Théâtre 1: La Princesse Maleine (1890) - L'Intruse (1890) - Les Aveugles (1891)
Il faut que la fenêtre soit ouverte.
Oui, oui, entrez!
La porte est ouverte!
Elle était fermée?
Elle était fermée tout à l'heure!
Entrez!
[La nourrice entre dans la chambre.]
Ma lumière s'est éteinte en ouvrant la porte... Mais j'ai vu quelque chose...
Quoi? quoi?
Je ne sais pas. La fenêtre est ouverte.--Je crois qu'elle est tombée...
Maleine?
Oui.--Vite! vite!
Quoi?
Une lumière!
Je n'en ai pas.
Il y a une lampe au bout du corridor. Allez la chercher.
Oui.
[Il sort.]
Maleine! où es-tu, Maleine? Maleine! Maleine!
[Rentre Hjalmar.]
Je ne peux la décrocher. Où est votre lampe? J'irai l'allumer.
[Il sort.]
Oui.--Maleine! Maleine! Maleine! Es-tu malade? Je suis ici! Mon Dieu! mon Dieu! Maleine! Maleine! Maleine!
[Rentre Hjalmar avec la lumière.]
Entrez!
[Il donne la lumière à la nourrice qui rentre dans la chambre.]
Ah!
Quoi? quoi? qu'y a-t-il?
Elle est morte! Je vous dis qu'elle est morte! Elle est morte! elle est morte!
Elle est morte! Maleine est morte?
Oui! oui! oui! oui! oui! Entrez! entrez! entrez!
Morte? Est-ce qu'elle est morte?
Maleine! Maleine! Maleine! Elle est froide! Je crois qu'elle est froide!
Oui!
Oh! oh! oh!
[La porte se referme.]
SCÈNE IV.
La chambre de la princesse Maleine.
[On découvre Hjalmar et la nourrice.--Durant toute la scène on entend sonner le tocsin au dehors.]
Aidez-moi! aidez-moi!
Quoi? à quoi? à quoi?
Elle est raide! Mon Dieu! mon Dieu! Maleine! Maleine!
Mais ses yeux sont ouverts!...
On l'a étranglée! Au cou! au cou! au cou! voyez!
Oui! oui! oui!
Appelez! appelez! criez
Oui! oui! oui! Oh! oh!--[Dehors.] Arrivez! arrivez! Etranglée!$ étranglée!$ Maleine! Maleine! Etranglée!$ étranglée!$ étranglée! Oh! oh! oh! Etranglée! étranglée! étranglée!$
[On l'entend courir dans le corridor et battre les portes et les murs.]
Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il?
Etranglée! étranglée!...
Maleine! Maleine! Ici! ici!
C'est le fou! On l'a trouvé sous la fenêtre!
Le fou?
Oui! oui! Il est dans le fossé! Il est mort!
La fenêtre est ouverte!
Oh! la pauvre petite princesse!
[Entrent Angus, des seigneurs, des dames, des domestiques, des servantes et les sept béguines, avec des lumières.]
Qu'y a-t-il?--Qu'est-il arrivé?
On a tué la petite princesse!...
On a tué la petite princesse?
Maleine?
Oui, je crois que c'est le fou!
J'avais dit qu'il arriverait des malheurs...
Maleine! Maleine! Ma pauvre petite Maleine!... Aidez-moi!
Il n'y a rien à faire!
Elle est froide!
Elle est roide!
Fermez-lui les yeux!
Ils sont figés!
Il faut joindre ses mains!
Il est trop tard!
Oh! oh! oh!
Aidez-moi à soulever Maleine! Aidez-moi; mon Dieu, mon Dieu, aidez-moi donc!
Elle ne pèse pas plus qu'un oiseau!
[On entend de grands cris dans le corridor.]
Ah! ah! ah! ah! ah! Ils l'ont vu! ils l'ont vu! Je viens! je viens! je viens!
Arrêtez! arrêtez! Vous êtes fou!
Venez! venez! Avec moi! avec moi! Mordez! mordez! mordez! [Entre le roi entraînant la reine Anne.] Elle et moi! Je préfère le dire à la fin! Nous l'avons fait à deux!
Il est fou! Aidez-moi!
Non, je ne suis pas fou! Elle a tué Maleine!
Il est fou! Emmenez-le! Il me fait mal! Il arrivera des malheurs!
C'est elle! c'est elle! Et moi! moi! moi! j'y étais aussi!...
Quoi? quoi?
Elle l'a étranglée! Ainsi! ainsi! Voyez! voyez! voyez! On frappait aux fenêtres! Ah! ah! ah! ah! ah! Je vois là son manteau rouge sur Maleine! Voyez! voyez! voyez!
Comment ce manteau rouge est-il ici?
Mais qu'est-il arrivé?
Comment ce manteau est-il ici?
Mais vous voyez bien qu'il est fou!...
Répondez-moi! comment est-il ici?...
Est-ce que c'est le mien?
Oui, le vôtre! le vôtre! le vôtre! le vôtre!...
Lâchez-moi donc! Vous me faites mal!
Comment est-il ici? ici? ici?--Vous l'avez?...
Après!...
Oh! la putain! putain! putain! monstru... monstrueuse putain!... Voilà! voilà! voilà! voilà! voilà!
[Il la frappe de plusieurs coups de poignard.]
Oh! oh! oh!
[Elle meurt.]
Il a frappé la reine!
Arrêtez-le!
Vous empoisonnerez les corbeaux et les vers!
Elle est morte!...
Hjalmar! Hjalmar!
Allez-vous-en! Voilà! voilà! voilà! [Il se frappe de son poignard.] Maleine! Maleine! Maleine!--Oh! mon père! mon père!...
[II tombe.]
Ah! ah! ah!
Maleine! Maleine! Donnez-moi, donnez-moi sa petite main!--Oh! oh! ouvrez les fenêtres! Oui! oui! oh! oh!
[Il meurt.]
Un mouchoir! un mouchoir! Il va mourir!
Il est mort!
Soulevez-le! Le sang l'étouffe!
II est mort!
Oh! oh! oh! Je n'avais plus pleuré depuis le déluge! Mais maintenant je suis dans l'enfer jusqu'aux yeux!--Mais regardez leurs yeux! Ils vont sauter sur moi comme des grenouilles!
Il est fou!
Non, non, mais j'ai perdu courage!... Ah! c'est à faire pleurer les pavés de l'enfer!...
Emmenez-le, il ne peut plus voir cela!...
Non, non, laissez-moi;--je n'ose plus rester seul... où donc est la belle reine Anne?--Anne!...--Anne!...--Elle est toute tordue!...--Je ne l'aime plus du tout!... Mon Dieu! qu'on a l'air pauvre quand on est mort!... Je ne voudrais plus l'embrasser maintenant!... Mettez quelque chose sur elle...
Et sur Maleine aussi... Maleine! Maleine... oh! oh! oh!
Je n'embrasserai plus personne dans ma vie, depuis que j'ai vu tout ceci!... Où donc est notre pauvre petite Maleine? [Il prend la main de Maleine.]--Ah! elle est froide comme un ver de terre!--Elle descendait comme un ange dans mes bras... Mais c'est le vent qui l'a tuée!
