Théâtre 1: La Princesse Maleine (1890) - L'Intruse (1890) - Les Aveugles (1891)
Où irait-elle?
Je ne sais pas.
Non, non, il vaut mieux qu'elle reste ici; elle se fera à l'air des marais. Mon Dieu, j'ai été malade moi-aussi; où la soignera-t-on mieux qu'ici? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux qu'elle reste ici?
Oh! Oh!
Quoi?
Oui! oui!
Ah!--Voyons, Allan; qu'as-tu donc à nous observer ainsi? Viens m'embrasser; et va-t-en jouer à la balle.
Est-ce que Maleine est ma-alade?
Oui, un peu.
Très, très, très ma-alade?
Non, non.
Elle jouera plus a-avec moi?
Si, si, elle jouera encore avec toi; n'est-ce pas, Maleine?
Oh! le mou-oulin il s'est a-arrêté!
Quoi?
Le mou-oulin il s'est a-arrêté!
Quel moulin?
Là-à, le mou-oulin noir!
Et bien, c'est que le meunier est allé se coucher.
Est-ce qu'il est ma-alade?
Je n'en sais rien; allons, tais-toi; va jouer.
Pourquoi Ma-aleine ferme les yeux?
Elle est fatiguée.
Ou-ouvrez les yeux, Ma-aleine!
Allons, laisse-nous tranquilles maintenant; va jouer...
Ou-ouvrez les yeux. Ma-aleine!
Va jouer; va jouer. Ah! vous avez mis votre manteau de velours noir, Maleine?
Oui, Madame.
Il est un peu triste.
Il est admirable![Au roi.] L'avez-vous vu, Seigneur?
Moi?
Oui, vous.
Quoi?
Où êtes-vous? Je parle du manteau de velours noir.
Il y a là un cyprès qui me fait des signes!
Quoi?
Il y a là un cyprès qui me fait des signes!
Vous vous êtes endormi? est-ce que vous rêvez?
Moi?
Je parlais du manteau de velours noir.
Ah!--oui, il est très beau...
Ah! ah! ah! il s'était endormi!--Mais comment vous trouvez-vous, Maleine?
Mieux, mieux.
Non, non, c'est trop terrible!
Qu'est-ce qu'il y a?
Qu'est-ce qui est terrible?
Rien! rien!
Mais faites attention à ce que vous dites! Vous effrayez tout le monde!
Moi? J'effraye tout le monde?
Mais ne répétez pas toujours ce que l'on dit! Qu'avez-vous donc ce soir? Vous êtes malade?
Vous avez sommeil, mon père?
Non, non, je n'ai pas sommeil!
Quoi songez-vous?
Maleine?
Sire?
Je ne vous ai pas encore embrassée?
Non, Sire.
Est-ce que je puis vous embrasser ce soir?
Mais oui, Sire.
Oh, Maleine! Maleine!
Sire?--Qu'est-ce que vous avez?
Mes cheveux blanchissent, voyez-vous!
Vous m'aimez un peu aujourd'hui?
Oh! oui, Maleine!... Donne-moi ta petite main!--Oh! oh! elle est chaude encore comme une petite flamme....
Qu'y a-t-il?--Mais qu'est-ce qu'il y a?
Voyons! voyons! Vous la faites pleurer...
Je voudrais être mort!
Ne dites plus de pareilles choses le soir!
Allons-nous-en.
[Ici on frappe étrangement à la porte.]
On frappe!
Qui est-ce qui frappe à cette heure?
Personne ne répond.
[On frappe.]
Qui peut-ce être?
Frappez un peu plus fort; on ne vous entend pas!
On n'ouvre plus!
On n'ouvre plus. Revenez demain
[On frappe.]
Oh! oh! oh!
[On frappe.]
Mais avec quoi frappe-t-il
Je ne sais pas.
Allez voir.
Je vais voir.
[Il ouvre la porte.]
Qui est-ce?
Je ne sais pas. Je ne vois pas bien.
Entrez!
J'ai froid!
Il n'y a personne!
Il n'y a personne?
Il fait noir; je ne vois personne.
Alors c'est le vent; il faut que ce soit le vent!
Oui, je crois que c'est le cyprès.
Oh!
Est-ce que nous ne ferions pas mieux de rentrer?
Oui.
[Il sortent tous.]
ACTE IV
SCÈNE I
Une partie du jardin.
[Entre le prince Hjalmar.]
Elle me suit comme un chien. Elle était à une fenêtre de la tour; elle m'a vu passer le pont du jardin et voilà qu'elle arrive au bout de l'allée!--Je m'en vais.
[Il sort.--Entre la reine ANNE.]
Il me fuit et je crois qu'il a des soupçons. Je ne veux pas attendre plus longtemps. Ce poison traînera jusqu'au jugement dernier! Je ne puis plus me fier à personne; et je crois que le roi devient fou. Il faut que je l'aie tout le temps sous les yeux. Il erre autour de la chambre de Maleine, et je crois qu'il voudrait l'avertir.--J'ai pris la clef de cette chambre. Il est temps d'en finir!--Ah! voici la nourrice. Elle est toujours chez la petite, il faudrait l'éloigner aujourd'hui. Bonjour, nourrice.
[Entre la nourrice.]
Bonjour, bonjour, Madame.
Il fait beau, n'est-ce pas, nourrice?
Oui, Madame; un peu chaud peut-être; un peu trop chaud pour la saison.
Ce sont les derniers jours de soleil; il faut en profiter.
Je n'ai plus eu le temps de venir au jardin depuis que Maleine est malade.
Est-ce qu'elle va mieux?
Oui, un peu mieux peut-être; mais toujours faible, faible! et pâle, pâle!
J'ai vu le médecin ce matin; il m'a dit qu'il lui faut, avant tout, le repos.
Il me l'a dit aussi.
Il conseille même de la laisser seule, et de ne pas entrer dans sa chambre à moins qu'elle n'appelle.
Il ne m'en a rien dit.
Il l'aura oublié; on n'aura pas osé vous le dire de peur de vous faire de la peine.
Il a eu tort, il a eu tort.
Mais oui; il a eu tort.
J'avais justement cueilli quelques grappes de raisins pour elle.
II y a déjà des raisins?
Oui, oui, j'en ai trouvé le long du mur. Elle les aime tant...
Ils sont très beaux.
Je croyais les lui donner après la messe, mais j'attendrai qu'elle soit guérie.
Il ne faudra pas attendre longtemps.
[On entend sonner une cloche.]
