Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)
Du cap Martin nous chevauchâmes dans la vallée du Bousfeka pour remonter vers Tétouan, en suivant en partie le chemin établi par les Espagnols, et dont j’ai parlé. On se forme l’idée la plus exacte de la position topographique de Tétouan en revenant par ce chemin. Entre le cap Negro et le cap Marari s’étend vers l’ouest la large vallée du Bousfeka, qui porte différents noms selon les endroits. A Tétouan cette vallée est resserrée par un contrefort de grès rouge, s’avançant du nord au sud, de sorte qu’il reste seulement une passe étroite au sud des murs de Tétouan, par laquelle le fleuve se glisse entre la ville et la montagne. Sur ce contrefort se dresse Tétouan, sur une pente légère du sud au nord, de sorte que le plus haut endroit de la ville, la kasba, à peu près à 90 mètres de hauteur, est déjà dans la région du calcaire, tandis que le sous-sol de la ville appartient au grès rouge. La réputation qu’a value à Tétouan sa situation naturelle est pleinement justifiée.
Par les hautes eaux, de petits navires franchissent la barre et s’avancent un peu dans la rivière, pour recevoir les produits dont l’exportation est permise. Celle des oranges est particulièrement active ; elles sont produites, en excellente qualité, par les grands jardins qui couvrent la vallée fertile, mais souvent exposée aux débordements du Bousfeka. Ces oranges vont surtout de là, par de petits bâtiments côtiers, dans les ports algériens, et principalement à Oran ; malgré la douane, les découpeurs d’écorces, Espagnols habitant Tétouan, embarquent en contrebande de grandes quantités de liège, qui sont ensuite transportées en France.
Le 25 novembre, fut célébrée la fête de l’Agneau, qui répond à notre Noël. C’est une règle ici que chaque Mahométan doit tuer un agneau, de sorte qu’à cette époque il se fait à Tétouan un commerce actif de bestiaux. Dans l’intérieur des familles on a l’habitude de se faire des cadeaux, comme chez nous pour l’anniversaire de la naissance du Christ. La cérémonie du sacrifice de l’Agneau a lieu dans chaque ville, avec la coopération de la population, des soldats, des fonctionnaires et des prêtres. A Tétouan le caïd, les autres fonctionnaires et les chourafa se rendirent de grand matin dans une petite mosquée en dehors de la ville, près d’un cimetière mahométan. Là beaucoup de prières furent dites et un agneau sacrifié ; des coups de canon annoncèrent l’événement. La superstition consiste seulement en ceci : quand l’agneau, qui est frappé d’une façon particulière, peut être porté à la ville encore vivant, c’est un signe favorable pour la nouvelle année ; inversement, quand l’animal a expiré, c’est un présage de malheurs. Aussitôt que l’agneau est frappé, il est placé sur un mulet, que poussent deux cavaliers, et le tout part pour la ville dans une course échevelée, pour porter l’animal, encore vivant s’il est possible, au palais du gouverneur. Entre la mosquée et la porte de la ville, l’espace est couvert d’une épaisse foule d’hommes et de femmes ; mais la fête est surtout pour la jeunesse mâle. Elle cavalcade en habits de fête et de grand matin sur des chevaux, des mulets et des ânes ; quand le coup de canon retentit et que les trois cavaliers paraissent, tous les jeunes gens se lancent à leur suite avec des cris de joie retentissants.
La fête de cette année n’était pas aussi brillante, car peu de soldats étaient demeurés à Tétouan ; le reste ainsi que le gouverneur se trouvaient dans les districts montagneux du sud, où les habitants s’étaient encore une fois révoltés contre le sultan.
J’employai mon après-midi à une nouvelle excursion autour de Tétouan. Nous visitâmes une caverne au nord de la ville, dans la région du grès rouge ; celle-ci s’avance assez loin dans la montagne. Nous avions pris des lumières, et nous y rampâmes quelque temps ; mais la température y était insupportable, et, comme d’ailleurs nous ne trouvâmes rien que quelques épines de porc-épic, nous en partîmes bientôt. Dans les couches de marne et d’argile situées non loin de là, nous recueillîmes quelques fossiles, et nous visitâmes une carrière dans laquelle le grès rouge se développe en belles plaques verticales ; nous arrivâmes ensuite à une antique tour mauresque, nommée Kal-lalîm, d’où l’on a une jolie vue jusqu’à la mer. Nous revînmes à Tétouan par de beaux jardins plantés d’orangers, de figuiers, d’oliviers sauvages, de caroubiers et d’un autre arbuste à moi inconnu, qui porte un fruit jaune dont on fait une sorte d’eau-de-vie. Je rencontrai dans la ville un Arabe, chérif de Chichaouan, et j’utilisai naturellement cette rencontre pour lui parler de mon projet. Il me dit qu’il croyait à un soulèvement dans les montagnes environnantes, mais que néanmoins il circulait des marchands entre Tétouan et Chichaouan et que je pouvais très bien y aller ; il consentait même à m’y accompagner.
Ce soir-là j’assistai à deux noces israélites ; les deux fêtes furent les mêmes, mais l’une des familles était très riche, et l’autre moins. La fiancée est étendue sur un lit dans la maison de ses parents, et ses proches la parent en présence d’une foule d’invités. Aussitôt qu’on la retire du lit, très élevé et garni de rideaux, elle doit ne plus ouvrir les yeux, mais les tenir constamment clos. Quelques vieilles femmes commencent alors à la coiffer d’une perruque et d’une foule de hauts et minces cylindres de fin filigrane d’or et d’argent ; dès qu’une pièce de la parure est mise à sa place, les femmes commencent un cri particulier ; pendant tout ce temps, les sœurs et les amis de la fiancée frappent sur des tambourins en chantant, de manière à faire un grand bruit dans ces pièces souvent étroites et combles de spectateurs.
Puis on peint la fiancée ; ses sourcils, déjà noirs par eux-mêmes, sont encore teints en noir, et sur ses deux joues est peinte une grande tache rouge, qui lui sied... horriblement, et défigure d’une manière désagréable le plus joli visage. Le reste de la figure est poudré à blanc, et la malheureuse créature reste là pendant des heures, raide comme une poupée de cire, avec défense de bouger ou même d’ouvrir les yeux. Les vêtements de la fiancée et des filles d’honneur sont garnis de magnifiques broderies d’or, et leur coiffure est riche et originale. Quand cette toilette publique, qui dure des heures, est terminée, la fiancée est portée par quelques hommes sur une chaise, de la maison de ses parents à celle de son fiancé, sous l’escorte de la jeunesse féminine et masculine, menant grand bruit dans les rues et portant de petites bougies de cire. La véritable remise de la fiancée à son futur mari a lieu le matin suivant ; mais le jeune couple doit avoir auparavant triomphé de plusieurs épreuves. On me dit que, chez les Juifs strictement orthodoxes, l’usage est le suivant. Le mari doit rester très peu de temps avec sa femme, le matin qui suit cette fête ; puis la jeune femme lui est reprise, menée au bain et ramenée chez ses parents. Ce n’est qu’au bout de quatorze jours que le jeune mari prend véritablement possession de sa femme. Il est vraiment singulier de voir quels raffinements les hommes emploient pour se rendre réciproquement la vie pénible, et comment la mode et les coutumes influent sur les circonstances naturelles et normales de la vie, pour en faire une sorte de caricature.
Le jour suivant, le temps devint mauvais, et j’eus toutes sortes de contrariétés. Un petit malaise me retint à la chambre ; le chérif de Chichaouan vint pour me déclarer qu’il ne pouvait partir avec moi ; évidemment le châlif le lui avait interdit. Quand enfin, le 28 novembre, les lettres de Tanger arrivèrent, je fus complètement désappointé. Chez le consul espagnol il y eut, ce matin-là, sur cette question de Chichaouan, une sorte de conférence, à laquelle le châlif fut également invité. Ce dernier me prévint que Sidi Mouhamed Bargach ne trouvait pas les circonstances assez favorables pour permettre à un Européen d’aller dans ce pays ; le soulèvement prenait de plus grandes proportions, et le danger y serait considérable. Par suite, le châlif de Tétouan ne pouvait me laisser partir pour Chichaouan.
On me remit des lettres, conçues dans le même sens, des consuls allemands et anglais (ce dernier représentait l’Autriche) ; ils assuraient que ce serait dangereux, que je ne devais pas mettre ma vie en péril, qu’ils en seraient jusqu’à un certain point responsables, etc. ! Cela suffisait pour me prouver que je ne pouvais continuer à voyager au Maroc de la façon dont j’avais usé jusque-là ; que les recommandations officielles peuvent être utiles pour la personne du voyageur, mais non pour le but du voyage. Je fus donc forcé de préparer un autre plan et je pris la résolution de marcher vers Ceuta par les montagnes du pays d’Andjira au nord de Tétouan, et de revenir de là sur Tanger. Auparavant il me fallut attendre un temps plus favorable ; le vent et la pluie continuaient, de sorte que je pouvais à peine quitter la maison. Les rues et les places de Tétouan étaient devenues un lac de boue, à peine franchissable à pied.
Le 30 novembre eut lieu, dans l’église catholique, un service pour la fête du mariage du roi d’Espagne avec la princesse autrichienne Marie-Christine ; l’après-midi, les Espagnols voulurent improviser un combat de taureaux sur la grande place du marché ; mais l’affreux temps contraria tout. Les Espagnols ont en effet apporté en Afrique leur prédilection pour ce plaisir barbare ; faute de matadores célèbres, on se contenta d’exciter un taureau et finalement de le frapper à mort sur la place du marché.
Le 1er décembre, le temps devint enfin un peu meilleur et je pus partir. Je n’étais, naturellement, pas entièrement satisfait de mon séjour à Tétouan, puisque mon projet d’excursion à Chichaouan n’avait pas réussi ; en outre, le mauvais temps m’avait beaucoup gêné pendant ces derniers jours.
Le 1er décembre 1879 je quittai Tétouan, après avoir calmé par des pourboires l’importunité de la bande de serviteurs indiscrets qui prétendaient tous m’avoir obligé. Mon excellent hôte Hamid Salas ne voulut accepter aucun argent ; mais, comme il m’avait fourni du fourrage pour mes chevaux pendant tout mon séjour, il accepta de l’argent en retour, tout en insistant sur ce fait que cet argent était exclusivement pour l’orge qu’il m’avait livrée ; il ne voulait pas qu’on pût dire en aucun cas qu’il avait accepté un payement pour la maison qu’il m’avait laissée. En compagnie d’un jeune négociant allemand, il nous accompagna jusqu’à une heure de la ville.
La première partie du voyage nous mena de Tétouan jusqu’au cap Negro et de là, en suivant la mer, jusqu’à Ceuta. Le chemin conduisait d’abord dans la direction du nord-est, par la plaine de la vallée du Bousfeka. Sa surface est constituée par une couche d’humus, sous laquelle se trouve un limon orangé qui repose sur du gravier. De nombreux ravins de plusieurs mètres de profondeur, entaillés par les torrents pendant les temps de pluie dans cette plaine couverte de palmiers nains, mettaient à vif cette constitution du sol. Nous nous approchâmes ensuite d’une chaîne de collines basses, qui, courant de l’est à l’ouest, s’étendent jusque vers la mer et sont constituées par du schiste argileux. Au versant sud de cette petite chaîne se trouve le village de Kallalin, habité par des Arabes de la tribu des Haoussa ; une vieille tour de garde du voisinage, d’origine arabe, porte le même nom. Avant d’avoir franchi les contreforts de ces collines, nous passâmes le petit oued el-Lil, qui roulait très peu d’eau. Il ne se jette pas directement dans la mer, mais se perd en une foule de petits bras, qui disparaissent dans les sables. Le chemin était par places très bon, car l’argile schisteuse dont j’ai parlé contient de nombreuses veines de quartzite, qui se désagrègent et forment une espèce de gravier. Arrivés au sommet de la chaîne de collines, nous eûmes un beau coup d’œil : à droite et devant nous s’étendaient les flots bleu foncé de la Méditerranée, avec les deux colonnes d’Hercule, les rochers fortifiés de Ceuta et de Gibraltar et, bien au loin, la côte espagnole jusqu’à Malaga. A gauche, au contraire, s’élevaient les dents blanches des montagnes calcaires qui constituent le pays d’Andjira. Nous descendîmes le flanc nord des collines et nous suivîmes un instant la mer, pour aller camper vers midi de l’autre côté du Lil. En face de notre bivouac s’élevait une montagne qui montrait très nettement des couches fortement pliées ; c’était un grès blanc micacé, qui par places était couvert d’oxyde de fer ; cette roche domina longtemps dans le terrain que nous traversions. Par bonheur pour nous, la rivière roulait peu d’eau et était séparée de la mer par une barrière de dunes, dont nous nous servîmes comme d’un pont ; dans les hautes eaux, il faut faire un détour de plus de trois lieues en amont pour le franchir. Les pays sont nommés d’après les rivières qui les arrosent, comme, par exemple, celui de l’oued el-Lil et plus loin celui d’Asmir.
Le chemin du Rio Asmir à Ceuta va, en général, du sud au nord, parallèlement à la mer, qu’il ne suit pas toujours immédiatement. Au contraire, il nous fallut traverser de nombreux contreforts de la montagne, presque toujours sur des sentiers escarpés et pierreux. Les roches, qui dominent verticalement la mer de 20 à 30 mètres, consistent surtout en schiste argileux micacé, dirigé de l’est à l’ouest, et qui s’incline très fortement vers le nord. Au loin on aperçoit les dents des rochers calcaires de la sierra Bullones, ou du djebel Zatoût.
Le soir vers sept heures, nous atteignîmes la zone neutre, étroite bande de terrain entre Ceuta et le territoire marocain ; nous y dressâmes nos tentes, car il était plus commode et plus agréable de camper à l’air libre que de nous enterrer dans une petite funda[6] de la ville espagnole. Sur les hauteurs devant nous étaient des soldats espagnols, déguenillés et les pieds nus, placés en guise de gardes-frontières ; et derrière nous, sur la rive droite de la charmante vallée herbeuse, se trouvait une misérable hutte avec quelques soldats marocains.
Comme nous étions fatigués et que je voulais partir de très bonne heure le matin suivant, je me dispensai d’aller à Ceuta, distant d’une lieue ; j’y envoyai seulement quelques serviteurs pour acheter des vivres et du fourrage. Notre bivouac était dans un endroit si beau, qu’il y avait une vraie jouissance à s’étendre sur le gazon, après une journée fatigante.
Pendant toute la marche du jour nous n’avions vu que quelques villages ; le pays est à peine habité et nous n’y avions rencontré des bergers que par exception. Le long de la côte, d’ailleurs, le terrain n’est pas particulièrement fertile ; c’est seulement quand on s’approche de Ceuta et que les montagnes boisées du nord du pays d’Andjira s’avancent jusqu’à la mer, que le pays devient plus beau et plus riche.
Les rapports entre les gardes-frontières marocains et espagnols me parurent tout pacifiques ; mais pourtant, pour éviter des difficultés, on a déclaré neutre une bande étroite de terrain.
Le 2 décembre au matin, nous partîmes pour nous enfoncer dans les montagnes ; il s’agissait d’aller voir l’amil du district d’Andjira, et nous espérions atteindre le soir même sa kasba. Le temps était redevenu très beau, et le chemin de ces montagnes boisées promettait d’être agréable. Nous traversâmes le petit oued Sidi-Ibrahim ; le chemin passait ensuite sur les pentes à droite et consistait en sentiers rocailleux et à pentes rapides, pendant qu’en face, sur la rive gauche, la belle route des Espagnols resplendissait. Des deux côtés se trouvent de nombreuses maisons de gardes et des tours ou des châteaux autrefois fortifiés, appartenant aux Espagnols et aux Marocains, et qui montrent en partie des traces d’une haute antiquité. Les avant-monts de la sierra Bullones, que nous traversâmes, ne renferment pas d’altitudes considérables. La maison de garde no I est à 95 mètres ; le no II à 190 mètres ; le no III à 212 mètres et le no IV à 234 mètres.
Nous franchîmes alors un col de 310 mètres de hauteur, d’où la vue s’étendait sur la mer et les montagnes ; droit devant nous s’élevait la masse puissante du djebel Mouça, sur les pentes méridionales de laquelle se trouve la jolie Aïn (Source) Simala, dont l’eau est bonne. De là nous prîmes une direction plus au sud-ouest et nous fîmes halte vers midi sur un col de 420 mètres, d’où un chemin pittoresque nous fit descendre sur un petit plateau.
Après un repos d’une heure, pendant lequel nos chevaux avaient mangé, nous repartîmes ; mais le beau temps dont nous avions joui jusque-là changea tout à coup ; un vent violent soufflait du sud-est, et de gros nuages s’amoncelaient.
Le chemin nous conduisit, toujours en montant, à travers une zone de grès violet : l’altitude était de 442 mètres ; puis nous atteignîmes une région composée surtout de schiste argileux calcaire dont les couches allaient du nord-est au sud-ouest et tombaient à pic vers le nord-ouest. Nous avions atteint le plus haut point de la route (553 mètres), et nous commençâmes à descendre.
De ce col un sentier d’une difficulté indescriptible conduisait dans la vallée ; les chevaux de bât, lourdement chargés, tombaient à chaque pas, car toute la pente était couverte de gros blocs calcaires, qui montraient souvent des formes d’effritement comme on en voit dans les Karrenfelder[7] des Alpes. Arrivés au bas de cette pente, nous continuâmes vers le sud-ouest, en passant devant Soko Tlaza Andjira (Marché du Mardi), et nous atteignîmes enfin, vers quatre heures, le village de Jouaïb. L’endroit où se tient chaque semaine le marché n’est pas habité ; il ne s’y trouve que des échafaudages qui servent de comptoirs, et chaque mardi les gens des environs s’y réunissent pour vendre et acheter. Tout ce qui a rapport aux marchés est très bien réglé dans le Maroc, et l’on y trouve beaucoup d’endroits où depuis un temps immémorial se tient chaque semaine un marché.