Emmenons-le! pour Dieu, emmenons-le!
Oui! oui!
Attendons un instant!
Avez-vous des plumes noires? Il faudrait des plumes noires pour savoir si la reine vit encore... C'était une belle femme, vous savez!-- Entendez-vous mes dents?
[Le petit jour entre dans la chambre.]
Quoi?
Entendez-vous mes dents?
Ce sont les cloches, Seigneur...
Mais, c'est mon coeur alors!... Ah! je les aimais bien tous les trois, voyez-vous!--Je voudrais boire un peu...
Voici de l'eau.
Merci.
[Il boit avidement.]
Ne buvez pas ainsi... Vous êtes en sueur.
J'ai si soif!
Venez, mon pauvre Seigneur! Je vais essuyer votre front.
Oui.--Aïe! vous m'avez fait mal! Je suis tombé dans le corridor... j'ai eu peur!
Venez, venez. Allons-nous-en.
Ils vont avoir froid sur les dalles...--Elle a crié Maman! et puis, oh! oh! oh!--C'est dommage, n'est-ce pas? Une pauvre petite fille... mais c'est le vent... Oh! n'ouvrez jamais les fenêtres!--Il faut que ce soit le vent... Il y avait des vautours aveugles dans le vent cette nuit!-- Mais ne laissez pas traîner ses petites mains sur les dalles... Vous allez marcher sur ses mains!--Oh! oh! prenez garde!
Venez, venez. Il faut se mettre au lit. Il est temps. Venez, venez.
Oui, oui, oui, il fait trop chaud ici... Eteignez les lumières; nous allons au jardin; il fera frais sur la pelouse, après la pluie! J'ai besoin d'un peu de repos... Oh! voilà le soleil!
[Le soleil entre dans la chambre.]
Venez, venez; nous allons au jardin.
Mais il faut enfermer le petit Allan! Je ne veux plus qu'il vienne m'épouvanter!
Oui, oui, nous l'enfermerons. Venez, venez.
Avez-vous la clef?
Oui, venez.
Oui, aidez-moi... J'ai un peu de peine à marcher... Je suis un pauvre petit vieux... Les jambes ne vont plus... Mais la tête est solide...[S'appuyant sur la nourrice.] Je ne vous fais pas mal?
Non, non, appuyez hardiment.
Il ne faut pas m'en vouloir, n'est-ce pas? Moi qui suis le plus vieux, j'ai du mal à mourir... Voilà! voilà! à présent c'est fini! Je suis heureux que ce soit fini; car j'avais tout le monde sur le coeur.
Venez, mon pauvre Seigneur.
Mon Dieu! mon Dieu! elle attend à présent sur les quais de l'enfer!
Venez! venez!
Y a-t-il quelqu'un ici qui ait peur de la malédiction des morts?
Oui, Sire, moi...
Eh bien! fermez leurs yeux alors et allons-nous en!
Oui, oui, venez, venez.
Je viens, je viens! Oh! oh! comme je vais être seul maintenant!...--Et me voilà dans le malheur jusqu'aux oreilles!--A soixante-dix sept ans! Où donc êtes-vous?
Ici, ici.
Vous ne m'en voudrez pas?--Nous allons déjeuner; y aura-t-il de la salade?--Je voudrais un peu de salade...
Oui, oui, il y en aura.
Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd'hui.--Mon Dieu! mon Dieu! que les morts ont donc l'air malheureux!...
[Il sort avec la nourrice.]
Encore une nuit pareille et nous serons tout blancs!
[Ils sortent tous, à l'exception des sept béguines, qui entonnent le Miserere en transportant les cadavres sur le lit. Les cloches se taisent. On entend les rossignols au dehors. Un coq saute sur l'appui de la fenêtre et chante.]
FIN
A Edmond Picard.
L'Intruse.
PERSONAGES
L'AÏEUL. (Il est aveugle).
LE PÈRE.
L'ONCLE.
LES TROIS FILLES.
LA SOEUR DE CHARITÉ.
LA SERVANTE.
L'INTRUSE
[Une salle assez sombre en un vieux château. Une porte à droite, une porte à gauche et une petite porte masquée, dans un angle. Au fond, des fenêtres à vitraux où domine le vert, et une porte vitrée s'ouvrant sur une terrasse. Une grande horloge flamande dans un coin. Une lampe allumée.]
Venez ici, grand-père, asseyez-vous sous la lampe.
Il me semble qu'il ne fait pas très clair ici.
Allons-nous sur la terrasse, ou restons-nous dans cette chambre?
Ne vaudrait-il pas mieux rester ici? Il a plu toute la semaine et ces nuits sont humides et froides.
Il y a des étoiles cependant.
Oh! les étoiles ça ne prouve rien.
Il vaut mieux rester ici on ne sait pas ce qui peut arriver.
Il ne faut plus avoir d'inquiétudes. Il n'y a plus de danger, elle est sauvée...
Je crois qu'elle ne va pas bien...
Pourquoi dites-vous cela?
J'ai entendu sa voix.
Mais puisque les médecins affirment que nous pouvons être tranquilles...
Vous savez bien que votre beau-père aime à nous inquiéter inutilement.
Je n'y vois pas comme vous.
Il faut vous en rapporter alors à ceux qui voient. Elle avait très bonne mine cette après-midi. Elle dort profondément et nous n'allons pas empoisonner la première bonne soirée que le hasard nous donne... Il me semble que nous avons le droit de nous reposer, et même de rire un peu, sans avoir peur, ce soir.
C'est vrai, c'est la première fois que je me sens chez moi au milieu des miens, depuis cet accouchement terrible.
Une fois que la maladie est entrée dans une maison, on dirait qu'il y a un étranger dans la famille.
Mais alors on voit aussi qu'en dehors de la famille, il ne faut compter sur personne.
Vous avez bien raison.
Pourquoi n'ai-je pu voir ma pauvre fille aujourd'hui?
Vous savez bien que le médecin l'a défendu.
Je ne sais pas ce qu'il faut que je pense...
Il est inutile de vous inquiéter.
Elle ne peut pas nous entendre?
Nous ne parlerons pas trop haut; d'ailleurs la porte est très épaisse et puis la soeoeur de charité est avec elle et nous avertirait si nous faisions trop de bruit.
Il ne peut pas nous entendre?
Non, non.
Il dort?
Je suppose que oui.
Il faudrait aller voir.
Il m'inquiéterait plus que votre femme ce petit. Voilà plusieurs semaines qu'il est né et il a remué à peine; il n'a pas poussé un seul cri jusqu'ici; on dirait un enfant de cire.
Je crois qu'il sera sourd, et peut-être muet... Voilà ce que c'est que les mariages consanguins...
[Silence réprobateur.]
Je lui en veux presque du mal qu'il a fait à sa mère.
Il faut être raisonnable; ce n'est pas sa faute au pauvre petit.-- Il est tout seul dans cette chambre?
Oui, le médecin ne veut plus qu'il reste dans la chambre de sa mère.
Mais la nourrice est avec lui?