Mon Dieu, on sonne la messe! J'allais oublier que c'est dimanche.
J'y vais également.
[Elles sortent.]
SCÈNE II
Une cuisine du château.
[On découvre des servantes, des cuisiniers, des domestiques, etc.--Les sept béguines filent leur quenouille dans le fond de la salle, en chantant à mi-voix des hymnes latines.]
Il va tonner.
Je viens du jardin; je n'ai jamais vu de ciel pareil; il est aussi noir que l'étang.
Il est six heures, et je n'y vois plus. Il faudrait allumer les lampes.
On n'entend rien.
J'ai peur.
Il ne faut pas avoir peur.
Mais regardez donc le ciel! J'ai plus de soixante-dix ans et je n'ai jamais vu un ciel comme celui-ci!
C'est vrai.
Y a-t-il de l'eau bénite?
Oui, oui.
Où est-elle?
Attendez qu'il tonne.
[Entre une servante.]
La reine demande si le souper du petit Atlan est déjà prêt?
Mais non; il n'est pas sept heures. Il soupe toujours à sept heures.
Il soupera plus tôt ce soir.
Pourquoi?
Je n'en sais rien.
En voilà une histoire! Il fallait me prévenir...
[Entre une deuxième servante.]
Où est le souper du petit Allan?
«Où est le souper du petit Allan?» Mais je ne puis pas préparer ce souper en faisant le signe de la croix!
Il suffit d'un oeoeuf et d'un peu de bouillon. Je dois le mettre au lit immédiatement après.
Est-ce qu'il est malade?
Mais non, il n'est pas malade.
Mais qu'est-il arrivé?
Je n'en sais rien.--[Au cuisinier.] Elle ne veut pas que l'oeoeuf soit trop dur.
[Entre une troisième servante.]
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit.
Quoi?
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit. Elle se déshabillera toute seule.
Allons, tant mieux!
Il faut allumer toutes les lampes dans sa chambre.
Allumer toutes les lampes?
Oui.
Mais pourquoi?
Je n'en sais rien; elle l'a dit.
Mais qu'est-ce qu'elle a ce soir?
Elle a un rendez-vous.
Avec le roi.
Ou avec le prince Hjalmar.
[Entre une quatrième servante.]
Il faut monter de l'eau dans la chambre de la reine.
De l'eau? Mais il y en a.
Il n'y en aura pas assez.
Est-ce qu'elle va se baigner?
Est-ce vous autres qui la baignez?
Oui.
Elle est toute nue alors?
Evidemment.
Sacrebleu!
Un éclair!
[Ils se signent.]
Mais taisez-vous donc! Vous allez attirer la foudre! Vous allez attirer la foudre sur nous tous! Moi, je ne reste pas ici!
Moi non plus!--Moi non plus!--Moi non plus!--Moi non plus!--Moi non plus!--Moi non plus!
[Elles sortent précipitamment en faisant le signe de la croix.]
SCÈNE III
La chambre de la princesse Maleine.
[On découvre la princesse Maleine étendue sur son lit.--Un grand chien noir tremble dans un coin.]
Ici Pluton! ici Pluton! Ils m'ont laissée toute seule! Ils m'ont laissée toute seule dans une nuit pareille! Hjalmar n'est pas venu me voir. Ma nourrice n'est pas venue me voir; et quand j'appelle, personne ne me répond. Il est arrivé quelque chose au château... Je n'ai pas entendu un seul bruit aujourd'hui; on dirait qu'il est habité par des morts.--Où es-tu mon pauvre chien noir? Est-ce que tu vas m'abandonner aussi?--Où es-tu, mon pauvre Pluton?--Je ne puis te voir dans l'obscurité; tu es aussi noir que ma chambre.--Est-ce toi que je vois dans le coin?--Mais ce sont tes yeux qui luisent dans le coin! Mais ferme les yeux pour l'amour de Dieu! Ici Pluton! Ici Pluton! [Ici commence l'orage.]--Est-ce toi que j'ai vu trembler dans le coin?--Mais je n'ai jamais vu trembler ainsi! Il fait trembler tous les meubles!--As-tu vu quelque chose?-- Réponds-moi, mon pauvre Pluton! Y a-t-il quelqu'un dans la chambre? Viens ici, Pluton, viens, ici!--Mais viens près de moi dans mon lit! Mais tu trembles à mourir dans ce coin! [Elle se lève et va vers le chien qui recule et se cache sous un meuble.]--Où es-tu, mon pauvre Pluton?--Oh! tes yeux sont en feu maintenant.--Mais pourquoi as-tu peur de moi cette nuit? [Elle se recouche.]--Si je pouvais m'endormir un moment...--Mon Dieu! Mon Dieu! comme je suis malade! Et je ne sais pas ce que j'ai;--et personne ne sait ce que j'ai; le médecin ne sait pas ce que j'ai; ma nourrice ne sait pas ce que j'ai; Hjalmar ne sait pas ce que j'ai...[Ici le vent agite les rideaux du lit.] Ah! on touche aux rideaux de mon lit! Qui est-ce qui touche aux rideaux de mon lit? Il y a quelqu'un dans ma chambre?--Il doit y avoir quelqu'un dans ma chambre?--Oh! voilà la lune qui entre dans ma chambre!--Mais qu'est-ce que cette ombre sur la tapisserie?--Je crois que le crucifix balance sur le mur! Qui est-ce qui touche au crucifix? Mon Dieu! mon Dieu! je ne puis plus rester ici![Elle se lève et va vers la porte quelle essaye d'ouvrir.]--Ils m'ont enfermée dans ma chambre!-- Ouvrez-moi pour l'amour de Dieu! Il y a quelque chose dans ma chambre!-- Je vais mourir si l'on me laisse ici! Nourrice! nourrice! où es-tu? Hjalmar! Hjalmar! Hjalmar! où êtes-vous? [Elle revient vers le lit.]--Je n'ose plus sortir de mon lit.--Je vais me tourner de l'autre côté.--Je ne verrai plus ce qu'il y a sur le mur. [Ici des vêtements blancs, placés sur un prie-Dieu, sont agités lentement par le vent.]--Ah! il y a quelqu'un sur le prie-Dieu![Elle se tourne de l'autre côté.]--Ah! l'ombre est encore sur le mur! [Elle se retourne.]--Ah! il est encore sur le prie-Dieu! Oh! oh! oh! oh! oh!--Je vais essayer de fermer les yeux. [Ici on entend craquer les meubles et gémir le vent.]--Oh! oh! oh! qu'y a-t-il maintenant? Il y a du bruit dans ma chambre! [Elle se lève.]--Je veux voir ce qu'il y a sur le prie-Dieu!--J'avais peur de ma robe de noces! Mais, quelle est cette ombre sur la tapisserie?[Elle fait glisser la tapisserie.]--Elle est sur le mur à présent! Je vais boire un peu d'eau! [Elle boit, et dépose le verre sur un meuble.]--Oh! comme ils crient les roseaux de ma chambre! Et quand je marche tout parle dans ma chambre! Je crois que c'est l'ombre du cyprès; il y a un cyprès devant ma fenêtre.[Elle va vers la fenêtre.]--Oh, la triste chambre qu'ils m'ont donnée! [Il tonne.] Je ne vois que des croix aux lueurs des éclairs; et j'ai peur que les morts n'entrent par les fenêtres. Mais quelle tempête dans le cimetière! et quel vent dans les saules pleureurs! [Elle se couche sur son lit.] Je n'entends plus rien maintenant; et la lune est sortie de ma chambre. Je n'entends plus rien, maintenant. Je préfère entendre du bruit. [Elle écoute.] Il y a des pas dans le corridor. D'étranges pas, d'étranges pas, d'étranges pas... On chuchote autour de ma chambre; et j'entends des mains sur ma porte! [Ici le chien se met à hurler.] Pluton! Pluton! quelqu'un va entrer!--Pluton! Pluton! Pluton! ne hurle pas ainsi! Mon Dieu! mon Dieu! je crois que mon coeur va mourir!