Nos chevaux étaient très fatigués, il commençait à pleuvoir et nous n’avions pas de guide qui pût nous indiquer le chemin le plus direct pour aller chez le caïd Mouhamed Kandia. Dans ces conditions il valait mieux passer la nuit dans ce village. Mais les habitants étaient loin d’avoir des mines amicales, et mon machazini en avait déjà peur. Il nous pressa de continuer aussitôt notre route, et finit par trouver un homme qui prétendit connaître le chemin le plus court vers la kasba.
On nous avait dit que la route était très courte, mais nous n’en mîmes pas moins deux heures et demie pour atteindre la kasba. Le chemin était affreux, le guide le connaissait mal, et nous ne pûmes arriver que tard dans la soirée, sous une pluie battante.
Tout le village consiste en huit grandes maisons ressemblant à des forteresses et qui, séparées par de grands intervalles, sont dispersées dans le fond de la vallée aussi bien que sur les pentes de la montagne. Le village est d’un abord difficile, et aisé à défendre. Les habitants du district, Berbères en très grande partie, ont l’habitude de s’installer dans des endroits des montagnes aussi difficiles à atteindre que possible, pour être en sûreté contre les soldats du sultan. Mais le pays d’Andjira est aujourd’hui complètement sous sa domination, et les habitants supportent l’amil parmi eux ; comme partout, il a à sa disposition un grand nombre de machazini. Le district s’étend de Ceuta jusque dans le voisinage du cap Malabata (à l’est de la baie de Tanger) ; de là la frontière occidentale va vers le sud-est jusqu’aux Montes de Boman, qui figurent sur beaucoup de cartes, et la frontière méridionale s’étend jusqu’un peu au nord du cap Negro. Le district est presque exclusivement un pays de montagnes ; plusieurs sommets y dépassent 1000 mètres d’altitude. Il contient 74 villages, qui sont pour la plupart de simples hameaux de quelques douzaines de maisons ; les habitants s’occupent d’élevage ; partout où leur rude terrain laisse voir un peu de sol cultivable, ils plantent de l’orge. Cette céréale constitue dans tout le Maroc la seule nourriture des chevaux, et la farine d’orge, sous forme de pain ou de couscous, sert de nourriture à une grande partie des habitants. En général, ici comme dans les campagnes de tout le Maroc, la population est très pauvre ; la mauvaise administration du pays a une grande part de responsabilité dans cette misère, car les paysans trouvent qu’il est bien inutile de tirer d’un sol fertile en lui-même plus qu’il ne faut pour leur entretien.
Le caïd Mouhamed Kandia était un homme d’apparence assez sympathique, qui fut fort étonné de voir arriver un Européen par un tel temps, dans ce coin de terre reculé, mais qui pourtant nous reçut très amicalement. Pour mon compte, je dus descendre dans sa maison, pendant que mon compagnon Benitez et le machazini recevaient l’hospitalité dans une maison voisine. Après un peu de repos, l’inévitable thé fut apporté, et mon interprète, aussi bien que le soldat, furent appelés ; ce dernier s’en trouva extrêmement flatté et baisa en grande humilité la main et les vêtements du gouverneur. Le caïd s’informa alors des motifs de mon voyage et comprit avec peine que la seule curiosité de connaître les gens et le pays m’y ait amené. Puis je dus lui raconter les derniers événements politiques d’Europe ; il s’intéressait surtout à Bismarck et à la guerre franco-allemande. Le nom du puissant homme d’État a pénétré jusque dans les régions les plus éloignées du Maroc, et presque partout je dus en raconter autant. Après le thé vint un souper plantureux, consistant en l’inévitable couscous avec de la viande d’agneau, des poulets rôtis et enfin de nouveau du couscous, mais qui était sec, avec du sucre, de la cannelle et des raisins conservés. Nous ne bûmes que de l’eau, et les convenances me défendirent d’envoyer chercher une bouteille de vin dans mon bagage ; les Marocains ne boivent jamais de boissons fermentées. Dans ce pays le repas du soir a toujours lieu très tard, souvent après dix heures ; car on attend volontiers les hôtes qui peuvent survenir, pour ne pas être obligé de faire cuire deux repas.
Le caïd Mouhamed Kandia est considéré comme un gouverneur bienveillant et relativement humain, qui n’emploie pas trop violemment le système des exactions. D’ordinaire il passe une grande partie de l’année à Tanger, où il possède plusieurs maisons.
Le matin suivant, il faisait encore mauvais temps, mais nous fûmes forcés de partir ; quand dans ces montagnes il commence à pleuvoir, cela dure des journées entières, et il était impossible que nous attendissions le retour du beau temps. Après avoir encore pris notre part d’un abondant déjeuner et avoir été surpris par un concert, donné par l’une des effroyables troupes de musiciens comme j’en avais déjà entendu à la noce arabe dont j’ai parlé, nous prîmes congé. Notre marche recommença alors par des vallées boueuses, des plateaux humides et des montagnes à pic, presque toujours sous une pluie battante et par un vent froid très piquant, de sorte que les observations de tout genre étaient presque impossibles. La direction générale que nous avions prise pour revenir à Tanger était celle du nord-ouest ; mais vers midi un messager du caïd nous arrêta, en nous avertissant qu’il ne fallait pas songer à aller ce jour-là à Tanger, parce que nous ne pourrions passer les rivières, fortement grossies. Des montagnes au nord du pays d’Andjira il coule vers la mer une foule de petits ruisseaux, qui se gonflent beaucoup par les grandes pluies ; on doit souvent attendre pendant des jours entiers que leur eau se soit écoulée. Nous demeurâmes dans un petit village, que nous atteignîmes vers trois heures, mais dont les habitants furent désagréables au plus haut point. Ils craignaient, puisque nous venions avec un machazini, d’être obligés de payer la mouna[8]. Le vent violent qui régnait partout nous empêcha de dresser les tentes, et nous dûmes nous abriter dans une maison vide, mais qui fourmillait de vermine ; malgré la fatigue, aucun d’entre nous ne put fermer l’œil. C’était une misérable hutte d’argile, à moitié ruinée, où le vent sifflait de tous côtés et où la pluie coulait à flots ; nous y passâmes la nuit de fort méchante humeur, après un souper très sommaire.
Le 3 décembre au matin nous partîmes, quoiqu’il plût encore ; mais il nous aurait été impossible de demeurer plus longtemps dans ce village. Au début, le chemin suivait encore la direction du nord-ouest, puis bientôt il nous mena droit vers l’ouest, parallèlement à la mer, dans la direction de Tanger. Quoique la distance soit courte, nous employâmes tout le jour à la parcourir ; la pluie cessa, il est vrai, bientôt après, mais le sol était si détrempé, que nos animaux, épuisés et surmenés, ne pouvaient avancer. Souvent aussi nous dûmes faire des détours pour trouver un gué sur les rivières, qui étaient encore grossies. Je fus donc fort heureux de me retrouver dans Tanger, et j’oubliai dans la maison hospitalière du ministre d’Allemagne les fatigues de mon excursion, qui avait assez mal réussi dans sa deuxième partie.
A Tanger le temps avait dû être horrible, car depuis trois jours aucune lettre et aucun journal n’étaient arrivés, et les bateaux à vapeur n’avaient pu continuer leurs voyages par une grosse mer. Le 5 décembre il pleuvait encore un peu, et de nouveaux nuages s’amoncelaient à chaque instant ; mais, la mer étant devenue plus calme, quelques navires purent sortir. Pendant la nuit du 5 au 6 décembre il plut encore une fois à torrents, mais cela parut être le signal de la fin, et le dimanche 7 nous eûmes une matinée admirable, par un temps frais et clair. Quelques danseurs de l’oued Sous, pays au sud de la chaîne de l’Atlas, s’exhibèrent ce jour-là dans le jardin de la légation. Ce sont des Berbères à peau brune, qui parcourent les marchés de tout le Maroc et amusent le public de leurs représentations.
La troupe consistait en deux Berbères et un Nègre, qui frappait sur un grand tambourin ; l’un des Berbères grattait d’une sorte de guitare, l’autre avait des castagnettes de fer énormes, de près d’un pied de long, qu’il manœuvrait adroitement. Après leur danse, le Nègre montra ses talents d’escamoteur et de jongleur. Il mit de la ouate dans sa bouche et en tira des rubans de diverses couleurs, fit passer de l’argent dans les vêtements d’un petit garçon, etc., bref les tours ordinaires chez nous ; enfin il fit des tours d’adresse avec des fusils, des sabres, des tasses à thé et autres choses semblables.
Pour acheter différents objets nécessaires à mon voyage dans l’intérieur, je fis le 10 décembre la traversée de Gibraltar ; la mer était extraordinairement mauvaise, et la plupart des passagers souffrirent beaucoup du mal de mer ; je restai quelques jours à Gibraltar, et pus y réunir bientôt ce dont j’avais besoin, grâce à l’intervention amicale du frère du consul allemand. Je retournai à Tanger le samedi 14 décembre.
Le jour suivant, nous entreprîmes par un beau temps une chevauchée vers le cap Spartel et les prétendues cavernes d’Hercule ; de grand matin nous n’eûmes que 7 degrés centigrades, mais, aussitôt que le soleil s’éleva un peu, la température devint extrêmement agréable.
Par l’intermédiaire du ministre d’Allemagne à Tanger, je fis la connaissance d’un homme qui, dans la suite, me fut de la plus grande utilité. Sidi Hadj Ali Boutaleb était depuis peu arrivé à Tanger. Sa famille a des terres dans la province algérienne d’Oran ; il semble qu’il n’ait pu s’entendre avec les Français et qu’il ait été banni, prétendait-il, pour causes politiques. Il lui fut permis d’aller en Tunisie ou au Maroc, et il préféra le dernier pays. Sa famille est un peu apparentée au célèbre émir Abd el-Kader, qui vit aujourd’hui à Damas (1879). M. Weber, ministre d’Allemagne à Tanger, qui a vécu plus de vingt ans à Beyrouth et a bien connu le célèbre chef arabe, a souvent rencontré Hadj Ali chez lui. Hadj Ali a entrepris plusieurs fois des voyages en France dans la suite de l’émir, de sorte qu’il est assez au fait des coutumes européennes ; il prétend même avoir fait une grande expédition à travers la Syrie, la Perse, l’Inde jusqu’au Japon.
Quoi qu’il en fût, nous nous entendîmes dans la maison du ministre pour un voyage à Timbouctou, où il prétendait être déjà allé une fois. A la vérité, la mission qui m’avait été confiée à l’origine par la Société africaine d’Allemagne, consistait seulement en des études à faire dans l’intérieur du Maroc et, tout au plus, dans le haut Atlas ; mais, dès le premier abord, je m’étais proposé d’exécuter un projet plus étendu. Avant d’arriver à Tanger, j’avais fait à Paris chez M. Duveyrier la connaissance d’un Juif célèbre, Mardochaï ben Serour, qui a résidé longtemps à Timbouctou et à Araouan. Sa famille est fixée dans le petit sultanat indépendant de Sidi-Hécham, entre l’Atlas et l’oued Draa, dans la ville d’Akka. Mardochaï avait été chargé par M. Beaumier, autrefois consul de France à Mogador, de prendre des mesures topographiques avec des moyens primitifs et de rassembler des collections d’histoire naturelle ; Mardochaï s’est surtout fait remarquer en formant un grand herbier de plantes du sud marocain, qu’il a envoyé à Paris. A diverses reprises il s’est fait une fortune, et l’a perdue de même, parce que ses caravanes ont été détroussées. Il vient souvent maintenant à Paris, pour y chercher des secours, quoique je sois persuadé qu’il n’en a pas autant besoin qu’il veut bien le dire ; le peu de familles juives fixées et tolérées dans son pays ont toutes du bien, ainsi qu’on me le dit plus tard ; j’ai rencontré à ce moment plusieurs de ses parents.
Quand je vis cet homme à Paris, il m’indiqua une route pour aller au Tafilalet par le Maroc et l’oued Draa ; plus tard j’ai pris, en partie du moins, le chemin indiqué par lui : j’ai trouvé que ses indications n’étaient pas toujours exactes et que l’on doit accepter ses itinéraires avec une grande défiance. L’entretien que j’eus avec cet homme a certainement contribué à me faire à l’idée de traverser le Sahara. Il me donna également une lettre de recommandation pour son frère Nezzim Serour, que je n’ai pu voir, puisque je n’ai pas été à Akka même. Du reste, étant donnée la condition sociale des Juifs du pays, cette lettre m’aurait servi à peu de chose.
J’avais déjà complètement formé à Tanger le plan de mon voyage de Timbouctou ; je voulais visiter d’abord les deux capitales du Maroc, Fez et Marrakech, puis passer l’Atlas, et de là atteindre un point où se rassemblent les caravanes allant vers Timbouctou. Je proposai ce plan à Hadj Ali Boutaleb, et il le déclara exécutable si je voulais me soumettre à certaines conditions posées par lui. Il s’agissait d’abord de l’attitude à prendre en face des Mahométans stricts, dont je ne connaissais d’ailleurs pas suffisamment les mœurs et les coutumes. Nous arrêtâmes, en présence du ministre d’Allemagne, que Hadj Ali me suivrait en qualité d’interprète et de compagnon de voyage ; que je déférerais à ses prescriptions quand il serait nécessaire ; que, si nous atteignions Timbouctou et si nous en revenions, il recevrait 4000 francs d’indemnité, naturellement outre tout ce dont il aurait besoin en route. Si nous ne parvenions pas à Timbouctou et si nous étions forcés de revenir sur nos pas, il ne recevrait rien. Hadj Ali accepta ces conditions et se montra très heureux d’entreprendre ce voyage, car on l’avait banni d’Algérie sans aucune ressource.
Pour ne pas dépendre d’une personne, j’engageai aussi l’Espagnol dont j’ai déjà parlé, Cristobal Benitez, de Tétouan, qui parle et écrit couramment l’arabe et témoignait d’un grand désir de faire ce voyage. Comme beaucoup des Espagnols de Tétouan, de son métier il est découpeur d’écorce ; mais, par son éducation et son intelligence, il est beaucoup au-dessus de ses compatriotes de cette ville. Ses parents ont émigré d’Espagne depuis longtemps, et il est venu au Maroc tout enfant. Il m’avait accompagné déjà dans ma petite expédition préliminaire aux environs de Tétouan, et j’avais reconnu qu’il comprenait le but de mes recherches. Je lui confiai la surveillance des domestiques, les animaux de selle et de bât, le paquetage, le soin des tentes, etc. Après notre retour il devait recevoir par jour un douro espagnol, outre ce que nécessiterait son voyage. Le serviteur juif Jacob fut également réengagé, au moins pour le voyage dans le Maroc ; plus tard il ne devait plus m’être utile. Je repris encore le même machazini, Mouhamed Kaléi, jusqu’à Fez, résidence du sultan et notre premier but.
Je louai sept chevaux, qui devaient tous, sauf le mien, être chargés de bagages et porter en outre l’un de mes gens ; le Juif qui m’avait loué les animaux la première fois revint encore avec moi, joint à deux conducteurs. Je payai pour le voyage a Fez 12 douros par cheval ; c’est assez cher, et, pour voyager longtemps au Maroc, il vaut mieux acheter des chevaux et des mulets. Mais pendant mon séjour à Tanger il n’y eut pas beaucoup d’animaux tels que j’en désirais acheter ; il y avait assez de bons chevaux, mais ils auraient été trop chers. Quand on a beaucoup de bagages, il vaut mieux louer des chameaux ; mais avec ces animaux on va naturellement beaucoup plus lentement.
Une foule d’autres préparatifs m’étaient également nécessaires. J’avais fait faire deux nouvelles tentes d’après le modèle de celle que m’avait prêtée le ministre d’Allemagne, et qui, faites de trois couches d’étoffe superposées, se sont bien comportées et ont été faciles à tendre et à transporter. Je reçus de la légation, à titre de prêt, plusieurs lits de camp, des pliants et une table démontable, en même temps que toutes sortes d’ustensiles de cuisine. La légation possédait un assez grand nombre de ces objets, qui provenaient du voyage du ministre, deux ans auparavant, auprès du sultan. Nous n’avions pas besoin de nous inquiéter de notre nourriture, car nous avions à attendre partout la mouna ; il fallut seulement emporter du vin et du cognac, et aussi des médicaments, tant pour notre usage que pour les indigènes, qui prennent pour un médecin toute personne qui voyage en apparence pour son plaisir. Avant tout, la quinine est nécessaire, puis un ou plusieurs purgatifs ou astringents, la poudre d’émétique, la poudre de Dower, qui servent de calmants. Pour les Arabes, j’avais un sac plein de sulfate de magnésie, car je devais bien me garder de leur donner de la quinine, beaucoup trop chère, ou un médicament quelconque dont l’emploi intempestif eût pu avoir des suites fâcheuses. Une quantité suffisante de papier à dessin ou autre, de l’encre, surtout sous forme de poudre, et toute espèce d’ustensiles pour écrire ou pour dessiner, puis les divers instruments : tout cela était emballé de façon à être trouvé le plus vite possible. Dans les grands voyages, où il est nécessaire d’avoir beaucoup de bagages, on emballe souvent les objets les plus nécessaires avec tant de soin, que dans certains cas on ne les trouve pas, ou l’on n’arrive à eux qu’après avoir longtemps cherché et avoir ouvert de nombreux colis ; c’est une source de contrariétés, alors que la bonne humeur est une des premières conditions d’un voyage : les gens qui prennent tout au sérieux ou au tragique se préparent une foule de désagréments et de difficultés que les autres ne connaissent pas.
Tant que je voyageai dans l’intérieur du Maroc, je conservai mon nom et mon costume européen ; plus tard je changeai l’un aussi bien que l’autre. En fait d’argent, on doit prendre surtout de l’argent espagnol et français, aussi bien que des pièces d’or.
