Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)
On trouve dans ce mougar, que du reste je n’ai pas visité, afin d’échapper à de nombreux désagréments, toutes les marchandises mises en vente dans les bazars des villes ; mais il est particulièrement important à cause du marché aux chameaux. A chaque soko il est mis en vente de 4000 à 5000 chameaux, surtout de ceux du désert ; mon intention était d’en acheter là pour la traversée du Sahara. Mais pour cela j’avais besoin de la permission de Sidi Housséin ; Hadj Ali se mit donc en relation avec le délégué de ce chef et commença les négociations au sujet de la traversée de son territoire, de l’escorte nécessaire, des objets à acquérir au marché, etc. Ce délégué était le secrétaire ou chalif du fils de Sidi Housséin, qui était déjà un homme d’un certain âge et vint nous voir dans notre tente.
La population ne montrait pas d’hostilité, mais elle était d’une curiosité importune, surtout les femmes des Bédouins, qui entraient sans gêne dans ma tente, regardaient tout et finissaient par mendier quelque chose, des coraux ou des bijoux d’argent. J’étais également accablé de consultations médicales, demandées par des femmes.
Sidi Housséin m’envoya un Juif de l’oued Noun avec la mission de m’interroger et de chercher le véritable but de mon voyage. Ce Juif entendait quelques mots d’espagnol et d’anglais. Je maintins que j’étais un Turc de Stamboul, et surtout que je n’étais ni Anglais ni Français : les gens du pays ont une crainte vague de ces deux peuples, comme s’ils devaient perdre leur indépendance par eux. Le Juif partit mécontent et revint à diverses reprises, mais il reçut toujours la même réponse. Il renonça enfin à ses tentatives.
Je fis un présent au fils de Sidi Housséin, qui était venu me voir, et lui envoyai un revolver, un peu d’essence de rose et du bois de parfum.
Le soir je ne me sentis pas très bien : il avait de nouveau beaucoup plu, et mon séjour dans une tente détrempée et froide m’avait donné un refroidissement avec un peu de fièvre.
Le 1er avril, Hadj Ali alla au mougar pour y acheter des chameaux ; quand il revint vers le soir, il en amena sept, très bons ; c’étaient des animaux vigoureux, châtrés, bien dressés, provenant de la race des Tazzerkant et tous habitués déjà au voyage dans le désert. Leur prix moyen était de 35 douros : ce qui n’était vraiment pas cher, mais l’était encore trop pour ma situation pécuniaire ; j’espérais pouvoir acheter là un bon chameau pour 20 douros. J’avais encore besoin de trois de ces animaux, et il me fallait chercher à revendre les chevaux, les mulets et l’âne que j’avais amenés.
Jusque-là Sidi Housséin ne montre nul sentiment hostile : il nous laisse acheter, sans nous créer aucune difficulté. Parmi les gens du marché règne pourtant l’idée qu’il agit ainsi pour nous reprendre finalement tous les chameaux et me faire alors couper la tête ! Ce bruit a déjà produit un fâcheux effet sur mes serviteurs. Ibn Djiloul, de Fez, que je tenais pour le meilleur et le plus fidèle, me déclara tout à coup qu’il lui fallait retourner dans son pays, attendu qu’il ne pouvait rester aussi longtemps éloigné de ses affaires : évidemment il avait peur. En outre, l’arrivée d’un chérif de Fez qu’il voulait accompagner à son retour avait pu contribuer à cette décision. Ce chérif, comme beaucoup d’autres, avait entrepris ce long voyage pour aller prier sur le tombeau de Sidi Hamed ben Mouça, qui passe pour un grand saint.
Le jour suivant, Hadj-Ali se rendit de nouveau au marché, pour acheter les objets nécessaires au voyage et essayer de vendre nos animaux marocains. Pour le plus petit de mes chameaux de Marrakech je reçus 18 douros ; mais on ne m’en offrit que 12 du plus grand, qui était fortement blessé, de sorte que je me résolus à le conserver provisoirement. Les deux mulets, gravement blessés également, ne trouvèrent pas d’acquéreur ; enfin, un marchand s’offrit pour les échanger contre des marchandises. Je reçus en échange 70 paires de pantoufles de cuir, la plupart rouges, pour femmes, que j’espérais utiliser plus tard dans le sud.
Le plus petit de mes ânes, animal d’une rare endurance et d’une grande vitesse, fut pris par Ibn Djiloul en payement d’une partie de ses gages ; je le lui comptai pour 6 douros. Le secrétaire de Sidi Housséin demanda le plus grand de mes ânes en payement de ses offices d’intermédiaire. Naturellement je dus me faire un plaisir de le lui offrir.
Le cheikh Sidi Housséin s’était déclaré prêt, au bout de longues négociations, à me donner un guide jusqu’au bourg de Temenelt, à environ deux marches au sud. Ce n’était vraiment pas beaucoup, mais je devais être encore heureux de lui en voir faire autant. Plus j’entendais parler du caractère de cet homme, plus il me devenait antipathique, et j’aurais été heureux d’avoir derrière moi la frontière de ce tyran.
Le chérif du Tafilalet, dont j’ai déjà parlé, s’était déclaré tout prêt à aller encore avec nous pendant quelques marches vers le sud, jusqu’au pays du bourg d’Icht, où il avait des connaissances. Cette promesse m’était fort agréable, car il s’était montré un compagnon paisible et sans prétention ; ses conseils étaient d’ordinaire suivis.
Le but de mon voyage était Tendouf, qui n’avait jamais été visitée, mais je n’étais pas encore bien fixé au sujet des voies et moyens à employer pour y parvenir. Hadj Ali avait cherché à obtenir des renseignements et des lettres de recommandation ; nous en avions entre autres pour le cheikh d’une tribu arabe très influente, les Maribda, qui est en relation avec Tendouf, et même avec Timbouctou.