SCÈNE IV
Un corridor du château.
[Entrent, au bout du corridor, le roi et la reine Anne.--Le roi porte une lumière, l'orage continue.]
Je crois que l'orage sera terrible cette nuit; il y avait un vent effrayant dans la cour, un des vieux saules pleureurs est tombé dans l'étang.
Ne le faisons pas.
Quoi?
N'y a-t-il pas moyen de faire autrement?
Venez.
Les sept béguines!
[On entend venir le, sept béguines qui chantent des litanies.]
Propitius esto!
Parce nobis, Domine!
Propitius esto!
Exaudi nes, Domine!
Ah omni malo!
Libera nos, Domine!
Ab omni peccato!
Libera nos, Domine!
[Elles entrent à la file, le première porte une lanterne, la septième un livre de prières.]
Ab ira tua!
Libera nos, Domine!
A subitanea et improvisa morte!
Libera nos, Domine!
Ab insidiis diaboli!
Libera nos, Domine!
A spiritu fornicationis!
Libera nos, Domine!
Ab ira, et odio, et omni mala voluntate!
Libera nos, Domine!
[Elles sortent et on continue de les entendre dans l'éloignement.]
A fulgure et tempestate!
Libera nos, Domine!
A morte perpetua!
Libera nos, Domine!
Elles sont parties.--Venez.
Oh! ne le faisons pas aujourd'hui!
Pourquoi?
Il tonne si terriblement!
On ne l'entendra pas crier. Venez.
Attendons encore un peu.
Taisez-vous; c'est ici la porte...
Est-ce ici la porte?... Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!
Où est la clef?
Allons jusqu'au bout du corridor; il y a peut-être quelqu'un.
Où est la clef?
Attendons jusqu'à demain.
Mais comment est-il possible? Allons! la clef! la clef!
Je crois que je l'ai oubliée.
Ce n'est pas possible. Je vous l'ai donnée.
Je ne la trouve plus...
Mais je l'ai mise dans votre manteau...
Elle n'y est plus. Je vais la chercher...
Où donc?
Ailleurs.
Non, non, restez ici; vous ne reviendriez plus.
Si, si, je reviendrai.
J'irai moi-même. Restez ici. Où est-elle?
Je ne sais pas. Dans ma chambre à coucher...
Mais vous vous en irez?
Oh! non, je resterai!... je resterai ici!
Mais il faut que vous l'ayez. Je l'ai mise dans votre manteau. Cherchez. Nous n'avons pas de temps à perdre.
Je ne la trouve pas.
Voyons...--Mais elle est ici! Voyons, sois raisonnable, Hjalmar; et ne fais pas l'enfant ce soir... Est-ce que tu ne m'aimes plus?
[Elle veut l'embrasser.]
Non, non, pas maintenant.
Ouvrez!
Oh! oh! oh! J'aurais moins peur de la porte de l'enfer! Il n'y a qu'une petite fille là derrière; elle ne peut pas...
Ouvrez!
Elle ne peut pas tenir une fleur dans ses mains! Elle tremble quand elle tient une pauvre petite fleur dans ses mains; et moi...
Allons; ne faites pas de scènes, ce n'est pas le moment.--Nous n'avons pas de temps à perdre!
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
Donnez-moi la lumière; elle tremble comme si le corridor allait s'écrouler.
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
Vous tremblez?
Non;--oui, un peu, mais je n'y vois plus!
Donnez-moi la clef? [Entr'ouvrant la porte.] Entrez!
[Le chien noir sort en rampant.]
Il y a quelque chose qui est sorti!
Oui.
Il y a quelque chose qui est sorti!
Taisez-vous!
Mais qu'est-ce qui est sorti de la chambre?
Je ne sais pas;--entrez! entrez! entrez!
[Ils entrent dans la chambre.]
SCÈNE V
La chambre de la princesse Maleine.
[On découvre la princesse Maleine immobile sur son lit, épouvantée et aux écoutes; entrent le roi et la reine Anne.--L'orage augmente.]
Je veux savoir ce qui est sorti de la chambre!...
Avancez, avancez!
Je veux aller voir ce qui est sorti de la chambre...
Taisez-vous. Elle est là.
Elle est morte!--Allons-nous-en!
Elle a peur.
Allons-nous-en! J'entends battre son coeur jusqu'ici!
Avancez;--est-ce que vous devenez fou?
Elle nous regarde, oh! oh!
Mais c'est une petite fille!--Bonsoir, Maleine.--Est-ce que tu ne m'entends pas, Maleine? Nous venons te dire bonsoir.--Es-tu malade, Maleine? Est-ce que tu ne m'entends pas? Maleine! Maleine!
[Maleine fait signe que oui.]
Ah!
Tu es effrayante!--Maleine! Maleine! As-tu perdu la voix?
Bon... soir!...
