes et chaque jour renouvelées, où il sembloit prendre plaisir à se dégrader avec des femmes perdues, des libertins souvent de la classe la plus obscure et qui se faisoient un titre auprès de lui de leur science dans les raffinements de ces honteuses voluptés, détails indignes de l'histoire, qui nous montrent le successeur immédiat du trône, le prince qui gouvernoit la France après Louis XIV, dans un délire d'impiété et dans un excès d'abjection crapuleuse, dont jusqu'à lui la race de nos rois n'avoit point offert d'exemples, et que ne surpassèrent point les débordements du siècle affreux qu'il étoit digne sans doute d'annoncer et d'ouvrir. Ces exemples si nouveaux fructifièrent dans sa propre famille, et les désordres d'une de ses filles[16] que suivit une mort prématurée en furent la première punition; ils infectèrent la jeunesse de la cour, et déterminèrent à jeter plus effrontément leur masque, ces vieux courtisans que les dernières années de Louis XIV avoient réduits à se faire hypocrites. Les autres classes de la société s'étonnèrent d'abord de cette extrême corruption: elle ne devoit pas tarder à les atteindre.

Un événement extraordinaire, et qui ne pouvoit arriver que sous une semblable administration, hâta le débordement de cette corruption. Les finances, telles que le feu roi les avoit laissées, étoient, nous l'avons déjà dit, une des plaies les plus profondes de l'État, et ce mal venoit de très loin. L'accroissement des impôts avoit commencé dès la première guerre de Hollande, et depuis ce moment jusqu'à la fin de ce règne, tout rempli de guerres, de victoires et de défaites, ce torrent n'avoit cessé de se grossir, non seulement de taxes nouvelles et écrasantes pour le peuple, mais encore de toutes ces ressources perfides et désastreuses qui sont le savoir-faire des financiers, et dont le résultat le plus subtil est de se procurer des capitaux que l'on consomme comme des revenus, pour accroître ainsi ses charges, et de ces capitaux et des intérêts qu'ils portent avec eux[17]. La dette étoit encore hors de toute proportion avec les ressources que pouvoit procurer un système d'impôts que d'anciens priviléges, demeurés immuables lorsque tout changeoit autour d'eux, rendoient l'un des plus mauvais de l'Europe, et désormais intolérable pour les imposés[18]. La dépréciation des billets d'État, qui perdoient alors de soixante à soixante-douze pour cent, étoit déjà une espèce de banqueroute anticipée. La recherche des traitants, loin d'avoir apporté même un palliatif à cette détresse, avoit achevé de ruiner le crédit public par les rigueurs arbitraires dont nous venons de présenter le tableau, et par les dilapidations révoltantes dont elle avoit été suivie.

Dans ces extrémités, un Écossais, nommé Law, se présenta au régent avec un plan de finances qu'il avoit déjà essayé de faire valoir auprès des ministres du feu roi, et que ceux-ci avoient rejeté. Ce n'étoit autre chose d'abord qu'une imitation de la banque créée en Angleterre depuis la révolution de 1688; et l'on ne peut nier qu'un tel projet, renfermé dans de justes bornes, ne fût de nature à produire d'heureux effets, en rendant la circulation des espèces plus facile et plus active, en doublant par le crédit les ressources de l'État et l'industrie des particuliers. Ce fut ainsi que cette banque fut d'abord conçue: six millions en faisoient le fonds, et dans ce capital étoient compris trois millions de ces mêmes billets d'État si extraordinairement dépréciés. Ses opérations, ouvertes le 2 mai 1716, se bornoient à l'escompte des lettres-de-change, à l'échange pur et simple de ses billets contre l'argent, et en autres opérations de ce genre; et il existoit alors, entre ses fonds réels et l'émission de son papier, une juste proportion qui gagnoit la confiance générale et sembloit ranimer toutes les parties de l'État. En avril 1717, il fut ordonné que les billets de banque seroient reçus pour comptant dans toutes les caisses publiques, et dès lors ces billets furent préférés à l'or même, parce qu'ils avoient en effet une valeur plus invariable et un mouvement plus facile et plus rapide. «Un tel établissement changeoit la face du royaume, dit Forbonnais, s'il n'eût pas été dénaturé; et quelle que fût l'énormité des dettes, on les eût acquittées graduellement par l'augmentation successive des revenus;» mais il eût fallu se soumettre à des opérations lentes, économiques, bien enchaînées les unes aux autres: une marche si prudente et si régulière convenoit peu au caractère du régent, et nous verrons bientôt ce qu'il sut faire de ce moyen de salut. Avant d'en rendre compte, d'autres événements appellent notre attention.

Malgré ces heureux commencements de la banque et les espérances qu'elle faisoit concevoir, un mécontentement sourd agitoit les esprits. Héritier temporaire du pouvoir de Louis XIV, nous avons vu que le régent avoit voulu poser lui-même des bornes au despotisme de l'ancienne cour, en créant des conseils d'administration où les grands de l'État avoient obtenu quelque part du pouvoir; en rendant au parlement son droit de remontrances, et recréant ainsi l'ancienne opposition populaire. Mais bientôt entraîné par ce dégoût invincible qu'il avoit pour les affaires, il s'ennuya, et des lenteurs qu'y apportèrent les délibérations de ces divers conseils, et des résistances qu'il y rencontroit quelquefois dans l'exécution des projets que lui suggéroient les intrigants politiques dont il étoit entouré. Ceux-ci lui persuadèrent peu à peu de se dégager des entraves qu'il s'étoit lui-même imposées; et bientôt les conseils d'administration furent moins écoutés, et le droit de remontrances rendu au parlement, sans être entièrement aboli, fut renfermé dans des bornes plus étroites, et tant pour le fond que pour la forme, soumis à de certains réglements. Dubois, le plus actif, le plus audacieux, et sans contredit le plus habile parmi tous ceux qui obsédoient ce foible prince, entreprit de le pousser plus loin dans ces voies de pouvoir absolu, qui seules pouvoient le conduire lui-même au but où tendoient ses desseins ambitieux; et ce fut d'après ses instigations que de nouveaux affronts furent préparés au duc du Maine, et qu'un nouveau coup fut porté au parlement.

(1718) On avoit su persuader au régent que ce prince étoit à la tête des mécontents, et qu'il devoit se méfier de ses dispositions. Au moment où ces insinuations calomnieuses commençoient à faire sur lui quelque impression, il arriva que le parlement ayant fait, au sujet d'un édit fiscal sur les monnoies[19], des remontrances qui n'avoient point été écoutées, rendit à ce sujet un arrêt auquel il donna de la publicité, et qui, le même jour, fut cassé par le conseil de régence. De nouvelles remontrances, faites à l'instant même par cette cour, furent encore plus mal reçues que celles qui les avoient précédées, ce qui l'entraîna à rendre un second arrêt plus violent que le premier, par lequel elle prétendoit tracer à la banque, dont les accroissements commençoient à devenir alarmants, les limites dans lesquelles devoient se renfermer ses opérations, et proscrivoit en quelque sorte l'étranger qui l'avoit créée, et à qui le régent en avoit confié l'administration. Law fut effrayé. D'Argenson, qui venoit de remplacer d'Aguesseau dans la dignité de chancelier, craignit qu'un triomphe du parlement ne fût le signal de sa disgrace, et tous les deux se réunirent à Dubois pour obtenir du duc d'Orléans ce qu'ils appeloient un acte de vigueur. Ils achevèrent de l'y déterminer, en lui persuadant que la partie étoit liée entre le duc du Maine et les parlementaires; qu'en sa qualité de surintendant de l'éducation du jeune roi, il lui étoit facile de s'emparer de ce prince, de le mener à l'improviste au parlement, de l'y faire déclarer majeur, et d'anéantir ainsi la régence; que ce plan avoit été arrêté, et qu'on n'attendoit qu'un moment favorable pour le mettre à exécution.

Il fut donc convenu qu'il seroit tenu un lit de justice aux Tuileries; et toutes les précautions furent prises pour y avoir raison du parlement, s'il se montroit récalcitrant. Cette cour, qui s'attendoit à quelque chose de sinistre, s'y rendit à pied, «dans l'intention, dit Saint-Simon, d'émouvoir le peuple.» Elle y fut reçue au milieu d'un appareil armé qui avoit quelque chose de menaçant: ce qui s'y passa, acheva de la consterner. Ses arrêts furent cassés; le garde des sceaux l'admonesta avec aigreur sur sa conduite, lui rappela sévèrement ses devoirs, et ensuite furent lus les édits qui devoient être portés au lit de justice. L'un défendoit au parlement de prendre connoissance des affaires d'État; l'autre déclaroit que, dès qu'un édit lui auroit été présenté pour être enregistré, l'enregistrement seroit censé fait huit jours après la présentation; enfin un troisième édit ôtoit aux princes légitimés, et ce, disoit-on, à la sollicitation des pairs, le rang de préséance qui leur avoit été accordé par le feu roi, ordonnant qu'ils ne prendroient place désormais au parlement que selon leur rang d'ancienneté. Il y eut exception pour le comte de Toulouse dans l'exécution de cet édit, mais uniquement par faveur particulière, et il dut avoir son entière exécution à l'égard du duc du Maine; et pour mettre le comble aux outrages dont ses ennemis se plaisoient à l'accabler, on le dépouilla, dans cette même séance, de la surintendance de l'éducation du roi, que le duc de Bourbon réclama, et qui lui fut accordée.

Le régent ne s'arrêta pas là: il voulut prévenir jusqu'aux murmures; et trois conseillers qu'on lui signala comme moins dociles que les autres, furent enlevés dans leurs maisons, et conduits dans des prisons d'État. Les mêmes violences furent exercées à l'égard de plusieurs autres parlements, ce qui fit fermenter à la fois Paris et les provinces. Enfin, comme s'il se fût fait un jeu d'abattre tout ce qu'il avoit d'abord élevé, ce prince, de plus en plus fatigué des conseils d'administration et de cette opposition si foible qu'il y rencontroit encore quelquefois, trouva plus expédient de les supprimer tout à fait, pour y substituer une administration par département, à la tête de laquelle il mit des secrétaires d'État qui étoient plus dans sa dépendance. Les grandes familles et les cours souveraines, dont les chefs ou les principaux membres formoient, en grande partie, ces conseils, et qui se considéroient ainsi comme ayant quelque part au gouvernement de l'État, en conçurent un vif ressentiment. Ainsi le pouvoir avoit repris toutes ces formes tranchantes et despotiques qui déplaisoient à la nation; et les ennemis du régent devinrent bientôt plus nombreux que ses partisans. Cette mauvaise disposition s'accroissoit encore du mécontentement que causoit généralement l'alliance impolitique, et de jour en jour plus intime, qu'il avoit contractée avec les Anglois, et de la dépréciation de jour en jour plus grande des billets d'État, auxquels le succès de la banque de Law avoit porté le dernier coup, dépréciation dont le fisc s'enrichissoit aux dépens de ceux qui en étoient porteurs[20].

Cependant Albéroni, dont la main ferme et habile avoit rétabli l'ordre dans les finances d'Espagne, et rendu à ce royaume languissant et épuisé une partie de sa vigueur première, poursuivoit, dans sa politique extérieure, l'exécution de ses plans, avec toute l'activité de son esprit et toute l'ardeur de son imagination[21]. Il se faisoit des alliés jusque dans le Nord, où le romanesque Charles XII, avide de tous les genres de gloire, adopta comme une bonne fortune le projet de se mettre à la tête de l'armée qui devoit aller en Angleterre rétablir un roi exilé sur le trône de ses pères; les Turcs qu'ils avoient su gagner s'engageoient à déclarer la guerre à l'empereur et à l'occuper par une puissante diversion, tandis que l'armée espagnole opéreroit en Italie; enfin, une flotte considérable, chargée de troupes de débarquement, que l'on vit sortir, par une sorte d'enchantement, des ports d'un royaume dont on croyoit la marine anéantie, avoit envahi la Sardaigne et fait la conquête presque entière de la Sicile. Un armement plus formidable s'y préparoit encore; et l'Espagne reprenoit, dans toutes les cours, la considération que depuis long-temps elle avoit perdue. On ne peut nier que ce plan ne fût bien conçu et vigoureusement préparé: le succès en étoit immanquable, si la France se fût réunie à l'Espagne; il pouvoit encore réussir, si elle eût seulement consenti à garder la neutralité; mais la quadruple alliance et les engagements impolitiques qu'on y avoit fait prendre au duc d'Orléans, étoient un obstacle qui arrêtoit tout court le ministre espagnol. Il en avoit déjà surmonté de bien grands; il se mit dans la tête de vaincre encore celui-ci.

Attentif à ce qui se passoit alors en France, il y crut l'exaspération des esprits assez grande: pour qu'il fût possible d'y opérer une révolution dont le résultat eût été d'abattre le régent et de faire rentrer le cabinet des Tuileries dans les voies d'une politique plus conforme à son honneur et à ses intérêts. On ne sait point au juste comment les premiers rapports s'établirent entre lui et les mécontents; mais la maison de la duchesse du Maine, dont la fureur étoit au comble contre ce qui venoit de se passer au parlement, ne tarda point à devenir le centre d'une conspiration contre le duc d'Orléans. Les agents de cette princesse, de concert avec ceux de l'ambassadeur d'Espagne, intriguèrent adroitement dans tous les ordres de l'État et se rallièrent un grand nombre de partisans. Les mesures sembloient bien prises[22], le secret avoit été bien gardé; ce qui prouve contre ce prince une haine plus grande encore que les apparences ne sembloient l'indiquer. Sur ces entrefaites, les Anglois, qui avoient découvert, en ce qui les concernoit, quelque chose des projets de l'Espagne, crurent devoir la prévenir et commencèrent contre elle les hostilités: il devint donc urgent que la conspiration éclatât, et elle alloit éclater, lorsqu'un incident, qu'il étoit impossible de prévoir, la fit découvrir[23].

Heureusement pour les conjurés que presque toutes les traces en furent détruites: toutefois le duc et la duchesse du Maine furent arrêtés et avec eux leurs principaux domestiques; la Bastille se remplit de prisonniers. (1719) Pour jeter de l'émotion dans le peuple, on annonça la découverte des plus horribles projets; mais ce fut une grande maladresse de publier en même temps quelques pièces qui présentoient un tableau énergique, et malheureusement trop vrai, de l'administration arbitraire et de la vie scandaleuse du régent[24]. On affecta de procéder, avec grand appareil, à l'interrogatoire des principaux conspirateurs, et Dubois fut du nombre des commissaires nommés à cet effet. Ces interrogatoires ne produisirent aucun résultat qui pût les satisfaire, et ils finirent eux-mêmes par en être embarrassés. Les papiers découverts n'inculpoient guères que l'ambassadeur d'Espagne; et, peu à peu, ce fut une nécessité d'élargir tous ces prisonniers que l'on avoit arrêtés avec un si grand fracas; la bonté naturelle du duc d'Orléans éclata dans cette occasion[25].

(1719-1720) Sous d'autres rapports, les suites de cette conspiration avortée furent immenses, en ce qu'elles renversèrent et les projets et la fortune d'Albéroni, dont le régent devint aussitôt le plus implacable ennemi. Tous les événements semblèrent en même temps conjurer contre lui: la flotte angloise détruisit presque entièrement cette flotte si formidable qui avoit fait la conquête non encore achevée de la Sicile; et mal établies dans cette île par les fautes et les lenteurs de leur général, les troupes espagnoles y furent bientôt réduites à la plus pénible défensive. L'empereur, que les exploits du prince Eugène venoient de délivrer de la guerre que les Turcs avoient été excités à faire contre lui, se trouva en mesure de défendre le royaume de Naples et ses autres États d'Italie. La mort de Charles XII, tué au siége de Fredericshall, rendit inexécutable le plan concerté d'une diversion en Angleterre; et le prétendant, qui étoit accouru en Espagne sur les espérances magnifiques qui lui avoient été données, n'essaya pas même de tenter la fortune avec les secours insuffisants qui lui furent offerts[26]. Enfin la France, devenue ouvertement l'alliée de l'Angleterre, déclara la guerre à l'Espagne et fit marcher une armée vers les Pyrénées.

La nouvelle de ce mouvement hostile effraya peu d'abord Philippe V et son ministre; et tous les deux se firent à ce sujet de bien singulières illusions. Ils se flattèrent, jusqu'au dernier moment, que des soldats françois n'oseroient jamais tourner leurs armes contre le petit-fils de Louis XIV, qu'ils avoient aidé eux-mêmes à placer sur le trône; que la haine que l'on portoit au duc d'Orléans éclateroit très probablement au milieu des camps, et que, loin d'y rencontrer des ennemis, ils y trouveroient des auxiliaires disposés à concourir avec eux à renverser une administration devenue insupportable à la France. Ce fut là la grande faute d'Albéroni, d'avoir pris, dans d'aussi graves circonstances, des probabilités aussi incertaines pour base de ses calculs politiques et de ses opérations militaires. L'armée françoise entra donc en Espagne, sous les ordres du maréchal de Berwick, sans trouver aucune résistance; elle y porta, de toutes parts, la dévastation, tandis que nos flottes désoloient ses côtes, et alloient jusque dans ses ports achever, au profit des Anglois, de détruire ses vaisseaux. Une tentative que le ministre espagnol faisoit en même temps pour faire soulever la Bretagne où il avoit des intelligences, échoua complétement[27]; mais ce fut surtout en Sicile que les plus grands revers achevèrent de le déconcerter. Un corps de dix-huit mille Allemands y avoit abordé sans rencontrer un seul vaisseau ennemi qui s'opposât à son débarquement; et l'armée espagnole, mise en déroute par des forces si supérieures; forcée d'évacuer, les unes après les autres, les places dont elle s'étoit emparée; poussée de position en position, sans espoir de secours, n'avoit pas même celui de la retraite, puisqu'il n'y avoit plus de flotte pour la ramener. La consternation et l'épouvante s'emparèrent alors du roi et même de la reine d'Espagne; le régent, secondé par les intrigues de Dubois, en profita habilement pour exiger le renvoi d'Albéroni. Philippe V fut obligé de souscrire à cette première condition de la paix. Le ministre prévoyant avoit déjà mis en sûreté ses immenses richesses; il sortit d'Espagne avec la satisfaction de voir jusqu'à quel point il étoit encore un objet de frayeur pour les ennemis du grand royaume qu'il avoit gouverné: sa chute ne fut humiliante que pour le monarque, qui, en le renvoyant ainsi, subissoit la loi du vainqueur; et avec lui tomba de nouveau l'Espagne dans la léthargie dont il venoit de la tirer.

Philippe accéda aussitôt à la quadruple alliance, et les liens du pacte de famille semblèrent plus que jamais se resserrer par le double mariage de l'infante d'Espagne avec le roi de France et du prince des Asturies avec une fille du régent[28]; mais la position devint fausse pour l'une et pour l'autre puissances: cette guerre et cette paix ne furent réellement utiles qu'à l'Angleterre qui en obtint des avantages immenses pour son commerce; elles consolidèrent la branche protestante de Hanovre sur le trône des Stuarts, et ainsi prévalut ce système d'une alliance intime avec une nation dont les intérêts étoient visiblement en opposition avec ceux de la France, qui, par conséquent, ne pouvoit user de cette alliance qu'aux dépens de son alliée, système que le simple bon sens repoussoit, et dont les premiers effets, déjà palpables dans tout ce qui venoit de se passer, attestoient l'absurdité[29].

