Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 8/8)
On conçoit avec quelle indignation un semblable projet fut rejeté. Le pape, à la vérité, demandoit le silence; mais il vouloit que l'hérésie fût seule forcée de se taire. Le cardinal de La Trémouille, ambassadeur de la cour de France auprès du Saint-Siége, et qui y jouoit, depuis le commencement de ces querelles, le rôle de conciliateur avec assez peu de discernement, commit en cette occasion une grande faute: encore qu'il connût parfaitement la pensée du saint Père sur ce projet de silence également imposé au mensonge et à la vérité, il se persuada très mal à propos que, si ce silence général étoit en effet ordonné pour peu de temps, sans toutefois y admettre les conditions insolentes proposées par les appelants, on pourroit, à la faveur du moment de calme qu'il auroit procuré, parvenir à s'entendre sur le fond de la discussion; et qu'en faveur d'un si heureux résultat, on obtiendroit probablement du pape qu'il fermât les yeux sur un acte du pouvoir temporel qui pouvoit avoir de si graves conséquences. Ce fut en ce sens qu'il écrivit à sa cour; et la déclaration du roi; qui ordonnoit le silence sur les affaires de la bulle, parut immédiatement après[108].
On conçoit que les acceptants ne s'y soumirent qu'avec beaucoup de répugnance: c'étoit exiger d'eux une sorte de prévarication. Quant aux appelants, ils ne vouloient point du silence à de telles conditions; et pour éluder l'effet de la déclaration; ils mirent en avant le cardinal de Noailles qui parvint à persuader au régent qu'il ne pouvoit convenablement se taire avant que le pape se fût expliqué sur le précis de doctrine qui venoit d'être arrêté entre les deux partis. L'adhésion des évêques acceptants à cet exposé doctrinal ne laissoit aucun doute sur son orthodoxie: l'explication demandée au pape ne pouvoit donc qu'être favorable, et l'on commençoit à concevoir quelque espérance d'une véritable paix. Or, et nous l'avons déjà dit, les opposants n'en vouloient point; tout ceci n'étoit de leur part qu'un jeu détestable: par une seconde fraude qui n'étoit pas moins odieuse que la première, de laquelle toutefois on prétend que le cardinal ne fut pas complice (ce qui semble difficile à croire et se trouve démenti par sa conduite postérieure), ils altérèrent ce précis de doctrine dans tout ce qu'il contenoit de contraire à leurs maximes; et résolus de mettre à cette paix un obstacle insurmontable, ils choisirent ce moment pour publier l'appel de ce prélat, appel qu'il avoit fait secrètement et auquel il avoit jusqu'alors différé de donner de la publicité. Le chapitre métropolitain et les curés de Paris y adhérèrent à l'instant même; la Sorbonne, qui, en fait d'appel, avoit déjà pris les devants, reçut celui-ci avec les plus grands applaudissements, et la confusion fut à son comble dans le clergé de Paris.
Le régent, soit qu'il fût réellement irrité de cette audace, soit qu'il feignît de l'être, ordonna au parlement de poursuivre la publication de cet appel, et le parlement, qui l'approuvoit intérieurement, le condamna par ordre. Alors blessé au vif dans son amour-propre, le foible et vaniteux prélat ne se contint plus: il avoua hautement son appel, en prit la défense, et montra quels étoient ses véritables sentiments en repoussant les nouvelles marques de condescendance que le pape se montroit disposé à lui donner; puis se mettant plus ouvertement encore qu'il ne l'avoit fait à la tête de son parti, il se fit l'apologiste des doctrines censurées, et déclara nettement qu'une acceptation conditionnelle étoit tout ce qu'il pouvoit accorder. Après ce dernier éclat, Clément XI, dont la modération et la longanimité ne sauroient être trop admirées dans ces circonstances difficiles et malheureuses, se décida, ayant épuisé tous les moyens de conciliation, à publier sa bulle de séparation[109].
Ce fut le signal d'une nouvelle confusion plus grande que tout ce qui avoit précédé. Les appels contre la nouvelle bulle s'élevèrent aussitôt de toutes parts dans le parti des opposants; et le parlement tressaillit de joie en voyant des princes de l'Église lui fournir eux-mêmes, par leurs fureurs, l'occasion qu'il cherchoit depuis si long-temps d'élever sa puissance sur celle de Rome. Déjà il n'avoit pas craint de faire brûler par la main du bourreau une lettre qu'un prélat courageux (l'archevêque de Reims) avoit adressée au régent, pour lui peindre l'excès du mal et l'inviter à en arrêter le cours: en cette nouvelle circonstance, il n'eut pas même la peine de prendre l'initiative. Ce furent les gens du roi eux-mêmes qui appelèrent devant lui de la bulle comme d'abus; il reçut leur appel, et s'apprêta ainsi à procéder contre le pape lui-même. Cependant les opinions les plus monstrueuses se professoient hautement dans la Sorbonne, et le langage de ses docteurs ne différoit point de celui des plus furieux protestants; les choses allèrent même à cet excès, qu'un plan de séparation de l'Église de France avec celle de Rome, et d'union avec l'Église anglicane, fut secrètement dressé dans le parti des opposants[110]. L'archevêque de Reims écrivit de nouveau pour démasquer ces détestables machinations, et l'évêque de Soissons publia sur le même objet quelques écrits très énergiques: le parlement s'en saisit aussitôt pour les flétrir, et confia encore à la main du bourreau le soin de lui en rendre raison. Cependant les parlements de provinces s'empressoient d'imiter leur digne modèle; et plus de quarante évêques ayant déclaré les appels schismatiques, la plupart d'entre eux se virent cités devant les tribunaux séculiers, qui supprimèrent et condamnèrent leurs mandements comme abusifs.
L'indignation du pape étoit à son comble, et néanmoins, lorsqu'il sembloit résolu de la faire éclater, les mêmes embarras se présentoient toujours devant lui. Plus d'une fois, il fut sur le point de sévir contre les parlements prévaricateurs; puis il s'arrêtoit, effrayé d'un coup d'autorité qui pouvoit faire éclater le schisme, depuis si long-temps préparé dans l'Église de France, et revenoit à des supplications nouvelles auprès du régent, pour qu'il arrêtât enfin ce torrent qui menaçoit de tout entraîner. Fidèle à son plan, celui-ci continuoit à prendre des demi-mesures qui, sans satisfaire le pontife, entretenoient du moins ses espérances, et ne le mettoient pas dans la nécessité périlleuse de rompre ouvertement avec lui. La première fut d'ordonner de nouveau un silence général sur tout ce qui concernoit la bulle; et ce funeste remède, déjà si malheureusement employé, et que nous verrons par la suite agraver le mal au lieu de le guérir, ne produisit pas un meilleur effet cette fois-ci que la première: les acceptants en furent affligés, et les appelants s'en moquèrent. (1719) Les excès de la Sorbonne ayant passé toutes les bornes, ses docteurs furent mandés chez le garde des sceaux et réprimandés: ils n'en continuèrent pas moins de dogmatiser avec la même insolence[111]. L'évêque de Soissons se plaignit de l'outrage qu'il venoit de recevoir: tout ce que fit pour lui le régent fut d'empêcher que l'arrêt du parlement qui condamnoit son livre au feu ne fût exécuté. Il souffroit en même temps, et avec la plus grande tranquillité, que ce même parlement supprimât par un nouvel arrêt la condamnation que le pape venoit de faire d'une instruction pastorale du cardinal de Noailles, la plus séditieuse qu'il eût encore publiée; et l'évêque de Soissons fut, en cette circonstance, moins maltraité que le souverain pontife. Alors Clément XI, poussé à bout, reprit sa résolution de refuser des bulles à tout évêque nommé qui n'accepteroit pas purement et simplement la constitution Unigenitus.
(1720) Ni cette résolution, ni les rescrits et les anathèmes du Saint-Siége, ni le zèle des évêques acceptants n'auroient suffi: il falloit par dessus tout la volonté du pouvoir temporel, qui s'étoit fait en France l'arbitre suprême des rapports de l'Église avec son chef; et cette volonté, nous l'avons déjà dit, commença à se manifester au moment où Dubois eut la pensée de devenir cardinal. Alors il fut arrêté, dans le conseil du régent, qu'on se procureroit, de gré ou de force, un enregistrement quelconque de la bulle, et qu'on emploieroit des moyens plus efficaces auprès de l'archevêque de Paris, pour parvenir à vaincre son obstination. Des négociations nouvelles furent donc ouvertes avec lui, et l'on y mit plus de suite et de ténacité. Le cardinal ne se montra ni moins tenace, ni moins opiniâtre: il batailla long-temps, tergiversa, exigea de nouvelles explications qu'il fallut consentir à lui donner. D'habiles théologiens y travaillèrent pendant six mois, les arrangeant de manière à ce qu'elles pussent satisfaire ce vieillard ombrageux; ce qui fit qu'elles ne satisfirent point plusieurs évêques acceptants qui refusèrent de les signer. Telles qu'elles étoient cependant, la plupart d'entre eux les signèrent, trop complaisamment sans doute, mais tant étoit grand leur désir de la paix; et le cardinal les signa avec eux. Toutefois, alors même que cette paix sembloit être sur le point de se conclure, il donnoit des preuves nouvelles de sa mauvaise foi en publiant de nouveaux écrits contre la bulle[112], écrits que, par une mauvaise foi plus grande encore, il désavoua, après qu'ils eurent été condamnés à Rome, non pas tant à cause de cette condamnation que parce qu'ils l'exposoient à encourir l'entière disgrâce du régent.
Cette conduite, qui semble presque inexplicable, venoit de ce qu'il comptoit sur le parlement, comme le parlement comptoit sur lui. Mais aussitôt qu'il lui fut démontré que l'existence de cette compagnie étoit menacée, il sentit son courage s'abattre; et, pour sauver le tribunal séculier qui citoit devant lui les évêques, qui les condamnoit, qui les outrageoit, il parut céder enfin; et la bulle, forcément enregistrée au parlement, fut conditionnellement acceptée par le prélat; c'est-à-dire que, par un dernier trait de mauvaise foi qui passoit tous les autres, tandis qu'il acceptoit sans restriction dans le mandement qu'il publioit, il faisoit imprimer en même temps un second mandement clandestin où son acceptation étoit positivement restrictive. Le pape eut connoissance de cette fraude au moment même où le cardinal la commettoit; et l'on peut concevoir combien il dut être satisfait d'une semblable paix, la bulle étant acceptée d'une si étrange manière par l'archevêque de Paris, et enregistrée au parlement «purement et simplement, assuroit le régent, et sans autres bornes que celles qu'il falloit nécessairement s'imposer, pour ne pas s'écarter des maximes du royaume[113].» Or ces maximes étoient justement le principe de cette guerre continuelle qui se faisoit en France contre le Saint-Siége, et qui menaçoit sans cesse le royaume très chrétien du schisme et de l'hérésie. Dubois convenoit lui-même «qu'il manquoit quelque chose à l'affermissement de la paix; mais il démontroit, en même temps, l'impossibilité d'obtenir davantage, pour le moment[114].
(1721-1723) Clément XI mourut au milieu des amertumes que lui causoient cette triste paix et ces scandaleuses négociations: on n'aura pas de peine à croire qu'Innocent XIII, qui lui succéda, n'en fut pas plus satisfait. Toutefois ses efforts auprès du cardinal de Noailles pour obtenir de lui une acceptation pure et simple n'eurent pas plus de succès que ceux de son prédécesseur; et tels étoient les résultats de cette prétendue paix, que sept évêques opposants eurent l'audace singulière de lui écrire une lettre dans laquelle la bulle étoit formellement attaquée, et le caractère de Clément XI outrageusement insulté; plusieurs autres écrits furent en même temps publiés, soit par des évêques, soit par des docteurs de Sorbonne, où étoient développées contre les deux puissances[115] les doctrines les plus pernicieuses de la secte[116]. Le pape flétrit ces écrits avec les qualifications qu'ils méritoient, et s'adressa en même temps au régent pour obtenir raison de ces perturbateurs et de ces séditieux. Ce fut alors que, fatigué de tant de mutineries par lesquelles l'autorité royale se trouvoit elle-même avilie, et résolu de satisfaire du moins le pape dans ce qui ne compromettoit en rien les maximes du royaume et l'autorité spirituelle du cabinet de Versailles, le duc d'Orléans parla enfin en maître, et, soutenu de la puissante volonté de son ministre, appesantit son bras sur les jansénistes avec tant de violence[117], que, jusqu'à sa mort, ils n'osèrent plus remuer. De son côté, le nouveau pape jugea que, dans des circonstances aussi difficiles, il lui convenoit d'user de cette politique patiente du Saint-Siége, politique dont, tôt ou tard, le triomphe est assuré, parce qu'elle a pour fondement l'éternelle vérité. Il parut donc se contenter de ce que le régent avoit fait, considérant toutefois ce qui se passoit alors en France plutôt comme une trève que comme une véritable paix.
(1724-1726) Ce calme apparent se prolongea après la mort du duc d'Orléans jusqu'à celle d'Innocent XIII, qui mourut en 1724. Cependant les sectaires, moins contenus sous le ministère du duc de Bourbon, se montrèrent déjà disposés à abuser de la tolérance dont ils jouissoient, et que la prudence du chef de l'Église n'avoit pas cru devoir troubler. Le nouveau pape, Benoît XIII, n'en jugea pas ainsi: il ne lui parut pas convenable de garder plus long-temps de tels ménagements avec l'hérésie; et à peine fut-il monté sur le trône pontifical, qu'il porta son attention sur les affaires de l'Église de France, et résolut d'avoir raison de l'acceptation illusoire du cardinal de Noailles. Il n'est pas besoin de dire qu'il employa de nouveau tous les moyens de douceur et de persuasion que ses prédécesseurs avoient en quelque sorte épuisés à l'égard de ce prélat. Le parti se réveilla aussitôt, plus ardent qu'il n'avoit jamais été, quoique ses rangs commençassent déjà à s'éclaircir[118]; et aussitôt recommencèrent avec la cour de Rome ces manœuvres insolentes et ces négociations perfides dont le scandale avoit si long-temps affligé la chrétienté. L'impudence des sectaires fut poussée cette fois jusqu'à publier, sous le nom du pape, un mémoire composé par eux et infecté de toutes leurs erreurs: convaincus de mensonge, comme ils l'avoient déjà été tant de fois, ils ne s'en déconcertèrent pas, et ce fut par des mensonges nouveaux qu'ils cherchèrent à se disculper[119].
Cependant il étoit visible que le cardinal de Noailles n'étoit qu'un instrument entre les mains des sectaires: il ne paroît pas qu'abandonné à lui-même, il eût eu assez d'énergie de caractère pour opposer une aussi longue résistance. Pressés autour de lui, les plus habiles du parti le soutenoient, le raffermissoient, écrivoient pour lui dans cette déplorable polémique, et exploitoient ainsi à leur profit sa foiblesse et sa vanité. Dans cette circonstance, ils le virent plus chancelant qu'il n'avoit été, et presque honteux du rôle qu'on lui faisoit jouer, prêt à se rendre aux sollicitations du souverain pontife, dont le zèle et la charité ne lui laissoient pas un moment de repos. Aussitôt trente curés jansénistes de Paris furent ameutés pour le rejeter dans le parti, et dans un mémoire infecté de schisme et d'hérésie, s'élevèrent aussi audacieusement qu'on l'avoit jamais pu faire contre la bulle Unigenitus, soutenant qu'elle mettoit la foi en péril, et qu'on ne pouvoit ni l'accepter ni la publier. Ce fut ainsi qu'ils ramenèrent le foible prélat, et que la paix d'Innocent XIII fut ouvertement rompue.
Ceci se passoit en 1726: l'évêque de Fréjus venoit d'être nommé ministre; cette même année, il avoit été décoré de la pourpre par le souverain pontife; il sembloit professer les maximes du Saint-Siége, et même il avoit publié, sous le feu roi, quelques écrits contre le Quesnélisme. Ses dispositions à l'égard de la cour de Rome n'étoient point hostiles sans doute; mais en supposant même qu'elles eussent été aussi favorables qu'on le pouvoit désirer, et qu'il ne les eût pas soumises aux calculs de son ambition et aux intérêts de sa nouvelle position politique, il leur auroit toujours manqué ce qui pouvoit en assurer le succès, l'étendue des vues et la fermeté du caractère.
Un arrêt du conseil supprima le mémoire des trente curés comme scandaleux et contraire aux décisions de l'Église et aux lois de l'État. Ceux-ci adressèrent au roi une remontrance, dans laquelle ils rappelèrent et soutinrent toutes les erreurs contenues dans leur mémoire. Ils y renouveloient leur appel au concile général, niant que la bulle fût une loi de l'Église et de l'État; et comme pour se mettre à couvert de l'autorité royale qu'ils bravoient avec tant d'insolence, ils y établissoient l'inviolabilité de leurs personnes «en les mettant sous la protection de Dieu et du futur concile œcuménique.» Un second arrêt du conseil flétrit cet écrit détestable; mais comme le roi y déclaroit en même temps «que les curés ne formoient point un corps qui pût lui adresser des remontrances,» il fut décidé que désormais les évêques du parti prêteroient leurs noms à tous les écrits qu'il lui conviendroit de publier. Aussitôt se répandit un déluge d'invectives, de calomnies, d'erreurs de tout genre, sous la forme de mandements et d'instructions pastorales; et l'on voyoit paroître au premier rang, parmi les évêques qui ne rougissoient pas de signer ces œuvres de ténèbres, ceux de Montpellier, d'Auxerre et de Senez.
(1727-1728) Ce dernier (M. de Soanen) se faisoit surtout remarquer par une fureur qui ne respectoit plus rien[120]: ce fut sur lui que tomba l'orage, et il éclata à l'occasion d'une dernière instruction pastorale dans laquelle il excitoit ouvertement au schisme et à la révolte[121]. Le cardinal de Fleuri, forcé enfin de reconnoître que de semblables excès ne pouvoient être plus long-temps tolérés, résolut de le faire juger par le concile de sa province. Ce concile fut assemblé à Embrun sous la présidence du métropolitain, M. de Tencin[122]: le vieil évêque, que quelques conférences amicales avec ses juges avoient d'abord ébranlé, fut raffermi dans son fanatisme par les agents que le parti se hâta de lui envoyer de Paris; il parut donc devant le concile pour récuser d'abord son autorité, avoua ensuite que l'instruction pastorale «n'étoit pas de lui,» mais déclara en même temps qu'il en adoptoit tous les principes, et persista dans ses erreurs avec une telle opiniâtreté, qu'il devint impossible même aux plus indulgents de ne pas prononcer sa condamnation. Il fut suspendu de ses fonctions et relégué en Auvergne dans une abbaye de bénédictins. Toutes les opérations du concile furent approuvées par le pape, et le roi témoigna qu'il en étoit satisfait.
Qui le croiroit? ce fut dans le barreau de Paris que les Quesnélistes allèrent chercher des appuis; et l'on vit, pour la première fois, des avocats paroître dans ces querelles de théologie et de discipline ecclésiastique. Cinquante d'entre eux signèrent avec une rare intrépidité une consultation, dans laquelle ressassant toutes les erreurs et toutes les calomnies du parti, ils entassoient lois sur lois pour infirmer le jugement du concile d'Embrun. Sur l'invitation du cardinal de Fleuri, trente et un évêques, alors à Paris, donnèrent leur avis doctrinal sur cette pièce, qu'ils déclarèrent hérétique, diffamatoire, et par suite duquel un arrêt du conseil, du 3 juillet 1728, la supprima avec les qualifications qu'elle méritoit. Les évêques qui l'avoient jugée la flétrirent ensuite par leurs mandements; et l'un d'entre eux, l'évêque d'Évreux, allant plus loin, pénétra jusqu'aux sources où ses auteurs avoient puisé leurs prétendus arguments contre le concile d'Embrun, et les convainquit d'ignorance grossière en ce qui concernoit les lois, les exemples, les réglements qu'ils avoient rappelés dans leur consultation; de mensonge et de perfidie, pour avoir généralement supposé, tronqué, falsifié toutes les autorités dont ils avoient invoqué le témoignage. Cet écrit demeura sans réplique, parce que les preuves y étoient poussées jusqu'à la démonstration[123]; et il fut reconnu, dans le parti, que, pour le moment, les gens de chicane ne lui pouvoient apporter qu'un très foible secours.
Alors les sectaires revinrent à demander celui des évêques appelants. Il s'en présenta douze qui embrassèrent la cause de l'évêque de Senez; et telle fut leur aveugle précipitation que, dans une lettre au roi où ils se plaignoient du jugement rendu contre ce prélat, ils accusèrent d'irrégularité les actes du concile d'Embrun, avant d'avoir pris la précaution de les consulter, et sur le simple rapport que leur en firent les têtes les plus échauffées du parti: il en résulta que tous les faits qu'ils avoient avancés se trouvèrent faux; ce qui leur fut démontré[124]. Leur lettre fut traitée de séditieuse et désapprouvée; mais ce n'étoit pas là un événement propre à les déconcerter.
Ils le furent davantage de la rétractation solennelle que fit le cardinal de Noailles des erreurs dans lesquelles ils l'avoient entraîné. Depuis quelque temps, ce prélat, qui n'avoit jamais manqué ni de foi ni de piété, se lassoit des violences auxquelles son parti se laissoit emporter, et montroit quelque effroi de certaines conséquences de leur doctrine, qu'il avoit enfin commencé à entrevoir. Les divisions qui éclatèrent à Utrecht entre les jansénistes réfugiés sur la doctrine même qu'ils opposoient au saint siége, achevèrent de lui dessiller les yeux: il reconnut dans ces divisions le principe protestant, par conséquent l'esprit de mensonge et d'erreur, et revint sincèrement au giron de l'Église et à une soumission pleine et entière à son autorité. Il accepta publiquement la bulle sans restrictions ni modifications, condamna le livre de Quesnel, ses propres mandements et tout ce qui avoit paru sous son nom de contraire aux décisions du souverain pontife; fit à son égard des actes d'une pleine et entière soumission, et écrivit à tous les évêques qu'il avoit scandalisés[125]. Telle fut l'heureuse fin d'un prélat dont la foiblesse et la vanité avoient causé de si grands maux: elle arriva malheureusement trop tard pour produire quelque bien. Il mourut l'année suivante, poursuivi, à son lit de mort, par les invectives du parti qui l'avoit si long-temps enivré de ses adulations[126].
(1729-1730) Il fut remplacé par l'archevêque d'Aix, M. de Vintimille: c'étoit de la part de celui-ci un acte de courage que d'accepter la charge d'un diocèse comme celui de Paris. Le désordre y étoit au comble: il n'y avoit plus ni décence ni subordination dans le clergé inférieur, où de toutes parts avoient pénétré et fructifié les doctrines nouvelles; une gazette clandestine, dont les auteurs avoient jusqu'alors échappé à toutes les recherches de l'autorité, paroissoit régulièrement deux fois la semaine, et, sous le titre de Nouvelles ecclésiastiques, répandoit à grands flots le poison de l'erreur et du schisme, livroit à la haine ou à la risée du public tous ceux qui se montroient les adversaires de la secte. Le mal avoit gagné jusqu'aux classes populaires, et les femmes elles-mêmes prenoient parti avec tout l'entêtement de leur ignorance et de leurs petites passions. Tel étoit l'affligeant spectacle qui s'offroit au nouvel archevêque; tels étoient les maux que son zèle étoit appelé à combattre.
Ce zèle ne tarda pas à être éprouvé: au moment même de son installation, il avoit eu la consolation de voir le chapitre métropolitain donner, de son plein gré, une entière adhésion à la bulle. Cet exemple n'avoit pas été suivi; et, pour ramener les esprits, il avoit jugé nécessaire de prouver dogmatiquement, dans une instruction pastorale, que cette bulle, si outrageusement attaquée par l'ignorance et la mauvaise foi, ne condamnoit que des erreurs capitales; il la présentoit comme une loi de l'Église à laquelle il y avoit obligation absolue de se soumettre, et montroit, avec une force invincible, qu'à moins d'un renversement total de la foi et de la religion, on ne pouvoit opposer le témoignage de laïques ou de simples prêtres aux décisions du corps épiscopal, ayant à sa tête le vicaire de Jésus-Christ. Depuis le commencement de ces querelles déplorables, aucun écrit catholique n'avoit encore produit un effet aussi salutaire: beaucoup de simples fidèles en furent frappés et se désistèrent de leur appel; des corps entiers d'ecclésiastiques et un grand nombre de communautés religieuses se rendirent à la voix de leur pasteur; la Sorbonne, déjà ébranlée depuis quelque temps, acheva d'être entraînée par la force de conviction qui régnoit dans cette pièce, fit une rétractation solennelle, et, depuis ce moment, demeura inébranlable dans la doctrine orthodoxe. Pendant que le prélat remportoit de si doux triomphes, vingt-huit curés de Paris écrivoient et publioient contre son instruction pastorale un Mémoire insolent, railleur et séditieux: l'archevêque s'en plaignit au roi comme d'un exemple inouï de révolte du second ordre du clergé contre ses supérieurs, suppliant toutefois le monarque de ne point sévir contre les coupables, et se réservant de les ramener par tous les moyens que la charité pourroit lui suggérer.
