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Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)

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Musicien marocain.

Nous reçûmes une visite intéressante le 15 janvier. C’était le grand chérif algérien Sidi Sliman ; il a pris, comme on sait, sous Abd el-Kader, une part importante aux insurrections des Algériens contre les Français. Quand celui-ci se rendit aux Français et finalement accepta d’eux une pension, Sidi Sliman partit pour le Maroc avec son entourage, et le sultan lui assigna un territoire dans le voisinage de Marrakech. Sidi Sliman se tient d’ordinaire auprès du sultan. C’est un homme âgé, grand et beau. Il avait appris qu’un parent de son ancien chef était ici ; évidemment il voulait avoir des nouvelles d’Algérie et demander s’il ne serait pas bientôt temps de se battre de nouveau. C’est un ennemi irréconciliable des Français, et en 1881, autant que j’ai pu le savoir, il a pris part aux derniers soulèvements sur la frontière marocaine de l’Algérie.

Le 9 janvier j’entrepris une excursion dans les salines au nord, ou plutôt un peu au nord-ouest de Fez. Quoique ce ne dût être qu’une promenade à cheval dans un pays tout à fait sûr, les préparatifs en furent assez compliqués, grâce à la lenteur des autorités. Depuis plusieurs jours j’avais émis le désir de visiter ce pays, et je fus forcé d’en obtenir d’abord la permission de l’amil et des autres fonctionnaires. Elle me fut naturellement accordée, mais je dus accepter l’escorte de deux machazini, originaires de cet endroit, et qui furent rendus responsables de ma sécurité. Je vis de nouveau très nettement que dans l’intérieur du Maroc l’Européen est simplement un prisonnier ; qu’il ne peut faire un pas sans en avertir les autorités et sans obtenir leur permission. Le gouvernement marocain, pour arriver à cette conclusion, part de ce principe, du reste parfaitement exact à son point de vue : c’est qu’il se sent obligé de prendre certaines garanties pour la sûreté du voyageur étranger. On sait par expérience que, quand au Maroc il arrive quelque chose à un Chrétien, les représentants de l’État européen intéressé font aussitôt grand tapage, et que dans les cas les plus favorables il faut régler l’affaire par des dédommagements en argent. Pour échapper à toute complication diplomatique, le système de surveillance des Roumis est poussé à ses conséquences les plus extrêmes : c’est pour cela que les accidents survenus aux voyageurs dans le Maroc sont relativement beaucoup plus rares que dans les autres pays mahométans. Le Maroc doit son indépendance au système d’exclusion strictement pratiqué par ses habitants envers les Européens, et à la surveillance au moins ennuyeuse qu’ils exercent sur eux. C’est ce qui fait qu’on m’attribua deux gendarmes pour cette petite excursion, sans que je les eusse demandés, et que par contre il me fallut les payer bel et bien.

Après avoir laissé dernière nous les jardins d’oliviers qui entourent la ville, nous chevauchâmes par une contrée de collines désertes, et nous atteignîmes un petit ruisseau qui sort des montagnes salifères et dont le lit desséché était recouvert d’une croûte de sel blanc ; tout le voisinage était également revêtu d’une couche blanche, de sorte que l’on avait l’illusion d’un paysage de neige. Les montagnes et collines environnantes consistent : 1o en grès blanc calcaire ; 2o en schiste argileux rouge avec gypse et filons de sel ; 3o en conglomérats de deux genres : a, conglomérat grossier avec schistes cristallins ; b, roche plus fine, dont quelques parties sont étendues sur un lit d’argile. L’ensemble rappelle le Haselgebirge des salines autrichiennes. Nous suivîmes le ruisseau salé pendant environ une demi-heure, dans la direction du nord-est, et nous arrivâmes en un point où une assez grande quantité de sel s’est amassée dans le schiste argileux rouge. Dans le grès dont j’ai parlé on trouve des fossiles, le pecten, le spondylus et autres bivalves qui démontrent que ce dépôt salin appartient à l’étage moyen de la formation tertiaire. En fait d’échantillons minéraux, on y rencontre surtout des cristaux de sel, de gypse, de carbonate de chaux et de pyrite.

A l’ouest de ce point, et à quelques heures seulement, se trouvent des sources thermales sulfureuses, qui sont consacrées à un saint, Mouley Yakoub, dont le nom s’étend à tout le pays et même à la région des salines. Les sources sont fréquemment visitées par les malades, et on dit qu’elles guérissent surtout les maladies cancéreuses. Comme les environs de ces sources thermales sont tenus pour sacrés, on ne me permit pas de m’y rendre ; c’était un des motifs qui m’avaient fait escorter de deux soldats : ils étaient chargés de m’empêcher d’aller dans un endroit où j’aurais été exposé comme Chrétien aux insultes d’une population fanatique.

Après que j’eus examiné tout ce qui était surtout à voir, nous fîmes halte vers midi dans une petite vallée herbeuse, non loin d’un douar ; j’eus de nouveau l’occasion d’observer combien la population pauvre des campagnes est pillée par les soldats vassaux du sultan. J’avais apporté de Fez d’abondantes provisions pour notre déjeuner à tous, et mes deux machazini en eurent leur large part. Après s’être rassasiés, ils déclarèrent que la population du village voisin devait maintenant apporter la mouna ; ils ajoutèrent que, partout où s’arrêtait un voyageur avec une recommandation du sultan, c’était un usage que les habitants prissent soin de lui. Mes deux soldats entrèrent dans le village, où ils ne trouvèrent que quelques femmes ou enfants : le reste de la population était aux champs. Les femmes durent se mettre en route pour aller chercher le chef de la localité, et ce dernier fut forcé de remettre une mouna aux soldats. Ces hommes revinrent chargés de poulets, d’œufs, de pain, de miel, etc., tandis que les habitants du village qui les avaient suivis par curiosité nous regardaient avec des mines rien moins qu’amicales. Il est inutile que l’Européen cherche à renoncer à la mouna : les machazini l’arrachent au peuple ; je ne pus adoucir un peu ces paysans qu’en laissant quelque argent pour les pauvres du pays. Mes soldats se réjouirent fort du tour qui leur avait si bien réussi, et emportèrent à Fez, en guise de butin, toutes ces victuailles, que je leur avais abandonnées. Des faits de ce genre, ou encore plus fâcheux, se renouvellent très souvent, et expliquent la haine des gens des campagnes du Maroc contre les machazini du sultan et contre les Infidèles qui voyagent sous leur protection.

Il me fallut enfin songer à partir. Déjà à diverses reprises j’avais cherché à louer des chevaux ou des mulets pour le voyage de Marrakech ; mais leur prix me sembla trop élevé ; 20 douros (100 fr.) pour la location d’un cheval me paraissant une somme trop forte, je me résolus à en acheter. Le grand marché de chaque semaine est tenu tous les jeudis en dehors de Fez ; aussi le 15 janvier j’allai de bonne heure avec Hadj Ali au marché aux chevaux. Le marché était extrêmement animé, une foule de gens des environs s’y trouvaient. Un grand nombre de chameaux, de chevaux, de mulets, d’ânes, de bœufs, de moutons et de chèvres y étaient rassemblés : les animaux de chaque espèce avaient leur place particulière : comme sur les marchés aux grains et aux marchandises, chaque article est strictement séparé des autres. De nombreux Nègres esclaves des deux sexes et des enfants étaient également mis en vente. Mes négociations durèrent fort longtemps, et je dus rester jusque dans l’après-midi, par une chaleur torride, sur ce sol sec et poussiéreux. Il me fallait chercher à acheter des animaux au plus bas prix possible et en même temps capables de résister au voyage. Finalement j’acquis un cheval de selle pour Hadj Ali, un beau petit mulet pour moi et deux chevaux, un mulet et un âne pour les bagages. On peut avoir pour 25 à 30 douros un assez bon cheval de selle, qui n’est pas à la vérité de pure race berbère, mais qui est pourtant passable ; les bons mulets sont un peu plus chers. Un ordre sévère régnait sur le marché aux chevaux. Dans une tente se tenaient deux commissaires du marché et une sorte de vétérinaire. Les premiers prélevaient au nom du gouvernement un petit impôt proportionnel au prix de vente ; le dernier examinait les animaux vendus et ne déclarait le marché valable que quand l’animal n’avait aucun défaut saillant.

Un Maure marchand de cuirs, qui venait souvent nous voir et nous avait montré toute espèce de complaisances, se chargea de nous fournir les brides, les selles, les étriers, etc., et, le jour suivant, nous entreprîmes une promenade dans les environs avec nos chevaux. C’était un vendredi, c’est-à-dire un jour de fête, et les hommes se tenaient une grande partie du jour dans les mosquées ; les femmes, au contraire, jouissent ces jours-là d’une certaine liberté, et les emploient à des promenades au cimetière, placé en dehors de la ville. Quand nous arrivâmes en cet endroit, nous fûmes étonnés de voir des centaines de femmes étendues sur le gazon, le visage presque à découvert ; elles ne rabattirent leur grand manteau que quand nous approchâmes davantage. Nous nous reposâmes aussi dans leur voisinage, d’autant plus que nous y vîmes des cafés volants et des hommes du pays. C’étaient pour la plupart de jeunes célibataires, qui cherchaient une occasion de faire des connaissances ; et nous vîmes avec étonnement qu’en ce jour la stricte étiquette s’était un peu adoucie et qu’hommes et femmes s’amusaient fort bien ensemble. Mainte petite intrigue doit se nouer là, qui se continue plus tard dans la ville.

De retour dans notre logement, je fis faire tous les préparatifs pour quitter Fez le lendemain.


CHAPITRE V

MEKNÈS, LES MONTAGNES DU ZARHOUN ET LES RUINES DE VOLUBILIS.

Départ de Fez. — Ras el-Ma. — Ravins. — Ponts. — Vue de la ville. — Belle maison de campagne. — L’amil. — Meknès. — La mellah. — Industrie et commerce. — Culture des jardins. — Fanatisme. — Voyages des ambassadeurs. — Zaouias. — Es-Senoussi. — Palais du sultan. — Magasins de provisions. — Trésor. — Beau climat. — Kasr Faraoun (Volubilis). — Montagnes du Zarhoun.

Le 17 janvier 1880 je quittai la résidence du sultan du Maroc et me dirigeai vers l’ouest pour aller voir Meknès[18], le « Versailles marocain ». Quoique j’aie souvent réclamé aux autorités de Fez pendant les derniers jours quelques machazini pour mon voyage, ces hommes n’avaient pas encore apparu, et je me mis en route, tout à fait contre l’usage du pays, sans une escorte de ce genre. Quantité d’amis maures avec lesquels je m’étais lié à Fez voulurent à toute force nous accompagner pendant quelques heures, et même le jeune Edrisi, le neveu de mon interprète, ainsi que Ibn Djenoun, profitèrent de cette circonstance pour aller en notre compagnie à Meknès, où ils espéraient faire quelque affaire. Mes serviteurs juifs qui avaient tenu mon ménage à Fez, touchés des bons gages et surtout des bons traitements qu’ils avaient trouvés dans notre maison, prirent de nous un congé solennel et appelèrent sur mon entreprise les bénédictions de leur Dieu.

Nous quittâmes la résidence par le Bab el-Mahrouk, la porte occidentale, par laquelle nous étions également entrés dans la ville. Vers l’ouest et le sud-ouest s’étend l’immense plaine de Fez, dont la fertilité a été tant de fois vantée. Ce n’est pourtant pas du tout le cas. Ce plateau est constitué par un conglomérat grossier et solide, qui de plus est couvert, en beaucoup de places, de plaques de calcaire très récent, géologiquement parlant ; ce calcaire sort également en de nombreux endroits de la mince couche d’humus. Vers le nord-ouest mène la large route, très fréquentée, qui va à Tanger par Kasr el-Kebir : au contraire, dans une direction faiblement inclinée vers le sud-ouest, des sentiers sans nombre tracés par les animaux de bât se dirigent vers Meknès. Ce dernier chemin est également très suivi ; on y rencontre souvent des marchands, des fonctionnaires, des machazini et des caravanes de marchandises.

Ce chemin nous conduisit d’abord dans la vallée de l’oued Fez ; puis nous nous élevâmes sur une terrasse haute de plusieurs mètres, constituée par le calcaire dont j’ai parlé et qui montre en grandes masses une tendance à se décomposer en forme de cuvettes, ou mieux de coupes concentriques. Ces creux peu profonds, de forme circulaire, souvent de plusieurs mètres de diamètre, se retrouvent dans tout le pays parcouru par nous jusqu’à Meknès. La contrée est sans aucun arbre ; des touffes de palmiers nains et des chardons recouvrent cette plaine de beaucoup de milles carrés, qui est peu propre à la culture des céréales.

Le temps était magnifique ; un ciel clair et sans nuages s’étendait au-dessus de la plaine infinie, et laissait apparaître nettement dans l’air pur les objets les plus éloignés. Nous avions tous le même sentiment agréable d’avoir échappé à une prison étroite et sombre et nous chevauchâmes gaiement, lentement et agréablement vers notre but immédiat. La distance entre Fez et Meknès ne compte qu’une quarantaine de kilomètres, mais nous préférâmes la diviser en deux étapes.

Il est près de dix heures quand nous quittons Fez, et dès deux heures et demie nous nous arrêtons et dressons nos tentes. Nous avons passé en chemin une petite rivière, affluent de l’oued el-Fez, l’oued el-Adjen, sur un pont de pierre bien conservé. Notre bivouac se trouve près de l’oued el-Ndja, qui va directement vers le nord dans le Sebou. Il y a également ici un très beau pont sur la rivière ; tout près sont quelques palmiers, qui surprennent dans ce pays absolument sans arbres, et c’est là que sont dressées d’ordinaire les tentes des voyageurs. J’ai toujours remarqué qu’un palmier isolé fait un très bel effet, tandis que les palmiers en masses me plaisent beaucoup moins. A une heure seulement au sud de notre bivouac est un pays nommé Ras el-Ma (Tête de l’Eau) ; c’est une faible ondulation du sol où prennent leur source l’oued el-Fez et l’oued el-Ndja, ainsi que quelques ruisseaux plus petits, qui se jettent dans ces deux rivières. L’oued el-Fez coule d’ici directement vers l’est, et se jette dans le Sebou après avoir pourvu d’eau la ville de Fez, tandis que l’oued el-Ndja coule dans la direction du nord, droit vers ce fleuve.

Auprès de notre bivouac se trouve un douar, dont les habitants appartiennent à la tribu des el-Oudeia et ne se montrent pas très bien disposés. Evidemment ils sont trop souvent dépouillés et obligés de livrer la mouna aux fonctionnaires du sultan qui font ce trajet, de sorte qu’ils voient avec méfiance toute caravane étrangère. Comme je n’avais aucun machazini avec moi, il ne fut pas question de mouna ; je n’avais nulle prétention à cet égard, et ne demandais que de l’orge pour mes chevaux en échange de bel argent. Mais on prétendit qu’il n’y en avait pas au village, et il me fallut envoyer dans le voisinage, à des heures de distance, pour trouver de la paille et de l’orge.

Autant le jour avait été d’une chaleur agréable, autant le froid devint vif pendant la nuit ; nous en souffrions dans nos tentes, et, quand nous nous levâmes, le lendemain matin vers six heures, nous avions 2 degrés de froid, à notre grand étonnement. La rivière et l’eau des pots étaient couvertes d’une mince couche de glace ; les champs d’alentour resplendissaient dans leur frais manteau blanc.

Vers sept heures et demie nous partions, tremblants de froid ; mais, à mesure que le soleil s’élevait, la température devenait plus douce, et le changement était si rapide, que vers onze heures nous avions déjà 20 degrés à l’ombre ! Après avoir passé la rivière (comme tous les Arabes, nous évitions soigneusement les ponts bien bâtis, et nous traversions généralement les rivières à gué, suivant la mode du pays), nous arrivâmes de nouveau sur le plateau sans fin dont l’uniformité était rompue, pendant la marche de ce jour, par plusieurs ravines très profondes, extrêmement pittoresques, au fond desquelles des torrents grondaient en courant vers le Sebou. On est d’autant plus surpris à la vue de ces coupures profondes apparaissant tout à coup, qu’on croit voyager sur une plaine basse sans limites ; mais le plateau a plus de 400 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la Méditerranée, et le voyageur s’arrête surpris devant ces ravins qui ont jusqu’à 150 mètres de profondeur, et dont les parois sont presque verticales.

Les éléments géologiques du plateau sont faciles à distinguer sur ces points. Sous les couches calcaires dont j’ai parlé et qui se décomposent en forme de coupes, sont des lits horizontaux de sable et de marne, dont les fossiles indiquent une origine tertiaire récente ; entre les deux s’étend par places la couche de conglomérat, dont l’extension est si grande. Au-dessous se trouvent, en couches relevées verticalement, le grès et le calcaire, avec dépôts quartzeux, des formations de nummulites éocènes, si répandues dans le nord du Maroc. Elles se dirigent du sud-ouest vers le nord-est et tombent vers le nord sous un angle aigu.

Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande, L. Pietsch, donne une description pittoresque de ces profondes coupures, si intéressantes ; il dit à leur sujet : « Ces ravins surprennent par leur beauté pittoresque, vraiment romantique, dont on sent d’autant mieux l’effet, qu’ils apparaissent subitement dans le vide d’une étendue monotone et sans arbres. Les hautes cascades grondantes et écumantes, le feuillage épais des figuiers, parmi lesquels les ceps de vignes enroulent leurs sarments flexibles, la vallée entière embaumée du fin parfum des fleurs de la vigne, les grandes haies de roseaux et de lauriers-roses murmurant au bord des eaux qui courent gaiement, ce ravissant tableau profondément dissimulé entre les parois verticales des ravins, repose l’esprit par son charme infini. Et ce charme s’accroît encore quand on descend, pendant les heures de repos, dans cette rivière limpide et froide : assis sur un bloc de rocher, on se laisse entourer de ses bras blancs, et on passe dans sa fraîcheur les heures ardentes qui s’écoulent sur le plateau. Les tortues curieuses n’inquiètent pas le moins du monde ce plaisir. Quoiqu’elles étendent volontiers leur cou hors de leur carapace, en sortant leur tête de l’eau, pour considérer l’hôte qui veut se plonger dans leur lit humide, elles s’enfuient pourtant au bout d’un instant avec des mouvements d’un comique irrésistible, et avec la même expression de très grande frayeur que montrent les vieilles femmes mauresques à la vue d’un Européen. Aussitôt qu’on fait un pas vers elles, elles plongent profondément, avec une habileté natatoire qu’on supposerait à peine à une créature aussi lourde d’aspect. »

Ces profondes coupures à parois verticales me remettaient très vivement en mémoire une apparition semblable dans la vallée du Dniestr, de la Galicie orientale. Là également le plateau de la Podolie est coupé de ravins de plus de 100 pieds, sur les parois verticales desquels il est aisé d’étudier les différentes formations géologiques et dans le fond desquels le Dniestr court rapidement vers l’est.

La direction ouest que nous prîmes le 18 janvier était légèrement inclinée vers le sud-ouest. Après avoir passé quelques petits ruisseaux venant de Ras el-Ma, nous atteignîmes un pays nommé Mechra er-Remal, surprenant par la quantité de sable qui couvre le sol. Vers onze heures et demie nous arrivâmes au premier ravin, nommé oued em-Mehedouma ; un grand pont, à moitié ruiné, franchit la rivière, et de l’autre côté se trouvent les ruines d’anciennes fortifications et un palmier isolé. Nous fîmes halte à l’ombre des vieux murs mauresques ; devant nous s’élevaient vers le nord les pentes des montagnes sacrées du Zarhoun, avec leurs sombres forêts d’oliviers.