Il étoit temps néanmoins que cette paix, où le duc d'Orléans avoit parlé en maître à un petit-fils de Louis XIV, vînt le tirer lui-même du plus grand embarras où il se fût encore jeté, et le préserver des suites de la plus grande faute qu'il eût encore commise. Nous avons déjà dit comment il avoit été séduit par le système de Law, et comment cette opération financière, renfermée dans les justes bornes qui d'abord lui avoient été tracées, pouvoit avoir les plus heureux résultats. Pour rendre ces résultats complets, il eût fallu les combiner avec une bonne administration des finances, à laquelle la banque eût fourni des ressources de crédit toujours prêtes, mutuellement avantageuses aux parties contractantes, et au moyen desquelles se fût opérée graduellement, facilement, l'extinction totale des dettes de l'État. Ce plan avoit déjà reçu un commencement d'exécution; et le duc de Noailles, qu'un homme habile et d'une probité sévère aidoit à gouverner les finances[30], seroit parvenu sans doute à achever ce qu'il avoit heureusement commencé. Mais il demandoit encore quinze années, et ces lenteurs, cette économie, cette marche régulière, nous l'avons déjà dit, ne pouvoient convenir à un homme tel que le duc d'Orléans[31]. Law, soit qu'il cherchât à flatter l'impatience du prince et son goût pour les idées neuves et hardies, soit qu'il fût réellement enivré de la faveur publique dont il étoit environné, conçut ce fatal système, dont le but étoit d'augmenter sans mesure la monnoie fictive qu'il venoit de créer, en changeant entièrement sa nature et ses garanties. À cette banque qu'il venoit de créer, il imagina donc de joindre, par une autre imitation du nouveau système financier de l'Angleterre, et à l'instar de sa compagnie des Indes, une compagnie d'Occident, dont les actions devoient être payées en ces billets d'État qui composoient la plus grande partie de la dette nationale; quant à la valeur de ces actions, elle étoit garantie par des billets de banque que la banque générale devoit continuer à échanger contre de l'argent. Il falloit une base au crédit d'une semblable association commerciale; et si la cupidité n'étoit pas ce qu'il y a au monde de plus aveugle, on auroit peine à concevoir comment le charlatanisme inepte et perfide de cet étranger ne fut pas mis à découvert à l'instant même où il fonda ce crédit sur la cession de la Louisiane, qui fut faite par le gouvernement à la nouvelle compagnie. Au lieu de vérifier si ce gage étoit en effet suffisant, on crut sur paroles les récits mensongers qu'il fit répandre sur cette terre lointaine, plus riche, disoit-on, en mines d'or, que le Mexique et le Pérou; et tout porte à croire que le duc d'Orléans, loin d'être la dupe du financier écossois, se fit complice de cette odieuse et barbare déception[32]. Ce crédit étant ainsi établi sur un commerce dont les bénéfices étoient inconnus, et sur cette crédulité publique qui se plaisoit à les exagérer au delà même des bornes du possible; il devenoit facile à la banque générale, qui reçut alors la dénomination de banque royale, d'élever au degré qu'elle voudroit ces bénéfices éventuels, d'augmenter ainsi sans mesure la valeur idéale de ses actions, et de porter aux derniers excès l'émission de ses billets.

C'est ce qui ne manqua pas d'arriver, lorsqu'on vit qu'à cette compagnie d'Occident, dite aussi du Mississipi, elle ne tarda pas à joindre le commerce du Canada, celui du Sénégal pour la traite des nègres, celui de la navigation et du négoce dans toutes les mers de l'Orient depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'à la Chine, la fabrication des monnoies pour neuf ans dans toute la France; les fermes-générales du royaume; en un mot, tous les revenus de l'État et tous les produits du commerce. Le peuple de Paris, ivre d'espérances, se jeta inconsidérément dans le piége qu'on venoit de lui tendre; les actions, qu'on s'arrachoit et qui se multiplièrent bientôt de la manière la plus extravagante, s'élevèrent, en peu de temps, vingt fois au dessus de leur valeur primitive. En raison de cet accroissement chimérique de valeur, le nombre des billets de banque représentatifs des actions, s'accrut dans une proportion non moins prodigieuse. Ils étoient supposés représenter des sommes invariables, tandis que l'on faisoit à dessein subir à la monnoie de continuelles variations. Tout l'argent de la France vint donc s'engouffrer à la banque; le gouvernement remboursa en papier tous les rentiers, tous les créanciers de l'État; et le Parisien transporté recevoit, en échange de ses richesses réelles, ces actions magiques qui, d'un jour à l'autre, triploient, quadruploient, en apparence, la fortune de leurs heureux possesseurs.

Cependant, dans ce mouvement continuel et presque inconcevable de ces papiers divers, il étoit impossible qu'ils n'éprouvassent pas, tour à tour, des alternatives de hausse et de baisse, dans leur valeur respective. Quelquefois les billets d'État reprenoient quelque faveur, et les papiers de la banque languissoient; ceux-ci se relevoient ensuite tout à coup, au détriment des billets d'État: ces variations dans leur cours firent naître un nouveau genre de spéculation, auquel on donna le nom d'agio, et qui consistoit à profiter habilement, de cette fluctuation d'effets publics pour vendre cher et acheter à bon marché. On ne peut se faire une idée de la fureur avec laquelle toutes les classes de la société se jetèrent dans ce trafic honteux et insensé. La hausse ou la baisse du même papier, amenée successivement cinq ou six fois, dans un jour, par les manœuvres des joueurs les plus expérimentés, produisoit, comme par enchantement, des fortunes subites et exhorbitantes, des ruines affreuses et imprévues. La rue Quincampoix fut d'abord, on ne sait pourquoi, le théâtre de cette manie frénétique; elle devint bientôt trop étroite pour l'affluence des joueurs, et leur rendez-vous fut successivement transporté à la place Vendôme et à l'hôtel de Soissons. Si, de nos jours, un papier plus désastreux encore, parce que la France entière, et non pas seulement Paris, en a été la victime, ne nous avoit rendus témoins des effets prodigieux de l'agiotage, on auroit peine à croire ce qui arriva dans ces rassemblements tumultueux. On y voyoit pêle-mêle grands seigneurs, bourgeois, artisans, magistrats; les vols y étoient fréquents, la cupidité y fit même commettre des assassinats. «On n'entendoit parler, dit Duclos, que d'honnêtes familles ruinées, de misères secrètes, de fortunes odieuses, de nouveaux riches étonnés et indignes de l'être, de grands méprisables, de plaisirs insensés, de luxe scandaleux[33]

Cependant il étoit évident que, dans ce mouvement extraordinaire imprimé aux actions uniquement par l'opinion publique, il n'y avoit point d'équilibre à espérer de la force des choses, puisqu'il n'y avoit ni garanties ni produits réels qui pussent représenter la valeur de ces actions; et qu'au moment même où cette opinion recevroit la moindre atteinte, une chute subite et effroyable suivroit immédiatement une fortune aussi prodigieuse. Law, à moins d'être tout à fait fou, pouvoit lui-même en fixer l'époque au moment où il seroit dans l'obligation de payer le premier dividende des actions, dividende qui, d'après le taux exhorbitant qu'il n'avoit pas craint de fixer aux intérêts, auroit seul surpassé trois fois les revenus affermés à la compagnie; mais les financiers, qui avoient vu avec dépit tous les revenus de l'État enlevés de leurs mains pour passer dans les siennes, hâtèrent encore ce moment en tirant sur la Banque des sommes énormes qui l'épuisèrent. La difficulté de payer s'étant fait sentir, l'alarme se répandit partout aussi promptement que la pensée, et les porteurs de billets se précipitèrent en foule à la Banque pour convertir leur papier en argent.

Dès ce moment tout fut perdu: dans l'impossibilité où l'on étoit de payer, il parut, le 20 mai 1720, un édit qui réduisoit à moitié la valeur des actions. Ce coup imprévu acheva d'ouvrir les yeux, et tous les moyens furent désormais inutiles pour ranimer une confiance à laquelle succédoient les plus affreuses terreurs, et le désespoir profond que peut faire naître le passage subit et violent de la richesse extrême à la plus extrême misère. Vainement le régent et ce funeste étranger employèrent-ils, l'un toutes les ressources de son esprit, l'autre toutes les combinaisons de sa prétendue science financière, pour soutenir leur monstrueux et fragile édifice: il crouloit de toutes parts. On fit frapper de nouvelles espèces plus légères auxquelles seules on donna cours; il y eut ordre de porter les anciennes à la monnoie, et le public s'obstina à ne point s'en défaire. On défendit à tout particulier d'avoir chez soi plus de cinq cents livres en argent; et malgré les délations odieuses que fit naître cette mesure tyrannique, le trouble, les méfiances, l'espionnage qu'elle introduisit dans le sein des familles, elle ne produisit d'autre effet que de faire resserrer plus soigneusement les sommes que chacun avoit pu soustraire au naufrage général. On essaya de redonner aux billets leur première valeur, mais personne ne s'y laissa prendre. Law fut nommé contrôleur général, et, peu de temps après, forcé de se démettre d'une charge qui le rendoit encore plus odieux. D'Argenson, qui avoit soutenu le système tant qu'il l'avoit cru utile, dès qu'il vit l'abus qu'on en faisoit ne voulut pas se rendre complice de tant de perfidies et d'iniquités; il se démit des sceaux, qui furent rendus à d'Aguesseau disgracié d'abord pour avoir désapprouvé le système, sans qu'il résultât d'un tel changement d'autre effet que d'altérer beaucoup la haute réputation dont jouissoit celui-ci[34]. Le parlement, qui déjà plusieurs fois s'étoit élevé, et toujours inutilement, contre les refontes d'espèces et contre les progrès dangereux de la banque, ayant voulu faire des remontrances nouvelles, fut exilé à Pontoise, et cet exil ne fit qu'aigrir les esprits. En moins de huit mois il parut trente-trois édits, déclarations, arrêts du conseil des finances, pour fixer le taux de l'or et de l'argent, augmenter le numéraire, indiquer les moyens de partager les actions, prescrire la manière de les couper, de les transmettre, de tenir les registres, d'ouvrir et de fermer les comptes de banque, et autres manœuvres qui déceloient l'embarras et le manque absolu de ressources.

Cependant les débiteurs continuoient d'acquitter en papiers qui n'avoient plus aucune valeur, les dettes les plus légitimes, parce que la loi forçoit encore à les recevoir; et le peuple de Paris, les mains pleines de billets de banque, ne pouvoit plus avoir de pain. Il fut ouvert une caisse où étoient payés en argent les billets de peu de valeur: on s'y porta avec tant d'affluence que trois hommes y furent étouffés, et le spectacle de ces trois cadavres fut sur le point d'exciter une sédition. La populace assiégea le Palais-Royal; Law, qu'elle vouloit déchirer en pièces, ne dut son salut qu'à la vitesse de ses chevaux, et revint ensuite chercher un asile dans la demeure du prince, qui le retint encore six mois auprès de lui, tout chargé qu'il étoit de l'exécration publique. Enfin ce trop célèbre aventurier quitta la France et alla mourir à Venise dans un état voisin de la misère, tandis que les débris immenses du système, soumis à l'opération frauduleuse et tyrannique du visa, furent réduits à peu près à rien[35].

(1720-1721) Ainsi se termina la plus grande révolution qui jusqu'alors eût jamais été opérée dans les finances, révolution qui acquitta presque toutes les dettes de l'État, si c'est les acquitter que de ruiner une quantité presque innombrable de citoyens, en leur enlevant, par artifice ou par séduction, les gages ou cautionnements des avances qu'ils ont pu faire au souverain. Elle fit sortir de leur état une foule d'hommes obscurs, en même temps qu'elle plongea dans l'obscurité qui suit ordinairement la misère beaucoup de familles honnêtes; elle gorgea de richesses quelques spéculateurs habiles, qui, se méfiant de bonne heure d'une monnoie périssable, avoient su l'échanger à propos contre des valeurs plus solides[36]. De tels bouleversements dans les fortunes, en amenant le mélange de toutes les classes de la société, achevèrent de corrompre les mœurs, et ce fut là leur effet le plus funeste. Ce fut surtout dans les classes moyennes, jusque là préservées de la contagion, que le système porta le désordre, en y répandant un goût de luxe effréné, une soif ardente de richesses, qui détruisirent peu à peu tout sentiment d'honneur et de vertu. Les richesses tinrent lieu de tout et rapprochèrent toutes les distances; chacun aspira à sortir de son état, et l'on vit naître dans l'intérieur des familles, encore si régulièrement ordonnées dans le siècle précédent, des désordres jusqu'alors inconnus.

Dans cette suite rapide d'événements où dominoient toujours les conseils de Dubois, la faveur de ce vil personnage sembloit s'accroître de toutes les fautes qu'il faisoit commettre à son maître, et en même temps s'accroissoit son audace, et achevoit de se développer une ambition que rien ne pouvoit rassasier. Les dignités de l'Église étoient la seule voie par laquelle pût s'élever à une sorte de considération personnelle un aventurier, né dans une classe obscure, et qui n'étoit sorti de cette obscurité que par des intrigues qui l'avoient publiquement déshonoré. Dubois, l'homme de France le plus décrié pour l'infamie de ses mœurs et le cynisme de son impiété, secrètement marié[37], n'ayant de l'état ecclésiastique que l'habit, que d'abord il en avoit pris pour se procurer, à l'aide de ce déguisement, des moyens d'existence, conçut le projet criminel et extravagant de se faire nommer archevêque de Cambrai. Le régent, tout perdu qu'il étoit lui-même d'impiété et de débauche, fut d'abord épouvanté de cet excès d'impudence et de scélératesse: mais Dubois le vouloit de la volonté la plus ferme; il avoit pris un ascendant que rien ne pouvoit plus détruire, et le maître subjugué fut obligé de céder. Dubois fut donc archevêque de Cambrai[38], et ceux qui craignoient le pouvoir des papes et les entreprises de la cour de Rome purent reconnoître, en cette circonstance, que le droit usurpé par les rois ou par ceux qui les représentent, de donner des évêchés, pouvoit avoir quelquefois ses inconvénients.

L'épiscopat françois n'avoit point encore subi une semblable honte. Cet ascendant d'un misérable dont les vices n'étoient compensés par aucuns talents supérieurs, qui n'avoit pas même pour lui cet agrément des formes extérieures qui explique du moins la séduction, en qui tout étoit odieux, ignoble et repoussant, affligeoit et confondoit en même temps tous les honnêtes gens. Le duc d'Orléans sembloit encore plus fou que son favori n'étoit effronté; et l'on peut concevoir combien une telle faveur dut alors sembler inexplicable, puisque depuis, et jusqu'à ce jour, personne n'a même tenté de l'expliquer. Cependant le duc d'Orléans avoit un esprit étendu et pénétrant; il avoit montré dans plusieurs circonstances qu'il ne manquoit pas de résolution, et que, quand ses intérêts le commandoient, il savoit surmonter cette répugnance qu'il avoit pour l'application et le sérieux des affaires. Il ne faut point croire qu'un pareil homme se soit livré comme un enfant, ou pour mieux dire comme un stupide, au dernier des hommes, lorsqu'il est facile de trouver, dans un dessein très astucieusement combiné, l'explication d'une conduite qui semble, au premier coup d'œil, contraire à tout bon sens et à toute réflexion.

Nous avons vu qu'au moment où le duc d'Orléans s'étoit saisi d'un pouvoir qu'on s'étoit préparé dès long-temps à lui disputer, et qu'il pouvoit craindre de lui voir échapper, il avoit jugé nécessaire, pour se créer des partisans, de faire quelques concessions à la noblesse de cour, qui rêvoit deux choses, d'abord qu'elle représentoit à elle seule toute la noblesse de France, ensuite qu'elle étoit encore un ordre politique; puis au parlement, que plus d'un demi-siècle de servitude n'avoit pas changé, et qui se retrouvoit, à la mort de Louis XIV, tel qu'il avoit été sous la Fronde, et prêt à recommencer, à l'égard du pouvoir temporel, l'opposition que l'autorité spirituelle n'avoit cessé de trouver en lui. Les fautes du régent en finances, en administration, en politique extérieure, développèrent ces deux oppositions que lui-même avoit formées, et qui n'étoient pas elles-mêmes plus réglées que le pouvoir qu'elles combattoient. Il vit, dans les grands, la prétention absurde de rétablir l'ancienne aristocratie; dans le parlement, celle de se faire de nouveau le défenseur des peuples opprimés et le tuteur des rois. Ces tracasseries l'impatientèrent d'abord, l'irritèrent ensuite. Le despotisme de Louis XIV, auquel on se persuadoit d'ailleurs, et si follement, que la nation étoit désormais et sans retour entièrement façonnée et accoutumée, lui sembloit, avec juste raison, une manière beaucoup plus facile de gouverner; et Dubois, qui y voyoit le seul moyen de faire triompher cette politique angloise sur laquelle se fondoient toutes ses espérances, l'y poussoit de toute l'activité de son esprit intrigant et cauteleux. Le régent s'y jeta donc de fatigue et d'impatience; et ce parti une fois pris, comme il ne vit dans tout ce qui l'entouroit qu'un seul homme qui, sur ce point, fût parfaitement d'accord avec lui, il devint inévitable qu'il se débarrassât sur lui seul de la plénitude d'un pouvoir qu'il étoit résolu de ne pas exercer. La corruption profonde de cet homme n'étoit pas pour arrêter un esprit aussi profondément corrompu que le sien; et il trouvoit même dans la bassesse et le néant d'un tel ministre, des garanties que ne lui eût point offertes un personnage considérable par ses alliances et par son extraction. En cela il suivoit encore le système de Louis XIV, qu'il poussoit ainsi jusqu'à ses dernières et plus abjectes conséquences; et en effet, si ce monarque, maître absolu d'un pouvoir incontesté et incontestable, résolu qu'il étoit de l'exercer sans souffrir la moindre opposition, n'avoit pas cru prudent d'en confier la moindre part à des hommes dont l'existence sociale eût une grande consistance, à plus forte raison devoit agir ainsi le duc d'Orléans, dont le pouvoir temporaire avoit déjà rencontré des partis disposés à le renverser, et qui s'étoit rendu, par ses fautes et ses scandales, odieux et méprisable à la nation. Il livra donc ce pouvoir à Dubois, parce qu'il le considéroit, parmi tous ceux qui entroient dans ses conseils, comme le seul qui fût dans l'impossibilité d'en jamais abuser contre lui; il le lui livra sans bornes, parce qu'il ne pouvoit y en avoir dans le système despotique qu'il avoit définitivement adopté. Dubois comprit parfaitement sa position, et en abusa jusqu'à violenter quelquefois le maître qui la lui avoit faite[39], sûr qu'il le pouvoit impunément, et que, dans la position difficile où ce maître s'étoit lui-même placé, il passeroit tout et accorderoit tout à l'homme qui lui en sauvoit les difficultés, cet homme étant tel d'ailleurs, qu'il lui eût été impossible de le remplacer[40]. Telle étoit la dégradation profonde où étoit déjà tombé le pouvoir despotique exercé par Richelieu et Louis XIV, avec une apparence de grandeur qui en masquoit le vice radical, et que la Providence avoit voulu laisser tomber, immédiatement après le grand roi, entre les mains d'un prince sans mœurs et sans religion.

L'ambition de Dubois étoit sans bornes comme son audace: ce n'étoit pas assez pour lui d'avoir été fait archevêque de Cambrai, il voulut être cardinal. Après lui avoir donné la mître, le duc d'Orléans ne pouvoit reculer à lui faire obtenir le chapeau; et tous les deux travaillèrent de concert à faire réussir ce nouveau projet, quoique le régent affectât avec ses autres familiers, d'être indigné que son favori osât prétendre à cette haute dignité. Pour y parvenir, il étoit convenable et même nécessaire de faire quelque chose qui fût agréable au pape et utile à la religion: or, depuis la mort de Louis XIV, les querelles élevées par le parti janséniste, à l'occasion de la bulle Unigenitus, n'avoient pas, un seul instant, cessé de troubler l'Église de France, d'occuper le gouvernement, et d'entretenir la correspondance la plus active entre le pape, le régent et les évêques acceptants ou opposants. Cette bulle que, peu de temps avant sa mort, le feu roi avoit résolu d'aller lui-même faire enregistrer au parlement, non seulement n'étoit point encore revêtue de cette formalité, mais cette compagnie se montroit, plus que jamais, décidée à en refuser l'enregistrement. Or, il est vrai de dire que c'étoit le duc d'Orléans lui-même qui avoit provoqué une résistance si obstinée, lorsque, dans les premiers moments de son administration, voulant se rendre agréable à ces gens de robe qui lui avoient, jusqu'à un certain point, donné la régence, il avoit affecté de protéger les Jansénistes, et même de leur sacrifier leurs adversaires. Quelques-uns de ces sectaires, emprisonnés sur la fin du dernier règne, avoient été mis en liberté. Nommé chef du tribunal de conscience, le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, obtint, en même temps, la direction des affaires ecclésiastiques; le régent fit plus encore pour la secte, en éloignant du nouveau roi et même en faisant exiler le père Le Tellier. Ce fut l'abbé Fleury qui le remplaça; et ce grand partisan des libertés gallicanes[41], n'étoit pas fait pour effrayer les enfants de Jansénius.