A Ilerh je fis faire pour nous tous, à l’exception de Hadj Ali, des vêtements de la cotonnade bleue généralement en usage ici comme plus au sud, et qui le plus souvent vient d’Angleterre ou de Belgique. C’étaient des chemises très larges (tobas), de courts pantalons et de longs morceaux d’étoffe bleue servant de turban, au moyen desquels la tête et le visage sont enveloppés en grande partie. Ils servent en même temps à se rendre presque méconnaissable ; les femmes des Bédouins nos voisins furent chargées de la confection de ces effets, et s’en acquittèrent très vite et à bon compte. Hadj Ali, qui conserve encore son cheval pour quelque temps, continue à porter les vêtements légers du Maroc, car dans certaines contrées particulièrement dangereuses je lui ai permis de se faire passer pour le chef de l’expédition.
Je vis Sidi Housséin lorsqu’il se rendit, à cheval, avec une grande suite, au tombeau de Mouhamed ben Mouça pour y prier. Il passa tout près de notre tente et s’inclina un peu quand nous le saluâmes. C’est un Nègre déjà âgé, qui règne en prince indépendant. Il entretient une armée de près de cinq mille esclaves, tous Nègres, appartenant à toutes les races possibles du Soudan. Parmi eux il y a même des Foul-bé (Foulani). Beaucoup de gens, qui étaient en faveur, portaient aux oreilles d’épais anneaux d’argent, présents du cheikh dans certains cas où il est particulièrement content de ses subordonnés.
Le 3 avril le chérif de Fez quitta Ilerh, et Ibn Djiloul partit avec lui. Il me fut pénible de perdre ce serviteur, et lui aussi pleura amèrement en me disant adieu. Je lui donnai mon chien, que le peintre autrichien Ladein m’avait laissé en souvenir à Tanger : je craignais de ne pouvoir l’emmener bien loin vers le sud, de le voir tomber malade et d’être obligé de le tuer en route. Ibn Djiloul me promit d’en avoir soin et de l’employer comme chien de garde dans le jardin d’orangers qu’il affermait.
Le départ de cet homme, qui avait une certaine influence sur les autres serviteurs, agit d’une façon très fâcheuse. Un de ceux que j’avais emmenés de Marrakech se fit avancer quelques douros sous prétexte d’un achat au mougar, puis disparut pour jamais. Le petit Farachi lui-même prit peur et me pria de le laisser repartir. Ce jeune garçon s’était très bien comporté comme serviteur de tente, il s’entendait à tout organiser ; son départ m’eût été fort désagréable. Sur le conseil de Hadj Ali et de Kaddour, il se laissa persuader de rester avec moi. Nous apprîmes de lui quelle avait été la cause directe du départ des autres serviteurs : Ibn Djiloul avait lu, d’après la forme de l’omoplate d’un mouton, qu’un malheur nous arriverait ! Ces os servent souvent aux superstitieux Marocains pour prédire l’avenir.
J’avais encore vendu l’un de mes chevaux, fort vigoureux, pour 10 douros, parce qu’il avait une forte blessure ouverte. Des animaux emmenés du Maroc, il ne restait plus que le cheval de Hadj Ali et un chameau. Je pensais pouvoir les vendre ou les échanger plus tard.
J’avais fait au cheikh Sidi Housséin quelques présents, un sabre, un revolver, de l’essence de rose, du bois de parfum, etc., valant environ cent francs. Au début il les refusa, sous prétexte que nous pourrions en avoir besoin ; mais finalement il les accepta et nous promit une lettre de recommandation pour Temenelt. Il se fit alors lire encore une fois celle du sultan, qui exerçait évidemment une certaine action sur lui. Du reste, cette lettre m’a été fort utile, sans elle je ne serais jamais parti de Taroudant : je n’aurais même probablement jamais vu cette ville. Le lendemain, 4 avril, nous devions partir, car nous n’avions plus rien à acheter là, et le marché approchait de sa fin.
Il était certain que la conduite du cheikh Sidi Housséin avait quelque chose de louche ; on ne savait si l’on devait se fier à lui ou non. Il aurait évidemment entrepris volontiers quelque chose contre moi, mais la lettre du sultan, et surtout le grand nombre de traficants du Maroc, l’en détournèrent. Les bruits concernant une agression probable, qui s’étaient élevés, ne pouvaient cesser ; même mes interprètes pensaient que nous ne serions en sûreté que lorsque nous aurions quitté depuis longtemps le pays de Sidi-Hécham. Le départ de deux de mes serviteurs, et des plus résolus, agissait fâcheusement sur tous ; si cela eût été possible, peut-être d’autres m’auraient-ils quitté ; mais la perspective de courir encore une fois les dangers des forêts d’argans, dans le pays des Howara, leur souriait encore moins que celle de sortir complètement en deux jours de la zone d’action de cet homme.
Le 4 avril, tandis que nous étions fort occupés à démonter les tentes et à charger les animaux, un envoyé de Sidi Housséin arriva tout à coup, pour me rapporter les présents que je lui avais faits, ainsi qu’à son fils. Il n’en était pas content et réclamait mon fusil se chargeant par la culasse. Comme c’était, à vrai dire, ma seule arme utilisable, il me fallut repousser cette demande : mais le renvoi de mes présents éleva aussitôt parmi mes gens un grand émoi, parfaitement justifié. Généralement ce procédé implique ici la plus grande disgrâce et même une hostilité déclarée ; nous étions donc assez inquiets de la suite de cette affaire.
