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Théâtre 1: La Princesse Maleine (1890) - L'Intruse (1890) - Les Aveugles (1891)

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LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Quelque chose passe encore sous le ciel I

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Pourquoi êtes-vous venue ici?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

A qui demandez-vous cela?

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

A notre jeune soeur.

LA JEUNE AVEUGLE.

On m'avait dit qu'il pouvait me guérir. Il m'a dit que je verrai un jour; alors je pourrai quitter l'Ile...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Nous voudrions tous quitter l'Ile!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Nous resterons toujours ici!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il est trop vieux; il n'aura pas le temps de nous guérir!

LA JEUNE AVEUGLE.

Mes paupières sont fermées, mais je sens que mes yeux sont en vie...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Les miennes sont ouvertes.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je dors les yeux ouverts.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Ne parlons pas de nos yeux!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il n'y a pas longtemps que vous êtes ici?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

J'ai entendu un soir, pendant la prière, du côté des femmes, une voix que je ne connaissais pas; et j'entendais à votre voix que vous étiez très jeune... J'aurais voulu vous voir, à vous entendre...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je ne m'en suis pas aperçu.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il ne nous avertit jamais!

LE SIXIÈME AVEUGLE.

On dit que vous êtes belle comme une femme qui vient de très loin?

LA JEUNE AVEUGLE.

Je ne me suis jamais vue.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Nous ne nous sommes jamais vus les uns les autres. Nous nous interrogeons et nous nous répondons; nous vivons ensemble, nous sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce que nous sommes!... Nous avons beau nous toucher des deux mains; les yeux en savent plus que les mains...

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je vois parfois vos ombres quand vous êtes au soleil.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Nous n'avons jamais vu la maison où nous vivons; nous avons beau tâter les murs et les fenêtres; nous ne savons pas où nous vivons!...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

On dit que c'est un vieux château très sombre et très misérable, on n'y voit jamais de lumière, si ce n'est dans la tour où se trouve la chambre du prêtre.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il ne faut pas de lumière à ceux qui ne voient pas.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Quand je garde le troupeau, aux environs de l'hospice, les brebis rentrent d'elles-mêmes, en apercevant, le soir, cette lumière de la tour...--Elles ne m'ont jamais égaré.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus! On dirait que nous sommes toujours seuls!... Ilfaut voir pour aimer...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je rêve parfois que je vois...

LE PLUS VIEL AVEUGLE.

Moi, je ne vois que quand je rêve...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je ne rêve, d'ordinaire, qu'à minuit.

[Une rafale ébranle la forêt, et les feuilles tombent en masses sombres.]

LE CINQUIÈME AVEUGLE.

Oui est-ce qui m'a touché les mains?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Quelque chose tombe autour de nous!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Cela vient d'en haut; je ne sais ce que c'est...

LE CINQUIÈME AVEUGLE.

Oui est-ce qui m'a touché les mains?--Je m'étais endormi; laissez-moi dormir!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Personne n'a touché vos mains.

LE CINQUIÈME AVEUGLE.

Qui est-ce qui m'a pris les mains? Répondez à haute voix, j'ai l'oreille un peu dure...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Nous ne le savons pas nous-mémes.

LE CINQUIÈME AVEUGLE.

Est-on venu nous avertir?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il est inutile de répondre; il n'entend rien.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il faut avouer que les sourds sont bien malheureux!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je suis las d'être assis!

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je suis las d'être ici!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il me semble que nous sommes si loin les uns des autres... Essayons de nous rapprocher un peu;--il commence à faire froid...

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je n'ose pas me lever! il vaut mieux rester à sa place.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

On ne sait pas ce qu'il peut y avoir entre nous.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je crois que mes deux mains sont en sang; j'ai voulu me mettre debout.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

J'entends que vous vous penchez vers moi.

[L'aveugle folle se frotte violemment les yeux en gémissant et en se tournant obstinément vers le prêtre immobile.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

J'entends encore un autre bruit...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois que c'est notre pauvre soeur qui se frotte les yeux.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Elle ne fait jamais autre chose; je l'entends toutes les nuits.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Elle est folle; elle ne dit jamais rien.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Elle ne parle plus depuis qu'elle a eu son enfant... Elle semble toujours avoir peur...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Vous n'avez donc pas peur ici?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qui donc?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Vous autres tous!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Oui, oui, nous avons peur!