Cet incident est remarquable par la déclaration du roi qui suivit la plainte de l'archevêque, déclaration dont l'objet étoit de rétablir l'autorité des évêques et de rendre la paix à l'Église. Elle fut rendue le 24 mars 1730: on y rappeloit les anciennes ordonnances sur la signature du formulaire[127], et elles y étoient maintenues dans toute leur vigueur; on y établissoit que la bulle Unigenitus, devenue loi de l'Église «par l'acceptation qui en avoit été faite,» devoit être considérée, par cette acceptation, comme loi de l'État; et, sur ce point important, il étoit accordé aux évêques un grand pouvoir à l'égard de leurs subordonnés. Mais comme rien ne se pouvoit faire en France de favorable à l'autorité spirituelle sans que le pouvoir temporel y mêlât ses méfiances et ses prétentions, indépendamment de cette clause de l'acceptation qui laissoit entendre qu'une bulle du pape pouvoit être légalement refusée, un article de cette déclaration consacroit de nouveau le principe «des appels comme d'abus,» sous le prétexte officieux d'en régler l'usage; et sous l'expression de «libertés gallicanes,» si vague, si facile à interpréter dans tous les sens, et sans cesse rappelée dans tous les actes du pouvoir temporel, mettoit à couvert les doctrines et les maximes parlementaires à l'égard du clergé de France. Toutefois l'enregistrement qui s'en fit, dans un lit de justice, affligea profondément le parlement, et donna lieu, de sa part, à de très vives remontrances: on voit que cette compagnie étoit difficile à contenter[128]. Ses remontrances n'ayant point été écoutées, le calme parut renaître, et le cardinal de Fleuri, qui avoit conduit cette affaire, crut avoir remporté un grand triomphe: il ne tarda pas à être détrompé. Revenu de son premier étourdissement, le parlement lui fit bientôt voir qu'en ce qui touchoit l'Église, lui avoir accordé quelque chose c'étoit lui tout accorder.
Il suffisoit de lui avoir laissé «l'appel comme d'abus,» l'une des usurpations les plus criantes dont le pouvoir temporel se fût rendu coupable envers l'autorité spirituelle[129], pour qu'il lui fût facile, en s'enveloppant de tous les artifices de la chicane, d'éluder toutes dispositions faites pour en restreindre l'usage, et de renverser les foibles barrières que lui opposeroient les déclarations du roi, les arrêts de son conseil et autres injonctions royales. Il ne tarda pas à en donner la preuve, et à l'occasion même de cette déclaration: à peine les évêques eurent-ils commencé à en exécuter les clauses en ce qui concernoit la signature du formulaire et les peines canoniques à exercer contre les ecclésiastiques qui persistoient dans leur refus d'accepter la bulle, que les appels comme d'abus se renouvelèrent au parlement, y furent reçus avec plus de faveur que jamais, et suivis d'un grand nombre d'arrêts qui infirmoient les sentences des évêques, et encourageoient la rébellion de leurs subordonnés. Les avocats de Paris reparurent en cette circonstance, et signèrent, en faveur des appelants, un nouveau Mémoire où les deux puissances étoient attaquées avec une égale fureur, où ils établissoient que les arrêts de défense du parlement suffisoient pour relever des censures des évêques, et une foule d'autres maximes anarchiques qui jetèrent l'effroi parmi tous les amis de l'ordre et de la religion. Suivant une autre marche, l'évêque de Montpellier, l'un des plus furieux appelants, s'efforçoit, dans une lettre qu'il adressoit au roi, de lui rendre suspecte la fidélité des acceptants, présentant comme incompatible la soumission qu'ils professoient pour le pape et l'obéissance qu'ils devoient au monarque[130].
Nous nous arrêterons un moment sur le Mémoire des quarante avocats, parce que ce qui se passa à l'occasion de ce libelle touche le fond même de ce grand débat, et montre plus visiblement encore que tout le reste quelles étoient, au milieu de dangers aussi imminents, la déplorable politique et les funestes traditions du gouvernement, dans tout ce qui touchoit ses rapports avec l'autre puissance.
Il étoit évident en principe qu'attaquer une des deux puissances c'étoit battre l'autre en ruine; la première, qui est la gardienne et l'interprète de la loi de Dieu, étant la sanction de la seconde, et lui imprimant le caractère moral et religieux en vertu duquel les intelligences lui obéissent et la révèrent. Les protestants avoient parfaitement compris et su mettre en pratique ce principe de révolte; et dès que les rois leur avoient été importuns, ils avoient tourné contre eux les armes avec lesquelles ils avoient combattu les papes. Les Quesnélistes, autres contempteurs du chef de l'Église, n'avoient pas manqué d'en tirer les mêmes conséquences; et déjà plus d'une fois, lorsque l'autorité royale s'étoit montrée rigoureuse envers eux, ils avoient laissé entrevoir dans leurs écrits cette doctrine de la souveraineté du peuple dans l'ordre politique, comme une conséquence de celle des conciles ou de l'Église universelle dans l'ordre religieux. Elle étoit à découvert dans le Mémoire des quarante avocats: «Ils y enseignoient que les parlements ont reçu de tout le corps de la nation l'autorité qu'ils exercent dans l'administration de la justice, qu'ils sont les assesseurs du trône, le sénat de la nation, et que personne n'est au dessus de leurs arrêts; ils insinuoient que le roi (qu'ils appeloient aussi le chef de la nation) ne peut traiter que d'égal à égal avec ses sujets, et qu'il est exposé à recevoir la loi de ceux même à qui il doit la donner; ils égaloient en quelque sorte la puissance des parlements à celle du monarque; ils les associoient positivement à l'empire, et établissoient des maximes de gouvernement qui n'auroient pas été reçues dans les républiques mêmes[131].»
Ceci attira bien autrement l'attention de la cour que tout ce qu'on avoit pu écrire de plus violent contre l'autorité du saint siége et du corps épiscopal: un arrêt du conseil supprima le Mémoire comme contenant des propositions injurieuses pour l'autorité du roi, séditieuses, et tendant à troubler la tranquillité publique. Tout y annonçoit la colère du monarque prête à éclater sur les coupables. Ils en furent effrayés; et dans un second Mémoire explicatif du premier, ils se hâtèrent de rendre à la puissance royale ce qui lui étoit dû, et, sur ce point, se montrèrent assez adroits pour satisfaire même les plus ombrageux. C'en fut assez pour adoucir cette colère qu'ils avoient tant redoutée, et pour leur mériter la clémence royale; mais dans ce second Mémoire se trouvoient plusieurs propositions extraites du premier, lesquelles détruisoient de fond en comble toute la juridiction des évêques: le roi s'étant fait faire une réparation qu'il jugeoit suffisante à l'outrage qu'il avoit reçu, la question fut de savoir quels moyens les évêques pourroient employer pour que l'insulte qui avoit été faite à leur sacré caractère fût aussi réparée; mais comme il ne s'agissoit plus que du corps épiscopal demandant raison de quelques membres du corps des avocats, ceci présenta des difficultés.
Il fut agité si le roi ne donneroit pas une déclaration de son conseil, par laquelle seroit maintenue cette puissance que les évêques tiennent de Dieu seul: après y avoir réfléchi on crut prudent de rejeter ce moyen, par l'appréhension que l'on eut des obstacles que le parlement ne manqueroit pas d'élever lorsqu'il s'agiroit de l'enregistrement, et des nouveaux scandales qui en pourroient résulter. Plusieurs autres partis furent proposés, qui montroient combien peu les évêques comptoient sur l'appui de la cour pour le maintien de leurs droits; et tous ayant semblé offrir des inconvénients, ils se décidèrent à faire usage de leur propre autorité, et à flétrir par des mandements le Mémoire des avocats.
Dès que les premiers mandements eurent été publiés, ils furent déférés au parlement par les gens du roi, condamnés et supprimés «comme téméraires, séditieux, et tendant à troubler la tranquillité de l'État[132].» Le mandement de l'archevêque de Paris parut après cette condamnation: les avocats qu'il censuroit osèrent en appeler comme d'abus; leur appel fut reçu, et pour la première fois on vit la magistrature de la première ville du royaume déclarer qu'il y avoit abus dans un mandement de son archevêque. Il fut avancé, dans cette circonstance, par les parlementaires, qu'encore que l'on dût reconnoître une puissance ecclésiastique souveraine et indépendante, le terme de juridiction ne pouvoit lui être appliqué, et n'appartenoit qu'à la puissance séculière.
Indignés de semblables excès, et surtout de cette usurpation en matière de foi faite par un tribunal séculier sur son propre pasteur, tous les évêques de France, à l'exception du petit nombre des appelants, se préparèrent à publier leurs mandements: qui le croiroit? Cette disposition effraya la cour, et le parti fut pris d'en arrêter les effets; un arrêt parut dans lequel le roi, après avoir longuement assuré les évêques qu'il maintiendroit à l'Église «l'autorité qu'elle tenoit de Dieu seul,» finissoit par imposer un silence absolu et général sur cet article, jusqu'à ce qu'il eût pris, pour terminer entièrement cette discussion, une résolution définitive. Les évêques furent étonnés et affligés: ils représentèrent que le silence ne pouvoit leur être imposé; ils demandèrent que cette expression si vague de l'autorité de l'Église, que les Quesnélistes eux-mêmes admettoient dans un sens anarchique, fût restreinte au seul corps épiscopal; que l'arrêt du roi rétablît le mot de juridiction, qui appartenoit si évidemment à leurs hautes fonctions et qu'on sembloit avoir affecté de n'y point insérer; enfin que justice fût rendue à l'archevêque de Paris de l'entreprise inouïe du parlement[133]. La cour trouva que c'étoit beaucoup trop exiger: l'arrêt fut maintenu; et l'on jugea que les évêques pouvoient se contenter d'une lettre circulaire que le roi leur adressa, et dans laquelle il vouloit bien reconnoître leur droit de juridiction. Quant au fond de leurs demandes, il fut résolu qu'il seroit établi une commission pour en connoître et y faire droit: elle se composa de huit commissaires, que présidoit le cardinal de Fleuri, s'assembla plusieurs fois à Fontainebleau où étoit alors la cour, et se sépara «sans avoir publié aucun fruit de ses travaux.»
On jugea convenable en même temps de donner quelques marques de déférence aux appelants qui ne vouloient pas que la bulle fût appelée règle de foi; et une nouvelle circulaire du roi aux évêques les invita, «pour le bien de la paix,» à supprimer ce mot, puisqu'il déplaisoit, disant qu'après tout il étoit indifférent de l'employer ou de le supprimer, la qualification de jugement dogmatique de l'Église universelle, que les Quesnélistes vouloient bien supporter, n'ayant point d'autre sens que celle de règle de foi. Enfin cette même lettre leur faisoit entendre qu'il falloit y aller plus doucement avec les réfractaires, et les invitoit à recourir à la protection du roi «chaque fois qu'il y auroit occasion de sévir contre eux.» Sa Majesté usoit, disoit-on, de tous ces ménagements pour assoupir les disputes.
C'étoit ainsi qu'un prince de l'Église, ministre absolu du roi Très-Chrétien, gouvernoit en France les affaires de la religion.
(1731-1735) Les sectaires s'enhardissoient de toutes ces foiblesses: ils voyoient que la cour demeuroit chancelante au milieu des deux partis, disposée sans doute à comprimer l'un, mais aussi ne jugeant pas qu'il fût de sa politique de trop fortifier l'autre. Ils pensèrent donc que s'ils parvenoient à l'effrayer en exaltant la multitude, que depuis si long-temps leurs doctrines licencieuses faisoient fermenter, leur parti finiroit par triompher. Ils avoient déjà, et dans cette intention, jeté les bases d'un projet tout-à-fait digne d'eux: c'étoit d'appuyer par de faux miracles leur doctrine mensongère. Ce n'étoit pas la première fois qu'ils avoient eu recours à de semblables moyens; et on le peut facilement concevoir d'une secte qui, au fond toute protestante, couvroit hypocritement ses erreurs d'un masque de catholicité, prétendoit combattre avec Rome toutes les hérésies, pour ensuite combattre Rome, sous prétexte qu'elle n'étoit point assez catholique. Les miracles étoient une des grandes preuves du christianisme: Dieu devoit sans doute de semblables témoignages à ceux qui prétendoient être, dans les derniers temps, les seuls défenseurs de la véritable foi; et puisqu'ils se présentoient pour remplacer les apôtres, il étoit à propos qu'ils ne fussent point embarrassés lorsqu'on leur demanderoit des preuves de leur mission. Il avoit donc été résolu que l'on feroit un saint d'un diacre mort depuis quelques années[134], appelant des plus opiniâtres et des plus fanatiques, et qui, au moment de mourir, avoit renouvelé solennellement son appel. Ce prétendu saint se nommoit Pâris, et avoit été inhumé dans le cimetière de la paroisse Saint-Médard.
On s'y étoit pris adroitement: d'abord quelques personnes, des plus simples dans le troupeau que dirigeoient les sectaires, avoient été invitées à aller faire quelques prières sur le tombeau de l'homme de Dieu; on faisoit, en même temps, répandre sourdement le bruit de prodiges et de guérisons miraculeuses qui s'opéroient sur ce tombeau; et des témoins se présentoient pour les affirmer. On y fit ensuite des neuvaines qui attirèrent un certain concours de fidèles; et il ne fut pas difficile à des gens qui avoient su se procurer des appelants à prix d'argent, de rassembler, par les mêmes moyens, des jongleurs assez adroits pour fasciner les yeux de la multitude, et donner à ces farces criminelles quelque apparence de réalité. La chose devint assez sérieuse pour que l'archevêque de Paris crût devoir faire une information juridique: elle eut le résultat qu'on en devoit attendre, et il fut prouvé que les prétendus miracles n'étoient que de grossières impostures. Convaincus de mensonge, les sectaires n'en mentirent que plus effrontément; et cette audace eut son succès. L'Église nioit leurs miracles; ils les multiplièrent; et bientôt tout Paris accourut au cimetière Saint-Médard pour y voir les merveilles qu'on en publioit. «Les voitures publiques ne suffisoient pas pour y transporter la multitude de ceux que la curiosité y attiroit; et les avenues étoient si remplies de monde, que, durant plusieurs heures du jour, on ne pouvoit fendre la presse. Autour du tombeau, les places se louoient à prix d'argent; on y trouvoit constamment une foule de prétendus malades, tous gens apostés et secourus dans leur mendicité pour y affecter les plus violentes convulsions; quelques personnes séduites qui, dans leur simplicité, adressoient leurs vœux au sieur Pâris pour obtenir leur guérison; cinq ou six prêtres qui se relevoient successivement, et qui, alternativement avec des personnes de l'un et de l'autre sexe, récitoient des psaumes à haute voix. Jusque dans les charniers, il se passoit des spectacles dignes de compassion. On y voyoit des personnes gagées qui, au moyen de courroies qu'on leur attachoit sous les bras, sembloient dans l'obscurité s'élever au dessus de leurs forces, et être enlevées par une vertu surnaturelle. Par là l'église Saint-Médard se trouvoit travestie en une espèce de théâtre, où la religion étoit indignement jouée, et où la vérité des miracles étoit tournée en dérision[135].»
Cependant les appelants, qui n'avoient pas arrangé les ressorts de cette comédie pour en faire un vain amusement, en tiroient, pour la multitude abusée, les conséquences qui sembloient naturellement en sortir; et leurs écrivains établissoient, dans les écrits qu'ils répandoient au milieu d'elle, «que ce n'étoit plus au siége apostolique et au corps pastoral qu'il falloit recourir pour recevoir la règle de la foi; que ce n'étoit plus par le ministère des apôtres ni de leurs successeurs que la vérité étoit enseignée; que c'étoit au tombeau du sieur Pâris qu'elle se manifestoit, et que c'étoit à lui qu'il falloit s'adresser pour obtenir de Dieu l'intelligence[136].» Toutes ces abominations se faisoient, s'écrivoient, se publioient à la face de l'Église, qui les anathématisoit, du gouvernement, dont la foiblesse ou l'indifférence les toléroit, et purent se continuer impunément, non pas durant quelques jours, quelques semaines, mais pendant près d'une année. On craignoit un soulèvement de la multitude fanatisée; et, avec de telles craintes, personne n'étoit moins capable que le cardinal de Fleuri de prendre un parti vigoureux et chrétien.
Ce furent les incrédules qui se chargèrent de porter les premiers coups aux convulsionnaires: leur parti continuoit de s'accroître au milieu des divisions des autres partis; et, spectateurs malicieux de ce qui se passoit autour d'eux, leurs vœux et leurs applaudissements hypocrites avoient été jusqu'alors pour les jansénistes, qui calomnioient et persécutoient les molinistes[137] (c'étoit le sobriquet qu'on avoit imaginé de donner à ceux qui, ayant accepté la bulle, demeuroient dans l'unité catholique), et pour le parlement, qui continuoit, à l'égard de l'Église, le cours de ses usurpations. Mais c'étoit les mettre à une épreuve trop rude que d'opérer des prodiges: quoiqu'il fût visiblement contre leur intérêt de rompre l'espèce d'alliance qu'ils avoient contractée avec la secte, il leur fut impossible de ne pas se moquer des miracles du sieur Pâris; et sur ce point, ils se firent, sans s'en douter, les auxiliaires du parti catholique. Leur influence étoit grande: leurs sarcasmes piquants et leurs continuelles moqueries firent impression; la multitude elle-même commença à rougir de sa crédulité, et ce fut au profit de l'impiété que se calma peu à peu le fanatisme, et que s'affoiblit la croyance au thaumaturge. Le gouvernement eut la lâcheté d'attendre qu'il fût entièrement discrédité pour fermer le cimetière Saint-Médard[138]. Chassés d'un lieu public et abandonnés de la foule, les convulsionnaires se réfugièrent dans des maisons particulières, où, pendant long-temps encore, ils purent exploiter la crédulité des plus fanatiques de leurs partisans[139].
Qui n'auroit cru la secte perdue sans retour, après avoir été si honteusement démasquée? À peine en fut-elle déconcertée: ses racines étoient dans le parlement même, et tant qu'il seroit debout, elle se sentoit impérissable. On la vit donc renoncer aux miracles, mais non aux injures et aux calomnies. Sa gazette clandestine, qui continuoit de paroître régulièrement toutes les semaines, échappant à toutes les recherches réelles ou affectées de la police, redoubla de fureur; et pour les avoir si long-temps ménagés et ensuite si doucement réprimés, le gouvernement ne gagna rien avec les sectaires. Ils recommencèrent, dans leurs libelles périodiques, à invectiver contre l'autorité du roi, en même temps qu'ils continuoient d'outrager les évêques et de blasphémer contre l'Église. La majesté royale partageant de nouveau les injures du sacerdoce, l'archevêque de Paris crut que le moment étoit favorable pour flétrir de ses censures ces détestables écrits, ne supposant pas que, vu cette circonstance, ils trouvassent des défenseurs. Ils en trouvèrent: vingt-deux curés de Paris refusèrent de publier le mandement de leur archevêque. Poursuivis par l'official pour cet acte de révolte et de scandale, ils allèrent plus loin encore, et dénoncèrent au parlement et l'official et le mandement de l'archevêque.
Le ministère montroit une apparence de vigueur, chaque fois que les sectaires s'attaquoient au pouvoir du roi: il fut défendu au parlement de prendre aucune délibération et de rien statuer sur la dénonciation qui venoit de lui être faite. Cette compagnie, bien qu'elle eût elle-même condamné la gazette, ne voulut pas manquer une occasion de condamner son archevêque: elle présenta, à trois reprises, ses remontrances; trois fois on les rejeta, et six de ses conseillers les plus opiniâtres furent exilés. Alors le parlement cessa de s'assembler et de rendre la justice. Il lui fut enjoint, par des lettres patentes, de reprendre ses fonctions: il les reprit; mais, continuant ses expériences sur la politique si foible et si incertaine de la cour dans toute cette affaire, quelques jours étoient à peine passés qu'il rendit un arrêt par lequel «les gens du roi n'ayant rien requis à cet égard,» il recevoit le procureur général comme appelant du mandement de l'archevêque. Le conseil d'État cassa l'arrêt: il fut défendu au parlement, «à peine de désobéissance et d'encourir l'indignation du roi, et de privation de leurs charges à ceux qui y contreviendroient,» de rien statuer sur cette affaire. Plus de cent trente conseillers donnèrent leur démission: ils reçurent aussitôt l'ordre de se retirer dans leurs terres. Qui n'auroit cru, à voir frapper ces grands coups d'autorité, que le parlement étoit abattu sans retour et le triomphe de l'Église assuré? La cour ne vouloit en effet ni l'un ni l'autre. Son déplorable système étoit de se maintenir, comme elle pourroit, au milieu de ces deux extrêmes: à peine ces conseillers étoient-ils arrivés dans le lieu de leur exil, qu'une négociation s'ouvrit pour leur rappel. Peu de mois après ils furent tous rappelés.
Le parlement dut croire avec juste raison qu'on le craignoit, et qu'il n'étoit rien qu'il ne pût oser. Après un moment de calme, il reprit donc, et plus violemment encore, le cours de ses usurpations; et deux arrêts parurent successivement, l'un dans lequel, marquant plus clairement encore qu'il ne l'avoit fait jusqu'alors le but qu'il vouloit atteindre, «il régloit la doctrine qui devoit s'enseigner dans les écoles, déterminoit les sources où l'on devoit puiser les principes autorisés et les maximes décidées; fixoit à son gré la soumission et le respect qui étoient dus aux saints canons[140];» l'autre, où il défendoit positivement de publier la bulle Unigenitus comme règle de foi. Une ordonnance du roi annula ces arrêts. Le parlement fit des remontrances, où cette doctrine prodigieuse, qui n'alloit pas moins qu'à livrer aux tribunaux séculiers ce qui restoit d'autorité dogmatique à l'Église, étoit encore plus fortement énoncée. Ses remontrances n'ayant point été écoutées, dès le lendemain les chambres assemblées rendirent un nouvel arrêt, portant «qu'en tout temps et en toute occasion, la compagnie représenteroit au roi combien il étoit important qu'on ne pût révoquer en doute sa compétence, à l'effet d'empêcher qu'on ne donnât à la bulle Unigenitus le caractère de règle de foi, qu'elle ne pouvoit avoir par sa nature[141].» «Mais comme cet arrêt ne fut pas rendu public, dit Lafiteau, on n'y donna aucune attention;» ce qui prouve que la cour se contentoit du moindre prétexte pour éviter de continuer la lutte avec le parlement.