Hadj Ali chercha à arranger les choses par le secrétaire du sultan, qui nous avait toujours traités avec amitié, en lui faisant comprendre que nous ne pouvions entreprendre un pareil voyage sans être munis d’une bonne arme au moins. Il sembla aussi que la colère de Sidi Housséin se fût un peu calmée, car après une longue attente il envoya la lettre de recommandation promise pour Temenelt, ainsi qu’un guide qui devait rester quelques jours avec nous. Par contre, il me demanda une attestation écrite certifiant que j’avais joui dans ses États d’une sécurité entière, et qu’il ne pouvait être responsable de tout ce qui m’arriverait en dehors de sa zone d’action. Je lui fis ce certificat ; il me le renvoya, en demandant qu’il fût scellé. Dans un coin de l’un de mes bagages j’avais un peu de cire à cacheter ; il fallut tout ouvrir pour la chercher ; j’en trouvai enfin un petit bout ; mais il me manquait un cachet. Heureusement il me tomba sous la main un gros bouton de manteau militaire français ou de quelque autre vêtement semblable ; il portait un aigle et je m’en servis comme d’un sceau. Nous espérions pouvoir partir, lorsqu’il renvoya de nouveau la lettre, en demandant une autre sorte de sceau. En effet au Maroc on ne se sert pas de cire : on mouille seulement le cachet avec un peu d’encre. Nous dûmes donc faire un autre sceau, et heureusement il se contenta de l’aigle.
Tandis que tout ceci avançait fort lentement, les chameaux attendaient tout chargés, et une foule de gens s’étaient rassemblés et s’amusaient évidemment au plus haut point de toutes les taquineries que nous infligeait leur souverain.
Enfin le guide apparut, et nous pûmes partir vers midi, non sans inquiétude pour l’avenir.
Sidi Housséin voulait évidemment se servir de la lettre qu’il m’avait réclamée pour se justifier envers le sultan du Maroc. Il semblait ne pas vouloir se brouiller avec ce puissant voisin, qui justement venait d’entamer avec lui des négociations au sujet de certaines affaires commerciales, sur lesquelles j’aurai à revenir et qui avaient motivé de la part du sultan l’envoi à Sidi Housséin de grands présents.
En somme, je puis dire que ce fut encore un grand bonheur de partir d’Ilerh en si peu de jours, sans avoir été retenu plus longtemps. Jusque-là aucun Chrétien n’y avait paru ; nous devions certainement aussi notre heureuse chance à cette circonstance, que nous étions précisément au moment d’un grand marché annuel, où une foule de gens se rencontraient et d’où un malheur qui me serait survenu aurait été rapidement connu dans toutes les directions. Je suis persuadé que Sidi Housséin ne me laissa pas volontiers traverser son pays et que seul un concours de circonstances extérieures l’entraîna à agir ainsi.
Les habitants de ce petit État libre sont Berbères et appartiennent à la tribu des Tazzeroult ; une rivière de ce nom, quelquefois à sec, coule vers la mer en passant un peu au nord d’Ilerh. Le pays occupé par cette tribu n’est pas grand et ne contient que peu de lieux habités ; mais Sidi Housséin a su pourtant maintenir son petit pays tout à fait indépendant du Maroc. Ilerh même est situé sur un plateau entouré d’un cercle de montagnes, et ne renferme, outre de nombreux soldats esclaves, que quelques milliers d’habitants. Leur occupation principale est le commerce ; ils parcourent de préférence la zone frontière entre le désert et l’Atlas, c’est-à-dire les pays de l’oued Draa, de l’oued Sous et de l’oued Noun ; mais les gens de la tribu des Tazzeroult vont aussi au loin vers le sud, jusque vers Timbouctou, en louant des chameaux pour le transport des marchandises. L’élève du chameau est ici très avancée, et les animaux provenant de cette tribu sont recherchés.
La principale source de revenus pour Sidi Housséin est le grand marché (mougar), auquel chaque année plusieurs milliers de personnes accourent des pays les plus éloignés. Ce petit territoire est le moins étendu des différents États indépendants de ces contrées, mais Sidi Housséin est le plus considéré et le plus influent de leurs cheikhs, en qualité de descendant d’une ancienne famille impériale qui régnait jadis au Maroc ; il est respecté surtout comme le petit-fils de Sidi Mouhamed ben Mouça, le grand saint au tombeau duquel des milliers d’hommes vont annuellement en pèlerinage.
Le pays est fertile et l’orge ainsi que le blé y poussent en abondance ; les montagnes contiennent des minerais précieux, surtout de cuivre et d’argent ; quelques lettrés savent en extraire ces métaux à l’aide de connaissances chimiques très primitives ; mais la quantité ne peut être que fort minime.
Le petit pays de l’oued Noun, placé un peu au sud-ouest, est en relations étroites avec celui de Sidi-Hécham ; mais il a ses propres cheikhs, et, comme je l’ai dit, le cheikh Dachman de l’oued Noun entrait à Ilerh en même temps que moi. Ce pays était autrefois plus étroitement lié au Maroc, et le sultan en recevait un tribut annuel ; aujourd’hui c’est un État indépendant.
A différentes reprises, et pendant des années, le cheikh a retenu prisonniers des Européens, qu’il n’a rendus que contre de fortes rançons. Parmi les plus connues de ces aventures se trouve la captivité de huit ans supportée par un Anglais, W. Butler, de 1866 jusqu’en 1874. Le Maroc et l’Espagne unirent inutilement leurs efforts pendant des années pour obtenir sa liberté ; ce ne fut qu’en septembre 1874 qu’on parvint à délivrer M. Butler, à la suite des habiles négociations du consul espagnol de Mogador, Dr José Alvarez Perez. Le cheikh de l’oued Noun reçut de l’Espagne une rançon de 27000 douros. Le Maroc dut en rembourser la plus grande partie et, en outre, payer à l’Anglais une grosse somme à titre d’indemnité. D’ailleurs le sultan fit emprisonner quelques personnages importants du pays ; mais cela n’aboutit qu’à une interruption presque complète de ses relations avec cet État côtier. Comme il n’a pas les moyens d’y envoyer de grandes masses de troupes, toute son influence dans ces pays frontières est bornée à celle que lui donne sa qualité de chérif. Les descendants de Sidi Hécham prétendent même avoir plus de droits que Mouley Hassan au trône marocain.