LA JEUNE AVEUGLE.

Nous avons peur depuis longtemps!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Pourquoi demandez-vous cela?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je ne sais pas pourquoi je le demande!... Il me semble que j'entends pleurer tout à coup parmi nous!...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il ne faut pas avoir peur; je crois que c'est la folle...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Il y a encore autre chose... Je suis sûr qu'il y'a encore autre chose... Ce n'est pas de cela seul que j'ai peur...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Elle pleure toujours lorsqu'elle va allaiter son enfant.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il n'y a qu'elle qui pleure ainsi!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

On dit qu'elle y voit encore par moments...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

On n'entend pas pleurer les autres...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Il faut voir pour pleurer...

LA JEUNE AVEUGLE.

Je sens une odeur de fleurs autour de nous...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je ne sens que l'odeur de la terre!

LA JEUNE AVEUGLE.

Il y a des fleurs, il y a des fleurs autour de nous!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je ne sens que l'odeur de la terre!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

J'ai senti des fleurs dans le vent...

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je ne sens que l'odeur de la terre!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je crois qu'elles ont raison.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Où sont-elles?--J'irai les cueillir.

LA JEUNE AVEUGLE.

A votre droite, levez-vous.

[Le sixième aveugle se lève lentement et s'avance à tâtons, en se heurtant aux buissons et aux arbres, vers les asphodèles qu'il renverse et écrase sur son passage.]

LA JEUNE AVEUGLE.

J'entends que vous brisez des tiges vertes! Arrêtez-vous! arrêtez-vous!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Ne vous occupez pas des fleurs, mais songez au retour!

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je n'ose plus revenir sur mes pas!

LA JEUNE AVEUGLE.

II ne faut pas revenir!--Attendez.--[Elle se lève.]--Oh! comme la terre est froide! Il va geler.--[Elle s'avance sans hésitation vers les étranges et pâles asphodèles, mais elle est arrêtée par l'arbre renversé et les quartiers de roc, aux environs des fleurs.]--Elles sont ici!--Je ne puis les atteindre; elles sont de votre côté.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je crois que je les cueille.

[Il cueille, à tâtons, les fleurs épargnées, et les lui offre; les oiseaux nocturnes s'envolent.]

LA JEUNE AVEUGLE.

Il me semble que j'ai vu ces fleurs autrefois. Je ne sais plus leur nom... Mais comme elles sont malades, et comme leur tige est molle! Je ne les reconnais presque pas... Je crois que c'est la fleur des morts...

[Elle tresse des asphodèles dans sa chevelure.]

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

J'entends le bruit de vos cheveux.

LA JEUNE AVEUGLE.

Ce sont les fleurs...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Nous ne vous verrons pas...

LA JEUNE AVEUGLE.

Je ne me verrai pas non plus... J'ai froid.

[En ce moment, le vent s'élève dans la foret, et la mère mugit, tout à coup et violemment, contre des falaises très voisines.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il tonne!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je crois que c'est une tempête qui s'élève.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois que c'est la mer.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

La mer?--Est-ce que c'est la mer?--Mais elle est à deux pas de nous!-- Elle est à côté de nous! Je l'entends tout autour de moi!--Il faut que ce soit autre chose!

LA JEUNE AVEUGLE.

J'entends le bruit des vagues à mes pieds.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je crois que c'est le vent dans les feuilles mortes.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je crois que les femmes ont raison.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Elle va venir ici!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

D'où vient le vent?

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il vient du côté de la mer.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Il vient toujours du côté de la mer; elle nous entoure de tous côtés. Il ne peut pas venir d'autre part...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Ne songeons plus à la mer!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Mais il faut y songer puisqu'elle va nous atteindre!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Vous ne savez pas si c'est elle...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

J'entends ses vagues comme si j'allais y tremper les deux mains! Nous ne pouvons pas rester ici! Elles sont peut-être autour de nous!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE

Où voulez-vous aller?

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

N'importe où! n'importe où! Je ne veux plus entendre le bruit de ces eaux! Allons-nous-en! Allons-nous-en!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il me semble que j'entends encore autre chose.--Ecoutez!