Ah! tu vis encore;--as-tu tout ce qu'il te faut?--Mais je vais ôter mon manteau. [Elle dépose son manteau sur un meuble et s'approche du lit.]-- Je vais voir.--Oh! cet oreiller est bien dur.--Je vais arranger tes cheveux.--Mais pourquoi me regardes-tu ainsi, Maleine? Maleine?--Je viens te dorloter un peu.--Où est-ce que tu as mal?--Tu trembles comme si tu allais mourir.--Mais tu fais trembler tout le lit!--Mais je viens simplement te dorloter un peu.--Ne me regarde pas ainsi! Il faut être dorlotée à ton âge; je vais être ta pauvre maman.--Je vais arranger tes cheveux. Voyons, lève un peu la tête; je vais les nouer avec ceci.--Lève un peu la tête.--Ainsi.
[Elle lui passe un lacet autour du cou.]
Ah! qu'est-ce que vous m'avez mis autour du cou?
Rien! rien! ce n'est rien! ne criez pas!
Ah! ah!
Arrêtez-la! arrêtez-la!
Quoi? Quoi?
Elle va crier! elle va crier!
Je ne peux pas!...
Vous allez me!... oh! vous allez me!...
Non! non!
Maman! Maman! Nourrice! Nourrice! Hjalmar! Hjalmar! Hjalmar!
Où êtes-vous?
Ici! ici!
Attendez! Attendez un peu! Anne! Madame! roi! roi! roi! Hjalmar!--Pas aujourd'hui!--Non! non! pas maintenant!...
Vous allez me suivre autour du monde à genoux?
[Elle tire sur le lacet.]
Maman!... Oh! oh! oh!
[Le roi va s'asseoir.]
Elle ne bouge plus. C'est déjà fini.--Où êtes-vous? Aidez-moi! Elle n'est pas morte.--Vous êtes assis!
Oui! oui! oui!
Tenez-lui les pieds; elle se débat. Elle va se relever...
Quels pieds? quels pieds? Où sont-ils?
Là! là! là! Tirez!
Je ne peux pas! Je ne peux pas!
Mais ne la faites pas souffrir inutilement!
[Ici la grêle crépite subitement contre les fenêtres.]
Ah!
Qu'est-ce que vous avez fait?
Aux fenêtres!--On frappe aux fenêtres!
On frappe aux fenêtres?
Oui! oui! avec des doigts! oh! des millions de doigts!
[Nouvelle averse.]
C'est la grêle!
La grêle?
Oui.
Est-ce que c'est la grêle?
Oui, je l'ai vu.--Ses yeux deviennent troubles.
Je veux m'en aller! Je m'en vais! Je m'en vais!
Quoi? quoi? Attendez! attendez! Elle est morte.
[Ici une fenêtre s'ouvre violemment sous un coup de vent, et un vase posé sur l'appui et contenant une tige de lys tombe bruyamment dans la chambre.]
Oh! oh!... maintenant!...--Qu'y a-t-il maintenant?
Ce n'est rien, c'est le lys; le lys est tombé.
On a ouvert la fenêtre.
C'est le vent.
[Tonnerres et éclairs.]
Est-ce que c'est le vent?
Oui, oui, vous l'entendez bien.--Enlevez, enlevez l'autre lys;--il va tomber aussi.
Où? où?
Là! là! à la fenêtre. Il va tomber! il va tomber! On l'entendra!
Où faut-il le mettre?
Mais où vous voudrez; à terre! à terre!
Je ne sais pas où...
Mais ne restez pas avec ce lys dans vos mains! Il tremble comme s'il était au milieu d'une tempête! Il va tomber!
Où faut-il le mettre?
Où vous voudrez; à terre;--n'importe où...
Ici?
Oui, oui.
[Ici Maleine fait un mouvement.]
Ah!
Quoi? quoi?
Elle a!...
Elle est morte; elle est morte. Venez!
Moi?
Oui. Elle saigne du nez.--Donnez-moi votre mouchoir.
Mon... mon mouchoir?
Oui.
Non, non! pas le mien! pas le mien!
[Ici le fou apparaît à la fenêtre restée ouverte et ricane tout à coup.]
Il y a quelqu'un! Il y a quelqu'un à la fenêtre!
Oh! oh! oh!
C'est le fou! Il a vu de la lumière.--Il le dira.--Tuez-le!
[Le roi court à la fenêtre et frappe le fou d'un coup d'épée.]
Oh! oh! oh!
Il est mort?
Il est tombé. Il est tombé dans le fossé. Il se noie! Ecoutez!$
Ecoutez!$...
[On entend des clapotements.]
Il n'y a personne aux environs?
Il se noie; il se noie. Ecoutez!
II n'y a personne aux environs?
[Tonnerres et éclairs.]
Il y a des éclairs! il y a des éclairs!
Quoi?
II pleut! il pleut! Il grêle! il grêle! Il tonne! il tonne!
Que faites-vous là, à la fenêtre?
Il pleut, il pleut sur moi! Ils versent de l'eau sur ma tête! Je voudrais être sur la pelouse! Je voudrais être en plein air! Ils versent de l'eau sur ma tête! Il faudrait toute l'eau du déluge pour me baptiser à présent! Le ciel entier écrase de la grêle sur ma tête! Le ciel entier écrase des éclairs sur ma tête!
Vous devenez fou! Vous allez vous faire foudroyer!
Il grêle! il grêle sur ma tête! Il y a des grêlons comme des oeufs de corbeaux!
Mais vous devenez fou! Ils vont vous lapider.--Vous saignez déjà.--Fermez la fenêtre.
J'ai soif.
Buvez. Il y a de l'eau dans ce verre.
Où?
Là; il est encore à moitié plein.
Elle a bu dans ce verre?
Oui; peut-être.
Il n'y a pas d'autre verre?
[Il verse l'eau qui reste et rince le verre.]
Non,--que faites-vous?
Elle est morte.[Ici on entend d'étranges frôlements et un bruit de griffes contre la porte.] Ah!
On gratte à la porte!
Ils grattent! ils grattent!
Taisez-vous.
Mais ce n'est pas avec une main!
Je ne sais pas ce que c'est.
Prenons garde! Oh! oh! oh!
Hjalmar! Hjalmar! qu'est-ce que vous avez?
Quoi? quoi?
Vous êtes effrayant! Vous allez tomber? Buvez, buvez un peu.
Oui! oui!
On marche dans le corridor.
Il va entrer!
Qui?
Celui... celui... qui!...
[Il fait le geste de gratter.]
Taisez-vous.--On chante...