Les choses étant arrivées à ce point, le cardinal de Fleuri adopta un système qui combla la mesure de toutes les lâchetés dont il s'étoit rendu coupable dans cette grande affaire: ce fut d'en revenir à l'expédient imaginé par Dubois, d'envelopper dans des arrêts de silence l'erreur et la vérité, et de supprimer indistinctement tout écrit sur les matières alors controversées entre les sectaires et les défenseurs des droits de l'Église. Il avoit été répandu dans le public, sous le titre d'Anecdotes, un libelle affreux où le schisme et l'hérésie se montroient à découvert, «en termes que l'enfer seul avoit pu inventer[142].» Le cardinal avoit lui-même sollicité un évêque d'en faire la réfutation[143]: elle parut; et le cardinal, qui venoit d'adopter ce nouveau plan de faire taire tout le monde, trouva convenable que, pour le bien de la paix, le parlement supprimât à la fois et le libelle et la réfutation. Neuf évêques crurent devoir porter leurs plaintes au pied du trône sur ce silence imposé aux premiers pasteurs, silence qui avilissoit l'épiscopat, laissoit la religion sans défenseurs, annonçoit une indifférence funeste pour le vrai et le faux, et, par cela seul qu'il empêchoit d'attaquer l'hérésie, lui donnoit gain de cause et toute liberté de répandre ses poisons. La lettre fut supprimée, et le concert des évêques blâmé comme «contraire aux lois et usages du royaume.» Confondus de ce mépris et d'une aussi profonde ignorance des temps passés, les neuf évêques espérèrent davantage de l'assemblée générale du clergé, dont le temps approchoit[144], et dans laquelle ils étoient résolus de faire entendre de nouveau leurs plaintes: le cardinal de Fleuri pressentit leur dessein, et intrigua dans les assemblées de provinces pour empêcher leur élection. Ce qu'il y avoit de plus énergique dans l'épiscopat françois ne fit donc point partie de cette assemblée. Cependant l'un des plus courageux parmi ces neuf prélats, et celui que le parlement avoit par cela même persécuté avec le plus d'acharnement, l'évêque de Laon, résolut de s'adresser à cette réunion des représentants du clergé; ce qu'il fit dans une lettre où il exposa avec netteté et simplicité sa doctrine, et dénonça celle de ses adversaires. Il fut reconnu par tous les évêques assemblés que celle qu'il professoit étoit la doctrine constante de l'Église, que la doctrine qu'il combattoit y étoit directement opposée. Cependant ils n'osèrent déclarer hautement ce dont ils convenoient tous dans le secret; ils crurent, «dans leur sagesse,» qu'ils devoient céder au temps; et d'ailleurs, ils avoient des promesses de la cour de suppléer au silence qu'elle leur enjoignoit de garder, ce qui étoit fort rassurant. Ils se turent donc, malgré les instances du prélat qui imploroit leur assistance et leur montroit leur devoir; et l'assemblée se sépara, sans avoir rien dit ni fait en faveur de l'Église avilie et persécutée.
Alors satisfait d'avoir, par sa prudence, procuré cette paix à la religion et à ses ministres, le cardinal de Fleuri tourna toute son attention vers la guerre que l'on venoit, non moins judicieusement, de déclarer à l'Autriche, et la conduisit, ainsi que nous avons vu, avec la même énergie et la même habileté.
(1747-1750) Il étoit mort avant que cette guerre eût été entièrement terminée. Alors Louis XV ayant solennellement déclaré qu'il vouloit régner par lui-même, on a vu que chaque secrétaire d'État avoit été renfermé dans les attributions de son département, et que, du fond des petits appartements du monarque, sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux, avoit commencé à prendre la direction générale des affaires: c'étoit, depuis la régence, la seconde femme perdue qui se chargeoit d'un tel soin. Elle ne fit que passer, laissant un bel exemple à suivre à celle qui alloit être appelée à lui succéder. Madame d'Étioles, dont, au moment de son début, l'ambition ne s'étoit probablement pas élevée si haut, mais que les soins d'une mère prévoyante avoient, dès sa plus tendre jeunesse, dressée à tous les artifices de la volupté, ne tarda point à s'apercevoir que, fatigué de ces plaisirs sensuels qu'il recherchoit cependant avec plus d'ardeur que jamais, qui étoient son premier besoin, sa plus douce habitude, son royal amant lui échapperoit bientôt, si elle n'employoit pour le retenir des moyens plus efficaces que le goût passager qu'avoient fait naître ses charmes, et ce qu'avoient pu y ajouter les savantes manœuvres de sa coquetterie. Louis XV étoit à la fois indolent et voluptueux: ce fut sur ces deux vices qu'elle fonda la durée de sa fortune et qu'elle sut en cimenter l'édifice; du libertinage où elle avoit su le retenir pendant quelques années, elle le plongea dans la crapule en lui créant elle-même une espèce de harem[145], où d'obscures beautés se succédoient sans relâche, appelées seulement à satisfaire les appétits grossiers du monarque, et disparoissoient à l'instant même où l'on s'apercevoit qu'elles pouvoient produire une impression plus durable. En sortant de ces asiles mystérieux où la favorite avoit si abondamment pourvu à ses plus chères jouissances, il rentroit dans son palais pour y trouver des fêtes variées et brillantes, mille divertissements plus ou moins ingénieux et sans cesse renaissants, qui ne lui laissoient pas un moment de repos, et l'étourdissoient sur les ennuis et la honte d'une vie aussi déplorable. Amusé comme il pouvoit l'être et autant qu'il étoit possible qu'il s'amusât, le malheureux prince trouva que c'étoit un service de plus que lui rendroit Mme d'Étioles que de chercher à le débarrasser de nouveau de la fatigue des affaires, en même temps qu'elle s'étoit faite le ministre infatigable de ses plaisirs. Ce fut ainsi que la fille du boucher Poisson, décorée du nom pompeux de marquise de Pompadour, s'immisça par degrés dans la politique et dans l'administration, fut mêlée à toutes les intrigues du cabinet où elle porta ses petites passions, ses petites vues, ses petits intérêts, et finit, lorsque commença la guerre désastreuse dont il nous reste à parler, par devenir à peu près la maîtresse absolue de la France, pour la gouverner dans le système despotique de Louis XIV et de tous ceux qui l'avoient gouvernée après lui. Elle eut également la précaution de prendre pour compagnons de sa gloire et de ses travaux des hommes qui fussent entièrement sous sa dépendance, choisit constamment les plus médiocres ou les plus corrompus, pour être plus sûre de son fait; et il put sembler curieux de voir, quarante ans après la mort du grand roi, son système de gouvernement, exploité par une troisième courtisane, arriver si rapidement à ses dernières conséquences.
Résumons en peu de mots ce qui s'étoit passé pendant ces trente années: Louis XIV, comme s'il eût dû vivre éternellement, avoit anéanti, au profit de son despotisme, l'autorité de l'Église, sûr qu'il étoit de contenir, par la force de sa volonté et par la position royale qu'il avoit su prendre, l'opposition parlementaire ou populaire (nous l'avons déjà dit, ces deux mots sont synonymes), et il étoit mort laissant le pouvoir isolé au milieu de toutes les résistances naturelles de la société. Cette opposition populaire s'étoit ranimée sous la régence, tantôt favorisée, tantôt comprimée par les hommes pervers qui gouvernoient alors et achevoient de corrompre la nation. Sous le vieillard pusillanime qui vint après eux, nous venons de la voir déjà menaçante, se jouant des vains coups d'autorité dont le gouvernement essayoit de temps en temps de la frapper, et, sous le voile du jansénisme, s'accroissant sans cesse, et dans tous les rangs de la société, de ceux qu'avoient rendus impatients de tout frein, et les calomnies répandues à grands flots contre le clergé, et tant de condamnations infamantes dont avoient été flétris des hommes jusque-là les objets de la vénération publique, et la licence de tant de doctrines nouvelles qui remettoient en question et la religion et la nature du pouvoir, et la société tout entière. Il est facile de concevoir que les chefs cachés de ces nouveaux opposants avoient en effet d'autres desseins que celui de faire triompher les doctrines de Jansénius et d'établir la domination de ses hideux et haïssables disciples; mais l'enfer leur avoit offert cette secte comme le moyen le plus sûr et le plus actif de détruire la religion en affectant un zèle religieux, de jeter peu à peu hors du christianisme une nation dont, depuis un si grand nombre de siècles, les croyances et en quelque sorte les habitudes étoient chrétiennes. Ils continuoient donc de marcher à la suite du parti janséniste: c'étoit une sorte d'appât qu'ils jetoient à la multitude, et bien que leurs dupes formassent encore la majorité du parlement, ils y comptoient déjà plusieurs complices. Ils en comptoient aussi dans un ministère dont la présidence venoit de passer des mains du cardinal de Fleuri dans celles de la dame Le Normand d'Étioles, et commençoient à laisser entrevoir le but qu'ils vouloient atteindre.
En manœuvrant de la sorte, le parti philosophique, de simple auxiliaire qu'il étoit dans cette lutte anarchique contre un despotisme sans force et sans habileté, parvint, plus rapidement qu'on ne le pourroit même imaginer, à y jouer un rôle prépondérant. Il s'étoit long-temps glissé dans l'ombre, ne lançant que par de longs intervalles ses fausses lueurs et ses traits empoisonnés; et depuis l'apparition des Lettres persannes de Montesquieu jusqu'à l'époque où nous sommes parvenus, ce parti, si l'on en excepte les Lettres philosophiques de Voltaire, n'avoit produit aucun ouvrage qui fût de nature à exciter une grande sensation. Ces lettres, dans lesquelles ce funeste écrivain effleuroit, avec le naturel et la grâce piquante de son style, à peu près tout ce qui compose le domaine de l'intelligence, théologie, métaphysique, histoire, littérature, sciences, mœurs, beaux-arts, n'étoient sur ces divers points qu'une sorte d'analyse rapide des opinions des libres penseurs d'Angleterre, avec lesquels il avoit vécu ou dont il avoit étudié les ouvrages pendant les années de son premier exil, opinions qui représentoient presque toutes les nuances des idées anti-religieuses produites par le protestantisme, et qu'il offroit à son pays comme un fruit précieux de son séjour chez le plus sage, le plus libre et le plus heureux des peuples de la terre. Ces lettres furent condamnées, en 1734, par un arrêt du parlement: cette condamnation n'ayant point empêché l'indiscret auteur de publier quelques autres pièces non moins licencieuses[146], l'animadversion de l'autorité éclata plus vivement encore contre lui; il lui fallut se cacher et ensuite désavouer ce qu'il avoit écrit pour éviter une nouvelle proscription. Sentant alors que le moment n'étoit pas encore arrivé, il prit le parti d'aller mûrir, dans la retraite, ses détestables projets. Ce fut à Cirey, auprès d'une femme qui ne valoit pas mieux que lui[147], qu'il établit l'atelier de ses machinations, en apparence uniquement occupé de littérature, mais travaillant bien plus sérieusement à jeter les fondements de cette correspondance si étendue, si prodigieusement active, qui, plus que tout le reste, servit à rallier, autour d'un centre commun, les fauteurs de l'incrédulité, et à donner à leur parti une véritable consistance.
Ce fut en 1746, et peu de temps après l'avénement de la favorite, que ce parti commença à donner des signes plus sensibles de son existence, à jeter dans le public des écrits plus hardis, à attirer davantage l'attention d'un parlement qui, sans savoir où il alloit, faisoit brûler à la fois, par la main du bourreau, les livres impies et les mandements des évêques. Depuis cette époque jusqu'en 1760, parurent successivement, et lui furent successivement dénoncés, l'Analyse de Bayle, le Traité de l'Âme de Lamétrie, la Thèse de l'abbé de Prades, Candide, Zadig, le Poëme de la Religion naturelle et quelques autres productions de Voltaire, le livre de l'Esprit d'Helvétius, plusieurs ouvrages de Diderot, un grand nombre d'autres productions, la plupart anonymes, et plus ou moins dégoûtantes de cynisme et d'impiété; l'Encyclopédie enfin, ce vaste répertoire, si astucieusement conçu, de tous les systèmes du parti, et des innombrables paradoxes qu'enfantoit sa raison en délire. On condamna ces ouvrages; on punit de l'exil quelques auteurs choisis parmi les plus obscurs; ceux qui jouissoient d'une existence sociale plus élevée, et qui par cela même étoient plus dangereux, furent épargnés. En attendant qu'on les protégeât, il leur suffisoit, pour obtenir l'impunité, d'une rétractation hypocrite ou d'un impudent désaveu. L'Encyclopédie fut tolérée, même après qu'un arrêt du conseil en eut révoqué le privilége, et n'en devint que plus cynique et plus audacieuse. De crainte d'un scandale plus grand, et d'être publiquement bravée par Buffon et par Montesquieu, la faculté de théologie, qui avoit cru devoir censurer l'Esprit des Lois[148] de celui-ci, et les paradoxes de celui-là sur la formation de la terre, se vit forcée de négocier avec le magistrat et de se contenter des explications dérisoires du naturaliste. Aussi, par un retour d'égards et de bienveillance, le parti philosophique continuoit-il d'applaudir aux excès toujours croissants de la magistrature contre le clergé, et de hurler contre lui avec les enfants de Jansénius. Nous suivrons rapidement ce désordre inconcevable de la société, que nous verrons en peu d'années parvenir à son comble, c'est-à-dire au delà de ce qu'on auroit pu même imaginer.
Le parlement n'attendoit que l'occasion de recommencer ses attaques contre l'Église de France, et avec d'autant plus d'impatience que, pendant cette paix factice et malgré cette loi humiliante du silence qui lui avoit été imposée, son clergé avoit su rallier la plupart de ses membres égarés, et ne comptoit plus dans son sein qu'un petit nombre de jansénistes, et chaque jour décroissant[149]. Cette occasion ne se présentant point encore, il trouva du moins à la cour un auxiliaire sorti de ses rangs, qui, devenu ministre, conservoit, dans ses nouvelles fonctions, toute la pureté des traditions parlementaires, c'est-à-dire, la même haine pour le clergé que lorsqu'il étoit simple magistrat: c'étoit le contrôleur-général Machault, créature de madame de Pompadour, et qui payoit du dévouement le plus servile la fortune brillante à laquelle son caprice l'avoit élevé. Les dépenses de la guerre qui venoit de finir, et les profusions effrénées de la cour, avoient rouvert l'abîme des finances[150]: afin de le combler, il fut le premier qui eût encore osé porter un regard cupide sur les biens du clergé, et penser à faire de ses dépouilles une ressource pour ce qu'il appeloit les besoins de l'État. Le parti philosophique qui savoit qu'attaquer ce corps vénérable comme propriétaire, c'étoit l'attaquer dans son existence même, et porter à la religion un coup plus funeste qu'aucun de ceux dont on essayoit de la frapper, faisoit, depuis long-temps, de cette spoliation l'un des textes favoris de ses déclamations furibondes, se plaisoit à exagérer l'immensité des richesses des gens d'Église, et après avoir établi que chaque citoyen doit à l'État, qui le protége, de concourir à l'aider dans ses besoins, rappeloit la pauvreté des apôtres, la présentoit comme le seul patrimoine qui convînt aux ministres de l'Évangile, et prouvoit à sa manière que le gouvernement avoit le droit de s'emparer de leurs biens pour parvenir au double résultat de subvenir à ses embarras pressants, et de ramener le clergé aux vertus de l'Église primitive. Machault tenta donc de réaliser cette idée spéculative des philosophes: pour en espérer quelque succès, il étoit prudent d'y procéder graduellement. Un arrêt du conseil, rendu en 1749, «l'un des premiers triomphes accordés à l'esprit philosophique,» dit un écrivain qui s'y connoît[151], défendit d'abord tout nouvel établissement de chapitre, collége, séminaire, maison religieuse ou hôpital, sans une permission expresse du roi et lettres-patentes enregistrées dans les cours du royaume; révoquoit tous les établissements de ce genre, faits sans cette autorisation; interdisoit à tous les gens de main-morte d'acquérir, recevoir ou posséder aucuns fonds, maison ou rente, sans une autorisation légale[152].» Il n'est pas besoin de dire que cet édit jeta l'alarme dans le clergé; et ses craintes s'accrurent encore lorsque, dans son assemblée générale qui se tint, comme à l'ordinaire, l'année d'après, les commissaires du roi vinrent réclamer, comme une contribution, le don gratuit que l'on avoit coutume d'y voter[153], démarche qui fut suivie d'une déclaration du monarque, par laquelle, de sa propre et pleine autorité, il levoit plusieurs millions sur le clergé, et obligeoit tous les bénéficiers à donner un état de leurs revenus. L'assemblée crut devoir résister: elle adressa au roi des remontrances, dans lesquelles elle défendoit avec force les immunités de l'Église, et montroit non moins fortement le danger qu'il y auroit pour l'État lui-même d'y porter la moindre atteinte. Il est probable que ses arguments ne parurent pas très décisifs à celui qui avoit conçu le projet de la dépouiller et à ceux qui y avoient applaudi; mais on jugea que, pour le moment, il étoit à propos de ne pas aller plus loin: il suffisoit, pour une première fois, d'avoir établi en principe que les biens du clergé étoient dans la dépendance du fisc plus qu'aucune autre espèce de propriété.
Nous voici arrivés à des événements qui semblent appartenir aux époques les plus orageuses des hérésies du Bas-Empire, événements néanmoins si rapprochés de nous, qu'ils peuvent avoir eu pour témoins des hommes qui sont encore nos contemporains, et en même temps tellement incroyables, que ceux qui les ignorent seront tentés de les assimiler à quelques unes de ces traditions incertaines qui ne nous parviennent qu'altérées ou exagérées par une longue suite de siècles. On a vu, dans le cours de cette histoire et depuis plusieurs règnes, que le parlement n'avoit, à l'égard du clergé, qu'une seule pensée, qui étoit de détruire sa juridiction pour établir, sur la France entière, la domination exclusive de ses tribunaux: c'étoit une entreprise difficile, car tout étant lié indissolublement dans l'œuvre plus qu'humaine de la religion, tant que le dogme demeuroit intact, la discipline se maintenoit nécessairement; et dans la discipline sont renfermées la juridiction et la hiérarchie. Cette difficulté avoit été tellement sentie par la magistrature, que c'étoit au moment même où des sectaires avoient attaqué le dogme, qu'elle avoit redoublé d'efforts contre la juridiction; et ces sectaires, dont elle s'aidoit, se trouvant, par le caractère unique de leur hérésie, placés dans le sein même de la puissance qu'il s'agissoit d'attaquer, on l'avoit vue, soutenue de ces membres hypocrites du clergé, étendre rapidement ses usurpations jusqu'à s'arroger le droit de décider sur la doctrine et d'interpréter les canons. Le gouvernement de l'Église en avoit été ébranlé jusque dans ses fondements; mais il lui avoit fallu peu de temps pour se rasseoir. Ainsi que nous venons de le dire, si l'on en excepte quelques membres isolés et épars, le jansénisme étoit presque entièrement expulsé de son clergé; et la religion étant le principe de tout ordre et de toute subordination, la subordination et l'ordre s'y étoient rétablis d'eux-mêmes. Voyant donc l'Église de France désormais inattaquable dans les rapports des premiers pasteurs avec les membres inférieurs de sa hiérarchie, ses ennemis imaginèrent une autre manœuvre pour la commettre avec les sectaires, et la replacer ainsi sous la main du parlement: de là l'odieuse affaire des billets de confession et des refus de sacrements.
(1750-1751) Dès 1749, un membre du parlement avoit dénoncé aux chambres quelques refus de sacrements faits à des appelants; et cette dénonciation, bien qu'on n'y eût pas donné de suite, avoit fait quelque bruit. L'année suivante, un semblable refus est encore dénoncé, et le parlement mande le curé de Saint-Étienne-du-Mont, que l'on accusoit de ce délit d'une nouvelle espèce, pour qu'il ait à s'expliquer sur les motifs de ce refus: il répond ce qu'il devoit répondre, qu'il en avoit rendu compte à l'archevêque, et que, dans l'exercice de son ministère, il n'avoit d'ordre à recevoir que de lui. Le curé est envoyé en prison, et les gens du roi se transportent chez l'archevêque (c'étoit alors M. de Beaumont, nouvel Athanase, dont cette époque d'impiété et de persécutions a rendu le nom à jamais célèbre et vénérable), pour l'inviter charitablement à faire administrer le malade, à qui l'un des membres de son clergé refusoit si indignement les derniers secours de la religion. Certes, l'étonnement du prélat dut être grand, lorsqu'il vit des magistrats se montrer si ignorants des pratiques les plus communes de l'Église, dans son gouvernement intérieur et dans ses rapports avec les simples fidèles. Les billets de confession étoient une coutume établie dans toute la chrétienté et de temps immémorial: on la trouve expressément recommandée dans les avis de saint Charles-Borromée à l'un des conciles de Milan[154]; l'assemblée du clergé de 1655 l'avoit adoptée, et avoit recommandé aux curés de s'y conformer; elle étoit surtout nécessaire, ou plutôt indispensable, au milieu de la population immense d'une ville telle que Paris, dans laquelle abondoient tant d'individus justement suspects, ou totalement inconnus de leurs pasteurs; le cardinal de Noailles en avoit lui-même ordonné l'observation. L'intrépide et vertueux prélat étoit d'autant moins disposé à s'en départir, que les jansénistes professoient, sur le droit d'absoudre et de confesser, des doctrines entièrement opposées à la discipline de l'Église; et l'invitation étrange que venoit lui faire, à cet égard, une autorité séculière, n'étoit pas propre à le faire changer de résolution. Les esprits n'étant pas encore préparés à ce nouveau genre de persécution, l'emprisonnement du curé choqua généralement; il déplut au roi, qui désapprouva la conduite violente du parlement, et rejeta des remontrances dans lesquelles il qualifioit «de scandale» les refus de sacrements, présentoit les billets de confession «comme une pratique odieuse,» et se répandoit en outrages contre le clergé, dont il essayoit malicieusement de rendre la fidélité suspecte au souverain. La réponse du roi fut «qu'ils n'eussent plus à se mêler d'une affaire à laquelle il auroit soin de pourvoir.» Plusieurs magistrats blâmèrent eux-mêmes ces violences, et firent observer à leur compagnie qu'elle se plaçoit sur les limites des deux puissances, et qu'elle se mettoit en danger de les dépasser. Le parlement n'insista pas; et, satisfait d'avoir jeté un premier brandon de discorde, il attendit des temps «meilleurs» pour le rallumer[155].
(1752) Le mouvement des esprits devenoit de jour en jour plus rapide; les philosophes accouroient en foule et de toutes parts grossir le parti parlementaire, et ces temps meilleurs ne tardèrent point à arriver. Dès 1752, il se sentit assez fort pour pouvoir lutter contre l'autorité royale qui s'affoiblissoit chaque jour davantage, au sein des intrigues et des corruptions de tout genre dont elle étoit environnée. Sur la dénonciation que l'on fit aux chambres d'un nouveau refus de sacrements, ordre fut donné à l'archevêque de Paris de faire administrer le malade dans vingt-quatre heures, et le curé, qui avoit refusé son ministère, fut décrété de prise de corps. Le roi cassa le décret; des remontrances lui furent aussitôt adressées, et il y fit cette inconcevable réponse: «qu'il ne vouloit pas ôter au parlement toute connoissance des refus de sacrements,» mais qu'il exigeoit «qu'on lui en rendît compte; et qu'il «s'attendoit» que, connoissant ses intentions, cette compagnie cesseroit toutes procédures sur cette matière.» Cette réponse de la cour, si foible à l'égard de la magistrature, et, de même que la première, si astucieuse à l'égard du clergé, dont elle ne parloit pas de rétablir les droits méconnus et violés, mais qu'elle ne cherchoit à soustraire à l'action du parlement, que pour le soumettre à sa propre influence, ne fit qu'enhardir les magistrats. Le parlement y répliqua, le surlendemain, par un arrêt de règlement «qui défendoit à tout ecclésiastique de faire aucun acte tendant au schisme,» et notamment «de se permettre aucun refus de sacrements, sous prétexte de défaut de billet de confession, ou de déclaration du nom du confesseur, ou d'acceptation de la bulle Unigenitus;» arrêt que ses suites ont rendu si malheureusement célèbre, et sur lequel se fondèrent depuis toutes les entreprises inouïes des tribunaux séculiers. Ainsi, d'usurpation en usurpation, des gens de robe en étoient venus à apprendre aux ministres de l'Église ce que c'étoit que le schisme, et à désigner, par des ordonnances, quels étoient les schismatiques[156].