Vers deux heures nous continuâmes la marche, toujours par le plateau qui monte doucement vers le nord ; nous traversâmes le ravin de la rivière des Juifs, puis nous arrivâmes à une autre coupure, dans le voisinage de laquelle se trouve la source dont on a lu plus haut la jolie description, et qui est nommée Aïn Toutou, ainsi que tout le pays. Enfin nous atteignîmes le dernier des ravins du plateau, l’oued el-Ouslin ; de l’autre côté de ses parois verticales, les murs extérieurs de Meknès étaient déjà visibles.

Tout le chemin de Fez à Meknès prouve que jadis il était tenu en bon état, quand les sultans résidaient plus souvent à Meknès. De nombreux ponts et des restes de fortifications prouvent que l’on s’inquiétait de la sécurité et de la commodité des puissants voyageurs ; mais depuis longtemps déjà tout est tombé dans l’abandon. Quoique ce chemin soit assez fréquemment suivi, la sécurité dont on y jouit n’est pas grande. Les tribus des environs, particulièrement celles du sud, sont surtout berbères et compromettent souvent par leurs brigandages la sûreté de la route. Quand le sultan actuel va à Marrakech, ce qui arrive d’ordinaire une fois par an, il emmène de très fortes masses de troupes en guise d’escorte, et il est assez souvent arrivé que ces dernières étaient attaquées par des bandes de brigands berbères. Cette insécurité est également un des motifs qui rendent ce grand plateau si peu peuplé. Quoique la culture du sol doive y offrir quelques difficultés, il y aurait pourtant grandement place pour l’élevage de troupeaux de moutons et de chèvres ; mais, dans tout mon voyage, je n’ai rien vu de semblable.

De l’autre côté du dernier ravin, nous atteignîmes rapidement les jardins immenses plantés d’oliviers et de céréales, et entourés de grands murs, qui s’étendent tout autour de la ville. Nous descendîmes encore une fois dans une dépression du sol, et nous nous arrêtâmes bientôt devant la puissante porte de la ville, qui s’étend en forme d’amphithéâtre sur une colline faiblement accentuée. Comme dans toutes les villes arabes, le premier aspect, du dehors, est agréable et grandiose : à Meknès cette première impression est encore accrue par la végétation très riche du pays, par de beaux jardins sans nombre et par des champs et des prairies bien tenues. La nature, sous ce magnifique climat, a prodigué ses bienfaits, malheureusement à des gens qui ne savent pas les apprécier.

Nous parcourûmes une partie de cette grande ville, qui s’étend surtout du sud-ouest au nord-ouest, et nous nous arrêtâmes vers six heures sur une place au milieu de Meknès, devant une grande porte richement ornée, qui mène dans la cour d’une mosquée. Hadj Ali fit aussitôt une visite au gouverneur ou amil (le mot pacha n’est pas en usage au Maroc), et lui montra la lettre que m’avait fait remettre le sultan : l’amil fut très courtois et chargea aussitôt ses machazini de m’indiquer une maison. Comme, dans l’intervalle, j’avais fait déjà dresser les tentes et tout préparer pour le bivouac, je préférai passer la première nuit sur la place et me rendre le lendemain seulement dans la maison. L’amil y consentit et m’envoya, outre un souper magnifique, quatre hommes pour me garder la nuit.

Le matin suivant, je me disposai à m’installer dans la maison qui était mise à ma disposition, mais je m’aperçus qu’elle était très jolie, mais beaucoup trop vaste et que les grandes pièces vides en devaient être très froides. Je ne me souvenais que trop des jours de froid supportés à Fez. Sur ma réclamation, le gouverneur m’en fit désigner une petite, à la vérité ruinée en partie, mais charmante, au milieu d’un magnifique jardin ; je l’acceptai avec plaisir, nous nous y installâmes rapidement et nous nous y trouvâmes extrêmement bien. Les serviteurs furent logés au rez-de-chaussée, tandis que, avec mes interprètes, je prenais possession des chambres de l’étage supérieur ; de la véranda, qui était au nord, s’étendait une vue admirable sur les montagnes du Zarhoun, tout près de nous, avec leurs petits villages ressortant par leurs maisons blanches comme neige sur le vert foncé des immenses plantations d’oliviers.

Vers midi je fus invité chez l’amil avec mes interprètes Hadj Ali et Abdoullah (Benitez). L’amil, un Nègre, comme la plupart des hauts fonctionnaires marocains, n’était que depuis peu de temps dans ce poste et n’avait évidemment jamais vu d’Européen chez lui. C’était un homme d’âge moyen, au type nègre fort accusé et de couleur très foncée, qui faisait ressortir vigoureusement le blanc de neige de son grand turban et la teinte de son fin haïk. Il se montra très gracieux dans son accueil, et fut bien étonné de toutes les nouveautés qu’il voyait. Les nouvelles politiques d’Occident éveillèrent naturellement aussi sa curiosité ; nous ne pouvions en finir avec nos récits, de sorte que finalement nous dûmes encore prendre chez lui le repas du soir. Il nous reçut dans son cabinet de travail, grande pièce garnie d’un tapis, avec un bassin carré au milieu ; dans un angle étaient assis l’amil avec son chalif (secrétaire ou lieutenant), qui reçoit les pièces officielles, les lit et y répond, et est en possession du sceau du gouverneur. Ce dernier, comme d’ailleurs la majorité des hauts fonctionnaires, ne savait ni lire ni écrire ; ils tiennent ces sciences pour inutiles, puisque leur chalif s’en occupe pour eux. Quand nous entrâmes, des négociations étaient pendantes avec différents cheikhs du voisinage ; pendant notre entretien, plusieurs affaires furent également traitées. Un machazini à mine fort raide entra, amenant un prisonnier, homme d’aspect misérable et chétif, qui resta humblement à la porte et se sentait évidemment très mal à son aise dans cette pièce élégante et devant une société choisie. Il entendit dans un silence stupide rendre aussitôt le jugement du gouverneur sur le rapport du machazini ; la bastonnade et la prison sont les peines habituelles pour les délits non politiques.

J’employai le peu de jours que je pouvais consacrer au séjour de Meknès, à faire dés excursions dans ses beaux environs, à parcourir la ville et à recueillir des renseignements de toute nature.

En ce qui concerne le nom de cette antique ville, si célèbre dans le monde musulman, Miknâs ou Miknâsa (Meknès) est la forme arabe moderne du nom de Miknâsat, déjà connu au dixième siècle. Une branche de la tribu berbère de Zenatah, nommée Meknâsah, fonda ici, dit-on, une ville à cette époque. Sur nos cartes modernes on trouve généralement employée la forme espagnole de Mequinez (ou Mekinès). Comme toutes les villes marocaines, Meknès se divise en trois parties : la kasba, avec les logements des personnages officiels, la ville des bourgeois avec les bazars, et la mellah, quartier des Juifs. La ville, qui aujourd’hui compte au plus 25000 habitants, est bâtie sur un espace immense et couvre une surface sans aucun rapport avec le nombre de ses habitants. Par contraste avec Fez, les rues y sont très larges ; il y a beaucoup de grandes places, qui donnent de l’air et de la lumière, et même la mellah consiste en une large et longue rue, qui à la vérité n’est pas très proprement tenue ; elle longe le mur de la ville et est disposée de telle sorte qu’on n’y a accès que par deux portes fermées la nuit. Meknès a été souvent érigée en résidence, d’une façon permanente ou temporaire, par les sultans ; c’est de là que viennent les nombreux restes de grandes constructions et les jardins abandonnés, entourés de murs, ruinés il est vrai, comme tout l’est au Maroc. On voit partout des maisons commencées, à moitié terminées et d’autres qui s’écroulent, lentement mais sûrement.

Comme dans toutes villes marocaines, les Juifs forment à Meknès une partie très importante de la population ; mais leur situation y paraît un peu moins difficile. Il est vrai qu’ils ne peuvent sortir hors de la mellah que les pieds nus, qu’ils ont leur coupe particulière de cheveux et qu’ils évitent, comme ailleurs, de faire paraître leur aisance par des vêtements de mise convenable. Mais les relations entre Mahométans et Juifs y sont un peu plus actives et un peu moins forcées ; on entend moins parler des actes de brutalité auxquels ces derniers sont exposés. A Meknès, leur existence est rendue beaucoup plus supportable en apparence par la circonstance seule qu’ils habitent dans une large rue bien aérée, et qu’ils ne sont pas confinés, comme à Fez et autres lieux, dans des antres misérables, aux émanations pestilentielles et dans des caves sombres pleines d’ordures. Si les Juifs marocains avaient seulement une légère idée de l’ordre et de la propreté, leur mellah donnerait une impression agréable. Tout le petit commerce et toute la petite industrie sont dans leurs mains. Les boutiques succèdent aux boutiques ; souvent il leur suffit d’une natte dépliée pour établir un atelier, où ils restent accroupis tout le jour avec une grande application, en se laissant rarement détourner de leur travail. Les cordonniers et les tailleurs, les forgerons, les menuisiers, les selliers, les ouvriers qui travaillent l’or et l’argent, les brodeurs de soie, etc., sont presque exclusivement des Juifs espagnols.

Chez les bijoutiers juifs on trouve souvent de vieux bijoux en or ou en argent d’un travail très original, qui datent de l’époque de la prospérité de Meknès, alors que la cour y résidait et qu’une foule de gens riches et de personnes de distinction y habitaient. Comme les Juifs font aussi des affaires de prêt, mainte jolie arme et maints bijoux de femmes sont tombés entre leurs mains et y sont demeurés. Il m’arriva, par exemple, d’acheter un petit poignard courbe très ancien, du genre en usage au Maroc, dont les deux faces du fourreau étaient garnies d’argent et montraient partout un fin travail d’arabesques. On ne fait plus du tout de semblables objets de luxe. Il se trouve aussi chez ces Juifs une quantité de bijoux de femmes. Très souvent les Mauresques sont mises dans le cas d’engager leurs objets précieux, quand la subvention qui leur est assurée par leurs maris pendant leurs voyages vient à manquer.

L’animation dans les bazars maures est beaucoup moindre à Meknès qu’à Fez ; Meknès n’est pas du tout une ville d’affaires et de commerce, et l’impression générale qui s’en dégage est celle d’une quasi-solitude. Dans la plupart des boutiques on ne vend que des objets d’alimentation ; en fait d’industrie mauresque, il n’existe de remarquable que des fabriques de poteries et de petites faïences colorées, pour la décoration des appartements, ainsi que les ateliers d’objets en cuir de couleur. Au contraire, le commerce de fruits, de légumes et d’huile paraît très important. Meknès est une vraie ville de jardins ; nulle part au Maroc je n’en ai vu comme les siens. Différentes espèces de raves, de choux-fleurs, de haricots, de pommes de terre, de choux, de tomates, de grenades, de raisins, de figues, d’amandes, de dattes, d’oranges, de limons doux, et beaucoup d’autres encore, y prospèrent et y abondent, de sorte que Fez, la capitale, est approvisionnée de produits maraîchers par Meknès. Les jardins sont bien tenus, et un soin particulier est apporté à leur système d’irrigation. Les Arabes sont, ou plutôt étaient, des maîtres dans l’art d’établir et d’utiliser les conduites d’eau ; aussi la ville est-elle pourvue d’eau courante, grâce à un grand réservoir placé à l’extérieur.

Mais ce sont les vastes bois d’oliviers qui font la principale richesse des habitants. Ces bois commencent tout près des portes de la ville et se prolongent vers le nord jusqu’aux longues montagnes du Zarhoun, dont les pentes méridionales forment aussi une seule et immense forêt d’oliviers. C’est une vraie montagne d’huile ; beaucoup des habitants aisés de la ville y possèdent des propriétés, avec des enclos d’oliviers.

La vigne est relativement peu cultivée, quoique le climat lui convienne très bien. Comme les Marocains sont très stricts observateurs de l’interdiction des boissons spiritueuses, les raisins ne sont utilisés qu’à l’état sec ; au contraire, les Juifs préparent de temps en temps une boisson qui n’a que de lointains rapports avec notre vin.

La population passe pour très fanatique, et la ville est restée longtemps sans être parcourue par les voyageurs étrangers. Ce n’est que dans ces dix dernières années qu’elle a été visitée plusieurs fois, depuis que les voyages d’ambassade à la cour du sultan se sont multipliés. Presque tous les ans, le représentant d’une puissance européenne, accompagné d’une importante suite et en grande pompe, va de Tanger à Fez et revient de là par Meknès, sur une autre route. Des présents de prix, presque toujours inutiles, sont envoyés de la part des grandes puissances européennes au souverain noir du Maroc, et le peuple marocain voit avec étonnement et fierté les princes de l’Europe civilisée chercher à se supplanter réciproquement pour ne pas tomber en disgrâce auprès de Sa Majesté Chérifienne. C’est là une attitude vraiment indigne ! Pour la plupart il s’agit de conclure un traité de commerce favorable, mais l’affaire serait beaucoup plus simple et surtout plus sérieuse si l’État intéressé envoyait simplement une canonnière à Tanger ou à Mogador. C’est ainsi que les grands peuvent persuader au sultan et au petit peuple que le Maroc est encore un des plus puissants empires du monde. Quand on voit, en outre, de quelle manière les ambassadeurs étrangers sont accueillis, comment le sultan noir reçoit toujours à cheval les représentants de la civilisation, après qu’ils ont attendu des heures en frac noir d’uniforme et tête nue, sous un soleil brûlant, et comment, après quelques mots insignifiants, il fait demi-tour et quitte l’étranger, on ne peut assez déplorer une pareille conduite des grandes puissances européennes en face d’un barbare qui sait à peine lire et écrire. N’est-on pas allé jusqu’à trouver non pas insolent, mais fort spirituel, ce mot du sultan ou de l’un de ses esclaves : De même que les souverains européens reçoivent, assis sur leur trône, les ambassadeurs étrangers, il pouvait bien, lui sultan, faire de même sur un cheval, puisque ce cheval est son trône !

La population de Meknès s’est un peu accoutumée aux Européens depuis les voyages d’ambassade ; il faut y être toujours très prudent et surtout éviter de parcourir les rues sans un machazini. Meknès et particulièrement les villages des monts du Zarhoun dans le voisinage passent, en effet, pour sacrées. Sur les pentes occidentales de ces montagnes se trouve le plus grand sanctuaire du Maroc, le tombeau de son plus célèbre souverain, Mouley Idris Akbar, le Grand. Meknès est donc le chef-lieu de quelques sectes très fanatiques, et entre autres de l’ordre des es-Senoussi, dont beaucoup de membres parcourent le Maroc. Dans aucune ville marocaine, les processions des différentes zaouias pour les grandes fêtes mahométanes, et surtout la naissance de Mahomet, ne sont aussi farouches et aussi bruyantes qu’ici. Ces jours-là, la mellah, le quartier des Juifs, est tenue fermée ; et, si par hasard un Chrétien se trouvait dans la ville, on ne le laisserait certainement pas sortir de chez lui : on l’y garderait avec soin. La foule furieuse, appartenant aux plus basses classes, et surtout les Nègres esclaves et les femmes sont comme des fous ; ils déchirent les animaux qu’ils trouvent sur leur passage, chiens, moutons, chèvres, et en dévorent la viande saignante ; on dit même qu’il est déjà arrivé à Meknès que des hommes ont été sacrifiés de cette façon, et tout cela en l’honneur d’Allah et du Prophète ! Nulle part la férocité de l’homme ne se montre à un tel point que dans ces fêtes mahométanes.

En ce qui concerne la secte des es-Senoussi dont je viens de parler, elle est répandue dans tout le nord de l’Afrique et possède des zaouias depuis l’Égypte jusqu’au Maroc et loin dans l’intérieur. Si-Senoussi, le père du chef actuel de la secte, Mohammed es-Senoussi, commença sa propagande en Égypte vers la cinquantième année de ce siècle. Lorsqu’il vit que, sous l’influence des légations européennes, le gouvernement égyptien regardait sa conduite avec défiance, il s’enfuit vers Barka et fonda dans Djebel-el-Akdar, près de Benghasi, sa première zaouia. Mais là encore il ne se sentit pas assez en sûreté, et s’enfonça profondément dans le désert et fonda dans l’oasis de Djerboub la zaouia centrale, d’où une vive agitation commença à se répandre. Il voulait réformer l’Islam, un peu dégénéré, et rétablir dans leur intégrité les vieilles croyances du Coran. Dans ce but il envoya ses adhérents dans tout le nord de l’Afrique et fit partout élever des zaouias. Après la mort de Si-Senoussi, dès 1860, son fils, le chef actuel, prit la conduite de l’ordre et continua avec de nouvelles forces l’œuvre de son père, qui prit peu à peu de l’importance, de sorte que l’ordre possède aujourd’hui la plus grande influence dans tous les États mahométans du nord de l’Afrique. Sa sévère discipline, sa richesse et son manque de scrupules quant aux moyens d’atteindre le but fixé, font de cet ordre des es-Senoussi l’une des plus dangereuses parmi les confréries dans lesquelles la civilisation européenne voit ses plus violents adversaires au nord de l’Afrique. Pendant mon voyage au Maroc je rencontrai souvent des membres de cet ordre, créatures en haillons, aux yeux hagards et féroces, et dont l’apparition suffisait pour répandre la crainte. Ils errent en mendiant dans le pays, et malheur à qui ne répond pas à leurs demandes ! Je me souviens d’avoir vu un de ces coquins fanatiques se précipiter sur moi avec une lance, en me réclamant violemment de l’argent. Il ne fut pas content de ce que je lui donnai, saisit mon cheval par la bride, me menaça de sa lance et ne put qu’avec peine être écarté par mon escorte. Quiconque oserait, dans un moment d’impatience, bien naturelle après une telle importunité, user de violence envers un pareil mendiant, aurait le plus grand tort, et, dans ce cas, les autorités elles-mêmes ne pourraient protéger l’étranger contre la fureur d’une population irritable.

Arabe de la secte des es-Senoussi.

Le matin du 20 janvier, le gouverneur m’envoya quatre mulets sellés et quelques machazini pour me permettre de visiter les environs immédiats de la ville. Mes deux interprètes et l’un des serviteurs marocains, Ibn Djeloul, m’accompagnaient.

En dehors de la véritable ville commence une cité à part, le quartier vraiment gigantesque de la résidence, où l’on arrive par une belle porte, flanquée de tours crénelées appuyées sur de fortes colonnes trapues. Cette merveille architecturale, ornée de magnifiques majoliques et de charmants motifs décoratifs, montre combien le sens artistique était développé jadis et, par contre, combien la population actuelle est stupide et indifférente en laissant tomber ces superbes monuments : les parties basses de cette porte sont déjà enduites à la chaux. Il est difficile de décrire ce qu’on nomme la résidence. Au premier coup d’œil c’est un ensemble de places immenses et désertes, séparées les unes des autres par des murs, d’où surgissent çà et là les tours des mosquées ou les toits des maisons ; cet ensemble couvre une telle étendue, qu’il faut des heures pour en faire le tour à cheval. Si l’on y pénètre, on trouve dans ces espaces si désolés, en apparence si vides, des palais ruinés cachés au milieu de beaux et grands jardins d’agrément, des parcs à gibier avec des troupes d’autruches, des antilopes, etc., de grandes écuries, pleines de beaux chevaux, des villages entiers avec les habitations des esclaves, des tours fortifiées qui servaient de trésors, des aqueducs, et enfin un système très étendu et extrêmement compliqué de passages souterrains voûtés, qui servent de magasins pour les masses de grains appartenant au sultan.

Grande porte de Meknès.