Non, elle est allée se reposer un moment; elle l'a bien gagné depuis ces derniers jours.--Ursule, va donc voir s'il dort bien.
Oui, mon père.
[Les trois soeurs se lèvent, et, se tenant par la main, entrent dans la chambre, à droite.]
A quelle heure notre soeur viendra-t-elle!
Je crois qu'elle viendra vers neuf heures.
Il est neuf heures passées. Je voudrais qu'elle vienne ce soir; ma femme tient beaucoup à la voir.
Il est certain quelle viendra. C'est la première fois qu'elle vienne ici?
Elle n'est jamais entrée dans la maison.
Il lui est très difficile de quitter son couvent.
Elle sera seule?
Je pense qu'une des nonnes l'accompagnera. Elles ne peuvent pas sortir seules.
Elle est la supérieure cependant.
La règle est la même pour toutes.
Vous n'avez plus d'inquiétudes?
Pourquoi donc aurions-nous des inquiétudes? Il ne faut plus revenir là-dessus. Il n'y a plus rien à craindre.
Votre soeur est plus âgée que vous?
Elle est l'ainée de nous tous.
Je ne sais pas ce que j'ai; je ne suis pas tranquille. Je voudrais que votre soeur fût ici.
Elle viendra; elle l'a promis.
Je voudrais que cette soirée fût passée!
Il dort?
Oui, mon père, très profondément.
Qu'allons-nous faire en attendant?
En attendant quoi?
En attendant notre soeur.
Tu ne vois rien venir, Ursule?
Non, mon père.
Et dans l'avenue?--Tu vois l'avenue?
Oui, mon père; il y a clair de lune et je vois l'avenue jusqu'aux bois de cyprès.
Et tu ne vois personne?
Personne, grand-père.
Quel temps fait-il?
Il fait très beau; entendez-vous les rossignols?
Oui, oui.
Un peu de vent s'élève dans l'avenue.
Un peu de vent dans l'avenue?
Oui, les arbres tremblent un peu.
C'est étonnant que ma soeur ne soit pas encore ici.
Je n'entends plus les rossignols.
Je crois que quelqu'un est entré dans le jardin, grand-père.
Qui est-ce?
Je ne sais pas, je ne vois personne.
C'est qu'il n'y a personne.
Il doit y avoir quelqu'un dans le jardin; les rossignols se sont tus tout à coup.
Je n'entends pas marcher cependant.
Il faut que quelqu'un passe près de l'étang, car les cygnes ont peur.
Tous les poissons de l'étang plongent subitement.
Tu ne vois personne?
Personne, mon père.
Mais cependant, l'étang est dans le clair de lune...
Oui; je vois que les cygnes ont peur.
Je suis sûr que c'est ma soeur qui les effraie. Elle sera entrée par la petite porte.
Je ne m'explique pas pourquoi les chiens n'aboient point.
Je vois le chien de garde tout au fond de sa niche.--Les cygnes vont vers l'autre rive!...
Ils ont peur de ma soeur. Je vais voir. [Il appelle.] Ma soeur! ma soeur! Est-ce toi?--Il n'y a personne.
Je suis sûre que quelqu'un est entré dans le jardin. Vous allez voir.
Mais elle me répondrait!
Est-ce que les rossignols ne recommencent pas à chanter, Ursule?
Je n'en entends plus un seul dans toute la campagne.
Il n'y a pas de bruit cependant.
Il y a un silence de mort.
Il faut que ce soit un inconnu qui les effraie car si c'était quelqu'un de la maison, ils ne se tairaient pas.
Allez-vous vous occuper des rossignols à présent?
Toutes les fenêtres sont-elles ouvertes, Ursule?
La porte vitrée est ouverte, grand-père.
Il me semble que le froid entre dans la chambre.
Il y a un peu de vent dans le jardin, grand-père, et les roses s'effeuillent.
Eh bien, ferme la porte. Il est tard.
Oui, mon père.--Je ne peux pas fermer la porte.
Nous ne pouvons pas la fermer.
Qu'y a-t-il donc, mes filles?
Il ne faut pas dire cela d'une voix extraordinaire. Je vais les aider.
Nous ne parvenons pas à la fermer tout à fait.
C'est à cause de l'humidité. Appuyons ensemble. Il faut qu'il y ait quelque chose entre les battants.
Le menuisier l'arrangera demain.
Est-ce que le menuisier vient demain?
Oui, grand-père, il vient travailler dans la cave.
Il va faire du bruit dans la maison!...
Je lui dirai de travailler doucement.
[On entend, tout à coup, le bruit d'une faux qu'on aiguise au dehors.]
Oh!
Qu'est-ce que c'est?
Je ne sais pas au juste; je crois que c'est le jardinier. Je ne vois pas bien, il est dans l'ombre de la maison.
C'est le jardinier qui va faucher.
Il fauche pendant la nuit?
N'est-ce pas dimanche, demain?--Oui.--J'ai remarqué que l'herbe était très haute autour de la maison.
Il me semble que sa faux fait bien du bruit...
Il fauche autour de la maison.
L'aperçois-tu, Ursule?
Non, grand-père, il est dans l'obscurité.
Je crains qu'il ne réveille ma fille.
Nous l'entendons à peine.
Moi; je l'entends comme s'il fauchait dans la maison.
La malade ne l'entendra pas; il n'y a pas de danger.
Il me semble que la lampe ne brûle pas bien ce soir.
Il faudrait y mettre de l'huile.
J'en ai vu mettre ce matin. Elle brûle mal depuis qu'on a fermé la fenêtre.
Je crois que le verre est voilé.
Elle brûlera mieux tout à l'heure.
Grand-père s'est endormi. Il n'a pas dormi depuis trois nuits.
Il a eu bien des inquiétudes.
Il s'inquiète toujours outre mesure. Il y a des moments où il ne veut pas entendre raison.
C'est assez excusable à son âge.
Dieu sait où nous en serons à son âge!
Il a près de quatre-vingts ans.
Alors, on a le droit d'être étrange.
Il est comme tous les aveugles.
Ils réfléchissent un peu trop.
Ils ont trop de temps à perdre.
Ils n'ont pas autre chose à faire.
Et puis, ils n'ont aucune distraction.
Cela doit être terrible.
Il parait qu'on s'y habitue.
Je ne puis me l'imaginer.
Il est certain qu'ils sont à plaindre.
Ne pas savoir où l'on est, ne pas savoir d'où l'on vient, ne pas savoir où l'on va, ne plus distinguer midi de minuit, ni l'été de l'hiver... et toujours ces ténèbres, ces ténèbres... j'aimerais mieux ne plus vivre... Est-ce que c'est absolument incurable?
Il paraît que oui.
Mais il n'est pas absolument aveugle?
Il distingue les grandes clartés.
Ayons soin de nos pauvres yeux.
Il a souvent d'étranges idées.
Il y a des moments où il n'est pas amusant.
Il dit absolument tout ce qu'il pense.
Mais autrefois, il n'était pas ainsi?
Mais non; dans le temps il était aussi raisonnable que nous; il ne disait rien d'extraordinaire. Il est vrai qu'Ursule l'encourage un peu trop; elle répond à toutes ses questions...