Cependant quels étoient les moyens employés par la cour pour réprimer de tels excès? Au fond, complice de ces continuels attentats contre l'indépendance du clergé, elle donnoit, de son côté, un arrêt de réglement, dans lequel, «établissant que la bulle Unigenitus «étoit une loi de l'Église et de l'État[157],» elle ordonnoit, par une concession nouvelle, qu'avant «de rien statuer» sur les refus de sacrements, le parlement eût à en rendre compte à l'autorité royale.» Cette conduite misérable produisit l'effet qu'elle devoit produire: le parti entier, ivre de joie, s'ameuta en quelque sorte autour du Palais; les dénonciations contre les prêtres et les évêques se multiplièrent; les magistrats n'eurent plus d'autre occupation que de les recevoir, confirmant par des arrêts nouveaux leurs arrêts cassés par le souverain. Vingt-un évêques, alors à Paris, s'élevèrent, dans une lettre qu'ils adressèrent au roi, contre ces prétentions nouvelles de la magistrature, plus téméraires qu'aucune de celles qu'elle avoit manifestées jusqu'à ce jour; plus de quatre-vingts autres évêques y adhérèrent; plusieurs firent des réclamations particulières; enfin l'épiscopat entier se souleva. Des arrêts supprimèrent et flétrirent la lettre et les réclamations; le parlement ne s'assembla plus qu'au milieu d'une foule exaltée qui remplissoit le lieu de ses séances, poursuivant de ses huées ou saluant de ses acclamations les avis divers qui s'y ouvroient, et faisant du sanctuaire de la justice une arène de démagogie. Les libelles, les pamphlets, les caricatures, ces moyens accoutumés du parti, se reproduisirent avec une abondance et une fureur nouvelle, confondant avec plus d'insolence que jamais le trône et l'autel dans leurs insultes et leurs calomnies.
(1753) Ainsi s'enhardissoient les meneurs du parlement, s'intimidoient les foibles, et la compagnie entière étoit entraînée. Le curé de Saint-Médard et ses vicaires sont dénoncés pour refus de sacrements faits à deux religieuses: ils sont mandés. Les vicaires seuls se présentent, et déclarent qu'ils ont fait ce refus sur les ordres de l'archevêque. Le prélat reçoit de nouveau l'invitation de faire administrer; il y répond comme il avoit déjà fait et avec la même fermeté. On le met en cause, son temporel est saisi; les pairs dont il est justiciable sont convoqués pour le juger, et le curé de Saint-Médard est décrété de prise de corps. Le roi casse ces arrêts et défend la convocation des pairs: l'ordonnance royale, est portée au parlement; le président veut la lire, on refuse de l'entendre. Une lutte scandaleuse s'établit entre le prince et ses officiers de justice: les députations, les arrêts, les remontrances se succèdent sans interruption; le pape, les évêques, le clergé, l'autorité de l'Église, les lois même du souverain y sont insultés ou menacés; et le conseil du roi ne sait faire autre chose que refuser les remontrances, casser les arrêts, et ordonner «de surseoir à toutes procédures sur des affaires de ce genre.»
Des mesures si peu décisives n'étoient pas faites pour arrêter des factieux qui avoient résolu de faire, en cette occasion, une épreuve de ce qu'ils pouvoient tenter avec un tel prince entouré de tels conseillers: le parlement refuse d'enregistrer les lettres-patentes du roi, et déclare qu'il demeurera assemblé jusqu'à ce que ses remontrances aient été reçues. Lettres de jussion envoyées le même jour, qui lui ordonnent d'enregistrer, «sous peine de désobéissance et d'encourir l'indignation du roi.» Déclaration de la part du parlement «qu'il ne peut obtempérer;» et bravant jusqu'à l'insulte le monarque qui, dans cette dernière démarche, avoit osé prendre le ton de maître, il s'occupe sur-le-champ de nouvelles procédures relatives à des refus de sacrements. Louis XV n'étoit pas encore descendu à supporter de semblables outrages, et le ministère lui-même ne vouloit pas d'une semblable résistance du parlement. Le 9 mai, tous les membres composant les chambres des enquêtes et des requêtes furent exilés, et l'on renferma quatre des plus mutins dans des prisons d'État.
La grand'chambre avoit été épargnée: elle ne s'en montra que plus arrogante, persista dans tous les arrêtés déjà pris, et continua d'informer contre les billets de confession. Le surlendemain 11 mai, un ordre du roi la transféra à Pontoise: elle partit, consolée et raffermie par les acclamations de ses partisans, et, arrivée au lieu de son exil, n'en demeura pas moins opiniâtre dans ses arrêtés, ni moins active dans ses poursuites contre «la rébellion» des prêtres et des évêques. Absorbée dans ces grands intérêts, elle ne voulut écouter aucune autre affaire, et cessa de rendre la justice aux citoyens. On crut pouvoir se passer d'elle en instituant à cet effet des chambres particulières: mais le parti entier se ligua contre ces nouveaux juges; ils furent décriés, baffoués, chansonnés; et tandis qu'on déversoit sur eux le mépris et le ridicule, les magistrats exilés étoient présentés à la vénération de la multitude comme ses véritables défenseurs, comme les appuis les plus solides de l'État; on exagéroit les droits politiques du parlement, ceux du souverain étoient discutés, et l'on en établissoit les limites. Les parlements de province se montroient encore timides et irrésolus; plusieurs même étoient animés d'un autre esprit et avoient conservé les anciennes traditions monarchiques: la cabale, dont les projets s'agrandissoient en même temps que ses triomphes, et dont les pensées séditieuses embrassoient déjà la France entière, les entoura de ses séductions, mit en mouvement tous ses agents, fit jouer tous les ressorts de ses intrigues, et quelques uns de ces parlements donnèrent dès lors des signes de connivence avec le parlement de Paris. Celui de Rouen lutta, pendant six mois, contre les ordres du roi, celui d'Aix fit aussi des réglements de discipline pour l'Église, et le parlement de Toulouse commença à fermenter[158].
(1754) Cependant des négociations s'étoient ouvertes pour le rappel des magistrats exilés au moment même où l'on avoit prononcé leur exil, et les amis puissants qu'ils avoient à la cour et partout, y travailloient avec ardeur. C'est ici que se montrent plus visiblement encore les misères de ce déplorable gouvernement. Certes la première condition d'un pardon accordé à des rebelles devoit être une entière soumission à l'autorité qu'ils avoient offensée: Louis XV ne demanda pas ce qu'il n'espéroit point obtenir; les murmures qu'avoit fait naître ce coup d'autorité alloient toujours croissant et commençoient à l'effrayer; et se trouvant heureux qu'on lui fournît une occasion de faire cesser ses frayeurs en le suppliant de mettre fin à cet exil, ce fut, et l'on aura peine à le croire, au moyen d'un «nouvel arrêt de silence» qu'il imagina d'arranger leur rappel et de cimenter la paix. Sa déclaration à ce sujet, devenue fameuse en ce que le parlement s'en fit par la suite une autorité contre le roi lui-même, est un monument curieux de foiblesse et d'ineptie. C'étoit ce même parlement qu'il disoit avoir justement puni à cause de sa résistance à ses volontés, mais dont il attendoit désormais une soumission et une fidélité entières, qu'il chargeoit «de tenir la main à ce qu'il ne fût rien fait ou tenté de contraire à ce silence et à cette paix.» Il annuloit en même temps toutes poursuites et procédures antérieures. Telle qu'elle étoit, cette déclaration ne fut cependant pas enregistrée sans difficultés: ces magistrats, qui avoient daigné reprendre leurs fonctions, furent choqués du préambule; et, n'en étant complétement satisfaits ni sur la forme ni sur le fond, ils ne la portèrent sur leurs registres qu'avec cette clause: «qu'elle seroit exécutée conformément aux arrêts et aux règlements de la cour,» c'est-à-dire conformément à ces arrêts et à ces règlements que l'autorité royale venoit de casser. On les laissa faire; c'étoit dès lors à ce degré que cette autorité s'étoit abaissée. Les Jansénistes donnèrent de grands applaudissements à cette loi du silence; ils inondèrent de nouveau Paris et les provinces de leurs libelles pour en exalter l'excellence et les bienfaits, et parlèrent plus qu'ils n'avoient jamais fait pour prouver qu'il falloit se taire. Leur gazette n'en continua pas moins de paroître, toutes les semaines, toute gonflée d'invectives et de calomnies contre leurs adversaires; et le parlement, fermant les yeux sur leurs excès, interprétant l'arrêt de silence par une obéissance entière à ses propres arrêts, continua de livrer aux flammes les mandements des évêques qui soutenoient les droits et les décisions de l'Église, de citer à son tribunal tout ecclésiastique qui lui étoit dénoncé pour refus de sacrements, et redoubla de rigueur dans ses condamnations. On n'entendoit plus parler que de sommations, de sentences, de saisies, d'exils, d'emprisonnements; et c'étoit sur des prêtres que s'exerçoient ces coupables violences. Accoutumés à jouer des comédies sacriléges, des Jansénistes en pleine santé feignoient d'être malades pour provoquer des refus de sacrements, qu'ils alloient à l'instant même dénoncer, et que suivoient des arrêts foudroyants contre les curés ou les vicaires qui avoient «prévariqué;» et s'il s'en rencontroit quelques uns qui donnassent alors quelques signes de foiblesse, c'étoit au milieu d'un cortége d'huissiers et de recors qu'il leur falloit porter le saint viatique; et après avoir été préparée par une sommation, la communion d'un janséniste se consommoit par un procès-verbal.
Il devint clair alors que «l'arrêt de silence» étoit plus pitoyable encore qu'on n'avoit pensé, que ce n'étoit pas autre chose qu'un voile honteux dont on avoit essayé de couvrir une pleine et entière concession aux prétentions du parlement; car s'en étant pris de nouveau à l'archevêque de Paris, et de la fuite des prêtres qui se cachoient pour éviter la persécution, et des ordres qu'il leur donnoit en contravention à leurs arrêts, et n'en ayant point obtenu d'autre réponse que celle que ce vigoureux prélat étoit accoutumé de leur faire, les magistrats eurent assez de crédit pour obtenir du roi l'exil de leur premier pasteur, d'abord à Conflans et ensuite à Lagny. C'en fut assez: après avoir consenti à exiler un évêque sur la demande d'un parlement janséniste, ce fut vainement que le monarque se déconsidéra jusqu'à avouer qu'il ne l'avoit fait qu'à contre-cœur; qu'il se plaignit de ce que, malgré tant de marques de condescendance qu'il lui avoit données, son parlement «s'écartoit de l'esprit de modération, de paix et de prudence qu'il lui avoit recommandé.» À ces remontrances, «tout-à-fait paternelles,» les gens de robe ne répondirent qu'en dénonçant l'évêque d'Orléans, qu'il fallut bien exiler à son tour. L'évêque de Troyes parut ensuite sur les bancs des accusés, fut condamné à une amende, vit ses meubles confisqués, son temporel saisi; et il fallut l'intervention du roi pour l'arracher aux poursuites et aux insultes des tribunaux subalternes. Ceux des parlements de province qui faisoient partie de la cabale, à ce signal donné, se ruèrent en quelque sorte sur leurs premiers pasteurs. L'archevêque d'Aix fut exilé par le parlement de Provence; ce même parlement osa citer devant lui l'évêque de Marseille, l'héroïque Belzunce, et le flétrir d'une condamnation[159]. Les évêques de Saint-Pons et de Montpellier furent poursuivis par le parlement de Toulouse; le parlement de Rennes traita plus rigoureusement encore ceux de Vannes et de Nantes[160]. Par ces outrages et ces violences exercées à l'égard des chefs, on peut juger de ce qu'avoient à souffrir les ministres inférieurs. Ils continuoient d'être accablés de dénonciations et de décrets; on les traînoit devant les tribunaux, où ils étoient interrogés avec la dernière insolence; et les condamnations rendues contre eux alloient souvent jusqu'à la confiscation des biens et au bannissement perpétuel. Il ne manquoit plus que de les envoyer à l'échafaud parce qu'ils ne vouloient pas sacrifier aux doctrines de Jansénius, comme les magistrats romains condamnoient aux bêtes les premiers chrétiens qui refusoient de sacrifier aux idoles.
(1755) Ce n'étoit point encore assez: la bulle Unigenitus embarrassoit toujours; elle étoit la sentence de mort du jansénisme, la sanction de l'autorité pontificale, le retranchement à l'abri duquel le clergé soutenoit encore le combat. C'étoit constamment contre ce décret du saint siége que la faction avoit dirigé ses attaques, même les plus détournées. Elle se crut assez forte pour l'attaquer de nouveau en face: saisissant donc l'occasion d'un de ses jugements les plus scandaleux, rendus pour refus de sacrements[161], le parlement se concerta avec le procureur général pour le recevoir incidemment appelant comme d'abus de la bulle Unigenitus, «considérée comme règle de foi et loi de l'État» (on en revenoit toujours là); et il fut enjoint à tout ecclésiastique, quelle que fût sa dignité, de se renfermer à cet égard «dans le silence général, respectif et absolu, prescrit par la déclaration du 2 septembre 1754.» Cet arrêt fut rendu le 18 mars de cette année, au milieu d'une affluence extraordinaire du peuple janséniste et philosophe, qui le couvrit de ses applaudissements. Louis XV, bien qu'entraîné déjà vers ces idées nouvelles par cette tourbe perverse de courtisans et de ministres dont il étoit entouré, sentit se réveiller au fond de son cœur ce sentiment religieux qui y étoit comme enraciné, et que rien ne put jamais détruire, et fit un nouvel effort sur sa foiblesse pour désapprouver la conduite du parlement. Ce n'étoit plus assez pour l'arrêter: il se plaignit hautement du roi qui avoit osé se plaindre de lui; et continuant de marcher avec une nouvelle audace dans la route qu'ils venoient de s'ouvrir, ces magistrats qui dénonçoient à la France la tyrannie intolérable des enregistrements forcés, exigèrent impérieusement de la Sorbonne qu'elle enregistrât leur arrêt, sur son refus mandèrent le recteur et les principaux membres de cette faculté, inscrivirent eux-mêmes l'arrêt sur leurs registres, et jusqu'à nouvel ordre leur défendirent de s'assembler.
L'assemblée générale du clergé s'ouvrit le 25 mai de cette année: elle apportoit avec elle les plaintes et les gémissements de toutes les églises de France; et résolue de remplir le grand devoir qui lui étoit imposé, elle demande à s'aller jeter en corps aux pieds du roi. On craignit pour Louis XV l'impression d'un semblable spectacle: elle essuya un refus, ne put faire admettre que ses députés, et reconnut, dès lors, que les dispositions de la cour lui étoient peu favorables. Elle n'en dressa pas moins ses remontrances, dans lesquelles étoient énergiquement retracées toutes ces usurpations si criantes du parlement contre la juridiction ecclésiastique, usurpations qui sembloient ne devoir avoir d'autre terme que l'entière destruction de l'Église de France: on y demandoit le rétablissement de cette autorité spirituelle qui est la première condition de son existence, justice de tant d'arrêts iniques rendus contre ses membres par les tribunaux séculiers, une interprétation claire et nette des déclarations rendues relativement à la bulle et à la juridiction des évêques; et qu'enfin les cours de justice fussent renfermées dans les justes bornes de leurs attributions. En finissant, les prélats assemblés jetoient un cri d'effroi sur les progrès toujours croissant de l'irréligion, qui maintenant marchoit le front levé, nioit hautement, non pas seulement la religion et ses dogmes, mais les futures destinées de l'homme, l'existence même de Dieu, ébranloit ainsi l'ordre social jusque dans ses fondements, et répandant de toutes parts le torrent de ses livres abominables, dont quelques uns même circuloient sous le sceau protecteur de l'autorité publique, infectoit déjà de ses poisons jusqu'aux classes populaires. Cependant tous ne se soutinrent pas à la hauteur courageuse de ce début: il y eut des signes de foiblesse ou de séduction dans cette même assemblée, et des indices frappants de cette décadence vers laquelle étoit entraînée l'Église de France par les maximes anti-catholiques que l'on avoit jetées dans son sein, et par cette situation précaire et sans dignité où, depuis si long-temps, l'avoit réduite la folle arrogance du pouvoir temporel. Lorsqu'il fut question d'établir les droits de la puissance ecclésiastique, et spécialement dans les deux questions de la bulle Unigenitus, considérée comme jugement dogmatique et irréformable de l'Église universelle, et de l'administration ou du refus des sacrements, les membres de l'assemblée se divisèrent: plusieurs, et ce fut malheureusement le plus grand nombre, rejetèrent les explications claires et positives que présentoient leurs confrères sur ces points si importants, et dont la circonstance périlleuse où l'on se trouvoit accroissoit encore l'importance; s'exprimèrent d'une manière foible, équivoque, qui remettoit en question tout ce que l'on vouloit décider, et furent accusés d'avoir trahi les devoirs de leur ministère pour se rendre agréables à la cour, avec laquelle on les soupçonnoit de s'être auparavant concertés[162]. Cependant la fermeté des autres évêques en imposa à cette majorité pusillanime; et ils obtinrent d'elle que sur ce qui avoit été statué de part et d'autre on s'en rapporteroit à la décision du pape. Le parlement, avec lequel il faut toujours marcher de surprise en surprise, même après tout ce que l'on a vu de son audace et de son insolence, se montra mécontent de cette témérité qu'avoient eue les évêques d'écrire au souverain pontife, prétendit que de pareilles communications entre l'Église de France et le chef de l'Église universelle «étoient de nature à troubler la tranquillité de l'État,» et adressa à ce sujet des remontrances. Louis XV, qui n'avoit fait que des réponses évasives aux représentations de l'assemblée du clergé, trouva néanmoins que cette compagnie alloit trop loin de vouloir empêcher des évêques d'écrire au pape; et, sans avoir égard à ses remontrances, fit partir lui-même la lettre. Ainsi cette grande question se trouva définitivement soumise au jugement doctrinal du Saint-Siége.
(1756) Voici de nouvelles violences du parlement; et même, en sévissant contre lui, le prince va donner de nouveaux signes de son incurable foiblesse. Le 16 octobre de cette année, Benoît XIV donna son bref Ex omnibus, adressé aux membres de la dernière assemblée. Cette pièce, écrite avec toute la modération qu'exigeoient des circonstances aussi périlleuses, n'en établissoit pas moins, avec précision et fermeté, les vrais principes de la foi: la bulle Unigenitus y étoit présentée de nouveau «comme une loi de l'Église, à laquelle nul fidèle ne pouvoit se soustraire;» et il en sortoit cette conséquence «que tout réfractaire se déclarant par cela même pécheur public et notoire, ne pouvoit être admis à la communion de l'Église.» Ainsi se trouvoient non seulement justifiés, mais encore ordonnés ces refus de sacrements, prétexte de toutes les violences exercées contre le clergé par les magistrats. Peu de temps avant que ce bref fût parvenu en France, ils venoient de se livrer à de nouvelles persécutions contre l'archevêque de Paris, en présidant eux-mêmes, sur le refus qu'il en avoit fait et contre les droits de l'Ordinaire, à l'élection d'une supérieure dans un couvent de religieuses réfractaires; et une instruction de ce prélat vénérable, dans laquelle, s'adressant à son troupeau, il lui parloit, avec sa force accoutumée, de l'autorité de l'Église, de l'enseignement de la foi, de la soumission à la bulle, de ces droits des premiers pasteurs de tout temps reconnus et pour la première fois si témérairement contestés, avoit été supprimée par la chambre des vacations, et, sur un arrêt des juges du Châtelet, brûlée par la main du bourreau[163]. Un rescrit du pape leur en imposoit peut-être moins encore: ils supprimèrent celui de Benoît XIV, dès qu'ils en eurent connoissance; jetèrent de nouveaux cris sur les entreprises du Saint-Siége, et, dans l'espace de peu de jours, fatiguèrent le roi de sept ou huit députations, accompagnées de dénonciations virulentes contre les évêques, et particulièrement contre l'archevêque de Paris, les signalant comme des factieux «dont les excès étoient portés à un degré si effrayant, qu'il n'y avoit que l'exercice le plus absolu de l'autorité royale qui pût prévenir les maux funestes, les dissensions civiles et les orages dont la France étoit menacée.»
Cependant la cour commençoit à s'alarmer: le savant équilibre qu'elle s'étoit flattée de maintenir entre le clergé et le parlement, et à la faveur duquel elle comptoit les dominer tous les deux, commençoit trop visiblement à se rompre. Ce n'étoit plus seulement l'Église que la magistrature attaquoit: endoctrinée par les Jansénistes, et déjà exercée à leur tactique, elle attaquoit aussi le pouvoir royal, chaque fois qu'elle y rencontroit quelque obstacle à ses desseins. Cette ligue que les séductions du parlement de Paris avoient commencé à former avec les parlements de province, qu'il prétendoit ne faire avec lui qu'un parlement unique réparti en diverses classes[164], les maximes anarchiques de la souveraineté du peuple, d'un contrat primitif entre le prince et les sujets, que professoient hautement les publicistes philosophes, et qui, des écrits de ces sophistes, avoient plusieurs fois passé dans ses arrêts et dans ses ordonnances, déplaisoient plus encore au ministre que l'exil des évêques et l'emprisonnement ou le bannissement des curés. Une insulte faite au pape blessoit personnellement un prince qui, nous le répétons, au sein de ces honteux désordres auxquels il n'avoit pas la force de s'arracher, conservoit au fond de son âme une foi profondément enracinée, et sut la conserver jusqu'au dernier moment; les plaintes du clergé retentissoient douloureusement à ses oreilles, et il trouvoit, dans sa propre famille, des anges de piété qui le sollicitoient de sortir des voies dans lesquelles on l'avoit engagé. Ses ministres se trouvant donc d'accord avec lui sur la nécessité d'arrêter les prétentions et les entreprises du parlement, il fut décidé qu'on y emploieroit des moyens plus efficaces.
Mais le temps étoit passé où une seule parole de Louis XIV faisoit rentrer dans la poussière ces gens de robe, tour à tour et suivant les circonstances, si humbles et si hautains; on n'avoit même personne, dans le conseil du roi, que l'on pût, pour la position ou pour le caractère, comparer à un Dubois, capable, dans ses brutalités, de prendre une résolution vigoureuse, et de monter son maître au degré d'énergie qu'il falloit pour l'exécuter; et les choses étoient bien autrement avancées que sous le cardinal de Fleuri. Dans cette dégradation profonde où la cour étoit tombée, elle avisa donc, autant qu'il étoit en elle et que le lui permettoit la peur que lui faisoient les parlementaires, aux moyens de rétablir entre le clergé et le parlement cet équilibre que tant d'essais malheureux ne pouvoient la déterminer à abandonner, parce qu'elle y voyoit toujours la garantie du despotisme mesquin qu'elle s'obstinoit à exercer sur l'un et sur l'autre, et prit en conséquence une de ces demi-mesures conciliatrices dont l'effet immanquable est de mécontenter tous les partis. Il parut, le 10 décembre de cette année, une déclaration du roi, qui «ordonnoit le respect et la soumission pour la bulle Unigenitus, sans qu'on pût toutefois lui attribuer le nom, les effets et le caractère de règle de foi[165].»Elle autorisoit, à la vérité, les évêques à continuer leurs enseignements aux fidèles, mais leur recommandoit en même temps de ne point «troubler la paix.» Les juges séculiers ne devoient plus se mêler des sacrements: les prêtres auroient désormais le droit de les refuser sans être exposés aux poursuites des tribunaux, mais seulement «à l'égard des personnes contre lesquelles des jugements auroient été rendus, des censures exercées, ou qui se seroient elles-mêmes déclarées réfractaires;» on défendoit prudemment les interrogations indiscrètes. (Ainsi le parlement avoit statué sur la validité des confessions, et le roi statuoit sur la manière de confesser.) Enfin tout ce qui s'étoit passé à l'occasion des derniers troubles étoit considéré comme non avenu; toutes sentences et procédures étoient annulées; chacun rentroit dans sa situation première: on n'offroit pas d'autre dédommagement à ceux qui avoient été bannis, dépouillés, emprisonnés; et l'on espéroit de toutes ces foiblesses une paix durable et un accord parfait. À la vérité, pour consolider l'édifice de cette paix, la cour essaya de se montrer un peu plus hardie: on joignit à cette déclaration deux lois, l'une qui supprimoit deux chambres des enquêtes, l'autre qui régloit la discipline des chambres, et dont l'objet étoit de rendre les réunions des magistrats plus difficiles, de leur ôter ainsi le moyen d'interrompre à tout moment le cours de la justice, et d'abandonner leur rôle de juges pour jouer celui de factieux; puis, armé de ces trois pièces, le roi alla, le 15 décembre, tenir un lit de justice, où il en ordonna l'enregistrement. Or la difficulté n'étoit pas d'avoir fabriqué de semblables lois, mais maintenant de les faire accepter et exécuter. À peine la séance royale étoit-elle levée, qu'un soulèvement général des magistrats éclata et contre les lois et contre la déclaration. «De telles mesures ne tendoient pas moins, s'écrioit-on de toutes parts, qu'à bouleverser l'État.» Il falloit de leur côté frapper un grand coup et faire peur à qui avoit voulu les effrayer: tous se concertèrent pour donner à la fois leur démission, se rappelant que ce moyen leur avoit déjà réussi. La majorité de la grand'chambre demeura seule en place, soit qu'elle ne voulût point suivre ce parti, soit que les meneurs du parlement jugeassent qu'il n'eût pas été prudent d'effacer ainsi jusqu'aux dernières traces de son existence.