Il est impossible que tout cet ensemble de places géantes et de grands murs avec des tours en forme de fer à cheval ait été tracé d’après un plan. Les divers sultans l’ont évidemment construit dans la suite des siècles, d’après leurs caprices ; chaque souverain laissait abandonné le bâtiment commencé par son prédécesseur immédiat, et en édifiait un nouveau, qui peut-être ne devait être qu’à moitié terminé, et c’est ainsi que se forma ce quartier de la résidence, qui a presque un mille carré d’étendue. Aussi loin que vont les yeux, aussi loin s’étendent à l’horizon les hautes murailles dorées par le temps ; par places elles servent du moins à enclore les plantations d’oliviers. Tout au loin on aperçoit de grandes ruines : à Meknès on raconte que ce sont les restes d’un mur tout à fait gigantesque, qu’un puissant sultan voulut faire construire entre cette ville et Marrakech, la résidence du temps ; il devait être si haut et si solide qu’aucun ennemi ne pourrait le détruire, et si large que les caravanes y circuleraient sûrement et commodément. Sur un point, le sol est couvert de magnifiques colonnes et de chapiteaux de marbre, que le cruel sultan Mouley Ismaël fit venir d’Italie, pour les employer à la construction d’un palais. Aujourd’hui elles gisent sur le sol, couvertes d’ordures, brisées en plusieurs pièces, et nul ne s’en inquiète. Nulle part la décadence n’apparaît sous une forme plus palpable que sous celle de ces débris classiques : ils montrent que de tout-puissants souverains surent faire fleurir pour un court espace de temps les arts et les sciences, qui devaient disparaître avec eux.

Le souverain actuel, Mouley Hassan, ne réside jamais à Meknès ; il ne fait qu’y passer lors de son voyage annuel de Fez à Marrakech. Mais ses principaux haras sont à Meknès, et les nobles chevaux de race berbère pure y sont élevés ; d’ordinaire l’ambassadeur d’une puissance européenne en reçoit un en présent, quand il est admis par le sultan.

Les grands magasins souterrains de grains paraissent aujourd’hui ne plus être utilisés ; je les trouvai vides pour la plupart et leurs dalles de fermeture souvent brisées ; ils doivent être fort étendus, car les pas des chevaux retentissent longtemps sur le sol. On dit qu’en 1878, quand une famine effroyable, qui coûta la vie à des milliers d’hommes, régnait au Maroc, on supplia inutilement le sultan d’ouvrir ses magasins et de distribuer ses grains. Quand enfin la nécessité fut telle, qu’il y fut forcé, on trouva qu’une grande partie de ces milliers de quintaux de grains était pourrie.

Mouley Hassan semble ne pas aimer à aller à Meknès, parce qu’il y a dans cette ville, et surtout dans les localités de la chaîne voisine du Zarhoun, de nombreux personnages influents qui sont de violents adversaires de la dynastie des Filali, et des partisans des anciens souverains de la maison des Idrides, puissante famille chérifienne. Ils veulent en cette qualité disputer au sultan actuel le droit de se nommer chérif, c’est-à-dire descendant du Prophète. C’est pourtant seulement grâce à ce fait que Mouley Hassan est considéré comme un grand chérif, presque à l’égal du chalif de Stamboul, et qu’il peut prétendre à la puissance temporelle sur un empire aussi étendu et composé d’éléments aussi nombreux que le Maroc.

On connaît la légende des immenses trésors en argent monnayé qui seraient entassés à Meknès, derrière de fortes murailles et des portes solides. Il est difficile à un voyageur d’apprendre exactement la vérité à cet égard. Pourtant il est bien certain que dans la suite des temps les sultans ont dû amasser des sommes immenses, puisqu’ils recevaient de l’argent chaque année et ne dépensaient que des sommes tout à fait insignifiantes. C’est encore le cas aujourd’hui. Le sultan à lui seul, car il n’y a pas de trésor public, reçoit certainement chaque année plusieurs millions, dont il déduit seulement les dépenses de sa cour et un certain nombre de pensions pour des favoris, des parents, des écoles de théologie et pour certaines fondations. Les dépenses d’entretien des fonctionnaires sont presque nulles, car ces derniers sont invités à vivre aux dépens des provinces, et la petite armée régulière du sultan lui coûte fort peu. Quant au pays, à ses routes, à ses ponts, à ses hôpitaux et à ses prisons, etc., ils ne lui coûtent absolument rien. La dette publique contractée à la suite de la guerre avec l’Espagne est presque complètement amortie, parce que ce pays s’est réservé, depuis, la moitié du produit des douanes. Il doit donc, tous les ans, rester une certaine somme d’argent monnayé, qui est ajoutée aux trésors amassés depuis de longues années. On prétend qu’ils sont gardés à Meknès de toute antiquité, et il s’est formé une légende à leur sujet. On raconte que le bâtiment où ils se trouvent est entouré de hautes et épaisses murailles ; après avoir franchi trois portes de fer, on arrive dans un passage sombre, au bout duquel se trouve une salle, d’où on descend par une trappe dans les chambres souterraines, qui renferment l’argent. La maison est gardée par 300 Nègres esclaves, qui ne peuvent sortir vivants de cette tombe anticipée ; une fois par an seulement, le sultan ou l’un de ses fidèles vient jeter de nouvel or sur les tas de l’ancien. Il importe naturellement au souverain comme à ses favoris d’entourer ces trésors de tout le mystérieux possible, et la population y croit facilement. On prétend aussi qu’ils sont gardés en plusieurs endroits ; une partie serait cachée à Meknès, une autre à Fez, et la plus grande dans l’oasis du Tafilalet, au sud de l’Atlas, le pays d’origine des Filali.

Ce qui me paraît le plus vraisemblable, c’est que la fortune du sultan, qui n’est pas d’ailleurs aussi grande qu’on a bien voulu le dire, mais qui a pourtant une grande importance, doit avoir été mise en sûreté au Tafilalet. Il vient en effet chaque année plus d’Européens au Maroc, et, en cas de complications armées, une occupation de Fez et de Meknès ne serait pas absolument impossible. Mais ceux qui visitent Meknès n’en sont pas moins bercés de tous les contes qui se sont créés dans la suite des temps au sujet des trésors du sultan et des 300 esclaves murés. La « garde noire », qui fait partie de l’armée régulière et se compose presque exclusivement de Nègres connus pour leur bravoure sauvage et leur férocité, a sa garnison à Meknès.

Mon séjour dans cette ville compte parmi mes plus agréables souvenirs du Maroc, et la position charmante de ma maison, au milieu d’un beau jardin d’orangers, de jasmins et de rosiers, n’y contribua pas peu.

Pendant les tièdes soirées et les nuits, quand nous étions étendus sur la terrasse de la maison, et que les chants plaintifs d’un rossignol solitaire retentissaient dans le jardin en fleurs ; quand nos amis maures commençaient leurs narrations au sujet de la grandeur passée de leur ville, ou des sultans cruels qui avaient opprimé leurs peuples, et des souverains puissants qui étaient la frayeur des Chrétiens ; quand ils chantaient en s’accompagnant de leurs instruments primitifs, avec des accents monotones, mais avec des paroles de feu, la beauté des femmes et des filles de Meknès (et Meknès est célèbre sous ce rapport au Maroc), alors nous nous croyions transportés dans un conte des Mille et une Nuits. J’oubliais complètement ma présence dans un endroit qui est avec raison réputé pour sa haine envers le Chrétien : je ne voyais que la beauté de la nature, l’originalité de mon entourage, et, à moitié assoupi par les parfums des jasmins et des orangers, je m’abandonnais au plaisir de l’heure présente, sans penser aux fanatiques mendiants de la secte des es-Senoussi, dont les hurlements sauvages nous étaient souvent apportés par les tièdes vents du soir.

Le 22 janvier 1880, nous quittâmes la ville qui nous était devenue si chère. Notre but était Marrakech, la grande résidence actuelle du sultan, au sud-ouest de Meknès. Le chemin direct passe par une contrée peu sûre ; des tribus berbères révoltées habitent les avant-monts de l’Atlas et entreprennent de fréquentes expéditions vers le nord, de sorte qu’on prend rarement cette route directe. Aussi nous dûmes chercher d’abord à atteindre l’océan Atlantique, en allant droit vers l’ouest ; mais, comme je voulais voir les ruines romaines situées non loin de Meknès, il nous fallut d’abord prendre la direction du nord.

Le chemin menait par un pays de collines, dans les vallées duquel de petits ruisseaux fertilisaient un sol bien cultivé. Des pentes sud du djebel Zarhoun sortent ces petits cours d’eau : l’oued Bour, l’oued Sechara, l’oued Zarhoun et l’oued Guimguima, qui se réunissent avec l’oued Rdoum, rivière plus importante. Celle-ci, qui coule au nord-ouest, se réunit ensuite avec le Sebou, le principal fleuve du Maroc. Nous remarquâmes sur un point de la route une multitude de pierres de taille bien équarries et gisant à terre ; elles paraissaient n’avoir jamais été employées. Toutes sortes de légendes se rattachent à ces pierres ; les Marocains prétendent que c’est le diable qui les a apportées ici. Peut-être y avait-il là un atelier de tailleurs de pierres au temps où les Romains posèrent leur pied puissant sur le Maroc.

Nous fîmes halte dans une des vallées longitudinales, près d’un petit village, d’où une faible distance nous séparait du champ de ruines nommé Kasr el-Faraoun (Château de Pharaon). A une demi-lieue de distance tout au plus, nous apercevions les maisons blanches et les coupoles, pittoresquement juchées dans la montagne, des tombeaux de la zaouia de Mouley Idris Akbar, où ce puissant souverain du Maroc et de grands saints sont enterrés. Jamais un infidèle n’a pénétré dans cet endroit ; même Rohlfs, qui jouait pourtant fort habilement son rôle de musulman, ne put y entrer. A l’aide de la lettre que m’avait donnée le sultan, il m’eût été possible de visiter également cette petite ville, mais je ne voulais pas délibérément provoquer le fanatisme des Marocains, et créer par là des embarras au gouverneur de Meknès, qui m’avait si aimablement accueilli. En outre, la chaîne du Zarhoun et ses villages appartiennent politiquement au gouvernement de Fez, de sorte que je n’y aurais rencontré probablement que des difficultés. La population des environs de Meknès fait partie de la tribu de Djirwan ; mais il s’y trouve aussi de nombreux Berbères, des Chelouh.

Les ruines se trouvent sur la croupe adoucie d’une colline couverte de gazon, de chardons et de toute espèce de végétation, de sorte que pour la plupart elles disparaissent complètement sous ce manteau. On arrive d’abord à un grand mur, haut de près de 30 pieds, auquel se raccorde à angle droit un fragment de muraille moins élevé. Dans ce dernier s’ouvre vers l’ouest un puissant arceau en plein cintre, dont une petite partie seule existe encore. Tout est construit en grandes pierres de taille, qui, selon toute apparence, sont jointes sans mortier.

Plus loin on rencontre une deuxième ruine, qui devait former un tout avec des restes de constructions, éloignés d’environ 40 pas. Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande de 1878, dont les membres visitèrent également ce point, dit ce qui suit à propos de ces ruines : « Il paraît évident que ces deux murs font partie d’un ensemble architectural ; je suis certain que ce devait être une basilique à trois nefs, dont le grand axe était dirigé du sud au nord. La nef médiane s’ouvrait aux deux extrémités, par une porte en plein cintre de 15 pas de large. Sur les parois intérieures de cette porte étaient en saillie des demi-colonnes corinthiennes. Un pied-droit large de 4 pas séparait ce portail central des portes en plein cintre, larges également de 4 pas, qui donnaient accès dans les nefs orientale et occidentale. Un mur massif, avec de lourds entablements de surcharge, fermait la construction sur les côtés est et ouest. A l’intérieur, la nef médiane était séparée, semble-t-il, des nefs latérales par une suite de colonnes non cannelées. Devant les sorties nord et sud se trouvait encore un porche, profond de 7 pas.

« Ce qui subsiste de cet imposant monument de la décadence romaine, assez lourd pourtant dans ses proportions comme dans son exécution, est un fragment du mur du porche méridional, le portail du sud ainsi que celui du nord de la nef latérale de l’ouest, outre quelques lits de pierres de taille des pieds-droits appartenant aux portails sud et nord du vaisseau latéral de l’est et des grandes portes médianes, avec les bases et de courts tronçons des demi-colonnes. Les deux arcs de plein cintre encore debout ont été surbaissés en forme d’arc en anse de panier par le lent affaissement des pieds-droits et par la pesée des pierres de taille placées encore au-dessus d’eux. Les grands murs extérieurs se sont écroulés en dehors, soit à la suite de tremblements de terre, soit par la dissociation générale de toutes les parties de l’édifice. Les débris de celui de l’ouest ont été dispersés et emportés ; ceux de l’est gisent pour la plupart, pierre sur pierre, jusqu’au faîte et tellement assemblés encore, que leur masse a simplement fléchi, mais paraît être à peine traversée par places par des crevasses. Dans les ruines couvertes de chardons, entre les extrémités sud et nord du bâtiment, de même qu’aux environs, gisent, parmi les blocs de pierre oblongs, des fragments de fûts et de chapiteaux corinthiens, dont les feuilles d’acanthe sont à peine dégrossies. »

Ruines de Volubilis.

Dans le sol doivent exister des caves étendues ; on y a souvent trouvé, prétend-on, de grandes quantités d’or et d’argent.

Comme je l’ai dit, les Arabes nomment ces monuments, incompréhensibles pour eux, Kasr el-Faraoun, nom qui est donné également, dans d’autres pays mahométans, à des bâtiments de grandes dimensions et d’origine inconnue. Les Arabes entendent encore par Pharaon un prince tout-puissant qui fit construire des monuments si grandioses, que les mains des hommes ne suffirent pas pour ces constructions, de sorte qu’il dut recourir à des êtres surnaturels ; on trouve aussi le nom de Kasr Faraoun dans la péninsule Arabique. Les habitants de l’oued Mouça désignent notamment ainsi quelques murailles dans le voisinage de la vieille cité de Petra, et attribuent leur origine à un roi égyptien. Petra était l’antique capitale des Nabatéens dans l’Arabie Pétrée ; les habitants actuels désignent sous le nom de Kazneh el-Faraoun un prétendu grand trésor qui se trouverait dans une urne placée au sommet des ornements de la façade d’un temple de rocher, et qui viendrait également d’un Pharaon ; on voit au sommet de ce temple, à environ 100 pieds du sol, les traces des balles que les Arabes du voisinage ont tirées pour chercher à le faire écrouler.

Le peu de ruines étudiées jusqu’ici dans le Kasr Faraoun marocain ne permettent pas de reconnaître à quel monument elles appartenaient : nous ignorons si c’était un temple, un palais de justice ou quelque autre bâtiment analogue. Si des archéologues visitaient en détail cet endroit et faisaient débarrasser les ruines de toute végétation parasite, ils trouveraient probablement des points de repère. Mais pour cela il faudrait une permission spéciale du sultan et aussi une escorte militaire suffisante, afin d’être en sûreté contre la population facilement irritable des villes saintes du voisinage. On trouve d’ailleurs aux environs quelques pierres encore couvertes d’inscriptions d’où il ressort avec certitude que ces constructions ont appartenu au municipe romain de Volubilis, du temps de l’empereur Domitien. Cet endroit est connu depuis longtemps par l’Itinéraire d’Antonin, mais on avait cru, jusqu’à ces derniers temps, que Volubilis occupait l’emplacement actuel de Fez. On sait aujourd’hui qu’il s’en trouvait à deux petites journées de marche.

Plusieurs pierres de différentes grandeurs, la plupart oblongues et couvertes d’inscriptions, y ont été trouvées ; la plupart sont brisées et leurs inscriptions en grande partie effacées. Les archéologues connaissent depuis longtemps sans doute le peu d’inscriptions découvertes dans cet endroit ; on en trouverait certainement encore plus en faisant des fouilles complètes. Par le fragment de notice suivant on voit qu’il y avait aussi là des lieux de sépulture. Je ne sais si cette inscription était connue jusqu’ici.

Ces mots étaient tracés sur une pierre brisée :

M FABIO LIIICI
ROGATO AN XVII
VRBS CRISTVS
PATER
FILIO PIISSIMO POS

Si la population du Maroc était moins fanatique et moins défiante, on pourrait encore faire dans le pays mainte observation archéologique importante. La domination romaine a profondément pénétré au Maroc, mais il faut aussi tenir compte de la tendance des Marocains à attribuer aux Roumis toute construction qui n’est pas sortie de leurs mains. Je trouvai ainsi au milieu des montagnes de l’Atlas de vieux murs désignés sous le nom de Kasr el-Roumi ; quelques ruines au sommet d’une montagne près de Foum-el-Hossan, à la lisière nord du Sahara, sont également attribuées aux Romains par la population. Beaucoup de monuments d’origine portugaise, dans le nord du Maroc, sont désignés comme datant de la domination de Rome.

Du reste, on lit le passage suivant, dans un livre de Jackson paru en 1814 (Account of the empire of Marocco) : « Le père du sultan Sliman bâtit un magnifique palais au bord de la rivière du Tafilalet ; les colonnes en sont de marbre, et beaucoup y ont été transportées par-dessus l’Atlas, après avoir été prises dans les ruines de Kasr Faraoun, près du tombeau de Mouley Idris Akbar. » Les Arabes content également que jadis de grands trésors furent trouvés dans cet endroit. Cette recherche est fort goûtée au Maroc, et l’imagination de la population s’occupe volontiers des trésors fabuleux qui sont, dit-on, cachés par places. Cette croyance est certainement basée sur ce fait, qu’il a été souvent coutume, au Maroc, de cacher les objets précieux acquis d’une manière quelconque, pour les mettre en sûreté contre l’avidité des tout-puissants sultans et de leurs représentants.


CHAPITRE VI

VOYAGE A SELA ET A RABAT.

La tribu des Echrarda. — El-Gharbia. — Les cantiques. — L’oued Rdoum. — Beni Hessêm. — Forêt de chênes-lièges d’el-Mamora. — Misère et mécontentement. — Les Chelouh. — Selâ. — Un mendiant de la Mecque. — La barre. — Les mauvais ports. — Les pirates. — Nom de Selâ. — Rabat. — Fabrication de tapis. — Commerce et industrie. — Difficulté du port. — Deux aventuriers. — Les instructeurs français. — Beaux environs de Rabat. — Ruines antiques. — La tour de Hassan. — Marchés hebdomadaires.

Le matin du 23 janvier 1880, nous partîmes des lieux sacrés des monts du Zarhoun. Nos amis de Fez nous quittèrent en nous adressant des adieux émus, et en appelant les bénédictions d’Allah sur notre lointaine entreprise. Nous inclinâmes vers le nord-ouest, et dès midi nous avions derrière nous les contreforts ouest des monts du Zarhoun. Ces contreforts sont formés de couches puissantes de sable appartenant aux formations tertiaires et durci par places en bancs de grès épais. Nous traversâmes quelques douars sans nous arrêter ; la population en était sortie en grande partie, pour s’occuper de la culture des champs, ou pour garder les troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs. Un passage étroit conduit, entre deux hautes murailles verticales de grès, dans la plaine immense du pays d’el-Gharb ; elle s’étend vers l’ouest jusqu’à l’Atlantique, et va au loin vers le sud. L’étroit ravin qui mène aux montagnes se nomme Bab el-Djouka. Au bout d’une heure nous atteignîmes la kasba de Sidi Kasem avec une mosquée ; l’amil du district n’y habite pas d’ordinaire, mais loge à une demi-lieue vers l’ouest, dans un endroit où sont dressés un certain nombre de douars, au milieu de la plaine. Non loin de là est le village de Sidi-Saïd, auprès duquel habitait le caïd Hamid es-Serara. Nous y dressâmes nos tentes. C’est une fraction de la grande tribu d’Echrarda qui habite en cet endroit. La population ne s’y montra pas particulièrement amicale ; peu avant, une scène fort désagréable avait eu lieu chez elle, et un membre de la légation française de Tanger y avait joué un rôle. Il prétendit qu’une somme de 120000 francs lui avait été volée à cette place, et l’amil du pays était, au moment de notre passage, occupé à réunir cet argent : ce qui exaspérait la population au plus haut point. On prétendait qu’il n’était pas vrai que cette somme eût été volée à ce fonctionnaire ; mais comme les Européens, et surtout les membres des ambassades, ont toujours raison au Maroc en face des indigènes, le sultan ordonna à la tribu de rembourser cette somme. L’amil procéda avec une grande rigueur, et la population, pauvre par elle-même, dut se faire de l’argent en vendant ses grains et son bétail. Mais, comme l’argent monnayé est presque exclusivement dans les mains des Juifs, il fallut, comme toujours, avoir recours à eux.