L’endroit le plus important de ce pays est la ville d’Ogoulmim, qui a été visitée et décrite par le Français Panet et plus tard par l’Espagnol Gatel. On dit qu’elle a 600 maisons et environ 3000 âmes ; il y existe une mellah, contenant près de cent familles juives. Dans les maisons de cette ville on trouve souvent beaucoup de parties en bois, qui n’existent pas d’ordinaire dans ces pays et ne peuvent y exister. Cela provient des nombreux naufrages qui ont lieu sur la côte voisine. La mer y est encombrée de sables jusque très loin vers le large, et jadis les navires étaient très souvent poussés sur les bancs, où ils étaient accueillis comme une proie. Autrefois les indigènes vendaient même les équipages comme esclaves.
Dans la suite, des relations se sont établies entre ce pays et les îles espagnoles des Canaries, qui en sont voisines, et souvent des bateaux pêcheurs viennent jusque sur ses côtes.
On connaît la tentative d’un Anglais pour s’établir dans la partie méridionale de l’oued Noun, au cap Djoubi, et où les cheikhs du pays, aussi bien que Sidi Housséin d’Ilerh et le sultan du Maroc, jouèrent un rôle. Le consul général américain de Tanger, Mathews, a étudié avec soin cette affaire, qui se passa ainsi qu’il suit :
Dès 1872 l’Anglais Mackenzie, ingénieur, avait visité la côte située au sud de l’empire du Maroc, et avait sans doute formé à cette époque le plan de l’entreprise qu’il commença en 1878.
Mackenzie choisit une partie de la côte tout à fait abandonnée, très éloignée de tout point habité, pour y débarquer. De là il entama des négociations avec deux cheikhs voisins qui possédaient, quoique pauvres, une certaine influence sur la population. Ils lui livrèrent des produits du pays, gomme, laine, etc., qu’il paya relativement cher, pour engager les Arabes à en apporter de plus grandes quantités, ou peut-être aussi parce qu’il les estima au-dessus de leur valeur. La grande affaire pour Mackenzie était de fonder là, en qualité d’Anglais premier occupant, une station ayant pour but l’importation d’objets manufacturés d’Angleterre.
En juin 1880 il fit venir des îles Canaries un navire chargé de tout le nécessaire pour une station permanente. Dans l’intervalle il avait établi son campement sur un ponton, navire dégréé, ancré à peu de distance de la côte. Ce ponton contenait quelques canons et était en même temps organisé comme une habitation.
Le sultan du Maroc eut connaissance de ce plan et chercha à le mettre à néant ; il craignait, non sans raison, qu’une grande partie du commerce qui va maintenant au Maroc ne vînt à s’en détourner. Au début de 1880, quelques négociants anglais de Mogador avaient entamé des négociations avec les cheikhs de l’oued Noun, qui envoyèrent cinq hommes pour s’entendre avec eux et arranger définitivement cette affaire. Elle semblait marcher à souhait, quand une complication survint.
Une société de Londres, associée avec quelques maisons de Marseille, arma le vapeur Anjou et le fréta de thé, de sucre, de cotonnades, d’objets d’alimentation, de bois de construction, de soufre, de poudre et d’armes, et l’envoya d’abord aux Canaries. Il prit là quelques Marocains de Mogador, qui y avaient été envoyés par avance pour ouvrir des relations avec les indigènes de la côte voisine. Par hasard l’un de ces passagers sortait du service des Anglais qui avaient conclu des négociations avec les cheikhs de l’oued Noun. Cet homme s’empressa de livrer tout le secret de l’expédition à ses anciens maîtres, les négociants anglais de Mogador, qui en informèrent en hâte le sultan. Ce dernier envoya aussitôt une mission avec de riches présents à Sidi Housséin, comme au plus puissant des cheikhs de ces pays, en lui demandant de vouloir bien empêcher le débarquement de l’Anjou.
Quand ce vapeur s’approcha de la côte voisine du Sfouy, petite rivière du territoire des Aït Ba Aouran, les Anglais virent toute la côte pleine d’hommes armés qui les engagèrent à descendre. En gens prudents, ils n’en firent rien, mais envoyèrent un homme pour chercher des nouvelles. Il rapporta que quelques cheikhs avaient, il est vrai, invité les Anglais à venir à terre et à entrer en relation avec eux, mais que Sidi Housséin déclarait maintenant, après avoir reçu les cadeaux du sultan, qu’il renonçait à soutenir une entreprise contraire aux intérêts de son parent et suzerain. Cette déclaration causa parmi les petits cheikhs présents une vive discussion, qui amena finalement les différents partis à une lutte armée. Quand du navire on s’en aperçut, on résolut de renoncer à l’entreprise et de faire route sur Mogador, où une partie des marchandises fut débarquée, tandis que le soufre, la poudre et les armes étaient rapportés à Marseille.
A la même époque, le sultan fit répandre le bruit qu’il allait ouvrir aux négociants européens le port d’Agadir, au sud de Mogador. C’est le meilleur lieu d’ancrage de la côte ; mais, comme à l’ordinaire, le bruit fut reconnu faux et destiné seulement à détourner l’attention d’un autre sujet.
A partir de cette époque, le sultan du Maroc chercha constamment à entretenir dans l’oued Noun une fermentation contre l’entreprise de Mackenzie ; il réussit finalement à faire brûler les constructions en bois qui avaient été élevées au cap Djoubi. Mackenzie alla ensuite passer quelque temps en Angleterre, mais il revint bientôt après pour continuer son entreprise malgré tout. Les gens qui lui étaient restés s’occupèrent d’établir des jetées pour faciliter l’embarquement ou le débarquement des marchandises et pour mettre les navires à l’abri des naufrages.