De profundis clamavi ad te Domine; Domine exaudi vocem meam!
Ce sont les sept béguines qui vont à la cuisine.
Fiant auras tuae intendentes, in vocem deprecationis meae!
[Le roi laisse tomber le verre et la carafe.]
Qu'avez-vous fait?
Ce n'est pas ma faute...
Elles auront entendu le bruit. Elles vont entrer...
Si iniquitates observaveris, Domine: Domine, quis sustinebit?
Elles sont passées; elles vont à la cuisine.
Je veux m'en aller! Je veux m'en aller! Je veux aller avec elles! Ouvrez-moi la porte!
[Il va vers la porte.]
Qu'est-ce que vous faites? Où allez-vous? Vous devenez fou?
Je veux aller avec elles! Elles sont déjà sur la pelouse... Elles sont au bord de l'étang... Il y a du vent; il pleut; il y a de l'eau; il y a de l'air!--Si du moins vous l'aviez fait mourir en plein air! Mais ici dans une petite chambre! Dans une pauvre petite chambre!--Je vais ouvrir les fenêtres...
Mais il tonne! Vous devenez fou? J'aurais mieux fait de venir seule...
Oui! oui!
Vous vous en seriez lavé les mains, n'est-ce-pas? Mais maintenant...
Je ne l'ai pas tuée! Je n'y ai pas touché! C'est vous qui l'avez tuée! C'est vous! c'est vous! c'est vous!
Bien, bien; taisez-vous.--Nous verrons après. Mais ne criez pas ainsi.
Ne dites plus que c'est moi ou je vous tue aussi! C'est vous! c'est vous!
Mais ne criez pas comme un possédé! On va vous entendre jusqu'au bout du corridor.
On m'a entendu?
[On frappe à la porte.]
On frappe! Ne bougez pas!
[On frappe.]
Que va-t-il arriver? Que va-t-il arriver maintenant?
[On frappe.]
Eteignez la lumière.
Oh!
Je vous dis d'éteindre la lumière.
Non.
Je l'éteindrai moi-même.
[Elle éteint la lumière. On frappe.]
Maleine! Maleine!
C'est la nourrice...
Oh! oh! la nourrice! la bonne, la bonne nourrice! Je veux voir la nourrice! Ouvrons! Ouvrons!
Mais taisez-vous donc; pour Dieu, taisez-vous!
Maleine! Maleine! Est-ce que vous dormez?
Oui; oui; oui; oh!
Taisez-vous.
Maleine... ma pauvre petite Maleine... Vous ne répondez plus? Vous ne voulez plus me répondre?--Je crois qu'elle dort profondément.
Oh! oh! profondément!
[On frappe.]
Taisez-vous!
Maleine!--Ma pauvre petite Maleine! Je vous apporte de beaux raisins blancs et un peu de bouillon. Ils disent que vous ne pouvez pas manger; mais je sais bien que vous êtes très faible; je sais bien que vous avez faim.--Maleine, Maleine! Ouvrez-moi!
Oh! oh! oh!
Ne pleurez pas! elle s'en ira...
Mon Dieu! voilà Hjalmar qui arrive avec le petit Allan. Il va voir que je lui apporte des fruits. Je vais les cacher sous ma mante.
Hjalmar arrive!
Oui.
Et le petit Allan.
Je sais bien; taisez-vous.
Qui est là?
C'est moi, Seigneur.
Ah! c'est vous, nourrice. Il fait si noir dans ce corridor... Je ne vous reconnaissais pas. Que faites-vous ici?
J'allais à la cuisine; et j'ai vu le chien devant la porte...
Ah! c'est Pluton!--Ici Pluton!
C'était le chien!
Quoi?
C'était le chien qui grattait...
Il était dans la chambre de Maleine. Je ne sais pas comment il est sorti....
Est-ce qu'elle n'est plus dans sa chambre?
Je ne sais pas; elle ne répond pas.
Elle dort.
Il ne veut pas s'éloigner de la porte.
Laissez-le; les chiens ont d'étranges idées. Mais quelle tempête, nourrice! mais quelle tempête!...
Et le petit Allan n'est pas encore couché?
Il cherche sa mère; il ne trouve plus sa mère.
Petite mère est pe-erdue!
Il veut absolument la voir avant de s'endormir. Vous ne savez pas où elle est?
Non.
Petite mère est pe-erdue!
On ne la trouve plus.
Petite mère est pe-erdue! pe-erdue! pe-erdue! oh! oh! oh!
Oh!
Il sanglote!
Voyons, ne pleure pas; voici ta balle. Je l'ai trouvée dans le jardin.
Ah! ah! ah!
[On entend des coups sourds contre la porte.]
Ecoutez!$ Ecoutez!$
C'est le petit Allan qui joue à la balle contre la porte!
Ils vont entrer.--Je vais la fermer!
Elle est fermée.
Les verrous! les verrous!
Doucement, doucement!
Mais pourquoi le chien renifle-t-il ainsi sous la porte?
Il voudrait entrer; il est toujours près de Maleine.
Croyez-vous qu'elle puisse sortir demain?
Oui, oui. Elle est guérie.--Eh bien, Allan, que fais-tu là!--Tu ne joues plus? Tu écoutes aux portes? Oh! le petit vilain qui écoute aux portes!
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte!
Que dit-il?
Il ne faut jamais écouter aux portes. Il arrive des malheurs quand on écoute aux portes.
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte!
Il vous a entendu!...
Oui! oui! Je crois que oui!
Il entend votre coeur ou vos dents!
On entend mes dents?
Je les entends jusqu'ici! Fermez la bouche!
Moi?
Mais ne vous couchez pas contre la porte! Allez-vous-en!
Où? où?
Ici! ici!
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte.
Viens; tu as sommeil.
Viens; c'est un méchant petit garçon.
Je veux voir le petit ga-arçon!...
Oui, tu le verras demain. Viens, nous allons chercher petite mère. Ne pleure pas, viens!
Je veux voir le petit ga-arçon! oh! oh! Je dirai à petite mère! oh! oh!
Et moi, je dirai à petite mère que tu as éveillé Maleine. Viens, Maleine est malade.
Ma-aleine est plus ma-alade.
Viens; tu vas éveiller Maleine.
Non, non, j'éveillerai pas Ma-aleine! j'éveillerai pas Ma-aleine!
Ils sont partis?
Oui! oui! Allons-nous-en! Je vais ouvrir la porte! la clef! la clef! où est la clef?
Ici.--Attendez un peu.--Nous allons la porter sur son lit.