Naturellement, de telles aventures ne contribuent pas à faire aimer l’étranger au Maroc, et tous les voyageurs y sont vus avec méfiance, car on redoute de se voir mettre par eux dans une situation désagréable. Le gouvernement du pays cherche à éviter toute complication avec les puissances européennes, surtout avec l’Angleterre, l’Espagne ou la France, et donne plutôt tort à ses propres sujets, uniquement afin de vivre en paix avec elles.

A une demi-lieue au nord de notre bivouac se trouve une zaouia, lieu sacré, comme il y en a une infinité au Maroc : c’est le tombeau de Sidi Mouhamed ben Hamid. Ces monuments sont toujours bien tenus extérieurement, et cette petite construction, surmontée d’une coupole, était enduite d’une couche d’un blanc étincelant, de sorte qu’on la voyait de fort loin.

Le pays n’est pas très sûr, car les Berbères qui habitent les montagnes au sud-ouest font journellement des incursions dans la plaine fertile, et y volent des chevaux. La culture, l’élevage des chevaux et du bétail sont en grand honneur dans ce pays, et el-Gharbia fournit tout le Maroc de céréales. Le sol, où ne se trouve pas une pierre, est couvert d’une couche arable extrêmement fertile, et est arrosé de nombreux petits ruisseaux, qui se jettent dans le Sebou. Nous avions dans le voisinage de notre bivouac l’oued Rdoum, qui sort des pentes sud du Zarhoun et coule d’abord à l’ouest, puis vers le nord, et reprend après un nouveau coude la direction de l’ouest, quelques milles avant son confluent avec le Sebou. C’est là, dans el-Gharb, qu’est le cœur de la puissance marocaine ; quand la moisson y est bonne, tout le pays est prospère, les impôts rentrent bien, la population a des vivres et de l’argent, et, par suite, le commerce est actif. Inversement, quand, une année, la pluie n’y tombe pas, et qu’une mauvaise récolte survient, tout le Maroc souffre de la faim. C’est ce qui arriva en 1878, et bien des milliers d’hommes succombèrent alors. Nous avions depuis la veille un ciel couvert, et, quand nous traversions les villages, nous étions étonnés du mouvement actif qui régnait dans la population. Femmes et enfants marchaient en longues processions, dansant et chantant ; les hommes allaient aux zaouias ou à leurs places de prières, pour implorer la bénédiction du ciel, c’est-à-dire la pluie. Le succès fut immédiat : vers le soir commença un violent orage, et la joie devint générale. Toute la nuit, les danses et les chants continuèrent, les salves de coups de feu retentirent en l’honneur de cet heureux événement, et l’on ne vit partout que des visages joyeux : le sol est extraordinairement fertile, malgré une méthode de culture aussi primitive que celle qui est en usage. Il suffit qu’il y ait assez d’eau.

Il avait fait chaud ce jour-là : l’après-midi, vers trois heures, nous avions eu encore 25 degrés à l’ombre ; quand l’air se fut rafraîchi, nous passâmes dans nos tentes une magnifique soirée. Le chef de l’endroit m’envoya une mouna abondante et mit à ma disposition ni plus ni moins de huit hommes armés pour ma garde. Ils se postèrent sur un grand cercle autour des tentes. L’insécurité du pays réclamait cette précaution, car on ne pouvait même pas se fier à la population du douar. Mais, comme le chef est lui-même responsable de tout ce qui peut arriver à un voyageur muni des recommandations du sultan, il préféra nous envoyer une garde supérieure au nécessaire, pour éviter toute complication éventuelle.

Cette population des cultivateurs marocains est, sous bien des rapports, différente des habitants des villes, qu’on nomme Maures et qui ne sont plus de purs Arabes. Les vigoureux laboureurs voient avec mépris l’habitant efféminé des grandes villes ; ils ne peuvent s’habituer à loger dans des maisons fermées, et préfèrent leurs tentes ouvertes. Ces dernières sont basses, larges, et consistent en une étoffe épaisse, d’un brun sombre, faite de poil de chameau. Dans les douars il ne se trouve aucun Juif : ce n’est que dans la kasba de l’amil de chaque district qu’il existe quelques familles de cette religion.

Le matin suivant, quand nous levâmes les tentes, le ciel était encore très couvert, et la pluie prête à tomber. Nous nous dirigeâmes d’abord vers l’ouest et traversâmes l’oued Rdoum, qui était un peu grossi ; il ne fut pas facile de faire descendre et remonter aux animaux, lourdement chargés, les berges argileuses presque verticales. Vers onze heures nous fîmes halte dans une localité nommée Sidi-Guedar. Le fait suivant est caractéristique en ce qui concerne l’hospitalité officielle à laquelle ne peut échapper le voyageur européen. Nous fûmes invités par le caïd à demeurer dans son village et à ne partir que le lendemain matin : il voulait nous faire préparer une mouna, ce qui n’eût été possible que pour le soir. Mais, comme nous voulions aller plus loin, je refusai ses offres ; le caïd, voyant qu’il perdait l’occasion de nous avoir pour hôtes, nous donna pour nos dépenses, en argent monnayé, 3 douros espagnols (environ 15 francs), et nous dûmes les accepter !

A partir de ce point le chemin tournait vers l’ouest, et nous entrâmes bientôt dans le pays de la grande tribu des Beni Hessêm, qui s’étend jusqu’à l’Océan. Après avoir passé le petit oued el-Bet, nous atteignîmes, en chevauchant au sud-est, vers trois heures, le village du caïd Absalom Benkao, où au premier abord nous fûmes reçus par des visages assez peu amicaux. C’est un très grand douar, c’est-à-dire un vaste carré dont les côtés sont figurés par des tentes : au milieu il y en a une un peu plus riche, entourée de haies : c’est la demeure du caïd ; tout près se trouve une vieille tente pour les prisonniers, qui y sont enchaînés. A côté de ce douar se trouve un carré entouré d’un fossé profond et qui sert de camp aux caravanes de passage. Ce village est situé sur la route principale entre Fez et Rabat et sert fréquemment de lieu de bivouac aux voyageurs. Aussi le caïd et les habitants sont-ils souvent forcés de délivrer la mouna. En même temps que nous, arrivait une magnifique caravane : c’était un cousin du sultan avec une grande suite ; on dressa aussi sa tente à l’endroit indiqué. Pendant que ses esclaves étaient occupés à l’installer, lui et son chalif firent étendre les petits tapis pour la prière et ils récitèrent leurs oraisons du soir ; puis, après avoir disparu sous les tentes, ils ne se montrèrent plus. Quelques femmes qui se trouvaient dans la caravane furent écartées avec soin de nos regards.

Le fossé profond qui nous entourait n’avait d’autre but que d’empêcher les animaux de s’échapper la nuit ; du reste, il leur est assez difficile de fuir, car on a l’habitude de fixer une longue chaîne dans le sol au moyen de deux piquets : les chevaux y sont attachés par les pieds de devant entravés, tandis que les chameaux ont une jambe de devant repliée à hauteur du genou.

Malgré le ciel couvert, il n’avait pas plu ce jour-là, et la population du douar adressait au ciel des supplications à haute voix ; les femmes et les enfants circulaient en priant et en se lamentant, car l’orage de la veille n’avait servi qu’un moment, et le sol avait été de nouveau desséché par 25 degrés de chaleur. La présence d’un hôte aussi important qu’un cousin du sultan, accompagné de beaucoup de machazini, ne permettait pas la moindre tentative de vol, aussi étions-nous en toute sûreté, et finalement nous reçûmes du caïd, un peu froid en premier lieu, la mouna pour nous et pour nos chevaux.

Pendant la nuit il plut un peu, aussi eûmes-nous le 25 janvier une matinée d’une fraîcheur agréable. Le chemin, fort monotone, suivait toujours la direction du sud-ouest par le territoire des Beni Hessêm, qui n’ont pas moins de seize amils, tant la tribu est nombreuse. Nous traversâmes une suite de douars, en recevant toujours de l’un à l’autre quelques machazini pour escorte, car le chemin est considéré comme peu sûr. Au sud de nous se trouve la colossale forêt de chênes-lièges de Mamora, qui couvre un terrain faiblement ondulé, avec des étangs et des mares dans sa lisière nord, et qui est exclusivement entre les mains des Chelouh (Berbères), restés jusqu’aujourd’hui presque indépendants du sultan. A peu près chaque année, il y envoie une petite colonne de troupes pour recueillir les impôts et faire des prisonniers ; les Chelouh s’en vengent sur la population des agriculteurs, qu’ils haïssent comme des intrus et auxquels ils volent des bestiaux. Un état de guerre permanent est la suite inévitable de ces vols et de ces expéditions.

Vers deux heures nous nous arrêtions déjà dans un grand douar, car nos animaux, lourdement chargés et épuisés, ne pouvaient plus continuer la marche. Nous eûmes d’abord en cet endroit toutes sortes de contrariétés. Le caïd faisait sa sieste, nous dit-on, et ses serviteurs, grossiers et têtus, ne voulurent pas nous annoncer. Je voulus acheter du fourrage, et n’en pus obtenir, car on voulait attendre l’arrivée du caïd, de sorte que mes gens étaient déjà furieux contre les habitants du lieu. Comme dans tous les douars, le logement obligé des voyageurs, en même temps qu’une tente appartenant au caïd, se trouvait au milieu du village ; les autres tentes formaient les côtés extérieurs et laissaient un grand espace libre. On ne peut assez se garder du séjour dans une pareille tente, car elles sont pleines de vermine ; j’aurais toujours préféré établir mon bivouac en dehors des douars, mais les chefs ne me le permirent jamais, à cause des dangers à courir et pour sauvegarder leur responsabilité.

Enfin, quand le caïd parut, qu’il eut porté la lettre du sultan à son front et à ses lèvres et qu’il l’eut parcourue, notre situation changea. Il nous fit préparer une mouna complète, vint nous rendre visite et nous demanda quelques médicaments. Un de ses serviteurs têtus, dont nous nous étions plaints, fut bâtonné.

Les gens de la tribu des Beni Hessêm passent du reste depuis longtemps pour des êtres farouches, toujours prêts à se révolter contre le sultan : on prétend qu’ils ont pillé plusieurs fois ses caravanes. Il y a quatre ans, ils ont assassiné deux Espagnols en voyage et ont dû payer une indemnité de 10000 douros. Pendant un temps ils se sont ligués avec les Chelouh contre le sultan, qui, finalement, usa d’un moyen radical pour les dompter. Tandis qu’ailleurs il a l’habitude de donner à une tribu un, ou tout au plus quelques amils, il partagea l’important territoire des Beni Hessêm en seize districts, dont chacun eut un gouverneur, directement responsable devant lui.

Ce matin pendant la marche, nous avons vu les ruines d’une maison, une rareté dans ce pays. C’était l’ancienne kasba de l’amil des Beni Hessêm ; elle fut détruite au moment où eut lieu la nouvelle division de la tribu ; cette dernière est aujourd’hui presque entièrement sous le pouvoir du sultan. Du reste, il y règne un mécontentement général contre lui, et une sorte de famine qui y sévissait lors de mon séjour ne faisait que l’entretenir. Soit qu’une mauvaise récolte eût eu lieu l’année précédente, soit qu’on leur eût pris tout leur grain, la majorité des habitants vivaient de glands sauvages, qu’ils allaient chercher dans la grande forêt de Mamora. Ils les écrasaient sous forme de farine, et en faisaient une sorte de pain : misérable nourriture !

Une douzaine de machazini du lieu firent l’après-midi une grande fantasia, le jeu équestre bien connu des Marocains, avec fusillade et cris de guerre. Les Chelouh ayant volé un cheval quelques jours auparavant, on devait entreprendre une expédition vers le village des voleurs pour en tirer vengeance. Les braves machazini s’exerçaient pour le combat futur et montraient aux enfants et aux femmes ébahies comment ils voulaient anéantir l’ennemi ; les hommes étaient moins passionnés pour ces sortes de joutes, et les regardaient avec froideur et scepticisme.

L’endroit où nous campions se nomme Tasodi ; dans le voisinage est une petite rivière, Machra er-Remla (Passage du Sable), et tout près de là le tombeau d’un saint. Déjà, le matin, nous avions traversé une place consacrée de ce genre, nommée Lalla Yedo, un des rares exemples d’une sainte musulmane.

Pendant la nuit commença une pluie effroyable, de sorte que, le matin suivant, il nous fut impossible de partir. Le sol argileux était entièrement détrempé, la toile des tentes si pleine d’eau, qu’elle pesait double, et les chevaux auraient été incapables de porter les bagages dans un terrain aussi défoncé. Nous ne pûmes faire autrement que de suivre le conseil du caïd et de demeurer encore un jour pour laisser sécher les tentes. Pendant la nuit, le baromètre anéroïde était tombé de 760 millimètres, qui paraît être le niveau normal de la plaine d’el-Gharb, à 755 ; aussi pouvions-nous nous attendre à la continuation des pluies. La malheureuse population était très joyeuse : elle avait enfin la perspective de pouvoir récolter son blé et son orge.

Presque tout le jour, nous eûmes le caïd avec nous, et il nous conta beaucoup d’histoires, en se plaignant surtout des Chelouh. Mais il serait absolument faux de considérer ces Berbères uniquement comme des voleurs et des brigands. Ils sont très paisibles dans l’intérieur de leur pays, et beaucoup plus hospitaliers pour les étrangers que les Arabes, à moins que ces voyageurs ne se présentent avec des recommandations du sultan et accompagnés de machazini. Ils ne veulent rien savoir de leur souverain, et pillent régulièrement les voyageurs officiels toutes les fois qu’ils tombent entre leurs mains. Comme je voyageais sous l’escorte de machazini et avec une lettre du sultan, il me fallait éviter leur territoire et faire un grand détour pour aller vers Rabat. Le chemin le plus court est interdit au sultan lui-même.

Le 27 janvier, nous quittâmes ce douar. Il avait plu de nouveau la nuit, mais le soleil apparut de bonne heure, et, quand les tentes furent sèches, nous pûmes partir. Nous traversâmes quelques petites rivières du bassin du Sebou, et vers onze heures nous arrivâmes, en allant vers le nord-ouest, au grand douard de Sidi-Ayech, dont le caïd Bous el-Ham nous donna comme escorte six hommes bien armés, à cause de l’insécurité de la route. Nous prîmes ensuite la direction sud vers les pentes nord de la Mamora, cette grande forêt de chênes-lièges habitée par des Chelouh. Le terrain devint accidenté ; nous dûmes franchir de petits torrents desséchés, et mes soldats fouillaient les broussailles de tous côtés, pour découvrir les coupeurs de routes qui auraient pu s’y trouver. Ces machazini affectaient beaucoup de courage, faisaient fantasia en terrain plat, gaspillaient leur poudre, et diminuaient les ennuis de la route. En route, nous rencontrâmes quelques étrangers qui allaient de Rabat à Fez : c’étaient le consul américain de Casablanca (Dar el-Beïda), petit port en voie de développement, et le fils du consul américain de Tanger ; ces messieurs avaient évidemment entrepris un voyage d’affaires.

Vers trois heures nous fîmes halte dans un douar voisin de l’oued el-Fouarad ; tout le pays porte le nom de Génitra. Le caïd Bouasa ben Hassan nous reçut fort amicalement ; il resta toute la soirée avec nous et nous conta une foule de détails sur l’administration de la justice marocaine et sur la conduite des Juifs ; si une partie seulement de ce qu’il nous dit est vraie, je comprends la haine et le mépris des Mahométans pour les Juifs espagnols, qui, en dépit de toutes les persécutions, ont su se rendre indispensables chez eux. Ici également, les habitants sont très pauvres ; ils ont beaucoup à souffrir des Chelouh de la Mamora, qui du reste sont aisés ; aussi y a-t-il des luttes continuelles entre ces deux peuples.

Dans le voisinage de notre village, mais déjà sur le territoire des Chelouh, est une petite colline, couverte de chênes-lièges, nommée Koutiel el-Madan, dans laquelle doivent se trouver des minerais de plomb, de cuivre et d’argent ; une ancienne galerie de mine a dû y exister, mais aujourd’hui le tout est ruiné ; je ne pus malheureusement visiter ce point à cause des Berbères.

La pluie avait cessé, et le matin du 28 janvier il fit très frais : nous n’avions que 6 degrés ; une rosée extrêmement forte avait mouillé les tentes pendant la nuit, et les avait rendues fort lourdes. Nous avions aujourd’hui à faire notre dernière marche avant d’arriver à la mer. Il faisait chaud, le chemin passait sur les pentes de la forêt de Mamora en décrivant une petite courbe vers le sud-ouest ; à un moment il fallut traverser une partie d’épaisse forêt, et mes gens furent en grand émoi, quoique nulle créature humaine ne parût. J’étais seul avec mes interprètes et les serviteurs pris à Fez ; les machazini nous avaient quittés, sans doute par crainte des habitants d’un douar placé devant nous, avec lesquels ils avaient eu autrefois une querelle et qui les auraient probablement attaqués. Nous avançâmes donc lentement et en silence, à travers la forêt de chênes, fusils et revolvers à portée de la main, jusqu’à ce que nous eussions enfin atteint la plaine.

Nous étions dans un terrain rempli d’étangs et de fondrières, avec de nombreux oiseaux ; c’est une région visitée volontiers par les chasseurs, qui ont ici une chasse abondante en hérons, en canards sauvages et en autres oiseaux d’eau ou de marais. C’est par erreur que sur les cartes on représente toute la Mamora comme une grande contrée de marais ; la majeure partie est couverte de collines et de forêts de chênes ; ce n’est que sur ses lisières nord et ouest, dans le voisinage de la mer, que se trouvent des étangs.

Vers quatre heures de l’après-midi, nous entrions dans l’antique ville de Selâ, séparée de Rabat par une rivière. Nous dressâmes les tentes sur une prairie ravissante en dehors de la ville, d’où nous avions une vue magnifique sur les rochers au-dessous de nous et sur la mer, depuis si longtemps désirée et toujours belle. J’envoyai un serviteur au gouverneur de la ville : il nous offrit une maison, que je résolus d’occuper seulement le jour suivant. La soirée était si belle au bord de la mer, à peine agitée, que je ne pus me décider à la passer enfermé dans les murs de la ville et sous la surveillance de Maures défiants.

Le gouverneur envoya du reste, ce qui n’est pas l’usage dans les villes, une mouna abondante pour les animaux et les hommes, et en outre quatre sentinelles destinées à nous protéger contre les vols. Heureux en tous points, nous goûtâmes les charmes de cette soirée magnifique, en remerciant l’heureux destin qui encore une fois nous avait permis de parcourir sans malheurs une partie, et non la moindre, de notre itinéraire.