Malgré l’invitation amicale de passer encore les fêtes de Noël dans la maison du ministre d’Allemagne, je me décidai, aussitôt que tout fut prêt, à partir, et je fixai le lundi 22 décembre 1879 comme jour de mon départ pour l’intérieur.
CHAPITRE III
VOYAGE A FEZ.
Départ de Tanger. — Aïn Dalia. — Un café volant. — Had el-Gharbia. — La mouna. — La tribu el-Chlod. — Achra. — Oued M’ghazan. — Kasr el-Kebir. — Réception par le châlif. — Fâcheux état de la ville. — Anciennes ruines de la ville. — Mauvais climat. — Bataille de Kasr el-Kebir. — Départ. — Aïn el-Souar et les ruines de Basra. — Chemachah. — Had Tekkourt. — Ouezzan. — Djebel Mouley Bousta. — Rivière salée. — Sebou. — Vue de Fez et des montagnes de l’Atlas. — Arrivée à Fez. — Entrée dans la ville. — Mauvais logement. — Changement de domicile. — Méfiance contre Hadj Ali. — Les Européens à Fez.
Un vent piquant soufflait de l’est le matin du 22 décembre 1879. Il était assez tard quand nous pûmes nous mettre en route, car dans de pareilles circonstances il manque tantôt un objet, tantôt un autre, et il faut un certain temps avant que tout soit à sa vraie place. Les chevaux et les mulets arrivèrent assez tard ; il avait fallu raccommoder toute espèce d’objets de harnachement et de sellerie, et il s’écoula quelque temps avant que tous les animaux fussent également chargés. Les pièces du paquetage devaient être disposées de telle façon que le poids fût partagé également des deux côtés de l’animal ; des coussins et des tapis recouvraient le tout, de manière à permettre au cavalier de s’asseoir commodément. Mon cheval portait une de ces selles élevées, de couleur rouge vif, comme on en emploie au Maroc, et garnie de larges étriers, court chaussés. Mon interprète, Hadj Ali, était parti à cheval une heure plus tôt et nous rejoignit en route ; il était inutile que chacun dans Tanger sût qu’il partait avec nous. Comme d’ordinaire en pareil cas, une foule de gens s’amassa autour de nous, surtout des mendiants, et il fallut leur partager une quantité de flous, monnaie de cuivre marocaine, en échange desquelles je reçus des souhaits sans nombre pour la réussite de mon voyage. Vers dix heures enfin, tout était prêt ; je fis mes adieux, aussi courts que cordiaux, à toutes les personnes de la légation allemande, au consul autrichien et au malheureux peintre Ladein, qui était venu, lui aussi, pour me souhaiter un heureux voyage et que je ne devais plus revoir. Il me donna un jeune et joli chien, qui nous a accompagnés dans tout le Maroc ; mais, comme plus tard, dans le sud, les conditions de température avaient changé, il me fallut le renvoyer et je le donnai à l’un de mes serviteurs qui revenait sur ses pas et qui voulait l’employer comme animal de garde dans des jardins d’orangers qu’il affermait. Le chancelier de l’ambassade d’Allemagne, M. Tietgen, de même qu’un marchand allemand de Tanger, M. Hässner, voulurent à toute force m’accompagner une bonne partie du chemin ; vers midi nous fîmes une courte halte pour prendre ensemble un dernier et joyeux déjeuner, puis ces deux messieurs nous quittèrent.
Notre premier jour de marche fut très court ; nous voulions aller camper à Aïn Dalia (la Source des Ceps de vigne), et nous y arrivâmes peu après trois heures. La direction suivie avait été droit vers le sud. Immédiatement après Tanger, le pays devient très monotone : aucun bois, des champs labourés de terre brune, et, par places, des buissons de palmiers nains d’un vert brillant, dont les feuilles sont, comme on sait, employées à faire toute espèce de nattes, de tresses et de travaux de vannerie.
Une colline peu accentuée s’élève au-dessus de la large vallée fertile de l’oued Moughaga, et sur la rive gauche de ce cours d’eau, qui est dominante, se trouve le petit village d’Aïn Dalia. Les collines des environs sont constituées par du grès, souvent coloré en rouge par de l’oxyde de fer et dont une foule de gros blocs sont dispersés çà et là. La rivière est insignifiante et se traîne lentement vers la mer, divisée en divers petits bras. Les habitants du village sont de la tribu des Fahs, qui s’étend de Tanger assez loin vers le sud. Nous dressâmes nos tentes sur le penchant de la colline, qui nous abritait un peu du vent d’est, toujours extrêmement violent ; peu après notre arrivée, deux parents du chérif de Ouezzan apparurent avec une grande suite et passèrent la nuit dans le village. Depuis huit jours les Marocains sont dans une nouvelle année, la 1297e de l’Hégire, et dans le mois de Moharram.
La journée ne se passa, pas sans accident, car mes gens n’étaient pas encore entièrement au fait des animaux de bât et de leur paquetage ; mon serviteur Jacob tomba avec un cheval chargé, et ce fut un miracle que l’animal n’eût aucune blessure. Pour ma monture, qui n’était pas habituée aux chameaux, elle prit une telle peur à la vue de ces animaux qui passaient, qu’elle fit un grand écart et rompit la sangle de ma selle, de sorte que je tombai à terre avec cette dernière. Par bonheur, il ne m’arriva rien de sérieux, quoique les ruades de l’animal eussent fort bien pu m’atteindre.
Aïn Dalia est la première halte ordinaire pour les caravanes allant à Fez, quoiqu’elle ne soit qu’à quelques lieues de Tanger ; mais on ne voyage pas très vite au Maroc, et les gens d’importance doivent, presque obligatoirement, aller le plus lentement possible. Les voyages d’ambassade de Tanger à Fez durent d’ordinaire de douze à quatorze jours, tandis que l’on pourrait très aisément parcourir cette distance en moitié de temps.
Malgré la tempête formidable qui dura toute la nuit, nous reposâmes très bien dans nos excellentes tentes. Quand nous nous levâmes le matin du 23 décembre, le levante soufflait encore assez fort, et nous n’avions que 10 degrés centigrades. Le chargement des animaux prit encore tant de temps, que nous ne partîmes qu’à huit heures. Nous franchîmes la large vallée de l’oued Moughaga, passâmes une chaîne de collines basses, et arrivâmes à une petite rivière dont l’eau est un peu salée. Puis nous continuâmes vers le sud-ouest, par-dessus les contreforts ouest du djebel Habîb. Du plus haut point du chemin nous eûmes encore une fois, vers l’ouest, la vue de la mer et de la petite ville d’Arseila. Les roches que nous rencontrons sont composées d’un grès très ferrugineux et d’un beau conglomérat, qui se désagrège en gravier et qui fournit de bons matériaux pour les chemins ; l’eau des sources sortant du grès est également un peu ferrugineuse. Les couches de cette dernière roche, qui est la même que celle que l’on voit sur le chemin de Tétouan, vont du djebel Habîb, par Tétouan, jusqu’à la côte de la Méditerranée.
De là nous descendîmes dans la vallée de l’oued Hachouf ; après quoi nous arrivâmes sur un plateau fertile, s’étendant au loin vers le sud. Dans ce pays tout à fait inhabité, nous rencontrâmes tout à coup un café arabe. Deux hommes s’étaient établis sur un point dans le voisinage duquel passent presque tous les voyageurs allant à Fez ou en venant ; ils avaient allumé du feu à l’abri d’une roche et y faisaient chauffer un café noir très fort. Je pus me donner le plaisir tout à fait inattendu d’une tasse de café réconfortante, et mes gens en prirent aussi. Il paraît que de semblables cafés volants s’établissent souvent au Maroc sur des routes fréquentées par les caravanes, et qu’ils fournissent un plaisir certainement peu coûteux ; on ne paye pour une tasse, fort petite il est vrai, que quelques pièces de cette menue monnaie de cuivre marocaine dont nous avons parlé.
Ce beau plateau, nu, très propre à la culture et à l’élevage, consiste en calcaire blanc sablonneux et en marne, recouvert d’une couche de sable jaune ferrugineux, sur lequel repose le sol arable. La marne calcaire renferme de nombreuses coquilles fossiles, surtout des ostræa et des pecten, et forme certainement le prolongement méridional des formations tertiaires observées par moi à Tétouan.
Nous continuâmes à chevaucher sans interruption jusqu’à trois heures de l’après-midi, dans la direction générale du sud ; nous nous arrêtâmes près du village de Had el-Gharbia (marché du Dimanche de Gharbia), qui est encore un peu au nord du point d’el-Outed, signalé sur les cartes ; le cheikh du village se nommait Tsami ben Souina. Les habitants ne font plus partie de la tribu des Fahs, qui ne dépasse pas le versant nord du djebel Habîb, mais dépendent encore de l’amil de Tanger. La plus grande partie des villages consistent en petites maisons d’argile et de pierre, grossièrement bâties ; il s’y trouve aussi des douars (villages de tentes). Ces derniers consistent en de grands cercles formés par des tentes faites d’une étoffe brune et grossière de poil de chameau ; d’ordinaire les troupeaux sont rassemblés la nuit au centre du village. Les habitants sont des nomades, vivant exclusivement d’élevage, et qui changent de demeure, tandis que les Arabes sédentaires s’occupent de culture en même temps que de l’élève du bétail. Une malpropreté incroyable règne le plus souvent dans ces petites localités, et, d’après leur aspect misérable, on devrait conclure que la population y est très pauvre. Ce n’est pourtant pas toujours le cas ; ces simples nomades ont très peu de besoins, et toutes leurs richesses sont leurs bestiaux. En outre, la tendance commune à tous les peuples orientaux, qui consiste à dissimuler leur position réelle par les apparences d’une grande pauvreté, contribue également à donner aux habitations cet aspect misérable ; tant que ces peuples existeront, les dépositaires de l’autorité useront envers eux d’un système de dures exactions. Du reste, beaucoup de Juifs européens n’ont pas encore abandonné cette vieille coutume d’Orient qui leur fait dissimuler leur aisance.
Jusqu’ici nous avons reçu chaque soir du chef de chaque village la mouna officielle ; il est tout à fait impossible de s’en dispenser. Il est certainement pénible pour un Européen de voir comment une population déjà misérable en soi est forcée de fournir à l’étranger qui la traverse et qui ne lui inspire pas le moindre intérêt, mais le plus souvent de la haine et de la rancune, comment cette population est forcée de fournir, dis-je, outre des vivres qui sont, il est vrai, à bon marché, des articles étrangers fort chers, comme du thé, du sucre et des bougies, que ces pauvres gens doivent d’abord acheter à haut prix des Européens. Mais, encore une fois, c’est l’usage ; si l’étranger veut les dédommager par un présent d’argent, ce dernier s’arrête toujours en route. Les machazini qui accompagnent les Roumis utilisent volontiers cette circonstance pour se faire donner des présents supplémentaires, un mouton, une paire de poulets, un pot de beurre ou quelque autre chose, de sorte qu’en général les habitants ne font point une mine amicale quand ils voient arriver un Européen avec une grande suite.
Peu de temps avant mon arrivée à Had el-Gharbia, quarante hommes des villages environnants avaient été pris et conduits à Tanger ; ils s’étaient peut-être révoltés contre les exactions de l’amil et de ses subalternes. Du reste, nous avions entendu déjà la veille, en passant le djebel Habîb, une violente fusillade ; des soldats du sultan étaient probablement encore en guerre avec des villages berbères révoltés.
En général, cette belle plaine si fertile était peu cultivée, et dans le voisinage des villages seulement on y voyait des champs d’orge, de froment ou de haricots ; ailleurs la plus grande partie du sol était couverte de bruyères, de palmiers nains, de chardons, d’oignons marins et de différentes mauvaises herbes. L’insécurité du pays empêche les habitants de cultiver plus qu’il n’est absolument nécessaire. La plus grande partie du sol appartient au sultan, qui en investit ses machazini.
Le matin suivant, nous eûmes un temps agréable. Le vent s’était calmé et une petite pluie était tombée durant la nuit ; vers sept heures du matin nous avions déjà 13 degrés centigrades, et dans la journée la température monta à 21 degrés à l’ombre. Vers le soir, le thermomètre indiquait encore 18 degrés. Le chemin que nous suivons aujourd’hui nous mène dans une direction méridionale, souvent faiblement infléchie vers le sud-ouest, et assez rapprochée de la mer, tandis qu’à gauche sont les montagnes. Tantôt nous traversons des plateaux avec un sable jaune foncé, tantôt de larges vallées, fertiles, mais plus ou moins boueuses. Au début nous étions encore dans le pays de la tribu des el-Gharbia, puis nous traversâmes quelques villages de la petite tribu des Ouled el-Mouça, puis le pays des el-Chlod, qui vont de la rivière M’ghazan jusque vers Ksâr (Kasr el-Kebir). Chemin faisant, nous vîmes de loin des ruines de murailles et de tours, que l’on me dit être d’origine romaine. Mais, comme au Maroc tout ce qui est étranger est roumi, ces débris pouvaient être des restes de la domination portugaise.
Aujourd’hui nous fêtons la veille de Noël aussi bien que possible ; les Arabes ont également une fête à cette époque, elle dure trois jours, c’est l’Achra. Ce mot veut dire « le dixième », car à ce moment de l’année le sultan se fait remettre la dixième partie des produits du sol et des troupeaux ; en effet, au Maroc, chaque riche doit donner aux pauvres, ce jour-là, le dixième de sa fortune. Malgré la piété marocaine, ces prescriptions du Coran sont suivies par l’infime minorité des fidèles.
Au contraire, les autres prescriptions n’en sont que plus fidèlement observées à cette époque ; ainsi l’abstinence de tous plaisirs est de règle, et aucun mariage ne peut alors avoir lieu.
Nous avions dressé nos tentes à quelques milles au sud du grand Tletsa Soko (Marché du Mardi) de Raisannah, où nous n’étions plus qu’à une heure de la rivière de M’ghazan. Le 25 décembre au matin, quand nous voulûmes nous mettre en route, nous eûmes des difficultés avec la population malveillante d’un village voisin. Un de nos chevaux était devenu indisponible, et ces gens ne voulurent pas le remplacer, quoique je leur offrisse une rémunération convenable. Leur méfiance est très grande, et ils craignaient qu’on ne leur rendît pas leur cheval. Nous nous trouvions dans un grand embarras. La pluie des dernières nuits avait transpercé et alourdi les tentes, ainsi que les autres objets, de sorte que nos autres animaux de bât n’avaient pu marcher qu’à grand’peine sur l’argile détrempée. Il fut heureux, dans ce cas, que nous eussions un machazini avec nous. Il s’empara du premier habitant venu, lui lia les mains, le fit agenouiller et le menaça de le retenir prisonnier jusqu’à ce qu’un cheval eût été amené. Cette menace fit son effet, et nous pûmes bientôt repartir. Il avait plu très fort cette nuit, et vers dix heures du matin la pluie recommença ; les chemins, si l’on peut appliquer ici ce mot, étaient, par suite, complètement défoncés. Avant midi nous atteignîmes la vaste plaine argileuse de l’oued M’ghazan. Nous traversâmes cette rivière à environ un mille au-dessus de son embouchure dans l’oued el-Kous. Les bords en sont hauts et escarpés, de sorte que, lorsque le lit est plein d’eau, les caravanes doivent souvent attendre pendant des semaines qu’elle se soit écoulée. L’insouciance et l’indolence des Marocains les empêchent d’avoir l’idée de construire un pont ou d’établir un bac ; c’est donc toujours avec de grandes difficultés qu’on peut faire descendre aux animaux lourdement chargés les berges de la rivière et leur faire traverser les eaux boueuses.
Après le passage de la rivière M’ghazan nous marchâmes vers le sud-est, jusqu’à ce que nous atteignîmes, vers cinq heures, les environs de la vieille ville de Ksor ou Kasr el-Kebir, que dans les ouvrages européens on nomme souvent Lxor. Nous avions traversé le pays de Kara’ta, ainsi que quelques villages, le groupe des Ouled Hadad, des Ouled Sidi-Boksiba et enfin la rivière de l’oued er-Rour, qui se jette dans le M’ghazan.
Nous étions encore à quelques lieues de la ville, quand un messager du chalif (le représentant de l’amil), Sel Arbi Kardi, arriva à notre rencontre, s’informa de notre voyage et repartit pour rendre compte de notre arrivée. Peu de temps avant d’atteindre la ville, le chalif vint à cheval au-devant de nous, avec une imposante suite de notables et de machazini, me salua et entra avec nous dans la ville en se plaçant à ma gauche. Les machazini avaient commencé leurs fantasias, et tiraient des coups de fusil, en signe de respect pour le Roumi.
Nous dressâmes nos tentes dans une prairie située devant la ville ; bientôt une foule de gens en sortirent pour nous voir. Le chalif resta également près de nous, pour entendre des nouvelles d’Europe : je trouvai toujours un public reconnaissant pour des récits au sujet des affaires politiques européennes. Nous nous étions à peine installés dans les tentes, qu’arriva une somptueuse mouna, un gros mouton, un grand pot de beurre, du thé, du sucre et des bougies, en même temps qu’une quantité d’orge et de paille pour nos animaux. Mon interprète rencontra un vieil ami, le cheikh d’un village du groupe d’oasis du Tafilalet, qui allait aussi à Fez ; mon compagnon espagnol trouva également un compatriote qui s’était fixé à Ksor ; il n’y a que peu d’Européens dans cette ville. Pendant la route, un jeune Arabe s’était joint à nous ; il venait de Tétouan, où son père est employé du gouvernement, et avait sur lui une assez grande quantité d’argent, qu’il portait à Fez, de sorte qu’il fut heureux de pouvoir voyager en nombreuse compagnie.