Les choses restèrent en cet état, tant que Dubois et son maître n'eurent aucun intérêt à les changer. Dès qu'ils furent intéressés à ménager le pape, tous les deux se firent constitutionnaires, et il fut résolu que la bulle seroit acceptée. Ils espéroient pouvoir, dans cette circonstance, se passer du parlement, en la faisant enregistrer au grand conseil, où, bien qu'il y eût une opposition très forte contre cet enregistrement, le parti dévoué au régent étoit en majorité. Dubois avoit même formé le projet hardi de faire casser cette compagnie, dont la résistance, surtout dans l'affaire du système, avoit exaspéré le duc d'Orléans, et qui l'irritoit encore, même dans son exil, où la faveur publique l'avoit suivie. Son dessein transpira: comme on savoit que c'étoit un furieux que rien ne pouvoit arrêter, les parlementaires en furent effrayés, et, pour détourner le coup dont ils étoient menacés, manœuvrèrent avec le cardinal de Noailles qui leur étoit dévoué. Nous nous proposons de raconter, avec quelques détails, non seulement ce qui se passa en cette circonstance, mais encore tout ce qui a rapport à cette grande affaire de la bulle Unigenitus, et à cette lutte à jamais mémorable du parlement contre le clergé, qui se prolongea jusqu'à la fin du règne de Louis XV; et le tableau que nous en présenterons, sera, sans contredit, la partie la plus intéressante de nos récits; mais, voulant, pour le faire mieux comprendre, en réunir ensemble tous les traits, il nous suffira de dire ici que ce prélat, que, ni les remontrances du pape, ni ses menaces, ni les prières et les exhortations du corps presque entier des évêques, n'avoient pu amener à accepter la bulle Unigenitus, se montra disposé à céder, lorsqu'il vit la magistrature en danger; et, d'accord avec les parlementaires, promit de donner son mandement d'acceptation, dès que le parlement auroit enregistré, soutenant que l'enregistrement au grand conseil ne suffisoit pas. Il finit par le persuader: alors Dubois changea lui-même de marche, et fit aussi tourner à son gré le régent, qui d'abord s'étoit jetté, avec la plus grande ardeur, dans ce projet de le débarrasser du parlement. On alloit l'exiler à Blois: son rappel de Pontoise lui fut présenté comme le prix de cet enregistrement. Il y consentit enfin, mais avec des modifications qui mettoient à couvert les opposants et leur doctrine; immédiatement après, l'archevêque donna son mandement et avec la même bonne foi: ceci fait, le parlement rentra dans Paris le 20 décembre 1721[42].

La conclusion de cette grande affaire valut donc à Dubois le chapeau de cardinal, auquel il aspiroit; et quoique ce scandale fût moins grand que celui qu'avoit causé sa nomination à l'archevêché de Cambrai, l'impression qu'il produisit fut plus vive; et la lettre par laquelle le pape déclaroit au roi de France «qu'il l'avoit honoré de la pourpre à cause des grands services qu'il avoit rendus à l'Église, à la paix de laquelle il étoit un de ceux qui avoient le plus contribué,» enveloppa Rome elle-même dans cette indignation générale que causoit une telle profanation d'une si haute dignité. Cependant quoi de plus injuste et de plus irréfléchi? Parce que les vices et les turpitudes de Dubois étoient publiquement connus en France, étoit-ce une raison pour qu'on en dût être exactement instruit à Rome? Lorsqu'on disputoit au pape tout acte et à peu près tout droit de juridiction sur le clergé gallican, étoit-il en mesure d'exercer une surveillance active et sévère sur les vie et mœurs d'un ministre du roi; et n'eût-on pas trouvé mauvais qu'il se permît même d'en avoir la pensée? En supposant que quelques rumeurs de la conduite déréglée de Dubois fussent parvenues jusqu'à lui, pouvoit-il, sur de vagues insinuations, même sur des rapports officieux, se persuader qu'un grand monarque, ou le prince de son sang qui tenoit alors sa place, s'oublieroit au point de lui présenter un homme infâme pour en faire un prince de l'Église? Il ne le pouvoit ni ne le devoit. Dubois ne lui étoit connu qu'en raison des hautes fonctions publiques auxquelles la confiance du régent l'avoit appelé; le service qui venoit d'être rendu en France à la religion étoit réel, quels que fussent les motifs honteux et secrets qui l'avoient fait rendre: les raisons qui avoient déterminé le pape étoient donc justes, raisonnables; et l'indignité du sujet ne pouvoit être imputée qu'à celui qui, ne sachant ce qu'il étoit, n'en avoit pas moins voulu qu'il devînt membre du sacré collége. C'est ainsi qu'en se mêlant plus qu'il ne leur appartenoit du gouvernement de l'Église, en imposant, en quelque sorte, à son chef des hommes de leur choix pour les grandes dignités ecclésiastiques, les princes temporels, qui ont cru accroître les attributions de leur pouvoir, n'ont fait qu'ajouter des charges à leur conscience[43].

(1721-1722) Parvenu à cette prodigieuse fortune, l'effronté favori n'étoit point encore satisfait. Élevé si haut par les caprices et les foiblesses de son maître, il vouloit se mettre à l'abri de ses foiblesses et de ses caprices, et tellement qu'il devînt difficile au prince de détruire cette œuvre que ses mains avoient trop facilement formée. La place de premier ministre pouvoit seule offrir à Dubois de semblables garanties: il se mit dans la tête d'être nommé premier ministre; et jamais, sans doute, cet ascendant qu'il avoit pris sur le régent ne se manifesta d'une manière plus frappante et plus faite pour achever de désespérer les gens de bien. Une dispute de préséance dans le conseil lui fournit un prétexte pour en faire exclure tous ceux qu'il savoit lui être contraires, et pour plusieurs l'exclusion fut accompagnée de l'exil[44]. Le maréchal de Villeroi, gouverneur du jeune roi, l'inquiétoit encore: n'ayant pu le gagner, il sut l'attirer dans un piége où l'excès de sa présomption le fit donner tête baissée; puis il le fit aussitôt arrêter et exiler par ordre du régent, qui joua son rôle dans cette comédie, à qui il persuada qu'en cette circonstance ils avoient un commun intérêt[45]. Enfin le foible prince, si l'on en croit le duc de Saint-Simon, le nomma premier ministre, après mille hésitations et au milieu d'anxiétés qui prouvoient à quel point il sentoit l'énormité de la faute qu'il alloit commettre, et plus encore à quel point il étoit subjugué.

Quelques-uns cependant, et avec plus de vraisemblance, lui ont prêté d'autres motifs qui supposeroient que, sous cette insouciance et cette légèreté apparente, il savoit dissimuler, quand il le jugeoit convenable, des desseins assez profondément combinés; et que le dégoût des affaires, qu'avoit fait naître en lui l'abus des plaisirs, n'avoit pas banni de son âme la passion qui a peut-être le plus d'empire sur ceux qui en sont possédés, et qui presque toujours survit à toutes les autres, l'amour du pouvoir. Le roi touchoit à sa majorité; et ce pouvoir, dont le régent s'étoit fait une habitude, alloit lui échapper. Si, après cette époque fatale, il continuoit encore à l'exercer, il pouvoit craindre qu'on ne l'accusât de vouloir s'y perpétuer; tandis que le faisant passer, lorsqu'il lui appartenoit encore, entre les mains de sa créature, de l'homme de France le plus déconsidéré, le plus dépourvu de consistance, et par conséquent le moins redoutable pour lui, il écartoit ainsi, en ce qui le touchoit, et quoi que l'on pût dire sur le choix qu'il auroit fait, tout soupçon de vues ambitieuses, et tellement qu'après avoir été régent de France, consentant à succéder à Dubois dans cette place de premier ministre, il sembleroit faire un acte de dévouement. Or, cette succession ne devoit pas se faire long-temps attendre: Dubois étoit atteint d'une maladie mortelle, digne fruit de ses débauches crapuleuses, et son arrêt avoit été prononcé par les médecins[46]. Dans moins d'une année, la place ne pouvoit manquer d'être vacante; et c'étoit ainsi que le duc d'Orléans spéculoit sur la mort de celui à qui il s'étoit abandonné pendant sa vie. Il s'en expliqua ainsi, dit-on, dans des conversations intimes avec quelques familiers; et du reste, de telles combinaisons n'étonneroient point de la part de ce prince dont l'esprit affectionnoit tout ce qui sembloit subtil en intrigues et en affaires, et mettoit même de l'amour-propre à surpasser les plus habiles et les plus corrompus, en immoralité, en mépris pour les hommes, et en habileté dans la science des intérêts.

(1723) Quoiqu'il en puisse être, la prédiction se vérifia: Dubois jouit à peine une année de ce faîte des grandeurs auquel il n'avoit cessé de tendre, sans se donner aucun repos qu'il n'y fût parvenu; et le malheureux mourut comme il avoit vécu[47]. Sa mort acheva de révéler les turpitudes de sa vie: car alors il fut découvert que l'argent qu'il recevoit des Anglois, pour leur vendre les intérêts de la France, composoit à peu près la moitié de ses immenses revenus[48]. Quelques-uns ont vanté les actes de son court ministère; d'autres les ont décriés, et nous le représentent, dans ces derniers moments, comme plus emporté, plus cynique, plus désordonné dans les affaires, plus dégagé de tout frein, par cela même qu'il étoit dégagé de toutes craintes[49]. Lorsqu'il s'agit d'un homme tel que Dubois, ce qui est le plus infâme semble le plus vraisemblable, et nous croyons plutôt à ce dernier récit. Au reste, les actes de ce court ministère furent de peu d'importance; et en ce qui concerne l'histoire, ils sont tout-à-fait insignifiants.

Le duc d'Orléans partagea ouvertement, et, l'on peut le dire, effrontément, la joie que ressentoit la France d'être débarrassée de ce vil et odieux personnage[50], sans s'inquiéter si le mépris dont il affectoit d'accabler sa mémoire, ne retomboit pas sur lui-même qui l'avoit fait ce qu'il étoit devenu; et cependant, comme s'il n'eût pu trouver désormais personne à qui se confier, il se ressaisit du pouvoir, parut sortir du long sommeil dans lequel il avoit été plongé, et jetant un coup d'œil sûr et pénétrant sur les affaires auxquelles on le supposoit désormais inhabile pour les avoir trop long-temps négligées, étonna la ville et la cour par la supériorité, la facilité avec laquelle il sut les traiter, et l'étendue d'esprit qu'il montra à en embrasser l'ensemble sans lenteur, et sans confusion. Il joignoit à ces dons si rares de l'intelligence, des manières charmantes auxquelles on ne pouvoit résister, se rendoit accessible à tous, et même lorsqu'il refusoit, avoit l'art de ne point mécontenter. Ces efforts que l'ambition et non le sentiment du devoir lui firent faire sur lui-même, n'étoient qu'une fatigue nouvelle qu'il ajoutoit à celle des honteux plaisirs, qui étoient devenus pour lui une incurable habitude, et qui n'en furent point interrompus. L'excès du travail acheva bientôt d'éteindre une vie que les excès de l'intempérance continuoient d'épuiser: il mourut d'apoplexie entre les bras d'une de ses maîtresses[51], près de laquelle il attendoit l'heure de son travail avec le roi. Cette mort du régent arriva le 2 décembre de cette même année et peu de mois après celle du cardinal; il étoit âgé de quarante-neuf ans.

Telle fut la régence du duc d'Orléans: toutes les conséquences du système de gouvernement établi par Louis XIV y sont en quelque sorte accumulées; et la seule différence qu'offrent l'une et l'autre manière de gouverner, se trouve uniquement dans le caractère des deux hommes qui gouvernoient. Louis XIV n'avoit voulu de bornes au pouvoir monarchique, ni dans les anciennes institutions politiques de la France, ni dans la suprématie de l'autorité religieuse; mais il étoit sincèrement attaché à la religion. Ces bornes que son orgueil ne vouloit pas reconnoître, il les trouvoit dans sa conscience, qui, au milieu de ses plus grands écarts, devenoit son modérateur et l'y faisoit rentrer: ainsi, le despote étoit sans cesse adouci ou réprimé par le chrétien. Un prince sans foi, sans mœurs, sans conscience, reçoit, immédiatement après lui, ce même pouvoir et dans toute son étendue: il en peut faire impunément, et il en fait à l'instant même un instrument de désordre, de scandale, de corruption, de violences et de spoliations envers les citoyens, d'insultes et d'outrages envers la nation; car tout cela se trouve dans l'administration de ce sybarite, presque toujours plongé dans la paresse ou dans la débauche. Si l'on vit un moment, sous cette administration oppressive, et uniquement par le bon plaisir du maître, reparoître quelque ombre de cette opposition politique que Louis XIV avoit abattue, cette opposition, qui depuis long-temps s'étoit faite elle-même indépendante de l'autorité religieuse, qui de même n'avoit ni frein ni modérateur, reprit sa tendance anarchique, plus incompatible que jamais avec un tel despotisme, et dut être bientôt brisée par lui, pour recommencer, dans l'ombre, à conspirer contre lui.

Cependant il est remarquable que, dans cette tendance continuelle du pouvoir à établir, en France, le matérialisme politique le plus abject et le plus absolu, le catholicisme, dont la nation étoit comme imprégnée dans presque toutes ses parties, l'embarrassoit dans sa marche, et malgré tout ce qu'il avoit fait pour en atténuer l'influence, lui suscitoit des obstacles plus réels et bien plus difficiles à vaincre que l'opposition parlementaire. Ne pouvant le détruire, il voulut du moins l'exploiter à son profit; et la religion, que les usurpations continuelles et successives des princes temporels avoient, par degrés, soustraite en France à la protection sainte et efficace de son chef naturel, se vit, lorsque Louis XIV eut comblé la mesure de ces usurpations que l'on eut grand soin de maintenir après lui, réduite à l'opprobre d'être protégée par des hommes qui, en même temps, la profanoient par leurs scandales, et l'outrageoient par leurs mépris. Nous ne verrons que trop tôt ce qui en arriva; il nous suffira maintenant de faire remarquer encore que, malgré cette position fausse où se trouvoit placé, dans ce royaume, tout ce qui avoit action politique sur le corps social, et particulièrement la puissance religieuse, cette action n'en étoit pas moins réelle, et qu'elle empêchoit le pouvoir de marcher aussi fermement qu'il auroit voulu dans les voies qu'il s'étoit ouvertes; que, tour à tour, foible ou violent, selon qu'il étoit plus ou moins pressé par les résistances environnantes, il avoit tous les inconvénients du despotisme, sans y joindre les avantages qui résultent ordinairement pour le despote, de l'unité de la volonté et de l'énergie de l'action.

Il en alloit autrement en Angleterre: depuis la révolution de 1688, tout y avoit changé de face. Le protestantisme y avoit subi le sort qu'il devoit nécessairement éprouver partout où il parvenoit à s'établir: après y avoir été, tour à tour, un instrument de révolte et de despotisme, il avoit fini par n'avoir plus, dans l'État, aucun caractère, ni politique ni religieux. Plus heureux cependant que le clergé protestant du nord de l'Europe, le clergé anglican avoit pu conserver une grande partie des biens enlevés aux églises, lors de la réforme de Henri VIII, et se fondre dans le parti aristocratique de la nation qui, propriétaire à peu près de tout le territoire, s'étoit emparé du pouvoir après l'expulsion des Stuarts, et n'avoit rétabli une ombre de monarchie que comme un moyen de le conserver plus sûrement, décidé qu'il étoit à ne plus jamais s'en dessaisir[52]. Ainsi se forma tout d'un coup un matérialisme politique, sans nulle opposition religieuse, et qui ne trouva plus de résistance que dans les intérêts également matériels de cette autre partie de la nation qui n'avoit de part ni dans la propriété de la terre, ni dans l'exercice du pouvoir. Cette opposition toute populaire, abandonnée à elle-même, pouvoit devenir terrible: il eût été insensé d'essayer de la détruire; car on ne l'auroit pu qu'en détruisant la race d'hommes dont elle se composoit: les personnages habiles qui se succédèrent dans la direction de ce système nouveau et périlleux (et c'étoit une nécessité qu'ils fussent habiles pour s'y maintenir, ceux qui ne l'étoient pas tombant d'eux-mêmes par la force des choses), n'eurent donc qu'une seule pensée: ce fut d'incorporer, en quelque sorte, au pouvoir, une opposition si formidable, en l'y attachant par le lien indissoluble de tous ses intérêts.

Le commerce maritime pouvoit seul résoudre ce problème difficile d'enrichir à la fois et d'occuper cette population turbulente: ce fut vers le commerce maritime, déjà florissant chez eux, que ces chefs du parti aristocratique dirigèrent tous ses efforts, excitant et développant en elle, à dessein, toutes les passions cupides. Ce fut à s'emparer de l'empire des mers, à y détruire toute rivalité de la part des autres nations, qu'on les vit tendre tous les ressorts de leur politique extérieure; et deux puissances, la France et l'Espagne, qu'ils craignoient par dessus tout, et que le pacte de famille leur rendoit encore plus redoutables, devinrent le principal point de mire de cette politique machiavélique. Leurs ministres dans les cours étrangères, ne furent plus occupés qu'à y semer l'or pour corrompre, les flatteries et les séductions pour décevoir, et quand il étoit nécessaire, les troubles et les dissensions, pour détourner l'attention de l'Europe de leur marche constante, et de leurs progrès toujours croissants dans ce plan d'invasion commerciale. En même temps qu'ils étendoient de toutes parts leurs relations mercantiles, ils fondoient le crédit public, combinaison financière jusqu'alors sans exemple dans le monde civilisé, dont le résultat, qu'ils avoient profondément calculé, étoit de rendre toutes les fortunes particulières dépendantes de la fortune publique, et par conséquent intéressées à la soutenir; de fournir à l'État des ressources anticipées dont s'accroissoit encore l'activité du commerce, tandis que, par cette activité toujours croissante, le commerce consolidoit et augmentoit à son tour le crédit, pour en tirer ensuite d'autres ressources et lui rendre de nouveau ce qu'il en avoit reçu; espèce de progression qui sembloit ne devoir trouver de terme que dans l'envahissement entier du monde commercial, et dans l'appauvrissement de toutes les nations au profit de l'Angleterre. C'étoit un état violent qui, en exagérant les forces vitales de la nation, ne pouvoit manquer de la conduire tôt ou tard à quelque grande catastrophe; mais enfin cette catastrophe inévitable, vers laquelle l'Angleterre se précipite aujourd'hui comme poussée par la main de la Providence, n'est point encore arrivée, depuis plus d'un siècle que cette nation a commencé à présenter à l'Europe ce grand et effrayant spectacle. Elle a vécu d'une vie factice sans doute; mais c'est entière sur les intérêts matériels; cette vie, elle l'a prolongée et la prolonge encore aux dépens des sociétés catholiques, pour qui l'essai de ce système politique est devenu un principe de mort, parce qu'il leur a été impossible d'y confondre ensemble, comme le fait l'Angleterre, tous les intérêts en les matérialisant, et de leur imprimer ainsi le mouvement irrésistible qui résulte, pour cette nation, de cette réunion en quelque sorte forcée de toutes les volontés individuelles[53]: elle seule l'a pu faire, parce qu'elle se trouvoit dans des circonstances dont l'histoire du monde n'offre pas un second exemple; et ce qui n'étoit jamais arrivé avant elle, après elle n'arrivera jamais chez aucune autre nation, et plus particulièrement chez celles qui l'ont follement imitée.

Nous avons déjà vu les premiers effets de cette politique angloise à l'égard de la France: la pension payée à Dubois avoit valu deux choses au cabinet de Saint James, la destruction presque totale de la marine espagnole, et qu'il ne fut pas construit un seul vaisseau dans nos ports, tant que dura la régence. Nous allons le voir obtenir, en ce genre, bien d'autres succès; et quand la corruption ne l'aidera pas, un aveuglement non moins fatal se fera son auxiliaire.