Il vaudrait mieux ne pas répondre, c'est lui rendre un mauvais service.
[Dix heures sonnent.]
Suis-je tourné vers la porte vitrée?
Vous avez bien dormi, grand-père?
Suis-je tourné vers la porte vitrée?
Oui, grand-père.
Il n'y a personne à la porte vitrée?
Mais non, grand-père, je ne vois personne.
Je croyais que quelqu'un attendait. Il n'est venu personne?
Personne, grand-père.
Et votre soeur n'est pas venue?
Il est trop tard; elle ne viendra plus; ce n'est pas gentil de sa part.
Elle commence à m'inquiéter.
[On entend un bruit, comme de quelqu'un qui entre dans la maison.]
Elle est là! avez-vous entendu?
Oui; quelqu'un est entré par les souterrains.
Il faut que ce soit notre soeur. J'ai reconnu son pas.
J'ai entendu marcher lentement.
Elle est entrée très doucement.
Elle sait qu'il y a un malade.
Je n'entends plus rien maintenant.
Elle montera immédiatement, on lui dira que nous sommes ici.
Je suis heureux qu'elle soit venue.
J'étais sûr qu'elle viendrait ce soir.
Elle tarde bien à monter.
Il faut cependant que ce soit elle.
Nous n'attendons pas d'autres visites.
Je n'entends aucun bruit dans les souterrains.
Je vais appeler la servante; nous saurons à quoi nous en tenir.
[Il tire un cordon de sonnette.]
J'entends déjà du bruit dans l'escalier.
C'est la servante qui monte.
Il me semble qu'elle n'est pas seule.
Elle monte lentement...
J'entends les pas de votre soeur!
Je n'entends, moi, que la servante.
C'est votre soeur! c'est votre soeur!
[On frappe à la petite porte.]
Elle frappe à la porte de l'escalier dérobé.
Je vais ouvrir moi-même, parce que cette petite porte fait trop de bruit; elle ne sert que lorsqu'on veut entrer dans la chambre sans qu'on s'en aperçoive. [Il entrouvre la petite porte: la servante reste dehors, dans l'entre-bâillement.] Où êtes-vous?
Ici, Monsieur.
Votre soeur est à la porte?
Je ne vois que la servante.
Il n'y a que la servante. [A la servante.] Qui est-ce qui est entré dans la maison?
Entré dans la maison?
Oui, quelqu'un est venu tout à l'heure?
Personne n'est venu, Monsieur.
Qui est-ce qui soupire ainsi?
C'est la servante, elle est essoufflée.
Est-ce qu'elle pleure?
Mais non; pourquoi pleurerait-elle?
Quelqu'un n'est pas entré, tout à l'heure?
Mais non, Monsieur.
Mais nous avons entendu ouvrir la porte!
C'est moi qui ai fermé la porte.
Elle était ouverte?
Oui, Monsieur.
Pourquoi était-elle ouverte, à cette heure?
Je ne sais pas, Monsieur, moi je l'avais fermée.
Mais alors, qui est-ce qui l'a ouverte?
Je ne sais pas, Monsieur, il faut que quelqu'un soit sorti après moi...
Il faut faire attention.--Mais ne poussez donc pas la porte; vous savez bien qu'elle fait du bruit!
Mais, Monsieur, je ne touche pas à la porte.
Mais si! vous poussez comme si vous vouliez entrer dans la chambre!
Mais, Monsieur, je suis à trois pas de la porte!
Parlez un peu moins haut.
Est-ce qu'on éteint la lumière?
Mais non, grand-père.
Il me semble qu'il fait noir tout à coup.
Descendez, mais ne faites plus de bruit dans l'escalier.
Je n'ai pas fait de bruit.
Je vous dis que vous avez fait du bruit; descendez doucement; vous éveilleriez Madame. Et s'il venait quelqu'un, dites que nous n'y sommes pas.
Oui, dites que nous n'y sommes pas!
Il ne fallait pas dire cela!
...Si ce n'est pour ma soeur et pour le médecin.
A quelle heure le médecin viendra-t-il?
Il ne pourra pas venir avant minuit.
[Il ferme la porte. On entend sonner onze heures.]
Elle est entrée?
Qui donc?
La servante?
Mais non, elle est descendue.
Je croyais qu'elle s'était assise à la table.
La servante?
Oui.
Il ne manquerait plus que cela!
Personne n'est entré dans la chambre?
Mais non, personne n'est entré.
Et votre soeur n'est pas ici?
Notre soeur n'est pas venue.
Vous voulez me tromper!
Vous tromper?
Ursule, dis-moi la vérité, pour l'amour de Dieu!
Grand-père! grand-père! qu'est-ce que vous avez?
Il est arrivé quelque chose!... Je suis sûr que ma fille est plus mal!...
Est-ce que vous rêvez?
Vous ne voulez pas me le dire!... Je vois bien qu'il y a quelque chose!...
En ce cas, vous voyez mieux que nous.
Ursule, dis-moi la vérité!
Mais on vous dit la vérité, grand-père!
Tu n'as pas ta voix ordinaire!
C'est parce que vous l'effrayez.
Votre voix est changée, elle aussi!
Mais vous devenez fou!
[Lui et l'oncle se font des signes d'intelligence, pour se persuader que l'aïeul a perdu la raison.]
J'entends bien que vous avez peur!
Mais de quoi donc aurions-nous peur?
Pourquoi voulez-vous me tromper?
Qui est-ce qui songe à vous tromper?
Pourquoi avez-vous éteint la lumière?
Mais on n'a pas éteint la lumière; il fait aussi clair qu'auparavant.
Il me semble que la lampe a baissé.
J'y vois aussi clair que d'habitude.
J'ai des meules de moulin sur les yeux! Mes filles, dites-moi donc ce qui arrive ici! dites-le-moi pour l'amour de Dieu, vous autres qui voyez! Je suis ici, tout seul, dans des ténèbres sans fin! Je ne sais pas qui vient s'asseoir à côté de moi! Je ne sais plus ce qui se passe à deux pas de moi!... Pourquoi parliez-vous à voix basse, tout à l'heure?
Personne n'a parlé à voix basse.
Vous avez parlé à voix basse, près de la porte.
Vous avez entendu tout ce que j'ai dit.
Vous avez introduit quelqu'un dans la chambre?
Mais je vous dis que personne n'est entré!
Est-ce votre soeur ou un prêtre?--Il ne faut pas essayer de me tromper.--Ursule, qui est-ce qui est entré?
Personne, grand-père.
Il ne faut pas essayer de me tromper; je sais ce que je sais!--Combien sommes-nous ici?
Nous sommes six autour de la table, grand-père.
Vous êtes tous autour de la table?
Oui, grand-père.
Vous êtes là, Paul?
Oui.
Vous êtes là, Olivier?
Mais oui; mais oui; je suis ici, à ma place ordinaire. Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas?
Tu es là, Geneviève?
Oui, grand-père.
Tu es là, Gertrude?
Oui, grand-père.
Tu es ici, Ursule?
Oui, grand-père, à côté de vous.