Qui?
Elle...
Je n'y touche plus!
Mais on verra qu'on l'a étranglée! Aidez-moi!
Je n'y touche plus! Venez! venez! venez!
Aidez-moi à ôter le lacet!
Venez! venez!
Je ne puis pas ôter le lacet! un couteau! un couteau!
Oh! qu'est-ce qu'elle a autour du cou? Qu'est-ce qui brille autour de son cou? Venez avec moi! venez avec moi!
Mais ce n'est rien! C'est un collier de rubis! votre couteau!
Je n'y touche plus! je n'y touche plus, vous dis-je! Mais le bon Dieu serait à genoux devant moi!... je le renverserais! je le renverserais! Je n'y touche plus! Oh! il y a!... il y a ici!...
Quoi? quoi?
Il y a ici!... Oh! oh! oh!
[Il ouvre la porte en tâtonnant et s'enfuit.]
Où?... Il s'est enfui... Qu'a-t-il vu?... Je ne vois rien... Il court contre les murs du corridor... Il tombe au bout du corridor...--Je ne reste pas seule ici.
[Elle sort.]
ACTE V
SCÈNE I
Une partie du cimetière devant le château.
[On découvre une grande foule. La tempête continue.]
La foudre est tombée sur le moulin!
Je l'ai vue tomber!
Oui! oui! un globe bleu! un globe bleu!
Le moulin brûle! ses ailes brûlent!
Il tourne! il tourne encore!
Oh!
Avez-vous jamais vu une nuit comme celle-ci?
Voyez le château! le château!
Est-ce qu'il brûle?--Oui.
Non, non! ce sont des flammes vertes! Il y a des flammes vertes aux crêtes de tous les toits!
Je crois que le monde va finir!
Ne restons pas dans le cimetière!
Attendons! attendons un peu! Ils éclairent toutes les fenêtres du rez-de-chaussée!
Il y a une fête!
Ils vont manger!
Il y a une fenêtre du rez-de-chaussée qui ne s'éclaire pas!
C'est la chambre de la princesse Maleine.
Celle-là?
Oui; elle est malade.
Il y a un grand navire de guerre dans le port.
Un grand navire de guerre?
Un grand navire noir; on ne voit pas de matelots.
C'est le jugement dernier.
[Ici la lune apparaît au-dessus du château.]
La lune! la lune! la lune!
Elle noire; elle est noire... Qu'est-ce qu'elle a?
Une éclipse! une éclipse!
[Eclair et coup de foudre formidables.]
La foudre est tombée sur le château.
Avez-vous vu trembler le château?
Toutes les tours ont chancelé!
La grande croix de la chapelle a remué... Elle remue! elle remue!
Oui, oui; elle va tomber! elle va tomber!
Elle tombe! elle tombe! avec le toit de la tourelle!
Elle est tombée dans le fossé.
Il y aura de grands malheurs.
On dirait que l'enfer est autour du château.
Je vous dis que c'est le jugement dernier.
Ne restons pas dans le cimetière.
Les morts vont sortir!
Je crois que c'est le jugement des morts!
Ne marchez pas sur les tombes!
Ne marchez pas sur les croix!
Une des arches du pont s'est écroulée!
Du pont? Quel pont?
Le pont de pierre du château. On ne peut plus entrer dans le château.
Je n'ai pas envie d'y entrer.
Je ne voudrais pas y être!...
Moi non plus!
Regardez les cygnes! Regardez les cygnes!
Où? où sont-ils!
Dans le fossé; sous la fenêtre de la princesse Maleine!
Qu'est-ce qu'ils ont? Mais qu'est-ce qu'ils ont?
Ils s'envolent! ils s'envolent! ils s'envolent tous!
Il y en a un qui ne s'envole pas!
Il a du sang sur les ailes!
Il flotte à la renverse!
Il est mort!
La fenêtre s'ouvre!
C'est la fenêtre de la princesse Maleine!
Il n'y a personne!
[Un silence.]
Elle s'ouvre!
Allons-nous-en! allons-nous-en!
[Elles fuient épouvantées.]
Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il?
On ne sait pas!
[Elles fuient.]
Mais qu'est-il arrivé?
Il n'y a rien! Il n'y a rien!
[Elles fuient.]
Mais pourquoi vous enfuyez-vous? Il n'y a rien! Il n'y a rien!
[Elles fuient.]
Une fenêtre s'ouvre... une fenêtre s'ouvre... Ils ont peur... Il n'y a rien!
[Il fuit épouvanté en rampant sur les mains.]
SCÈNE II
Une salle précédant la chapelle du château.
[On découvre une foule de seigneurs, de courtisans, de dames, etc.. dans l'attente. La tempête continue.]
A-t-on jamais vu une pareille nuit!
Mais regardez donc les sapins! Venez voir la forêt de sapins, à cette fenêtre! Elle se couche jusqu'à terre à travers les éclairs!--On dirait un fleuve d'éclairs!
Et la lune! Avez-vous vu la lune?
Je n'ai jamais vu de lune plus épouvantable!
L'éclipse ne finira pas avant dix heures.
Et les nuages! Regardez donc les nuages! On dirait des troupeaux d'éléphants noirs qui passent depuis trois heures au-dessus du château!
Ils le font trembler de la cave au grenier!
Quelle heure est-il?
Neuf heures.
Voilà plus d'une heure que nous attendons le roi!
On ne sait pas encore où il est?
Les sept béguines l'ont vu en dernier lieu dans le corridor.
Vers quelle heure?
Vers sept heures.
Il n'a pas prévenu?...
Il n'a rien dit. Il doit être arrivé quelque chose; je vais voir.
[Il sort.]
On ne sait pas ce qu'il peut arriver pendant de telles nuits!
Mais la reine Anne, où est-elle?
Elle était avec lui.
Oh! oh! alors!
Une pareille nuit!
Prenez garde! Les murs écoutent...
[Entre un chambellan.]
Eh bien?
On ne sait où il est.
Mais il est arrivé un malheur!
Il faut attendre. J'ai parcouru tout le château; j'ai interrogé tout le monde; on ne sait où il est.
Il serait temps d'entrer dans la chapelle;--écoutez; les sept béguines y sont déjà.
[On entend des chants lointains.]
Venez; venez; venez voir le fleuve...
Qu'y a-t-il?
Il y a trois navires dans la tempête!
Je n'ose plus regarder un fleuve pareil!
Ne soulevez plus les rideaux! ne soulevez plus les rideaux!