La pluie du dernier jour nous avait mis un peu en désarroi, et notre bagage était mouillé en grande partie ; comme, en outre, le Juif qui m’avait loué ses chevaux devait en chercher un pour remplacer celui qui était malade, nous décidâmes de rester ici le jour suivant. L’animal loué la veille fut renvoyé, et le propriétaire, qui nous avait accompagnés, fut évidemment fort heureux de pouvoir rentrer dans son bien : il avait craint qu’on ne l’emmenât de force jusqu’à Fez. Cette malheureuse population est tellement accoutumée à des actes de violence, et à tant de promesses mensongères de tout genre de la part des fonctionnaires, qu’elle est méfiante au plus haut point. Sur la grande place devant la ville étaient encore plusieurs caravanes importantes, formées en partie de chameaux, de sorte qu’il y régnait une vie active. Toutes les marchandises européennes sont transportées à Fez de cette façon. Les chameaux sont chargés chacun de 3 à 4 quintaux : ce qui rend leur allure très lente et ne permet que des étapes de quelques heures. Pour le transport des marchandises, les chameaux sont beaucoup plus économiques que les chevaux ou les mulets, et comme la valeur du temps est inconnue aux Marocains, ainsi que du reste à tous les Orientaux, il leur est tout à fait indifférent de faire avec leurs caravanes le trajet entre Tanger et Fez en dix jours ou en vingt. La simple construction d’une route carrossable serait d’un grand avantage pour tout le commerce : mais au Maroc on est extrêmement conservateur et attaché aux vieilles coutumes. Dans tout l’empire il n’y a pas une seule vraie route : ce ne sont que des sentiers muletiers, formés avec le temps.
De loin, Kasr el-Kebir fait un effet agréable, comme du reste toutes les villes d’Orient : les murs et les maisons, cachées entre les épaisses masses de feuillage des figuiers et des oliviers, surmontées de quelques palmiers élancés et des tours des mosquées, apparaissent comme une invitation au voyageur fatigué. Mais à l’intérieur !... la ville est située assez bas et est parcourue par un petit ruisseau dont l’eau vaseuse et malpropre répand des exhalaisons méphitiques, car c’est le réceptacle de toutes les immondices de la ville. Quand le cours de l’eau est complètement arrêté, ces monceaux de vase et de boue sont transportés hors de la ville, où ils créent de nouveau, par leur dessiccation, une atmosphère pestilentielle. Des masses d’ordures de ce genre forment des collines entières autour de Kasr et doivent s’être amoncelées depuis des siècles. En général, le Maroc est exceptionnellement sain : j’y ai à peine trouvé un endroit dont on pût dire qu’il fût d’un séjour fâcheux pour la santé. Pourtant la ville de Ksor est malsaine au plus haut point, et la plus grande partie des habitants souffrent de la fièvre. Les rues, si étroites que deux hommes peuvent à peine s’y croiser, et qui sont, en outre, généralement abritées par des nattes, de manière à empêcher tout accès de l’air ou de la lumière, sont, en temps de pluie, couvertes d’une couche de boue et de vase épaisse d’un pied, tandis que, par le beau temps, il y règne une poussière effroyable. Les maisons, presque toutes menaçant ruine et revêtues de chaux malpropre, sont petites et basses ; la population est misérable, sale, paresseuse et fiévreuse : bref, c’est un triste témoignage de la décadence d’une ville de commerce jadis grande et prospère, et dont la situation à mi-chemin entre Fez et la côte nord de l’empire semble faite pour un centre commercial. Dans les rues rôdent une foule de pauvres hères, Arabes fainéants des plus basses classes, vêtus de guenilles, trafiquants, Juifs malpropres, dont les femmes et les filles se tiennent à la porte même de leurs huttes, et font avec de grands rires leurs remarques sur les étrangers, pendant que les femmes des Mahométans regardent curieusement par les étroites ouvertures des maisons, ou du haut des toits. Je visitai également le bazar, réunion de petites boutiques dans lesquelles sont vendues toute espèce de marchandises indigènes et étrangères, surtout par des Juifs, qui ici sont fortement représentés et paraissent être assez bien traités, comme à Tanger : car ils ne sont pas enfermés dans une mellah, ainsi que dans la plupart des villes de l’intérieur, mais habitent au contraire au milieu des Arabes et ne sont pas contraints d’aller pieds nus de même qu’à Fez et à Marrakech. C’était jour de fête, et toute la jeunesse de la ville s’amusait bruyamment d’une sorte de jeu de bagues ressemblant à des montagnes russes.
La ville a aujourd’hui tout au plus 20000 habitants ; mais elle doit avoir été jadis beaucoup plus grande, ainsi que le prouvent les anciennes murailles. Dans la nuit du 25 au 26 décembre, nous eûmes encore une pluie violente, mais le temps s’améliora ensuite et devint presque chaud, de sorte que nos tentes se séchèrent suffisamment. Je fis ce jour-là une visite au chalif, chez lequel se trouvaient une foule de cheikhs des environs ; il s’éleva entre eux une conversation politique et religieuse très animée, à laquelle mon interprète, comme toujours, prit une grande part ; l’inévitable thé fut servi en grandes quantités. Plus tard je reçus la visite d’un négociant français de Tanger, qui se trouvait là par hasard et voyage dans tout le pays pour acheter des bestiaux.
Le nombre des mosquées est surprenant dans cette ville relativement petite : il y en a au moins douze.
L’après-midi, j’entrepris une promenade dans le voisinage, pour visiter les vieux restes de murailles et de fortifications que les indigènes disent être d’origine romaine. Ces débris sont à l’est de la ville ; un peu plus loin on voit également une petite forteresse qui n’est qu’une ruine, mais dont le plan d’ensemble est encore nettement visible. Ces forteresses avaient des murailles hautes et puissantes, dans les parties supérieures desquelles se trouvent des ouvertures de fenêtres, tandis que le bas renferme quantité de petits trous réguliers qui servaient de meurtrières. Les matériaux des murs sont empruntés à un conglomérat fortement lié, comme on en emploie souvent pour la construction des môles ; les arcs des portes et des fenêtres sont faits des mêmes briques plates dont on use encore aujourd’hui au Maroc. A l’intérieur se trouve un puits profond, encore bien conservé. Le sol sonne souvent le creux dans les cours et dans les salles ; par places on voit des élévations de forme ovale en briques, qui formaient évidemment les entrées des citernes ou des passages souterrains placés au-dessous. Des restes semblables se trouvent à une certaine distance tout autour de la ville ; ceux de l’est sont, comme je l’ai dit, les mieux conservés ; d’après cela, la ville doit avoir eu jadis un périmètre considérable. Pour ce qui concerne l’âge de ces bâtiments, ils doivent dater de l’époque où les Portugais avaient encore de l’influence au Maroc. Il est difficile de décider, après une visite rapide, si ces constructions ont été élevées par les Portugais ou par les Arabes, qui auraient voulu se protéger contre les conquérants du pays. Il serait intéressant d’envoyer au Maroc une expédition historico-archéologique : on ferait peut-être à Ksor maintes trouvailles intéressantes. Les Arabes n’ont absolument aucune idée de recherches de ce genre ; leur intérêt ne s’éveillerait que si on devait y trouver des trésors.
Quand nous revînmes à nos tentes, une grande quantité de gens y étaient arrivés de la ville, souffrant de la fièvre et demandant des médicaments. Je n’eus pas autre chose à faire que de leur distribuer un peu de quinine, quoique je dusse être très ménager de cette précieuse substance. Comme le soir précédent, le chalif envoya quatre soldats pour nous garder la nuit ; ils se postèrent autour de notre camp et restèrent jusqu’au matin suivant. Les autorités locales ont une certaine responsabilité à l’égard des voyageurs et leur doivent protection contre les vols.
La grande plaine au nord de Ksor jusqu’à l’oued M’ghazan est d’un puissant intérêt historique. C’est là qu’eut lieu la terrible bataille entre les Arabes et les Portugais, dans laquelle, il y a plus de trois cents ans, l’héroïque mais fantasque roi Sébastien trouva la mort. Cette bataille contribua beaucoup à décider du sort futur du Maroc : avec elle disparut l’influence de la chrétienté dans ce pays, et encore aujourd’hui le Maroc est l’un des États mahométans du nord de l’Afrique qui ont su le mieux se dérober à l’influence de la civilisation occidentale. En présence des conséquences si importantes de cette bataille, et comme elle est peu connue en général, une courte description de ce fait peut trouver place ici. Je l’emprunte au livre du R. P. Fr. Manuel Pablo Castellanos : Descripcion histórica de Marruécos (Santiago, 1878), et au travail de Conring dont j’ai parlé déjà, Marokko (Berlin, 1880).
Le Portugal était vite tombé de la haute et puissante situation qu’il avait possédée à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, par suite de la politique cléricale du roi Jean III, sous lequel l’Inquisition et les persécutions contre les Juifs, aussi bien que l’influence des Jésuites, atteignirent leur plus haut degré. Par ses troubles constants à l’intérieur, le pays perdit aussi en considération au dehors, et les possessions portugaises sur la côte atlantique du Maroc furent souvent inquiétées par les Arabes. Le successeur et neveu de Jean III, Sébastien, qui avait été élevé par les Jésuites dans une piété fanatique, chercha la satisfaction de son ambition dans une lutte contre les Infidèles et, lorsque en 1574 le sultan Mouhamed el-Abd (le Noir), chassé du Maroc pour sa cruauté, vint en Portugal et demanda au jeune roi sa protection contre son oncle Abd el-Malek, il fut reçu à bras ouverts. Sébastien résolut, malgré les avertissements reçus de tous côtés, d’entreprendre une grande expédition contre le Maroc ; il rêvait probablement déjà d’un vaste État chrétien de l’autre côté du détroit de Gibraltar, et le sultan fugitif ne manqua pas de lui donner mille assurances favorables. Comme le Portugal seul ne pouvait fournir assez de soldats, le roi Sébastien réclama le secours des autres puissances chrétiennes et du pape ; il lui arriva, en effet, des renforts de divers côtés. Le pape Grégoire XIII envoya 600 Italiens sous les ordres de l’Anglais Thomas Sterling ; Guillaume de Nassau, prince d’Orange, envoya 3000 mercenaires allemands, sous un comte de Thalberg ; l’Espagne donna 1000 hommes, sous les ordres de Alfonso de Aguilar, et le Portugal mit sur pied 12 à 13000 hommes, 1500 chevaux et 12 canons. En outre on réunit un nombre considérable de bâtiments de différentes grandeurs. Sébastien voulut commencer avec cette petite armée la guerre contre les Infidèles, dans l’espoir qu’une foule de Marocains partisans du sultan dépossédé se joindraient à lui.
Quand il débarqua à Tanger, le 7 juillet 1578, Mouhamed el-Abd ne put lui amener que 800 arbalétriers et 400 cavaliers ; mais il espérait pourtant encore réunir un plus grand nombre de partisans, et dans ce but l’armée partit de Tanger vers le sud, le long de la côte atlantique. La flotte cingla vers le port d’Arseila, pendant que Sébastien prenait la voie de terre de Tanger par el-Araïch (Larache). Quand les troupes combinées de Sébastien et de Mouhamed se furent réunies à Arseila, elles commencèrent, le 2 août, à marcher contre la grande armée du sultan Abd el-Malek (du Mamelouk, d’après son surnom). De bien des côtés et même de la part de ses alliés, Sébastien reçut des avertissements le détournant de cette tentative, mais en vain. Le même jour, il rencontra la grande armée du Mamelouk marchant vers le nord, de sorte que les deux adversaires étaient le soir en face l’un de l’autre, séparés seulement par la rivière de M’ghazan. On dit que l’armée arabe était fort nombreuse ; on parle de 40000 cavaliers, 8000 hommes d’infanterie et 34 canons, outre une grande masse de troupes irrégulières. La position des Portugais étant très favorable, Abd el-Malek n’osa pas risquer l’attaque ; il comptait avec raison que le manque de vivres forcerait les Portugais à commencer la lutte. Le jour suivant survint une circonstance qui parut d’un bon augure pour les Chrétiens : Mouhamed el-Abd avait réussi à corrompre quelques membres de l’entourage de son adversaire et ils l’empoisonnèrent, de sorte que le Mamelouk tomba aussitôt très malade. Il sentit approcher la mort, mais il voulut auparavant anéantir les Infidèles, et, le soir du 3 août, il préparait tout pour le combat. Les Portugais étaient dans l’alternative de se retirer vers leurs ports fortifiés ou de combattre : ils ne pouvaient se maintenir plus longtemps en position, faute de vivres. On prétend que, dans le conseil de guerre qui fut rassemblé, un jeune capitaine, don Diego de Carbalho, entraîna par de violents reproches le roi Sébastien, qui hésitait à livrer bataille.
La formation de l’armée portugaise, d’après le récit que j’ai cité, était la suivante : les Espagnols, les Italiens et les Allemands composaient l’avant-garde ; au centre étaient les troupes d’élite portugaises, et l’arrière-garde comprenait les Portugais les moins disciplinés, couverts par 300 archers et 2 canons. L’étendard royal ainsi que l’ambassadeur d’Espagne et l’entourage du roi étaient à l’aile gauche : sur l’aile droite de l’arrière-garde était Mouhamed el-Abd, le Noir.
Le début du combat fut très favorable à l’armée de Sébastien ; elle passa le fleuve et poussa devant elle les bandes dispersées des Arabes. On dit qu’alors le Mamelouk expirant monta à cheval et força son armée chancelante à s’arrêter. Les Portugais furent accablés par l’énorme supériorité numérique de leurs ennemis ; l’arrière-garde jeta ses armes ; l’avant-garde fut repoussée, et les Allemands eux-mêmes ne purent longtemps résister ; la chaleur et la soif firent le reste : la bataille fut perdue. Le bruit se répandit alors que le jeune Abd el-Malek, déjà mourant avant la bataille, avait expiré. Il parut, pour un moment, que les Marocains allaient s’arrêter et être mis en désordre ; mais cet espoir dura peu. Les masses mahométanes se pressant sans relâche contre l’armée portugaise, si faible en nombre, tous se précipitèrent vers le fleuve dans une fuite irrésistible. Des milliers de Chrétiens trouvèrent la mort dans les eaux gonflées du M’ghazan ; ceux qui ne furent pas noyés devaient être massacrés dans leur fuite par les Arabes ou par la population. Quand Sébastien vit le sort de son armée, il se précipita avec sa suite au plus fort de la mêlée, et tous y trouvèrent la mort héroïque qu’ils cherchaient. En même temps que le roi tombèrent, parmi les personnages de distinction : le duc d’Aveiro, les chefs des familles de Bourgogne, de Foscari, d’Alfonso de Aguilar, de Francisco de Aldana, de même que l’Anglais Sterling et l’Allemand de Thalberg. Le sultan Mouhamed el-Abd, qui avait été la cause de cette malheureuse campagne, s’enfuit, et fut tué également. D’après les historiens, 18000 Arabes et 6000 Chrétiens perdirent la vie dans cette rencontre ; une partie de ces derniers furent pris, et 60 hommes seulement se sauvèrent à Arseila. Le corps de Sébastien fut retrouvé et enterré à Kasr el-Kebir par le frère du Mamelouk, le chérif Achmed ; plus tard il fut rendu au gouverneur de Ceuta. Ce ne fut pourtant qu’après des années qu’il fut déposé dans le cloître de Belem, à Lisbonne ; c’est ce qui explique l’apparition de plusieurs pseudo-Sébastien, qui prétendirent au trône de Portugal ; pendant longtemps toutes sortes de légendes coururent dans le peuple sur le compte de ce roi vaillant, mais fougueux et fantasque.
Rien ne rappelle plus aujourd’hui dans cette plaine argileuse une bataille si importante par ses résultats, et la grande masse du peuple marocain d’aujourd’hui sait à peine que le Maroc dut son existence à la victoire d’Abd el-Malek à Kasr el-Kebir. Aucune pierre, aucun indice ne rappelle que près de 30000 hommes sont enterrés là. Nul ne peut dire ce que serait devenu le Maroc si le pieux Sébastien eût été vainqueur et si le pays fût passé sous l’influence portugaise. « Au lieu d’être le point de départ de la régénération africaine, cette bataille fut le commencement de la nuit profonde qui cache encore ces pays sous les voiles sombres de la barbarie. » C’est en ces termes que le moine espagnol termine son récit de la bataille de Kasr el-Kebir. Il est pourtant douteux que le Portugal, déjà affaibli par le joug du clergé, eût été capable à ce moment d’opérer cette régénération, même à la suite d’une victoire. De même que Mahomet avait fait place à ses enseignements par le fer et par le feu, les élèves de Loyola auraient répandu la foi catholique en Afrique par l’intermédiaire des bûchers et des tortures. Les fanatismes religieux se valent, quelle que soit la religion qui les provoque, et jamais l’homme ne montre une telle bestialité que quand il s’agit de questions de croyances et de dogmes. Ç’a toujours été ainsi, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Le 27 décembre, nous quittâmes l’hospitalière Kasr el-Kebir et nous suivîmes d’abord la direction du sud dans la large plaine limoneuse de l’oued el-Kous, à la rive nord duquel mène un large chemin pavé. Sans cette route il serait impossible, pendant une grande partie de l’année, de franchir ce passage, car les animaux y resteraient embourbés dans la fange. Après avoir passé la rivière et atteint un plateau un peu plus élevé, nous fîmes halte à une source fortement ferrugineuse, qui sort d’un conglomérat de grès fort dur. Le chalif de Ksor nous rejoignit ici et nous amena un mulet à la place du cheval tombé malade ; il craignait que nous ne fussions partis fâchés de n’avoir pu, la veille, louer un animal ; en outre il voulait encore une fois m’adresser ses remerciements pour quelques doses de quinine que je lui avais données.