La mort du régent réjouit tous les partis: les gens de cour, pour n'avoir pas obtenu de lui tout ce qu'il leur avoit fait d'abord espérer; le parlement, pour ces coups d'autorité dont il l'avoit accablé, après lui avoir promis un meilleur avenir; les jansénistes, pour en avoir été repoussés et persécutés après qu'il les avoit accueillis et même protégés; le clergé, pour n'en avoir été satisfait qu'à demi, parce qu'en faisant enregistrer la bulle Unigenitus, il s'étoit obstiné à maintenir les appels comme d'abus, et l'avoit ainsi laissé sous le joug de ce même parlement, qu'à son égard il avoit jugé à propos de réduire au dernier degré de servitude; les honnêtes gens, pour la corruption de ses mœurs, son impiété déclarée et le scandale de sa vie; la France entière, pour les funestes opérations financières qui avoient fait sa ruine et dont il la menaçoit encore, lorsqu'il eut repris la direction des affaires. On se réjouit donc généralement de cette mort, et avec juste raison, comme de la délivrance d'un fléau; mais au milieu de cette joie, personne, en regardant autour de soi, n'eût pu dire ce qu'il espéroit d'un changement. Louis XV, alors à peine âgé de quinze ans, étoit d'un caractère doux, timide, inappliqué, et avoit toute l'inexpérience de son âge. Toutes les pensées et toutes les affections de ce roi enfant, concentrées dans sa domesticité, se portoient plus particulièrement sur son précepteur, l'abbé de Fleuri, évêque de Fréjus. Lors de l'enlèvement du maréchal de Villeroi, celui-ci, ayant feint de vouloir partager sa fortune et s'étant éclipsé de la cour, la douleur de l'élève s'étoit manifestée avec une telle violence qu'on en avoit été effrayé, et qu'on s'étoit hâté de chercher son précepteur pour le lui rendre, ne trouvant aucun autre moyen de l'apaiser. L'évêque de Fréjus étoit donc revenu à la cour, plus sûr que jamais de son ascendant sur le jeune monarque, le fortifiant de jour en jour davantage de ce qu'il avoit dans l'esprit d'insinuation et d'aménité, cachant avec le plus grand soin le désir qu'il avoit du pouvoir, et, quoique déjà septuagénaire, attendant tout de sa patience et du temps. Tel étoit sa position à la cour depuis l'événement qui avoit révélé cet attachement excessif que Louis XV avoit pour lui, que le duc d'Orléans lui-même n'avoit pas cru pouvoir succéder à Dubois dans la place de premier ministre, sans solliciter son appui; et l'adroit vieillard, jugeant que le temps n'étoit pas encore venu pour lui, l'avoit accordé avec toutes les apparences d'un entier désintéressement. Il n'en fut pas de même lorsqu'à la mort de ce prince, le duc de Bourbon prétendit à le remplacer. Cette fois-ci, la complaisance de l'évêque de Fréjus, sans lequel il ne pouvoit rien, ne fut pas aussi désintéressée; il voulut qu'une part du pouvoir en fût le prix, et se réserva la direction des affaires ecclésiastiques. Cette part lui fut cédée avec répugnance par le plus altier des princes du sang; mais enfin il l'obtint, et ce fut ainsi que le précepteur du roi commença à entrer dans le gouvernement de l'État.

(1724-1725) Ce ministère du duc de Bourbon fut court, et deux mots suffisent pour le peindre: il fit regretter celui du duc d'Orléans. Abandonné avec autant d'indolence à sa maîtresse la marquise de Prie, que le régent l'avoit été à Dubois, et surtout avec plus d'aveuglement et d'ineptie, il fut le premier qui offrit à la France le scandale plus grand encore d'une femme perdue placée à la tête des affaires publiques, et s'en emparant comme d'une proie à partager avec les agents de ses intrigues et les compagnons de ses débauches. Les diplomates anglois n'eurent autre chose à faire que de transmettre à cette femme la pension qu'ils avoient payée au favori du régent pour continuer de régner en paix dans le cabinet des Tuileries, et d'y voir suivre le système de politique et d'administration le plus favorable à leurs vues et à leurs intérêts.

Ainsi rien ne changea dans la politique extérieure; dans l'administration intérieure, ce fut pis qu'auparavant. Les hommes les plus décriés, parmi ceux que le système de Law avoit enrichis sans avoir pu assouvir leur avidité insatiable, formèrent la clientelle d'un prince qui s'étoit enrichi avec eux et par des moyens tout semblables; et tout se vendit à la cour, places, honneurs, grâces, dignités, avec un tarif pour chaque chose, et plus effrontément qu'on ne l'avoit fait jusqu'à ce jour. Il y eut des ministres et un conseil d'État, mais seulement pour la forme: tout se décidoit d'avance dans un comité secret auquel présidoit la marquise de Prie[54], et où siégeoient uniquement des financiers; car des affaires de finance, c'est-à-dire des édits bursaux, sous toutes les formes, étoient, pour cette coterie prodigue et cupide, les affaires les plus importantes, ou pour mieux dire, les seules affaires de l'État.

Cependant, à peine maître de ce pouvoir qu'il avoit, à l'instant même, si stupidement prostitué, le duc de Bourbon se vit menacé de le perdre: une maladie du roi, que l'on crut sérieuse, le jeta, ainsi que sa maîtresse et ses affidés, dans les plus vives alarmes. L'héritier présomptif du trône étoit le nouveau duc d'Orléans qui le haïssoit; et la mort de Louis XV seroit devenue, pour le premier ministre, le signal de la plus cruelle disgrace. Il fut donc arrêté, dans le comité secret, que, dès que le roi auroit recouvré la santé, on prendroit des précautions pour n'être plus exposé à des chances aussi périlleuses; et la principale occupation de ce ministère, qui ne devoit durer qu'un jour, fut d'assurer à jamais son existence en cherchant au jeune monarque une femme qui pût, sur-le-champ, lui donner un héritier. Cette résolution prise, l'infante à laquelle il avoit été fiancé et que l'on élevoit à Paris, étant encore en bas âge, fut renvoyée en Espagne, et le fut avec une insolence dont Philippe V et la reine surtout conçurent un profond ressentiment. On vouloit pour Louis XV une femme dont la position et le caractère fussent tels, qu'elle pût être facilement conduite et même dominée par ceux à qui elle auroit dû son élévation; et la sœur du duc de Bourbon, à laquelle on avoit d'abord pensé[55], fut elle-même rejetée, parce qu'elle ne sembla pas présenter des garanties suffisantes à cette folle prétention qu'avoit la coterie de se perpétuer dans le pouvoir. La marquise de Prie crut les trouver, et sur ce point elle avoit rencontré juste, dans la fille d'un roi de Pologne détrôné[56], à qui la France avoit accordé un asile obscur au fond d'une de ses provinces, et qui y vivoit en quelque sorte de ses aumônes; et il fut décidé que Marie Leczinska seroit reine de France. Telle fut l'origine de la fortune subite et prodigieuse de cette jeune princesse, dont une duchesse de Bade n'avoit pas voulu pour sa bru, et qui se fût estimée heureuse, quelques mois auparavant, d'épouser un des officiers de cette cour dont elle alloit devenir la souveraine.

Tel fut aussi le grand œuvre du ministère du duc de Bourbon: il en triomphoit sottement et sa maîtresse avec lui, et cependant leur chute suivit de près l'événement par lequel ils s'étoient crus raffermis. Ils n'avoient en effet aucun obstacle à craindre du côté de la jeune reine; mais aussi ils n'y pouvoient trouver un appui. La haine publique croissoit sans cesse contre eux par l'effet de ces tracasseries financières, et cependant insuffisantes, dont ils ne cessoient de tourmenter la nation. Ils essayèrent de sortir d'embarras par la création d'un impôt plus fort et qui pesoit également sur tous les ordres de l'État: le clergé, la noblesse, le parlement, élevèrent à la fois leurs réclamations; l'animadversion de toute la France fut à son comble; et Fleuri, qui épioit le moment favorable, crut qu'il étoit temps enfin de renverser un ministère aussi mal habile que violent et scandaleux. Il ne lui fut pas difficile d'y amener son royal élève qui n'aimoit pas le duc de Bourbon, et jamais on ne tomba de si haut avec moins de bruit. Une lettre de cachet exila le duc à sa terre de Chantilli, une autre relégua sa maîtresse en Normandie, et tout finit là. Fleuri, qui avoit su conserver, malgré eux, la part de pouvoir qu'ils avoient été forcés de lui laisser, se trouva ainsi doucement et presque naturellement porté à la tête des affaires.

L'évêque de Fréjus étoit un homme médiocre en tout. Son caractère, sans être foible jusqu'à l'extrême timidité, n'avoit pas cependant l'énergie nécessaire pour lutter contre de grands obstacles et pour les surmonter. Il avoit dans l'esprit ce qu'il falloit de sens et de sagacité pour bien comprendre un certain ordre à mettre dans certaines parties de l'administration, et pour exécuter ce qu'il avoit compris; mais là s'arrêtoit la portée de sa vue; et ces vives lumières qui embrassent l'ensemble des affaires, qui pénètrent jusqu'aux entrailles du corps social pour y découvrir le mal interne dont il est tourmenté, qui saisissent les rapport extérieurs d'un grand empire, leurs avantages ou leurs inconvénients, et s'étendent jusque sur son avenir, lui avoient été refusées. C'étoit de même un homme réglé et modeste dans ses mœurs, à qui l'on ne connoissoit aucun vice; qui, si l'on en excepte un extrême amour du pouvoir qu'il avoit su très adroitement dissimuler, n'étoit troublé par aucune passion dominante; mais aussi il n'y avoit en lui aucune de ces vertus fortes qui produisent les grandes actions et édifient par de grands exemples. C'étoit par cette médiocrité même et par la douceur de son commerce, lequel, à l'égard de son royal élève, ressembloit à une sorte de paternité, qu'il avoit su s'emparer des affections de ce jeune prince, médiocre lui-même, et qu'une éducation molle et absurde avoit entretenu dans l'indolence de toutes ses facultés intellectuelles; car c'est là un des plus grands reproches que l'on puisse faire à Fleury, d'avoir élevé un roi de France comme s'il fût né pour obéir et non pour commander. Tel étoit ce vieillard qui, à soixante-treize ans, ne fut point effrayé de la charge de gouverner un grand royaume. Devenu maître du pouvoir, il n'est pas besoin de dire qu'il le fut aux mêmes conditions que tous ceux qui l'avoient précédé, aussi absolument que Louis XIV et Dubois avoient pu l'être: il en fit seulement un usage différent. Il ne voulut point du titre de premier ministre que Dubois avoit avili, auquel le duc de Bourbon étoit loin d'avoir rendu son ancien éclat, qui d'ailleurs n'auroit rien ajouté à ce qu'il y avoit de réel et de solide dans sa nouvelle position. Mais les hautes dignités de l'Église étoient de nature à lui donner un véritable relief; et cette même année, sur la demande du roi de France, et du consentement de l'empereur et du roi d'Espagne, l'évêque de Fréjus fut nommé cardinal, hors de rang et par anticipation.

Le nouveau ministre s'entoura d'hommes encore plus médiocres que lui, mais qu'il choisit propres à entrer dans ses vues d'ordre et d'économie; il rappela de l'exil et fit sortir de prison ceux que la haine et les vengeances des ministères précédents avoient exilés ou emprisonnés; les princes légitimés recouvrèrent toutes leurs prérogatives, le seul droit de succession au trône excepté; la cour prit, au même instant et avec la souplesse qui lui est propre, toutes les allures douces, décentes et paisibles du vieillard qui gouvernoit l'État, et si la corruption invétérée des mœurs n'y fut pas moins profonde, elle s'y dépouilla du moins de ces manières cyniques et grossières qu'elle avoit adoptées sous la régence, et les remplaça par ces raffinements de la galanterie que l'on peut appeler l'hypocrisie de la débauche. Le seul prince dont Fleuri eût pu craindre l'influence, le jeune duc d'Orléans, étoit sans ambition et le plus éloigné de tous de lui disputer le pouvoir: il le posséda donc sans rivaux et à peu près sans ennemis.

(1726-1730) C'étoit pour la première fois, et depuis des siècles, que l'on voyoit arriver au timon de l'État un ministre parfaitement désintéressé. Les finances, si violemment et si scandaleusement restaurées sous la régence, menaçoient de redevenir un abîme pour la France. La prodigalité du duc d'Orléans, la cupidité sans bornes de ceux dont il s'étoit entouré, y avoient porté, depuis le système, de nouvelles et funestes atteintes, et le ministère du duc de Bourbon avoit été une espèce de pillage. Ce fut, ainsi que nous venons de le dire, par l'ordre, par l'économie, que le nouveau ministère voulut réparer le mal. La paix profonde dont jouissoit l'Europe lui en fournissoit une occasion favorable, et plusieurs opérations heureusement combinées produisirent de bons résultats. Il fixa enfin, d'une manière invariable, la valeur des monnoies, si frauduleusement altérées sous les ministères précédents, et le fit de manière à donner désormais de la sûreté aux transactions particulières sans porter dommage aux intérêts de l'État; il trouva tout à la fois le moyen de diminuer les impôts et d'accroître les revenus publics, en augmentant le prix des fermes générales; pour éteindre des emprunts faits à un taux onéreux, il sut, vu la confiance qu'il inspiroit, en contracter d'autres à des conditions avantageuses; par l'effet naturel de l'aisance du trésor public, le commerce et les manufactures reprirent de l'activité, et les colonies prospérèrent[57].

Ici finissent les éloges que nous pouvons donner au ministère du cardinal de Fleury. Hors de ses opérations financières, son administration n'offre plus que foiblesse et ineptie. Nous le suivrons d'abord, et jusqu'à la fin, dans sa politique extérieure qui ne fut qu'une suite de fautes grossières, même alors qu'elle sembloit être justifiée par des succès, et qui prépara les désastres et la honte des temps qui vinrent après lui; puis nous reviendrons à ce qui se passa dans l'intérieur, où les événements les plus graves ne purent être maîtrisés par la main timide et débile de ce vieillard.

Entraînés comme nous l'avons été jusqu'ici, et afin de rendre intelligible l'histoire d'une ville comme Paris, à y joindre une esquisse rapide de l'histoire de la France entière, nous nous voyons, de temps à autre, forcés d'y ajouter un tableau général de la situation de l'Europe; car, depuis le seizième siècle surtout, il est également difficile de comprendre ce qui concerne quelqu'une des grandes nations qu'elle renferme, si l'on ne retrace, à certains intervalles, un exposé de la situation, des vues, des intérêts des autres nations dont se compose la grande société européenne, société unique dans l'histoire des peuples, et par les intérêts communs qui lui donnent la force et la vie, et par les dissensions intestines qui l'épuisent et la tuent, société à laquelle le christianisme a rattaché les destinées du monde, et à un tel point que sa chute et sa dissolution semblent devoir amener avec elles la fin de toute société. Il convient donc de jeter ici un second coup d'œil sur cette situation des grandes puissances de l'Europe et sur les intrigues de leurs cabinets, intrigues qui, depuis long-temps, formoient toute leur politique.

La reine d'Espagne ne pardonnoit point à la France le renvoi outrageant qu'on lui avoit fait de sa fille, et nous avons dit que Philippe en avoit été également offensé. Dans leurs projets de vengeance, auxquels se joignoit le vif désir que conservoit toujours Élisabeth Farnèse de procurer à ses fils des établissements en Italie, ils se tournèrent vers l'Autriche, qui se trouvoit alors comme isolée au milieu de cette alliance de l'Angleterre avec la France, de celle-ci avec l'Espagne, et, par ce triple obstacle, contrariée dans le projet qu'elle avoit formé de prendre part au commerce maritime, que l'on commençoit à considérer comme la principale prospérité des nations. Elle accueillit d'abord avec empressement les ouvertures que lui fit l'Espagne, dont l'alliance sembloit devoir rétablir pour elle cet équilibre que les derniers traités avoient rompu. Un traité fut donc conclu à Vienne le 30 avril 1725: l'empereur y reconnoissoit les droits héréditaires de l'infant don Carlos aux duchés de Toscane, de Parme et de Plaisance, et s'engageoit à employer ses bons offices pour faire rendre à l'Espagne, par l'Angleterre, Gibraltar et l'île de Minorque. De son côté, le roi d'Espagne se faisoit garant de l'ordre de succession établi par l'empereur pour ses États héréditaires, affaire à laquelle ce monarque attachoit la plus grande importance, dont il étoit presque uniquement occupé, qui se lie aux plus grands événements de ce siècle, et dont nous ne tarderons point à parler avec plus de détail. Peu de temps après, ces deux puissances signèrent entre elles un second traité de commerce et d'alliance défensive. Ceci se passa sous le ministère du duc de Bourbon, et immédiatement après que l'infante eut été renvoyée.

Les Anglois, qui payoient pour être maîtres dans le cabinet des Tuileries, informés de ce qui se passoit, n'eurent point de peine à y faire prévaloir cette opinion, qu'il n'y auroit rien de plus préjudiciable aux intérêts de la France que de souffrir que l'Autriche devînt puissance maritime et commerçante. Pour parer à un danger aussi imminent, un nouveau traité resserra les liens qui unissoient entre elles les deux puissances[58]. Alors l'Angleterre arma contre l'Espagne; de son côté l'Espagne se prépara au siége de Gibraltar. Mais il arriva que l'Autriche, sur laquelle elle avoit compté, ne tint point ses engagements; d'autres intérêts l'en détournèrent, et Philippe, dont le ministre Riperda étoit lui-même vendu à l'Angleterre, se trouva bientôt seul vis-à-vis d'une puissance maritime à laquelle il ne pouvoit opposer un seul vaisseau, et embarrassé d'un siége où se consumoit inutilement son armée. Les choses en étoient là, lorsque le cardinal de Fleuri arriva au ministère.

Ce n'étoit point un homme que l'on pût corrompre avec de l'argent; mais déjà le cabinet de Saint-James avoit trouvé son côté foible: c'étoit une bonne opinion de lui-même, si solidement établie, qu'il n'étoit point de flatterie sur son mérite qui ne trouvât son oreille prête à la recevoir, et à laquelle il ne se laissât prendre comme l'enfant le plus inexpérimenté. Horace Walpole étoit alors ambassadeur d'Angleterre en France: sachant à qui il avoit affaire, et bien endoctriné par son frère, le célèbre Robert Walpole, qui gouvernoit alors l'Angleterre, et qui avoit encore besoin de la paix pour achever d'y résoudre le problème du gouvernement représentatif par la corruption (qui est en effet son seul principe de vie, en tant qu'il peut vivre), le rusé diplomate joua donc auprès du nouveau ministre le rôle de flatteur; et jamais on ne fut plus malheureusement dupe que ce vieillard d'un plus grossier manége[59]. Affectant de le consulter sur tout, de déférer à ses conseils, d'être subjugués par la force de ses raisonnements, de le vénérer, de le chérir même, les deux frères, comme s'ils eussent voulu lui donner la plus haute marque de la confiance et du respect qu'ils avoient dans ses lumières, le firent médiateur entre l'Angleterre et l'Espagne, et ce fut pour lui la plus douce des jouissances de pouvoir procurer à cette puissance une paix dont l'Angleterre elle-même avoit le plus grand besoin. Le résultat de cette paix fut d'établir enfin, dans le duché de Parme, un infant d'Espagne, et de faire obtenir aux Anglois ce qu'ils désiroient depuis long-temps avec ardeur, une part active dans le commerce des colonies espagnoles[60]. Par l'effet de cette médiation, le pacte de famille se resserra, et, depuis, l'union fut inaltérable entre l'Espagne et la France.

Cependant la Russie que Pierre Ier avoit tirée de la barbarie profonde qui, jusqu'à lui, l'avoit tenue séparée du système européen, commençoit à y prendre sa place, et au milieu des révolutions de palais qui l'agitèrent après la mort de son féroce législateur, mettoit déjà son poids dans la balance de ses intérêts. Cette puissance étoit trop voisine de la Pologne pour ne pas prétendre à exercer une influence décisive sur les destinées de cette nation; et l'on sait que ce même Stanislas Leczinski, dont la fille se voyoit maintenant reine de France comme par une espèce de prodige, avoit été précipité par Pierre lui-même de son trône électif. Les successeurs du czar avoient depuis arraché le duché de Courlande au prince Maurice de Saxe, fils naturel du roi régnant Auguste II, et malgré les vœux des Courlandois qui l'appeloient à régner sur eux. À peine s'étoient-ils emparés de cette province, que le roi de Pologne mourut: d'accord avec l'Autriche, ils y portèrent son fils l'électeur de Saxe. Alors s'éveilla en France, et surtout à Paris, une ardeur guerrière que l'on auroit pu croire éteinte au milieu de l'oisiveté d'une si longue paix. Ce qui restoit des vieux généraux de Louis XIV s'ennuyoit de la nullité à laquelle ils étoient réduits; et le feu de l'âge y poussoit les jeunes gens, à qui la vie des camps étoit encore entièrement inconnue. Le père de la reine avoit un parti puissant en Pologne: ce fut un cri général que l'honneur de la France étoit intéressé à l'y rétablir.

(1733-1735). La première marque de foiblesse que donna le cardinal de Fleuri, fut de se laisser entraîner par ces clameurs à faire une guerre qu'il désapprouvoit, qui l'arrachoit à ses plans de réformes financières, et qui n'avoit effectivement aucun but utile pour la France; la seconde, de n'avoir pas su la pousser vigoureusement, après avoir, bon gré mal gré, pris son parti. Tandis que l'Autriche et la Russie faisoient marcher des armées formidables sur les frontières du royaume en litige, une lâche et sotte condescendance pour les Anglois qu'il craignoit d'inquiéter en faisant sur mer de trop grands armements, et son économie parcimonieuse, réduisirent à quinze cents hommes et à trois millions le secours honteux qu'il envoya à Stanislas. Celui-ci, bien que proclamé roi par le vœu unanime de la noblesse polonaise, fut bientôt, et pour la seconde fois, renversé du trône pour avoir été si mal secouru, se trouva heureux d'échapper à travers mille périls à ses ennemis, et se hâta de revenir en France, désormais son refuge assuré. L'électeur de Saxe fut proclamé roi de Pologne.