[On entend un bruit de pas précipités et lointains, dans les feuilles mortes.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Quelque chose s'approche!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il vient! II vient! Il revient!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il vient à petits pas, comme un petit enfant...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Ne lui faisons pas de reproches aujourd'hui!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois que ce n'est pas le pas d'un homme!

[Un grand chien entre dans la forêt, et passe devant les aveugles.--Silence.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qui est-là?--Oui ètes-vous?--Ayez pitié de nous, nous attendons depuis si longtemps!... [Le chien s'arrête et vient poser les pattes de devant sur les genoux de l'aveugle.] Ah! ah! qu'avez-vous mis sur mes genoux? Qu'est-ce que c'est?... Est-ce une bête?--Je crois que c'est un chien?... Oh! oh! c'est le chien! c'est le chien de l'hospice! Viens ici! viens ici! Il vient nous délivrer! Viens ici! viens ici!

LES AUTRES AVEUGLES.

Viens ici! viens ici!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il vient nous délivrer! Il a suivi nos traces jusqu'ici. Il me lèche les mains comme s'il me retrouvait après des siècles!

LES AUTRES AVEUGLES.

Viens ici! viens ici!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Il précède peut-être quelqu'un?...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Non, non, il est seul.--Je n'entends rien venir.--Il ne nous faut pas d'autre guide; il n'y en a pas de meilleur. Il nous conduira partout où nous voulons aller; il nous obéira...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je n'ose pas le suivre.

LA JEUNE AVEUGLE.

Moi non plus.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Pourquoi pas? Il y voit mieux que nous.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

N'écoutons pas les femmes!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Quelque chose est changé dans le ciel; je respire librement; l'air est pur maintenant...

LA PLUS VEILLE AVEUGLE.

C'est le vent de la mer qui passe autour de nous.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Il me semble qu'il va faire clair; je crois que le soleil se lève...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois qu'il va faire froid...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Nous allons retrouver notre route. Il m'entraîne!... il m'entraîne. Il est ivre de joie!--Je ne peux plus le retenir?... Suivez-moi! suivez-moi! Nous retournons à la maison!...

[Il se lève, entraîné par le chien qui le mène vers le prêtre immobile, et s'arrête.]

LES AUTRES AVEUGLES.

Où êtes-vous? Où êtes-vous?--Où allez-vous?--Prenez garde!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Attendez! attendez! Ne me suivez pas encore; je reviendrai... Il s'arrête.--Qu'y a-t-il?--Ah! ah! J'ai touché quelque chose de très froid!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Que dites-vous? On n'entend presque plus votre voix.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

J'ai touché!... Je crois que je touche un visage!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Que dites-vous?--On ne vous comprend presque plus. Qu'avez-vous?--Où êtes-vous?--Etes-vous déjà si loin de nous?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Oh! oh! oh!--Je ne sais pas encore ce que c'est...--Il y a un mort au milieu de nous!

LES AUTRES AVEUGLES.

Un mort au milieu de nous?--Où êtes-vous? où êtes-vous?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il y a un mort parmi nous, vous dis-je! Oh! oh! j'ai touché le visage d'un mort!--Vous êtes assis à côté d'un mort! Il faut que l'un de nous soit mort subitement! Mais parlez donc, enfin, que je sache ceux qui vivent! Où êtes-vous?--Répondez! répondez tous ensemble!

[Les aveugles répondent successivement, à l'exception de l'aveugle folle et de l'aveugle sourd: les trois vieilles ont cessé leurs prières.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je ne distingue plus vos voix!... Vous parlez tous de même!... Elles tremblent toutes!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il y en a deux qui n'ont pas répondu... Où sont-ils?

[Il touche de son bâton le cinquième aveugle.]

LE CINQUIÈME AVEUGLE.

Oh! oh! J'étais endormi; laissez-moi dormir!

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Ce n'est pas lui.--Est-ce la folle?

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Elle est assise à côté de moi; je l'entends vivre.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je crois... Je crois que c'est le prêtre!--Il est debout! Venez! venez! venez!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il est debout?

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il n'est pas mort, alors!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Où est-il?

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Allons voir!...

[Ils se lèvent tous, à l'exception de la folle et du cinquième aveugle, et s'avancent, à tâtons, vers le mort.]

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Est-il ici?--Est-ce lui?