Le matin suivant, nous entrions dans la ville ; le gouverneur m’avait donné une très jolie petite maison, où nous fûmes vite installés. L’amil, à qui nous fîmes une visite, était un vieillard plein de bienveillance, qui avait évidemment plaisir à loger une fois un Roumi dans sa ville. Selâ est en effet un lieu sacré, où nul infidèle ne peut habiter. En réalité, tous les étrangers ont l’habitude de loger à Rabat, de l’autre côté de la rivière, et de ne passer que les journées à Selâ.

Je fus invité à un repas en même temps qu’Hadj Ali et un Nègre survenu par hasard : il appartenait au temple de la Mecque et faisait une tournée d’aumônes au Maroc. C’était du reste un homme distingué et qui était fort respecté : il connaissait très bien les écrits musulmans et commença aussitôt avec Hadj Ali une discussion très vive sur certains passages du Coran ; l’amil, lui aussi, savait lire et écrire et prit part à cette discussion religieuse. Le saint Nègre de la Mecque avait eu du reste un accident le jour de son arrivée à Selâ : il était tombé de cheval et devait s’être grièvement blessé, car il boitait très fort. On dit que ces pieux vagabonds rapportent des sommes assez importantes au trésor toujours besogneux de la Mecque, et notre compagnon de table paraissait être ravi de sa mission au Maroc. Ils agissent encore d’une autre façon dans l’intérêt du sanctuaire, en incitant les croyants à y faire des pèlerinages ; la distance est grande pourtant du Maghreb, le lointain Ouest, jusqu’au lieu de naissance du Prophète, mais les pèlerins modernes ne dédaignent pas d’user des bateaux à vapeur pour atteindre leur but plus rapidement et plus sûrement que par une marche de plusieurs mois. On trouve donc au Maroc assez de gens qui portent le titre d’Hadj (pèlerin) et qui ont fait leurs dévotions au tombeau du Prophète.

Nous pouvions prendre quelques jours de repos, et je les employai à visiter les deux villes de Selâ et de Rabat. Comme je l’ai dit, ces deux localités ne sont séparées que par une rivière, l’oued el-Bouregreg, qui sort des collines de Mamora, dans le voisinage, et se jette dans la mer après une course de peu de durée. Un grand banc de sable s’est formé devant cette embouchure, aussi l’entrée des navires est-elle très dangereuse. On dit que jadis cette barre n’existait pas et que la navigation était prospère. Aujourd’hui il n’arrive par mois que deux ou trois vapeurs, et ils ne peuvent pas toujours débarquer leurs marchandises et leurs passagers. Les navires se tiennent au loin dans une rade ouverte, et même dans le port ils sont souvent mis tout à coup en péril par les lourdes vagues de l’Atlantique, arrivant subitement, par les temps les plus calmes ; the big swelling from the west[19] peut jeter facilement les navires sur le sable de la côte. En outre cette côte est le matin souvent couverte d’épais brouillards, très dangereux pour les navires, de sorte qu’ils trouvent ici la plus médiocre des places d’ancrage et qu’il n’y a pas à s’étonner que Rabat-Selâ diminue chaque jour d’importance et que les négociants européens se dirigent vers d’autres endroits, surtout Dar el-Beïda, où se trouve un port un peu meilleur. En général la côte atlantique du Maroc est très défavorable à la navigation, et, comme le gouvernement ne fait absolument rien pour l’amélioration ou l’établissement de ports, le commerce ne peut progresser beaucoup.

Selâ était autrefois connu comme le plus grand nid de pirates du Maroc, et l’on trouve aujourd’hui incompréhensible que, pendant des siècles, ces corsaires aient été la terreur des nations maritimes, les Anglais y compris.

La ville, qui se dresse sur une colline rocheuse et basse, est fortement couverte par des murs et des bastions. Son nom est hébraïque et signifie « Roche » ; il se retrouve très souvent dans les colonies phéniciennes, à cause de leur situation sur une hauteur rocheuse. Dès la plus haute antiquité il a dû y avoir une colonie dans cet endroit, qui serait très favorable si on avait arrêté l’ensablement de l’embouchure du Bouregreg. Pline dit déjà que les fabriques de pourpre avaient leur principal siège dans ce pays, et encore aujourd’hui c’est de là que viennent les plus beaux tapis, aux couleurs éclatantes, répandus dans tout le Maroc.

Selâ ne fait pas un tout avec Rabat, mais elle a son amil particulier : comme c’est un lieu sacré, et que tous les étrangers en sont exclus, à l’exception de quelques familles juives, elle n’a jamais eu l’importance de l’industrieuse Rabat, sa voisine. Les Espagnols et les Portugais ont occupé Selâ pendant quelque temps ; leur influence est visible dans la disposition des rues et même dans la construction de quelques maisons. A l’est de Selâ se voient encore les puissants arceaux d’un grand aqueduc, attribué aux « Romains », et qui est ruiné aujourd’hui ; on n’entretient plus que les fortifications, dans la pensée folle qu’elles pourraient résister aux projectiles de vaisseaux ennemis. Une seule canonnière moderne mettrait toute la ville en ruines.

Selâ peut à peine avoir un peu plus de 10000 habitants ; elle a plusieurs écoles ou mosquées, car on s’y occupe plus de « science » que de commerce. Quantité de jolis jardins existent au dehors comme au dedans de la ville, et l’on en tire beaucoup de sortes de légumes, pour l’alimentation de Rabat ; les navires qui s’y arrêtent se ravitaillent aussi volontiers en vivres frais.

Rabat, située sur la rive gauche de la rivière, est, sous tous les rapports, plus importante que sa voisine. Sa situation vue de la mer est extrêmement pittoresque. Sur un rocher calcaire s’élevant verticalement des flots se montrent les puissantes fortifications de la kasba, d’où descendent des murailles hautes et solides qui embrassent toute la ville, de sorte que le côté de la terre est aussi complètement protégé. De grands bastions, avec de grosses pièces, couvrent la ville contre l’approche des navires étrangers, et une double muraille fort étendue la protège contre les surprises des bandes de Berbères farouches des forêts du Mamora ; la dernière enceinte renferme un immense espace vide, où souvent sont campés des milliers de soldats formant l’escorte du sultan. Lors du voyage de Fez à Marrakech qu’il entreprend presque chaque année, le sultan passe volontiers quelque temps à Rabat ; alors la population souffre durement des dépenses qu’entraînent pour elles les voyages de ce souverain, plus redouté qu’il n’est aimé. Il a à Rabat deux grands palais, très bien ornés à l’intérieur et qui doivent contenir une foule d’antiquités et de produits de l’art et de l’industrie marocains. Rabat avait jadis un rang tout à fait à part dans l’empire du Maroc, et même aujourd’hui c’est encore une des places les plus importantes pour l’industrie indigène. La fabrication de magnifiques tapis, de dessins très originaux et de coloris très vif et très varié quoique plaisant à l’œil, s’y fait sur une grande échelle. La laine et la couleur sont fabriquées sur place, et les tapis eux-mêmes ne sont pas confectionnés dans de grands ateliers, mais chez des ouvriers voués de père en fils à cette industrie.

On trouve souvent sur les tapis anciens des tons tout à fait admirables, surtout dans les divers dérivés du rouge ; malheureusement l’emploi plus économique des couleurs d’aniline prend maintenant le dessus d’une manière inquiétante. Presque tous les tapis faits aujourd’hui déteignent quand on place une main humide sur certaines teintes rouges. Les tapis vont de Rabat dans toutes les directions de l’empire ; ils sont rarement transportés en Europe, où les produits du véritable Orient dominent sur le marché. En outre, on fait à Rabat des nattes de paille et de jonc d’après de jolis dessins, toute sorte d’étoffes de laine pour les vêtements en usage dans le pays, les objets en cuir les plus divers, ainsi que de la poterie. Cette dernière est fabriquée à Fez en plus grande quantité et dans de meilleures conditions. Tous ces articles sont exclusivement destinés au pays et ne peuvent être exportés, de sorte que la ville est tout à fait sans importance sur le marché du monde. A la vérité, il y a à Rabat quelques maisons de commerce européennes, mais en raison de la difficulté du port elles n’ont pas une situation bien favorable. Elles importent les articles nécessaires qui ne sont pas fabriqués dans le pays même, le thé, le sucre, les bougies, les draps et toute espèce de marchandises peu encombrantes ; l’exportation est sans importance et se borne presque à des peaux, des laines, des os et des légumes.

Les relations postales avec l’Europe par Tanger sont entretenues une partie de l’année au moyen d’un messager, qui pendant les mois d’hiver ne fait, il va sans dire, que rarement ce voyage ; il arrive fréquemment que les vapeurs anglais et français qui desservent régulièrement le port sont dans l’impossibilité de mettre un canot à la mer pour déposer le courrier à terre. Les Arabes, quoique assez bons marins, ne peuvent pas davantage pousser leurs grandes barcasses, qui ont souvent vingt rameurs, par-dessus la barre si dangereuse, de sorte que le vapeur s’éloigne sans s’être mis en relation avec la ville et débarque ses passagers, s’il en a, à l’endroit où il peut les déposer.

Rabat a au moins 25000 habitants, dont un sixième environ sont juifs ; en fait d’Européens, il y en a à peu près une centaine, dont la plus grande partie sont de petits commerçants espagnols et portugais. Quelques consulats existent aussi à Rabat ; le consul anglais, M. Frost, arbore aussi le pavillon allemand ; j’eus soin d’aller le voir. A la suite de cette visite, un jour deux messieurs se firent annoncer chez moi ; je lus sur leurs cartes les noms d’Abdoul-Kerim et de Nasr ed-din ; elles portaient également qu’ils étaient chevaliers ou officiers du Nicham-Iftikkar de Tunisie. Au premier abord, je reconnus en eux deux Européens, envers qui la prudence serait indispensable sous tous les rapports. L’un d’eux, jeune homme blond à moustache et de vrai type anglais, parlait, outre le français et l’anglais, fort bien l’arabe ; il portait les vêtements du pays, sur lesquels sa décoration ressortait d’une façon bizarre. D’après sa conversation, il avait fait de nombreux voyages en pays mahométans, avait pris une part quelconque à la guerre turco-russe, peut-être comme agent diplomatique secondaire, et vivait alors à Rabat, nul ne savait de quoi. L’autre personnage, qui se nommait Nasr ed-din, était aisé à reconnaître à première vue pour un Français ; mais il voulut me persuader qu’il était Turc, et qu’il avait été élevé en France dès sa première jeunesse, et ne savait pas sa langue pour ce motif, etc. Ces deux honnêtes personnages, qui s’étaient installés à Rabat avec des femmes et des serviteurs arabes, dans une maison louée par eux, venaient me voir pour deviner mes plans. L’Anglais, qui se dévoila plus tard pour un ingénieur nommé Grant, entra comme une bombe chez moi en me disant qu’il avait appris que je voulais aller à Timbouctou. Il s’offrit alors à m’accompagner, ou tout au moins à faire route commune. Son compagnon Nasr ed-din avait, prétendit-il, beaucoup d’argent. Je déclarai très posément à ces messieurs que je ne pensais pas à Timbouctou, mais seulement à des excursions géologiques dans l’Atlas. Ils me quittèrent sans être convaincus et tentèrent ensuite de persuader mon compagnon Hadj Ali d’aller avec eux à Timbouctou. Mais Hadj Ali trouva leur conduite un peu trop singulière pour pouvoir se résoudre à m’abandonner.

Depuis quelques semaines, plusieurs instructeurs français et un médecin militaire se trouvaient à Rabat ; je fis bientôt leur connaissance. Ils se sont engagés comme instructeurs de l’armée marocaine ; mais jusqu’ici les soldats qu’ils auront à instruire à Rabat manquent complètement. Il n’y a pas un askar (homme de l’infanterie régulière) ; on attend ici la garnison d’Oujda, ville de la frontière algérienne, et jusqu’à son arrivée messieurs les instructeurs peuvent passer leur temps comme ils l’entendent. Je rencontrai également à Rabat l’une des personnes que j’avais connues à Tanger, de sorte que mes jours de repos se passèrent rapidement et agréablement. Tous ces messieurs étaient étonnés de ce qu’on m’eût permis de loger dans cette ville fanatique de Selâ. Soit qu’une révolution ait eu lieu dans les idées de la population et l’ait rendue plus indifférente qu’autrefois ; soit grâce à la lettre de recommandation, très pressante il est vrai, du sultan, bref j’ai parcouru fréquemment les rues, j’ai été souvent seul à Rabat, sans être le moins du monde inquiété par le peuple. Nous nous étions très commodément installés dans notre jolie maison et nous avions chaque jour la facilité d’acheter au marché de la viande et du poisson frais, des légumes, du pain, du beurre, etc. ; mon serviteur Ibn Djeloul, de Fez, avait pris avec la meilleure volonté et le plus grand succès les fonctions de cuisinier.

Les environs immédiats de Rabat, particulièrement les bords de la mer, sont très beaux ; quelques cavernes surtout, creusées dans les falaises, sont curieuses et offrent le même aspect que les grottes d’Hercule au cap Spartel. Le peintre autrichien Ladein, récemment assassiné au Maroc, était resté longtemps à Rabat et avait pris de nombreuses esquisses des environs.

A quelques kilomètres de la ville se trouvent les ruines d’une antique cité, dont l’examen détaillé serait bien à souhaiter dans l’intérêt de la science. Mais ce serait fort difficile pour un infidèle, car il y a de nombreuses tombes sacrées, provenant de sultans ou d’hommes célèbres ; quelques inscriptions qui doivent encore y exister sont certainement d’un grand intérêt historique. Maintenant toutes ces tombes sont en ruines, et cependant le gouvernement donnerait difficilement à un étranger la permission de bouleverser la terre de ce saint lieu.

Rabat a une grande tour de mosquée, carrée et qui est l’un des plus beaux monuments de l’ancienne architecture mauresque. C’est la tour de Hassan, qui vaut la célèbre Giralda de Séville et la Koutoubia de Marrakech. Malheureusement la tour de Rabat est beaucoup moins bien entretenue que les deux autres, qu’elle égale par sa forme et son ornementation. Les Arabes racontent que ces trois tours ont été construites à peu près à la même époque par des esclaves chrétiens et sur les plans d’un seul et même architecte. Le peu de soin qu’on accorde au Maroc à des souvenirs semblables, et le manque de tout sentiment artistique font craindre qu’on ne laisse tomber en ruines cette merveille, ainsi que les murs des palais et des mosquées du voisinage, d’autant plus qu’à Rabat les relations avec les Européens diminuent chaque jour d’importance : ils ne recherchent en effet que les places de commerce où se trouve un ancrage suffisant pour leurs navires.

Les marchés hebdomadaires de Rabat sont très fréquentés et extrêmement animés. Ils ont lieu sur une grande place en dehors de la ville, entre les deux longues murailles extérieures dont j’ai parlé. On y trouve tous les objets possibles : des chevaux, des mulets, des chameaux, des bœufs, des moutons et des chèvres, toute sorte de produits des champs et des jardins et, en général, les articles d’alimentation les plus divers, puis des vêtements et des étoffes, des armes, des bijoux, etc., et enfin des esclaves. Malgré la présence à Rabat de tous les consulats possibles, on y vend encore publiquement des esclaves hommes et femmes. Ce sont exclusivement des Nègres et des Négresses, originaires surtout du Soudan. Du reste, il ne faut pas donner à ce nom d’esclave un sens qui rappelle les récits plus ou moins exagérés des misères de leurs pareils en Amérique ; au Maroc, ce sont des serviteurs qui sont bien nourris et bien traités et qui prennent assez souvent dans la maison une place très influente. Le propriétaire a d’ailleurs le droit de vendre ces serviteurs et ces servantes quand il le juge convenable, et en charge d’ordinaire un marchand quelconque. Je m’informai, par curiosité, du prix d’une Négresse accompagnée d’un enfant déjà grand : on en demanda soixante douros. Evidemment l’impression ressentie est pénible, quand on voit ces créatures humaines assises sur le marché et attendant qu’un acheteur veuille d’elles. Mais il ne faut pas supposer chez ces gens les mêmes sentiments de dignité humaine et d’amour de la liberté qui se sont développés chez nous. La situation des esclaves blancs, dans l’extrême civilisation européenne, est certainement beaucoup plus triste et plus malheureuse que celle des noirs dans les pays mahométans.

La plus grande partie des articles étant vendus aux enchères sur les marchés du Maroc, cette circonstance y entraîne une très grande animation. Des gens désignés pour cela et soumis à un contrôle promènent, avec de grands cris, un article quelconque, une djellaba, un tapis, un fusil ou autre chose, et invitent la foule à faire des offres. Après chaque enchère, le crieur s’adresse au vendeur pour lui faire part du prix atteint, et, quand il paraît suffisant, le marché est conclu. Les ventes sont encore plus animées dans les places destinées aux chevaux et aux mulets. Des maquignons particuliers font subir aux chevaux mis en vente toute sorte de préparations et vantent leurs avantages de la façon la plus prolixe, en les poussant à l’allure la plus folle, à grand renfort de lourds éperons en fer, pour attirer les chalands. Les commissaires du marché régularisent la vente, comme à Fez, et prélèvent pour l’État une certaine taxe. Des baladins, des danseurs, des chanteurs et des charmeurs de serpents donnent des représentations publiques et trouvent un public nombreux ; au milieu de la foule rôdent des Juifs espagnols, offrant à vendre toute espèce de petite mercerie ; des femmes arabes du pays appellent les passants en leur présentant une paire de maigres poulets ou quelques œufs, et le cafetier s’occupe de servir sa nombreuse clientèle. Ces marchands de café sont une spécialité marocaine. Ils se promènent avec leurs petits fourneaux dans tout le pays, et, partout où un certain nombre de gens se trouvent rassemblés, ils préparent leur café noir, très fort et très sucré, et l’offrent dans de petites tasses élégantes.

En général, chez les Arabes, ces réunions populaires sont très calmes ; les querelles ne sont pas très fréquentes et, quand elles se produisent, ne sont ni sérieuses ni dangereuses par leurs suites. Cela tient précisément à ce que les Marocains n’usent d’aucune boisson alcoolique ; ils aiment, il est vrai, à fumer une pipe de kif (hachisch), et le vice des fumeurs de chanvre est très répandu, surtout parmi la population pauvre.

En la plupart des villes on rencontre dans des quartiers écartés de petites boutiques où les fumeurs de kif se rassemblent. L’effet de cette plante est tout à fait nuisible pour le système nerveux. J’ai souvent eu à mon service des gens voués à cette passion. C’étaient les meilleurs et les plus complaisants des hommes jusqu’au moment où ils devaient fumer leur kif. Le pire de cette habitude est qu’une fois prise on ne peut s’en défaire, et que l’on doit avoir de temps en temps son ivresse de kif. Chez la plupart elle s’affirme d’abord par une gaieté exubérante, pendant laquelle ils font les choses les plus enfantines et les plus absurdes. Entre Tanger et Fez j’avais un conducteur de chevaux qui d’ordinaire faisait un très bon service, mais pendant ses ivresses de kif il montrait la plus grande obstination. Au début de ses crises survenait un rire sans raison, qui provoquait les plaisanteries de ses camarades ; il était tourné en ridicule, ce qui le rendait querelleur ; il renonçait au travail, se jetait à terre, de sorte que les machazini devaient le pousser de force. Quand il se voyait contraint à marcher, il commençait à pleurer, se lamentait sur sa dépravation et, arrivé au bivouac, cherchait une place tranquille où il pût cuver son ivresse. Le jour suivant, il était encore abattu, mais faisait pourtant volontiers son travail, jusqu’à ce que, au bout de quatre ou cinq jours, la crise reparût. Naturellement cette passion agit sur l’organisme, et tous ces gens ont des mines plus ou moins défaites. Le kif a certainement une influence excitante, et les gens qui font des travaux pénibles sont momentanément excités et fortifiés par lui, de même que chez nous les buveurs d’alcool ; les conséquences funestes ne se montrent que plus tard.