Ce plateau est formé d’un conglomérat grossier et solide, consistant en grès rouge ferrugineux et qui a évidemment fourni les matériaux des anciens murs et des fortifications de Kasr el-Kebir. De là nous prîmes une direction plus vers le sud-est et nous croisâmes les contreforts orientaux d’une chaîne de collines basses, qu’accidentaient quelques sommets plus hauts et plus pittoresques. Cette chaîne était constituée par du calcaire avec de nombreux et volumineux rognons de silex et devait appartenir aux formations crétacées. Ensuite nous atteignîmes un plateau de conglomérat, et nous nous arrêtâmes vers trois heures dans un douar qui est à une demi-lieue à l’ouest des ruines de Basra ; un peu avant, nous avions passé le cours supérieur d’un petit ruisseau qui appartient déjà au bassin du Sebou. Le village dans lequel nous passâmes la nuit se nommait Aïn Souar, d’après une source sur les bords de laquelle se trouvait jadis une jolie maison, dont les ruines existent encore. En descendant de la chaîne de collines dont j’ai parlé sur le plateau, nous remarquâmes de nombreux tas de pierres ; on prétend que sous chacun d’eux gît le corps d’un voyageur massacré par les voleurs. On dit que tout le pays était autrefois très peu sûr, et qu’encore aujourd’hui les vols à main armée ne sont pas rares sur les routes.
Nous avions ce jour-là un beau temps, et les habitants du lieu étaient assez hospitaliers ; ils nous livrèrent volontairement la mouna et furent contents de me voir donner quelques pesetas à ceux qui nous l’apportaient. Le pays, favorable à la culture, était très bien cultivé ; nous y rencontrâmes aussi de nombreux troupeaux, de sorte que la population ne nous sembla pas misérable. Ces derniers jours nous avions vu une quantité surprenante de vanneaux, qui, n’étant pas poursuivis, sont dans ce pays très peu sauvages.
Les ruines de Basra passent souvent pour être d’origine romaine. Elles consistent en un mur très long et très solide, à peu près dirigé du nord au sud, qui est épais de 8 pieds et doit avoir été très élevé à l’origine ; dans la suite des temps, beaucoup des pierres de la partie supérieure se sont écroulées. A des distances de 100 pieds l’une de l’autre se trouvent toujours des saillies en forme de demi-cercles. La ville, ou la forteresse, était de forme quadrilatérale ; seul le côté ouest est presque tout entier debout ; les faces nord et sud manquent entièrement, et vers l’est il n’existe que quelques restes de murailles. Comme on a élevé dernièrement dans cet endroit un tombeau à un saint mahométan, on ne m’en laissa pas approcher. On dit qu’il existe dans les environs une foule de ruines de ce genre. Les habitants qui m’accompagnaient me contèrent qu’ils y trouvaient souvent des vases ou des urnes ; on y a rencontré également des pierres avec des inscriptions. Aujourd’hui tout est couvert d’un gazon si épais et de tant de mauvaises herbes de tout genre, qu’on ne peut rien distinguer en dehors des murs eux-mêmes. Pour trouver quelque chose, il serait nécessaire de débarrasser tout d’abord le terrain de cette épaisse végétation et d’enlever la couche supérieure d’humus ; il faudrait pour cela quelques semaines et une permission spéciale du sultan, car dans leur méfiance les habitants empêcheraient probablement toute recherche d’objets anciens, qu’ils attribueraient au désir de trouver des trésors. Il est parfaitement certain que les Romains pénétrèrent profondément dans le Maroc ; mais je n’ai pu, à cause du peu de temps dont je disposais, déterminer si réellement il s’agit à Basra, suivant les apparences, d’anciens restes romains, ou s’il faut attribuer ces ruines à un autre peuple. D’ailleurs toutes les probabilités sont pour une origine romaine ; les Portugais ou les Espagnols n’ont pas pénétré si avant dans le pays, et leur domination était limitée aux ports de la côte et peut-être au pays de Ksor.
Le matin du 28 décembre, nous quittâmes Basra et chevauchâmes par un beau temps vers le sud-est. Nous abandonnions la route choisie d’ordinaire par les Européens pour en prendre une plus courte. Les ambassadeurs suivent plutôt le chemin le plus long, et décrivent une grande courbe vers le sud-ouest, parce qu’ils rencontrent de ce côté de nombreux villages et surtout une quantité de pachas (amils), ce qui est un avantage aussi bien pour la sécurité que pour la commodité des Européens. Au contraire, notre chemin conduisait surtout à travers des contrées désertes. Nous rencontrâmes d’abord un endroit consacré, où se trouve le tombeau d’un saint, Sidi Mouça Sered ; il consistait en une petite maison à coupole, placée sur une hauteur, d’un blanc éblouissant et de forme élégante. Nous passâmes le village de Cherifi, franchîmes l’oued Nabada, qui appartient au bassin du Sebou, et arrivâmes dans une grande localité nommée Chemachah, où se trouvent également d’antiques ruines romaines. Non loin de là est le village d’Aïn el-Guirar, avec le tombeau du cheikh el-Yesia, célèbre parmi les Arabes marocains. Nous fîmes halte vers midi, dans le voisinage de Chemachah, près d’une source fraîche ; au nord-est nous voyions la montagne d’el-Sour-Sour, dont Gerhard Rohlfs fit l’ascension en 1864. De là, en continuant vers le sud-est, nous arrivâmes sur un plateau d’argile solide, qui ressemble extraordinairement au lœss, et nous vîmes devant nous un terrain bas, plat et fertile, avec cinq douars, dont les habitants sont de la tribu des el-Chlod. La contrée entière est pourtant habitée par les el-Gharbia, qui sont venus ici du sud et ont repoussé les Chlod vers le nord ; mais les villages dont je viens de parler constituent une colonie isolée au milieu des Gharbia.
Le terrain devint ensuite moins uni, et nous franchîmes quantité de collines basses appartenant aux formations crétacées ; nous arrivâmes au point nommé Had-Tekkourt (Marché du Dimanche) ; c’est aujourd’hui marché, et il règne une vie active sur la grand’place, en dehors du village. Nous y arrivâmes pourtant un peu trop tard, de sorte que nous ne pûmes même pas acheter de l’orge pour les chevaux. Nous continuâmes donc la marche, en inclinant plus vers le sud, par le pays de Rdat ; nous passâmes la rivière du même nom, qui se jette dans le Sebou, et nous nous arrêtâmes enfin, vers cinq heures, dans une grande plaine fertile, près du village de M’ghaïr, qui appartient à la tribu des el-Habisi. Nous avions devant nous, directement au nord, la chaîne de montagnes d’el-Sour-Sour, qui va du nord au sud, et sur les pentes orientales de laquelle se trouve la ville bien connue de Ouezzan. La tribu des el-Habisi est originaire du pays d’Oujda, à la frontière algérienne, et s’est installée ici ; elle comprend un grand nombre de villages.
La ville de Ouezzan est, comme on sait, le lieu de naissance d’une grande famille chérifienne, dont le chef actuel, Hadj Abd es-Salem, accueillit très amicalement Gerhard Rohlfs, et le soutint puissamment par ses lettres de recommandation pour ses voyages au sud du Maroc. Comme je l’ai déjà dit, la position de cet homme n’est plus la même que jadis. Les chourafa jouissent certainement au Maroc d’une grande considération ; mais les familles de chourafa les plus importantes du pays sont celle du sultan actuel, les el-Filali, et celle de l’ancienne dynastie des Idrides. Les descendants de ceux-ci ont encore dans quelques parties du Maroc une grande influence et beaucoup de partisans ; ils sont les ennemis de la dynastie actuelle et cherchent même à démontrer que les el-Filali ne sont pas des chourafa.
Non loin de notre bivouac, sur les contreforts sud-ouest des montagnes du Sour-Sour, se trouvent des salines qui sont exploitées ; j’avais déjà vu sur le soko de Had-Tekkourt de grandes quantités de sel gemme mises en vente. Je serais resté volontiers un jour en cet endroit pour visiter ces salines ; mais quelqu’un me dit que j’en verrais également près de Fez ; en outre le temps parut sur le point de changer. La pluie menaçait, et en pareil cas les rivières grossissent de telle manière, que nous aurions dû peut-être attendre plusieurs jours avant de franchir le Sebou. Je préférai donc faire lever les tentes le matin suivant, 29 décembre, et continuer la marche. Au bout d’une demi-heure nous atteignîmes un grand village des Habisi, dans lequel habite le cheikh de toute la tribu ; puis nous traversâmes une large plaine de lœss, interrompue par des chaînes de collines basses ; le pays était monotone et sans particularité, mais le sol était fertile et bien cultivé. La plaine s’étendait jusqu’à la vallée de l’oued el-Ouergha, que nous atteignîmes vers onze heures. Dans les ravinements on remarquait qu’une couche de gravier quaternaire épaisse de plusieurs pieds supportait le limon. La rivière de Ouergha, qui se jette dans le Sebou, était large et rapide, mais des gués la traversaient de place en place, de sorte que nous pûmes la franchir sans grandes difficultés. On prétend que cette rivière, comme le Sebou, roule une fois par an, au moment des grandes chaleurs, des eaux teintes en rouge. Je ne sais sur quoi cette assertion est fondée, et si cette coloration provient de l’argile rouge qui domine dans les collines de terrains salifères, ou de petits organismes qui se produiraient en grandes masses à de certains moments. Quoique d’ailleurs les faits extraordinaires soient toujours exagérés par les Arabes et que les récits qui s’y rapportent doivent être admis avec la plus grande circonspection, ils ont rarement une base purement imaginaire.
Après un repos d’une demi-heure nous continuons. C’est toujours le même paysage : une plaine monotone, sans bois, plus ou moins bien cultivée et interrompue de faibles ondulations. Nous passons près de quelques villages et d’une source, Aïn Ali ben Ghiza, et après quatre heures nous dressons nos tentes dans le voisinage d’un groupe de villages habités par la tribu des Ouled Selema.
Le 30 décembre il faisait très froid de grand matin ; nous n’avions que 6° C. Le chemin allait, comme toujours, vers le sud-est, par un terrain montagneux. En général, les habitants appartiennent à la tribu des Ouled Aïssa. Nous laissons à gauche le djebel Mouley Bousta, célèbre lieu de pèlerinage avec le tombeau d’un saint, et nous passons un petit fleuve, l’oued el-Melha (rivière Salée), du bassin du Sebou, et dont le lit presque absolument desséché est couvert de sel cristallisé. Cette rivière sortant d’une montagne salifère, son eau est très salée ; pendant l’été elle se dessèche et abandonne le sel qu’elle détient.
Vers quatre heures nous nous arrêtons près d’un ensemble de villages nommé el-moudjimma, appartenant à la tribu des Ouled Djemma, qui font déjà partie du gouvernement de Fez. Cette journée avait été très fatigante, car nous avions parcouru presque constamment un pays vide et désert, dans lequel ne se voyait presque aucune trace de verdure ; il n’y avait que des champs bruns, presque tous cultivés ; et pas un arbre, pas un buisson, pas même une touffe du palmier nain si répandu ailleurs, n’interrompait la teinte brune et monotone du paysage.
Quelques heures au sud de Tzlata Cheragha, nous traversâmes le Sebou, l’un des plus importants fleuves du Maroc. Il sort des montagnes de l’est, traverse obliquement tout l’empire et se jette au nord de Rabat dans l’océan Atlantique. Son cours est très tortueux, et sa largeur ainsi que sa profondeur sont assez considérables. Le Sebou (es-sebâ, le lion) serait certainement navigable et fournirait une excellente route d’eau de la côte atlantique jusque dans le voisinage de Fez. Mais l’indolence des Marocains est trop grande pour mettre à profit quelque chose de pareil ; du reste, on n’a pas encore procédé aux essais et aux levés nécessaires. Le Sebou arrose tout le riche pays d’el-Gharb, dont les produits, en tant que leur exportation est permise, seraient facilement portés à la côte par cette voie économique. Nous traversâmes le fleuve dans sa partie supérieure, en un point où il est partagé en plusieurs bras par quelques petites îles ; sa profondeur n’était plus fort considérable et nous pûmes le passer sans difficultés particulières.
Comme je l’ai déjà dit, la route principale de Fez passe un peu plus à l’ouest, et le Sebou est là, sur son passage, si large et si rapide, que l’on a dû se résoudre à y construire de grandes barques, dans lesquelles les caravanes traversent le fleuve.
Nous coupons le large terrain d’inondation, boueux et fertile, et nous passons devant une petite roche isolée, qui sert de borne indicatrice aux voyageurs et s’appelle Hadjera Cherifa, d’après le nom d’une sainte. Après avoir traversé un groupe de douars, composé de six villages et qui se nomme Agbed Emhor, je fis dresser les tentes. Notre campement d’aujourd’hui est à environ 200 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Le dernier jour de l’année 1879 nous atteignîmes Fez, résidence du sultan du Maroc. Nous étions partis de grand matin ce jour-là, car nous avions à parcourir un terrain très accidenté ; vers cinq heures il faisait un froid piquant et nous n’avions que 4 degrés. Nous nous trouvions presque au milieu d’un pays de montagnes, qui s’élève doucement en venant du nord, mais qui descend rapidement vers le sud dans la plaine de Fez. Nous traversâmes quelques villages du cheikh Dajib ; puis vint un pays très accidenté, qui porte le nom d’Aïn Lefrad et est habité par des gens de la tribu des Ouled Djemma. Les montagnes environnantes sont formées d’une marne calcaire légère, de couleur blanche, qui est par places d’un blanc éclatant et appartient aux formations crétacées. Vers dix heures et demie nous fîmes halte à une source, Bir el-Araïch ; elle est à 350 mètres d’altitude. De là nous montâmes encore quelque temps et nous eûmes bientôt atteint un col (530m), d’où une vue magnifique s’étendait sur une grande plaine, sur une partie de la ville, qui est fort considérable, et, dans le fond, sur les chaînes du haut Atlas. Mes compagnons me montrèrent de là le col qui mène de Fez au Tafilalet. Les sommets étaient couverts de neige.
Plus nous descendions, plus riche était la végétation ; les plantations d’oliviers étaient surtout fréquentes, tandis que les sommets de ces montagnes calcaires étaient presque entièrement dénudés. Les ravins étaient encombrés d’épais buissons ; partout où se montrait un petit morceau de terrain plat était un champ d’orge ; les villages étaient presque toujours cachés sur les côtés du chemin. A mesure que nous nous approchions de la résidence, le pays devenait plus animé : gens de la campagne portant des fruits à la ville, ou en revenant ; âniers qui poussaient à force de coups leurs animaux épuisés et écorchés, et les maltraitaient de la façon la plus cruelle ; une troupe de machazini, qui était envoyée dans une localité pour y recueillir les impôts ; des bourgeois aisés de Fez, montant des mulets à selle élégante et suivis de serviteurs, qui allaient voir leurs bois d’oliviers des environs ; de pauvres paysannes arabes et des esclaves nègres, gravissant péniblement la montagne, un lourd fardeau sur la tête ; un cheikh de distinction sur un beau cheval, enveloppé dans un large burnous de drap bleu, avec un grand turban blanc, et suivi d’une nombreuse escorte bien montée et bien armée ; une caravane de marchands juifs avec des mulets, des chevaux et des ânes lourdement chargés ; beaucoup d’autres indices nous montrèrent que nous approchions d’une grande ville et d’un centre de commerce et d’industrie.
Vers trois heures de l’après-midi nous avions derrière nous les dernières chaînes de collines, et nous chevauchions entre des jardins d’oliviers et des champs, vers le grand espace vide qui entoure la résidence au nord et à l’ouest. C’est une vaste plaine, élevée seulement de quelques centaines de pieds au-dessus de la mer, et formée d’un conglomérat grossier et fortement lié. Comme je ne m’attendais pas à obtenir une maison le jour même, nous dressâmes nos tentes près de la porte ouest de la ville, et nous nous préparâmes à y passer la nuit. Nous fûmes bientôt entourés de curieux, qui nous questionnèrent et nous demandèrent des nouvelles ; des marchands de café ambulants vinrent aussi avec leurs petits appareils et nous réconfortèrent d’un café noir très fort. Bientôt nous étions tous étendus dans les tentes sur des tapis, et nous nous reposions des fatigues de la route. C’est toujours avec un certain sentiment de satisfaction qu’on termine sans malheurs ni contrariétés l’une des parties d’un voyage, surtout quand ce n’est pas une des moins importantes. Nous avions mis dix jours pour venir de Tanger à Fez ; mais nous avions voyagé très lentement et avec toutes nos aises ; celui qui se presserait pourrait faire ce chemin en six jours. Je n’avais eu nulle part de difficultés sérieuses avec les habitants, quoique nous n’eussions pas toujours pris le chemin ordinaire, et que nous eussions souvent traversé des parties plus écartées du pays. J’avais déjà appris à connaître un peu le caractère des Marocains et je savais me conduire d’après cette connaissance : de sorte que j’étais plein des meilleures espérances pour mon entreprise, et que j’envisageais l’avenir avec confiance. En outre, je me portais extrêmement bien, par suite du séjour constant à l’air libre, dans un pays qui, à l’exception de quelques endroits, a l’un des meilleurs climats de la terre.
J’envoyai mon machazini avec les lettres de recommandation chez le premier ministre ; ce dernier était malade, mais il lut pourtant mes lettres et chargea le juge supérieur de la ville de me trouver une maison. Vers le soir, un machazini vint de la part de ce magistrat et me pria de faire lever les tentes pour entrer dans la ville : une maison y était mise à ma disposition. Cela ne m’était pas absolument agréable, mais mes interprètes insistèrent pour me faire accepter, me disant qu’autrement il me faudrait engager des gardes pour la nuit. Bientôt tout était rechargé et nous entrions par la grande porte de l’ouest dans la résidence de Sa Majesté Chérifienne. Les gardiens des portes, et les Arabes qui flânent toujours dans leur voisinage, regardaient curieusement le Roumi ; les esclaves faisaient en grimaçant leurs mauvaises plaisanteries et leurs remarques comiques sur ce coup d’œil inaccoutumé.