Toutes les murailles tremblent comme si elles avaient la fièvre!
Ici, ici, venez ici!
Quoi?
Je ne regarde plus!
Tous les animaux se sont réfugiés dans le cimetière! Il y a des paons dans les cyprès! Il y a des hiboux sur les croix! Toutes les brebis du village sont couchées sur les tombes!
On dirait une fête en enfer!
Fermez les rideaux! fermez les rideaux!
Une des tours est tombée dans l'étang!
Une des tours?
La petite tour de la chapelle.
Ce n'est rien. Elle était en ruine.
On se croirait dans les faubourgs de l'enfer.
Mon Dieu! Mon Dieu! que va-t-il arriver!
Il n'y a pas de danger!--Le château résisterait au déluge!
[Ici un vieux seigneur ouvre une fenêtre, on entend un chien hurler au dehors.--Silence.]
Qu'est-ce que c'est?
Un chien qui hurle!
N'ouvrez plus cette fenêtre!
[Entre le prince Hjalmar.]
Le prince Hjalmar!
Vous l'avez vu, Seigneur?
Je n'ai rien vu!
Mais alors?...
Je n'en sais rien.
[Entre Angus.]
Ouvrez les portes! le roi vient!
Vous l'avez vu?
Oui!
Où était-il?
Je ne sais pas.
Et la reine Anne?
Elle est avec lui.
Lui avez-vous parlé?
Oui.
Qu'a-t-il dit?
Il n'a pas répondu.
Vous êtes pâle!
J'ai été étonné!
De quoi?
Vous verrez!
Ouvrez les portes! Je l'entends!
Entrez, Sire...
Je suis malade... Je ne vais pas entrer... J'aimerais mieux ne pas entrer dans la chapelle...
Entrez! entrez!
[Entrent le roi et la reine Anne.]
Je suis malade.-.. Ne faites pas attention...
Vous êtes malade, mon père?
Oui, oui.
Qu'avez-vous, mon père?
Je ne sais pas.
C'est cette épouvantable nuit.
Oui, une épouvantable nuit!
Allons prier.
Mais pourquoi vous taisez-vous tous?
Mon père, qu'y a-t-il là sur vos cheveux?
Sur mes cheveux?
Il y a du sang sur vos cheveux!
Sur mes cheveux?--Oh! c'est le mien! [On rit.]--Mais pourquoi riez-vous? II n'y a pas de quoi rire!
Il a fait une chute dans le corridor.
[On frappe à une petite porte.]
On frappe à la petite porte...
Ah! on frappe à toutes les portes ici! Je ne veux plus qu'on frappe aux portes!
Voulez-vous aller voir, Seigneur?...
C'est la nourrice, Madame.
Qui?
La nourrice, Sire!
Attendez, c'est pour moi...
Mais qu'elle entre! qu'elle entre!
[Entre la nourrice.]
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
Quoi?
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
Vous aurez entendu la pluie contre les vitres.
Je ne puis pas ouvrir?
Non! non! il lui faut le repos!
Je ne puis pas entrer?...
Non! non! non!
Non! non! non!
On dirait que le roi est tombé dans la neige.
Quoi?
Mais que faites-vous ici? Allez-vous-en! Allez-vous-en!
[Sort la nourrice.]
Elle a raison; vos cheveux me semblent tout blancs. Est-ce un effet de la lumière?
Oui, il y a trop de lumière.
Mais pourquoi me regardez-vous tous?--Est-ce que vous ne m'avez jamais vu?
Voyons; entrons dans la chapelle; l'office sera fini, venez donc.
Non, non, j'aimerais mieux ne pas prier ce soir...
Ne pas prier, mon père?
Si, si, mais pas dans la chapelle... je ne me sens pas bien, pas bien du tout!
Asseyez-vous un instant, Seigneur.
Qu'avez-vous, mon père?
Laissez, laissez, ne l'interrogez pas; il a été surpris par l'orage; laissez-lui le temps de se remettre un peu,--parlons d'autre chose.
Ne verrons-nous pas la princesse Uglyane ce soir?
Non, pas ce soir, elle est toujours souffrante.
Je voudrais titre à votre place!
Mais ne dirait-on pas que nous sommes malades nous aussi?--Nous attendons comme de grands coupables...
Où voulez-vous en venir?
Plaît-il, mon père?
Où voulez-vous en venir? Il faut le dire franchement...
Vous n'avez pas compris.--Vous étiez distrait.--Je disais qu'Uglyane est souffrante, mais elle va mieux.
Et la princesse Maleine, Hjalmar?...
Vous la verrez ici, avant la fin de...
[Ici la petite porte que la nourrice a laissé entr'ouverte se met à battre sous un coup de vent qui fait trembler les lumières.]
Ah!
Asseyez-vous! asseyez-vous! C'est une petite porte qui bat... Asseyez-vous; il n'y a rien!
Mon père, qu'avez-vous donc ce soir?
N'insistez pas; il est malade.--[A un seigneur.] Voudriez-vous aller fermer la porte?
Oh! fermez bien les portes!--Mais pourquoi marchez-vous sur la pointe des pieds?
Y a-t-il un mort dans la salle?
Quoi? Quoi?
On dirait qu'il marche autour d'un catafalque!
Mais pourquoi ne parlez-vous que de choses terribles ce soir!...
Mais, mon père...
Parlons d'autre chose. N'y a-t-il pas de sujet plus joyeux?
Parlons un peu de la princesse Maleine...
Est-ce que? est-ce que?...
Asseyez-vous! asseyez-vous!
Mais ne parlez pas de la...
Mais pourquoi ne parlerions-nous pas de la princesse Maleine?--Il me semble que les lumières brûlent mal ce soir.
Le vent en a éteint plusieurs.
Allumez les lampes! oui, allumez-les toutes![On rallume les lampes.] Il fait trop clair maintenant! Est-ce que vous me voyez?
Mais mon père?...
Mais pourquoi me regardez-vous tous?
Eteignez les lumières. Il a les yeux très faibles.
[Un des seigneurs se lève et va pour sortir.]
Où allez-vous?
Sire, je...
Il faut rester! il faut rester ici! Je ne veux pas que quelqu'un porte de la salle! Il faut rester autour de moi!
Asseyez-vous, asseyez-vous. Vous attristez tout le monde.
Quelqu'un touche-t-il aux tapisseries?
Mais non, mon père.
Il y en a une qui...
C'est le vent.
Pourquoi a-t-on déroulé cette tapisserie?