Danseuse marocaine.

Je me souviens d’avoir vu dans mon premier voyage en Afrique (c’était dans l’ouest de l’Afrique équatoriale) les Nègres chercher aussi à se fortifier en fumant du chanvre. Le maniement des rames sur de grands canots dans le torrentueux Ogôoué était très pénible. Mes gens s’arrêtaient souvent, pour deux minutes seulement, et faisaient circuler la pipe de ljamba, nom du chanvre dans ce pays. D’habitude, le chanvre était mêlé à du tabac ; chacun aspirait deux fois au bout d’un long tuyau (nervure médiane creusée d’une grande feuille de bananier), et, fortifié d’une manière surprenante, continuait à lutter contre le violent courant du fleuve. Comme ces gens sont rarement de grands fumeurs, je n’ai jamais remarqué parmi eux les effets nuisibles du chanvre.


CHAPITRE VII

DE RABAT A MARRAKECH.

Départ de Rabat. — Kasba Tmera. — La tribu des Sebbah. — F’dala. — Rivières de la côte. — Ruines de F’dala. — La tribu des Chaouia. — Voyage du sultan. — Adieux à la mer. — Kasba Rechid. — Mouna. — Couscous. — Manière de manger. — Rochers calcaires. — Le caïd Zettat. — Bruits de guerre. — Grand jardin d’orangers. — Source de Bouita. — Kasba Ouled Sidi ben Tanit. — Ruines. — Terrain montagneux. — Kasba Meskin. — Étudiants mendiants. — Mouflons. — Consultations médicales. — Violente pluie. — L’oued Oumerbia. — La tribu des Cheragra. — La kasba Kelaa. — Une belle maison. — Irrigations artificielles. — Méfiance. — Es-Senoussi. — Les montagnes. — Vue de l’Atlas. — Montagnes de basalte et de granit. — Plaine de Marrakech. — Arrivée à Marrakech.

Le 3 février 1880 je partis de Rabat pour gagner la résidence actuelle du sultan, la plus grande ville marocaine, Marrakech. Déjà, la veille au soir, nous avions quitté Selâ et je passai la nuit dans la maison d’un Français que je connaissais depuis Tanger, et qui se trouvait là pour son commerce de bestiaux. L’amil de Rabat ne se montra pas aussi prévenant que celui de Selâ ; par suite du commerce fréquent des Européens il était habitué évidemment à faire un accueil moins favorable aux demandes qui lui étaient adressées, et ce ne fut que sur mon insistance qu’il m’envoya un machazini, suivi bientôt d’un second ; encore avaient-ils uniquement pour mission de m’accompagner jusqu’au prochain bivouac et de revenir aussitôt après. Nous traversâmes la porte sud de la ville, nous franchîmes le grand soko (place du marché), et bientôt nous eûmes derrière nous les deux grands murs extérieurs qui doivent couvrir Rabat contre une attaque venant de terre et dirigée par les Chelouh guerriers des forêts du Mamora. Puis nous reprîmes la direction du sud, qui est parallèle au bord de la mer, sur un plateau calcaire couvert de touffes de palmier nain. A une heure de Rabat se trouve la kasba Tmera, d’où part un aqueduc qui approvisionne la ville d’eau potable. Vers onze heures nous fîmes une petite halte, puis nous continuâmes la marche, par une chaleur torride, à travers des plateaux calcaires escarpés et des amoncellements de sable en forme de dunes. Vers une heure nous traversions le petit oued Ikem, étroit et roulant peu d’eau à son embouchure dans la mer, et nous tournions ensuite vers l’est dans l’intérieur du pays, pour dresser nos tentes, un peu après deux heures, dans un grand douar de la tribu de Sebbah, cheikh Hadj Abdoullah (Diar er-Rab). Ces gens nous firent mauvaise mine et prétendirent être très pauvres ; ils envoyèrent à contre-cœur une petite mouna. Nous dûmes déployer toute notre amabilité et chercher à mettre la population de bonne humeur en payant ce qu’elle nous avait fourni. Dans nos tentes se pressaient toujours une foule de gens, auxquels il nous fallait offrir du thé. Quand ils virent que nous n’étions pas venus pour les dépouiller, ils devinrent plus familiers. Le cheikh amena sa petite fille, âgée de sept ans, enfant intelligente, mais gâtée et capricieuse, nommée Hadja ; couverte de vêtements malpropres, elle était pourtant surchargée d’une quantité de grossiers bijoux d’argent, de perles, de corail et de coquilles de cauris. C’était évidemment l’enfant de prédilection du cheikh et, par suite, du douar entier, qui lui permettait toutes sortes de sottises, et se montrait très fier de la prétendue intelligence de l’enfant. Même dans les douars, les femmes sont exclues de la société des hommes, quoique cet isolement ne soit pas aussi strict que dans les maisons des villes. Nous y voyions souvent les femmes et les jeunes filles pauvrement vêtues, le visage à découvert ; elles se livrent à de durs travaux chez ces laboureurs et ces éleveurs de bétail, et ne peuvent s’enfermer aussi complètement que les habitantes des villes. Parmi elles on voit rarement de jolies femmes ; celles du nord du Maroc cisatlantique n’appartiennent pas en général à une belle race. Tandis que celles des villes cherchent à se rendre plus gracieuses par toute sorte de petits artifices de toilette, les femmes des campagnes, par suite de leurs pénibles travaux et du manque de confort, ont bientôt les traits empreints d’un caractère de dureté et ne tardent pas à paraître vieilles avant l’âge.

Marocaine avec son enfant.

Le matin suivant, nous partîmes de très bonne heure ; j’avais dû encore promettre au cheikh du village de lui rapporter de Marrakech un grand burnous de drap bleu, et de le lui revendre à très bas prix. Nous nous détournâmes de nouveau vers la mer et atteignîmes vers huit heures la kasba Sereret ek-Krofel. Ce jour-là notre but est l’ancien port de F’dala, de sorte que le chemin côtoie la mer. Une foule de petites rivières sortent des hauteurs de l’intérieur et se jettent, après un très faible cours, dans l’océan Atlantique. Nous passons d’abord l’oued Cherat et l’oued Bouznik ; près de ce dernier se trouve la kasba el-Hemera, appartenant à la tribu des Sieda ; puis coulent le petit oued er-Raba, avec la kasba Mensouria, dans le pays de la tribu des Znetsa, qui s’étend au loin vers le sud, ensuite l’oued Nfifich (sifflet), assez large ; de là, en une heure, nous atteignons les restes de la ville de F’dala, qui appartiennent aussi à la tribu des Znetsa. Il est grand temps de passer le Nfifich, car un peu plus tard la marée monte et l’on doit attendre longtemps avant que la rivière redevienne guéable, ou sinon faire un grand détour. C’est moins à cause de la hauteur des eaux que ce passage de rivières côtières est dangereux, que de la présence de sables mouvants, desquels les animaux ne peuvent se dégager. Les habitants redoutent avec raison le passage de ces cours d’eau, et l’on fait bien de prendre un guide qui connaisse le pays et qui vous mène, en temps opportun, par l’endroit guéable.

Aujourd’hui F’dala est descendue au rang de simple foundâq (hôtellerie de l’État). A travers des murailles encore conservées en partie, on arrive à un vaste espace, dans lequel, outre quelques misérables bâtiments pour loger les caravanes qui passent, se trouvent encore une quantité de tentes. Nous aurions préféré dresser les nôtres en dehors de la ville, mais, pour plus de sécurité, il fallut nous établir à l’intérieur. Quantité de chameaux, de chevaux et de mulets y étaient déjà campés ; nous cherchâmes une place aussi isolée que possible, mais la grande quantité d’insectes qui y pullulaient nous en rendit le séjour insupportable.

Dans la deuxième moitié de ce siècle, une ville se fonda en cet endroit et prit bientôt un rapide essor, car, de toute la côte marocaine, c’est le point le plus propice à la construction d’un port. Il était alors permis d’exporter des céréales de la plaine si fertile d’el-Gharbia, et c’était surtout une compagnie commerciale espagnole qui avait entrepris à F’dala d’importantes affaires. Cette société, los Cinco Gremios Mayores, de Madrid, reçut la concession de l’exportation des grains par les ports de F’dala et de Dar el-Beïda (Casablanca) et plus tard aussi par celui de Mazagan ; elle construisit à F’dala un magnifique bâtiment de pierres de taille en grès, dont il ne subsiste plus que les murs extérieurs et une belle porte, et il sembla qu’une place de commerce importante allait surgir. Mais, au bout de peu de temps, F’dala, si vite élevée, tombait en décadence ; le commerce passait à Casablanca et à Mazagan, et les beaux bâtiments de la ville, la mosquée, le palais du sultan, la kasba du caïd, les hautes murailles, se changeaient en ruines ; aujourd’hui F’dala est une misérable bourgade d’à peine un millier d’habitants. En dehors de la ville, tout près de la mer, se trouvent également des restes de constructions, probablement dépendances du port ou palais ; on prétend y avoir trouvé il y a quelque temps une table de marbre avec une inscription portugaise ; elle doit être déposée à Mazagan. Le port s’ensabla et, quand les derniers sultans mirent des entraves aux relations des Européens avec le Maroc, en interdisant l’exportation des céréales, ce pays retomba aussi dans sa barbarie primitive ; seuls des bâtiments en ruines rappellent l’incapacité de la population marocaine à faire quelque chose d’un pays riche et fertile en lui-même.

Nous passâmes là une nuit désagréable. Il avait été difficile d’acheter des provisions, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et après une longue attente que je pus acquérir du fourrage pour les chevaux et les mulets. Le fonctionnaire du sultan étant absent, il fut impossible de rien tirer des serviteurs entêtés et défiants qui étaient demeurés dans la ville. Nous fûmes heureux, le matin du 5 février, de sortir de cette morne bourgade et de pouvoir continuer notre voyage par la fraîcheur matinale.

A une courte distance de la ville nous traversions l’oued er-Rouman (rivière de la Grenade) et, cette fois, sur un pont bien conservé, objet rare au Maroc. Les chemins se bifurquent en cet endroit : l’un continue vers le sud, du côté de Casablanca et des autres ports de l’Océan ; l’autre, que nous prîmes, s’enfonce dans l’intérieur du pays, vers le sud-est. Un pauvre Juif qui s’était joint à nous ces derniers jours et avait cherché avec beaucoup de zèle à se rendre utile, nous quitta ici pour continuer seul son chemin vers Dar el-Beïda.

Le terrain que nous parcourons est un plateau élevé d’environ 40 mètres au-dessus de la mer, et formé de couches calcaires horizontales, qui surgissent souvent de la terre végétale ; il est complètement sans arbres et sans buissons, et n’est garni que de palmiers nains en forme de buissons, et d’un maigre gazon. Cette partie du Gharbia, située le long de la mer, n’est donc pas particulièrement fertile. Ce n’est que dans l’intérieur que cette apparence se modifie. Vers onze heures nous nous arrêtâmes dans le voisinage d’un groupe de douars de la tribu des Znetsa, qui s’occupent beaucoup de culture, ce que nous pûmes constater par les grands espaces bien cultivés qui les entourent. Vers une heure nous fîmes une nouvelle halte à une source d’excellente eau fraîche, Aïn el-Tet, et nous arrivâmes de là, vers trois heures, dans une réunion de douars de la tribu des Chaouia. Dans le voisinage se trouvaient les douars des Medouna, fraction des Chaouia ; nous passâmes la nuit dans un de ces villages, où se tenait justement le marché hebdomadaire. Nous dressâmes nos tentes en dehors de la kasba ; le caïd était malade et se fit excuser ; il nous envoya son chalif et nous fûmes très bien accueillis. Nous dûmes une mouna abondante aux soins du chalif, et, le soir, dix hommes vinrent pour nous garder, puisque je ne voulais pas passer la nuit dans les murs de la kasba. Tout le village respirait l’aisance, et la population ne se montra pas aussi défiante ni aussi entêtée qu’ailleurs.

Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques machazini du sultan, avec des chevaux bien chargés. Dans leur paquetage se trouvaient les têtes de cinq rebelles suppliciés. Le sultan va d’ordinaire une fois par an à Marrakech et, comme avant-coureur de son arrivée, il envoie toujours quelques têtes de rebelles pour les accrocher aux murailles d’une maison lui appartenant dans cette ville, en guise d’avis aux mécontents. Cette rencontre annonçait que le sultan ferait bientôt son voyage vers sa deuxième capitale, et la malheureuse population du pays qu’il devait parcourir, et à qui était réservé le bonheur d’héberger Sa Majesté Chérifienne, avec une nombreuse suite et des milliers de soldats, se préparait déjà aux contributions habituelles. Comme toujours, ce sont moins les grands que leur entourage et leur suite, les machazini et les soldats, qui oppriment le peuple, en s’emparant avec un brutal manque d’égards de ce qui lui appartient ; on attend donc toujours avec inquiétude l’arrivée du cortège impérial.

Le jour précédent nous avions dit adieu à la mer, que nous ne devions pas avoir la joie de revoir avant de longs jours. Mon plan était déjà complètement arrêté : je voulais essayer de franchir le Sahara et d’atteindre Timbouctou. Outre que ce problème pouvait paraître presque insoluble, qui pouvait savoir de quelle façon nous reverrions la mer, soit sur l’Atlantique, dans les colonies françaises du Sénégal ou, en descendant le Niger, dans le golfe de Guinée, ou bien encore, en revenant sur nos pas vers la Méditerranée, par un port d’Algérie ou de Tunisie ? J’éprouvai une impression profonde et pénible lorsque, sur les falaises situées entre F’dala et Casablanca, je vis pour la dernière fois les flots puissants de l’Atlantique se briser sur les rochers quartzeux de la côte marocaine : en même temps qu’un navire s’effaçant à l’horizon, je crus voir aussi disparaître les derniers liens qui me rattachaient au monde civilisé.

Pourtant je pensai : nunquam retrorsum. Devant nous, la puissante chaîne de l’Atlas, avec sa nature sauvage et ses habitants indomptés et pillards ; au delà, le désert avec son silence et ses dangers ; puis, comme prix de nos fatigues, Timbouctou, la ville tant de fois désirée, tant de fois approchée et si rarement atteinte ! Mais que devais-je en attendre ? Tandis que Caillé avait voyagé comme un pauvre pèlerin, n’avait pas été reconnu pour un infidèle et s’en était échappé sans avoir eu à y souffrir, le major Laing avait été étranglé, et Barth, après une captivité plus ou moins déguisée, n’avait été relaxé que par suite des instances énergiques du sultan de Bornou, ami des Chrétiens. Mais qu’avais-je pour me protéger ? Une lettre de recommandation du sultan du Maroc et, comme compagnon et interprète, un homme qui cherchait à en imposer par sa parenté éloignée avec Abd el-Kader et par des allures un peu outrecuidantes comme chérif et membre d’une grande secte religieuse ; enfin, la volonté bien arrêtée d’atteindre le but que je m’étais fixé. Serait-ce suffisant pour échapper à tous les dangers contre lesquels avaient échoué les meilleures forces des autres ? telle était la question que je devais me poser à ce moment. ¿ Quién sabe ? dit mon deuxième interprète, et nous continuâmes notre route.

Le matin du 6 février, il était assez tard quand nous pûmes partir. L’aimable caïd nous avait encore envoyé un splendide déjeuner ; du reste, la distance de la kasba voisine où nous devions bivouaquer était très faible, de sorte que nous pûmes retarder notre départ de quelques heures. Après une chevauchée facile par un terrain bien cultivé et fort peuplé, nous arrivions à une heure environ à la grande kasba de Rechid, où nous nous arrêtions.

Notre direction avait été vers le sud-est, et nous avions passé près de différents douars. Les gens du pays appartiennent à la grande tribu des Chaouia, mais ils portent le nom particulier de Herriz. Leur caïd passe pour immensément riche et est beau-frère du sultan. Tout près de la kasba se trouve un tombeau bien conservé et surmonté d’une grande coupole ; le père du caïd, très vénéré pour sa piété, y est enterré. On dit aussi que les trésors de la famille y sont cachés : elle espère que le sultan, qui n’épargne personne en matière d’argent, ne pourra ainsi se permettre de la dépouiller de ses biens.

Nous fûmes très bien accueillis, ce qui se voit toujours à la mouna délivrée et à la manière dont on l’apporte. Pour donner un exemple de la composition de ces mouna, il suffit de dire que, à peine arrivés, nous reçûmes beaucoup de fourrage (paille et orge) pour nos chevaux ; puis vint ce qui nous était destiné, quatre pains de sucre, une livre de thé, quatre livres de bougie et, le soir, un souper si abondant que nous dûmes en distribuer une grande partie. Il consistait en couscous, la nourriture nationale, avec des légumes et de la viande rôtie ; puis des poulets et de l’agneau rôtis ; puis encore quantité de couscous au lait, servi sous forme de bouillie, ou de couscous sec, avec du sucre, de la cannelle, des raisins secs, etc. Tout était en grande quantité ; chaque mets remplissait un ou plusieurs plats, surmontés d’un grand couvercle en forme de chapeau, tissé en jonc, et souvent élégamment orné ; on les sert ainsi. Le couscous est le mets favori non seulement de tous les Marocains, mais encore de populations beaucoup plus méridionales ; à Timbouctou et au Soudan il est généralement répandu : on peut à peine donner la traduction de ce mot. Le couscous se fait avec toute sorte de farine : celle de froment, d’orge, de maïs, de blé noir et même, au Soudan, de sorgho. On mouille légèrement cette farine, et les femmes la pétrissent ensuite, par un mouvement particulier du plat de la main et des doigts, en petits grains dont le volume approche du gros gruau : d’ordinaire on tamise toute la masse. Ce couscous grossier est alors séché au soleil, pour se durcir. Quand on veut le préparer pour l’alimentation, on ne le cuit pas, mais on le soumet à l’action de la vapeur d’eau : pour cela on a des vases spéciaux, en terre ou en fer, qui sont remplis d’eau ; en dessus est placé un deuxième vase, plus petit, percé de trous ; puis le tout est recouvert et mis sur le feu. Il faut assez de temps pour que le couscous soit suffisamment cuit par la vapeur. Il est alors placé sur les plats à ce destinés, et arrosé souvent de sauce au safran : on y dispose de la viande et des légumes en manière d’ornements, et on le mange ainsi, seulement avec les doigts de la main droite. Les Arabes ont une dextérité particulière, que les étrangers ne peuvent acquérir facilement, pour rouler cette masse spongieuse en petites boules et pour les introduire dans leur bouche sans qu’il en tombe quoi que ce soit sur la terre ou sur les vêtements. Les Marocains avalent des masses énormes de ce mets favori ; j’ai constaté qu’il rassasie vite, mais qu’il ne tient pas à l’estomac ; aussi, peu de temps après en avoir mangé, j’avais faim de nouveau. Pour rôtir les viandes, on se sert d’huile d’olive et, dans le sud du Maroc, d’huile d’argan et de beurre. Ce dernier est un peu suspect, car on n’emploie que du beurre fondu, conservé pendant des mois dans des sacs en cuir et qui prend souvent un fort goût de rance : mais le Marocain le préfère ainsi et dédaigne le beurre frais, qu’il me fallait commander exprès quand j’en désirais. Au Maroc on cuit partout du pain de farine de froment, très beau à la vérité, et sous forme de petites miches plates. Les poulets sont très abondants ; on ne mange des œufs que rarement ; la viande est surtout celle de la chèvre et de l’agneau, et plus rarement du bœuf. On sait que le porc est sévèrement interdit. La viande d’agneau est excellente et bien préférable à celle de bœuf. Pendant le repas, le Marocain ne consomme jamais de boissons fermentées, mais seulement de l’eau ; avant de manger, on boit d’ordinaire du thé vert de Chine fortement sucré et assaisonné d’une plante des menthoïdées. Après le repas, les Marocains se lavent les mains avec de l’eau chaude et du savon ; ils se rincent également la bouche, mais ne connaissent pas l’usage des serviettes. Comme preuve d’une bonne éducation, quand l’hôte est satisfait de son repas, il le fait savoir par un bruit énergique partant des profondeurs de son estomac. Ce bruit, que nous évitons avec tant de soin, est au Maroc une coutume générale, et l’on y acquiert une virtuosité extraordinaire dans la production de ce phénomène naturel. Cette sorte de quittance de l’hospitalité accordée remplace en quelque sorte les visites de digestion en usage chez nous et dont les Marocains rient probablement aussi fort que nous de leurs habitudes.