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Oui! oui! je le reconnais!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Mon Dieu! mon Dieu! Qu'allons-nous devenir!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Mon père! mon père!--Est-ce vous? mon père, qu'est-il donc arrivé?-- Qu'avez-vous?--Répondez-nous!--Nous sommes tous autour de vous...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Apportez de l'eau; il vit peut-être encore...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Essayons... Il pourra peut-être nous reconduire à l'hospice.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

C'est inutile; je n'entends plus son coeur.--Il est froid...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il est mort sans rien dire.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il aurait dû nous prévenir.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Oh! comme il était vieux!... C'est la première fois que je touche son visage...

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ [tâtant le cadavre].

Il est plus grand que nous!...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Ses yeux sont grands ouverts; il est mort les mains jointes...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il est mort, ainsi sans raison...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il n'est pas debout, il est assis sur une pierre...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Mon Dieu! mon Dieu! Je ne savais pas tout cela!... tout cela... Il était malade depuis si longtemps... Il a dû souffrir aujourd'hui!...--Il ne se plaignait pas... Il ne se plaignait qu'en nous serrant les mains... On ne comprend pas toujours... On ne comprend jamais!... Allons prier autour de lui; mettez-vous à genoux...

[Les femmes s'agenouillent en gémissant.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je n'ose pas me mettre à genoux...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

On ne sait pas sur quoi l'on s'agenouille...

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Etait-il malade?... Il ne nous l'a pas dit...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

J'ai entendu qu'il parlait à voix basse en s'en allant... Je crois qu'il parlait à notre jeune soeur; qu'a-t-il dit?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Elle ne veut pas répondre.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Vous ne voulez plus nous répondre?--Où donc êtes-vous?--Parlez!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Vous l'avez trop fait souffrir; vous l'avez fait mourir... Vous ne vouliez plus avancer; vous vouliez vous asseoir sur les pierres de la route, pour manger; vous avez murmuré tout le jour... Je l'entendais soupirer... Il a perdu courage...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Etait-il malade? le saviez-vous?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Nous ne savions rien... Nous ne l'avons jamais vu... Quand donc avons-nous su quelque chose sous nos pauvres yeux morts?... Il ne se plaignait pas... Maintenant c'est trop tard... J'en ai vu mourir trois... mais jamais ainsi!... Maintenant c'est à notre tour...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Ce n'est pas moi qui l'ai fait souffrir.--Je n'ai rien dit...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Moi non plus; nous l'avons suivi sans rien dire...

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il est mort en allant chercher de l'eau pour la folle...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qu'allons-nous faire? Où irons-nous?

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Où est le chien?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Ici; il ne veut pas s'éloigner du mort.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Entrainez-le! Ecartez-le!$ écartez-le!$

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Il ne veut pas quitter le mort!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Nous ne pouvons pas attendre à côté d'un mort!... Nous ne pouvons pas mourir ici dans les ténèbres!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Restons ensemble; ne nous écartons pas les uns des autres; tenons-nous par la main; asseyons-nous tous sur cette pierre... Où sont les autres... Venez ici! venez! venez!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Où êtes-vous?

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Ici; je suis ici. Sommes-nous tous réunis?--Venez plus près de moi.-- Où sont vos mains?--Il fait très froid.

LA JEUNE AVEUGLE.

Oh! comme vos mains sont froides!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Que faites-vous?

LA JEUNE AVEUGLE.

Je mettais les mains sur mes yeux; je croyais que j'allais y voir tout à coup...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qui est-ce qui pleure ainsi?

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

C'est la folle qui sanglote.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Elle ne sait pas la vérité?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je crois que nous allons mourir ici...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Quelqu'un viendra peut-être...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je pense que les religieuses sortiront de l'hospice...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Elles ne sortent pas le soir.

LA JEUNE AVEUGLE.

Elles ne sortent jamais.

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je pense que les hommes du grand phare nous apercevront...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Ils ne descendent pas de leur tour.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Ils nous verront peut-être...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Ils regardent toujours du côté de la mer.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il fait froid!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Ecoutez les feuilles mortes; je crois qu'il gèle.

LA JEUNE AVEUGLE.

Oh! comme la terre est dure!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

J'entends, à ma gauche, un bruit que je ne comprends pas...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

C'est la mer qui gémit contre les rochers.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je croyais que c'étaient les femmes.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

J'entends les glaçons se briser sous les vagues...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qui est-ce qui grelotte ainsi? Il nous fait trembler tous sur la pierre!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je ne puis plus ouvrir les mains.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

J'entends encore un bruit que je ne comprends pas...