Et qui est-ce qui est assis là?
Où donc, grand-père?--Il n'y a personne.
Là, là, au milieu de nous?
Mais il n'y a personne, grand-père!
On vous qu'il n'y a personne!
Mais vous ne voyez pas, vous autres!
Voyons, vous voulez rire?
Je n'ai pas envie de rire, je vous assure.
Alors, croyez-en ceux qui voient.
Je croyais qu'il y avait quelqu'un... Je crois que je ne vivrai plus longtemps...
Pourquoi irions-nous vous tromper? à quoi cela servirait-il?
Il faudrait bien vous dire la vérité.
A quoi bon se tromper mutuellement?
Vous ne pourriez vivre longtemps dans l'erreur.
Je voudrais percer ces ténèbres!...
Où voulez-vous aller?
De ce côté là...
Ne vous troublez pas ainsi...
Vous êtes étrange ce soir.
C'est vous autres qui me semblez étranges!
Que cherchez-vous ainsi?...
Je ne sais pas ce que j'ai!
Grand-père, grand-père, que vous faut-il, grand-père?
Donnez-moi vos petites mains, mes filles.
Oui, grand-père.
Pourquoi tremblez-vous toutes les trois, mes filles?
Nous ne tremblons presque pas, grand-père.
Je crois que vous êtes pâles toutes les trois.
Il est tard, grand-père, et nous sommes fatiguées.
Il faudrait aller vous coucher et grand-père aussi ferait mieux de prendre un peu de repos.
Je ne pourrais pas dormir cette nuit!
Nous attendrons le médecin.
Préparez-moi à la vérité!
Mais il n'y a pas de vérité!
Alors, je ne sais pas ce qu'il y a!
Je vous dis qu'il n'y a rien du tout!
Je voudrais voir ma pauvre fille!
Mais vous savez bien que c'est impossible; il ne faut pas l'éveiller inutilement.
Vous la verrez demain.
On n'entend aucun bruit dans sa chambre.
Je serais inquiet si j'entendais du bruit.
Il y a bien longtemps que je n'ai vu ma fille!... Je lui ai pris les mains hier au soir et je ne la voyais pas!... Je ne sais plus ce qu'elle devient... Je ne sais plus comment elle est... Je ne connais plus son visage... Elle doit être changée depuis ces semaines! ... J'ai senti les petits os de ses joues; sous mes mains... Il n'y a plus que les ténèbres entre elle et moi, et vous tous!... Je ne peux plus vivre ainsi ... ce n'est pas vivre cela!... Vous êtes là, tous; les yeux ouverts à regarder mes yeux morts; et pas un de vous n'a pitié! ... Je ne sais pas ce que j'ai... on ne dit jamais ce qu'il faudrait dire... et tout est effrayant lorsqu'on y songe.... Mais pourquoi ne parlez-vous plus?
Que voulez-vous que nous disions^ puisque vous ne voulez pas nous croire?
Vous avez peur de vous trahir!
Mais soyez donc raisonnable, à la fin!
Il y a longtemps que l'on me cache quelque chose!... Il s'est passé quelque chose dans la maison... Mais je commence à comprendre maintenant... Il y a trop longtemps qu'on me trompe!--Vous croyez donc que je ne saurai jamais rien?--Il y a des moments où je suis moins aveugle que vous^ vous savez?... Est-ce que je ne vous entends pas chuchoter, depuis des jours et des jours, comme si vous étiez dans la maison d'un pendu?--Je n'ose pas dire ce que je sais ce soir... Mais je saurai la vérité!... J'attendrai que vous disiez la vérité; mais il y a longtemps que je la sais, malgré vous!--Et maintenant, je sens que vous êtes tous plus pâles que des morts!
Grand-père! grand-père! qu'avez-vous donc, grand-père?
Ce n'est pas de vous que je parle, mes filles, non, ce n'est pas de vous que je parle... Je sais bien que vous m'apprendriez la vérité, s'ils n'étaient pas autour de vous!... Et d'ailleurs je suis sûr qu'ils vous trompent aussi... Vous verrez, mes filles, vous verrez!... Est-ce que je ne vous entends pas sangloter toutes les trois?
Est-ce que, vraiment, ma femme est en danger?
Il ne faut plus essayer de me tromper; il est trop tard maintenant, et je sais la vérité mieux que vous!...
Mais enfin, nous ne sommes pas aveugles, nous!
Voulez-vous entrer dans la chambre de votre fille? Il y a ici un malentendu et une erreur qui doivent finir.--Voulez-vous?
Non; non, pas maintenant... pas encore...
Vous voyez bien que vous n'êtes pas raisonnable.
On ne sait jamais tout ce qu'un homme n'a pas pu dire dans sa vie!...--Qui est-ce qui fait ce bruit?
C'est la lampe qui palpite ainsi, grand-père.
Il me semble qu'elle est bien inquiète... bien inquiète...
C'est le vent froid qui la tourmente...
Il n'y a pas de vent froid, les fenêtres sont fermées.
Je crois qu'elle va s'éteindre.
Il n'y a plus d'huile.
Elle s'éteint tout à fait.
Nous ne pouvons pas rester ainsi dans les ténèbres.
Pourquoi pas?--J'y suis déjà habitué.
Il y a de la lumière dans la chambre de ma femme.
Nous en prendrons tout à l'heure quand le médecin sera venu.
Il est vrai qu'on y voit assez; il y a la clarté du dehors.
Est-ce qu'il fait clair dehors?
Plus clair qu'ici.
Moi, j'aime autant causer dans l'obscurité.
Moi aussi.
[Silence.]
Il me semble que l'horloge fait bien du bruit!...
C'est qu'on ne parle plus, grand-père.
Mais pourquoi vous taisez-vous tous?
De quoi voulez-vous que nous parlions?--Vous n'êtes pas sérieux ce soir.
Est-ce qu'il fait très noir dans la chambre?
Il n'y fait pas très clair.
[Silence.]
Je ne me sens pas bien, Ursule; ouvre un peu la fenêtre.
Oui, ma fille, ouvre un peu la fenêtre; je commence à avoir besoin d'air, moi aussi.
[La fille ouvre une fenêtre.]
Je crois positivement que nous sommes restés enfermés trop longtemps.
Est-ce que la fenêtre est ouverte?
Oui, grand-père, elle est grande ouverte.
On ne dirait pas qu'elle est ouverte; il ne vient aucun bruit du dehors.
Non, grand-père, il n'y a pas le moindre bruit.
Il y a un silence extraordinaire.
On entendrait marcher un ange.
Voilà pourquoi je n'aime pas la campagne.
Je voudrais entendre un peu de bruit. Quelle heure est-il, Ursule?
Minuit bientôt, grand-père.
[Ici l'Oncle se met à marcher de long en large dans la chambre.]
Oui est-ce qui marche ainsi, autour de nous?
C'est moi, c'est moi, n'ayez pas peur. J'éprouve le besoin de marcher un peu. [Silence.]--Mais je vais me rasseoir;--je ne vois pas où je vais.
[Silence.]
Je voudrais être ailleurs!