Le matin du 7 février, nous quittâmes cette kasba pour nous enfoncer plus avant vers le sud-est. Il faisait chaud, nous eûmes vers midi 27 degrés centigrades à l’ombre, et le pays était complètement privé d’arbres. En traversant un terrain plat bien cultivé, et en passant devant plusieurs douars et tombeaux de marabouts, nous atteignîmes, vers une heure, une chaîne de collines basses, allant du nord-est au sud-ouest, et constituée par des couches calcaires horizontales. C’était le même calcaire foulé déjà plusieurs fois par nous, mais qui était généralement couvert d’humus. Ici il forme des collines au-dessus de la plaine, de sorte qu’il semble que toute la contrée ait dû être un haut plateau calcaire, détruit et entraîné dans la suite des temps par les agents naturels : il n’en resterait que quelques débris. Après avoir franchi cette chaîne, nous vîmes devant nous les douars et la petite ville du caïd Zettat, qui appartiennent aussi à la tribu des Chaouia. L’ensemble produisait une impression agréable ; de grandes et belles maisons, de beaux jardins, une large place entourée de murs pour les caravanes ; un aimable caïd qui nous reçut fort bien, tout cela fit de cet endroit un campement agréable. Le caïd se tint longtemps près de nous, nous demandant avec curiosité des nouvelles d’Europe et nous racontant mystérieusement que de grands envois de poudre auraient été faits de Marrakech vers Tétouan, en passant par ici. Il nous confia ensuite, naturellement sous le sceau du plus profond secret, que le sultan avait déclaré la guerre, il ne savait à qui, à l’Espagne ou à la France ! Évidemment tous ces récits étaient de simples contes ; probablement l’un des deux États avait soulevé quelque question de frontière, comme il arrive souvent, et le sultan se trouve si peu en sécurité dans ce cas, qu’il entreprend toute sorte de choses inutiles ; il se fait petit d’ailleurs, car il sait bien qu’il aurait le dessous et que son existence ne dépend que de la jalousie qui existe entre l’Angleterre, l’Espagne et la France.

Le matin suivant, nous visitâmes le magnifique jardin d’orangers du caïd. C’était un admirable spectacle que ces milliers d’arbres, et l’or de leurs fruits odorants tranchait en vigueur sur le vert foncé des feuilles. Comme il n’y a aucun moyen d’exporter le superflu de ces oranges, une grande quantité doit nécessairement se pourrir. Ces fruits sont à très bon marché dans le pays, et un jardin d’orangers aussi étendu n’est, à vrai dire, que d’un très petit rapport. Je n’ai jamais compris pourquoi on n’extrait pas l’huile contenue dans les écorces d’orange ; les Marocains ne paraissent pas se douter qu’elle a une certaine valeur.

Nous continuons à chevaucher vers le sud-est et nous atteignons, une heure et demie après, la source de Bouita en même temps que les ruines d’une vieille kasba. L’eau de cette source a une grande renommée, et, quand le sultan passe en ce point lors de son voyage à Marrakech, il en fait prendre des provisions dans ses outres. Vers une heure nous quittons le grand chemin (ou plutôt la direction principale, car au Maroc il n’y a pas de routes) qui conduit à la kasba Meskin, et nous nous dirigeons plus à l’est, vers la kasba Ouled Sidi ben Tanit, où nous arrivons vers trois heures. Le caïd est absent, ou ne veut pas se montrer ; la population est très inhospitalière et, au début, ne veut même pas nous permettre de dresser nos tentes. La kasba et le village sont complètement neufs, les maisons ne sont pas toutes terminées, et nous voyons encore les ouvriers occupés à battre les murs d’argile, en chantant un air monotone. Plus tard nous apprenons que le caïd est d’une famille de chourafa, c’est-à-dire plus vaniteuse, plus méfiante et plus inabordable que tous les autres Arabes ; la conduite du caïd s’étend à ses subordonnés et rend notre séjour fort désagréable. Ce n’est que fort tard que les efforts de Hadj Ali et ceux du machazini qui nous escorte nous font obtenir l’indispensable.

Notre but le plus proche était la kasba Meskin (Pauvre) ; nous y arrivâmes dans l’après-midi du jour suivant. Nous avions passé près du tombeau du marabout Sidi Sechan ; dans le voisinage se trouvent les ruines d’une ancienne ville arabe ; il y existe encore, en grandes quantités, des restes de murailles et de pierres taillées. Je ne pus malheureusement rien apprendre sur cette ville ; elle a été probablement détruite jadis par un sultan, pour punir des habitants rebelles.

Ce jour-là, notre chemin conduisait sur un parcours assez accidenté et à travers de nombreuses petites collines entre lesquelles s’étendaient gracieusement des prairies d’un vert tendre, avec de magnifiques tapis de fleurs. Par suite de la pluie des jours précédents, la végétation s’était rapidement développée. Déjà la veille nous avions aperçu tout au loin les montagnes couvertes de neige de la puissante chaîne de l’Atlas, et ce jour-là nous nous en étions approchés un peu plus.

Le caïd de la kasba Meskin, qui est une zaouia, se nomme Hamid ben Chefi. Avant même d’avoir atteint cet endroit, nous rencontrions de nombreux enfants, qui nous tendirent de petites tablettes à écrire et nous demandèrent de l’argent. C’étaient les écoliers d’une sorte d’école cloîtrée, qui nous montraient leurs progrès dans l’écriture des versets du Coran et que quelques flous (monnaie de cuivre fondu) rendirent joyeux.

Le caïd, aussi bien que son chalif, souffrait de la fièvre ; je leur donnai un peu de quinine et de sulfate de soude. Le caïd est un grand amateur de curiosités ; on dit qu’il y a chez lui toutes sortes de choses extraordinaires : des horloges rares, des machines, etc. ; c’est un genre de sport qu’on ne trouve pas souvent chez les indifférents Marocains. Dans le village se promènent trois gazelles apprivoisées, ainsi que quelques magnifiques mouflons, presque de la taille d’un cerf et d’une grande force ; je n’avais encore jamais vu de ces animaux, qui vivent à l’état sauvage dans l’Atlas.

Avant de partir le matin du 10 février, je pris encore part à une scène originale : un autre dirait une aventure intéressante. Au Maroc presque tout Européen est regardé comme médecin et doit, bon gré mal gré, donner son avis et ses soins à toutes sortes de malades. Le caïd, auquel j’avais déjà remis de la quinine, me fit prier le matin de ne point partir encore, car une de ses femmes était malade et désirait me consulter. Si l’on songe à l’état de claustration dans lequel les femmes vivent au Maroc, surtout celles du meilleur rang, qui ne peuvent marcher dans les rues que le visage étroitement couvert, tout le corps enveloppé dans une grande pièce d’étoffe, affreuse et en forme de drap de lit ; si l’on pense que dans les villes l’Européen doit s’abstenir de regarder une créature ainsi accoutrée, et fait mieux de détourner les yeux ou de l’éviter, on comprendra que je fus un peu étonné de cette demande de l’amil. Dans tous les cas il était absolument nécessaire d’affecter le plus grand sérieux. Les préparatifs et les mesures de précautions qui furent prises avant cette consultation étaient de nature très variée, et tout ce cérémonial avait été visiblement réglé la veille au soir dans un conseil de famille. Quelques parents du caïd me conduisirent, ainsi que Hadj Ali, que j’avais dû prendre avec moi comme interprète, dans la kasba, où nous attendîmes pendant un certain temps dans l’une des cours. Enfin parut un vieil eunuque, quelque peu estropié, dont les yeux avaient été crevés ; c’était le gardien du harem ; il nous conduisit tous deux, à travers plusieurs autres cours, devant une grande maison, dont la porte, garnie de fer, était solidement fermée ; quand il eut ouvert les différentes serrures, il nous fit entrer et attendre dans le vestibule : une esclave noire apporta une chaise de canne européenne, à moitié rompue, qui, avant d’avoir échoué dans cette kasba abandonnée du monde, avait dû certainement mener une vie aventureuse et semée de dures épreuves ; l’esclave me fit signe que je devais utiliser ce meuble d’une manière qui me parût convenable. Je pouvais déjà tirer de cet exorde la conclusion peu récréative que l’entrée me serait refusée dans les véritables appartements : il en fut ainsi. Bientôt apparut, en compagnie d’une servante, une dame marocaine, d’âge moyen, richement vêtue, le visage incomplètement voilé, mais un bandeau blanc et étroit devant la bouche ; en parlant, elle soulevait un peu ce bandeau avec des doigts richement ornés d’anneaux d’argent. Elle se plaignit de violentes douleurs dans le côté gauche de la poitrine. C’était une grosse affaire : je songeai à la pressante recommandation de mon interprète Hadj Ali, de ne pas blesser la susceptibilité mahométane, et je conseillai à la dame, sans me livrer à aucune inspection, de frotter la partie malade avec de l’eau-de-vie camphrée, moyen que je conseillais contre toute douleur violente quand j’étais dans l’embarras. Mais la dame ne parut pas se contenter de si peu, et je ne devais pas en être quitte à si bon compte : il me fallut au moins toucher la place qui était le siège d’une si violente douleur et elle y dirigea ma main. Je pris mon plus grand sérieux, et déclarai le tout fort grave ; mais je fis remarquer en même temps que mon moyen curatif était extraordinairement efficace, et racontai avec animation combien j’avais guéri de maladies semblables avec ce remède. Malheureusement il me fallait dire tout cela par mon interprète ; mais la dame, qui suivait mes jeux de physionomie avec une attention passionnée, et lisait sur mes lèvres le sens de mes paroles, fut enfin rassurée et promit de suivre mes prescriptions. Je dus encore lui donner une bouteille de cette eau-de-vie camphrée, en lui disant comment elle devait s’en servir ; je fus heureux de sortir ainsi de cette situation quelque peu épineuse. La dame disparut avec sa servante ; l’eunuque aveugle reparut, nous mena hors de la maison, ferma la lourde porte derrière nous ; d’autres gens nous escortèrent et j’arrivai enfin à ma tente.

Costume d’une riche Marocaine.

Je fis tout préparer pour le départ ; le caïd, reconnaissant, me fit ses adieux et chargea son chalif, qui portait encore les traces de la fièvre, de nous accompagner un instant. Mais je regrettai bientôt de ne pas avoir cédé aux instances du caïd et de ne pas avoir passé la journée près de lui : à peine étions-nous en route, que commença une averse qui devait durer des heures. Le terrain était assez montueux et rocheux ; nous traversâmes d’abord une petite montagne de bancs épais de calcaire disposés horizontalement, et nous descendîmes ensuite dans une belle plaine fertile, la vallée de l’oued Oumerbia. Le passage de cette rivière, qui eut lieu un peu au-dessous de son confluent avec l’oued el-Abid, ne se fit pas sans difficulté. Par suite de la pluie, la rivière était large, profonde et rapide ; les chevaux et les mulets durent traverser à la nage : nous nous cramponnions après eux et ne pûmes faire autrement que de nous mouiller complètement. Les bagages nous causèrent particulièrement maintes difficultés, et il fallut requérir l’aide de nombreuses gens d’un douar voisin. Enfin nous fûmes très heureux d’avoir passé la rivière sans accident et sans perte réelle. Après avoir traversé la zone d’inondation très boueuse de l’oued Oumerbia, le terrain se releva rapidement, et nous nous trouvâmes dans une petite chaîne de montagnes, formée d’un schiste argileux bleu et mince, dont les couches étaient verticales, avec de puissants filons de quartzite blanche et de calcaire cristallin. Il doit y avoir également du marbre, car nous trouvâmes beaucoup de cailloux roulés de beau marbre blanc. Le terrain rocheux opposait de grandes difficultés à la marche de nos animaux déjà fatigués. Enfin nous arrivâmes, après quatre heures et complètement mouillés, au premier douar de la tribu des Cheragra, où nous cherchâmes un refuge et où nous dressâmes nos tentes. Ce n’était malheureusement plus le douar du caïd, et la population se montra très malveillante et très méfiante. Quand l’escorte de quatre hommes donnée par le caïd de Meskin eut persuadé à ces gens que nous n’étions pas venus pour les piller, mais que nous consentions à tout payer, ils finirent par trouver un peu d’orge pour les chevaux et les mulets ; au début ils avaient prétendu qu’il n’y avait absolument rien dans le village. Finalement ils apportèrent aussi une paire de poulets et du couscous, de sorte que nous pûmes souper. C’était une population misérable, comme nous le vîmes aisément, et il était facile de comprendre qu’elle ne voyait pas avec plaisir arriver des étrangers, en raison des habitudes spéciales au Maroc. Du reste, le mauvais temps seul nous avait chassés dans cet endroit retiré. Si nous n’avions été aussi complètement transpercés, nous aurions certainement gagné un village plus important.

Le matin du 11 février, le temps s’était amélioré, et nous continuâmes vers le sud-ouest. Notre but était la grande kasba Kelaa, qui n’est éloignée de Marrakech que de quelques jours de marche. Pendant toute la journée nous ne rencontrâmes pas un seul douar ; le pays paraissait complètement inhabité et nous ne vîmes qu’un seul tombeau de marabout. A notre arrivée à Kelaa, nous fûmes d’abord regardés avec quelque méfiance. C’est un assez grand village, et la kasba, entourée de murs, est très étendue et très considérable. Quand nous eûmes fait notre visite au caïd, on nous invita à entrer dans la kasba et à ne pas dresser les tentes, car nous serions logés dans une maison. Quelques portes étroites et des passages tortueux nous conduisirent dans la grande cour de la kasba, où le caïd et son entourage nous reçurent avec beaucoup de cérémonie et de retenue. On nous indiqua une maison d’un étage, et je fus étonné de voir l’ornementation somptueuse qui avait jadis été donnée à cette demeure. Tout était abandonné, il est vrai, mais nous vîmes encore de magnifiques portes en partie conservées, en forme de fer à cheval, et richement ornées, un beau revêtement en stuc colorié dans les appartements et de ravissantes faïences appliquées sur le sol et les murs. Le tout rappelait vivement certaines pièces de l’Alhambra ; ce doit être certainement un caïd riche et pourvu de sens artistique qui jadis a construit et habité cette maison. Le caïd actuel ne s’en inquiète guère et se contente d’une demeure simple et sans ornements, tandis qu’il laisse à l’abandon ce magnifique palais. La situation de ces fonctionnaires est si incertaine et dépend tellement des caprices du sultan, qu’ils croient tout à fait inutile de faire quelque chose pour la représentation ; ils savent trop qu’ils peuvent être rappelés à tout moment et dépouillés de leurs économies, qui, en grande partie, sont le produit de leurs rapines.

Malgré la composition assez pierreuse du sol, tous les environs sont pourtant bien cultivés, et, comme il n’y a pas de rivière dans le voisinage, ils doivent être arrosés artificiellement. Dans ce dessein on a établi un système étendu d’irrigation pour lequel quelques petits affluents de l’oued Oumerbia ont été utilisés. Ces canaux consistent en puits de vingt à trente pieds de profondeur, creusés dans le sol à quelques centaines de pieds d’intervalle ; ils sont réunis par des passages souterrains et fermés ensuite ; dans tous les endroits où se trouve un puits de ce genre, le sol est toujours relevé en forme de tumulus, de sorte que l’on voit sur le terrain d’innombrables monceaux de terre sans lien apparent, mais qui indiquent pourtant la direction de la canalisation. La plus grande difficulté consiste à établir partout une pente suffisante pour assurer la circulation constante de l’eau. C’est un travail pénible et coûteux que l’installation et l’entretien de canaux de ce genre, mais la fertilité du sol, sec par lui-même, en dépend. L’emploi des esclaves, la puissance absolue du caïd sur ses subordonnés, et la conscience que ces derniers ont de l’utilité de ces travaux pour tous, de même que les gages extrêmement réduits des travailleurs, facilitent l’établissement de ces travaux primitifs et pourtant difficiles.

En compagnie du caïd nous entreprîmes une tournée autour de la kasba, pour visiter quelques canaux en construction. On ne cultive dans les environs que de l’orge et du froment.

La méfiance des habitants se dissipait peu à peu. Ils observaient avec la plus grande attention mon interprète Hadj Ali, dont les récits sur son oncle Abd el-Kader, sur la grande secte des Abd el-Kader Djilali de Bagdad et sur les grands voyages qu’il avait faits, étaient acceptés avec beaucoup de scepticisme. Il se trouva même un vieillard qui, ayant été voir Abd el-Kader à Damas, fit subir à mon compagnon une sorte d’examen sur les personnes et les choses de la Syrie. Le parler important de Hadj Ali et l’assurance de son attitude l’aidèrent du reste à sortir de ce mauvais pas, et l’on fut enfin convaincu qu’il avait dit la vérité. Le caïd devint presque aimable, nous fûmes invités à sa table, ce que je ne regardais pas du tout comme un avantage, et ma suite fut très abondamment pourvue, de sorte que chacun était fort content de cette kasba. Le caïd me pria si vivement d’y demeurer encore un jour, que finalement j’y consentis ; mes chevaux purent alors se remettre à leur aise. Nous reçûmes du voisinage beaucoup de visites, et la bouilloire à thé dut être en permanence sur le feu. Comme d’ordinaire, des discussions religieuses s’élevaient toujours entre mon chérif et les visiteurs ; mais le désir d’apprendre des nouvelles d’Europe poussait également les gens à venir voir le Hakim er-Roumi (le médecin romain, c’est-à-dire étranger).

Dans cette kasba erraient quelques membres de la secte des es-Senoussi, gens malpropres et déguenillés, qui la nuit firent, non loin de notre maison, leurs dévotions en poussant des cris effroyables. Nous prîmes congé le 13 février au matin ; nous étions déjà à cheval, quand l’un de ces coquins se précipita sur moi avec une longue lance, saisit mon cheval par la bride et me réclama insolemment de l’argent. Il ne fut pas content de mon aumône et devint importun au plus haut point, en me menaçant de sa lance ; ce ne fut qu’avec la plus grande peine et grâce aux efforts du caïd, qu’il put être calmé et entraîné ; on dut cependant traiter avec beaucoup d’égards ce voleur de grand chemin : c’était un saint !