La guerre, pour être faite en Allemagne et en Italie d'une manière moins déshonorante, étoit loin cependant d'y être glorieuse et décisive. Les deux vétérans de la gloire militaire de la France, Villars et Berwick commandoient les armées destinées à agir sur ces deux points des frontières. Villars, alors octogénaire, avoit pour auxiliaire le successeur de Victor-Amédée qui, suivant en tous points les traditions politiques de son père, s'étoit allié avec la France uniquement pour qu'elle fît, à son profit, la conquête du Milanais. Elle fut achevée en trois mois; et le roi de Sardaigne, jusque-là plein d'ardeur et d'activité, devint, dès ce moment, timide, indolent, irrésolu, et, par ses hésitations et ses fausses manœuvres, prit à tâche d'entraver toutes les opérations de l'armée françoise, et l'empêcha de tirer aucun fruit de ses victoires. En Alsace, le corps d'armée sous les ordres de Berwick se vit réduit à l'inaction, dès son entrée en campagne, par cette pusillanimité présomptueuse du cardinal qui, du fond de son cabinet, prétendoit aussi diriger les plans de campagne, comme l'avoit fait Louis XIV; et cent mille hommes commencèrent la guerre par un repos de quatre mois, pour ne se hasarder que l'année suivante à passer le Rhin. Le fleuve passé, Berwick, après avoir remporté quelques avantages, résultat presque nécessaire de la supériorité du nombre, alla mettre, et probablement par ordre, le siége devant Philisbourg, se renferma dans des lignes inexpugnables, pour n'y être point troublé par l'ennemi, et, avant que la ville eût été prise, fut emporté par un boulet de canon. Villars mouroit en même temps dans son lit à Turin; et des hommes, plus ou moins médiocres, remplacèrent ces deux grands capitaines. Philisbourg se rendit: le prince Eugène, qui avoit jugé imprudent d'attaquer les François dans leurs retranchements, se retrancha à son tour; et, par les mêmes motifs, l'armée françoise n'osa pas tenter une attaque contre lui. Deux généraux en avoient pris le commandement après la mort de Berwick, le marquis d'Asfelt et le duc de Noailles: ils se divisèrent; il n'y eut plus de dessein arrêté dans les mouvements de l'armée; le prince Eugène n'eut pas de peine à faire avorter leurs manœuvres incertaines; et de part et d'autre on prit, dès l'automne, des quartiers d'hiver.

En Italie, le maréchal de Coigni avoit remplacé Villars: de ce côté, où l'Autriche avoit encore moins de forces, il y eut un événement décisif, mais dont les Espagnols eurent seuls la gloire, et dont aussi ils recueillirent seuls les avantages. Le royaume de Naples fut envahi par l'infant don Carlos, à la tête d'une armée que commandoit sous lui un général habile, le duc de Montemar; ses opérations militaires y furent secondées par les vœux de la nation, et, dans moins de deux campagnes, les troupes impériales se virent entièrement chassées de ce royaume, et, à l'exception de trois villes, de toute la Sicile. En Lombardie, grâce aux lenteurs calculées de Charles-Emmanuel, les Autrichiens faisoient plus de résistance: après avoir été battus par le général françois à la bataille de Parme, ils le battirent à son tour au combat de la Secchia, parce qu'il n'avoit pas su profiter de sa victoire; et la revanche qu'il prit bientôt sur eux à Guastalla, fut de même sans résultat. Tout, après cette affaire qui devoit être décisive, et de même que sur le Rhin, devint timide et incertain dans les manœuvres du maréchal de Coigni, auquel on avoit également donné un second, le maréchal de Broglie. Le roi de Sardaigne, qui s'étoit montré plein de résolution pendant la bataille, revint à ses perfidies accoutumées après la victoire; et le général autrichien Kœnigsegg, meilleur tacticien que ses ennemis, sut habilement profiter de leurs fautes. Après deux victoires, on avoit perdu du terrain, on se soutenoit difficilement dans le Milanais, et tout languissoit également sur ce point des opérations militaires. Il y avoit encore d'autres causes de ce peu d'activité: c'est qu'on avoit déjà commencé à négocier de la paix.

La France, dans cette guerre, n'avoit à peu près rien gagné; l'Autriche avoit beaucoup perdu, et l'avenir étoit de nature à lui causer de sérieuses alarmes. À la vérité, la Russie se disposoit à envoyer une armée nombreuse à son secours; mais de tels alliés, au sein de ses États, l'auroient inquiétée presque autant que des ennemis. Toutefois il n'y avoit rien dans sa position d'assez désespéré pour déterminer Charles VI à faire les concessions que lui coûta cette paix: le vif désir qu'il avoit de faire reconnoître et garantir par toutes les puissances de l'Europe la Pragmatique par laquelle il régloit sa succession, espèce d'idée fixe dont il étoit presque uniquement possédé, l'emporta sur toute autre considération[61]. Pour obtenir cette garantie illusoire, ce foible prince abandonna le royaume de Naples à l'Espagne, et la Lorraine à la France, qui fut étonnée de l'obtenir, car elle n'avoit pas même d'abord songé à la demander[62]. C'est ainsi que lui fut acquise, et sans retour, par une suite de fautes politiques et militaires, une province que Louis XIV, dans le plus haut degré de sa puissance et de ses victoires, n'avoit pu réussir à joindre à ses États. Le duc de Lorraine reçut en échange le duché de Toscane, et épousa la fille de l'empereur, cette Marie-Thérèse que nous allons bientôt voir jouer le premier rôle sur ce grand théâtre de l'Europe. Ni dans cette guerre ni dans cette paix, on ne vit paroître les Anglois; il n'étoit pas encore temps pour eux de se mêler ouvertement aux troubles du continent: ils s'y préparoient.

L'économie du cardinal de Fleuri avoit triomphé, dans cette guerre, plus que les armes de la France: avec l'établissement d'un dixième il avoit fait face à toutes les dépenses. Si les suites en eussent été désastreuses, on lui eût justement reproché cette économie mal entendue: on lui en sut gré, parce que ces suites passèrent même ce qu'on auroit pu imaginer; et des événements inattendus et inespérés le firent considérer comme le plus sage et le plus prévoyant des ministres.

(1735-1741.) La France jouit avec délice de cette paix, qui se prolongea depuis 1735 jusqu'à 1741, et comme si rien n'eût jamais dû la troubler. Fleuri continuoit d'exercer le pouvoir le plus absolu qui eût jamais été accordé à un ministre de France[63], et, fidèle à son système, apportoit tous ses soins à rétablir les finances et laissoit dépérir la marine. Le jeune roi s'enfonçoit de jour en jour davantage dans la mollesse et l'oisiveté, et ses mœurs donnoient les premiers signes de cette dépravation qui plus tard devoit montrer sur le trône de France des prodiges d'infamie qu'on n'y avoit jamais vus. Ces premiers signes furent effrayants: deux sœurs[64] se disputèrent les faveurs du monarque et les obtinrent tour à tour; elles en jouirent même ensemble, et l'on eût dit que ce qu'il y avoit d'incestueux dans ces commerces les lui rendoit plus attrayants. La mort subite et violente d'une d'elles[65] le frappa cependant, et parut lui causer quelques remords: aussitôt l'effroi fut grand parmi les courtisans; il y eut une ligue pour le replonger dans le vice d'où il sembloit vouloir sortir, et ce fut une troisième sœur que l'on choisit pour remporter ce détestable triomphe[66]. Elle en jouit avec encore plus de scandale, et fut, sous le nom de duchesse de Châteauroux, la première maîtresse de Louis XV publiquement et en quelque sorte officiellement reconnue. Le cardinal de Fleuri hasarda quelques représentations qui furent mal reçues: il se garda bien de les réitérer, et fermant prudemment les yeux, se renferma dans les soins de son administration économe et imprévoyante, s'établissant le médiateur heureux des démêlés peu importants qui pouvoient s'élever entre quelques alliés de la France, et ne changeant rien au système qu'il s'étoit fait de marcher à la suite de l'Angleterre, continuant de mettre tous ses soins à ne pas la troubler, à ne pas lui causer le moindre ombrage, comme si les concessions qu'il faisoit à cette puissance eussent été le gage assuré d'une paix éternelle pour la France et pour tout le continent.

On pouvoit prévoir cependant que la cupidité de ses marchands ne se contenteroit pas de cette petite part que le dernier traité leur avoit fait obtenir dans le commerce des colonies espagnoles; qu'une fois introduits si imprudemment dans ce commerce, ils essaieroient de l'attirer à eux tout entier; que l'Espagne s'en irriteroit et prendroit des mesures pour les arrêter dans leurs empiétements; que le gouvernement anglois soutiendroit des actes frauduleux que lui-même avoit secrètement encouragés, et que de cet article de la paix sortiroit une guerre où il deviendroit bien autrement utile de se faire médiateur, et de se présenter dans une attitude propre à faire respecter sa médiation: c'est ce qui arriva. L'Espagne se fâcha de voir son propre commerce dépérir au profit des contrebandiers anglois[67], et ordonna contre eux des mesures répressives; l'Angleterre, qui violoit si ouvertement les traités, cria à l'outrage, à la violation du droit des gens, et déclara la guerre à l'Espagne. Le cardinal s'offrit comme médiateur; c'étoit le rôle qu'il aimoit à jouer. Acceptée dérisoirement par les ministres, le parlement lui fit voir le peu qu'étoit maintenant cette médiation, en la rejetant avec mépris; les flottes angloises parcoururent les mers, où, grâce à lui, elles ne rencontroient plus d'obstacles, achevant d'y détruire le commerce espagnol, menaçant de toutes parts ses établissements d'outre-mer; et le vieux ministre fut le témoin impuissant d'une guerre entreprise pour justifier un brigandage, et achever d'arracher leurs dépouilles à ceux qui n'avoient pas voulu se laisser dépouiller. Cette guerre devoit bientôt se compliquer avec les nouveaux intérêts qu'un grand événement alloit faire naître en Europe.

(1740) L'empereur Charles VI venoit de mourir, laissant sa fille Marie-Thérèse seule héritière de ses États, et protégée dans ses droits à cette succession par un pacte que tous les souverains de l'Europe avoient reconnu; et cette reconnoissance, il l'avoit payée assez cher pour pouvoir espérer que l'on tiendroit les conditions du marché[68]. Mais l'Autriche étoit alors épuisée par une guerre malheureuse qu'elle venoit de soutenir contre les Turcs, et qu'une paix honteuse avoit difficilement terminée; une simple femme se présentoit pour revendiquer ce grand héritage, et, malgré la foi des traités, un brigandage non moins révoltant que celui que les Anglois exerçoient sur les mers, fut à l'instant même projeté sur le continent. Les électeurs de Saxe et de Bavière, la reine d'Espagne, en sa qualité de princesse de Parme, le roi de Sardaigne, s'élevèrent à la fois contre l'héritière, les uns lui disputant l'héritage entier, les autres essayant de lui en arracher des lambeaux, et tous faisant valoir des prétentions plus ou moins absurdes; car ils avoient encore la pudeur de chercher à couvrir d'une ombre de justice cette œuvre d'iniquité. Cet orage, qui s'élevoit contre la fille de Charles VI, enhardit le souverain du plus petit royaume du Nord à se mettre au rang des compétiteurs: le roi de Prusse réclama la Silésie, usurpée, disoit-il, sur ses aïeux; et tandis que les autres en étoient encore à étaler leurs titres et à rassembler des arguments pour en prouver la légitimité, ce prince (c'étoit Frédéric II, qui venoit de monter sur le trône) montra d'abord ce qu'il étoit capable de faire, en envahissant à main armée la province qu'il venoit de réclamer. Guerrier hardi et entreprenant, il ne se montra pas moins adroit politique, en offrant sur-le-champ à Marie-Thérèse de prendre son parti si elle vouloit lui abandonner sa conquête, et de l'aider à faire couronner son mari empereur. La fière princesse dédaigna ses offres, et n'y répondit qu'en faisant marcher une armée contre lui. (1741) Frédéric remporta sur cette armée la première de ses victoires; l'occupation de la Silésie entière fut le prix de la bataille de Molwitz, et la ligue contre l'Autriche en fut la conséquence.

Que l'électeur de Bavière, ainsi qu'il ne tarda pas à le manifester, eût des prétentions à la couronne impériale; que les autres souverains que nous venons de nommer crussent la circonstance favorable pour s'emparer de quelques dépouilles de l'Autriche, on le peut concevoir dans cette politique de l'Europe civilisée, qui, sous tous les rapports de violence et de rapacité, ne différoit point de celle des peuplades les plus barbares; mais la France, qui ne prétendoit à rien dans cet odieux partage, qui jouissoit d'une paix dont elle avoit besoin, qui se parjuroit gratuitement en entrant dans une semblable ligue, quels motifs pouvoient l'y entraîner? Il n'en fut pas présenté un seul que le bon sens eût osé avouer. «L'intérêt de la France étoit, disoit-on, de favoriser contre l'Autriche l'électeur de Bavière, son ancien allié, qui avoit autrefois tout perdu pour elle à la bataille d'Hochstedt.» Mais ce qu'il avoit perdu alors, les traités depuis le lui avoient fait recouvrer, et la reine de Hongrie n'avoit ni le pouvoir ni la volonté de le lui ravir de nouveau.» Il paroissoit aisé, ajoutoit-on, de lui procurer à la fois l'Empire et une partie de la succession autrichienne; par là on enlevoit à la nouvelle maison d'Autriche-Lorraine cette supériorité que l'ancienne avoit affectée sur tous les autres potentats de l'Europe; on anéantissoit cette vieille rivalité entre les Bourbons et les Autrichiens; on faisoit plus que Henri IV et Richelieu n'avoient pu espérer[69]. Mais l'événement prouva que ce que l'on croyoit aisé étoit fort difficile; et d'ailleurs, au temps de Henri IV et de Richelieu, la maison d'Autriche régnoit sur l'Espagne, possédoit le royaume de Naples et plusieurs autres États d'Italie, que depuis elle avoit perdus, et c'étoit la maison de Bourbon qui l'y avoit remplacée. Elle avoit alors, dans l'Empire germanique, une influence que la paix de Munster lui avoit ôtée; en un mot, au seizième siècle et au commencement du dix-septième, elle avoit été aussi redoutable qu'elle étoit peu à craindre maintenant. Que pouvoit-il résulter de son abaissement, sinon de créer en Allemagne une autre puissance prépondérante, que ses intérêts n'eussent point tardé à mettre dans la position d'où l'Autriche auroit été déplacée? Le cardinal de Fleuri sentoit, dit-on, tout cela, et étoit très fortement opposé à cette guerre impolitique et dangereuse. «Deux hommes, le comte, depuis maréchal de Belle-Isle, et son frère, petits-fils du fameux Fouquet, sans avoir ni l'un ni l'autre aucune influence dans les affaires, ni encore aucun accès auprès du roi, ni aucun pouvoir sur l'esprit du cardinal, firent résoudre cette entreprise[70].» Ils devoient à leur jactance politique et militaire, que soutenoit sans doute la conviction intime où ils étoient de leur supériorité, d'avoir une grande réputation sans avoir fait de grandes choses[71]; on les croyoit capables de tout, parce qu'ils ne doutoient de rien, et il n'en faut pas davantage pour entraîner le vulgaire des esprits. Tous les deux se trouvèrent donc, sans qu'on sût trop comment, ni à quel titre, à la tête de la politique extérieure de la France, dans une guerre où l'Europe entière alloit se trouver enveloppée; et ce prodige arriva sous le gouvernement d'un ministre absolu qui désapprouvoit cette guerre, et qui n'avoit qu'à dire un mot pour faire avorter ce projet, et en replonger les auteurs dans l'obscurité d'où ils venoient à peine de sortir.

(1741-1743) La France n'y parut d'abord que comme alliée de l'électeur de Bavière, qui, dès qu'il se vit soutenu par un si puissant auxiliaire, déclara hautement ses prétentions à la couronne impériale, en concurrence avec le grand duc de Toscane, mari de la reine de Hongrie. Le maréchal de Belle-Isle, jouant à la fois le rôle de négociateur et de guerrier (car le commandement suprême des armées françoises avoit été donné à cet homme qui n'avoit encore fait la guerre autrement qu'en sous ordre), commença à parcourir l'Allemagne, allant de Francfort à Dresde, de Dresde au camp du roi de Prusse, pour assurer par des traités le succès des projets ambitieux du prince bavarois, tandis que celui-ci, soutenu d'un corps considérable de soldats françois, entroit, sans trouver de résistance, dans les États de Marie-Thérèse, qui, même après avoir réuni toutes ses forces pour les opposer au roi de Prusse, se défendoit à peine contre ce redoutable ennemi. De tels succès devoient être rapides, et en effet, des provinces entières furent envahies par de simples marches; Lintz, Passaw, ouvrirent leurs portes, et l'on arriva bientôt sous les murs de Vienne, où l'on pouvoit entrer avec la même facilité. Mais déjà la division régnoit parmi les alliés, et, par ce seul fait, la folie de cette guerre étoit démontrée. La France, qui ne s'attendoit pas à des succès si prompts et si extraordinaires, craignit de rendre l'électeur de Bavière trop puissant en lui livrant ainsi tous les États autrichiens, et celui-ci avoit hâte lui-même de quitter l'Autriche, pour aller en Bohême empêcher l'électeur de Saxe de prendre à lui seul cette province, que probablement il auroit voulu s'approprier. On quitta donc un pays ouvert pour s'engager dans une des parties les plus difficiles de l'Allemagne; les conseils du comte Maurice de Saxe, qui, dans cette expédition, commandoit les troupes françoises, ne furent point écoutés; de fausses manœuvres, dont rien ne put détourner l'électeur, mirent l'armée dans une position qui pouvoit devenir périlleuse, qui le devint en effet lorsqu'elle eut fait sa jonction, sous les murs de Prague, avec l'armée saxonne[72]. Pour la sauver, il falloit se rendre maître de la capitale de la Bohême: cette ville, qui sembloit devoir soutenir un long siége, fut prise en peu de jours; et ce succès inespéré, dû au génie du comte de Saxe, secondé par celui de Chevert, devint le salut de l'armée confédérée.

Cependant, au milieu de tant de revers et d'une situation qui sembloit désespérée, Marie-Thérèse déployoit un grand courage et ne désespéroit pas d'elle-même. Par une démarche énergique, soutenue de ce que son double caractère de reine et de mère pouvoit y ajouter d'imposant et de pathétique[73], elle avoit entraîné à la défense de sa cause la noblesse hongroise, qui d'abord s'y étoit montrée peu disposée. Le mouvement de la Hongrie se communiqua avec une rapidité presque miraculeuse aux provinces autrichiennes, qui se réveillèrent tout à coup de leur léthargie avec une sorte de transport, et présentèrent bientôt l'aspect d'un peuple entier en armes et ne respirant que la vengeance[74]. Hongrois et Autrichiens, animés d'une égale ardeur, formèrent, en se réunissant, une armée qu'un nombre considérable de troupes irrégulières rendit encore plus redoutable, et ainsi réunis se précipitèrent sur la Bavière; et tandis que Charles-Albert se faisoit complaisamment couronner à Francfort, des ennemis exaspérés mettoient à feu et à sang ses États héréditaires. Cependant le maréchal de Belle-Isle donnoit tranquillement ses ordres du sein des cours d'Allemagne, où il négocioit toujours; et il n'y avoit plus qu'incertitude et discordance dans les mouvements des généraux qui opéroient sous ses ordres, et qu'une seule volonté auroit dû surveiller et diriger. Les divers corps qu'ils commandoient furent successivement isolés les uns des autres. On étoit entré en Bavière, et l'on avoit été obligé d'en sortir; on y rentra une seconde fois pour en sortir encore. Le roi de Prusse, victime des fautes de ses alliés, manœuvroit aussi un peu au hasard, sans cesse harcelé dans sa marche par le général le plus actif et le plus habile qu'il eût encore rencontré, le prince Charles de Lorraine, frère du grand duc. S'étant enfin réuni à l'armée saxonne, il s'avançoit à grands pas dans la Bohême, pour forcer, par cette diversion, les Autrichiens à lever le siége de Lintz; mais déjà cette place avoit capitulé, et le comte de Ségur, à qui elle avoit été confiée, n'avoit trouvé que ce moyen de sauver les débris de son corps d'armée. Cependant l'Angleterre, voyant le moment arrivé de renoncer à son système pacifique, livroit à la dérision de l'Europe le trop crédule cardinal, en se déclarant ouvertement pour la reine de Hongrie; la Hollande, désormais sous son influence irrésistible, entroit à sa suite dans la confédération; elle y attiroit en même temps le roi de Sardaigne, qu'on trouvoit toujours prêt lorsqu'il s'agissoit de trahir la France; et les chances de cette guerre, qui d'abord avoient été si favorables à nos armées, tournèrent ainsi tout à coup contre elles, et plus brusquement qu'on n'auroit pu même l'imaginer.