Derrière la porte extérieure se trouvent une file de petites boutiques et d’ateliers ouverts dont les habitants fixaient également leurs regards sur la cavalcade étrangère. Puis on traverse un large terrain abandonné, non pavé et inégal, tantôt rocheux, tantôt boueux, avec des restes de vieux murs, des maisons écroulées, des tas de fumier, des animaux morts et des gens sans aveu, à mine rébarbative, errant au milieu du tout. Après avoir passé une seconde porte à travers un mur solide, la véritable muraille qui enserre Fez, on arrive dans la vieille ville, très peuplée, dans les ruelles étroites de laquelle une foule épaisse rend la marche difficile. Le chemin descendait rapidement, car Fez est située bien bas dans l’étroite vallée de l’oued Fez ; nous arrivâmes dans un chaos de bazars, de rues et de ruelles, souvent si resserrées, qu’avec nos animaux lourdement chargés nous barrions la rue dans toute sa largeur, et que nous arrêtions la circulation. Mes gens, qui étaient de la meilleure humeur, criaient constamment leur monotone balak ! avec lequel on invite les passants à prendre garde et à s’effacer. Enfin nous arrivâmes dans une rue si étroite que nos mulets chargés de chaque côté ne purent s’y engager, et qu’il fallut les débarrasser de leur paquetage. Cette ruelle était si sombre qu’on n’y pouvait voir devant soi ; elle n’était pas pavée, mais remplie de trous et de bosses, de sorte qu’un des animaux s’abattit et causa une émotion générale. Enfin nous ne pûmes aller plus loin : c’était un cul-de-sac. Notre guide ouvrit une des misérables maisons qui y donnaient, et nous entrâmes dans une petite cour carrée, qui peu avant avait servi d’écurie et était encore pleine de fumier. Un escalier chancelant conduisait dans un corridor, sur lequel donnaient quelques chambres obscures ; j’étais condamné à loger dans ces tanières, moi qui étais pourvu des meilleures recommandations du sultan ! Notre gaieté du début, en voyant le tout, se changea bientôt en une vraie colère. Accompagné d’Hadj Ali, je me rendis tout droit chez le juge qui nous avait désigné cette maison, et lui déclarai que je le remerciais de ses bons offices, mais que j’allais aussitôt quitter la ville, pour loger sous mes tentes, en dehors des portes de Fez. Le juge, un Nègre, comme la majorité des hauts fonctionnaires du Maroc, s’excusa : dans ce moment de presse il n’avait pu trouver d’autre maison, mais il arrangerait tout à ma guise le lendemain. De là nous nous rendîmes chez le caïd de la ville, que nous dérangeâmes au milieu de ses prières dans une mosquée voisine, et nous nous plaignîmes amèrement à lui du traitement qui nous était infligé. Il était aussi de couleur noire, mais n’était pas de pure race nègre comme le cadi ; il se montra très aimable et très sympathique ; pour ce soir-là il ne pouvait rien faire, mais dès le lendemain j’aurais une autre maison. Il nous supplia avec insistance de renoncer à quitter la ville le soir même. D’ailleurs, comme il était fort tard, il y aurait eu de grandes difficultés pour charger encore une fois les animaux et pour marcher dans l’obscurité, par des rues et des ruelles étroites ; nous n’eûmes donc rien de mieux à faire que de passer la nuit dans cette affreuse et antique masure, sans un souper convenable, et avec le danger de recevoir à tout moment sur la tête cette chancelante construction. J’aurais mieux fait de rester hors de la ville ; j’étais venu un peu à l’improviste pour les fonctionnaires que j’ai cités et ils n’avaient peut-être réellement pas de maisons convenables disponibles pour l’instant ; d’un autre côté, ils ne savaient pas encore bien ce qu’ils devaient faire de moi et essayèrent de voir jusqu’où ils pouvaient aller à mon égard. Sans mon énergique protestation, on ne m’aurait certainement pas donné une autre demeure. C’est ainsi que se passa pour nous à Fez la nuit de la Saint-Sylvestre de l’année 1879 !
Le matin suivant, premier jour de l’an, nous vîmes plus nettement dans quelle misérable masure on nous avait internés. Aussitôt je repartis avec mon interprète et le machazini pour aller retrouver le fonctionnaire du sultan et lui déclarer que je quitterais immédiatement la ville si je ne recevais pas un logement convenable. On me promit tout ce que je voulus, mais il nous fallut pourtant attendre jusqu’à quatre heures de l’après-midi avant de pouvoir nous installer dans la nouvelle demeure. Le cadi nous avait opposé les plus grandes difficultés, et n’avait cherché que des échappatoires, tandis que le caïd, d’humeur plus complaisante, faisait connaître notre cas dans l’entourage immédiat du sultan ; sur quoi le cadi fut invité à nous remettre les clefs d’une maison convenable. Celle-ci est située plus haut ; elle n’est pas au milieu de la ville intérieure, plus basse et moins saine : elle est dans le voisinage du palais du sultan. Notre logis n’est pas particulièrement élégant, mais il est grand et aéré, avec de larges pièces et une belle cour pavée, dans le milieu de laquelle coule une fontaine. Il ne renfermait, à la vérité, aucun meuble, mais nous portions avec nous assez de tapis, de coussins, de chaises de campagne, etc., et vers le soir nous étions complètement installés. Nous ne reçûmes naturellement pas la mouna, car nous avions la facilité d’acheter sur les marchés ou dans les boutiques toute sorte d’objets d’alimentation, et à bas prix. Mais je dus engager un cuisinier, car mes gens n’étaient pas à même de préparer une nourriture convenable. Le caïd nous assura deux machazini, dont l’un devait constamment rester à la maison et dont l’autre aurait à m’accompagner dans mes sorties.
En général, je ne puis dire que je trouvai un accueil amical auprès des personnages officiels ; il fallut plusieurs jours pour que les machazini promis m’arrivassent, et je dus écrire à diverses reprises pour les réclamer : suivant la pratique orientale, on traînait en longueur cette affaire, en trouvant toujours des faux-fuyants. Le premier ministre étant malade, ou du moins se faisant passer pour tel, je n’avais pu lui parler ; par suite, je ne pus recevoir une audience du sultan, ce qui m’importait peu d’ailleurs. On ne savait évidemment pas ce que je voulais faire et comment on devait agir envers moi. La maison dans laquelle nous étions descendus avait un inconvénient, auquel nous avions à peine pensé auparavant : elle était effroyablement froide. Nous étions au milieu de l’hiver et notre logis était placé de telle sorte que le soleil n’y parvenait pas de tout le jour ; de grand matin nous n’avions d’ordinaire que 5 à 6 degrés, et dans le reste du jour le thermomètre ne montait que jusqu’à 8 ou 10 degrés ; pour le pays c’est une température très basse, qu’il est extrêmement incommode de supporter dans de grandes pièces, qui ne sont pas chauffées, faute de poêles, et avec les vêtements légers en usage. La conséquence fut que nous étions tous enrhumés au début de notre séjour à Fez.
En outre, on regardait avec une grande méfiance mon interprète et compagnon Hadj Ali, qui vantait partout sa parenté avec l’émir Abd el-Kader. L’émir et son entourage n’avaient pas toujours été dans les meilleurs termes avec le gouvernement marocain, et l’on craignait que mon compagnon ne se laissât entraîner dans des intrigues quelconques. Enfin, on savait qu’il avait été banni d’Algérie par le gouvernement français, et l’on craignait peut-être que les Français ne le réclamassent au Maroc. Or on ne redoute rien plus dans ce pays qu’une complication quelconque avec une puissance européenne. Par suite, un négociant arabe aisé, Sidi Omar, qui fait fonction d’agent consulaire espagnol, parut un jour chez nous et avertit mon interprète de ce qui se passait. Il avait appris que le gouvernement marocain était résolu à le faire arrêter, à le renvoyer à Tanger et à le livrer aux autorités algériennes. Cela m’eût fort contrarié, et mon interprète lui-même était très inquiet. Je le tranquillisai en lui disant qu’il était à mon service, payé par moi et qu’il avait été engagé en présence du représentant d’Allemagne à Tanger et ne pouvait, par suite, être arrêté sans autre forme de procès. Tout cela ne contribuait d’ailleurs pas à m’attirer la considération des autorités, et visiblement on trouvait ma présence à Fez peu agréable.
Hadj Ali avait ici beaucoup de parents et d’alliés, de sorte que nous recevions force visites. Suivant les mœurs du pays, nous offrions à tout visiteur du café ou du thé, et tout le jour, un chaudron d’eau chaude était tenu sur le feu, de manière à bouillir rapidement. Pour tout ce qui regardait la cuisine, j’avais engagé un ménage juif, auquel j’avais cédé une chambre de la maison ; ces gens s’occupaient des achats ainsi que de la préparation des aliments, dont ils se tiraient assez bien.
Je sortais le plus souvent possible, pour fuir cette maison si froide ; la différence de température était vraiment surprenante, et, tandis que nous tremblions de froid dans nos chambres, au dehors la température était extrêmement agréable, et montait à 18 ou 20 degrés centigrades. Hadj Ali avait à Fez un jeune neveu, qui vivait seul avec sa mère ; il était presque tous les jours notre hôte. Son père voyageait depuis longtemps pour affaires ; ils n’avaient qu’un seul serviteur, en même temps fermier d’un jardin situé non loin de notre maison et dans lequel croissaient beaucoup d’orangers, de figuiers et d’autres arbres. Nous nous retirions souvent dans ce jardin, quand nous ne pouvions plus supporter le séjour de la maison, ou quand nous étions las de courir les bazars et les ruelles étroites. Cette dernière occupation, pourtant fort intéressante, était pénible à cause de la foule qui se rassemblait autour de nous. Mes deux machazini m’accompagnaient toujours, pour me protéger contre les importunités ou les insultes. Je n’ai vu à Fez que deux des Européens qui y vivent : un officier anglais, qui sert d’instructeur à l’artillerie, et un médecin espagnol ; du moins ce dernier, vieillard aux cheveux blancs comme la neige, vêtu ridiculement de velours et pourvu de vieux gants glacés, souvent lavés, se donnait pour tel. C’était un de ces aventuriers tels qu’on en voit souvent dans les pays mahométans ; je le rencontrai un jour chez le marchand arabe dont j’ai parlé, et qui sert d’agent consulaire à l’Espagne. L’attitude de cet impudent tapageur, qui par des cris et des menaces voulait obtenir une maison du sultan, et prétendait avoir le concours de Sidi Omar, faisait un singulier contraste avec la dignité calme de l’Arabe, très fin, plein de tact sous tous les rapports, et qui montrait une distinction naturelle encore rehaussée par un extérieur un peu souffrant.
Le jour qui suivit mon arrivée, un autre Européen arriva à Fez ; c’était un parent du drogman de la légation française de Tanger ; il prétendit avoir été volé en route d’une forte somme, et mit le gouvernement marocain en grand embarras par ses demandes d’indemnité. Ces diverses personnes constituaient à ce moment toute la colonie européenne de Fez.
En général, on voit avec regret les Chrétiens venir dans la capitale ; on ne peut pas les en chasser, mais on cherche à leur en rendre le séjour aussi désagréable que possible. C’est d’ailleurs, de la part du gouvernement marocain, un procédé très habile, car il arrive à éviter ainsi beaucoup plus facilement les conflits presque inévitables et sans nombre qui se produisent dans les autres pays mahométans et se terminent fatalement au désavantage des indigènes.
CHAPITRE IV
FEZ, RÉSIDENCE DU SULTAN MOULEY HASSAN.
Situation de la ville. — La rivière. — Distribution de l’eau. — Climat. — Nom et fondation. — Fortifications. — Portes. — Divisions de la ville. — La population. — Les vêtements. — Les maisons. — Les femmes. — Quartier des Juifs. — Un Juif brûlé vif. — Commerce et industrie. — Mosquées et écoles. — Inscription. — Faïences mauresques. — Foundâqs et bazars. — Achats. — Le bastion. — Le déjeuner. — Si Sliman. — Excursion aux salines. — Achats de chevaux. — Marché de la semaine. — Visite aux tombes. — Départ.
Fez est sur un plateau entre les contreforts septentrionaux de l’Altas et une chaîne moins haute, consistant surtout en craie marneuse, qui se dirige parallèlement à la chaîne du Rif, et limite à l’est la large et fertile plaine d’el-Gharb. L’altitude de ce plateau de conglomérat est d’un peu plus de 200 mètres. Il est parcouru par un grand nombre de vallées plus ou moins profondes ; l’une d’elles, qui est creusée à une profondeur exceptionnelle, est celle de l’oued el-Fez. Il prend sa source à quelques milles au sud-ouest de la ville, sur une petite ondulation du sol nommée Ras el-Ma (la Tête de l’Eau), d’où une grande quantité de petits ruisseaux s’écoulent au nord, au nord-est et à l’est vers le Sebou. La vieille ville de Fez est située dans cette profonde et étroite coupure, et ses maisons s’élèvent sur les deux versants de la vallée en formant des terrasses. L’oued el-Fez devrait par conséquent couler au milieu de la ville, mais ce n’est point le cas, et au contraire on n’y voit nulle part la moindre trace de ce cours d’eau. Il est en effet partagé entre différents canaux avant d’avoir même atteint la ville, et ces canaux se divisent à leur tour en des milliers de petites conduites qui circulent au milieu des maisons. Tous les jardins et tous les édifices sont munis de ces conduites d’eau naturelles. Il y a peu de villes aussi bien pourvues à cet égard que Fez ; malheureusement les habitants ne savent absolument pas apprécier et mettre à profit cet avantage, car en général leur ville est malpropre. Ludwig Pietsch dit avec beaucoup de raison, à propos de son voyage avec l’ambassade allemande en 1878, et en dépeignant son séjour dans la jolie maison, placée au milieu de jardins, que le sultan donna aux Allemands pendant leur passage à Fez : « Ce qui fait le charme particulier et l’avantage de cette maison, la masse d’eau courante, est également celui de la ville tout entière : avantage qu’elle a sur tant d’autres capitales du monde, à l’exception de Rome (et aujourd’hui de Vienne). De même que dans la Ville éternelle aux sept collines, cet élément de vie coule et gronde partout avec une vraie prodigalité. Mais la population n’apprécie guère la valeur de ce don précieux ; elle s’entend beaucoup mieux à le perdre, à l’empoisonner, et, loin d’utiliser ses effets bienfaisants, elle n’en profite pas. La ville où les eaux sont le plus abondantes est aussi, parmi toutes les villes que je connais, celle de la saleté la plus effroyable, celle de la malpropreté la plus révoltante, qui empestent à la fois l’eau et l’atmosphère. La nature l’a comblée de ses bénédictions : un heureux climat, un sol fertile, un pays d’une beauté incomparable, à laquelle cette abondance d’eau a une très grande part. Mais les habitants s’arrangent de telle sorte que ces dons du ciel restent pour ainsi dire inutiles. »
Quand les eaux ont parcouru toutes les maisons et tous les jardins, les conduites d’eau sans nombre se réunissent de nouveau, à l’est de la ville, en une rivière qui se jette, non loin de là, dans le Sebou, le grand fleuve du Maroc. Il existe peu d’exemples de ce genre, dans lesquels une rivière entière soit absorbée par la distribution d’eau d’une ville comptant près de cent mille habitants.
TOME Ier, p. 144.
VUE GÉNÉRALE DE FEZ.
Fez se divise en deux parties, séparées par une profonde coupure : Fez el-Djedid, Nouveau-Fez, qui est situé sur le plateau, et dans lequel se trouvent les bâtiments fort étendus appartenant au sultan, et Fez el-Bali, la vieille ville, qui est en contre-bas. Le climat y est sain, comme du reste dans la plus grande partie du Maroc, et n’est exposé à aucun extrême de chaleur ou de froid. Quand des maladies surviennent dans la vieille ville, partout très peuplée, cela tient à la négligence de la population et à sa densité. Les céréales de la zone nord poussent à Fez comme les amandiers, les orangers, les grenadiers, les figuiers et les dattiers du sud, et on ne peut que s’étonner quand on voit une culture aussi primitive donner de si riches moissons. Les parties les plus élevées de Fez sont riches en jardins luxuriants, et en dehors de la ville il y a des bois d’olivers et d’orangers très étendus. L’Arabe a un certain goût pour le jardinage, mais la plupart de ses jardins sont négligés, comme tout l’est du reste au Maroc. On y voit partout les traces du passé, et la génération actuelle serait entièrement incapable de construire un système de canalisation aussi bien entendu que celui possédé par Fez de toute antiquité. S’il est un peuple qui vive d’un passé grand et glorieux, c’est assurément le peuple arabe ; il est trop incapable pour trouver quelque chose de nouveau, trop aveuglé pour accepter les progrès de la civilisation occidentale, et ne sait même pas conserver les restes d’une période de progrès relativement considérables.
Fez atteignit l’apogée de sa grandeur pendant le moyen âge ; c’était alors un centre de vie intellectuelle et il s’y trouvait des écoles savantes et des bibliothèques ; il pouvait avoir quatre cent mille habitants. On prétend que la ville fut fondée en 808 par Edris ben Edris, fils d’un descendant du Prophète, Mouley Edris, qui avait été banni de son pays. Fez signifie hache ; le géographe arabe Ibn Batouta raconte que dans les premiers travaux de sa fondation on y trouva une hache et que le nom de la ville vint de là. Les Arabes ont toujours su placer leurs villes aux points où les conditions commerciales et stratégiques étaient le plus favorables. De Fez trois bonnes routes conduisent à des points importants : l’une à la Méditerranée, l’autre vers l’océan Atlantique, et la troisième, par des cols praticables de l’Atlas, dans le groupe d’oasis bien peuplé du Tafilalet ; en outre il existe vers l’est, du côté de la frontière algérienne, une certaine circulation à travers un pays montagneux. Si de plus on tient compte de l’habile emploi de la rivière et des fortifications naturelles, énormes pour l’époque, qui protégeaient la ville, on comprend que Fez, où de savants et victorieux sultans établirent leur résidence, soit devenue bientôt un centre puissant pour le monde du Maghreb.