Il est évident qu’une telle station commerciale aurait la plus grande utilité pour les pays situés au sud de l’Atlas, car les habitants pourraient vendre leurs produits beaucoup plus vite et plus aisément que par le long et pénible chemin du Maroc. De même ils aimeraient mieux faire avec les Européens un commerce régulier que de renoncer à des bénéfices assurés par respect pour l’entêtement fanatique du sultan. Ce dernier a cherché à éveiller leur fanatisme religieux, tandis que ses vrais motifs étaient tout autres : il voulait éviter tout dommage à son commerce ; les intelligents Berbères de l’oued Noun et du Sidi-Hécham ne se laisseront probablement pas longtemps tromper de cette manière ; ils cherchent dès maintenant à augmenter l’importance du commerce et du trafic dans leur pays. C’est ainsi que Sidi Housséin a établi une nouveauté inouïe, en permettant aux Juifs eux-mêmes de venir au grand mougar de la zaouia de Sidi Mouhamed ben Mouça ; c’est sans doute une innovation pleine de libéralisme, mais qui n’a fait que procurer des avantages financiers au cheikh.
Chacun de ces petits États a un certain nombre de familles juives qui s’y sont fixées de père en fils. Il va sans dire qu’elles payent pour avoir la permission d’y loger et d’y faire du commerce, mais en échange elles ont liberté et protection et ne paraissent pas être opprimées au même point que dans quelques endroits du Maroc.
Les pays de l’oued Noun, de Sidi-Hécham, ainsi que le groupe d’oasis de Tekna, sont habités par un grand nombre de tribus berbères et sont assez peuplés. Des stations commerciales établies sur les pays côtiers indépendants au sud d’Agadir seraient, comme je l’ai dit, d’un grand avantage pour ces populations ; mais elles nuiraient en même temps au commerce du Maroc et à celui du Sénégal. Les nombreuses caravanes qui portent les laines, la gomme, les plumes d’autruche à Saint-Louis et à Mogador par de longues marches, trouveraient là un débit commode pour leurs marchandises ; il est donc aisé de comprendre que le sultan du Maroc, aussi bien que le gouverneur français du Sénégal, se soient inquiétés de l’établissement de maisons anglaises au cap Djoubi. En effet, le gouverneur de Saint-Louis envoya en 1881 un navire dans ce pays pour prendre des renseignements au sujet de l’importance de cette station.
Il y aura toujours à redouter un grand inconvénient sur cette côte, c’est qu’elle est extrêmement mauvaise et que les débarquements y sont difficiles et dangereux ; l’ensablement y a pris un développement considérable, tant par suite des masses de sable apportées par les vents du désert, que de celles entraînées par les rivières ; nulle part on n’y trouve un port quelque peu abrité. D’un autre côté, le voisinage des îles Canaries est un grand avantage ; on pourrait y organiser des dépôts de marchandises, qui de là seraient rapidement portées sur la côte voisine par de petits bâtiments.
J’ai nommé plusieurs fois le port marocain d’Agadir, à environ 140 kilomètres au sud-ouest de Marrakech. Cette ville, qui se nommait Gouertquessem au temps de Léon l’Africain, forme l’extrémité des côtes de l’empire du Maroc, car, en descendant vers le sud, le sultan n’a plus qu’une faible influence sur le littoral. Agadir constitue une forteresse naturelle : elle est située sur un rocher de plus de 200 mètres d’altitude et est en outre fortifiée par des murailles et des batteries. L’une de ces batteries se trouve au pied de la montagne, tout près de la mer, et était destinée, à l’origine, à protéger une source d’eau douce et abondante ; elle domine également l’accès de la forteresse aussi bien du nord que du sud, ainsi que celui de la baie.
Le port d’Agadir est le meilleur des ports marocains, et cependant il est vide et abandonné. La ville est du reste aujourd’hui complètement en décadence ; elle ne compte que quelques centaines d’habitants, tous Maures, à l’exception de quelques familles juives.
Cette ville avait attiré, il y a quelques siècles, l’attention des puissances maritimes, particulièrement celle des Portugais et des Espagnols ; les premiers surtout, qui possédaient déjà beaucoup de points du Maroc, cherchèrent à s’en emparer, et ils y parvinrent sous le roi Emmanuel (1503). La ville prit un rapide essor à la suite de cette conquête ; mais au bout de quelques dizaines d’années, lorsque la puissance des Portugais, qui appelaient ce port Santa Cruz, commença à s’ébranler, et qu’ils eurent déjà quitté Saffi et Azimour, ils perdirent également Agadir ; cette évacuation eut même lieu avant que la bataille de Kasr el-Kebir (1574) eût mis fin pour toujours à leur domination au Maroc. Ils avaient élevé au pied de la montagne la petite ville de Fouki, et leurs canons y gisent encore.
Sous le grand sultan Mouley Ismaïl, Agadir avait atteint le plus haut point de son développement et formait un des plus importants centres du commerce. On le nommait Bab es-Soudân (Porte du Soudan), et toutes les caravanes venant de l’ouest de ce pays s’y rendaient. L’aisance croissante de la population et l’influence qu’elle acquérait éveillèrent pourtant la méfiance et la jalousie des sultans : Mouhammed chercha et trouva une occasion de dompter la ville et de la ruiner pour toujours. Pour étouffer une sédition, il marcha avec une grande armée, attira le gouverneur hors de la ville par des promesses, le fit aussitôt prisonnier et s’empara de la ville. Les négociants qui s’y étaient fixés durent émigrer à Mogador, qui venait d’être fondée : Agadir fut ruinée, tandis que Mogador florissait aux dépens de cette ancienne ville de commerce.