Consterné de tant de désastres, et plus alarmé encore de l'avenir que du présent, le cardinal de Fleuri, après n'avoir su ni empêcher la guerre ni la diriger, essaya plus gauchement encore de se procurer la paix. Il imagina d'en faire des ouvertures dans une lettre qu'il écrivit au général de Kœnigsegg: pour toute réponse, la reine de Hongrie fit imprimer cette lettre, chef-d'œuvre d'innocence diplomatique[75], et dont l'effet fut d'accroître ses embarras en le rendant suspect à ses alliés. Le roi de Prusse fut le premier qui l'abandonna, et sa défection, que Marie-Thérèse fut forcée de payer de la cession de la Silésie, mit l'armée françoise, qui occupoit Prague et la Bohême, dans une position tellement critique, qu'il devint urgent de faire marcher une seconde armée pour la délivrer. À peine cette armée étoit-elle en marche, qu'elle se vit arrêtée par le cardinal lui-même, qui, malgré la leçon si amère qu'il venoit de recevoir, se faisoit encore la dupe de l'Autriche, et prêtoit l'oreille à ses négociations fallacieuses. Un autre corps de troupes, qui marchoit de son côté pour joindre cette armée, ne la voyant point paroître, se retira lui-même; la Bavière fut une seconde fois envahie et dévastée par les Autrichiens, et le maréchal de Belle-Isle, qui n'avoit su que se renfermer dans Prague, après avoir compromis de toutes parts la fortune de la France, n'eut plus d'autre ressource que d'essayer du moins de sauver par une retraite les troupes qui y étoient renfermées avec lui. Cette retraite se fit au milieu d'un hiver rigoureux[76]; pour éviter la cavalerie ennemie, il se dirigea par des chemins impraticables, et cette précaution excessive fut plus désastreuse que n'auroit pu l'être même la perte d'une bataille[77]. Cette armée de Bohême arriva presque anéantie à Égra, heureuse encore de trouver ce refuge, que la prévoyance du comte de Saxe lui avoit préparé[78]. Les autres corps d'armée rétrogradèrent également de tous les côtés, et, de même qu'après la bataille d'Hochstedt, la guerre fut en un instant portée du cœur de l'Allemagne aux frontières de France. Le prince Charles de Lorraine poursuivoit sans relâche ces troupes fugitives, et tandis qu'il les forçoit de repasser le Rhin en toute hâte, une autre armée composée d'Anglois, de Hollandois, de Hessois, d'Hanovriens, s'avançoit sur le Mein, commandée par le roi d'Angleterre, George II, en personne, et par ce même lord Stairs, qui venoit achever, les armes à la main, ce que sa diplomatie avoit si bien commencé sous la régence. Les deux armées, manœuvrant pour faire leur jonction, avoient pour but d'envahir l'Alsace et la Lorraine. À l'exemple du roi de Prusse, l'électeur de Saxe avoit fait sa paix; le nouvel empereur, Charles VII, dépouillé de ses États héréditaires, s'étoit réfugié à Augsbourg, et pouvoit être, à tous moments, chassé de ce dernier asile; et la France se voyoit, presque seule, accablée du fardeau d'une guerre où elle ne s'étoit d'abord engagée que comme auxiliaire, et pour des intérêts qui n'étoient pas les siens.

Une armée restoit encore: elle venoit de se former sous les ordres du maréchal de Noailles, que ses succès dans la Catalogne avoient jadis honoré. Après tant de généraux qui n'avoient su que se retirer sans combattre, on y en vit un qui paroissoit décidé à marcher à l'ennemi, et à déranger ses plans en lui livrant bataille. Le maréchal de Noailles alla effectivement au devant de l'armée angloise, et la rencontra lorsqu'elle côtoyoit encore les bords du Mein. Après l'avoir mise dans une position difficile, il fit, dit-on, des dispositions savantes, et qui lui assuroient la victoire. Une faute de discipline lui en fit perdre tout le fruit, et l'armée angloise, qui devoit être anéantie à Dettingen, put dire, avec quelque vraisemblance, qu'elle avoit été victorieuse à cette bataille meurtrière, qui ne fut décisive que pour le malheureux empereur Charles VII, dont la cause parut alors perdue sans retour. Le maréchal de Broglie, qui commandoit les seules troupes que l'on eût laissées en Allemagne, et qui, depuis le commencement de cette guerre, n'avoit cessé de se retirer et d'éviter de combattre, considéra cette bataille comme un signal qui lui indiquoit d'opérer sa dernière retraite. Alors le maréchal de Noailles, qui, malgré la prétendue victoire des Anglois, se soutenoit encore en Franconie, se vit forcé de se retirer lui-même; et de toutes parts il ne fut plus question que de défendre les frontières, de toutes parts menacées.

Il ne s'étoit pas donné une seule grande bataille, et cent mille François avoient péri dans deux campagnes; les finances, si péniblement restaurées par les soins assidus d'une longue économie, étoient épuisées et retombées dans leur premier désordre; il ne restoit plus que des débris de nos armées. Réduite sur terre à se tenir sur la défensive contre les Anglois, la France n'avoit contre eux sur mer aucun moyen de résistance; et ces ennemis arrogants pouvoient impunément achever de détruire son commerce, insulter ses colonies et celles de l'Espagne, et faire également la loi sur l'Océan et dans la Méditerranée. «Le cardinal de Fleuri, dit Voltaire, mourut au milieu de ces désastres[79], et laissa les affaires de la guerre, de la marine, des finances, de la politique, dans une crise qui altéra la gloire de son ministère et non la tranquillité de son âme.» Il faut croire, pour l'honneur de son caractère, qu'il ne mourut si tranquille que parce que l'affoiblissement de ses facultés intellectuelles ne lui permettoit pas de mesurer, dans toute son étendue, le mal qu'il avoit fait et celui qu'il avoit laissé faire. Il nous reste à examiner ce qu'avoit été pour les affaires intérieures de la France ce ministère, que Voltaire appelle glorieux. Il y avoit là une guerre intestine bien plus alarmante que celle qui se passoit sur les frontières, et dont les conséquences devoient être bien autrement désastreuses. Toutefois il convient de ne point interrompre le récit commencé de celle-ci; nous verrons ensuite si, dans l'autre, le cardinal de Fleuri se montra plus habile et plus heureux.

Les armées confédérées continuoient de faire des progrès: le prince Charles de Lorraine avoit pénétré en Alsace; et l'armée françoise, partagée en deux corps sous les ordres des maréchaux de Noailles et de Coigni, trop foible pour pouvoir le forcer d'en sortir, contrarioit à peine sa marche en se tenant sur une timide défensive. Mentzel et ses partisans, après avoir désolé la Bavière et chassé d'Ausbourg le déplorable empereur Charles VII, s'étoient répandus dans la Lorraine, et s'efforçoient de la soulever. L'indiscipline achevoit de détruire les armées; les généraux qui les avoient si malheureusement commandées au commencement de cette guerre, Belle-Isle, Broglie, Maillebois, expioient, par des disgrâces, les fautes sans exemple qu'ils avoient commises; et toutefois la France, recueillant alors les fruits amers du système de Louvois[80], cherchoit vainement, au milieu d'elle, un grand capitaine qui pût les réparer. Un ministère avoit été composé de ceux qui avoient eu part aux affaires sous le cardinal de Fleuri; et l'on y comptoit des hommes habiles dans quelques parties de l'administration[81]: mais il y manquoit un homme supérieur dont la main ferme sût saisir les rênes de l'État et diriger l'ensemble des affaires. Le découragement étoit dans toutes les âmes; et il s'y joignoit, dans la nation, de l'aigreur et du mépris pour le gouvernement foible et inepte qui l'avoit réduite à ces extrémités[82]. Le roi, qui, au moment de la mort du cardinal, avoit ranimé les espérances en déclarant, comme Louis XIV, «qu'il régneroit par lui-même,» étoit retombé dans son invincible indolence; et ce fut sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux, qu'il trouva bon de faire en quelque sorte son premier ministre. Cependant la reine de Hongrie, victorieuse sur tous les points par ses armes et par celles de ses alliés, ne mettoit plus de bornes à ses espérances; et, libre d'ennemis en Allemagne, tournoit déjà ses regards vers l'Italie, où elle avoit d'autres injures à venger et d'autres états à reconquérir.

Dans ces extrémités, la France se trouva heureuse d'avoir donné asile à un illustre étranger, et que cet étranger la payât d'affection et de reconnoissance. Parmi les généraux qui avoient figuré dans cette guerre, le comte Maurice de Saxe, auquel on avoit confié un commandement, étoit le seul qui eût montré de la prévoyance, et l'heureuse réunion de la hardiesse et de la science militaire. Il jetoit déjà un grand éclat, et tous les regards se tournoient vers lui. Pour prix de ses beaux faits d'armes, le roi venoit de l'élever à la dignité de maréchal de France: cette nouvelle position l'enhardit à présenter des plans qui parurent bien conçus; ils furent adoptés, et l'on reprit courage. Des négociations furent entamées avec le roi de Prusse, qui commençoit à s'alarmer des progrès de la reine de Hongrie; et, de même que son intérêt lui avoit fait abandonner l'alliance de la France, son intérêt l'y rejeta. Par un effet de cette politique pusillanime du cardinal de Fleuri, qui ne lui avoit pas permis de faire un seul mouvement dont les Anglois pussent concevoir de l'ombrage, les Espagnols s'étoient trouvés abandonnés en Italie à leurs propres forces; et tandis que le roi de Sardaigne pénétroit sans obstacle jusqu'aux frontières du royaume de Naples, et qu'une escadre angloise menaçoit d'en bombarder la capitale, tout ce qu'avoit osé faire le vieux ministre, c'étoit d'avoir accordé le libre passage à une armée espagnole, qui, sous les ordres d'un infant, étoit venue envahir la Savoie. Il fut maintenant décidé qu'une armée françoise seroit envoyée en Italie, et le commandement en fut confié au prince de Conti. Des préparatifs très considérables se firent en même temps, et avec une sorte d'affectation, comme si l'on eût eu l'intention d'opérer une descente en Angleterre et d'y ramener le prétendant[83]. Toutefois ils n'avoient rien de réel, et ne servoient qu'à cacher aux alliés le véritable plan que l'on vouloit mettre à exécution. Ce plan étoit d'envahir les Pays-Bas autrichiens; c'étoit là que devoient se porter les grands coups.

Les principales forces du royaume avoient donc été rassemblées de ce côté, et formoient deux armées considérables, l'une commandée par le maréchal de Noailles, qui devoit faire les siéges, l'autre par le maréchal de Saxe, que l'on destinoit à en couvrir les opérations. C'étoient cent vingt mille hommes que l'on opposoit de ce côté aux alliés, qui en comptoient à peine soixante mille. Louis XV s'étoit enfin arraché aux délices de Versailles, et paroissoit pour la première fois dans les camps, y traînant sa maîtresse après lui, mais du moins spectateur des opérations militaires. Elles furent rapides et brillantes: les manœuvres savantes du maréchal de Saxe tinrent en échec l'ennemi; on prit en peu de jours Ypres, Furnes, le fort de Kenoque, et les armées françoises ne cessèrent pas de marcher en avant. Mais on avoit commis la faute très grave de porter toutes les forces sur ce seul point, où l'on vouloit des succès faciles et sûrs, parce que le roi y devoit honorer l'armée de sa présence; et le prince Charles de Lorraine, profitant de cette faute, avoit envahi l'Alsace, et y faisoit des progrès alarmants. Ce fut donc une nécessité de s'arrêter: le maréchal de Saxe fut laissé en Flandre avec une partie des troupes, et dut s'y tenir sur la défensive, tandis que le reste de l'armée se dirigea à marches forcées vers la province envahie. Ce fut pendant cette marche que Louis XV tomba malade à Metz, et qu'à l'occasion de cette maladie, il reçut de ses peuples des témoignages d'affection qui parurent ranimer un moment cette âme énervée, et accablée sous le poids de ses coupables voluptés. Nous le verrons bientôt s'y replonger.

Dès qu'il fut rétabli, il continua sa route pour l'Alsace, et y arriva au moment où les victoires du roi de Prusse forçoient le prince Charles d'en sortir pour aller à la défense des États héréditaires, que menaçoit de toutes parts cet audacieux et infatigable ennemi. C'étoit cette diversion opérée par Frédéric qui sauvoit la province; et le maréchal de Noailles, qu'elle tiroit d'une situation embarrassante, devoit du moins la seconder en marchant rapidement sur les traces de l'armée impériale, qui se seroit à son tour trouvée en péril entre l'armée prussienne et l'armée françoise. Au lieu de cette manœuvre, qui étoit si évidemment indiquée par ce qui se passoit sur cette partie du théâtre de la guerre, il rentra dans ce déplorable système de circonspection qui avoit déjà tout perdu; et lorsqu'il eût fallu s'attacher à suivre les traces du prince de Lorraine et le harceler dans sa retraite, on le vit, au grand étonnement de toute l'Europe, s'amuser, avec une armée de soixante mille hommes, à faire le siége de Fribourg. À la vérité il prit cette ville; mais, pendant ce temps, le roi de Prusse, accablé de tout le fardeau de la guerre, renfermé seul au milieu des armées ennemies, non seulement perdoit tout le fruit de ses victoires, mais se voyoit réduit aux dernières extrémités, pour n'avoir pas été secouru. C'étoit la seconde fois qu'il expioit ainsi les fautes des généraux françois.

(1745) Cependant on continua de demeurer sourd à son cri d'alarme: il sembloit qu'on n'eût pas même ce qu'il falloit d'intelligence pour concevoir l'ensemble de cette guerre; et quoiqu'il fût sans doute plus essentiel de vaincre en Allemagne au milieu des alliés de la France que de conquérir les Pays-Bas, on s'obstina à poursuivre cette conquête, qui flattoit la vanité de Louis XV; et après s'être délivré du prince Charles, qu'on rejetoit en quelque sorte sur le roi de Prusse, tous les efforts furent de nouveau dirigés vers ce point. Le roi, que l'ivresse des Parisiens avoit salué à son retour du nom de bien aimé, n'avoit pas tardé à montrer combien il étoit digne de ce titre en rappelant aussitôt, et avec l'éclat le plus scandaleux, la duchesse de Châteauroux, que les terreurs de la mort l'avoient un moment fait éloigner de lui. Atteinte, comme sa sœur, la marquise de Vintimille, d'une maladie violente, elle n'avoit survécu que peu d'instants à ce dernier triomphe; une femme d'une condition plus obscure l'avoit remplacée[84], et devenue de même la compagne obligée de son royal amant, elle le suivit au milieu de l'appareil des camps et du mouvement des armées.

Ce sont ces campagnes des Pays-Bas qui ont fait la gloire et élevé si haut la renommée du maréchal de Saxe. Il y avoit déjà six mois que, déployant toutes les ressources de la science militaire, il se maintenoit inattaquable devant une armée supérieure en nombre: les renforts et le roi étant arrivés, il marcha en avant et investit Tournay; l'armée confédérée s'ébranla aussitôt pour venir au secours de cette ville. On se rencontra au village de Fontenoy; et c'est là que fut donnée cette bataille, devenue célèbre par une manœuvre de l'armée angloise dont il y a peu d'exemples dans les fastes militaires, bataille meurtrière et long-temps indécise, que la présence de Louis XV, l'embarras qu'elle causoit et le péril qu'il courut, furent sur le point de faire perdre; dont le succès fut décidé par une manœuvre d'artillerie, ce qui étoit nouveau encore dans la tactique moderne; bataille qui eut cet autre caractère de nouveauté, que le général qui la gagna étoit mourant, et commandoit les mouvements de son armée, porté dans une litière. Tournay se rendit, et ce fut le premier fruit de cette victoire. Après cette ville tombèrent Gand, Oudenarde, Bruges, Ostende, Dendermonde, Ath, Nieuport. Trompant ensuite l'ennemi par une ruse de guerre ingénieuse et hardie, le héros saxon disparut au milieu d'un bal pour aller investir Bruxelles, et la prise de la capitale des Pays-Bas termina cette suite de succès rapides et brillants, qui sembloient rappeler les beaux jours de Louis XIV.

Mais pendant que l'on s'enivroit à Paris de ces triomphes, et que Maurice, devenu l'idole des Parisiens, jouissoit de cet enivrement, il se passoit en Allemagne des choses qui étoient de nature à en modérer les transports. L'empereur Charles VII, le malheureux objet de cette inutile et déplorable guerre, venoit de mourir; la France avoit cru tenter l'électeur de Saxe en lui offrant la couronne impériale: celui-ci, qui avoit sous les yeux un exemple frappant de l'abandon où elle laissoit ses alliés, ne s'étoit point laissé séduire par cette offre dangereuse, et avoit préféré demeurer attaché à la fortune de la reine de Hongrie. De son côté, le nouveau duc de Bavière, dont les États venoient d'être encore envahis et désolés, s'étoit hâté de négocier avec Marie-Thérèse, et en avoit obtenu la paix dont il avoit si grand besoin. Le roi de Prusse, qui pouvoit justement accuser la France d'ingratitude et de perfidie, réduit maintenant, après tant de travaux et de triomphes, à fuir devant le prince Charles, avoit aussi demandé la paix, et elle lui avoit été refusée: son génie et son courage la lui procurèrent, et ce fut dans cette situation presque désespérée qu'il étonna l'Europe par des prodiges d'audace et de science militaire. Par l'effet des plus belles manœuvres, il gagna d'abord la bataille de Friedberg, puis ensuite celle de Sohr; mais ce qui fut décisif pour lui, car ces succès ne le sauvoient pas, ce fut le projet hardi qu'il conçut de conquérir cette paix en faisant la conquête de la Saxe, et le bonheur étonnant avec lequel il l'exécuta. Une victoire remportée sur les Saxons par le plus renommé de ses lieutenants, le prince d'Anhalt, lui en ouvrit le chemin jusqu'à Dresde, d'où l'électeur fut obligé de s'enfuir précipitamment, abandonnant sa famille à la générosité du vainqueur. Ce fut en frappant de tels coups que Frédéric obtint la paix et garda la Silésie. Ainsi, dans cette même campagne dont on faisoit tant de bruit, la France avoit perdu, l'Espagne exceptée, les derniers alliés qui lui restassent en Europe.

En Italie, les opérations militaires avoient commencé sous les auspices les plus favorables; les armées confédérées de France et d'Espagne y avoient remporté de grands succès sur le roi de Sardaigne, qui, même alors qu'il étoit battu, ne se décourageoit jamais quand il s'agissoit d'une guerre contre les François, et ne se montroit timide et irrésolu que lorsqu'il étoit leur allié. Il avoit donc redoublé, après ses défaites, d'activité et de courage, et néanmoins n'avoit pas été plus heureux vis-à-vis du maréchal de Maillebois, qui venoit de prendre la place du prince de Conti, celui-ci ayant été forcé, par la jalousie de l'infant don Philippe, de s'arrêter au milieu de ses victoires et d'aller prendre le commandement de l'armée d'Alsace. Les armées des deux couronnes étoient rentrées dans le Milanais; des mouvements habilement combinés avoient séparé l'une de l'autre les armées ennemies, et le roi de Sardaigne avoit encore été battu. Le Montferrat, Alexandrie, Tortone, Parme et Plaisance, étoient tombés au pouvoir des François; maîtres du cours du Pô, ils venoient d'entrer à Milan, dont ils assiégeoient la citadelle, et, d'un autre côté, le roi de Naples réparoit la honte de la campagne précédente en chassant les troupes impériales de ses États, et les poussant bien au delà de ses frontières. Tout se présentait donc, de ce côté du théâtre de la guerre, sous un aspect qui étoit loin de faire présager ce qui alloit suivre. Cependant le prince de Conti, moins soutenu en Alsace qu'il ne l'avoit été d'abord en Italie, et affoibli par les renforts qu'on lui enlevoit sans cesse pour l'armée des Pays-Bas, s'étoit vu forcé de faire repasser le Rhin à son armée, dont la première destination avoit été de menacer l'Allemagne et de manœuvrer au milieu des électorats. Libres des craintes qu'il leur avoit inspirées, les électeurs avoient enfin comblé les vœux de Marie-Thérèse; et, lui accordant le prix le plus flatteur et le plus désiré de son courage et de ses victoires, ils venoient de déférer à son mari, le grand duc de Toscane, la couronne impériale. Il fut élu empereur le 13 septembre de cette année.