(1757) Peu de jours après, le 5 janvier de cette année, Louis XV fut assassiné: l'assassin étoit un homme de la dernière classe du peuple, nommé Damiens; il prouva qu'il auroit pu tuer le roi s'il l'avoit voulu, et que son intention avoit été seulement de le blesser «pour lui donner,» disoit-il, un utile avertissement qui le portât à écouter les représentations de son parlement, et à prendre le parti de son peuple qui périssoit[166]. «Si l'on avoit coupé la tête à trois ou quatre évêques, ajoutoit-il, cela ne seroit point arrivé[167].» Il écrivit une lettre au roi, dans laquelle il l'invitoit «à ne pas avoir tant de bonté pour les ecclésiastiques, à ordonner qu'on donnât les sacrements à l'article de la mort, sans quoi sa vie n'étoit pas en sûreté[168].» Il lui enjoignoit de rétablir son parlement et de ne plus l'inquiéter, affirmant «qu'il n'a eu d'autre objet, dans le malheureux coup qu'il a fait, que de contribuer aux peines et soins du parlement qui soutient la religion de l'État[169].» Cet homme avoit servi, vingt ans auparavant, chez les jésuites, et en avoit été deux fois chassé: on espéra tirer parti de cet incident contre la compagnie; mais il déclara formellement «qu'il haïssoit la façon de penser des jésuites, et que s'il avoit vécu chez eux, c'étoit par politique et pour avoir du pain[170]. Il déclara encore «qu'il avoit conçu son projet dans les temps où il passoit des nuits dans les salles du Palais à attendre la fin des délibérations qui s'y faisoient, et lorsqu'il a vu le peu d'égards que le roi avoit pour les représentations de son parlement[171]. «L'instruction prouva qu'il avoit successivement servi chez quatre conseillers au parlement, et dans le temps de la plus grande effervescence de cette compagnie; qu'il étoit très assidu dans la grande salle, point de réunion des factieux à la suite du parlement; que, dans ces rassemblements tumultueux, sa tête s'étoit échauffée aux vociférations qui retentissoient de toutes parts contre le clergé, contre l'archevêque de Paris, et dans lesquelles «le roi lui-même n'étoit point épargné[172];» il avoit entendu dire, dans le palais, «que c'était une œuvre méritoire de le tuer[173].» Enfin toute la procédure, depuis le commencement jusqu'à la fin, ne montra dans cet homme qu'un malheureux que les doctrines parlementaires et ses rapports continuels avec les partisans de ces doctrines avoient fanatisé; et les juges qui l'interrogèrent et le condamnèrent furent convaincus, par ses aveux et ses déclarations, de lui avoir mis eux-mêmes le poignard à la main[174]. Il fut exécuté le 28 mars: nous épargnons à nos lecteurs le détail des horreurs de son supplice.
Cet événement fit une impression profonde sur Louis XV; mais ce fut d'une terreur pusillanime qu'il le pénétra; et loin de nuire au parlement, à qui, sous un roi tel que Louis XIV, les révélations de Damiens eussent porté un dernier coup, l'effet qu'il produisit fut de déterminer ce déplorable prince à user de ménagements encore plus grands à l'égard d'un corps qui avoit des partisans assez affectionnés pour tuer, au besoin, les rois qui pouvoient lui être importuns. Cette terreur ne le quitta plus jusqu'à la fin; et nous verrons jusqu'à quel point la cabale des novateurs sut la faire servir à ses desseins. Il fut donc plus facile que jamais aux amis du parlement d'ouvrir en faveur de cette compagnie des négociations qui eurent tout le succès qu'elle pouvoit désirer. La grand'chambre commença, avant toutes choses, par enregistrer la déclaration du 10 décembre précédent. Satisfait de cet acte de condescendance, le roi rendit les démissions aux magistrats qui les avoient données; on rappela ceux qu'on avoit exilés, et les évêques condamnés revinrent aussi de leur exil. Ceci fait, le parlement recommença tranquillement ses persécutions contre l'archevêque de Paris, dont la fermeté inébranlable l'irritoit par dessus tout; et en raison de cette paix que la déclaration et son enregistrement avoient cimentée, il eut, dès l'année suivante, le crédit de faire exiler son premier pasteur jusqu'au fond du Périgord[175]. Toutefois, jusqu'aux nouveaux orages qui ne tardèrent point à éclater, et qui furent pour l'Église de France une atteinte plus cruelle et plus funeste qu'aucune de celles qu'elle avoit reçues, ce qui se passa alors peut être considéré comme une espèce de trève, les factieux ayant jugé qu'il étoit de leur politique de modérer leurs coups, afin de les porter plus sûrement. Une autre guerre venoit de commencer; et reprenant le récit, un moment interrompu, du gouvernement intérieur de la France et de la politique extérieure de son cabinet, nous allons y voir reparoître, sous de nouveaux aspects, tous les symptômes de destruction dont nous venons d'être épouvantés.
(1756-1763) Il faut bien le dire, cette prospérité matérielle que les profonds penseurs de nos jours ont en si grande estime, et qu'ils considèrent à peu près comme le seul principe vital des États, s'étoit accrue, dans cette belle France, au milieu de cette dissolution sociale qu'y préparoient un despotisme idiot et une démagogie insensée. Le commerce extérieur surtout, et nous ne parlerons ici que de cette branche de ses ressources industrielles, avoit pris de grands accroissements: la France faisoit presque exclusivement celui du Levant; dans les Indes occidentales, aucune colonie ne pouvoit être comparée à la partie françoise de Saint-Domingue pour la richesse et la fertilité; ses autres colonies des Antilles, ses possessions immenses dans le Canada, prenoient chaque jour de nouveaux développements, et les factoreries qu'elle avoit créées en Afrique, et particulièrement sur les côtes du Sénégal, contribuoient à faire fleurir tous ces établissements. Dans l'Inde, les divisions de Dupleix et de La Bourdonnaie avoient un moment compromis l'existence encore mal affermie de ses comptoirs; mais, demeuré vainqueur d'un rival de talent et de gloire dont il avoit été bassement jaloux et que des intrigues de bureaux lui avoient sacrifié, Dupleix, tandis que La Bourdonnaie expioit à la Bastille les services inappréciables qu'il avoit rendus à son pays, se montroit du moins digne de le remplacer par son activité, son courage, les grandes vues qu'il déployoit dans son administration. Habile à profiter des divisions des nababs dont la colonie françoise étoit entourée, il faisoit payer chèrement ses secours à ceux de ces petits princes qu'il étoit de son intérêt de favoriser, et le territoire de Pondichéry s'agrandissoit considérablement des concessions qu'il les obligeoit de lui faire. Il n'est pas besoin de dire que les Anglois voyoient d'un œil cupide et jaloux, et cette prospérité de nos établissements dans l'Inde plus grande que la leur, et cet état florissant de nos colonies occidentales, et surtout ces milliers de vaisseaux qui, sortant sans cesse de nos ports et parcourant toutes les mers du levant et du couchant, nous formoient ainsi une race nombreuse de marins bientôt capable de leur disputer l'empire de ces mers, et menaçant ainsi l'existence d'un système de gouvernement dont cette suprématie maritime étoit l'unique base, et qui crouloit sur lui-même, si elle leur étoit enlevée. Attentifs à tout ce qui se passoit, et suivant en ceci la politique profondément perverse des Romains, qui décidoient qu'un peuple et qu'un royaume ne devoient plus subsister, dès que son existence étoit de nature à inquiéter la république, les chefs de l'aristocratie angloise reconnurent qu'il étoit temps encore de détruire cette rivalité renaissante de la France dont ils étoient alarmés; d'assurer, en frappant quelque grand coup, cette supériorité navale, qui, quelques années plus tard, pouvoit leur être enlevée; et la guerre fut résolue dans leur cabinet.
Comme il ne s'agissoit point, dans une semblable résolution, du juste ou de l'injuste, mais tout simplement d'un intérêt que ce cabinet machiavélique considéroit comme le premier intérêt de sa nation, tous les moyens semblèrent bons pour en assurer le succès. Si l'on en croit les récits les plus dignes de foi, les Anglois commencèrent les hostilités par un assassinat sur les limites du Canada[176], se plaignirent hautement des justes représailles qui, dans cette occasion, furent exercées contre eux, comme d'une disposition menaçante à l'égard de leurs possessions dans le nord de l'Amérique; et, afin de rendre incontestable le droit qu'il avoit de faire la guerre à la France, prirent des mesures à peu près immanquables pour l'empêcher de pouvoir la soutenir, en faisant sortir traîtreusement de leurs ports toutes leurs flottes, lui enlevant en pleine paix trois cents navires marchands, et ce qui étoit pour eux une capture bien autrement précieuse, dix mille matelots qui en formoient les équipages; écrasant ainsi à la fois son commerce et sa marine, avant qu'elle eût même songé à se mettre en défense. C'étoit encore là un de ces traits de politique romaine dont il y avoit peu d'exemples parmi les peuples de la chrétienté, même dans leurs siècles les plus barbares. Tandis que ce projet se préparoit et s'exécutoit, le cabinet de Versailles, constant dans ces traditions de complaisance et de déférence[177] pour les Anglois, qui avoient été créées sous la régence, laissoit dans l'Inde Dupleix sans secours, de crainte de leur causer de l'ombrage, et lui faisoit perdre ainsi, à leur profit, tout le fruit de ses victoires et de ses négociations; puis, sur l'affaire du Canada, il se berçoit niaisement des vaines paroles dont ces astucieux diplomates, en attendant que leur brigandage eût eu son plein et entier effet, amusoient la crédulité de l'ambassadeur le plus malhabile que ce cabinet malavisé leur eût jamais envoyé[178].
Cependant les ministres de Prusse et d'Autriche, qui n'avoient pas la vue si courte que les nôtres, avoient déjà reconnu que la guerre entre la France et l'Angleterre étoit inévitable, et manœuvroient en conséquence avec notre ministère. Le comte de Kaunitz, alors ambassadeur de Marie-Thérèse auprès de Louis XV, appréciant la portée de nos diplomates, conçut le projet hardi de changer la politique de la France, de rompre l'équilibre établi par la paix d'Aix-la-Chapelle[179], d'alliée qu'elle étoit du roi de Prusse d'en faire son ennemie, et de trouver, dans cette espèce de perturbation des rapports et des intérêts, quelques chances pour reconquérir la Silésie, continuel objet des regrets de Marie-Thérèse, et source de ses ressentiments contre un prince qui, sans doute, l'en avoit très injustement dépouillée. De son côté, Frédéric demandoit à rester dans notre alliance, et offroit le secours efficace de ses excellentes armées et de ses incomparables talents militaires pour contenir l'Autriche, en cas qu'elle voulût faire cause commune avec l'Angleterre, et agir hostilement sur le continent. Ce qu'il demandoit étoit l'ancien système de politique extérieure de la France, depuis que, dans les rapports des puissances chrétiennes entre elles, tout avoit été réduit aux intérêts purement matériels; et c'étoit indubitablement le meilleur à suivre dans cette circonstance, car il ne sembloit pas probable que, la France se montrant disposée à conserver la paix sur le continent, l'Autriche eût hasardé de commencer la guerre en présence des armées du roi de Prusse, soutenues d'une alliance si redoutable; et alors tous les efforts du gouvernement se portoient vers la guerre maritime, avec l'espoir fondé d'y rétablir cette parité de forces que venoit de rompre la perfide agression de l'Angleterre. Mais la maîtresse du roi avoit à se plaindre du héros prussien, dont l'esprit caustique lui avoit lancé, de Berlin à Versailles, quelques sanglantes épigrammes. Ce n'étoit pas tout: une correspondance à laquelle Kaunitz avoit eu l'adresse de faire descendre la fille des Césars avec cette impudente courtisane, et dans laquelle la raison d'État, beau nom dont on a coutume de couvrir les fautes et les turpitudes des princes, l'avoit fait se dégrader jusqu'à prodiguer à cette femme ces expressions affectueuses qu'on n'accorde qu'à l'intimité et aux affections les plus familières, avoit produit un effet plus sûr que les intrigues et les négociations des cabinets. La tête tourna à Mme de Pompadour de se voir en un commerce réglé de lettres amicales avec une grande souveraine; et Marie-Thérèse put tout obtenir de cette vanité bourgeoise, qu'elle avoit su satisfaire aux dépens de sa franchise et de sa dignité. Dès ce moment, la favorite n'eut plus qu'une pensée, qui fut d'allier la France à l'Autriche dans une guerre continentale; c'étoit la moindre chose qu'elle pût faire pour une impératrice-reine qui lui écrivoit de petits billets et qui l'appeloit son amie.
Cependant ce projet d'alliance étoit discuté dans le conseil où sa domination n'étoit pas encore aussi souverainement établie qu'elle le fut depuis, et où le ministérialisme, très concentré sous la régence et sous le cardinal de Fleuri, avoit fini, grâce à l'incurable foiblesse du prince, par dégénérer en une sorte d'anarchie oligarchique; chaque secrétaire d'État s'étant fait maître absolu dans son département, n'étendant pas ses vues au delà des intérêts et des affaires qui en dépendoient, y rapportant tout, et pour les soutenir, se mettant en état d'hostilité contre ses collègues, au risque de compromettre la fortune et le salut même de l'État. D'Argenson, ministre de la guerre, de qui Duclos lui-même rend ce témoignage «qu'il étoit dégagé de tout principe moral, et que le bien et le mal lui étoient indifférents,» auroit voulu armer sur terre la France entière, et réduire ainsi le ministère de la marine à la nullité la plus absolue. Machault, qui ne valoit pas mieux que lui, dirigeoit alors ce département, auquel il avoit tout refusé lorsque Maurepas en étoit le chef, et qu'il étoit, lui, contrôleur général; et ministre de la marine, il prétendoit, au contraire, que la guerre maritime étoit la seule qu'il fût à propos de faire, conseilloit d'abandonner tout projet hostile sur le continent, de chercher plutôt, dans une alliance offensive avec l'Espagne, des moyens de réprimer la nation ambitieuse qui menaçoit également l'une et l'autre puissance; et l'intérêt qui le faisoit parler étoit ici d'accord avec le bon sens. Toutefois il ne soutenoit pas cet avis, qui étoit incontestablement le meilleur, aussi fortement qu'il l'auroit fallu, parce qu'il craignoit de mécontenter Mme de Pompadour, dont il étoit la créature; étant déjà alarmé de voir l'abbé de Bernis, homme de cour très agréable et homme d'église fort scandaleux, s'insinuer dans les bonnes grâces de la favorite, travailler par ses soins et ses flatteries à la dégoûter de l'inepte Rouillé, qu'elle-même avoit placé aux affaires étrangères, et à peu près sûr de le supplanter, tendre à s'emparer exclusivement de sa confiance et de celle du roi. Quant au contrôleur des finances, qui étoit alors Hérault de Séchelles, uniquement occupé du soin de s'enrichir lui et ses créatures, et servilement aux ordres de la marquise, il vaut à peine l'honneur d'être nommé.
D'Argenson, Machault et Bernis dirigeoient donc les affaires sous l'influence de Mme de Pompadour, qui elle-même dirigeoit Louis XV à son gré. Les Mémoires du temps leur accordent des talents et de la capacité, ce qui ne peut être considéré comme vrai que par rapport à ceux qui les remplacèrent. C'étoit entre ces divers personnages que la question de la guerre continentale étoit principalement débattue: le roi, que l'imprudent Frédéric n'avoit point épargné dans ses épigrammes, y étoit porté par le ressentiment qu'il en avoit gardé, par une sorte d'antipathie qu'au sein de ses désordres il éprouvoit pour un prince irréligieux jusqu'à l'impiété déclarée; et à ces motifs purement personnels se joignoit la pensée de former une alliance catholique qui pût balancer le parti protestant déjà prépondérant en Europe[180], pensée qui eût été sublime dans un autre temps, qui alors étoit presque ridicule. La marquise étoit entraînée par engouement et surtout par sa vanité à la fois satisfaite et blessée. Sur deux ministres influents, il y en avoit un qui vouloit la guerre de toutes ses forces, l'autre osoit à peine s'y opposer; le contrôleur général étoit de l'avis de la favorite. Autour du ministère se pressoient ceux qui espéroient jouer un rôle sur ce nouveau théâtre, le comte d'Estrées, le prince de Soubise, le duc de Richelieu et plusieurs autres. L'abbé de Bernis, que le roi aimoit, que la marquise protégeoit, qui se voyoit sur le point d'entrer au conseil, n'eut donc pas le généreux courage de combattre un projet de guerre qu'intérieurement il désapprouvoit, et donna la mesure de son caractère et de sa probité politique, en se chargeant de négocier avec l'ambassadeur d'Autriche le traité qui devoit la faire éclater.
Or toutes ces choses se passoient, tandis que ce même ministère, composé de semblables hommes, luttoit si misérablement contre le parlement, et ne se soutenoit dans cette lutte qu'en lui sacrifiant journellement quelques dépouilles de l'Église de France, comme une proie à dévorer. Le traité entre la France et l'Autriche fut signé, à Versailles, le 1er mai 1756. Cependant, cette même année, la guerre s'étoit ouverte avec les Anglois, sous les auspices les plus favorables: l'escadre françoise, commandée par La Galissonnière, avoit battu et dispersé l'escadre angloise que commandoit l'amiral Bing; et la prise de l'île de Minorque, et de la forteresse de Mahon qui suivit cette victoire navale, étoit un fait d'armes brillant qui donnoit au maréchal de Richelieu les apparences d'un général heureux, brave et expérimenté[181]. Ces premiers succès enivrèrent les fauteurs de la guerre; et cet enivrement fut d'autant plus fatal, qu'ils ne s'arrêtèrent plus dans leurs espérances.
Le roi de Prusse, au contraire, ne s'aveugloit point sur sa situation; et bien instruit des dispositions et de la prépondérance de la coterie qui manœuvroit contre lui à la cour de France, il avoit prudemment jugé que ce seroit agraver cette position périlleuse que de rester seul à la merci de hautes parties contractantes. Il connoissoit trop bien l'Autriche pour ne pas avoir deviné où elle en vouloit venir en négociant avec la France un traité d'alliance et de neutralité dans la guerre de cette puissance avec l'Angleterre, traité par lequel elle s'engageoit à garantir et à défendre en Europe tous les États du monarque françois, que personne n'attaquoit ni ne pouvoit attaquer; tandis qu'elle s'y faisoit garantir les siens, non sur les bases du traité d'Aix-la-Chapelle, mais selon l'ordre établi par la Pragmatique-sanction[182], clause qui le menaçoit directement dans la possession usurpée de la Silésie. Aussi cette convention n'étoit pas encore signée, qu'il avoit pris le seul parti qu'il lui fût possible de prendre, en signant le premier un traité d'alliance avec le roi d'Angleterre. Cependant des négociations actives, entamées avec tous les cabinets de l'Europe et conduites avec adresse pas l'abbé de Bernis, fortifioient le traité de Versailles de l'alliance de la Russie et de la Suède; la Bavière, le Palatinat et le Wirtemberg y avoient accédé; la diète de l'Empire refusa son assistance au roi de Prusse, et la Hollande confirma sa neutralité. Ainsi l'Europe presque entière s'ébranloit sur ses fondements pour faire rendre un petit coin de terre à l'Autriche, à cette Autriche contre laquelle, quelques années auparavant, cette même Europe s'étoit également armée dans le dessein de la dépouiller de tous ses États; et c'étoit la France qui provoquoit de nouveau cet ébranlement général, n'ayant rien à réclamer pour elle, ne prétendant à aucune conquête, n'ayant nulle appréhension d'être entamée dans la moindre partie de son territoire. Certes, c'étoit là de la démence; et cette démence semble encore plus caractérisée, lorsque l'on considère que cette confédération si formidable n'étoit formée que pour avoir raison d'un des plus petits royaumes de l'Europe. Les plus simples notions des intérêts grossiers dont se composoit alors la politique moderne y étoient renversées; et tout ceci semble à peine croyable. Ce qui va suivre est plus incroyable encore.
Jamais souverain ne s'étoit vu dans de plus grandes extrémités que le roi de Prusse: ses ennemis se présentoient à lui sur tous les points; mais aussi il ne se rencontra jamais sur le trône un génie plus propre que le sien à lutter contre une pareille situation, à montrer ce que peuvent opérer de prodiges un pouvoir absolu sur des peuples façonnés à l'obéissance, une force de volonté que rien ne peut ébranler, et une capacité militaire en état de tout entreprendre et même de tout hasarder, parce qu'elle n'est comptable qu'à elle-même de ses revers et de ses succès[183]. Son coup d'œil perçant lui fit voir avec la rapidité de l'éclair ce qu'il avoit à faire: c'étoit d'attaquer avant qu'on eût pu se réunir pour l'accabler, et il le fait à l'instant même. À la tête de ses armées si long-temps victorieuses, et entouré de ce cortége de généraux habiles qu'il avoit formés lui-même sur les champs de bataille, il entre brusquement en Saxe, ordonne au prince Ferdinand de Brunswick, l'un de ses plus dignes compagnons d'armes, d'aller s'emparer de Leipsick, marche lui-même sur Dresde, force pour la seconde fois le roi de Pologne à sortir de la capitale de ses États héréditaires; et tandis que celui-ci va s'enfermer avec ses meilleures troupes dans le camp de Pyrna, vole, dans la Bohême, à la rencontre des Autrichiens qui commençoient à s'ébranler; déclaré par la diète ennemi de l'Empire, répond à cette déclaration en les battant à Lokowitz, revient au blocus du camp de Pyrna, d'où le roi-électeur s'échappe encore, abandonnant son armée qui tout entière se rend prisonnière, et, dans sa fuite, suppliant le vainqueur de dicter les conditions d'une paix qui lui est refusée. Frédéric ne lui accorda que des passe-ports pour se retirer en Pologne, et combla lui-même, dit-on, la mesure de ses mépris en lui offrant des chevaux de poste[184].
Ces succès extraordinaires et inattendus du roi de Prusse n'eurent d'autre effet que de conduire plus promptement l'Autriche au but qu'elle vouloit atteindre. Mme de Pompadour accueillit sur-le-champ la demande que fit son amie, l'impératrice-reine, de rendre offensive cette alliance, stipulée seulement comme défensive dans le traité de Versailles; et le roi, ainsi que tous ses ministres, bon gré mal gré, se rangèrent encore à cet avis, car elle étoit alors maîtresse souveraine des délibérations du cabinet. Ceci fait, et la question se réduisant désormais à tracer des plans de campagne et à administrer les armées de terre et de mer, la favorite fit renvoyer du ministère les deux hommes qui seuls se fussent montrés capables dans l'administration de la marine et de la guerre, Machault et d'Argenson[185], et les remplaça par deux autres qu'elle choisit, comme à plaisir, parmi les plus ineptes, Paulmy et Moras. Ce fut sous ces heureux auspices que s'ouvrit la campagne de 1757.