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Qui est-ce qui grelotte ainsi parmi nous? Il fait trembler la pierre!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je crois que c'est une femme.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois que c'est la folle qui grelotte le plus fort.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

On n'entend pas son enfant.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Je crois qu'il tette encore.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Il est le seul qui puisse voir où nous sommes!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

J'entends le vent du Nord.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Je crois qu'il n'y a plus d'étoiles; il va neiger.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Si l'un de nous s'endort, il faut qu'on le réveille.

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

J'ai sommeil cependant!

[Une rafale fait tourbillonner les feuilles mortes.]

LA JEUNE AVEUGLE.

Entendez-vous les feuilles mortes?--Je crois que quelqu'un vient vers nous...

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

C'est le vent; écoutez!

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ.

Il ne viendra plus personne!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Les grands froids vont venir...

LA JEUNE AVEUGLE.

J'entends marcher dans le lointain.

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Je n'entends que les feuilles mortes!

LA JEUNE AVEUGLE.

J'entends marcher très loin de nous!

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ.

Je n'entends que le vent du Nord!

LA JEUNE AVEUGLE.

Je vous dis que quelqu'un vient vers nous!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

J'entends un bruit de pas très lents...

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Je crois que les femmes ont raison!

[Il commence à neiger à gros flocons.]

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Oh! oh! qu'est-ce qui tombe de si froid sur mes mains?

SIXIÈME AVEUGLE.

Il neige!

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

Serrons-nous les uns contre les autres!

LA JEUNE AVEUGLE.

Ecoutez-donc le bruit des pas!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Pour Dieu! faites silence un instant!

LA JEUNE AVEUGLE.

Ils se rapprochent! ils se rapprochent! écoutez-donc!

[Ici l'enfant de l'aveugle folle se met à vagir subitement dans les ténèbres.]

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

L'enfant pleure?

LA JEUNE AVEUGLE.

Il voit! il voit! Il faut qu'il voie quelque chose puisqu'il pleure. [Elle saisit l'enfant dans ses bras et s'avance dans la direction d'où semble venir le bruit des pas; les autres femmes la suivent anxieusement et l'entourent.] Je vais à sa rencontre!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Prenez garde!

LA JEUNE AVEUGLE.

Oh! comme il pleure!--Qu'y a-t-il?--Ne pleure pas.--N'aie pas peur; il n'y a rien à craindre, nous sommes ici; nous sommes autour de toi.--Que vois-tu?--Ne crains rien.--Ne pleure pas ainsi! Que vois-tu?--Dis, que vois-tu?

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Le bruit des pas se rapproche par ici; écoutez donc! écoutez donc!

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

J'entends le frôlement d'une robe contre les feuilles mortes.

LE SIXIÈME AVEUGLE.

Est-ce une femme?

LE PLUS VIEIL AVEUGLE.

Est-ce que c'est un bruit de pas?

PREMIER AVEUGLE-NÉ.

C'est peut-être la mer dans les feuilles mortes?

LA JEUNE AVEUGLE.

Non, non! ce sont des pas! ce sont des pas! ce sont des pas!

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Nous allons le savoir; écoutez donc les feuilles mortes!

LA JEUNE AVEUGLE.

Je les entends, je les entends presque à côté de nous! écoutez! écoutez!--Que vois-tu? Que vois-tu?

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

De quel côté regarde-t-il?

LA JEUNE AVEUGLE.

Il suit toujours le bruit des pas!--Regardez! regardez! Quand je le tourne il se retourne pour voir... Il voit! il voit! il voit!--Il faut qu'il voie quelque chose d'étrange!...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE [elle s'avance].

Elevez-le au-dessus de nous, afin qu'il puisse voir.

LA JEUNE AVEUGLE.

Ecartez-vous! écartez-vous! [Elle élève l'enfant au dessus du groupe d'aveugles.]--Les pas se sont arrêtés parmi nous!...

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Ils sont ici! Ils sont au milieu de nous î...

LA JEUNE AVEUGLE.

Qui êtes-vous?

[Silence.]

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE.

Ayez pitié de nous!

[Silence.--L'enfant pleure plus désespérément.]

FIN

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