Depuis ce temps Agadir est fermé à tous les navires étrangers ; à diverses reprises on a prêté au sultan l’intention d’ouvrir de nouveau cette ville si importante pour la navigation et le commerce, et qui fleurirait certainement bien vite à cause de son excellent port ; mais ces espérances ont été vaines. Ce bruit n’avait été répandu qu’avec intention et pour paraître céder un peu à la pression des représentants de l’étranger ; en réalité, on n’y a jamais songé sérieusement.
Dernièrement on a annoncé que l’Espagne réclamait enfin la remise d’un port qui lui avait été promis en 1860, lors de la conclusion du traité de paix et qui se nomme Santa Cruz de Marpequeña. Il ne faut pas confondre ce point avec la forteresse d’Agadir, dont je viens de parler et qui est aussi sur le territoire du Maroc. En 1860 l’Espagne avait en effet exigé expressément la remise de Santa Cruz de Marpequeña, afin d’avoir un port de pêche situé près des îles Canaries. Depuis ce temps elle ne s’était pas inquiétée de cette condition, et ce n’est que depuis quelques années qu’elle s’est avisée de prendre possession d’un point de la côte marocaine et du terrain environnant. Elle a eu sur cette côte, il y a environ quatre siècles, de nombreuses possessions, d’ailleurs rapidement perdues.
En souvenir de cette époque l’Espagne a aujourd’hui des prétentions sur l’un des ports marocains. Le sultan l’invita à se mettre en possession de Santa Cruz de Marpequeña ; mais, quand un navire de guerre espagnol arriva sur la côte, la population prit une attitude si menaçante, qu’il s’en retourna aussitôt. Depuis ce temps l’Espagne a renouvelé à plusieurs reprises des tentatives auprès du sultan pour l’amener à user de son influence, mais elle est nulle sur ce point. Le plus curieux de tout cela est qu’on ignorait complètement où ce port de Santa Cruz de Marpequeña se trouvait, ou s’était trouvé. On envoya donc en 1878 un navire, le Blasco de Garay, avec une commission scientifique à bord, qui fit une reconnaissance approfondie de la côte, entre le 28e et le 29e degré de latitude, c’est-à-dire à peu près entre l’oued Noun, qui se nomme Asaka chez les indigènes, et l’embouchure de l’oued Draa. Il semble qu’il n’y ait aucun accord au sujet de la position de Santa Cruz de Marpequeña ; beaucoup la placent à l’embouchure de l’oued Chibaka, par 28° 28′ de latitude nord, c’est-à-dire dans un endroit fort rapproché des îles Canaries.
Dans les circonstances actuelles, il est impossible que le sultan remette ce port à l’Espagne, puisqu’il n’en est pas maître ; les Espagnols devraient simplement envoyer plusieurs vaisseaux de guerre pour tenter d’y organiser une station sous leur protection. Les habitants seraient au début très hostiles, car ce sont des tribus arabes et berbères habituées à la liberté la plus absolue. Il est douteux que les sacrifices soient en rapport avec les avantages à retirer par l’Espagne d’une station aussi complètement isolée. S’il s’agissait du grand port d’Agadir, nommé aussi Agadir-Igouir, ce dernier point mériterait largement un sacrifice.
CHAPITRE XII
L’ÉTAT MAROCAIN.
Les États mahométans du nord de l’Afrique. — Le pays du Maroc. — Situation. — Climat. — Maroc nord et sud. — Rivières. — Côtes. — El-Gharb. — Population. — Son chiffre. — L’Islam. — La langue. — Les Berbères. — Les Arabes. — Les Maures. — Les Juifs espagnols. — Les Nègres esclaves. — Les Chrétiens. — Organisation de l’État. — La dynastie. — Conduite des affaires publiques. — Sidi Mouça. — Constitution. — La justice. — Les cadis. — Les nobles. — Les prisons. — Administration du pays. — Amelât. — Amil. — Amin.
La côte nord du continent africain est parmi les plus fortunées de la terre, et il n’est pas étonnant qu’il s’y soit développé une civilisation puissante bien avant l’ère chrétienne. En effet, au moment où la côte sud de la Méditerranée était couverte, jusque très avant dans l’intérieur et jusqu’à l’extrême ouest, de nombreuses colonies en pleine prospérité, la zone de déserts aux chaleurs mortelles à tout être animé ne s’avançait pas encore aussi loin vers le nord ; là où aujourd’hui le sable doré du désert couvre des plaines étendues, ou se trouve amoncelé en chaînes de dunes puissantes, presque impossibles à franchir, il y avait autrefois de grands espaces boisés et des champs d’orge touffus. Les lits de rivière desséchés aujourd’hui conduisaient alors à la Méditerranée une grande quantité d’eau ; les hippopotames et les crocodiles les animaient, et l’éléphant d’Afrique, dressé par les adroits Carthaginois et employé par eux à la guerre, trouvait alors à vivre dans un pays où aujourd’hui de maigres touffes d’alfa peuvent à peine subsister.
La douceur du climat, la fertilité du sol, la richesse des populations, attirèrent dans ces pays tous les peuples jaloux des grandes entreprises. Aujourd’hui encore, ce sont les Arabes qui y jouent numériquement le rôle le plus important ; mais ils ne sont plus nulle part un peuple indépendant et souverain. L’influence européenne s’accroît ici constamment. La France s’est établie en Algérie depuis un demi-siècle et a dernièrement conclu avec la Tunisie une convention qui rend ce pays tributaire non plus des Turcs, mais de la république Française. La Tripolitaine est encore pour un temps dans la dépendance de la Porte ; mais l’Italie, amèrement froissée de l’occupation de la Tunisie, compte y jouer quelque jour un rôle ; l’Égypte est réorganisée par les Anglais ; il n’y a qu’à l’extrême ouest où le Maroc possède encore un souverain à lui, entièrement indépendant.