On s'étoit ridiculement persuadé que le roi d'Angleterre, maître en apparence de faire la paix ou la guerre, l'étoit en réalité; et que dès qu'il verroit son électorat de Hanovre envahi, il souscriroit cette paix à peu près aux conditions qu'il plairoit de lui imposer. Une seule campagne suffisoit, disoit-on, pour amener cet immanquable résultat. On ouvrit donc cette campagne en faisant marcher une armée, à travers la Hesse et la Westphalie, vers cet électorat de Hanovre, que défendoit le prince de Cumberland, dont l'armée, toute hanovrienne, étoit fortifiée des troupes hessoises et brunswickoises. L'armée françoise, dont une division étoit sous les ordres du prince de Soubise, l'un des favoris de Mme de Pompadour, avoit pour général en chef le maréchal d'Estrées. Tandis qu'elle marchoit en avant, l'ennemi reculant toujours devant elle, et lui abandonnant successivement ses places fortes et ses positions, les intrigues de Versailles se montroient déjà plus actives que le général françois, qui, en effet, laissoit voir de la lenteur, de l'indécision, et ne savoit pas profiter des avantages que lui offroit cette singulière manœuvre du général anglois. Il hésitoit encore à attaquer celui-ci qui, fortement retranché près de Hastenbeck, paroissoit enfin décidé à l'attendre, lorsqu'il apprit que son successeur étoit déjà nommé: ce fut cette nouvelle qui lui donna la résolution de livrer enfin bataille. Il attaqua donc le prince de Cumberland, remporta une victoire qu'il dut aux fautes de celui-ci et à l'habileté de Chevert et de quelques autres officiers distingués; puis, quelques jours après, fut destitué comme s'il avoit été battu, et remit le commandement au maréchal de Richelieu. Celui-ci profita de la terreur panique de l'ennemi, terreur qui, lui ayant fait d'abord abandonner un champ de bataille qu'il pouvoit encore disputer, ne lui avoit pas permis de s'arrêter un seul instant dans une retraite qu'il continua jusqu'à ce que l'armée françoise l'eût acculé à l'embouchure de l'Elbe. Ce fut là que, réfugié dans Stades avec des troupes qui partageoient son effroi et son découragement, le duc de Cumberland, que Fontenoi et Culloden avoient autrefois illustré, signa cette convention fameuse de Closter-Severn, par laquelle les François demeurant maîtres de l'électorat de Hanovre, du landgraviat de Bremen et de la principauté de Verden, les troupes alliées de cet électorat étoient tenues de se retirer dans leurs pays respectifs, pour y rester neutres jusqu'à la fin de la guerre, les Hanovriens devant passer l'Elbe et ne point sortir des quartiers qui leur seroient assignés. En signant, de son côté, cette convention, le duc de Richelieu, qui pouvoit faire toute cette armée prisonnière de guerre par capitulation, et qui avoit commis la première faute d'en manquer l'occasion, en commit une seconde plus grave encore: ce fut d'oublier que le duc de Cumberland n'étant pas autorisé par sa cour à proposer un semblable arrangement, il étoit nul par le fait; et qu'en refusant de le ratifier, les Anglois pouvoient faire perdre à la France tout le fruit de cette suite de succès inespérés. Cette dernière faute fut la plus capitale d'une guerre où l'on ne commit que des fautes; et le vainqueur hasardeux de Mahon n'avoit, ni dans son caractère ni dans ses talents militaires, ce qu'il falloit pour la réparer. Tandis que le prince de Soubise, qu'il avoit détaché de l'armée avec un corps de vingt-cinq mille hommes, se joignoit aux troupes des cercles de l'Empire pour pénétrer en Saxe et y rétablir l'électeur, le général en chef, plus habile à piller qu'à combattre, parcouroit le Hanovre en le désolant, et, uniquement occupé de satisfaire sa cupidité insatiable, laissoit au prince Ferdinand de Brunswick le temps de mettre Magdebourg en état de défense, et ne faisoit aucune manœuvre pour soutenir son lieutenant.
C'est que, présomptueux et léger, il considéroit la guerre comme terminée, et le roi de Prusse comme perdu sans ressource. Or, voici ce qui arriva: sorti des quartiers d'hiver qu'il avoit pris dans la Saxe, Frédéric, après avoir vainement essayé de rompre la ligue formidable qui avoit juré sa ruine, s'étoit livré de nouveau à ces tentatives hardies qui seules, dans de semblables extrémités, pouvoient lui offrir quelques chances de salut. Alors l'armée des cercles n'étoit pas encore rassemblée; la Suède et la Russie attendoient pour agir les subsides de la France, embarrassée de payer même ses propres soldats; et au commencement de cette campagne, l'Autriche se trouvoit encore abandonnée contre lui à ses propres forces. Il saisit le moment et rentre dans la Bohême, se proposant non pas seulement de vaincre les armées de son ennemi, mais de les anéantir; pénètre jusqu'aux environs de Prague; y remporte sur le prince de Lorraine une victoire sanglante et long-temps disputée; le force de se renfermer dans cette capitale, avec quarante mille hommes qu'il est sûr de bientôt affamer; sans en abandonner le blocus, vole à la rencontre d'une seconde armée qui s'avance pour délivrer la première, et qui, si elle est détruite, lui ouvre le chemin de Vienne, où il ira dicter les conditions de la paix dans le palais même des empereurs; trouve enfin, dans le vieux tacticien Daun, un général dont la prudence et les combinaisons savantes lui arrachent la victoire, et le replongent dans tous les périls dont il se croyoit au moment de sortir. Forcé de lever le siége de Prague et toutefois sans que ses ennemis victorieux pussent l'empêcher de se maintenir encore dans la Bohême, ayant déjà épuisé toutes ses épargnes, et quelques fautes du prince Henri son frère le mettant en péril de perdre la Silésie, il apprend à la fois l'entrée de quatre-vingt mille Russes dans la Prusse orientale, l'irruption des Suédois dans la Poméranie, les succès extraordinaires de l'armée françoise, la convention de Closter-Severn, la marche du prince de Soubise vers la Saxe, et sa réunion avec l'armée de l'Empire. Pressé ainsi de toutes parts, envahi sur toutes ses frontières, Frédéric sent un moment s'abattre son courage, et cependant, au milieu des pensées de désespoir dont il est agité[186], conserve encore cette présence d'esprit et ce coup d'œil ferme qui savent lui créer des ressources de salut, alors que tout semble perdu pour lui. Un de ses généraux, Bevern, est laissé à la garde de la Silésie avec une armée de cinquante-six mille hommes; puis se confiant à sa fortune et à son génie, il n'emmène avec lui que douze mille soldats, en rassemble à peu près dix mille autres sur sa route, et, avec cette petite troupe, va chercher les armées combinées de France et des cercles, qui, sous les ordres du prince de Soubise et du plus incapable des généraux autrichiens, le prince de Saxe-Hildbourghaussen, étaient alors réunies auprès d'Erfurt; par une suite de manœuvres ingénieuses, sait tromper l'ennemi et lui faire quitter une position où il étoit fortement retranché, pour venir se livrer à lui dans la plaine de Rosback; et là, avec un petit nombre de bataillons et d'escadrons de cavalerie, remporte la victoire la plus complète sur une armée de soixante mille hommes, indisciplinée, mal commandée, qui, à peine attaquée, se met en déroute, à la honte de ses deux chefs, incapables même de la rallier après la défaite. Vainqueur à Rosback, Frédéric n'a pas même le temps de respirer: il faut qu'il retourne en toute hâte dans la Silésie, où Bevern a été battu par les Autrichiens, déjà maîtres de Breslaw et bientôt de toute la province. Sa seule présence y change la face des choses: des débris de ses armées il en compose une nouvelle qu'il sait remplir de confiance et d'ardeur, et marche à la rencontre de Daun et du prince de Lorraine, quelques jours auparavant vainqueurs de ses lieutenants, tous les deux généraux expérimentés et qui commandent une armée deux fois plus nombreuse que la sienne; les atteint dans la plaine de Lissa, et, par une de ces manœuvres qu'il n'appartient qu'au génie militaire de concevoir sur-le-champ et de savoir exécuter[187], remporte sur eux une victoire plus complète encore et surtout plus décisive que celle de Rosback. Peu de jours après, Breslaw lui rouvrit ses portes, et il se rétablit bientôt dans la Silésie. L'armée autrichienne étoit, par sa dernière défaite, affoiblie, dispersée, et hors d'état d'agir avant d'avoir été réorganisée: le vainqueur concentra ses forces pour les porter tour à tour sur les divers points menacés par ses nombreux ennemis, Russes, Suédois, François, Allemands; et jusqu'à la fin de cette mémorable campagne de 1757, sut les contenir et les repousser.
(1758) La France n'avait pas, depuis long-temps, éprouvé un affront comparable à celui de la journée de Rosback; les autres puissances étoient également humiliées; et ce fut parce que l'on avoit fait honteusement la guerre qu'on refusa la paix au vainqueur, qui ne cessoit de la demander, mais qui la vouloit honorable, quoiqu'il en eût plus besoin encore que les vaincus. La haine et le mépris pour Louis XV et sa favorite alloient toujours croissant; les armées françoises étoient devenues la risée de la France elle-même, ce qui ne s'étoit point encore vu; et les défaites de leurs tristes généraux étoient accueillies par des chansons et par des épigrammes. Mais tandis qu'on se moquoit d'eux à Paris, ils étoient ordinairement bien reçus à Versailles, où ils trouvoient leurs complices en intrigues et en ineptie; et ceux que leur incapacité ou leurs prévarications forçoient de destituer, n'en étoient ni moins impudents ni moins favorisés. Il en alloit autrement en Angleterre: l'amiral Bing, pour s'être laissé vaincre, avoit été condamné à mort et fusillé aux acclamations du peuple anglois, qui vouloit que ses amiraux fussent vainqueurs, sous peine de la vie. Cumberland, à son retour de sa campagne ignominieuse, avoit été disgracié, entraînant dans sa chute le secrétaire d'état Fox; et le célèbre Pitt, depuis lord Chatam, venoit d'être placé au timon des affaires. Dès ce moment, les résolutions les plus énergiques sortirent du cabinet de Saint-James: le nouveau ministère rompit ouvertement la convention de Closter-Severn, se souciant fort peu de la foi jurée là où il s'agissoit des intérêts du pays, et cette nouvelle perfidie avoit été prévue; un subside considérable fut accordé au roi de Prusse, et l'armée des alliés, qu'ils avoient dégagée de son serment par l'omnipotence de leur diplomatie, renforcée d'un corps de troupes angloises, commença à se mettre en mouvement, sous les ordres du prince Ferdinand de Brunswick. Ce fut alors seulement que l'on s'aperçut, dans le cabinet de Versailles, que le duc de Richelieu étoit un général mal habile et mal avisé; on le rappela, et ce fut un prince du sang, le comte de Clermont, encore plus mal habile que lui, qui eut la fantaisie de le remplacer: il arriva sur le théâtre des opérations militaires pour y rassembler, avec toute son inexpérience, quatre-vingt mille hommes épars sur une grande étendue de terrain. Le prince Ferdinand n'avoit garde de lui en laisser le temps: il pénétra promptement et hardiment à travers tous ces corps isolés, les battit en détail, les força d'évacuer successivement et les postes et les villes qu'ils occupoient; et le nouveau général, forcé de repasser honteusement le Rhin en abandonnant à l'ennemi onze mille prisonniers, sembla n'être entré en Allemagne que pour donner le signal à son armée d'en sortir. Ainsi s'ouvrit, sur les frontières de France, la campagne de 1758.
En Allemagne, le roi de Prusse étoit moins heureux que l'année précédente: Daun, après lui avoir enlevé tous ses convois, l'avoit forcé de sortir de la Moravie, où il venoit de se jeter, et d'abandonner le siége d'Olmutz, qu'il avoit peut-être imprudemment commencé. Laissant son armée dans la Bohême, où il vouloit se maintenir, il étoit allé, suivi seulement de quatorze bataillons, à la défense de ses propres États, que cent mille Russes venoient d'envahir; et ralliant à ce corps d'élite les troupes qu'il avoit dans la Poméranie, il avoit marché à leur rencontre et les avoit vaincus près du village de Zorndorf, dans une des batailles les plus sanglantes et les plus disputées de toute cette guerre. Mais c'étoit peu pour lui d'avoir forcé à la retraite quelques uns de ses puissants ennemis par des prodiges de bravoure et d'habileté; d'autres reparoissoient à l'instant même, non moins menaçants et redoutables; et vainqueur des Russes, le héros prussien n'eut que le temps de se rendre en Saxe, à marches forcées, pour délivrer le prince Henri son frère, que Daun avoit poursuivi jusque sous le canon de Dresde, où il s'étoit réfugié, attendant son libérateur. Dès que le roi parut, le siége fut levé, et les deux armées se réunirent; mais cette fois-ci le général autrichien se montrant, contre sa coutume, plus actif que son illustre antagoniste, eut la gloire de tromper sa vigilance, de le vaincre une seconde fois, à Hochkirch: et de le voir se retirer devant lui. Cette défaite et sa victoire sur les Russes, si chèrement achetée, avoient épuisé les armées de Frédéric: cette fois on le crut et on dut le croire perdu sans ressource, et ce ne fut pas sans étonnement que l'Europe le vit reprendre bientôt, à force d'activité, de sang froid et de science militaire, tout son ascendant sur Daun; et par une suite non interrompue de ses manœuvres accoutumées, le forcer à aller chercher ses quartiers d'hiver hors de la Saxe et de la Silésie, où, à la fin de cette campagne, les Prussiens ne rencontrèrent plus un seul ennemi.
Que faisoit, pendant ce temps, l'armée françoise sous les ordres du comte de Clermont? Après lui avoir fait passer le Rhin, toujours poursuivie par le prince Ferdinand, qui le passa après elle, son général vouloit encore lui faire éviter le combat, et continuer indéfiniment la retraite commencée. Quelques uns de ses officiers l'en firent rougir, et le forcèrent en quelque sorte à s'arrêter à Crevelt et à y attendre l'ennemi. Les deux armées ne tardèrent point à en venir aux mains; et le comte de Saint-Germain, l'un de ceux qui avoient conseillé la bataille, étoit sur le point d'assurer la victoire, lorsqu'il se vit abandonné par le général en chef, habile seulement à ordonner la fuite, et qui, cette fois-ci, donna l'exemple en fuyant le premier. Le vainqueur s'empara de Nuys, de Ruremonde, de Dusseldorf, et poussa des partis jusqu'aux environs de Bruxelles. Il n'étoit plus possible d'employer encore le comte de Clermont: Contades le remplaça, et ce nouveau général, ayant pour second le prince de Soubise, qui cherchoit une occasion d'effacer la honte de Rosback, sembla relever un peu le courage du soldat? L'un et l'autre remportèrent quelques succès peu décisifs, et montrèrent quelque disposition à reprendre l'offensive; mais les manœuvres du prince Ferdinand les forcèrent bientôt à revenir au point d'où ils étoient partis.
Voilà où l'on étoit après trois campagnes qui avoient fait verser des flots de sang, et réduit la France aux plus cruelles extrémités. Nos généraux battus répondoient aux reproches de lâcheté ou d'ineptie qu'on leur adressoit en récriminant contre leurs subordonnés, qu'ils accusoient de trahison; et ceux-ci se défendoient en mettant dans un plus grand jour les fautes qui avoient tout perdu. Les soldats, indisciplinés et découragés, du mépris de leurs chefs étoient passés à l'admiration et à l'enthousiasme pour le héros qui les avoit si souvent battus; et la France étoit entraînée à partager cet enthousiasme et cette admiration. Enfin, la guerre qui pesoit sur elle avoit été tellement conduite, et l'esprit public y étoit tellement exaspéré contre le roi et ses ministres, qu'on voyoit, ce qui étoit encore sans exemple, les vaincus faire hautement des vœux pour le vainqueur, s'affliger de ses revers, se réjouir follement de ses succès.
Cependant, absorbé par les embarras toujours croissants de cette guerre insensée, troublé par mille cabales, agité de mille intrigues subalternes, le ministère, comme si le génie des Dubois et des Fleuri eût encore présidé à notre marine, ne s'en occupoit guère plus que si l'Angleterre eût été notre alliée; et celle-ci, profitant savamment, ou de cette incurie, ou, ce qui est plus probable, des intelligences secrètes qu'elle s'étoit créées dans le centre même de notre administration maritime (car ce qui s'y passa alors et ce qui s'y est passé depuis et pendant long-temps, ne peut guère s'expliquer que par une trahison continuelle et en quelque sorte héréditaire), préludoit aux grands coups qu'elle alloit frapper, par des descentes sur nos côtes, des attaques contre nos ports, qui n'avoient pas en apparence de grands résultats, où souvent même elle sembloit éprouver des échecs, mais dont elle obtenoit ce résultat bien autrement important, d'arrêter les secours en hommes, en munitions et en vaisseaux que demandoient nos colonies, et d'où dépendoit leur conservation. Ceux qui les commandoient poussoient des cris d'alarme qui parvenoient jusqu'en France, et qui ne laissoient pas que d'accroître le trouble que causoient tant d'embarras où l'on s'étoit si inutilement jeté. Cependant on n'avoit qu'à dire un seul mot, qu'à laisser entrevoir la moindre disposition pacifique, et l'on finissoit à l'instant même cette guerre déplorable du continent, dont l'Autriche elle-même étoit fatiguée. Ce fut alors que l'abbé de Bernis, revenant à ses premières idées, commença à faire des instances pour la paix; et quelque servilité qu'il y eût alors dans le ministère, si l'on en excepte le maréchal de Belle-Isle, qui s'y montroit opposé uniquement sans doute parce qu'il avoit le département de la guerre, et que cependant il n'eût pas été difficile de ramener au meilleur avis, il n'y eut qu'une seule voix pour cette paix devenue si nécessaire. Le roi lui-même commençoit à être persuadé et avoit permis que des négociations fussent entamées à ce sujet. Mme de Pompadour, dont l'amour-propre se sentoit froissé de toutes parts, que la clameur publique, dont elle étoit le principal objet, irritoit, parce qu'elle n'avoit pas assez de sens pour en être effrayée, s'entêta seule à la guerre, parla de la honte qu'il y auroit à céder, de l'honneur de la France compromis, joua la femme forte et le grand caractère, ce qui offrit le mélange de l'odieux et du ridicule; et telle étoit cette dégradation à laquelle tout étoit parvenu, qu'il fallut continuer à verser du sang et à ravager des provinces, pour venger Mme de Pompadour des chansons des Parisiens, après avoir commencé ces ravages et cette effusion de sang, pour punir le roi de Prusse de ses épigrammes et payer Marie-Thérèse de ses cajoleries. L'abbé de Bernis, pour prix de la seule bonne action qu'il eût faite depuis qu'il étoit entré dans les affaires, fut destitué[188]; et c'est alors que l'on vit paroître dans ce ministère, où bientôt il alloit jouer le premier rôle, le plus grand fléau de la France, dans ce siècle où tout ce qui prenoit part au gouvernement étoit fléau pour elle, le duc de Choiseul.
On le savoit ambitieux, actif, entreprenant; on croyoit qu'il haïssoit la favorite, parce qu'il en avoit souvent parlé sans ménagement: on applaudit donc à sa faveur et l'on en conçut quelques espérances. Mais pour espérer ainsi d'un homme qui montoit au pouvoir, il eût fallu lui supposer de la conscience; et le nouveau ministre des affaires étrangères donna sur-le-champ la mesure de la sienne en se livrant tout entier à l'idole que, la veille, il insultoit encore. Pour complaire à Mme de Pompadour, il alla même plus loin qu'elle n'eût osé, et signala son entrée au conseil par le second traité de Versailles, plus désastreux encore que le premier, dans lequel la France entière, avec ses armées et ses finances, étoit mise à la disposition de l'Autriche. Ce traité fut signé le 30 décembre 1758.
À partir de ce moment, la guerre de sept ans n'offre plus pour la France qu'une suite de revers et d'humiliations.
(1759-1761) Sur le continent, les vicissitudes du roi de Prusse se multiplient, et son courage ainsi que son activité semblent s'en raffermir. Les armées françoises, mieux conduites par Contades et surtout par Broglie, qui partage avec lui le commandement, continuent de faire une guerre infructueuse et meurtrière dans des provinces dévastées, mais se soutiennent du moins sans honte jusqu'à la bataille de Minden, que, de l'aveu même du roi de Prusse, Contades devoit gagner, et qu'il perd en criant à la trahison contre son compagnon d'armes, selon l'usage adopté alors par tous nos généraux. Celui-ci reste seul à la tête de l'armée, et déjà vainqueur du prince Ferdinand à Berghen, sait se maintenir dans la Hesse et dans le Hanovre; continue, pendant la campagne suivante, à tenir en échec son habile ennemi. Battu par lui à Warbourg, il prend sa revanche à Clostercamp, et semble destiné à relever la réputation des armes françoises, lorsque, dans une troisième et dernière campagne, Mme de Pompadour envoie le malencontreux prince de Soubise, toujours possédé de la manie d'être un grand capitaine, entraver les opérations de Broglie, et, sous deux généraux désunis, fait battre les armées françoises à Fillingshaussen; nouveau désastre qui produisit de part et d'autre de nouvelles accusations, et dont le résultat fut de faire exiler dans ses terres le seul général qui, jusqu'alors, eût montré quelque talent.
Cependant, et nous venons de le dire, cette habileté de Broglie n'avoit eu d'autre résultat que de sauver aux armées françoises la honte de reculer sans cesse devant l'ennemi. Pendant ces trois campagnes les soldats manœuvrèrent à peu près sur le même terrain, se battirent dans les mêmes plaines ou autour des mêmes forteresses, et il n'en arriva rien de plus. Dans le centre de l'Allemagne, la scène étoit du moins plus variée et plus dramatique: les Russes avoient commencé à prendre leur revanche de la victoire du roi de Prusse en battant un de ses lieutenants; s'étant ouvert par ce succès les marches de Brandebourg, ils y avoient occupé la ville de Francfort-sur-l'Oder, où s'étoit réuni à leur armée un corps autrichien commandé par le général Laudon. Frédéric se met aussitôt en marche, traverse la forêt de Kunersdorf, les surprend et les attaque dans la position où ils s'étoient retranchés: la victoire se déclare d'abord pour lui, puis lui échappe bientôt parce qu'il la veut trop complète, et que, décidé à ne rien laisser échapper de cette armée, il s'acharne avec trop de fureur contre un ennemi dont la résistance devient d'autant plus terrible qu'il l'a rendue lui-même désespérée. Par les suites de cette faute, il voit presque toute son armée périr dans cette lutte sanglante et téméraire contre des masses immobiles, et quitte en frémissant ce champ de carnage, n'ayant plus autour de lui que cinq mille soldats. C'en étoit fait de la Prusse et de son souverain, si le général russe Soltikoff eût su profiter de sa victoire; mais il se montra timide et irrésolu, n'osa agir avant l'arrivée de la grande armée commandée par Daun; et le prince Henri, en arrêtant tout court celui-ci dans la Haute-Lusace, fut, dans cette circonstance critique, le libérateur de son pays. On vit alors les Russes victorieux se retirer une seconde fois vers la Pologne; et quoique douze mille Prussiens, surpris et cernés par toute l'armée de Daun, eussent été forcés de mettre bas les armes, la prise de Dresde avoit été, dans cette campagne, le seul exploit utile de ce général temporiseur. Mais Frédéric, dans trois défaites, avoit perdu cinquante mille hommes, et, dans la campagne suivante, il se ressentit cruellement de cet épuisement de ses forces militaires. Un de ses lieutenants fut encore battu à Landshut par le même général Laudon; Glatz, l'une des principales forteresses de la Silésie, lui fut enlevée par un coup de main; après s'être épuisé en vains efforts pour reprendre le château de Dresde, il s'étoit vu forcé d'abandonner cette entreprise, où s'étoient encore affoiblis les débris de ses armées. Rien ne pouvant désormais mettre obstacle à la réunion des Russes et des Autrichiens, les deux armées ennemies, devant lesquelles le prince Henri n'avoit pu que se retirer en bon ordre, marchèrent à grandes journées sur Berlin, qu'il lui étoit impossible de couvrir: alors Frédéric, dont la perte sembloit assurée, se vit réduit à faire la guerre en partisan, tournant autour des armées ennemies, et dans cette situation extraordinaire, battant encore les corps isolés qu'il avoit l'art et le sang-froid de surprendre. Cependant Russes et Autrichiens étoient entrés à Berlin, et la capitale de la Prusse subissoit la loi rigoureuse des vainqueurs, lorsque, par une résolution subite et inexplicable, le général Soltikoff se retira précipitamment et repassa l'Oder, abandonnant les Autrichiens qui, de leur côté, se replièrent sur Torgau. Frédéric, qui se disposoit à marcher au secours de Berlin, se dirige aussitôt vers ceux-ci, les atteint dans cette position, et, après un long carnage qui détruisit en grande partie l'une et l'autre armée, remporte une victoire comparable aux plus éclatantes de celles qu'il avoit remportées dans des jours plus heureux. Cependant ce vainqueur, qui remplissoit l'Europe du bruit de sa renommée, étoit réduit aux abois par ses triomphes comme par ses revers, et la nouvelle campagne le prouva: mais aussi elle mit en évidence la fatigue et l'affoiblissement de ses ennemis. De part et d'autre, on ne fit que de foibles efforts, et sur tous les points; et tandis que les généraux françois, Broglie et Soubise, remuoient lentement des masses énormes, pour venir perdre cette dernière bataille dont nous venons de parler, les opérations des Autrichiens se bornèrent dans la Silésie à s'emparer d'une seule forteresse; les Russes se contentèrent de la prise de la ville de Colberg, qu'ils avoient deux fois inutilement assiégée, et l'extrême foiblesse des Prussiens se manifesta par l'impossibilité où ils furent de se maintenir dans la Saxe, qu'ils furent enfin forcés d'évacuer.