Notre but le plus voisin était la grande kasba de Temlalat ; la route était longue et la journée fort chaude. Le terrain était redevenu très montagneux. Nous traversâmes d’abord une longue chaîne de montagnes, allant du nord-ouest au sud-est et formée de quartzite, d’argile schisteuse et de grès rouge quartzeux ; dans l’argile se trouvait une assez grande quantité de pyrite de cuivre. Les couches tombent verticalement vers le nord-est. Les plus hauts sommets de ces montagnes ne dépassent pas 1000 mètres d’altitude, mais elles forment des pics aigus, extrêmement pittoresques. De là nous descendîmes dans une grande et belle plaine, mais déserte ; pas un douar n’y apparaissait, et nous n’y rencontrâmes que rarement un être animé. A gauche nous avions toute la longue chaîne de l’Atlas, dont les sommets les plus élevés étaient couverts de vastes champs de neige : c’était un magnifique spectacle ; mais, en face de ces masses de neige, nous nous traînions péniblement, avec 30 degrés centigrades environ, dans la plaine complètement privée d’ombre. Il est surprenant au plus haut degré qu’au pied d’une haute chaîne aussi puissante, les terres soient à tel point desséchées.

La raison de ce phénomène est que l’Atlas consiste en une quantité de chaînes parallèles, et que ses eaux s’écoulent naturellement surtout dans ses vallées longitudinales. Dans le peu de vallées transversales dirigées vers le nord et le sud, l’eau est captée dès sa source par les habitants, partagée en nombreux canaux et employée à irriguer les champs d’orge. De cette manière il en descend fort peu dans la plaine de Marrakech ; aussi, pour fertiliser le sol, la population doit-elle avoir recours aux procédés que j’ai décrits. Dans le voisinage de la kasba Temlalat, le terrain est couvert également de petits monceaux de terre qui proviennent des canaux d’irrigation.

Quoique nous fussions déjà très près de Marrakech, à Temlalat on ne nous accueillit pas fort bien. Il n’y avait qu’un fonctionnaire de second ordre, un amin, qui respecta très peu la lettre du sultan et prétendit être très pauvre. Ce ne fut que lorsqu’il apprit que nous demandions, non une mouna gratuite, mais, contre payement, des vivres assurés pour les hommes et les chevaux, qu’il devint plus courtois et nous promit tout ce que nous désirions.

Les champs d’oliviers, très nombreux et très étendus, sont particulièrement remarquables en cet endroit ; nous n’en avions pas vu de semblables depuis longtemps.

Le 14 février enfin, nous avions à parcourir notre dernière étape, qui fut assez longue, avant d’atteindre la célèbre Marrakech. Ce ne fut qu’à sept heures du soir que nous entrâmes dans la deuxième résidence du pays. En général, la direction suivie avait été le sud-ouest. La grande plaine est interrompue par une chaîne de montagnes de petite dimension, mais fort intéressante. Nous atteignîmes d’abord de nombreux pics pittoresques ressemblant à de véritables montagnes volcaniques, et formés de basalte. C’était un paysage extrêmement beau que ces vallées richement garnies de gazon et de fleurs, d’où sortaient verticalement de noires masses de basalte. Puis vinrent des croupes aplaties, formées de granit blanc. Le feldspath de cette roche est souvent désagrégé, transformé en kaolin (terre à porcelaine) et entraîné par les eaux ; je trouvai du moins plus loin quelques petits dépôts de cette terre blanche. Enfin venaient aussi des couches de schiste sablonneux, variant du rouge foncé au noir. Toute cette petite chaîne paraît être entièrement indépendante des grandes montagnes de l’Atlas.

Après avoir franchi ce massif, fort intéressant au point de vue géologique, nous entrâmes de nouveau dans le grand plateau de Marrakech, qui est d’abord couvert de cailloux et s’étend sans interruption jusqu’au pied du haut Atlas. Nous passâmes un petit bras de rivière desséchée et nous arrivâmes à une ravissante zaouia placée au milieu de nombreux palmiers et à côté d’un petit village.

C’est là que commence la colossale forêt de palmiers qui s’étend jusqu’au delà de Marrakech, et qui comprend des centaines de milliers d’arbres. En route, un habitant de la ville se joignit à nous ; il revenait de voyage, suivi de quelques serviteurs, monté sur un magnifique mulet. Quand nous eûmes atteint les murs extérieurs de la ville, il nous fallut chevaucher encore pendant des heures dans des jardins et des bois de palmiers immensément étendus, avant d’arriver à une des portes. Nous allions dresser nos tentes encore une fois devant la ville, car il se faisait tard et nos chevaux fatigués pouvaient à peine avancer ; mais le Maure qui nous servait de guide nous engageait toujours à aller de l’avant, et finalement il nous fallut traverser de larges rues et des places désertes par une obscurité presque complète, avant d’installer nos tentes, d’après le conseil de notre ami, sur une place située devant la magnifique mosquée de Koutoubia et près du palais de l’oncle de Mouley Hassan, qui représente ici le sultan. Il était trop tard pour nous présenter chez le gouverneur, et, malgré leur fatigue, il fallut que quelques-uns de nos serviteurs allassent chercher dans la ville de l’orge pour nos animaux et quelques provisions pour nous.

Encore une fois nous avions terminé une partie de notre tâche. Le voyage de Fez à Marrakech avait duré longtemps : le 17 janvier, je quittai la résidence, et le 14 février seulement nous entrions ici. L’obligation où l’on est de passer par Rabat augmente très considérablement le trajet ; si l’on voulait traverser par le pays des Chelouh, on pourrait le franchir en dix ou douze jours. Du reste, je n’avais pas à le regretter : c’était un voyage intéressant et instructif par le Maroc cisatlantique ; il s’agissait maintenant de visiter l’Atlas et le Maroc transatlantique, ce qui serait certainement une entreprise beaucoup plus difficile et moins exempte de dangers.


CHAPITRE VIII

MARRAKECH EL-HAMRA.

Arrivée à Marrakech. — Le gouverneur. — Notre habitation. — Nos visiteurs. — Les Juifs. — Leur oppression. — Fête de la naissance du Prophète. — Réjouissances publiques. — Revue. — Fantasias. — Processions de la Zaouia. — Marché du jeudi. — Baladins. — Préparatifs de voyage. — Adieux. — La ville de Marrakech. — Sa fondation. — Murailles et portes. — Maisons et rues. — Administrations. — Prisons. — Marchés. — Bazars. — Nombre des habitants. — Bâtiments publics. — Écoles, etc. — Lépreux.

La place sur laquelle nous avions dressé nos tentes le soir de notre arrivée à Marrakech est un carré dont un des côtés est occupé par la mosquée el-Koutoubia ; le palais, d’extérieur très simple, du chérif Mouley Ali, l’oncle du sultan régnant et frère du précédent, fait un angle droit avec la mosquée.

Les deux autres côtés de la place sont fermés par des murs de jardins : à deux des angles débouchent des rues étroites venant des autres quartiers de la ville ; dû reste la place est assez abandonnée et sert de dépôt de toute espèce d’ordures et de décombres. D’après les apparences, elle est dans un quartier tranquille et détourné ; aussi peu de gens y passent ; ils ne montrent aucun signe d’amitié ou de haine lorsqu’ils voient un Roumi.

Quoique nous soyons arrivés tard dans la soirée, notre entrée à Marrakech n’est pas restée longtemps inconnue. Notre guide de la veille, qui, nous l’avons appris ensuite, est un savant renommé, a répandu la grande nouvelle. Le chérif Mouley Ali nous envoie de bonne heure quelques serviteurs avec un grand pot de lait frais ; en même temps il se fait excuser de ne pas nous avoir envoyé de vivres dès la veille ; mais il n’a appris notre arrivée que le matin même. Vers dix heures nous allons voir le gouverneur de la ville et cherchons en même temps à obtenir de lui une maison. C’est un jeune homme d’environ trente ans qui occupe ce poste élevé. Il nous reçoit assez bien, s’informe du but de mon voyage et me promet toute sa protection tant que je demeurerai dans la ville. En même temps il donne l’ordre de nous faire préparer une maison, et désigne un vieux machazini pour nous accompagner en permanence. A peine étions-nous de retour à nos tentes, que quantité de machazini survinrent et nous invitèrent à les suivre. Les bagages furent vite chargés sur les animaux, et nous nous rendîmes, en traversant une grande partie de la ville, à une place nommée Djema el-Fna, où se trouvait notre maison. Elle était assez grande, n’avait qu’un étage et avait été habitée par quelques Anglais qui avaient été engagés comme instructeurs des troupes. Quand j’appris le nom de la place, je me souvins de ce qu’en dit un Français, Lambert, qui a vécu longtemps à Marrakech : « Il n’y a point au Maroc de promenades publiques ; le seul endroit de récréation pour le peuple est la grande place de Djema el-Fna, où, l’après-midi, des comédiens, des conteurs d’histoires, des jongleurs et des saltimbanques de tout genre donnent leurs représentations. En général, la place de Djema el-Fna est le rendez-vous de tous les vagabonds de la ville, et pendant la nuit il est dangereux d’y passer seul. C’est là que se trouve également la muraille où sont plantées les têtes des suppliciés. » Mon soldat me tranquillisa pourtant, et m’assura que je serais parfaitement en sûreté dans ma maison. Elle avait une vaste cour, avec des écuries. Au premier étage se trouvaient quelques grandes et belles chambres, mais absolument vides. Le sol et les murs étaient garnis de jolies faïences de beaux modèles ; les portes conduisaient sous une véranda, qui donnait sur la cour ; une seule des chambres avait une fenêtre sur la place. De la terrasse de la maison nous avions une belle vue sur une partie de la ville et, surtout vers le sud, sur la longue et magnifique chaîne de l’Atlas, dont les sommets et les pentes étaient couverts de brillants champs de neige. Un Juif avait loué l’une des chambres et l’avait remplie de marchandises de toute sorte et surtout de plante de henné (pour teindre les ongles, etc.), de kif (chanvre à fumer), de dattes, etc. Il fut forcé d’évacuer cette pièce, de sorte que nous pûmes nous installer aussi bien que possible dans cette grande maison.

A peine y étions-nous entrés, que le pacha nous envoya un magnifique présent d’hospitalité, afin que nous fussions pourvus de vivres, au moins pour le premier jour : un mouton, six poulets, dix pigeons, trente œufs, dix livres de sucre, du thé, du café et du fourrage. La lettre du sultan avait fait certainement ici grand effet et elle fut convenablement respectée.

Dans le reste de la journée, beaucoup de visites nous arrivèrent, surtout à cause de mon compagnon Hadj Ali, dont les titres de chérif et de parent d’Abd el-Kader étaient déjà suffisamment connus. Un savant de l’endroit, parent éloigné d’Hadj Ali, nous fit surtout dans la suite de fréquentes visites ; il enseignait dans une mosquée les sciences les plus variées : architecture, chimie ou plutôt alchimie, poésie, etc., et savait aussi jouer aux échecs. Il vivait assez médiocrement d’une pension que lui faisait une mosquée subventionnée par le sultan. De nombreux Juifs venaient également nous voir, et l’un d’eux m’apporta un paquet de lettres qui avaient été remises chez le consul allemand de Mogador. Ce dernier m’apprit en même temps qu’un crédit m’était ouvert chez lui au cas où mes ressources seraient insuffisantes pour continuer mon voyage. C’était d’ailleurs la position dans laquelle je me trouvais. Afin de pouvoir consacrer tout mon temps à la ville de Marrakech, j’envoyai à Mogador mon compagnon Benitez avec un pouvoir, pour aller me chercher des fonds. Il partit le 18 février avec deux serviteurs ; il avait à faire cinq jours de route et par des pays qui ne sont pas toujours très sûrs.

Le nombre de nos visiteurs s’accroissait chaque jour, et, d’après les habitudes du pays, nous devions leur offrir du thé, ou les inviter à prendre part aux repas, quand ils se trouvaient là aux heures déterminées. Quoique tout le monde sût bien que j’étais Chrétien, on n’en prenait pas le moindre ombrage, et je ne vis jamais aucun indice de fanatisme religieux. Je revêtis néanmoins dans les rues le costume maure, afin de ne pas trop attirer l’attention du petit peuple, et de visiter sans entrave les marchés très fréquentés : toute sorte de saints suspects errent à Marrakech, et, pour se faire une auréole, ils auraient pu aisément exciter le peuple contre moi, de telle sorte que mon machazini d’escorte eût eu grand’peine lui-même à me protéger.

Le bruit s’était vite répandu que je voulais aller à Timbouctou ; je m’attendais à ce que chacun cherchât à me détourner d’une pareille entreprise, mais, au contraire, nous reçûmes un grand nombre de conseils, de lettres de recommandation, etc. ; on m’avertit seulement de me défier du pays de Sidi-Hécham, que je ne pouvais éviter qu’avec peine ; chacun croyait qu’une fois ce pays passé il n’y aurait plus de danger à craindre. Quelques Juifs qui faisaient un commerce assez important voulaient profiter de cette circonstance pour aller à Timbouctou et me proposèrent un voyage en commun : je n’avais qu’à acheter une grande quantité de marchandises, ils en fourniraient de même une proportion correspondante, et de cette façon nous entreprendrions une expédition commerciale à frais et à bénéfices communs. Ils demandaient un contrat écrit, accepté par moi et approuvé d’un délégué de l’Alliance israélite, société fort active au Maroc. Au début, toutes ces conditions ne me parurent pas inacceptables. Je savais combien il est difficile d’atteindre Timbouctou ; je connaissais en outre quelques familles juives, celle par exemple du rabbin Mardochai es-Serour, habituées à faire du commerce au Soudan, et avec leur concours je pensais atteindre plus facilement mon but. J’espérais aussi que, dans leur propre intérêt, les Juifs, en faisant tout leur possible pour transporter les marchandises à Timbouctou, m’y conduiraient en même temps et en toute sûreté.

Par un grand bonheur, cette affaire échoua. On exigeait de moi que j’achetasse une quantité très importante de marchandises, dont le prix aurait beaucoup trop dépassé les ressources mises à ma disposition ; les Juifs pensaient avec raison qu’une entreprise aussi risquée ne pouvait avoir quelque raison d’être qu’en lui donnant une grande extension ; je n’en avais pas les moyens, comme je l’ai dit. D’un autre côté, je vis clairement que pour moi ce ne serait pas une bonne recommandation que de voyager avec des Juifs marocains : j’aurais pu sûrement compter être dépouillé ; en conséquence je rompis toute négociation.

Le 19 février je visitai le grand marché hebdomadaire, qui se tient en dehors de la ville, sur une large place ; j’y avais fait conduire mes deux mulets pour les vendre, mais je n’eus aucune offre acceptable. L’activité est très grande dans la foule bigarrée qui couvre ce marché, et où se rencontrent déjà beaucoup de Berbères de l’Atlas et de nombreux Nègres. Les différents articles mis en vente sont classés par groupes, de façon à faciliter les recherches. L’occasion d’acheter ici des esclaves nègres ou négresses n’est pas rare.

A mon retour je rencontrai de nouveau des Juifs hors de la mellah ; ils me contèrent longuement les avanies auxquelles ils sont exposés ; il existe entre autres un ordre du sultan d’après lequel toutes les maisons du quartier juif doivent être de même hauteur ; celui qui avait une maison plus élevée que les autres a dû la raser jusqu’à leur niveau. Les allures de ces Juifs, dont une partie était très riche, produisaient une impression pénible. Ils ne pouvaient aller que pieds nus dans les rues et portaient leurs pantoufles sous leur bras. Aussitôt qu’ils entraient chez moi, ils remettaient triomphalement leurs pantoufles, à la grande colère des Arabes présents, car ils croyaient fermement que je pouvais leur assurer protection. Dans les appartements ils reparaissaient pieds nus, comme il est de mode et de bon ton partout au Maroc. Au moment de sortir, ils remettaient de nouveau leur chaussure jusqu’à la porte de la maison, et reprenaient leur marche pieds nus de cette porte à celle de la mellah. Dans le quartier juif ils pouvaient mettre leur chaussure, mais en tout autre endroit ils se seraient exposés aux plus grandes insultes. Cette loi s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes ; c’est une des raisons qui font que les femmes et les filles des Juifs riches quittent très rarement leur quartier, et qu’elles passent presque toute leur vie dans les rues étroites de la mellah.

Le 23 février commencèrent les grandes fêtes qui ont lieu chaque année pour l’anniversaire de la naissance du Prophète. Déjà quelques jours auparavant plusieurs cheikhs et caïds des environs étaient arrivés avec de nombreuses suites. L’oued Sous et les différentes vallées de l’Atlas avaient même envoyé des députations. Pendant ces jours de fête elles sont toutes les hôtes du sultan, représenté par son oncle Mouley Ali.

La partie principale des réjouissances consistait en une grande revue et en fantasias, qui eurent lieu le matin du 23 février dans la grande plaine au sud et en dehors de la ville. Toute la garnison de Marrakech s’était mise en mouvement ; les troupes de ligne, vêtues de rouge, comme les machazini montés ; en outre, presque tous les chefs des tribus environnantes, de même que les gouverneurs de province et des districts voisins, apparurent avec de grandes et brillantes escortes de machazini. Une foule extrêmement nombreuse était sortie depuis le matin par la porte du sud et s’étendait en un large demi-cercle autour de la masse des troupes, qui comptait plusieurs milliers d’hommes et attendait l’arrivée du représentant du sultan. Parmi les spectateurs, les femmes surtout étaient en grand nombre ; le corps complètement enveloppé dans un grand manteau, le visage presque entièrement caché, elles demeuraient très patiemment sous un brûlant soleil et observaient curieusement tous les nouveaux arrivants, en échangeant leurs remarques sur eux avec une grande liberté de langage. Les différentes tribus s’étaient formées en groupes distincts sous la conduite de leurs caïds ; la plupart de ces hommes étaient montés sur de très beaux chevaux, magnifiquement harnachés. Partout la plus grande pompe était déployée pour célébrer cette fête, qui est en même temps une sorte d’hommage rendu au sultan. L’arrivée de son représentant fut annoncée par des coups de canon ; l’artillerie avait été postée sur les murailles de la ville et elle fit retentir ses pièces à la grande joie du petit peuple.

L’oncle du sultan parut enfin à la tête d’une escorte nombreuse et richement vêtue. Deux magnifiques étalons berbères étaient conduits devant lui ; lui-même montait un cheval tranquille, très beau également, qui était couvert d’un harnais vert, parce qu’il appartient à une famille chérifienne et que le vert est la couleur sacrée du Prophète. Aux côtés de ce personnage marchaient à pied des machazini, tenant des morceaux d’étoffe blanche avec lesquels ils chassaient les mouches ; derrière venait une grande cavalcade de hauts fonctionnaires, tous sur des chevaux magnifiques et richement harnachés, et escortés d’un grand nombre de machazini. L’oncle du sultan chevaucha avec sa suite, au bruit continuel du canon, jusqu’auprès des troupes, prit position, et alors chaque tribu, sous la conduite de son caïd ou de son cheikh, accourut au petit galop et se groupa autour de lui. Le représentant du sultan adressait à chaque tribu une courte allocution, faisait une prière et la renvoyait. Chacune apportait successivement son hommage au sultan. A l’écart des autres tribus s’en tenaient quelques-unes qui, me dit-on, étaient particulièrement nobles et d’où l’on tirait autrefois les premiers machazini, de véritables soldats vassaux. Elles ne galopèrent pas vers l’oncle du sultan, mais, après en avoir fini avec les autres, il alla vers elles, et le même cérémonial se répéta. Le grondement de l’artillerie et le pétillement de la mousqueterie des askars vêtus de rouge (troupes de ligne) retentissaient sans interruption pendant cette solennité : aussitôt qu’une tribu s’éloignait, quelques-uns de ses cavaliers commençaient leurs folles fantasias, et l’ensemble formait un tableau vivement coloré, éclairé par un soleil ardent.

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