(1746) La nouvelle campagne des Pays-Bas, où l'armée du maréchal de Saxe s'étoit fortifiée de tout ce qui avoit affoibli les autres, ne fut qu'une suite de triomphes: le roi, après avoir assisté à la prise d'Anvers, qui ouvrit ses portes dès qu'elle vit paroître les troupes françoises, étoit revenu à Versailles; et l'on avoit continué, sans lui, de marcher en avant et de prendre des villes. Mons, Namur et Charleroi ne coûtèrent que peu de jours, et ainsi se trouva achevée la conquête des Pays-Bas autrichiens. C'étoit une occasion favorable pour les Hollandois de secouer le joug de l'Angleterre, qui les traînoit en quelque sorte à sa suite, et dominoit à la fois leur marine et leur commerce: le roi leur fit à ce sujet des propositions qui auroient pu les tenter; ils refusèrent par un effet de cette méfiance trop fondée que la France, depuis Louis XIV, inspiroit à tous ses voisins, et jugèrent que le souverain d'un si grand royaume où, depuis un siècle, avoient été formés et exécutés tant de desseins ambitieux, étoit pour eux un protecteur plus dangereux encore que l'Angleterre. Cependant le prince Charles de Lorraine étoit accouru à la défense des Pays-Bas, au moment où leurs dernières forteresses venoient de tomber: le maréchal le laissa s'avancer, et l'ayant ainsi amené où il vouloit, remporta sur lui la victoire de Raucoux, victoire qui auroit dû être décisive, qui ne le fut point parce que, sur d'autres points, l'on éprouvoit des revers pour y avoir affoibli les armées au profit de celle des Pays-Bas; et maintenant on arrêtoit celle-ci dans ses succès, en lui demandant des renforts pour aller au secours des autres armées. C'étoient là de ces prodiges de désordre et d'imprévoyance qui se faisoient dans le cabinet de Versailles, et que le maréchal de Saxe ne pouvoit empêcher.

Il arriva donc que, tandis qu'il triomphoit en Flandre, tout étoit perdu en Italie. La division s'étoit mise entre les armées espagnole, françoise, napolitaine, génoise (car Gênes, pour son malheur, avoit embrassé le parti des deux couronnes); les généraux ne s'entendant plus, les opérations militaires s'étoient ralenties; et cependant Marie-Thérèse, tranquille en Allemagne où tout étoit maintenant pacifié, s'étoit empressée d'envoyer en Lombardie de nombreux renforts, sous la conduite du prince de Lichstenstein. L'armée impériale se rassembloit sur les confins de cette province, le roi de Sardaigne réorganisoit la sienne, et l'on alloit se trouver entre deux armées, dans un pays où l'on ne possédoit pas une seule forteresse. Le maréchal de Maillebois, qui sentit le danger d'une semblable position, parla de retraite: l'infant n'y voulut point entendre, ne pouvant se faire à l'idée d'abandonner ces duchés de Parme et de Plaisance, qui avoient coûté à l'Espagne tant d'or et tant de sang: ce fut sous les murs même de Plaisance que cette retraite fut décidée par la défaite la plus désastreuse que les armées des deux couronnes eussent encore éprouvée. Il fallut alors évacuer et les deux duchés et les autres conquêtes que l'on avoit pu faire en Italie. La retraite se fit avec bonheur et habileté, et les débris de ces armées, réunis par une main ferme et courageuse, pouvoient encore couvrir la ville de Gênes, et la soustraire à la vengeance des Autrichiens. Le découragement et l'animosité toujours croissante des chefs les uns contre les autres empêchèrent de prendre ce parti, que commandoient à la fois l'honneur et un intérêt bien entendu[85]. Pour prix de son dévouement, Gênes fut lâchement abandonnée, et éprouva bientôt, même en se rendant, presque toutes les rigueurs que l'on pourroit exercer sur une ville prise d'assaut[86]. Les vainqueurs continuoient néanmoins de poursuivre les deux armées fugitives; ils descendirent les Alpes après elles[87], et leurs troupes irrégulières inondèrent et désolèrent la Provence et le Dauphiné.

Cependant la branche de Hanovre achevoit de se consolider en Angleterre par les derniers résultats d'une entreprise qui avoit semblé mettre plus que jamais en péril sa fortune et ses destinées. L'expédition du prince Édouard en Écosse, si romanesquement aventureuse, et justifiée d'abord par des succès presque fabuleux, expédition que la France n'avoit su soutenir que par des secours dérisoires, venoit de finir par un désastre complet, et qui ne laissoit plus aucune ressource à ce prince, si digne d'un meilleur sort. Assez heureux pour se sauver seul, et dans un dénuement plus grand encore que lorsqu'il s'étoit hasardé à descendre sur les côtes de son pays, il n'avoit retiré de cette dernière tentative que le stérile avantage de prouver au cabinet de Versailles ce qu'il lui auroit été possible de faire, s'il eût été plus tôt et plus efficacement secouru.

Au reste, la politique de l'Angleterre avoit achevé de se développer dans cette guerre, politique qui n'avoit pu réussir aussi complétement que par les combinaisons prodigieuses de son système financier. Grâce à ce système, il lui étoit donné de puiser à volonté dans un trésor que rien sembloit ne pouvoir tarir; de prodiguer ainsi les subsides à ses alliés; au moyen de ces subsides, d'entretenir leur haine, d'exciter leur ambition, et de prolonger à son gré une guerre dont, en dernier résultat, elle seule devoit profiter. C'est ce qui n'étoit point encore arrivé dans les troubles du continent: il étoit sans exemple, et même il auroit été impossible de prévoir, qu'une puissance du second ordre, retranchée dans une île où elle avoit su s'entourer de la barrière inexpugnable de ses vaisseaux, se procureroit un jour, au moyen de cette invention formidable du crédit public, soutenue de la crédulité stupide de quelques cabinets, une force suffisante pour remuer jusque dans ses entrailles cette vieille Europe, pour l'acheter en quelque sorte au prix qu'elle voudroit se vendre, la couvrir de ravages, l'inonder de sang au gré de ses intérêts, et exploiter ensuite à son profit et les vainqueurs et les vaincus. Acharnée contre la France et l'Espagne, et résolue de ne point lâcher prise qu'elle n'eût détruit ou envahi leurs dernières colonies, anéanti leur commerce et leur marine, l'Angleterre ajoutoit sans cesse de nouveaux subsides aux subsides déjà prodigués; et tandis que ses alliés occupoient sur terre les deux puissances, ses flottes étoient partout: elles apparoissoient sur nos côtes pour y faire, quand elles le jugeoient convenable, d'utiles diversions; elles parcouroient celles de l'Amérique, et portoient la désolation dans les établissements espagnols. La prise de Porto-Bello par l'amiral Vernon, l'expédition audacieuse du commodore Anson, étoient de tristes preuves de cette prépondérance maritime que l'ineptie et la trahison lui avoient laissé prendre, et qu'il n'étoit plus possible de lui enlever. Les extrémités où les Hollandois se trouvoient réduits par la conquête des Pays-Bas, loin de l'embarrasser, lui étoient un avantage; car elle y voyoit un moyen assuré de vaincre leur répugnance à rétablir le stathoudérat; puis, au moyen d'un stathouder, dont elle devenoit nécessairement l'unique appui, d'être plus maîtresse encore qu'elle n'avoit été au milieu de cette république de marchands. C'est ce qui arriva, lorsque les armées françoises eurent envahi les Pays-Bas hollandois. D'ailleurs toutes ces conquêtes de Louis XV les inquiétoient peu: à chaque victoire que remportoit pour lui le maréchal de Saxe, il alloit offrant la paix; et il en manifestoit si impolitiquement le désir et le besoin, qu'on ne pouvoit guère considérer tant de provinces conquises que comme un dépôt entre ses mains, qu'il s'empresseroit de rendre, dès qu'on consentiroit à transiger avec lui.

Cependant une flotte angloise avoit paru sur les côtes de la Provence; elle y protégeoit les mouvements des Autrichiens qui continuoient à désoler cette province; l'armée françoise, dont la désorganisation étoit complète, ne pouvoit mettre aucun obstacle à leurs progrès, et Toulon étoit menacé. Telle étoit en France la disette des généraux, qu'on ne trouva rien de mieux à faire que d'y envoyer le maréchal de Belle-Isle, qui, long-temps prisonnier en Angleterre[88], reparut ainsi vers la fin de cette guerre qu'il avoit si malheureusement commencée. Il montra cette fois plus d'activité et d'intelligence: il sut rétablir la discipline et ranimer le courage des soldats; des renforts arrivés à propos le mirent à même de se hasarder contre l'ennemi; il eut des succès, fit lever le siége d'Antibes, reprit l'offensive, et passant le Var, envahit le comté de Nice. Il avoit promis de rentrer en Italie, et voulut tenir sa promesse; mais cherchant à faire mieux que le prince de Conti, et que le maréchal de Maillebois, il imagina d'y pénétrer par le col de Fenestrelles et d'Exiles, route plus courte à la vérité, mais aussi plus difficile, comptant très mal à propos, parmi les chances de succès de son entreprise, que le roi de Sardaigne se laisseroit surprendre. Il en fut autrement; et cette manœuvre mal conçue, à laquelle il auroit fallu renoncer à l'aspect de l'ennemi bien retranché et sur ses gardes, devint funeste par l'obstination extravagante que mit son frère, le chevalier de Belle-Isle, à vouloir forcer un passage que Charles-Emmanuel avoit su rendre inexpugnable. Il paya sa témérité de sa vie, et le combat meurtrier d'Exiles rendit désormais toute opération militaire impossible en Italie.

Le roi continuoit de vaincre dans les Pays-Bas, et à chaque nouvelle victoire continuoit d'offrir la paix, que les ennemis continuoient de refuser. Pour arracher en quelque sorte cette paix à leur obstination, il fut décidé que l'on feroit le siége de Maëstricht: l'armée confédérée s'avança aussitôt pour couvrir cette place, et le maréchal de Saxe, allant à sa rencontre, remporta sur elle la victoire de Lawfelt, victoire brillante, mais toutefois si peu décisive, que, bien qu'il fût resté maître du champ de bataille, il ne crut pas qu'il fût prudent d'entreprendre encore le siége que l'on avoit résolu. Afin de rendre plus facile une si grande entreprise, le maréchal chargea le plus habile de ses lieutenants, le comte de Lowendalh, d'aller assiéger Berg-op-Zoom; et cette place forte, chef-d'œuvre de Cohorn et considérée comme imprenable, fut emportée en six semaines par les manœuvres combinées de ces deux grands capitaines, tous les deux étrangers[89], et cependant les seuls, parmi ses généraux, à qui la France pût maintenant confier ses armées. Cette opération faite, le maréchal de Saxe reprit le cours de ses manœuvres, et, malgré tous les efforts des armées confédérées, Maëstricht put être cerné.

La puissance que s'étoient créée les Anglois, étoit telle, que, l'argent à la main, ils faisoient venir des soldats d'où ils vouloient, et que, par l'effet magique d'un subside, ils avoient obtenu de la Russie un secours formidable en hommes et en vaisseaux[90]. Tandis qu'ils traitoient avec cette puissance, afin de prendre sur terre une revanche terrible des victoires infructueuses de Louis XV, ils poursuivoient sur mer le cours de leurs faciles triomphes. Tel étoit l'abandon dans lequel la France se voyoit maintenant forcée de laisser ses colonies, qu'il suffit aux marchands de la Nouvelle-Angleterre de se cotiser pour former une petite armée, et s'emparer ainsi de Louisbourg, ville importante située à l'embouchure du fleuve Saint-Laurent, et la clef de nos possessions dans le nord de l'Amérique; ce qui anéantit tout à coup notre commerce et nos pêcheries dans cette partie du Nouveau-Monde[91]. On essaya de réparer ce désastre, et des désastres plus grands furent le résultat des efforts que l'on avoit tentés. Une première flotte, sous les ordres du duc d'Enville, fut dispersée par la tempête; une seconde, composée de seize vaisseaux et commandée par le marquis de la Jonquières, étoit à peine sortie de Brest qu'elle fut attaquée par les amiraux Anson et Warrin, qui l'attendoient près du cap Finistère, ayant pour eux l'avantage du nombre, et cette plus grande expérience de la mer, à laquelle rien ne peut suppléer. Malgré la résistance la plus intrépide, l'amiral françois vit prendre tous ses vaisseaux, et fut lui-même obligé de se rendre. L'amiral Hawkes porta, dans cette même année, un second et dernier coup à la marine françoise, en lui enlevant six vaisseaux sur sept, qu'il avoit attaqués et enveloppés avec une flotte de quatorze voiles. Ce fut alors un jeu pour les Anglois de s'emparer des riches convois qui revenoient des Indes occidentales, et le commerce de la France fut ruiné en même temps que sa marine étoit anéantie. Alors le cabinet de Saint-James arrêta la marche de ses auxiliaires russes, qui déjà avoient atteint la Franconie, et jugea qu'il pouvoit permettre à ses alliés de faire la paix, puisqu'il ne restoit plus à la France un seul vaisseau.

Les ministres des puissances se rassemblèrent à Aix-la-Chapelle; la suspension d'armes eut lieu le 13 mai 1746, et la paix fut signée le 18 octobre de cette même année. Louis XV ne recouvra pas sa marine, et pour prix du sang de ses sujets, des trésors de la France et des victoires du maréchal de Saxe, il transigea, ainsi que ses ennemis l'avoient prévu, en rendant toutes ses conquêtes[92].

Certes c'étoient là de grands revers et surtout de grandes fautes. L'intérieur de la France va nous offrir un spectacle plus triste encore. Il nous faut maintenant remonter jusqu'au commencement de ce période de plus de trente années que nous venons de parcourir.

Jamais État chrétien n'offrit peut-être un désordre moral plus singulièrement compliqué que celui que présenta la France après la mort de Louis XIV. Les ressorts du gouvernement s'étant un moment détendus, nous avons vu que le parlement étoit, à l'instant même, revenu à ses anciennes traditions, et avoit essayé de se rétablir de lui-même le modérateur suprême du pouvoir politique et du pouvoir religieux, aidé dans son entreprise par les jansénistes, ses auxiliaires habituels, qu'avoit d'abord accueillis et protégés un prince indifférent à toutes croyances religieuses, et devenu un moment leur protecteur, par la seule raison qu'ils avoient été persécutés sous Louis XIV[93]. Cette opposition ayant bientôt fatigué celui-là même qui avoit contribué à la faire renaître, on a vu encore qu'il l'avoit brisée en un instant et avec une telle violence, qu'on avoit pu croire, d'après ce coup si rudement frappé, que les intérêts nouveaux qui portèrent ensuite le régent et son ministre à faire cause commune avec la cour de Rome délivreroient enfin le clergé de France de ce joug ignominieux que la magistrature avoit osé lui imposer, et que la fausse politique de nos rois avoit maintenu et même agravé. Mais cette politique égoïste et absurde étoit encore toute vivante, et l'instinct despotique du régent sut la comprendre, même au milieu de ses plus grandes animosités contre les gens de robe. Redoutant à la fois et le clergé et le parlement, ce prince, dans tout ce qu'il entreprit ou contre l'un ou en faveur de l'autre, et peut-être sans s'être fait à ce sujet un plan profondément combiné, sut s'arrêter précisément au point où l'un des deux partis auroit entièrement triomphé du parti opposé; de manière que le clergé n'emporta qu'une demi-victoire, que la magistrature n'essuya qu'une demi-défaite, et que lorsque le parlement revint de son exil de Pontoise, aussi abattu sous la main du régent qu'il avoit pu l'être, sous celle de Louis XIV, il conserva encore, même dans les conditions de retour qu'il fut forcé de subir et qui confirmèrent sa dépendance à l'égard du pouvoir temporel, une partie de l'ascendant qu'il s'étoit arrogé sur l'autorité spirituelle. Les choses étant ainsi arrangées, il en résultoit qu'au moment même où le prince auroit éprouvé quelque embarras de la part de l'opposition religieuse, il étoit en mesure de s'en délivrer en élevant contre elle le parlement; et quant à celui-ci, les lits de justice et les prisons d'État devoient lui en rendre raison, si la fantaisie lui prenoit de passer les limites qu'il auroit jugé à propos de lui tracer. Cette politique, sous une forme un peu différente, étoit toujours celle de Louis XIV.

Mais, nous l'avons déjà dit, Louis XIV étoit chrétien, et il n'y eut jamais d'irréligion plus scandaleusement déclarée que celle du régent. Un troisième parti qui, jusqu'alors, s'étoit tenu dans l'ombre, d'où il n'auroit pu sortir, sans se voir à l'instant même écrasé sous la main redoutable à laquelle rien ne résistoit, se montra tout à coup au grand jour, toléré par un prince qui n'avoit cessé d'être son complice, encouragé par ses exemples dans ses excès les plus licencieux, au-dessus de toute autorité, parce qu'il nioit tout devoir, prêt à profiter de toutes les fautes des autres partis, et de tous les embarras où pourroit les jeter la fausse position dans laquelle ils étoient respectivement placés: ce fut le parti des incrédules, plus connu sous le nom de parti philosophique. Né, de même que les disciples de Jansénius, du protestantisme, dont il exprimoit les dernières conséquences, déjà plus nombreux qu'on n'auroit pu le penser, lorsqu'avoit défailli cette main qui avoit su le contenir, et prédominant surtout dans la nouvelle cour, il sut y profiter de la corruption effrénée des mœurs pour y accroître la licence des esprits; et bientôt on le vit étendre plus loin ses conquêtes, lorsque la soif des richesses, allumée dans tous les rangs par la plus funeste des opérations financières, eut rapproché l'intervalle qui les séparoit, et commencé à introduire, dans quelques classes moins élevées de la société, les vices des grands seigneurs et la manie de les imiter. Ainsi commença, de la cour à la ville, à circuler le poison, d'abord dans le ton général des conversations où il fut du bel air de se montrer impie et libertin, ensuite dans une foule d'écrits obscurs, pamphlets, libelles, contes, épigrammes, qui se multiplièrent sous toutes les formes, échappant à l'action de la police par le concours de ceux-là mêmes qui auroient dû contribuer à en arrêter le cours, et propageant le mal avec cette rapidité qui n'appartient qu'à l'imprimerie, puisqu'elle est celle de la pensée. Deux hommes parurent à cette époque, qui étoient destinés à exercer une grande influence sur leur siècle, par l'éclat de leur talent, et par l'usage pernicieux qu'ils eurent le malheur d'en faire, Voltaire et Montesquieu. Celui-ci qui devoit, dans la suite, être dépassé de très loin par l'autre dans cette guerre ouverte contre le christianisme, se montra le plus hardi en entrant dans la carrière, et ses Lettres persannes attaquèrent plusieurs des vérités fondamentales de la religion avec une originalité de style et une énergie d'expression qui rendoient l'attaque plus séduisante et par cela même plus dangereuse. Cependant il le put faire sans être inquiété, tant étoit déjà avancée la licence des esprits; et dès lors le crime de s'attaquer au prince étant estimé plus grand que celui de s'attaquer à Dieu, Voltaire expioit en même temps, à la Bastille, le simple soupçon d'être l'auteur d'une satire contre le régent. La fougue d'impiété de celui-ci s'exhaloit plus alors dans ses paroles que dans ses écrits, où quelques traits, jetés par intervalle, commençoient seulement à la déceler.