Telle fut, depuis le commencement jusqu'à la fin, la guerre continentale, sanglante, acharnée, et sans résultats. La guerre maritime fut bien différente, et c'est là, ainsi que dans la guerre de 1741, que se portèrent les coups les plus funestes à la France, qu'il lui fallut enfin subir ce que lui avoit préparé un demi-siècle d'incurie et de trahison. Avant d'oser faire une déclaration de guerre, on avoit, pendant six mois, laissé l'Angleterre exercer librement ses pirateries, ruiner notre commerce et nous enlever la fleur de nos matelots; nos colonies avoient été abandonnées, en Orient et en Occident, à leurs propres forces, et l'on avoit considéré comme des triomphes d'avoir forcé les soldats anglois à se rembarquer, chaque fois qu'ils avoient fait des descentes sur nos côtes. Il fallut enfin, à la dernière extrémité, sortir de ce sommeil, et ce ne fut pas vers nos colonies menacées que se porta d'abord la pensée du ministère; il imagina des descentes en Angleterre sur plusieurs points, comme par représaille de ces descentes qu'elle venoit d'opérer en Bretagne et en Normandie[189], et ce fut pour exécuter ce plan insensé que l'on arma tous nos vaisseaux. Pour le déconcerter, les Anglois, forts de la supériorité de leurs flottes et de l'incomparable habileté de leurs marins, n'eurent qu'à se présenter à l'entrée de nos ports. La flotte de Toulon, composée de quinze vaisseaux et commandée par La Clue, sortit la première: huit de ses vaisseaux s'en séparèrent presque au moment de la sortie, et l'amiral françois ne sut pas les rallier. L'amiral anglois vint alors lui présenter le combat avec quatorze voiles, et ce fut comme un jeu pour lui de l'écraser dans ce combat inégal[190]. Ce désastre étoit grand: celui de la flotte de Brest le fit bientôt oublier. Le maréchal de Conflans la commandoit, et il avoit enfin donné l'ordre d'appareiller, après avoir manqué l'occasion de combattre avec avantage l'escadre angloise qui bloquoit le port, et que les vents avoient plusieurs fois repoussée et même dispersée. À peine la vit-il reparoître que, saisi d'une terreur panique et inexplicable, il donna le signal de la retraite; pour la rendre plus sûre, engagea ses vaisseaux dans les rochers et les bancs de sable dont la côte étoit hérissée, et laissa ainsi couper son arrière-garde qui, sous les ordres de Saint-André Duverger, soutint avec intrépidité un combat inégal, dans lequel il lui fallut enfin succomber, tandis que le lâche amiral faisoit échouer et brûler son vaisseau, que d'autres étoient brisés sur les côtes, ou engloutis dans les flots, ou se précipitoient dans les eaux de la Villaine, d'où il fut impossible de les retirer. Jamais désastre aussi grand et aussi irréparable n'avoit encore désolé notre marine[191], et ce fut le signal d'une suite d'humiliations et de revers dont il n'y avoit également point d'exemple. La France perdit, cette même année, le Canada, si long-temps et si vaillamment défendu par Montcalm, la Martinique, la Guadeloupe et toutes les petites îles qui en dépendent; on envoya, dans l'Inde, un Irlandois nommé Lally, qui s'y conduisit comme s'il avoit eu la mission de détruire ce qu'y avoient fait Dupleix et La Bourdonnaie: «Cet étranger, dit Duclos, avide d'argent, et d'une tête malsaine, n'exerce sa férocité que sur ceux qu'il doit défendre, livre ou vend la place de Pondichéry, dont la défense lui a été confiée, refuse même la capitulation offerte par l'ennemi, et la trahison est si visible qu'on est obligé en France de le mettre en prison.» Sur les côtes d'Afrique nos établissements, non moins abandonnés, sont pillés et dévastés par nos infatigables ennemis. Pour combler la mesure de tant d'opprobre, ils s'emparent de Belle-Isle, à la vue des côtes de France, sans qu'on puisse ou qu'on ose y mettre le moindre obstacle[192]. Quand toutes ces fautes ont été commises et que tous ces malheurs sont arrivés, on pense enfin à éveiller l'Espagne sur les dangers dont nos revers la menacent; et Choiseul, qui a su joindre le département des affaires étrangères à celui de la guerre, négocie avec assez d'art pour entraîner son nouveau roi Charles III dans une alliance offensive qu'il eût fallu faire plus tôt, et qui, trop tardive, n'eut d'autre résultat pour notre allié que de lui faire partager nos désastres. «Cette puissance, dit encore Duclos, y a perdu sa marine et des richesses immenses, qui ont fourni les moyens à nos ennemis de continuer la guerre et de dicter impérieusement les conditions de la paix[193].
De notre côté, la continuation de cette guerre devenoit impossible: la France n'en pouvoit plus; l'état des finances étoit désespéré, et le changement continuel des contrôleurs généraux, les expédients honteux ou téméraires que l'on essayoit chaque jour, loin de guérir le mal, l'aggravoient en accroissant la méfiance et en resserrant ainsi les derniers canaux par où l'argent auroit pu encore circuler. Frédéric en étoit réduit à ne pouvoir commencer une nouvelle campagne, et la Prusse se voyoit menacée d'être rayée de la liste des nations. La paix sembloit donc difficile à faire, même aux conditions les plus humiliantes: on essaya néanmoins d'entamer des négociations avec l'Angleterre, qui, bien que victorieuse avec tant d'éclat, étoit obérée par ses victoires, et d'ailleurs ne désiroit pour le moment rien de plus que ce qu'elle avoit obtenu. Quant au roi de Prusse, ce fut la mort de la czarine Élisabeth, dont la haine implacable n'avoit cessé de le poursuivre, qui le sauva: il avoit un admirateur enthousiaste dans Pierre III; et si ce prince eût vécu, la Russie, d'ennemie qu'elle étoit, seroit devenue son alliée la plus sûre. Après la révolution de palais qui lui fit perdre à la fois le trône et la vie, Catherine, depuis si fameuse, garda du moins la neutralité, de manière que le poids de la guerre retombant tout entier sur l'Autriche, et l'avènement de Georges III au trône d'Angleterre ayant écarté du ministère Pitt qui seul s'obstinoit à repousser la paix, les opérations militaires languirent de toutes parts, les négociations prirent plus d'activité, et cette paix, le dernier et le plus cruel des affronts que la France avoit été depuis si long-temps forcée de subir[194], fut enfin signée au mois de février 1763.
Pense-t-on que, pendant une telle guerre qu'accompagnoient tant de misères et que signaloient chaque jour tant de désastres, le parlement eût du moins laissé entrevoir quelques sentiments de patriotisme en cessant de troubler au dedans la France désolée au dehors? Nous l'avons déjà dit: satisfait du nouvel exil de l'archevêque de Paris, secondé dans ses vues par quelques prélats prévaricateurs, il avoit bien voulu donner un peu de relâche au clergé; et ce fut alors qu'on le vit, dans cette position à la fois odieuse et ridicule où il s'étoit placé entre les ministres du ciel et les suppôts de l'enfer, se montrer plus hostile envers le parti philosophique, qu'il poursuivit quelquefois à outrance dans les livres impies et séditieux que ce parti, plus habile et plus conséquent que lui, ne cessoit de publier[195], montrant en ce point une sorte d'accord avec les évêques qui, dans toutes leurs assemblées, ne cessoient d'élever vers le trône des cris d'alarmes sur ce fléau toujours croissant et qui menaçoit de tout détruire.
Mais ce moment de calme étoit le précurseur d'une plus horrible tempête, qui devoit ébranler jusque dans ses fondements l'antique et saint édifice de l'Église de France. Il existoit une société religieuse si fortement constituée, que, depuis son origine, elle étoit la seule qui n'eût pas eu besoin d'être réformée; organisée de telle sorte qu'embrassant toutes les œuvres de la religion que se partageoient les autres communautés, elle se présentoit partout où le clergé séculier avoit besoin de son secours, et se montroit prête à tout et propre à tout; tellement catholique dans son essence et dans ses actes, que partout où se rencontroient des novateurs, ils n'avoient pas de surveillants plus actifs ni d'adversaires plus redoutables; société créée à la fois pour édifier et pour combattre, qui avoit commencé à naître au moment même où avoit paru dans le monde la dernière des hérésies[196], puisqu'elle est la dernière expression de toutes les hérésies possibles; société que, dès sa naissance et pendant tout le cours de son existence marquée par tant de prodiges et de travaux, le coup d'œil perçant de l'impiété avoit signalée comme son ennemie la plus dangereuse, et que ses fauteurs, hérétiques ou athées, soit par cette prévision, soit par une sorte d'instinct infernal, n'avoient cessé de poursuivre avec une rage qui ne s'étoit pas un seul instant ralentie[197]. Elle avoit la première dénoncé le jansénisme, et les jansénistes lui avoient voué une haine aussi implacable que les enfants de Luther et de Calvin[198]. Spécialement consacrée à l'éducation de la jeunesse, elle formoit des générations chrétiennes sans cesse menaçantes pour les ennemis de la religion; préférée, pour la direction de leurs consciences, par les souverains et les personnes pieuses des hautes classes de la société, elle devenoit ainsi pour l'impiété un sujet d'alarmes encore plus vives; et le ministérialisme, qui commençoit à établir son despotisme abject dans toutes les cours, ne la haïssoit pas moins que tous ces fauteurs de révolte et d'anarchie.
La compagnie de Jésus (car quelle autre société religieuse pourroit présenter cette réunion de caractères)[199], sembloit alors parvenue au plus haut degré de prospérité, et plus solidement établie qu'elle ne l'avoit jamais été. Elle répandoit à la fois les lumières de la religion, et exerçoit les œuvres de la charité évangélique au milieu des nations les plus policées, et parmi les hordes sauvages les plus abruties; les puissances catholiques de l'Europe lui devoient l'accroissement de leur commerce dans les deux hémisphères et la civilisation de leurs colonies; ce qui étoit surtout frappant à l'égard du Portugal, dont la puissance, si petite en Europe, étoit ainsi devenue colossale dans les Indes et dans le Brésil. Les miracles et l'apostolat de Xavier, les travaux, les sueurs et le sang de ses compagnons et de ses frères, avoient valu à la cour de Lisbonne ces conquêtes immenses aux extrémités de l'Asie, et avoient fécondé pour elle ces vastes contrées de l'Amérique méridionale. Aussi n'étoit-il aucun royaume de la chrétienté où les jésuites eussent plus de crédit et de prépondérance, dans toutes les classes de la société, que le Portugal: ce fut du Portugal que partit le signal de leur destruction.
Il n'est point de notre sujet de raconter comment Carvalho, depuis marquis de Pombal, ce ministre ambitieux et pervers d'un roi fainéant et voluptueux, parvint à exécuter cette audacieuse et criminelle entreprise; d'expliquer en détail les motifs de sa haine contre les jésuites, qui avoient projeté de le faire expulser du ministère, parce qu'ils avoient deviné son caractère et ses dangereux projets d'innovation; les moyens adroits et perfides qu'il sut employer pour séduire Joseph Ier, après avoir plus facilement gagné le vénal patriarche de Lisbonne, Saldagna; l'édifice de mensonges et de calomnies qu'il sut élever contre la société des enfants d'Ignace, la présentant à la fois comme une réunion de moines corrompus dans leurs mœurs et dans leurs croyances, puis comme un corps puissant et redoutable qui avoit conçu le projet d'une domination indépendante dans le Nouveau-Monde; comment il sut, à force d'importunités et en supposant des délits imaginaires, arracher à Benoît XIV un bref pour leur réformation, bref au moyen duquel Saldagna et lui commencèrent à les avilir et à les dépouiller, pour rompre ensuite brusquement avec Clément XIII, lorsque, la fraude ayant été reconnue, ce saint pape fit entendre ses cris et ses réclamations en faveur de l'innocence calomniée et persécutée; enfin cette machination exécrable et si digne de couronner cette œuvre d'iniquité d'un prétendu complot contre la vie du roi, complot dirigé et exécuté par Pombal lui-même, ce qui fut prouvé depuis jusqu'à l'évidence[200]; la procédure atroce et scandaleuse qui s'ensuivit, et dans laquelle furent enveloppés et les jésuites et deux illustres familles que redoutoit encore ce ministre tout puissant; les exécutions sanglantes qui la terminèrent et détruisirent ces deux familles[201]; la procédure plus abominable encore au moyen de laquelle, n'ayant pu parvenir à faire un régicide du jésuite Malagrida, on lui supposa des crimes monstrueux, impossibles, pour lesquels ce vieillard de soixante et quinze ans fut brûlé vif, à la vue de la population entière de Lisbonne, qu'il avoit, pendant un demi-siècle, édifiée de ses paroles et de ses exemples: «De manière, dit Voltaire lui-même, dont l'autorité sur ce point n'est pas suspecte sans doute, que l'excès du ridicule et de l'absurdité fut joint à l'excès de l'horreur[202].» La plus courte analyse de cette trame détestable, dont tous les fils furent saisis et mis à découvert du vivant même de Pombal[203], nous entraîneroit trop loin: il nous suffira de dire que le résultat de tant de crimes, fut un édit arraché le 3 septembre 1759 à l'imbécille monarque dont ce scélérat avoit fait sa dupe, par lequel les jésuites furent chassés de toutes les contrées soumises à la domination du Portugal, «pour avoir dégénéré de la sainteté de leur pieux institut;» et la manière dont on l'exécuta ne fut pas moins barbare que tout ce qui l'avoit précédé et amené[204].
Cet événement retentit dans l'Europe entière; mais en même temps qu'il indignoit les âmes honnêtes, il réveilloit, dans la pensée des implacables ennemis de la compagnie de Jésus, ces espérances qui ne s'y étoient jamais entièrement éteintes, de trouver enfin un moyen de la frapper d'un coup décisif et mortel. Ces ennemis étoient plus actifs et plus puissants en France que partout ailleurs; et à peine la catastrophe des jésuites portugais y eut-elle été connue, que leurs presses clandestines recommencèrent à gémir, et qu'un grand nombre de libelles en sortirent, dans lesquels étoient reproduites toutes ces anciennes calomnies contre l'institut, qu'offroient, toutes préparées, les Provinciales de Pascal et la Morale pratique du GRAND Arnauld.
Il n'y avoit pas moins de perversité à la cour de France qu'à celle de Portugal, et le nombre des pervers y étoit plus grand. Ils entouroient de même un roi livré à la paresse et à la volupté, mais que des mœurs plus douces et un sentiment inquiet de religion dont il étoit toujours obsédé, n'auroient pas permis de rendre complice de mesures violentes contre les jésuites françois; il ne montroit contre eux aucune prévention, et avoit même donné des marques d'un vif intérêt à ceux de leurs frères qui venoient d'être persécutés en Portugal. Sa pieuse famille les aimoit et les considéroit. Appuyés de ces puissants protecteurs, jouissant de l'estime publique pour la régularité de leurs mœurs et l'utilité de leurs travaux, non pas seulement dans l'éducation publique dont ils étoient presque exclusivement chargés, mais encore dans toutes les parties du saint ministère, il ne semble pas qu'il y ait eu d'abord, dans cette coterie d'intrigants qui régnoient à la place du monarque, un projet arrêté d'imiter les exemples que venoit de donner le ministre portugais. Les complots que l'on faisoit contre les Jésuites s'ourdissoient hors de son sein; et il est probable, qu'en ce moment du moins, elle ne se fût point associée à ses ennemis, si Mme de Pompadour eût pu trouver, parmi ces religieux, l'instrument docile qu'elle cherchoit, pour l'aider à masquer son hypocrisie, et à se perpétuer dans le pouvoir, en trompant la religion d'une reine vertueuse, dont elle avoit si long-temps encouru le mépris et entretenu les douleurs. La trop grande simplicité du Jésuite à qui elle s'étoit adressée, pour exécuter le prétendu projet de conversion qu'elle avoit conçu, compromit sa compagnie entière, dans l'injonction qu'il lui fit comme première réparation de ses scandales, de quitter à jamais la cour[205]. N'ayant joué cette comédie que dans l'intention de s'y établir plus honorablement, elle fut à la fois irritée et alarmée de cette décision; et jura, dès ce moment, la perte d'un ordre dont l'influence étoit grande au sein même de cette cour si corrompue, et qui pouvoit, tôt ou tard, jeter, dans l'âme de son royal complice, assez de trouble et de remords pour lui faire exécuter lui-même la sentence qui venoit d'être si unanimement prononcée contre elle. Pombal avoit éprouvé les mêmes alarmes et le même ressentiment; et des causes à peu près semblables produisirent de semblables effets.
Les plus dangereux ennemis des jésuites, ceux qui pouvoient servir le plus efficacement la vengeance de la favorite, étoient dans le parlement. Nous avons vu que là étoit le foyer du jansénisme, et que la secte philosophique y avoit aussi ses partisans. Il faut ajouter qu'en sa qualité d'opposition politique, cette compagnie accusoit les jésuites d'être, depuis long-temps, les provocateurs secrets de tous les coups d'autorité qui avoient pu la contrarier dans ses prétentions, ou l'arrêter dans ses excès; et c'étoit là surtout ce qu'elle ne leur pardonnoit pas. Ce fut Berryer, l'une des créatures de Mme de Pompadour, et de lieutenant de police devenu, par sa protection, ministre de la marine, qui prépara les premiers ressorts de cette intrigue, en lui indiquant, comme propres à l'aider dans son projet, trois parlementaires qui jouissoient, dans leur corps, d'un grand ascendant; l'abbé de Chauvelin, l'abbé Terray, Laverdy. L'abbé de Bernis fut le quatrième personnage que l'on initia dans cette manœuvre ténébreuse[206]; et l'ami intime de Duclos étoit bien digne d'y entrer.
Tout étant ainsi préparé, il falloit ou trouver ou faire naître une occasion d'éclater: elle se présenta malheureusement d'elle-même. Un jésuite, dont le nom a acquis une bien triste célébrité, le père Lavalette, chargé du temporel des établissements que la société avoit formés à la Martinique, imagina de faire des spéculations commerciales dans lesquelles il ne pouvoit avoir qu'un seul but, celui d'enrichir son ordre: tout autre eût été folie. Ses spéculations, d'abord heureuses, et que ses supérieurs immédiats eurent la foiblesse de tolérer, ne réfléchissant pas que ce qui est innocent pour un particulier cessoit de l'être pour un religieux, tournèrent mal ensuite. Le commerce de France s'étoit plaint, dès le principe, d'une semblable concurrence: ce qui avoit été un premier scandale. Les frères Lioney, négociants de Marseille, et d'autres encore, se trouvèrent compromis dans les opérations désastreuses du jésuite-banquier: on le sut, et des agents, mis en œuvre par la cabale, leur persuadèrent de renoncer à un projet de conciliation qu'ils avoient entamé avec les maisons de l'ordre, dans la dépendance desquelles étoit le père Lavalette, pour attaquer l'ordre entier, comme solidaire des écarts d'un de ses membres. En droit, la maison de la Martinique étoit seule responsable: toutefois, et malgré ce droit si évident, il eût mieux valu mille fois, en un cas si grave et si délicat, consulter la prudence, et étouffer l'affaire au moyen d'une contribution levée sur toutes les maisons de la société. La cabale manœuvra avec la même adresse auprès des premiers supérieurs de l'ordre, qu'elle l'avoit fait auprès des créanciers; et de même qu'elle avoit déterminé ceux-ci à l'attaque, elle persuada à ceux-là, non seulement de se défendre, mais, ce qui étoit le chef-d'œuvre de sa perfidie, d'user du crédit que les Jésuites de Paris avoient à la cour, pour faire attribuer à la grand'chambre le jugement de ce procès. On a peine à croire qu'une société, où dominoient les conseils de tant de personnages également remarquables par l'esprit, les lumières, et cette grande expérience du monde que leur donnoient leurs nombreuses et continuelles relations avec les classes supérieures de la société, ait pu se laisser prendre à un piége aussi grossier, se jeter ainsi, tête baissée, dans les filets que lui tendoient des ennemis si bien connus. Il y a, dans ce singulier aveuglement, un dessein de la providence, qu'il ne nous est pas donné de pénétrer.
Toutefois, dès le premier pas qu'ils firent dans ce funeste procès, les Jésuites parurent comprendre les dangers qu'il entraînoit avec lui, puisqu'ils cherchèrent à éviter l'éclat des plaidoiries, et demandèrent, par requête, que la cause se discutât par écrit. Leur demande fut rejetée; et les premiers mémoires que publièrent les avocats de leurs adversaires, les premiers plaidoyers qu'ils prononcèrent, leur firent déjà entrevoir ce qu'on leur préparoit. L'affaire des créanciers du père Lavalette n'y fut traitée que subsidiairement: ce fut sur les constitutions de la société que s'exerça la faconde des légistes, que l'on avoit déchaînés contre eux. Dans ces constitutions, si semblables, pour le fond, à celles de tous les ordres religieux, et spécialement en ce qui concerne la loi d'obéissance entière aux supérieurs, sans laquelle aucune institution de ce genre ne pourroit subsister, loi d'obéissance qui n'avoit ici plus d'extension que parce que la compagnie de Jésus embrassoit un plus grand nombre d'œuvres, ces sophistes gagés virent le germe de tous les crimes que l'hypocrisie peut commander au fanatisme; et les ayant ainsi travesties, ils les exposèrent avec tous les artifices et toutes les brutalités du style de palais, devant un tribunal qui, d'avance, avoit prononcé son arrêt. Sur les conclusions de l'avocat général, Pelletier de Saint-Fargeau[207], janséniste fougueux, tous les jésuites de France furent déclarés solidaires du père Lavalette, et condamnés à payer les sommes considérables dues à ses créanciers. Cet arrêt fut rendu le 8 mai 1761, au milieu des acclamations, des trépignements de pieds, et de mille autres démonstrations d'une joie furieuse que firent éclater leurs ennemis, accourus en foule pour jouir de leur défaite.
Ce fut comme un signal donné aux libellistes qui, sur le champ, inondèrent le public de pamphlets où reparurent, sous toutes les formes, toutes les calomnies inventées ou recueillies par de plus habiles qu'eux, contre la société; tactique usée et misérable, que nous signalons, pour ainsi dire, à chaque instant, dans cette guerre anti-religieuse, mais toujours nouvelle et décisive pour la multitude dont le vice incurable est d'être ignorante et passionnée. Ce fut en cette circonstance, tant étoit effrénée la haine des jansénistes, que commença leur alliance ouverte avec les philosophes qui, dans une occasion si favorable au succès de leurs doctrines, ne pouvoient manquer d'en faire leurs instruments, en feignant de se présenter comme leurs auxiliaires[208]. Les circonstances ne les servoient que trop: une guerre de jour en jour plus désastreuse achevoit d'avilir l'autorité du prince, et l'affoiblissoit de tout ce qu'elle ajoutoit de force au mécontentement de la nation. Ils étoient sûrs du parlement: le ministère, et particulièrement celui qui en étoit alors le chef[209], applaudissoit à leurs doctrines, et étoit affilié à leur clique: la perte des Jésuites fut jurée.