Mais elle y est toujours; c'est le Massacre des Innocents.
Je ne veux plus la voir! je ne veux plus la voir! Ecartez-la!$
[On fait glisser la tapisserie et une autre apparaît, représentant le Jugement dernier.]
On l'a fait exprès!
Comment?...
Mais avouez-le donc! Vous l'avez fait exprès, et je sais bien où vous voulez en venir!...
Que dit le roi?
N'y faites pas attention; il a été épouvanté par cette abominable nuit.
Mon père; mon pauvre père... qu'est-ce que vous avez?
Sire, voulez-vous un verre d'eau?
Oui, oui,--ah, non! non!--enfin tout ce que je fais! tout ce que je fais!
Mon père!... Sire!...
Le roi est distrait.
Mon père!...
Sire!--Votre fils vous appelle.
Mon père.--pourquoi tournez-vous toujours la tête?
Attendez un peu! attendez un peu!...
Mais pourquoi tournez-vous la tête?
J'ai senti quelque chose dans le cou.
Mais enfin, n'ayez pas peur de tout!
Il n'y a personne derrière vous.
N'en parlez plus.. . n'en parlez plus, entrons dans la chapelle. Entendez-vous les béguines?
[Chants étouffés et lointain: la reine Anne va vers la porte de la chapelle, le roi la suit, puis retourne s'asseoir.]
Non! non! ne l'ouvrez pas encore!
Vous avez peur d'entrer?--Mais il n'y a pas plus de danger là qu'ici, pourquoi la foudre tomberait-elle plutôt sur la chapelle? Entrons.
Attendons encore un peu. Restons ensemble ici.--Croyez-vous que Dieu pardonne tout? Je vous ai toujours aimés jusqu'ici.--Je ne vous ai jamais fait de mal--jusqu'ici--jusqu'ici, n'est-ce pas?
Voyons, voyons, il n'est pas question de cela.--Il parait que l'orage a fait de grands ravages.
On dit que les cygnes se sont envolés.
Il y en a un qui est mort.
Enfin, enfin, dites-le si vous le savez! Vous m'avez assez fait souffrir! Dites-le tout d'un coup! Mais ne venez pas ici...
Asseyez-vous! asseyez-vous donc!
Mon père! mon père! qu'est-il donc arrivé?
Entrons!
[Eclairs et tonnerres;--une des sept béguines ouvre la porte de la chapelle et vient regarder dans la salle; on entend les autres chanter les litanies de la Sainte Vierge «Rosa mystica,--ora pro nobis.--Turris davidica», etc., tandis qu'une grande clarté rouge provenue des vitraux et de l'illumination du tabernacle inonde subitement le roi et la reine Anne.]
Qui est-ce qui a préparé cela?
Quoi? quoi? qu'y a-t-il?
Il y en a un ici qui sait tout! il y en a un ici qui a préparé tout cela! mais il faut que je sache...
Venez! venez!
Il y en a un qui l'a vu!
Mais c'est la lune, venez!
Mais c'est abominablement lâche! Il y en a un qui sait tout! Il y en a un qui l'a vu et qui n'ose pas le dire!...
Mais c'est le tabernacle!...--Allons-nous-en!
Oui! oui! oui!
Venez! venez!
[Ils sortent précipitamment par une porte opposée à celle de la chapelle.]
Où vont-ils?
Qu'y a-t-il?
Toutes les forêts de sapins sont en flamme!
Les malheurs se promènent cette nuit.
[Ils sortent tous.]
SCÈNE III
Un corridor du château.
[On découvre le grand chien noir qui gratte à une porte.--Entre la nourrice avec une lumière.]
Il est encore à la porte de Maleine!--Pluton! Pluton! qu'est-ce que tu fais là?--Mais qu'a-t-il donc à gratter à cette porte?--Tu vas éveiller ma pauvre Haleine! Va-t'en! va-t'en! va-t'en! [Elle frappe des pieds.]-- Mon Dieu! qu'il a l'air effrayé! Est-il arrivé un malheur? A-t-on marché sur ta patte, mon pauvre Pluton? Viens, nous allons à la cuisine.[Le chien retourne gratter à la porte.] Encore à cette porte! encore à cette porte! Mais qu'y a-t-il donc derrière cette porte? Tu voudrais être auprès de Maleine?--Elle dort, je n'entends rien! Viens, viens; tu l'éveillerais.
[Entre le prince Hjalmar.]
Qui va là?
C'est moi, Seigneur.
Ah c'est vous, nourrice! Encore ici?
J'allais à la cuisine, et j'ai vu le chien noir qui grattait à cette porte.
Encore à cette porte! Ici Pluton! ici Pluton!
Est-ce que l'office est fini?
Oui... Mon père était étrange ce soir!
Et la reine de mauvaise humeur!...
Je crois qu'il a la fièvre;--il faudra veiller sur lui; il pourrait arriver de grands malheurs.
Enfin; les malheurs ne dorment pas...
Je ne sais ce qui arrive ce soir;--ce n'est pas bien ce qui arrive ce soir. Il gratte encore à cette porte!...
Ici Pluton! donne-moi la patte.
Je vais un moment au jardin.
Il ne pleut plus?
Je crois que non.
Il gratte encore à cette porte! Ici Pluton! ici Pluton! Fais le beau! voyons, fais le beau!
[Le chien aboie.]
Il ne faut pas aboyer. Je vais l'emmener. Il finirait par éveiller Maleine. Viens! Pluton! Pluton! Pluton!
Il y retourne encore!
Il ne veut pas la quitter...
Mais qu'y a-t-il donc derrière cette porte?
Il faut qu'il s'en aille. Va-t'en! va-t'en! va-t'en!
[Il donne un coup de pied au chien, qui hurle, mais retourne gratter à la porte.]
Il gratte, il gratte, il renifle.
Il flaire quelque chose sous la porte.
Il doit y avoir quelque chose...
Allez voir...
La chambre est fermée; je n'ai pas la clef.
Oui est-ce qui a la clef?
La reine Anne.
Pourquoi a-t-elle la clef?
Je n'en sais rien.
Frappez doucement.
Je vais l'éveiller.
Ecoutons.
Je n'entends rien.
Frappez un petit coup.
[Elle frappe trois petits coups.]
Je n'entends rien.
Frappez un peu plus fort.
[Au moment où elle frappe le dernier coup, on entend subitement le tocsin, comme s'il était sonné dans la chambre.]
Ah!
Les cloches! le tocsin!...