Où voudriez-vous aller, grand-père?
Je ne sais pas où--dans une autre chambre, n'importe où! n'importe où!
Où irions-nous?
Il est trop tard pour aller ailleurs.
[Silence. Ils sont assis, immobiles, autour de la table.]
Qu'est-ce que j'entends, Ursule?
Rien, grand-père, ce sont des feuilles qui tombent;--oui, ce sont des feuilles qui tombent sur la terrasse.
Va fermer la fenêtre, Ursule.
Oui, grand-père.
[Elle ferme la fenêtre et revient s'asseoir.]
J'ai froid. [Silence. Les trois soeurs s'embrassent.] Qu'est-ce que j'entends maintenant.
Ce sont les trois soeurs qui s'embrassent.
Il me semble qu'elles sont bien pâles, ce soir.
[Silence.]
Qu'est-ce que j'entends encore?
Rien, grand-père; ce sont mes mains que j'ai jointes.
[Silence.]
Et ceci?...
Je ne sais pas, grand-père... peut-être mes soeurs qui tremblent un peu?
J'ai peur aussi, mes filles.
[Ici un rayon de lune pénètre par un coin des vitraux et répand, çà et là, quelques lueurs étranges dans la chambre. Minuit sonne et, au dernier coup, il semble, à certains, qu'on entende, très vaguement, un bruit comme de quelqu'un qui se lèverait en toute hâte.]
Qui est-ce qui s'est levé?
On ne s'est pas levé!
Je ne me suis pas levé!
Moi non plus!--Moi non plus!--Moi non plus!
Il y'a quelqu'un qui s'est levé de table!
La lumière!...
[Ici on entend tout à coup un vagissement d'épouvante, à droite, dans la chambre de l'enfant; et ce vagissement continue avec des gradations de terreur, jusqu'à la fin de la scène.]
Ecoutez! l'enfant!
Il n'a jamais pleuré!
Allons voir!
La lumière! la lumière!
[A ce moment, on entend courir à pas précipites et sourds, dans la chambre de gauche.-- Ensuite, un silence de mort.--Ils écoutent dans une muette terreur, jusqu'à ce que la porte de cette chambre s'ouvre lentement, la clarté de la pièce voisine s'irrue dans la salle, et la Soeur de Charité paraît sur le seuil, en ses vêtements noirs, et s'incline en faisant le signe de la croix, pour annoncer la mort de la femme. Ils comprennent, et après un moment d'indécision et d'effroi, entrent en silence dans la chambre mortuaire, tandis que l'Oncle, sur le pas de la porte, s'efface poliment, pour laisser passer les trois jeunes filles. L'aveugle, resté seul, se lève et s'agite, à tâtons, autour de la table, dans les ténèbres.]
Où allez-vous?--Où allez-vous?--Elles m'ont laissé tout seul!
FIN
A Charles Van Lerberghe.
Les Aveugles
PERSONAGES
LE PRÊTRE.
TROIS AVEUGLES-NÉS.
LE PLUS VIEIL AVEUGLE.
LE CINQUIÈME AVEUGLE.
LE SIXIÈME AVEUGLE.
TROIS VIEILLES AVEUGLES EN PRIÈRE.
LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.
UNE JEUNE AVEUGLE.
UNE AVEUGLE FOLLE.
LES AVEUGLES
[Une très ancienne forêt septentrionale, d'aspect éternel sous un ciel profondément étoilé.--Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un très vieux prêtre enveloppé d'un large manteau noir. Le buste et la tête, légèrement renversés et mortellement immobiles, s'appuient contre le tronc d'un chêne énorme et caverneux. La face est d'une immuable lividité de cire où s'entr'ouvrent les lèvres violettes. Les yeux muets et fixes ne regardent plus du côté visible de l'éternité, et semblent ensanglantés sous un grand nombre de douleurs immémoriales et de larmes. Les cheveux, d'une blancheur très grave, retombent en mèches roides et rares, sur le visage plus éclairé et plus las que tout ce qui l'entoure dans le silence attentif de la morne forêt. Les mains amaigries sont rigidement jointes sur les cuisses.--A droite, six vieillards aveugles sont assis sur des pierres, des souches et des feuilles mortes.--A gauche, et séparées d'eux par un arbre déraciné et des quartiers de roc, six femmes, également aveugles, sont assises en face des vieillards. Trois d'entre elles prient et se lamentent d'une voix sourde et sans interruption. Une autre est très vieille. La cinquième, en une attitude de muette démence, porte, sur les genoux, un petit enfant endormi. La sixième est d'une jeunesse éclatante et sa chevelure inonde tout son être. Elles ont, ainsi que les vieillards, d'amples vêtements, sombres et uniformes. La plupart attendent, les coudes sur les genoux et le visage entre les mains; et tous semblent avoir perdu l'habitude du geste inutile et ne détournent plus la tête aux rumeurs étouffées et inquiètes de l'Ile. De grands arbres funéraires, des ifs, des saules pleureurs, des cyprès, les couvrent de leurs ombres fidèles. Une touffe de longs asphodèles maladifs fleurit, non loin du prêtre, dans la nuit. Il fait extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, çà et là, s'efforce d'écarter un moment les ténèbres des feuillages.]
Il ne revient pas encore?
Vous m'avez éveillé!
Je dormais aussi.
Il ne revient pas encore?
Je n'entends rien venir.
Il est temps de rentrer à l'hospice.
Il faudrait savoir où nous sommes.
Il fait froid depuis son départ.
Quelqu'un sait-il où nous sommes?
Nous avons marché très longtemps; nous devons être très loin de l'hospice.
Ah! les femmes sont en face de nous?
Nous sommes assises en face de vous.
Attendez, je viens près de vous. [Il se lève et tâtonne.]--Où êtes-vous?--Parlez! que j'entende où vous êtes!
Ici; nous sommes assises sur des pierres.
[Il s'avance et se heurte contre le tronc d'arbre et les quartiers de roc.]
Il y a quelque chose entre nous...
Il vaut mieux rester à sa place!
Où êtes-vous assises?--Voulez-vous venir près de nous?
Nous n'osons pas nous lever!
Pourquoi nous a-t-il séparés?
J'entends prier du côté des femmes.
Oui; ce sont les trois vieilles qui prient.
Ce n'est pas le moment de prier!
Vous prierez tout à l'heure, au dortoir!
[Les trois vieilles continuent leurs prières.]
Je voudrais savoir à côté de qui je suis assis?
Je crois que je suis près de vous.
[Ils tâtonnent autour d'eux.]
Nous ne pouvons pas nous toucher!
Cependant, nous ne sommes pas loin l'un de l'autre. [Il tâtonne autour de lui, et heurte de son bâton le cinquième aveugle, qui gémit sourdement.] Celui qui n'entend pas est à côté de nous!
Je n'entends pas tout le monde; nous étions six tout à l'heure.
Je commence à me rendre compte. Interrogeons aussi les femmes; il faut savoir à quoi s'en tenir. J'entends toujours prier les trois vieilles; est-ce qu'elles sont ensemble?
Elles sont assises à côté de moi, sur un rocher.