C'étoit dans le plaidoyer de l'avocat général que se trouvoient les déclamations les plus violentes contre les constitutions de la société. Il y insistoit surtout, avec une affectation marquée, sur cette obéissance des religieux envers leur général, obéissance qu'il appeloit passive et aveugle, comparant celui-ci à ce Vieux de la montagne, dont le moindre signe dirigeoit à son gré ses bandes d'assassins. La composition en avoit été concertée avec l'abbé de Chauvelin qui, prenant de là son texte, dénonça ces constitutions dans une séance du parlement[210], à laquelle on avoit affecté de donner une grande solennité. Cette dénonciation, faite avec assez d'art, et qu'il renouvela, quelques jours après, dans un second discours, n'étoit néanmoins, quant au fond, qu'un résumé des vieilles calomnies répétées jusqu'à la satiété contre cette institution religieuse, et toutes constamment fondées sur ce raisonnement absurde: «Que plusieurs Jésuites théologiens, anciens et modernes, ayant publié certaines opinions pernicieuses, tant dans le dogme que dans la morale, il s'ensuivoit nécessairement que tel étoit l'enseignement constant et non interrompu de la société[211];» Argument au moyen duquel il n'étoit pas une seule institution politique et religieuse qu'il n'eût fallu détruire en France, à commencer par le parlement, à qui l'on pouvoit opposer un si grand nombre d'arrêts hérétiques, séditieux et même régicides, qu'il avoit rendus, à peu près dans tous les temps. Il n'est pas besoin de dire que la dénonciation fut accueillie: le parlement ordonna en conséquence qu'examen seroit fait des constitutions de la société de Jésus.
Cependant quelque opposition se manifesta dès lors contre cette persécution inique, et ce fut dans la famille royale qu'elle se forma. La reine, dont la pitié étoit si sincère et si vive, le Dauphin, qui promettoit à la France un règne si différent de celui de son père, savoient les répugnances qu'éprouvoit Louis XV à se prêter aux projets de la cabale, et ne cessoient de l'exciter à montrer enfin qu'il étoit le maître, en arrêtant ce torrent d'intrigues et de basses vengeances. Leurs sollicitations en obtinrent un arrêt qui ordonnoit aux jésuites de remettre à son conseil d'état les titres de leurs divers établissements, et qui défendoit au parlement de rien statuer avant un an, sur l'institut et les constitutions de ces religieux. De pareils ordres n'étoient pas faits pour l'arrêter: il avoit déjà bravé les injonctions royales pour de moins grands intérêts; et nonobstant l'arrêt du conseil, il reçut le procureur général appelant comme d'abus de toutes les bulles ou brefs promulgués en faveur de la société[212]; condamna au feu vingt-quatre ouvrages composés par des jésuites, comme séditieux, destructifs de la morale chrétienne, et enseignant une doctrine coupable et meurtrière; déclara, d'après l'assertion absurde et calomnieuse du dénonciateur, «Que tel étoit l'enseignement constant et non interrompu de la société; rejetant à cet égard tous désaveux ou rétractations, comme inutiles et dérisoires; lui défendit de tenir des colléges, et à tout sujet du roi d'y étudier, ou d'entrer dans son institut.» À cet acte de révolte si insolent, le déplorable prince, qu'ébranloient et commençoient à entraîner les manœuvres artificieuses de sa favorite et de son principal ministre, ne sut opposer que des lettres patentes qui suspendoient l'exécution de ces mesures iniques, lettres que le parlement enregistra, mais avec cette stipulation audacieuse, que la suspension ordonnée auroit pour terme le premier avril 1762.
Le roi profita de cet intervalle qu'avoit bien bien voulu fixer le parlement, pour convoquer à Paris une assemblée d'évêques, à l'effet d'avoir leur avis sur les constitutions des Jésuites. Cinquante prélats avoient été convoqués: sur ce nombre, quarante-cinq se déclarèrent pleinement et formellement en faveur de ces constitutions, n'y trouvant rien à changer ni à redire sur aucuns points, et représentèrent la destruction de la société de Jésus comme un malheur pour l'Église. Quatre demandèrent quelques modifications dans son régime, et un seul se déclara contre elle[213]. Tel fut le triomphe des Jésuites dans cette assemblée vénérable. Quatre évêques, nous venons de le dire, y avoient ouvert un avis plus foible: il devoit plaire à Louis XV, qui crut y avoir trouvé un moyen de concilier les esprits. Cet avis fut donc la base d'un édit qu'il rendit au mois de mars de l'année suivante, peu de jours avant le terme fatal fixé par le parlement. Par cet édit, les Jésuites continuoient d'exister en France, mais sous la condition d'y être assujettis à l'autorité du roi, et à la juridiction des ordinaires; l'autorité du général de l'ordre y était soumise à certains réglements, ainsi que le régime de leurs établissements, etc.
Pendant qu'une réunion si imposante des premiers pasteurs de l'église de France réclamoit ainsi en faveur des Jésuites, leurs ennemis n'avoient eu garde de perdre un temps que tant de circonstances leur prescrivoient de bien employer. À peine la dénonciation de l'abbé de Chauvelin avoit-elle été prononcée, que toutes les presses du parti s'en étoient emparées; on l'avoit répandue avec profusion dans les provinces, et à ce signal convenu, tout avoit commencé à fermenter dans les autres parlements. Trois avocats et procureurs généraux, Joli de Fleury à Paris, Monclar à Aix, La Chalotais à Rennes, s'étoient mis sur le champ à l'œuvre. Un atelier de Jansénistes, établi aux Blancs-Manteaux, leur fournissoit des matériaux, composés, suivant les traditions polémiques de la secte, de textes altérés, isolés, tronqués, falsifiés; des plumes, plus exercées que celles de ces magistrats, étoient employées à revêtir ces compositions mensongères de tous les prestiges de l'art oratoire, et des formes les plus énergiques de la satire. Ce fut ainsi qu'ils publièrent des Comptes rendus. L'écrivain choisi pour polir le travail de La Chalotais, s'étoit montré le plus adroit et le plus éloquent[214]. Ce fut ce compte rendu qui fit le plus de sensation, et cette sensation fut prodigieuse: on se l'arrachoit, on en dévoroit les pages, on croyoit à toutes ces infamies que le silence des jésuites sembloit confirmer, et un cri presque universel s'éleva contre l'Institut.
Ce fut une grande faute de leur part que ce silence qu'ils gardèrent trop long-temps: il y avoit, dans cette espèce d'abandon de leur propre cause, cette simplicité trop confiante de l'innocence qui ne peut croire au succès de la calomnie, lorsqu'elle est poussée à ce degré qui la confond avec l'extravagance. Ils s'aperçurent enfin qu'ils se trompoient; que tel étoit l'esprit de vertige répandu sur la multitude, que ce qu'il y avoit de plus fou dans ces diatribes, étoit justement ce qui obtenoit le plus de croyance; et leurs apologies commencèrent à paroître. Elles détruisirent sans peine tout cet échafaudage de mensonges et d'infamies que l'on avoit élevé contre eux. Quelques-unes sont restées et resteront comme un éternel monument de la bassesse et de la méchanceté de leurs ennemis, qui y sont démasqués et confondus, et dans leurs projets coupables, et dans leurs manœuvres ténébreuses. On n'y répliqua point, parce qu'elles étoient sans réplique. Choiseul, Mme de Pompadour et les parlements, avoient, pour les réfuter, d'autres arguments: arrivés au point où ils avoient voulu parvenir, les jésuites ayant été livrés entre leurs mains par cette suite d'intrigues si savamment ourdies, il n'y avoit plus qu'un dernier effort à faire auprès du monarque pusillanime, que sa famille, le corps des évêques, le souverain pontife, maintenoient encore dans une sorte de résistance à leurs sinistres projets. Son ministre et sa maîtresse l'entraînèrent enfin en l'effrayant sur sa propre sûreté. Depuis l'attentat de Damiens, c'étoit un moyen à peu près immanquable de lui faire faire ce que vouloit le parlement, que de lui montrer un nouvel assassin prêt à sortir de la foule, que cette réunion de factieux exaspéroit à son gré. Ils eurent même l'adresse perfide de faire partager ces alarmes à la famille royale. Elle cessa ses sollicitations en faveur des Jésuites, et Louis XV retira son édit.
Alors se consomma l'iniquité. Le 1er avril 1762, ainsi qu'il l'avoit déclaré, une année à l'avance, le parlement fit fermer tous les colléges des Jésuites; et au même instant, fut publié le recueil fameux «des Assertions des écrivains de la société,» recueil composé par des agents de la cabale[215], et avec la même bonne foi qui avoit présidé aux Comptes rendus, et à tant d'autres libelles; et cette publication fut faite pour justifier cet acte de violation de tous droits et de toute justice, qui surpassoit ses plus grands excès[216]. Le 6 août suivant, il rendit son arrêt définitif contre la société. Elle y étoit présentée «comme abusive, inadmissible, par sa nature, dans tout état policé; contraire au droit naturel, attentatoire à l'autorité spirituelle et temporelle[217], etc.» Il étoit ordonné aux Jésuites de sortir de leurs maisons, d'en quitter l'habit, de renoncer à l'institut, à ses règles, à la vie commune, de cesser toutes correspondances avec les membres de leur ordre, etc. Le parlement de Rennes suivit le premier cet exemple; après lui vint le parlement de Rouen, qui se signala par une fureur encore plus grande, et telle, qu'elle fut blâmée même dans le parti. À Bordeaux, à Metz, à Perpignan, à Aix, à Toulouse, à Pau, à Dijon, à Grenoble, la cabale eut plus d'obstacles à vaincre; mais il est remarquable que, partout, elle ne l'emporta que d'un petit nombre de voix[218]. Quelques parlements ne se laissèrent point ébranler, et refusèrent de mentir à leur conscience[219]. Clément XIII condamna ce qui venoit de se passer, aussitôt, qu'il en eut connoissance, par un bref apologétique des Jésuites, annonçant aux cardinaux françois, qu'il avoit déclaré vains et nuls, dans un consistoire et par un décret solennel, tous ces arrêts des parlements de France. L'archevêque de Paris, à peine revenu de l'exil, éleva de nouveau cette voix que l'on étoit toujours sûr d'entendre chaque fois qu'il y avoit péril pour la religion; et, dans une instruction pastorale devenue fameuse, attaquant le jugement rendu contre les Jésuites par les tribunaux séculiers, les convainquit de mensonge et d'ignorance dans ce qu'ils avoient avancé sur leur institut, sur leurs vœux, sur leurs doctrines, sur leurs fonctions. Un grand nombre d'évêques, qui n'avoient point encore parlé, rompirent le silence, et unirent leurs réclamations à celles de l'intrépide archevêque; et, à l'exception de quatre de ses membres, ce fut alors le corps épiscopal qui s'éleva tout entier en faveur de la société. Les actes les plus graves et les plus solennels des premiers pasteurs de l'Église, n'étoient pas faits pour en imposer au parlement: on peut dire au contraire que son audace en devint plus insolente. L'instruction de l'archevêque de Paris lui fut dénoncée; et bien que le dénonciateur eût lui-même reconnu qu'elle étoit écrite avec modération, un arrêt la condamna au feu. Ces furieux attaquèrent ensuite le prélat lui-même, et quoique le roi l'eût exilé sur-le-champ à la Trappe, comme pour le soustraire à leur vengeance, et que, dans l'impossibilité de mieux faire pour lui, il les conjurât de ne pas aller plus loin, il ne put éviter des remontrances où ils distillèrent, en quelque sorte, leur rage contre les Jésuites et contre leurs généreux défenseurs. Cette rage ne connoissant plus de bornes; ils sévirent contre tous les écrits que l'on publioit en faveur de la société, contre les distributeurs de la lettre pastorale de M. de Beaumont, contre les évêques qui y adhéroient par des mandements, et supprimèrent les brefs du pape[220]. Il leur manquoit encore de chasser de Paris le grand nombre d'évêques que ce danger imminent de l'Église y avoit attirés: ils essayèrent de le faire, en ordonnant au procureur-général «de faire exécuter les lois sur la résidence.» Enfin, voulant en finir tout d'un coup avec ses victimes, le parlement rendit un arrêt qui prescrivoit aux Jésuites de renoncer à leur institut «par un serment,» c'est-à-dire, qui leur ordonnoit le parjure contre Dieu même; et comme ils refusèrent presque tous de le prêter, un autre arrêt fut rendu sur le champ, et c'étoit celui de leur bannissement. Jamais proscription plus inique ne fut exécutée avec plus de cruauté: ni l'âge, ni les infirmités, ni l'éclat des talents, ni la vertu la plus éprouvée, ni les plus utiles travaux, ni les supplications même de la famille royale qui demandoit que du moins on lui laissât quelques-uns de ces proscrits qu'elle avoit attachés à son service, rien ne put devenir un titre d'exception; et quatre mille religieux, qu'il avoit plu à ces tyrans en simarre de placer entre leur conscience et la faim, furent arrachés à leur famille, à leur pays, et forcés d'aller mendier leur pain dans une terre étrangère[221]. De quoi les accusoient leurs persécuteurs? ils ne leur reprochoient aucun crime; ils avouoient que leur conduite étoit régulière; que leurs mœurs étoient irréprochables: tout leur tort étoit d'être soumis «à une règle impie, sacrilége, attentatoire à la majesté divine et à l'autorité des deux puissances.» C'étoit uniquement pour cela que l'on sévissoit contr'eux. Nous avons vu qu'en Portugal, au contraire, on les avoit chassés, parce que c'étoient des hommes corrompus, abominables, «qui avoient dégénéré de la sainteté de leur pieux institut[222].» Telles sont les contradictions monstrueuses de l'iniquité. Cependant ce dernier acte de barbarie trouva des désapprobateurs, même parmi les ennemis les plus ardents des Jésuites. Peu de parlements se sentirent le courage d'imiter celui de Paris; et, de cette diversité de conduite, il résulta que le roi, conseillé par Choiseul qui trouvoit lui-même que les instruments de sa haine avoient trop fait, rendit un édit qui adoucit la rigueur de l'arrêt, soumit les Jésuites à une loi commune, et permit aux bannis de respirer du moins l'air de leur pays.
Cette même année mourut Mme de Pompadour, et la date de sa mort nous dispense de toute réflexion sur cette femme. La faveur de Choiseul, déjà grande, s'accrut de toute celle qu'elle avoit possédée[223]: sans en avoir le titre, il obtint tous les pouvoirs de premier ministre, les honneurs qu'il voulut, les richesses qu'il lui plut d'accumuler, et n'en devint que plus acharné contre les Jésuites, qu'il avoit des motifs particuliers de haïr, motifs que l'on a crus fort différents de ceux qu'il faisoit publiquement valoir[224]. Lié avec les chefs du parti philosophe dont il étoit le disciple, poussé par eux et par une perversité égale à la leur, cet homme, devenu le maître de la France, avoit conçu le projet insensé (et des lettres de sa main en font foi) de détruire, dans le monde entier, l'autorité du pape et la religion catholique. Or, l'entière destruction d'un ordre religieux si fortement constitué, et qui, répandu dans les deux hémisphères, soutenoit et propageoit de toutes parts la pureté de la foi et la plénitude de cette autorité apostolique, devenoit la condition première d'un semblable projet: il s'y porta donc de toute l'activité de son esprit, nourri d'intrigues et de fraudes. C'étoit en Espagne que le plus grand coup restoit à frapper: il n'est point encore de notre sujet de raconter, par quels moyens et par quels sacrifices faits aux dépens de la dignité du trône de France, il sut s'introduire dans les bonnes grâces de Charles III, s'appuyant en même temps, et par d'autres concessions, de l'influence de la cour de Vienne, afin de se rendre inébranlable dans son pouvoir et dans son crédit; l'horrible machination des prétendues lettres du P. Ricci, dans lesquelles il avoit tracé lui-même le plan d'une conspiration imaginaire contre le monarque espagnol; l'insurrection populaire que, d'accord avec Pombal, il sut exciter à Madrid, pour aigrir encore davantage les ressentiments d'un prince, dont le caractère opiniâtre et impétueux étoit propre à embrasser tous les partis extrêmes auxquels ils vouloient le pousser; l'expulsion des Jésuites de toutes les contrées de l'Espagne, sans en excepter le Paraguay qu'ils avoient civilisé, décidée par le roi dans un conseil mystérieux où furent admis seulement trois de ses plus affidés ministres; l'exécution violente et singulière de cette décision, opérée le même jour, à la même heure, dans toutes les parties du monde; et ces victimes, que l'on disoit possédées de l'esprit d'indépendance et de révolte, étonnant leurs persécuteurs par leur patience et leur résignation; les Jésuites, chassés immédiatement après, du royaume de Naples et du duché de Parme[225], sur une simple invitation de Charles III, à son fils et à son frère; Clément XIII recueillant ces pieux exilés que l'on avoit jetés sur les côtes de ses États, et leur faisant partager l'asile qu'il avoit déjà accordé à leurs frères du Portugal; les inutiles efforts de ce saint pape pour ramener à des sentiments plus justes et plus modérés, un monarque dominé par ses terreurs, par ses préventions, et à qui les machinateurs de ce complot avoient eu l'art de persuader qu'il ne pouvoit, sans danger, laisser échapper un secret, dont la découverte les eût perdus[226]; ce même Charles III, plongé, par ces terreurs toujours croissantes, dans une sorte d'égarement, et poursuivant les Jésuites dans l'Europe entière après les avoir chassés de ses États; entraînant d'abord le roi de Portugal, plus difficilement Louis XV, mais enfin, à l'aide de Choiseul, le déterminant à s'unir aussi à lui pour demander au pape la suppression de l'ordre, son existence seule étant encore un sujet d'alarmes pour ses implacables ennemis; la résistance inflexible de Clément XIII, et sa mort, sur laquelle s'élevèrent d'affreux soupçons[227]; les intrigues qui précédèrent le conclave où le cardinal de Bernis, envoyé par Choiseul, continua d'intriguer pour faire élire un pape tel qu'il étoit nécessaire qu'il fût pour l'accomplissement du dessein arrêté par les trois couronnes; Ganganelli élu, et les soupçons qui se répandirent alors, soupçons qui ne sont point encore détruits, d'un marché simoniaque, dont cette suppression des Jésuites devoit être le prix[228]; ses indécisions, ses terreurs, ses tergiversations[229] lorsqu'il fut sommé d'exécuter son engagement; les circonstances honteuses et singulières qui accompagnèrent cet acte arraché à sa foiblesse et à sa lâcheté; la vie de ce pontife devenue, depuis ce moment, une suite continuelle d'inquiétudes, de remords, et se terminant par une mort effrayante et prématurée[230]; sa rétractation trop tardive de la faute qu'il avoit commise, rétractation qu'il fit peu de temps avant de mourir, et dont l'authenticité est incontestable[231]; enfin les Jésuites, repoussés et comme exterminés de tous les États catholiques[232], trouvant, par une circonstance qui n'est pas la moins frappante et la moins extraordinaire de cette grande catastrophe, un refuge assuré chez des princes hérétiques et schismatiques, comme si ceux-ci eussent reçu mission de conserver ces restes précieux de la milice chrétienne, la plus redoutable au schisme et à l'hérésie[233]. Nous passons donc légèrement sur cette suite d'événements qui se prolongèrent jusqu'à l'année 1774, où ils eurent leur dernier accomplissement. Ce qui se passa en France doit seul nous occuper. L'exemple de l'Espagne n'y fut pas perdu pour le parlement: ces nouveaux crimes dont les Jésuites étoient accusés leur fournirent un prétexte d'importuner le roi de nouveaux cris, d'accabler leurs victimes de nouvelles accusations, d'obtenir enfin qu'un nouvel arrêt de bannissement qu'ils prononcèrent ne fût point révoqué par un nouvel édit. Il fut rendu en 1767; et les Jésuites, à l'exception d'un très petit nombre, qui s'étoient parjurés, disparurent entièrement du sol de la France.
Alors se fit sentir, dans toutes les parties du saint ministère, la plaie qu'avoit faite à la France la destruction de cet ordre religieux. La prédication évangélique perdit en eux ses organes les plus éloquents; et les moyens mercenaires que l'on crut devoir employer pour exciter, en ce genre, quelque émulation, ne servirent qu'à prouver que le zèle et le désintéressement font seuls les orateurs sacrés. On vit, dès lors, languir les missions nationales par lesquelles se renouveloit en quelque sorte la face des diocèses et des paroisses, se réparoient les scandales, se ranimoit la ferveur religieuse, et dont les Jésuites étoient les principaux et les plus habiles ouvriers. Le vide fut plus affligeant encore dans les missions étrangères: elles tombèrent presque entièrement; la société de Jésus, qui les avoit si admirablement organisées, ayant seule, dans ses institutions, les moyens de les maintenir florissantes et d'en développer complétement les progrès, au milieu de tant d'obstacles dont elles sont environnées. Mais c'est surtout dans l'éducation de la jeunesse que cette plaie fut sensible; c'est là qu'elle devint irrémédiable. À ces écoles, où les semences des doctrines et des sentiments religieux pénétroient de toutes parts l'intelligence des élèves, en même temps qu'elle se fortifioit de ces études profanes dans lesquelles les Jésuites encore n'avoient point de rivaux, succédèrent des colléges, que nous peindrons d'un seul trait, en disant que d'Alembert fut chargé d'y fournir le plus grand nombre des professeurs. Alors venoit de naître la génération qui a fait la révolution de 1789; et c'est là qu'elle a été élevée.
Ce fut immédiatement après la destruction des Jésuites en France, et seulement après (ceci mérite d'être remarqué) que l'impiété rompit toutes ses digues, déchira ses derniers voiles, et attaqua, non plus obliquement comme elle l'avoit fait jusqu'alors, mais en face, Dieu et le christianisme; c'est alors que parut, dans tout son éclat, le sophiste Jean-Jacques Rousseau, le plus éloquent sans doute et peut-être le plus dangereux de tous ces professeurs d'incrédulité, par cela même qu'il couvroit d'un vernis de religiosité ses attaques contre la religion, et calmoit jusqu'à un certain point la conscience en corrompant l'esprit et en justifiant les passions; aussi l'enthousiasme qu'il fit naître alla-t-il jusqu'au fanatisme. Alors Voltaire commença à entrer dans ces fureurs impies, qui firent de son affreuse vieillesse comme une longue possession; et le projet de détruire le christianisme fut publiquement avoué, et, autant qu'il étoit en lui, publiquement exécuté par ce patriarche des modernes philosophes[234]. Alors parurent l'Émile, la Nouvelle Héloïse, le Dictionnaire philosophique, les Lettres de la Montagne, le Sermon des cinquante, le Testament de Jean Meslier, la Profession de foi du vicaire savoyard, la Philosophie de l'Histoire, et tant d'autres écrits où ces deux hommes, dont le talent étoit alors hors de pair, endoctrinoient une génération depuis si long-temps préparée à recevoir leurs funestes leçons; ce fut à cette même époque que la correspondance de Ferney prit une plus grande activité, et multiplia, dans toutes les parties de la France, ses dangereuses relations. Ministres, gens de cour, magistrats, ne craignirent plus d'avouer leurs liaisons de doctrine et d'intérêts avec la secte philosophique; et, le croira-t-on, les livres qu'elle produisoit, dénoncés encore au parlement, et, par la plus absurde des contradictions, quelquefois condamnés, circuloient librement sous la protection du magistrat, qui étoit alors directeur de la librairie[235]. Plus d'une fois encore le clergé poussa des cris d'effroi et fit entendre des gémissements qui retentirent jusqu'au pied du trône; et les actes de son assemblée de 1765, dans lesquels sa prévoyance signala tous les maux dont tant de licences inouïes menaçoient la société, et établit, d'une main ferme, les droits de l'autorité spirituelle, que l'on envahissoit de toutes parts, sont au nombre des monuments les plus remarquables que ces assemblées solennelles aient produits. Le corps épiscopal entier, à l'exception de quatre évêques, toutes les facultés de théologie, une foule innombrable de curés et autres ecclésiastiques y adhérèrent: le parlement proscrivit ces actes; l'assemblée protesta contre les violences et les usurpations continuelles du tribunal séculier, et la cour cassa les actes du parlement. Mais (et cette circonstance est surtout digne d'attention) cette cour, qu'importunoit un parlement factieux, s'alarma de la liberté généreuse avec laquelle le clergé venoit de défendre l'indépendance de l'Église; et la bulle Apostolicum de Clément XIII[236], dans laquelle cette indépendance de l'autorité spirituelle étoit fortement exprimée, ayant été publiée à cette même époque, un arrêt du conseil, en date du 24 mai 1766, rappela les dispositions de l'édit de 1682, non seulement tombé en désuétude, mais formellement révoqué par la lettre de Louis XIV à Innocent XII[237], et lui rendit le caractère de loi du royaume, qu'il avoit depuis si long-temps perdu. Ainsi reparurent les quatre articles que, de nos jours, quelques membres du clergé, heureusement peu nombreux, et dont le nombre va toujours décroissant, ont encore le courage de défendre, et que promulguoit alors un ministère philosophe, disputant le servage de l'Église à un parlement janséniste[238].