Tandis que croissoit ainsi ce parti, au milieu de l'espèce d'enivrement de débauche que la régence répandoit dans toutes les classes oisives ou opulentes de la société, l'Église de France, nous l'avons déjà dit, courbée sous le joug d'une servitude outrageante et intolérable, étoit réduite, pour résister au parti janséniste et se soustraire à l'action tyrannique du parlement, de se rallier au chef de l'État, d'accepter pour protecteur son infâme favori, de supporter la profanation de ses plus hautes dignités; et c'étoit là un opprobre qui fournissoit contre elle de nouvelles armes aux incrédules, lesquels en tiroient parti pour grossir leurs rangs de beaucoup d'esprits foibles et passionnés à qui ils savoient persuader que cette protection dérisoire qu'accordoient à la religion des hommes faisant, comme eux, profession d'incrédulité, étoit une preuve évidente de la fausseté de ses dogmes. Cette humiliation du clergé produisoit encore cet autre effet de jeter dans le parti janséniste des hommes à vues courtes et à conscience timorée, qui croyoient reconnoître, dans le rigorisme affecté des sectaires et dans leur opposition au pouvoir, bien que cette opposition n'eût commencé qu'après que le pouvoir les eût lui-même repoussés, une résistance courageuse à l'iniquité du siècle, à l'égard de laquelle ils reprochoient au parti opposé de se montrer beaucoup trop indulgent. Telle étoit la position des choses et des esprits, lorsque l'évêque de Fréjus parvint au ministère.

Toutefois ce n'est point assez de cette vue générale pour bien faire comprendre ces querelles déplorables qui se continuèrent si vivement, sous l'administration de ce foible vieillard, entre le clergé, les jansénistes et les parlements, si l'on n'y joint quelques traits de ce qui s'étoit passé, depuis Louis XIV, relativement à la bulle Unigenitus. L'ignorance et la sottise philosophique considèrent avec beaucoup de pitié les troubles et les désordres dont cette bulle fameuse fut en France l'occasion et le prétexte, et peu s'en faut qu'elles n'en jugent les détails indignes de l'histoire: il ne leur appartient pas de concevoir que c'est là, dans son principe et dans ses conséquences, le plus grand événement du XVIIIe siècle, et qu'il suffiroit seul pour l'expliquer tout entier.

(1715-1718) Il n'est pas difficile de prévoir ce qui seroit arrivé de l'obstination du cardinal de Noailles, si Louis XIV eût vécu; il n'y a pas d'apparence qu'il eût refusé d'obéir au commandement d'un maître à qui on ne résistoit pas impunément, et pour quelque temps, du moins, la paix eût été rendue à l'Église. La politique du régent, masquée sous le voile de la modération et de l'esprit conciliateur, changea la face des choses: le cardinal le voyant plein de condescendance pour lui et de tolérance à l'égard des jansénistes, reprit courage, et le parti des opposants avec lui. Il ne fut plus question d'accepter la bulle, quoiqu'il eût fait une promesse formelle à ce sujet. Un déluge de libelles où les doctrines qu'elle contenoit étoient attaquées et les opinions de Quesnel défendues, inonda Paris et les provinces; la division éclata ouvertement dans le corps des évêques, l'esprit de révolte commença à se manifester dans le clergé inférieur, dans les universités, dans les facultés de théologie; et l'on put se croire à la veille de ce schisme depuis si long-temps redouté par tous ceux qui en avoient vu le principe dans ce qui se passoit en France depuis près de quarante ans.

Les premiers symptômes de cette guerre qui alloit désoler l'Église de France, se manifestèrent dans cette même assemblée du clergé qui s'étoit ouverte quelques mois avant la mort du feu roi[94]; et ce fut à l'occasion de deux ouvrages que le parti janséniste venoit de jeter dans le public, et dans lesquels tout le venin de leur doctrine se trouvoit répandu[95]. Il fut décidé que ces deux productions dangereuses seroient examinées et censurées: les prélats opposants[96] firent voir, dès lors, combien ils étoient favorables aux sectaires, par les manœuvres de tout genre qu'ils employèrent pour arrêter cette censure; et, n'ayant pu y réussir, pour empêcher du moins qu'il y fût parlé honorablement de la bulle, à l'occasion de laquelle cependant ces ouvrages avoient été composés, et contre laquelle ils étoient principalement dirigés. Ayant encore échoué sur ce point, leur dernière ressource avoit été de faire intervenir le régent, dont l'intention n'étoit pas de donner en ce moment gain de cause à l'un ou à l'autre parti, et qui, sous prétexte qu'il venoit d'ouvrir une négociation avec le pape au sujet de leurs contestations, défendit provisoirement la publication des censures. Cependant la faculté de théologie de Paris avoit commencé à montrer de quel esprit elle étoit animée, en rétractant publiquement l'acceptation qu'elle avoit faite de la bulle, et déclarant même avec beaucoup d'impudence «qu'elle ne l'avoit jamais acceptée.» Son audace fut telle, dès ces premiers moments, que les livres censurés trouvèrent des apologistes au milieu d'elle, et purent y être impunément défendus.

Lorsque ces nouvelles parvinrent à Rome, Clément XI en ressentit une vive douleur, et jamais l'embarras de sa situation vis-à-vis de l'Église de France n'avoit été plus grand. Partout ailleurs, l'hérésie et la rébellion auroient été, à l'instant même, comprimées et punies par des actes décisifs de son autorité suprême, que le pouvoir temporel auroit accueillis avec respect, à l'égard desquels il eût exigé une prompte et entière obéissance. En France les obstacles se présentoient de toutes parts: formeroit-il une commission pour instruire le procès des évêques opposants? Mais c'étoit une prérogative de l'Église gallicane, que les évêques n'y pouvoient être jugés en première instance que par les métropolitains assistés de leurs suffragants, et ce n'étoit que par voie d'appel que le pape avoit le droit de connoître de la cause d'un évêque accusé. Assembleroit-il un concile national? c'eût été soulever à l'instant même mille questions odieuses sur l'autorité pontificale: il n'y falloit pas penser. La convocation d'un concile général, qui lui fut proposée par ses conseillers, fut encore rejetée, parce qu'il y vit de même de graves inconvénients[97]. Sévir contre la Sorbonne, contre une simple faculté de théologie, il ne le pouvoit même pas sans imprudence, et sans s'exposer à voir son autorité compromise; car l'appel comme d'abus au parlement en eût été la conséquence; et, devant le tribunal séculier, la Sorbonne l'auroit très probablement emporté sur le souverain pontife. Au milieu de ces incertitudes, qui n'étoient que trop fondées, Clément XI s'arrêta du moins à la résolution de refuser des bulles à tout sujet qu'on lui présenteroit pour de nouveaux évêchés, et qui n'auroit pas accepté formellement la constitution[98]. Enfin, dans une congrégation générale qu'il assembla, et au milieu de laquelle il déplora les malheurs de l'Église avec cette éloquence noble et touchante qui éclatoit jusque dans ses moindres paroles, ce saint pape fit comprendre en peu de mots, et avec une admirable sagacité, quelles pouvoient être pour la religion en France les conséquences de l'opposition qui venoit d'y éclater: «Ce que je vous prie d'observer, dit-il au sacré collége assemblé, c'est que les évêques opposants n'attaquent ma bulle Unigenitus, qu'afin de saper en même temps et de faire tomber du même coup toutes celles où ce saint siége a foudroyé leurs erreurs. Comme il n'en est aucune au sujet de laquelle les formalités les plus solennelles aient été observées plus exactement qu'à l'égard de la dernière constitution, il n'en est point aussi qui mérite, avec plus de raison, d'avoir force de loi dans l'Église. Par conséquent, travailler à infirmer l'autorité de celle-ci, c'est vouloir anéantir toutes les précédentes. Bientôt on verroit la bulle d'Innocent X et d'Alexandre VII contre les cinq fameuses propositions de Jansénius, celle d'Innocent XII contre le livre des Maximes des Saints, celle de Pie V et de Grégoire XIII contre Baïus, la nôtre même contre le fameux Cas de conscience, rejetées avec hauteur. Ce n'est plus un mystère dans le parti. Depuis quelque temps il s'en explique si clairement, qu'il n'est plus permis d'en douter. Ainsi, autant qu'il importe au sacré dépôt de la foi que des erreurs capitales ne jettent pas de nouvelles racines, ou qu'elles ne prennent pas de nouvelles forces, autant est-il nécessaire que nous maintenions, dans toute sa vigueur, une bulle qui, en achevant de les démasquer, achève aussi de les confondre[99]

Que demandoient les opposants? Des explications sur le sens de plusieurs passages de la bulle, qui leur sembloient obscurs et susceptibles de fausses interprétations. Cette demande, au premier abord, paroissoit naturelle; plusieurs avoient peine à comprendre qu'elle pût leur être refusée, et c'étoit avec ces apparences de candeur qu'ils se présentoient dans le monde. Mais lorsque, allant au fond de leur pensée, le pape leur faisoit demander, à son tour, s'ils vouloient s'engager d'avance à accepter purement et simplement la bulle, après que ces explications leur auroient été données, alors commençoient leurs tergiversations; et pressés sur cette question importante, ils ne pouvoient plus cacher quel étoit le véritable but de cette demande insidieuse, faite uniquement dans l'intention d'établir une sorte de controverse avec le souverain pontife, controverse dans laquelle ils se réservoient le droit de rejeter ses explications, s'ils les trouvoient contraires à leurs doctrines. Ce fut dans ce sens que parlèrent des agents qu'ils osèrent envoyer à Rome, pour y faire cette proposition insolente[100]. Luther et Calvin n'auroient pas autrement parlé[101].

Cependant Clément XI vit s'accroître ses incertitudes par l'usage même qu'il tenta de faire de son autorité. Immédiatement après cette congrégation des cardinaux, il avoit expédié en France deux brefs, l'un aux évêques opposants, par lequel il leur enjoignoit d'accepter la bulle sans délai, sans restriction, sans modification, y menaçant le cardinal de Noailles de le dépouiller de la pourpre, et de le traiter, lui et ses adhérents, selon toute la rigueur des canons, si, dans un terme fixé, il n'avoit pas donné des marques certaines de son obéissance; l'autre au régent, pour lui démontrer la nécessité du parti qu'il venoit de prendre, et exciter son zèle à soutenir avec lui la cause de la religion. Les deux brefs furent considérés comme non avenus, parce que, suivant les libertés de l'Église gallicane, telles que les avoit instituées Louis XIV, aucun rescrit de la cour de Rome ne pouvoit être présenté au roi de France avant que copie en eût été donnée d'abord à ses ministres, comme si ce monarque eût craint de déroger en traitant directement avec le vicaire de Jésus-Christ. Une telle formalité, sans exemple dans la chrétienté, auroit eu de trop graves conséquences: le pape refusa de s'y soumettre, et put dès lors reconnoître quelles étoient, dans cette affaire, les véritables dispositions du régent, sur lequel d'abord il avoit cru pouvoir compter. Ce fut donc une nécessité pour lui de suspendre des coups qu'il devenoit imprudent de frapper.

Il n'est pas besoin de dire que les opposants s'enhardirent de cet échec, que venoit d'éprouver l'autorité de la cour de Rome: dès ce moment ils ne mirent plus de bornes à leurs prétentions et à leur insolence à l'égard du chef de l'Église. Toutefois, comme on traitoit encore le dogme assez sérieusement en France, ils essayèrent d'abord de répandre dans le public que cette bulle dont on faisoit tant de bruit, ne touchoit que quelques points de discipline de peu d'importance. Cette manœuvre ne leur ayant pas réussi, ils en imaginèrent une autre: ce fut d'inviter les acceptants à se réunir à eux pour établir ensemble un précis de doctrine que l'on soumettroit au pape, dans lequel on tomberoit d'accord sur tous les points dissidents, et qui, s'il étoit agréé, tranquilliseroit leur conscience sur l'acceptation pure et simple de la bulle. La proposition fut acceptée; on s'assembla: après de longues difficultés et des chicanes sans nombre, qui ne purent fatiguer la patience et la complaisance de leurs adversaires, ils parurent tomber d'accord avec ceux-ci sur la doctrine, et tout sembloit sur le point d'être terminé. Mais il devint évident que ce n'étoit de leur part qu'un jeu pour gagner du temps[102]; car, employant aussitôt, pour arrêter l'effet de cette conciliation, la plus insigne et la plus coupable des fourberies, ils trouvèrent le moyen de substituer à la pièce originale une copie qu'ils en avoient dressée eux-mêmes, et dans laquelle ils avoient supprimé les corrections essentielles que les évêques acceptants y avoient faites, de tous les passages entachés de jansénisme; et l'ayant ainsi altérée, ils l'envoyèrent à Rome comme la profession de foi de tout le clergé de France. Ils furent encore démasqués cette seconde fois: alors ils proposèrent une assemblée générale des évêques, faisant entendre que c'étoit le seul moyen de parvenir à une entière conciliation; mais les acceptants, qui d'abord avoient accueilli cette idée, acquirent bientôt la certitude que leurs adversaires y porteroient la même obstination et se serviroient de cette circonstance pour donner de plus grands scandales, et se hâtèrent d'écrire au pape pour le prier de mettre opposition à ce projet d'assemblée. Telle fut cependant la condescendance du souverain pontife à l'égard de cette poignée de rebelles, que, ne pouvant donner lui-même les explications demandées, et au sens qu'ils les demandoient, sans compromettre gravement son caractère et son autorité, il consentit qu'elles leur fussent indirectement offertes dans une lettre que le sacré collége demanda la permission de lui écrire, lettre qui fut rendue publique, et après laquelle les opposants n'eurent plus aucun prétexte plausible de persister dans leur refus.

Cette dernière marque d'indulgence ayant été accordée aux rebelles, le pape reprit le ton de maître; et dans deux nouveaux brefs, adressés, l'un au régent, l'autre aux évêques acceptants, il fixa le délai qu'il accordoit au cardinal de Noailles pour faire son acte de soumission, se montrant décidé, ce délai passé, à procéder contre lui et contre ses adhérents selon toute la rigueur des canons. Il rappeloit particulièrement, dans celui qu'il adressoit aux évêques, ce qui s'étoit passé relativement au livre des Réflexions morales, le venin caché dans ce livre dangereux, l'empressement avec lequel le feu roi et l'Église de France en avoient demandé la condamnation, le respect avec lequel la majorité des évêques l'avoit acceptée; et le détail de ces circonstances lui servoit à faire ressortir davantage ce qu'il y avoit d'odieux dans la révolte des opposants et dans la conduite insolente de la faculté de théologie, qui, livrée à de continuelles variations, tantôt avoit reconnu, tantôt bravé l'autorité du saint siége, et ne prétendoit pas moins qu'à se faire en France la règle de la doctrine et la dominatrice de l'épiscopat. Un troisième bref, adressé à la faculté elle-même, étoit plus que comminatoire: il prononçoit la déchéance de ceux de ses docteurs qui s'étoient déclarés opposants, et décernoit contre eux les peines canoniques[103].

C'est ici que triomphèrent les libertés gallicanes. Le régent, qui trouvoit bon d'arranger les choses à l'amiable avec la cour de Rome, s'il y avoit possibilité de le faire selon son propre gré, mais non de lui laisser exercer en France des actes d'autorité, vit très tranquillement le parlement rendre aussitôt un arrêt par lequel, statuant sur tous rescrits émanés de la cour de Rome, il défendoit de recevoir en France aucune pièce de ce genre qui n'eût été préalablement munie de lettres-patentes du roi, arrêt par suite duquel les agents généraux du clergé reçurent l'ordre d'écrire à tous les évêques du royaume «qu'il leur étoit défendu, de la part du roi, d'accepter le bref qui venoit de leur être adressé, et qu'ils eussent à remettre aux mains de M. le régent tous les exemplaires qu'ils en avoient reçus[104].» Le pape en écrivit très vivement à ce prince, qui, sur ce point, ne voulut lui donner aucune satisfaction, et se borna seulement, pour ne pas rompre entièrement l'espèce de bonne intelligence qui paroissoit exister entre lui et le saint père, à défendre cette assemblée générale d'évêques que celui-ci avoit de si justes raisons de redouter. Mais le projet de conférences nouvelles par commissaires fut repris, et ceux des évêques acceptants qui essayoient encore de travailler au rétablissement de la paix en conçurent d'abord quelque espérance; on peut même dire que, pour y parvenir, ils se montrèrent trop faciles envers leurs adversaires. Déjà, dans ces conférences, on étoit parvenu à se mettre une seconde fois d'accord sur la doctrine, et il sembloit que l'acceptation de la bulle dût s'ensuivre naturellement; mais, arrivés à ce point principal de la querelle et poussés dans ce dernier retranchement, les opposants revinrent à leurs éternelles difficultés sur le sens auquel ils prétendoient l'entendre; les esprits s'échauffèrent par la controverse; et plusieurs d'entre eux, laissant enfin échapper leur secrète pensée, appelèrent de la bulle du pape au futur concile général, et portèrent leur appel à la faculté de théologie, qui appela aussitôt avec eux. Tel fut le résultat de ces funestes conférences.

Ce fut aussi le signal de l'orage dont tout ce qui avoit précédé peut n'être considéré que comme un signe avant-coureur: se voyant ainsi soutenu et par les hésitations politiques de la cour et par la complicité des magistrats, le parti janséniste leva le masque; d'opposants qu'ils étoient, ses fauteurs se firent appelants, et l'appel devint le mot d'ordre de la révolte pour tous ceux qui partageoient leurs doctrines erronées. Un grand nombre de curés de Paris et plusieurs communautés y donnèrent leur adhésion; non content de semer ainsi la division dans son diocèse, le cardinal de Noailles, chef avoué de cette faction, alla porter le trouble partout où il espéra trouver des rebelles et des brouillons; et telle fut la mauvaise foi des sectaires, qu'ils n'eurent pas honte de faire des emprunts pour obtenir des appels à prix d'argent[105]. La licence se manifesta bientôt de la manière la plus effrayante, et surtout dans les classes subalternes du clergé: on vit des curés se réunir et délibérer ouvertement sur les moyens à prendre pour s'arroger les droits de l'épiscopat, des chapitres s'élever contre les décisions de leurs évêques; et bien que le nombre des appelants ne formât encore dans le clergé qu'une misérable minorité, le parti trouva le moyen, vu cette position sans exemple où se trouvoit l'Église de France, de se faire persécuteur de la grande majorité de ses membres[106]. À Paris, et dans les diocèses que gouvernoient des évêques appelants, les acceptants étoient interdits, soumis aux peines canoniques, en butte à toutes les vexations de leurs supérieurs; dans ceux où siégeoient des évêques acceptants, les rebelles pouvoient au contraire braver impunément leurs premiers pasteurs; au moyen de l'appel comme d'abus, ils les traînoient devant les tribunaux séculiers, où gain de cause leur étoit toujours assuré, et leur faisoient expier, par d'odieuses et insultantes condamnations, le légitime et consciencieux usage qu'ils avoient fait et dû faire de leur autorité.

La conduite du régent, dans ces graves circonstances, continua d'être ce qu'elle avoit été, foible en apparence, au fond calculée, insidieuse, et telle qu'il falloit qu'elle fût pour ne donner de triomphe complet à aucun parti. Sur les plaintes que lui adressèrent de toutes parts les évêques, il leur écrivit pour les assurer de sa coopération à rétablir l'ordre dans leurs diocèses, leur protestant qu'il sauroit contenir le clergé du second ordre et même les parlements; il écrivit en même temps une lettre au pape, dont l'objet apparent étoit de renouer autant que possible les négociations; mais, dans cette lettre, ainsi que dans sa circulaire aux évêques, le principe des appels étoit maintenu, et le prince se contentoit seulement de les attaquer «dans l'abus que l'on prétendoit en faire dans cette circonstance,«de manière qu'il trouva le moyen de mécontenter à la fois tout le monde[107]; ce dont il se soucioit peu, d'après le plan qu'il s'étoit tracé, dans ces querelles, de tout ramener définitivement à son autorité.

Les appelants avoient pénétré son dessein, et si bien qu'ils ne cherchoient qu'un moyen de le commettre avec la cour de Rome en le faisant intervenir dans les affaires de l'Église, de manière à mettre cette autorité dont il sembloit si jaloux en opposition avec celle du souverain pontife. Ce fut dans cette intention qu'ils proposèrent, comme moyen de conciliation, un silence absolu sur la bulle, silence qui seroit ordonné par le roi, y ajoutant toutefois cette condition que l'ordonnance royale ne paroîtroit qu'après que le cardinal de Noailles auroit publié son appel; ils demandoient même que le roi, dans cette ordonnance, s'expliquât sur les excommunications «de manière à rassurer les consciences;» que les appels y fussent considérés comme légitimement faits, et que la décision de l'affaire sur laquelle ce silence général auroit été imposé, fût renvoyée, non au pape, mais au futur concile général. Certes, l'insolence ne pouvoit aller plus loin: c'étoit non seulement se maintenir dans leur ancienne prétention de traiter avec le chef de l'Église sur le pied de la plus parfaite égalité, mais encore pousser le souverain temporel à porter la main à l'encensoir, et allumer entre les deux puissances une guerre qu'en effet ils désiroient ardemment, et dont les insensés espéroient profiter.

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