Je suis assis sur des feuilles mortes!
Et la belle aveugle, où est-elle?
Elle est près de celles qui prient.
Où est la folle et son enfant?
Il dort; ne l'éveillez pas!
Oh! comme vous êtes loin de nous! Je vous croyais en face de moi!
Nous savons, à peu près, tout ce qu'il faut savoir; causons un peu, en attendant le retour du prêtre.
Il nous a dit de l'attendre en silence.
Nous ne sommes pas dans une église.
Vous ne savez pas où nous sommes.
J'ai peur quand je ne parle pas.
Savez-vous où est allé le prêtre?
Il me semble qu'il nous abandonne trop longtemps.
Il devient trop vieux. Il paraît que lui-même n'y voit plus depuis quelque temps. Il ne veut pas l'avouer, de peur qu'un autre ne vienne prendre sa place parmi nous; mais je soupçonne qu'il n'y voit presque plus. Il nous faudrait un autre guide; il ne nous écoute plus, et nous sommes trop nombreux. Il n'y a que les trois religieuses et lui qui voient dans la maison; et ils sont tous plus vieux que nous!--Je suis sûr qu'il nous a égarés et qu'il cherche le chemin. Où est-il allé?--Il n'a pas le droit de nous laisser ici...
Il est allé très loin; je crois qu'il a parlé sérieusement aux femmes.
Il ne parle plus qu'aux femmes?--Est-ce que nous n'existons plus?--Il faudra bien s'en plaindre à la fin!
A qui vous plaindrez-vous?
Je ne sais pas encore; nous verrons; nous verrons.--Mais où donc est-il allé?--Je le demande aux femmes.
Il était fatigué d'avoir marché si longtemps. Je crois qu'il s'est assis un moment au milieu de nous. Il est très triste et très faible depuis quelques jours. Il a peur depuis que le médecin est mort. Il est seul. Il ne parle presque plus. Je ne sais ce qui est arrivé. Il voulait absolument sortir aujourd'hui. Il disait qu'il voulait voir l'Ile, une dernière fois, sous le soleil, avant l'hiver. Il paraît que l'hiver sera très long et très froid et que les glaces viennent déjà du Nord. Il était très inquiet; on dit que les grands orages de ces jours passés ont gonflé le fleuve et que toutes les digues sont ébranlées. Il disait aussi que la mer l'effrayait; il parait qu'elle s'agite sans raison, et que les falaises de l'Ile ne sont plus assez hautes. Il voulait voir; mais il ne nous a pas dit ce qu'il a vu.--Maintenant, je crois qu'il est allé chercher du pain et de l'eau pour la folle. Il a dit qu'il lui faudrait aller très loin... Il faut attendre.
Il m'a pris les mains en partant; et ses mains tremblaient comme s'il avait eu peur. Puis il m'a embrassée...
Oh! oh!
Je lui ai demandé ce qui était arrivé. Il m'a dit qu'il ne savait pas. Il m'a dit que le règne des vieillards allait finir, peut-être...
Que voulait-il dire, en disant cela?
Je ne l'ai pas compris. Il m'a dit qu'il allait du côté du grand phare.
Y a-t-il un phare?
Oui, au Nord de l'Ile. Je crois que nous n'en sommes pas éloignés. Il disait qu'il voyait la clarté du fanal jusqu'ici, dans les feuilles. Il ne m'a jamais semblé plus triste qu'aujourd'hui, et je crois qu'il pleurait depuis quelques jours. Je ne sais pas pourquoi je pleurais aussi sans le voir. Je ne l'ai pas entendu s'en aller. Je ne l'ai plus interrogé. J'entendais qu'il souriait trop gravement; j'entendais qu'il fermait les yeux et qu'il voulait se taire...
Il ne nous a rien dit de tout cela!
Vous ne l'écoutez pas quand il parle!
Vous murmurez tous quand il parle!
Il nous a dit simplement «Bonne nuit» en s'en allant.
Il faut qu'il soit bien tard.
Il a dit deux ou trois fois «Bonne nuit» en s'en allant comme s'il allait dormir. J'entendais qu'il me regardait en disant « Bonne nuit; bonne nuit! »--La voix change quand on regarde quelqu'un fixement.
Ayez pitié de ceux qui ne voient pas!
Oui est-ce qui parle ainsi sans raison?
Je crois que c'est celui qui n'entend pas.
Taisez-vous!--ce n'est plus le moment de mendier!
Où allait-il chercher du pain et de l'eau?
Il est allé du côté de la mer.
On ne va pas ainsi vers la mer à son âge!
Sommes-nous près de la mer?
Oui; taisez-vous un instant; vous l'entendrez.
[Murmure d'une mer voisine et très calme contre les falaises.]
Je n'entends que les trois vieilles qui prient.
Ecoutez bien, vous l'entendrez à travers leurs prières.
Oui; j'entends quelque chose qui n'est pas loin de nous.
Elle était endormie; on dirait qu'elle s'éveille.
Il a eu tort de nous mener ici; je n'aime pas à entendre ce bruit.
Vous savez bien que l'Ile n'est pas grande, et qu'on l'entend dès qu'on sort de l'enclos de l'hospice.
Je ne l'ai jamais écoutée.
Il me semble qu'elle est à côté de nous aujourd'hui; je n'aime pas à l'entendre de près.
Moi non plus; d'ailleurs, nous ne demandons pas à sortir de l'hospice.
Nous ne sommes jamais venus jusqu'ici; il était inutile de nous mener si loin.
Il faisait très beau ce matin; il a voulu nous faire jouir des derniers jours de soleil, avant de nous enfermer tout l'hiver dans l'hospice.
Mais j'aime mieux rester dans l'hospice!
Il disait aussi qu'il nous fallait connaître un peu la petite Ile où nous sommes. Lui-même ne l'a jamais entièrement parcourue; il y a une montagne où personne n'a monté, des vallées où l'on n'aime pas à descendre et des grottes où nul n'a pénétré jusqu'ici. Il disait enfin qu'il ne fallait pas toujours attendre le soleil sous les voûtes du dortoir; il voulait nous mener jusqu'au bord de la mer. Il y est allé seul.
Il a raison; il faut songer à vivre.
Mais il n'y a rien à voir au dehors!
Sommes-nous au soleil, maintenant?
Je ne crois pas; il me semble qu'il est très tard.
Quelle heure est-il?
Je ne sais pas.--Personne ne le sait.
Est-ce qu'il fait clair encore? [Au sixième aveugle.]--Ou êtes-vous?-- Voyons; vous qui voyez un peu, voyons!
Je crois qu'il fait très noir; quand il fait du soleil, je vois une ligne bleue sous mes paupières; j'en ai vu une, il y a bien longtemps; mais à présent, je n'aperçois plus rien.
Moi, je sais qu'il est tard quand j'ai faim, et j'ai faim.
Mais regardez le ciel; vous y verrez peut-être quelque chose!
[Tous lèvent la tête vers le ciel, à l'exception des trois aveugles-nés qui continuent de regarder la terre.]
Je ne sais si nous sommes sous le ciel.
La voix résonne comme si nous étions dans une grotte.