On sait que le règne de l’Islam, qui dure depuis des siècles dans le Nord-Africain, n’a jamais été capable de porter ces pays à un état de prospérité même approchant de celui qu’ils ont possédé autrefois. C’est le devoir des États civilisés de l’Occident, et surtout de ceux des peuples latins du Sud-Européen, de pénétrer de force dans ces terres africaines et d’y introduire les progrès de la civilisation moderne ; ce que l’Islam n’a pas su même conserver, encore moins faire progresser, doit être l’œuvre du Christianisme.
Le Maroc, lui aussi, ne pourra exister longtemps, et pour le moment son indépendance ne tient qu’à la jalousie qui existe entre l’Angleterre, la France et l’Espagne. J’ai déjà cité plusieurs particularités de la mauvaise administration du Maroc ; dans les pages suivantes on trouvera une description de l’organisation et des ressources d’un pays qui, dans un avenir peu éloigné, attirera plus l’attention qu’il ne le fait aujourd’hui. J’ai reçu de compatriotes amis qui avaient longtemps habité le Maroc, une foule de renseignements, dont beaucoup doivent être inédits, et pour lesquels je les remercie encore une fois.
LE PAYS.
Le pays que les Européens appellent Maroc, d’après le nom d’une des capitales et résidences de ses souverains, est nommé par les Arabes Maghreb el-Aksa (le Lointain-Ouest, the Far-West) ; par sa situation aussi bien que par la richesse de son sol, il fait partie des plus favorisés de la terre.
Immédiatement placé aux portes du monde civilisé, l’habitant du Maroc peut en quelques jours atteindre la France, l’Angleterre, l’Italie et même l’Allemagne ; en même temps les ports marocains sont très commodément placés pour les relations avec l’Amérique. Mais il faut attribuer à son isolement systématique de l’Europe, qui dure déjà depuis des siècles, ainsi qu’à l’exclusion du mouvement commercial et intellectuel du monde civilisé, l’existence d’institutions et de mœurs qui remontent au delà du moyen âge : c’est pour cela que ce pays est moins connu des nations civilisées que les parties les plus éloignées du Nouveau Monde. Une exclusion de ce genre contre tout étranger ne trouve, ou plutôt ne trouvait son analogue qu’en Chine et en Corée, où pourtant aujourd’hui un grand pas a été fait dans la voie des améliorations.
Le Maroc est considérablement plus grand que l’empire d’Allemagne ; on évalue sa surface à plus de 800000 kilomètres carrés. Il est situé entre le 27e et le 36e degré de latitude, et jouit, au moins dans sa partie nord, d’une température modérée et d’un climat en général très sain ; les chaleurs y sont très adoucies par les vents de l’Atlantique. La température moyenne est beaucoup plus basse que dans les autres pays de même latitude. Son puissant développement de côtes le long de deux mers, de même que la présence de grandes et hautes montagnes, sont d’un grand avantage pour le climat du pays. Il n’y a de séries d’observations complètes et exactes des températures que pour très peu de points du Maroc ; parmi les plus connues sont celles de l’ancien consul français de Mogador (Souera), M. Beaumier. Elles indiquent pour cette ville une rare uniformité de la température dans le cours d’une année ; aussi a-t-on essayé de la recommander comme séjour curatif à ceux qui souffrent d’une maladie de poitrine. Il est bien vrai que les variations thermométriques sont beaucoup moindres là qu’à Madère, aux Canaries, à Alger ou au Caire ; presque toute l’année la chaleur y reste la même, et l’on ne compte en moyenne que quarante-cinq jours de pluie par an (en février et en mars) ; d’un autre côté, on a remarqué que pendant deux cent soixante et onze jours de l’année un vent rafraîchissant souffle du nord et du nord-ouest. Comme tous les environs de la ville, qui est construite sur un rocher s’avançant dans la mer, sont complètement nus et couverts de dunes jusqu’à une grande distance, je ne comprends pas comment les Européens malades des poumons et de la gorge pourraient se remettre sous des vents si fréquents et entraînant d’épais tourbillons de sable et de poussière ; de plus, il n’y existe pas le moindre confort pour des malades de ce genre. Dans l’état actuel des choses, celui qui irait à Mogador pour y rétablir sa santé pourrait bien être cruellement détrompé.
La chaîne de l’Atlas, qui commence au cap Ghir sur l’Atlantique, et qui va de là, en prenant une direction nord-est, jusqu’à la frontière algérienne et ensuite vers la Tunisie, sépare le pays en deux parties presque égales, mais différant essentiellement l’une de l’autre par le climat, les productions et les habitants.
Bien que la dynastie actuelle des Filali soit originaire du royaume du Tafilalet, placé dans la partie sud-ouest du pays et jadis indépendant, et quoiqu’elle ait fondé autrefois par la conquête l’État actuel, la partie située au nord de l’Atlas forme pourtant, en ce moment du moins, le véritable noyau de la puissance et de la prospérité du pays. C’est la contrée où se trouvent Fez et Marrakech et qui est aussi importante par sa fertilité et par la densité de la population que parce que le maître du pays réside dans l’une ou l’autre de ces deux villes, quelquefois à Meknès, mais jamais dans le sud. La puissance du sultan au delà de l’Atlas est en général purement nominale ; on le reconnaît pour un chalif, pour un représentant du Prophète ; mais, quant au reste, on vit assez indépendant de lui.
Le nord-ouest du Maroc doit surtout à l’Atlas et à la mer sa fertilité plus grande, sa végétation plus vigoureuse et ses forêts.