Fez est entouré d’un double mur très haut : celui de l’extérieur, garni de créneaux, a plus de 30 pieds de haut ; celui de l’intérieur est un peu moins élevé ; à de certains intervalles sont des saillants plus forts en forme de tours. Au nord comme au sud de la ville se trouve un bastion de construction plus solide, qui était jadis armé de canons. Les murs de la ville aussi bien que les maisons sont construits en briques cuites et plates, ou en un mélange de chaux, de gravier et d’argile, qui forme une masse très solide quand elle est fortement et longtemps battue. Toutes ces fortifications seraient naturellement tout à fait insuffisantes s’il s’agissait d’une guerre avec une puissance européenne ; elles montrent partout des éboulements, des fissures et d’autres signes de vétusté, que l’on ne se donne pas la peine de réparer.
Les portes puissantes qui donnent accès des divers côtés dans la ville sont gardées et fermées la nuit. Il y en a sept ; un jeune étudiant arabe, neveu de mon compagnon Hadj Ali, me donna leur nom :
1o Bab el-Fetouh[9], d’où l’on va vers Taza, Oujda et Tlemcen ;
2o Bab Sidi-Fadjidah, d’où l’on va vers Lehyayïn et Ouled el-Hadj, ainsi que chez les tribus des montagnes ;
3o Bab el-Habis[10], d’où l’on va vers Ksâr et Tanger ;
4o Bab el-Mahrouk[11], d’où l’on va vers Meknès (Méquinez) ;
5o Bab bon Djeloud, d’où l’on va vers Maoula-Yacoub et Zarhoun ;
6o Bab el-Hadid[12], d’où l’on va chez les Berbères de l’Altas ;
7o Bab el-Djedid[13], d’où l’on gagne Safr et Samra, dans l’Atlas.
La ville consiste en trois grands quartiers, divisés chacun en six districts ; chaque district a un chef, qui s’occupe de son administration. Ce dernier détient les clefs des bâtiments appartenant au sultan dans son cercle, et surveille avant tout la distribution de l’eau dans les maisons et les jardins, qu’il peut arrêter ou ouvrir suivant le niveau qu’elle atteint. Les grands quartiers se nomment : el-Andalouss, el-Kamtyin et el-A’âdouyin (les Ennemis) ; le premier, comme son nom l’indique, a été fondé et peuplé par les Arabes bannis d’Espagne.
Les dix-huit districts et leurs chefs étaient les suivants en 1880 :
| 1o | El-Mokalkilin (les Bègues) ; chef | El-Hadj Mouhamed Bennis. | ||
| 2o | Bas el-Djenenat (la Tête des Jardins) | El-Meskoudi. | ||
| 3o | Laayoun | El-Sidi Mouhamed el-Bagdadi. | ||
| 4o | Echzam | Ben Hedoua. | ||
| 5o | Lekouass | Faddoul el-Bour. | ||
| 6o | El-Adou | El-Assad. | ||
| 7o | Darb el-Cheikh (Chemin du Cheikh) | Omar Maklouf. | ||
| Darb el-Michmich (Chemin des Abricots) | ||||
| 8o | El-Keddan | Smoud. | ||
| 9o | Leblid et Darb el-Taouïl | Ben Kiran. | ||
| 10o | Foundaq el-Yahoud (Juifs) | El-Zizi. | ||
| 11o | El-Sajat (orfèvrerie) et Eskir | Hadj Mouhamed. | ||
| 12o | Aïn el-Chaïl (Source des Chevaux), et Darb el-Remman (Chemin des Grenadiers) | Ahmed Diban. | ||
| 13o | El-Charbilyin (les Cordonniers) | Mouhamed Betar. | ||
| 14o | Guernis | El-Lâbi. | ||
| 15o | Essouaket ben Safi et Darb el-Ma (Chemin des Eaux) Abd errahman | Omar el-Haouass. | ||
| 16o | El-Kasba (la Citadelle), entre Fez el-Djedid (Nouveau-Fez) et | |||
| 17o | Fez el-Bali (Vieux-Fez), près de Bab Bouchloud | |||
| 18o | Souk el-Khamis (Marché du Jeudi). | Hadj el-Ghaliel Arfaouï. | 
Les chefs de district sont directement responsables devant le caïd de Fez ; c’est aussi leur devoir de recueillir les impôts dans leur district et de les remettre au gouvernement. Ils ont probablement une liste des habitants domiciliés dans leurs quartiers, d’après laquelle on pourrait déterminer approximativement le nombre des habitants. Si une liste de ce genre existe, elle ne doit comporter que les noms des pères de famille indépendants, sans donner le nombre des enfants et des esclaves.
Le chiffre de la population mahométane résidant à Fez doit s’élever à environ cent mille. Le noyau en est constitué par ce que nous nommons les classes moyennes, c’est-à-dire par les marchands et les artisans. Il consiste en Maures, mélange d’Arabes, surtout de ceux bannis d’Espagne, et de la population berbère primitive du pays. On les remarque à la couleur claire de leur peau et à leurs beaux traits distingués : ce sont des marchands habiles, tranquilles et dignes dans leur conduite ; ils forment la bourgeoisie pacifique et payant les impôts. Les couches inférieures de la population, les ouvriers, les portefaix, les petits marchands, sont en grande partie des Nègres esclaves libérés, des métis de Nègres et d’Arabes, et les plus hautes castes, des fonctionnaires jusqu’au sultan inclus, sont composées principalement des gens de couleur. Quelques gouverneurs sont de pur sang nègre, et ont dû leur poste à un caprice du sultan, dont ils sont, par suite, les créatures et dont ils dépendent complètement.
Tout Européen qui arrive au Maroc est surpris de la dignité tranquille et pleine de distinction que montrent les Maures dans leur attitude. Leur tête, d’ordinaire belle et pleine de caractère, couverte d’un grand turban blanc comme neige, a certainement quelque chose de sympathique. Leur vêtement est très seyant. Sur un cafetan fait de drap brun ou rouge ils savent draper avec une habileté extraordinaire le fin haïk, grande pièce semblable à une toge, d’étoffe légère et fine, de couleur écrue qui est jetée sur tout le corps, et même sur la tête ; ce haïk est embarrassant à porter, car il gêne la liberté et la rapidité des mouvements ; mais les Maures regardent tout mouvement rapide comme inconvenant et ils se meuvent toujours avec une grandeza[14] paisible. En voyage on ne porte pas d’ordinaire ce vêtement, mais un large manteau de fin drap bleu, le burnous, qui est muni d’un capuchon. Les pantalons, qui descendent jusqu’aux chevilles, sont également en drap ; les Maures ne portent pas de bas, sauf à Tanger et dans quelques autres ports, mais seulement des pantoufles jaunes. La population pauvre est naturellement beaucoup plus simplement vêtue ; elle se contente d’une chemise et de culottes de toile, recouvertes d’une djellaba de coton écru, ou d’une étoffe rayée de couleur sombre et plus solide, et enfin d’un turban blanc très simple. Les Maures ont l’habitude de se faire raser entièrement la tête ; la barbe est portée longue, mais la moustache est écourtée. Le vendredi, ils prennent d’ordinaire un bain et se font couper les cheveux. Il est étonnant que des gens dont les vêtements sont surtout blancs, et qui paraissent par suite si propres et si soignés, n’aient aucun goût de propreté pour leur ville, et qu’il leur soit indifférent de voir tout près d’une maison proprement tenue un tas d’immondices avec des cadavres d’animaux en putréfaction, dont ils doivent supporter le voisinage chaque jour. Tous les soins de propreté se concentrent à l’intérieur des maisons ; chacun cherche à s’y installer aussi bien que ses moyens le lui permettent, et s’inquiète fort peu de ce qui est en dehors d’elles. Le revêtement du sol et d’une partie des murs avec de petites faïences disposées en échiquier donne à lui seul aux maisons un aspect de propreté ; les beaux tapis, les coussins richement brodés, les tentures de velours, bariolées et ornées de broderies d’or, qui sont appliquées aux murs, donnent aux appartements un aspect très élégant. Ceux des femmes surtout, dans les maisons des Arabes aisés, sont décorés avec un grand luxe.
Dans aucun État mahométan, les femmes ne sont aussi complètement séparées du monde extérieur qu’au Maroc. Aussitôt qu’elles quittent la maison et qu’elles pénètrent dans la rue, elles ressemblent plutôt à une poupée se mouvant pesamment qu’à une créature humaine. Leur visage est enveloppé de drap blanc, ne laissant libres que les yeux : tout leur corps est caché dans une grande pièce d’étoffe en forme de drap de lit ; de sorte qu’on ne voit de la créature ainsi affublée que les yeux et des pantoufles rouges ; tout le reste est étroitement couvert. Les femmes de la population pauvre des campagnes, de même que les esclaves nègres, sont seules moins enveloppées. On voit rarement un homme s’adresser à une femme dans la rue : cela passe pour inconvenant. L’Européen qui arrive au Maroc doit se garder d’examiner les femmes qu’il rencontre ; il fait bien, au contraire, de se détourner d’elles ou de les éviter. Au début, j’avais le désir, fort compréhensible, d’apercevoir quelque chose des visages ainsi voilés ; mais je fus bientôt averti par quelques amis arabes de l’inconvenance de ma conduite. Toutes ces habitudes tiennent à la situation subordonnée de la femme ; de même qu’à la maison elle ne peut manger avec son mari, de même on tient pour indigne d’un homme de circuler avec une femme sur une voie publique.
En général, les femmes des habitants des villes du Maroc ne sont pas particulièrement belles. J’ai dû à la circonstance d’avoir pris Sidi Hadj Ali pour interprète et compagnon, de voir souvent des femmes marocaines dans leur costume d’intérieur, si riche mais si pesant. Non seulement j’ai fait avec mon compagnon beaucoup de visites chez les Maures dans Fez et dans d’autres lieux, mais souvent les femmes venaient elles-mêmes dans ma maison, pour se faire écrire des amulettes par lui, car il avait réussi à se donner un certain relief comme chérif. Souvent aussi je dus faire office de médecin. J’ai trouvé le plus grand nombre des femmes petites et très corpulentes, par suite de leur vie oisive ; dans leur première jeunesse on ne peut nier chez elles une certaine beauté, provenant surtout d’yeux noirs et brillants ; mais cette beauté orientale a pour l’homme du Nord quelque chose d’étrange et d’incompréhensible ; elle parvient bien à attirer un moment, mais elle n’enchaîne pas. Aussitôt que les femmes, après des mariages très précoces, ont eu un ou deux enfants, elles se fanent rapidement et doivent faire place à de plus jeunes.
Le costume des femmes marocaines des plus hautes classes est assez riche ; elles portent comme vêtement de dessus un cafetan de drap avec des manches très larges, qui est ouvert en partie par devant et laisse apercevoir une chemise richement brodée, des pantalons de drap et de petites pantoufles rouges, souvent garnies de filigranes d’or et d’argent. Autour des hanches se porte une ceinture large d’un pied et qui est également brodée. Cette ceinture, d’ordinaire ancienne, et d’un beau travail, a souvent une grande valeur. C’est la partie de leur toilette à laquelle les femmes attachent le plus haut prix, et un homme ne peut faire de plus grande joie à une femme qu’en lui donnant une ceinture de soie brodée d’or et d’argent. Les cheveux noirs, nattés en courtes tresses, sont généralement couverts d’un mouchoir de soie. Des bijoux d’argent ou de corail, gracieux et souvent de forme originale, mais grossièrement travaillés, sont très répandus : on les attache partout, au cou, au poignet, au cafetan, aux oreilles, aux cheveux. La coloration du visage, des sourcils, des lèvres, des dents, des ongles, des doigts ; la peinture des bras et des pieds, etc., sont généralement employées ; les femmes marocaines ont un système de secrets de toilette extraordinairement compliqué.
Elles sont extrêmement peu instruites ; il est rare que l’une d’elles sache lire ou écrire ; elles prennent fort peu de part en général aux exercices religieux. Comme les marchands marocains entreprennent souvent de longs et grands voyages, il arrive que la plupart laissent un ménage avec femme et enfants dans différentes villes. Les longues absences du mari ne contribuent pas à faire estimer bien haut la fidélité conjugale par des femmes qui s’ennuient ; souvent aussi elles tombent dans la gêne, quand le mari en voyage n’envoie pas à temps le subside mensuel qu’il leur a promis, de sorte que beaucoup d’entre elles en sont réduites à d’autres moyens d’existence. A Fez, du reste, beaucoup de ces femmes gagnent leur vie en brodant de la soie d’or et d’argent.
Le sort des vieilles femmes est généralement triste ; les mariages mahométans étant aisés à rompre, il arrive très fréquemment que des maris renvoient simplement leurs femmes avec une petite indemnité très insuffisante ou tout au plus une subvention minime, de sorte qu’elles ont peine à en vivre. Dans les classes plus élevées, ces faits se présentent rarement ; la femme dépossédée vit simplement dans la maison et s’entend le plus souvent très bien avec celles qui lui succèdent ; il arrive même assez fréquemment qu’une femme, voyant que son temps est passé, cherche elle-même pour son mari une jeune fille lui convenant et la lui recommande pour femme. Les mariages se font habituellement devant le cadi, c’est-à-dire le juge de l’endroit.
Les enfants sont le plus souvent jolis, mais on les voit rarement, eux aussi, du moins dans les hautes classes ; quand on pénètre chez un Arabe, on se voit présenter les enfants par les domestiques ou les esclaves, mais d’ordinaire on ne parvient pas à voir les femmes. J’avais fait à Fez la connaissance de beaucoup d’Arabes, en partie gens tout à fait sans préjugés et dans les maisons desquels j’allais et venais. Mais, toutes les fois que je frappais à la porte, j’étais forcé d’attendre un certain temps, jusqu’à ce qu’on eût enfermé dans une pièce éloignée les êtres féminins de la maison. Chez les gens de la bourgeoisie, les marchands aisés, j’étais conduit dans une pièce d’apparat, où les femmes se tiennent ordinairement et que l’on nomme d’habitude le harem ; mais auparavant les femmes en avaient été expulsées.
Parmi les femmes de Fez, comme parmi celles de Marrakech, je trouvai répandu un vice que je ne m’attendais pas à y rencontrer : l’usage des boissons alcooliques. Les Juifs fabriquent une eau-de-vie d’anisette, qui est achetée presque exclusivement par les femmes maures. Tandis que les hommes sont de stricts puritains sous ce rapport, les femmes boivent de l’eau-de-vie en grandes quantités. Celles qui venaient chez nous pour voir Hadj Ali me demandaient d’ordinaire un verre de vin ou de cognac, et j’étais étonné de voir quelle quantité elles en pouvaient supporter. Le manque absolu d’occupations intellectuelles, ou même de distractions, entraîne ces malheureuses à recourir, dans leur ennui, à ces jouissances. Comme il est naturel, elles aiment beaucoup les sucreries, et les Marocains s’entendent à les préparer sous un nombre infini de formes.
Les femmes ont une grande tendresse pour leurs enfants, du moins tant qu’ils sont petits ; elles ont l’habitude de porter leurs nourrissons sur leur dos, enveloppés dans leur grand manteau blanc. La coutume d’allaiter longtemps les enfants est très répandue, et l’on voit des garçons et des filles de quatre ou cinq ans nourris de cette façon. Quand les garçons ont grandi, ils s’émancipent très vite du joug maternel, et usent bientôt, envers les femmes et même leurs propres mères, d’une conduite aussi pénible pour les étrangers qu’insultante pour elles. Dès leur enfance, les garçons sont élevés dans le principe qu’ils sont quelque chose de mieux que les filles. Le mépris de la femme fait le fond du caractère des Mahométans, et les empêche absolument de se retrouver dans nos idées sur la civilisation. On sait que le Coran permet quatre femmes ; mais il n’est pas interdit d’en entretenir davantage : c’est surtout une question d’argent ; aussi il y a beaucoup de gens qui doivent se contenter d’une seule.
Fez a une grande mellah, c’est-à-dire un quartier juif appuyé aux murs de la ville, et séparé du reste par des portes. Il est à peine un pays au monde où les Juifs soient tombés dans un mépris aussi général qu’au Maroc. Le peuple élu de Jéhovah a ici à supporter dans tout son poids le fardeau de son expatriation. Enserrés dans leur quartier, étroit, malpropre et peuplé outre mesure, ils mènent, malgré toutes les oppressions, une vie de famille heureuse et réglée, qui contraste avantageusement avec les ménages polygames des Mahométans. La plus grande part du commerce marocain est dans leurs mains, surtout celui d’importation et d’exportation ; une grande partie de ces Yhoudi sont aisés. Exploités par les grands, méprisés du commun peuple, les Juifs engagent une lutte constante pour l’existence. Leur sûreté personnelle est suffisamment garantie, surtout par ce motif, qu’ils forment pour les Mahométans une source inépuisable où les gouverneurs, toujours à court d’argent, peuvent puiser à leur fantaisie : ils ont pourtant à se soumettre à une foule d’humiliations des plus pénibles. En dehors de la mellah ils sortent toujours en vêtements sordides et malpropres, pour ne pas afficher l’apparence de la richesse et ne point éveiller la cupidité ; ils se glissent, timides et courbés, le long des maisons, évitant avec crainte les rues où se trouve une mosquée. En dehors de leur quartier ils ne peuvent paraître, les femmes aussi bien que les hommes, que pieds nus ; aussi on éprouve une impression particulière à voir des personnages respectables, à l’aspect biblique et à la tête vénérable, ou des femmes dont les maris ont des centaines de mille francs de fortune, cacher leurs pantoufles sous leur djellaba, et se glisser craintivement dans les bazars maures. Et pourtant les Yhoudi sont indispensables aux Arabes : sans eux tout le commerce et le change perdraient leur activité ; mais de leur côté les Juifs quitteraient peu volontiers, malgré toutes les humiliations et les insultes quotidiennement répétées, un pays dans lequel leur mercantilisme sans bornes et leur avidité innée trouvent des satisfactions de tout genre.