Je crois plutôt qu'elle résonne ainsi parce que c'est le soir.
Il me semble que je sens le clair de lune sur mes mains.
Je crois qu'il y a des étoiles; je les entends.
Moi aussi.
Je n'entends aucun bruit.
Je n'entends que le bruit de nos souffles!
Je crois que les femmes ont raison.
Je n'ai jamais entendu les étoiles.
Nous non plus.
[Un vol d'oiseaux nocturnes s'abat subitement dans les feuillages.]
Ecoutez! écoutez!--Qu'y a-t-il au-dessus de nous?--Entendez-vous?
Quelque chose a passé entre le ciel et nous!
Je ne connais pas la nature de ce bruit.--Je voudrais rentrer à l'hospice.
Il faudrait savoir où nous sommes!
J'ai essayé de me lever; il n'y a que des épines autour de moi; je n'ose plus étendre les mains.
Il faudrait savoir où nous sommes!
Nous ne pouvons pas le savoir!
Il faut que nous soyons très loin de la maison; je ne comprends plus aucun bruit.
Depuis longtemps, je sens l'odeur des feuilles mortes!
Quelqu'un a-t-il vu l'Ile autrefois et peut-il nous dire où nous sommes?
Nous étions tous aveugles en arrivant ici.
Nous n'avons jamais vu.
Ne nous inquiétons pas inutilement; il reviendra bientôt; attendons encore; mais à l'avenir, nous ne sortirons plus avec lui.
Nous ne pouvons pas sortir seuls!
Nous ne sortirons plus, j'aime mieux ne pas sortir.
Nous n'avions pas envie de sortir, personne ne l'avait demandé.
C'était jour de fête dans l'Ile; nous sortons toujours aux grandes fêtes.
Il est venu me frapper sur l'épaule pendant que je dormais encore, en me disant: Levez-vous, levez-vous, il est temps, le soleil est très haut!--Etait-ce vrai? Je ne m'en suis pas aperçu. Je n'ai jamais vu le soleil.
Moi, j'ai vu le soleil lorsque j'étais très jeune.
Moi aussi; il y a des années; lorsque j'étais enfant; mais je ne m'en souviens presque plus.
Pourquoi veut-il que nous sortions chaque fois que le soleil se montre? Qui est-ce qui s'en aperçoit? Je ne sais jamais si je me promène à midi ou à minuit.
J'aime mieux sortir à midi; je soupçonne alors de grandes clartés; et mes yeux font de grands efforts pour s'ouvrir.
Je préfère rester au réfectoire, près du bon feu de houille; il y avait un grand feu ce matin...
Il pouvait nous mener au soleil dans la cour; on est à l'abri des murailles; on ne peut pas sortir, il n'y a rien à craindre quand la porte est fermée;--je la ferme toujours.--Pourquoi me touchez-vous le coude gauche?
Je ne vous ai pas touché; je ne peux pas vous atteindre.
Je vous dis que quelqu'un m'a touché le coude!
Ce n'est pas un de nous.
Mon Dieu! mon Dieu! dites-nous donc où nous sommes!
Nous ne pouvons pas attendre éternellement!
[Une horloge très lointaine sonne douze coups très lents.]
Oh! comme nous sommes loin de l'hospice!
Il est minuit!
Il est midi!--Quelqu'un le sait-il?--Parlez!
Je ne sais pas; mais je crois que nous sommes à l'ombre.
Je ne m'y reconnais plus; nous avons dormi trop longtemps!
J'ai faim!
Nous avons faim et soif!
Y a-t-il longtemps que nous sommes ici?
Il me semble que je suis ici depuis des siècles!
Je commence à comprendre où nous sommes...
Il faudrait aller du côté où minuit est sonné...
[Tous les oiseaux nocturnes exultent subitement dans les ténèbres.]
Entendez-vous?--Entendez-vous?
Nous ne sommes pas seuls ici?
Il y a longtemps que je me doute de quelque chose; on nous écoute.-- Est-il revenu?
Je ne sais pas ce que c'est; c'est au-dessus de nous.
Les autres n'ont-ils rien entendu?--Vous vous taisez toujours!
Nous écoutons encore.
J'entends des ailes autour de moi!
Mon Dieu! mon Dieu! dites-nous donc où nous sommes!
Je commence à comprendre où nous sommes... L'hospice est de l'autre côté du grand fleuve; nous avons passé le vieux pont. Il nous a conduits au nord de l'Ile. Nous ne sommes pas loin du fleuve, et peut-être l'entendrions-nous si nous écoutions un moment... Il faudrait aller jusqu'au bord de l'eau s'il ne revenait pas... Il y passe, jour et nuit, de grands navires et les matelots nous apercevront sur les rives. Il se peut que nous soyons dans la forêt qui entoure le phare; mais je n'en connais pas l'issue... Quelqu'un veut-il me suivre?
Restons assis!--Attendons, attendons;--on ne connaît pas la direction du grand fleuve, et il y a des marais tout autour de l'hospice; attendons, attendons... Il reviendra; il faut qu'il revienne!
Quelqu'un sait-il par où nous sommes venus? Il nous l'a expliqué en marchant.
Je n'y ai pas fait attention.
Quelqu'un l'a-t-il écouté?
Il faut l'écouter à l'avenir.
Quelqu'un de nous est-il né dans l'Ile?
Vous savez bien que nous venons d'ailleurs.
Nous venons de l'autre côté de la mer.
J'ai cru mourir pendant la traversée.
Moi aussi;--nous sommes venus ensemble.
Nous sommes tous les trois de la même paroisse.
On dit qu'on peut la voir d'ici, par un temps clair;--vers le Nord.--Elle n'a pas de clocher.
Nous avons abordé par hasard.
Je viens d'un autre côté...
D'où venez-vous?
Je n'ose plus y songer... Je ne m'en souviens presque plus quand j'en parle... Il y a trop longtemps... Il y faisait plus froid qu'ici...
Moi, je viens de très loin...
D'où venez-vous donc?
Je ne saurais le dire. Comment voulez-vous que je vous l'explique?-- C'est trop loin d'ici; c'est au delà des mers. Je viens d'un grand pays... Je ne pourrais le montrer que par signes; mais nous n'y voyons plus... J'ai erré trop longtemps... Mais j'ai vu le soleil et l'eau et le feu, des montagnes, des visages et d'étranges fleurs... Il n'y en a pas de pareilles dans cette Ile; il y fait trop sombre et trop froid... Je n'en ai plus reconnu le parfum depuis que je n'y vois plus... Mais j'ai vu mes parents et mes soeurs... J'étais trop jeune alors pour savoir où j'étais... Je jouais encore au bord de la mer... Mais comme je me souviens d'avoir vu!... Un jour, je regardais la neige du haut d'une montagne... Je commençais à distinguer ceux qui seront malheureux...
Que voulez-vous dire?
Je les distingue encore à leur voix par moments... J'ai des souvenirs qui sont plus clairs quand je n'y pense pas...
Moi, je n'ai pas de souvenirs...
[Un vol de grands oiseaux migrateurs passe avec des clameurs au-dessus des feuillages.]