Leur attitude dans la mellah est tout l’opposé de leur marche timide et craintive dans les rues de Fez. Là ils ont pour eux la confiance en eux-mêmes que donne la possession de l’argent et de la fortune : ils y revêtent de beaux vêtements ; les femmes surtout en portent d’extrêmement riches, brodés d’or avec profusion ; ce sont des objets transmis par héritage depuis des centaines d’années dans les mêmes familles. Elles portent également des quantités de bijoux d’or et d’argent grossièrement travaillés. Dans les rues étroites, aux odeurs insupportables, de la mellah, où l’on trébuche sur les tas d’ordures, dont jamais un rayon de soleil amical ne vient éclairer les immondices, se trouvent entassées des masses de marchandises. Tout le jour un commerce et un trafic actif y règnent. « On est sûr de trouver ici en tout temps la puanteur et l’activité » : ces mots de Méphistophélès ne s’appliquent nulle part mieux qu’à la mellah juive d’une ville marocaine. Les Juifs se trouvent bien dans cet air pestilentiel ; ils y jouissent d’un bonheur familial complet et s’accroissent comme le sable au bord de la mer. Quelle foule d’enfants grouille dans la mellah de Fez ! Et que de jolies figures malgré la crasse et le manque de soins ! Le vendredi soir, quand a eu lieu un nettoyage général, on voit les femmes et les filles, somptueusement vêtues, se tenir assises devant les portes, tandis que les hommes prient leur Jéhovah dans la maison des assemblées. Elles regardent curieusement et amicalement l’étranger du Nord avec l’éclair humide de leurs grands yeux ; elles se content à l’oreille que le Roumi vient d’un pays où les Juifs n’ont pas coutume de marcher pieds nus et où, au contraire, ils possèdent les plus beaux palais, les chevaux et les voitures les plus chers, et où, grâce à une institution complètement inconnue au Maroc, la presse, ils dirigent l’opinion publique tout entière[15]. Les femmes juives n’ont pas le visage voilé, comme les Mauresques ; leur tête est pourtant couverte comme la leur d’un mouchoir de soie, qui dissimule la perruque qu’elles portent après leur mariage. Il existe, chez les Juifs marocains comme partout, une différence entre les riches et les pauvres, mais la solidarité et la bienfaisance réciproque sont très développées chez eux : jamais ils ne laissent un Juif tomber complètement dans la misère ; la position subordonnée dans laquelle ils vivent rend plus ferme le lien commun, et grâce à leur frugalité et leur peu de besoins, ils trouvent tous aisément à vivre. Outre leur commerce régulier, les Juifs marocains font également des opérations de prêt très développées, et cela contribue puissamment à accroître la haine des Arabes pauvres contre eux. Ces derniers vivent très misérablement, et, quand ils vont trouver le Juif en cas de nécessité, il exploite leur triste situation de la manière la moins excusable. Les maisons de prêts sur gages sont également nombreuses et sont surtout fréquentées par les Marocaines, qui engagent leurs bijoux.
Une affaire survenue à Fez pendant mon séjour dans cette ville est significative au sujet de la situation des Juifs au Maroc. Le 16 janvier 1880, de grand matin, une foule d’amis maures vinrent me trouver pour m’apporter une grande nouvelle : le soir précédent, un Juif avait été brûlé vif à Fez. On me conta cet événement de la manière suivante. Ce jour-là un Juif avait eu dans la mellah une affaire quelconque avec une femme maure, discussion ou affaire d’amour ; bref, des rapports qu’un Juif ne peut se permettre avec une croyante, d’après les idées du pays. Cette femme s’en était plainte à l’un de ses parents, qui, si je ne me trompe, appartenait précisément à une famille de chourafa ; il en demanda raison ; une violente querelle s’ensuivit, et le Juif tira un coup de feu sur le Mahométan. Là-dessus, émoi général. Le Juif est aussitôt saisi et jeté en prison ; un de ses parents s’emploie pour lui de la manière la plus active auprès des autorités et recourt à la protection d’une puissance européenne, la France, je crois ; mais il est aussi arrêté. La nouvelle du meurtre d’un Mahométan dans le quartier des Juifs s’est répandue comme l’éclair dans toute la ville, et l’émoi de la population est si grand que l’affaire doit, le soir même, être soumise au sultan. On me conta à ce propos une de ces finesses orientales que l’on a toujours toutes préparées pour les prêter à de hauts personnages, quand il s’agit de les disculper du soupçon d’un acte de férocité quelconque. Le sultan, dit-on, répondit, quand on lui parla de la chose : « Ce Juif devrait être brûlé. » L’entourage du sultan annonça aussitôt à la foule ameutée que son maître avait dit : « Ce Juif doit être brûlé. » Le fait est que, la nuit même, un des deux Juifs prisonniers était victime d’un effroyable autodafé. On me raconta que le peuple, et surtout celui des basses classes, avait pris un intérêt extraordinaire à cette exécution ; les gens les plus pauvres avaient donné leurs derniers flous pour acheter un peu de bois ou d’huile et contribuer ainsi au supplice d’un des Juifs détestés. Pour le strict croyant marocain, il n’y a pas de plus grande injure que le mot Yhoudi ; c’est un mépris qui se retrouve dans toutes les couches de la population, de sorte que le plus misérable portefaix, ou le Nègre esclave, se croit dans une situation beaucoup plus relevée que celle d’un Israélite. Je ne sais ce qui est advenu de l’autre Juif ; son emprisonnement a sans doute été simplement l’occasion d’alléger notablement la bourse d’une famille juive, et certainement les fonctionnaires s’occupant de l’affaire, du dernier machazini jusqu’au tout-puissant ministre, ont usé de la circonstance pour se faire grassement payer.
Les machazini surtout, sorte de soldats vassaux qui ont à faire le service de gendarmerie et de police, s’en tendent magistralement à se servir des Juifs, quoique ce soit pour de petites sommes ; le Juif cherche toujours à se maintenir aussi bien que possible avec eux, et jamais on ne voit avec plus de netteté que les petits cadeaux entretiennent l’amitié[16] !
L’Alliance israélite s’est, il est vrai, particulièrement occupée des Juifs marocains, mais l’effet de son intervention ne se montre que dans les villes de la côte, où une foule de restrictions et d’habitudes humiliantes ont été supprimées. Dans les villes et les villages de l’intérieur, la position politique et sociale des Juifs restera sans doute la même que jadis.
Fez est la ville de commerce et d’industrie la plus importante du Maroc ; les quantités de marchandises étrangères et de produits de l’industrie nationale qui y sont transportés tous les ans représentent un capital très important. Ce sont les Juifs espagnols qui font ici les plus importantes affaires ; l’importation des articles européens surtout est dans leurs mains, tandis que les Arabes s’occupent du petit commerce, ou entreprennent le trafic par caravanes avec le sud jusqu’à Timbouctou. Le commerce entre Fez et le groupe d’oasis du Tafilalet, de l’autre côté de l’Atlas, lieu d’origine de la dynastie actuelle des Filali, ce commerce, dis-je, est particulièrement important. Une route commode et fréquentée unit Fez à ce pays peuplé, d’où tous les ans est importée une grande quantité de dattes, qui doivent à leur qualité une réputation particulière.
Le développement de certaines branches d’industries est assez important à Fez ; on y trouve encore beaucoup d’articles originaux en tissus ou broderies, en objets de faïence, cuir, métal, paille ou étoffes diverses. Les lames de sabres et les poignards sont garnis de ciselures artistiques ; les fusils et les pistolets, ornés d’incrustations d’argent pleines de goût ; les objets en cuir, surtout ceux de sellerie, etc., ont des formes originales et des couleurs variées. Les grands plateaux à thé en particulier sont d’un travail très élégant et très original : ils sont faits de laiton poli et brillant, couvert d’arabesques ciselées, légendes et décorations diverses, dans lesquelles se retrouve surtout le sceau de Salomon. Dans les faïences dominent les couleurs bleues ; les vases ordinaires, cruches à eau, etc., d’argile jaune clair poreuse, sont d’une forme extrêmement gracieuse et décorative. Les bijoux des femmes, généralement en argent, mais quelquefois en or, et particulièrement ceux en corail, sont de forme originale, mais d’exécution grossière.
Parmi les bâtiments de Fez, les mosquées, les bazars et les foundaqs sont surtout remarquables. D’après le rapport de l’étudiant maure dont j’ai parlé, Fez a cent trente mosquées, dont dix sont abandonnées, tandis qu’on enseigne encore dans les autres. Ce sont donc aussi bien des écoles que des maisons de prières. Les élèves de la plupart de ces écoles ecclésiastiques se bornent à lire et à écrire, ainsi qu’à apprendre par cœur des maximes du Coran ; dans quelques écoles supérieures on s’occupe également d’autres sciences, la jurisprudence, l’histoire, l’astrologie, la médecine, l’alchimie, la poésie ; mais toutes en sont encore au développement qu’elles avaient chez nous au moyen âge. Les Arabes n’ont absolument aucune idée de l’extension et de l’état des nôtres.
La grande mosquée de Fez est particulièrement célèbre pour ses nombreuses colonnes ; on prétend qu’elle en a autant qu’il est de jours dans l’année. Au Maroc il est strictement interdit aux Infidèles d’entrer dans les mosquées. Même à Tanger, où presque la moitié des habitants ne sont pas Mahométans, personne n’oserait se risquer à entrer dans un de ces lieux saints, et encore moins dans les villes de l’intérieur, où la population est beaucoup plus fanatique. On m’avait dit, avant mon voyage au Maroc, qu’il se trouvait dans l’une des mosquées de Fez une inscription importante pour déterminer l’âge de la ville. Je reçus de mon jeune ami une copie de cette inscription, qui se trouve sur une plaque d’argent incrustée dans un des murs de la grande mosquée. La traduction de la copie faite par le jeune étudiant est celle-ci :
1. « Honneur au seul et unique Dieu ! Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son Prophète.
2. « Honneur à notre peuple musulman, qui a reçu de la Providence Toute-Puissante un domaine sans limites.
3. « Si Dieu le veut, il chassera de vous, habitants de sa Maison, les mauvais esprits et vous purifiera. Tout cet édifice[17] le jeudi de l’année 306, le premier du mois Rabi du Prophète.
4. « Honneur au seul et unique Dieu. Il n’y a rien d’éternel que son Empire. »
D’après cette inscription, la mosquée aurait été fondée en 918.
Les quatre lignes qui précèdent sont, paraît-il, inscrites sur la plaque dont j’ai parlé ; en outre, sur chacun des côtés de cette inscription est un vers ; malheureusement le jeune Edris ne me donna pas le texte de ces quatre dernières lignes.
Il est bien à regretter que les Marocains soient si défiants quand on veut se renseigner au sujet de leur pays ou de leur religion. Je suis persuadé que, pour copier ces vers, le jeune étudiant eut des difficultés à examiner cette plaque écrite, qu’il n’est pas facile d’atteindre. Ainsi qu’il me le dit, il le fit alors qu’il se trouvait seul dans la mosquée ; il n’eut pas sans doute pareille occasion de copier les quatre autres lignes, plus difficiles à lire.
Il était inutile de rechercher les restes de ces antiques faïences mauresques, de ces vases et de ces assiettes à reflets métalliques si particuliers, qui sont aujourd’hui conservés comme des raretés de prix dans les musées. Le peu que les Arabes chassés d’Espagne ont apporté avec eux au Maroc a été recueilli par les différentes ambassades des puissances européennes que le Maroc a eu l’occasion de voir se succéder rapidement depuis le début de ce siècle. S’il se trouve encore des restes de ces anciennes œuvres d’art, pleines d’originalité et de goût, ce ne peut être qu’en Andalousie. Il est vrai que le touriste trouve à Grenade, chez les marchands d’antiquités, une foule de « vieilles faïences mauresques », mais elles ont leur patrie d’origine à Paris ou à Londres.
A Fez les artisans et les fabricants sont partagés en quartiers. Dans un quartier de ce genre il y a un ou plusieurs grands foundaqs, c’est-à-dire de grands bâtiments appartenant à l’État, et pourvus de magasins, d’ateliers, d’écuries, de logements, etc., pour la corporation, de même que des bazars, ruelles étroites pleines de petites boutiques. Il y a donc des quartiers et des foundaqs d’ouvriers en cuir, de menuisiers, d’orfèvres, de fabricants d’armes, etc. Le bazar principal se trouve au milieu de la ville : c’est un grand bâtiment, partagé en différentes cours avec de petits comptoirs sans nombre, il y règne toujours une très grande activité ; comme chaque marchand y a sa place déterminée, on y traite de toutes les affaires, et le bazar remplace les cafés de certaines villes, où se donnent les rendez-vous. Du reste, dans chaque bazar de Fez existent des cafés volants, c’est-à-dire de petits fourneaux mobiles, sur lesquels on prépare du café noir très fort, qu’on vend dans de toutes petites tasses. Je me suis souvent assis pendant des heures dans le comptoir d’un Arabe de mes amis, en prenant une tasse de moka et en contemplant la vie et l’activité qui régnaient dans le bazar.
Le séjour de ma glaciale maison de Fez m’était assez pénible, et, aussi souvent que je le pouvais, je la quittais pour me promener dans la ville ou aux environs. Mais cela me devint à la longue fort désagréable ; car j’avais toujours avec moi un soldat, ce qui me donnait l’air d’un prisonnier. J’avais engagé un ménage juif, qui s’occupait de notre cuisine, de sorte que nous nous trouvions à la fin beaucoup mieux que dans les premiers jours de notre séjour. Mon machazini de Tanger ainsi que mon loueur de chevaux israélite de la même ville s’en retournèrent bientôt ; le dernier, à sa grande satisfaction, reçut ses frais de retour, outre le prix convenu. Je pus renvoyer des lettres et des collections à Tanger, et je dus bientôt penser aux moyens de partir de Fez. Je demandai une audience au premier ministre, mais il était malade, de sorte que je ne pus également être présenté au sultan, ce qui me contraria beaucoup moins que mes compagnons. Souvent j’assistais aux exercices des soldats sur la grand’place en dehors de la ville ; les gens habitués aux manœuvres des régiments européens pourraient à peine garder leur sérieux devant un pareil spectacle. Comme chez nous, ces exercices excitaient le plus vif intérêt de la population féminine des classes inférieures, et une foule de femmes s’assemblaient en plein air pendant des demi-journées entières, pour regarder, la tête cachée sous leurs grands mouchoirs, les militaires vêtus de rouge vif.
Le 3 janvier, un courrier vint de Tanger porteur d’un paquet de livres et de journaux, que j’accueillis avec la plus grande joie. J’achetai dans les bazars les articles les plus variés, que j’espérais utiliser plus tard comme présents, et que j’eus de meilleure qualité et à plus bas prix que nulle part au Maroc. C’étaient surtout des haïks, grands manteaux de drap en forme de toges, pour les hommes ; puis de petits mouchoirs de soie ; des bonnets rouges, nommés fez ou tarbouch ; du bois odoriférant ; de l’essence de rose dans de petites bouteilles de verre scellées, etc.
Du bastion placé au sud on a une très belle vue sur la ville ; c’est une sorte de tour, armée jadis et qui forme le lieu de prédilection des promeneurs de Fez, si toutefois on s’y promène. Il n’y a de promenades ou de jardins publics dans aucune ville du Maroc ; le Marocain ne sait pas en général ce qu’est une promenade ; quand il n’est pas chez lui, il va dans les bazars ou les foundaqs, pour causer avec ses amis.
Des membres de la secte fanatique des es-Senoussi parcourent également la ville, et l’on fait bien d’éviter la rencontre de ces mendiants, qui rôdent partout en montrant avec une certaine ostentation leurs vêtements déguenillés et malpropres.
Nous recevions de nombreuses visites et nous allions souvent aussi chez des Maures, aux repas desquels nous assistions très fréquemment. Un déjeuner chez un parent d’un grand chérif fut surtout brillant : il n’y prit pourtant pas part lui-même ; il me donna une lettre de recommandation pour le souverain à peu près indépendant d’un petit État de l’oued Noun, Sidi Hécham, dont nous devions traverser le pays pendant notre voyage. Ce déjeuner dura de huit heures du matin à une heure et demie de l’après-midi ! Comme introduction, nous absorbâmes de grandes quantités de thé avec toutes sortes de pâtisseries ; puis vinrent, à longs intervalles, des mets de tout genre nageant dans l’huile, du couscous, de la viande d’agneau, des poulets, etc. Et avec cela de l’eau pure ! Pour terminer, on nous servit de nouveau du thé et des fruits. La note la plus intéressante du repas fut donnée par un quatuor qui raclait ses instruments avec une persévérance presque insupportable et chantait en même temps, probablement des chansons d’amour. La musique marocaine est très monotone, et les voyageurs l’ont qualifiée d’effroyable avec grande raison ; ce jour-là j’y trouvai maints motifs de mélodies élégantes ; peut-être commençais-je à m’y habituer. Ce brillant déjeuner en musique que nous offrait une famille riche et considérée avait mis tout le quartier en émoi. Sur tous les toits se tenaient les femmes, étroitement enveloppées et guettant les accents du concert. Notre hôte s’était servi pour le repas de l’appartement d’apparat, c’est-à-dire de celui des femmes, et avait naturellement relégué les siennes dans des pièces écartées, d’où elles regardaient avidement par les petites ouvertures des portes. Après le repas, les enfants furent amenés par une esclave noire. Je me souviens surtout d’une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, évidemment l’enfant gâtée du père, et qui, à l’occasion de cette fête, était surchargée de bijoux d’or et d’argent ; autour du cou elle avait un grand collier de perles rouges, et sa tête était littéralement couverte de fins filigranes d’or. Le soir, nous eûmes chez nous toute la compagnie, et le thé vert de Chine coula à flots ; sans lui, il n’y a pas de visiteurs.