La haute chaîne de l’Atlas, que les indigènes nomment Idraren-Drann, qui s’élève au sud de Marrakech et dont le sommet le plus haut est le Miltzin, protège le pays contre l’effet desséchant des vents du désert, dont souffre le sud-ouest. Elle donne naissance à un grand nombre de rivières importantes. Les principales qui débouchent dans l’Atlantique sont : le Tensift, l’Oumm-er-Rebia, l’Abouregreg et le Sebou ; dans la Méditerranée ne se jette qu’une grande rivière, la Moulouyah, qui coule près des frontières algériennes.
Plusieurs de ces rivières, et particulièrement le Sebou, pourraient être navigables sur des longueurs considérables. Mais les Marocains sont si peu navigateurs depuis qu’ils ont dû renoncer à la piraterie, qu’ils ont à peine les bacs nécessaires pour transporter les voyageurs et les caravanes sur les fleuves, larges vers leur embouchure.
Le Sebou, à l’estuaire sablonneux duquel ne se trouve pas même un village et encore moins une ville, deviendrait une voie fluviale commode et importante vers Fez. Il est vrai qu’il n’atteint pas la ville elle-même, mais s’en écarte un peu au nord. Il faudrait opérer d’abord des sondages, mais je suis convaincu que de petits vapeurs remorquant des bateaux plats transporteraient plus vite et à meilleur compte, jusqu’auprès de la résidence, les nombreuses marchandises qui sont aujourd’hui portées de Tanger à Fez à dos de chameau et en de longs jours de marche. Les Marocains eux-mêmes sont beaucoup trop indolents pour une telle entreprise, surtout à cause des travaux et des études préliminaires qu’elle nécessiterait ; de leur côté les Européens n’engageraient pas, en les circonstances actuelles, leurs capitaux dans des travaux d’essai, qui, même s’ils donnaient d’heureux résultats, n’auraient pas les garanties de sécurité indispensables pour assurer l’exécution d’une entreprise utile et fructueuse.
A son embouchure, le Sebou est assez large, mais une barre rend difficile l’entrée des navires venant de l’Océan ; il serait aisé d’y tenir ouvert un chenal étroit, et de petits vapeurs côtiers pourraient probablement remonter de Tanger ou de Mogador pendant quelque temps dans le fleuve. Cela contribuerait essentiellement à l’essor du trafic, si pénible aujourd’hui. Dès que l’une des trois grandes puissances européennes qui convoitent le Maroc aura atteint son but, la navigabilité du Sebou sera aussitôt l’objet de son attention, j’en suis bien certain.
Dans la moitié du Maroc située au sud-ouest de l’Atlas et qui se compose de l’ancien royaume de Sous, du Tafilalet et du Touat, la température est beaucoup plus élevée que dans le nord : les vents du Sahara dessèchent l’air et le sol. Les versants de l’Atlas y sont dénudés, et les palmiers dominent dans les vallées. Tandis que la couleur de la peau des Maures est très claire dans le nord, les habitants du sud sont déjà bruns, et en partie aussi noirs que les Nègres, qui y vivent en grand nombre.
Parmi les cours d’eau qui sortent du versant sud-ouest de l’Atlas, l’oued Sous, l’oued Noun et l’oued Draa atteignent seuls la mer en hiver ; les rivières plus à l’est, comme l’oued Guir et l’oued Figuig, l’oued Ziz et l’oued Malah, se perdent dans les sables du désert. Les trois grandes rivières que j’ai nommées les premières ne roulent même que rarement de l’eau dans leurs cours moyen et inférieur, et cela n’arrive pas tous les hivers. Pendant mon voyage dans ces pays, en mars 1880, l’oued Sous n’avait qu’un pied et demi de profondeur et environ douze pieds de large dans le voisinage de Taroudant ; comme la distance de ce point à la mer n’est pas très considérable, la rivière atteignait sans doute à cette époque l’océan Atlantique. Les deux autres grands lits de rivière étaient complètement à sec aux endroits où je les traversai au même moment ; de l’orge était cultivée dans le large lit de l’oued Draa, et on tirait de l’eau des mares naturelles qui s’y étaient formées ; ces mares sont tantôt isolées et tantôt réunies par des communications souterraines.
Dans tous les cas, c’est un fait remarquable que les plaines situées au pied d’un massif aussi élevé que l’Atlas, dont les sommets sont couverts de neige pendant une grande partie de l’année, soient relativement desséchées. Ce fait ne s’applique pas seulement à la partie sud du pays, car la grande plaine de Marrakech située sur le versant nord de l’Atlas est assez pauvre en eau. Il tient surtout à la direction d’ensemble de tout le massif, que j’ai déjà signalée, et où dominent les vallées longitudinales, tandis que les transversales sont rares en proportion. Il y a peu de montagnes qui consistent, comme l’Atlas, en une série de lignes parallèles extrêmement longues ; sa largeur entière est très peu de chose comparativement à son énorme longueur.
Un autre motif pour lequel une partie des rivières qui sortent de l’Atlas n’atteignent pas la mer, est que l’eau de leur cours supérieur se trouve employée à la culture, en sorte qu’il en parvient très peu dans leurs parties moyenne et inférieure. Les vallées de ces montagnes sont habitées jusque très haut par des tribus berbères, qui y vivent à peu près indépendantes du sultan ; dans leur lutte patiente avec le sol pierreux, elles cultivent l’orge qui leur est nécessaire, et réunissent l’eau des sources dans des canaux artificiels pour donner à la terre une humidité suffisante. Sur le versant sud de l’Atlas, où les vallées les plus élevées sont également habitées, mais où le soleil a des rayons plus chauds, on utilise chaque parcelle de terre couverte d’un peu de sol arable, pour y planter des dattiers ; on recueille l’eau dans des rigoles nombreuses pour l’irrigation. Il est certain que de cette façon l’eau des rivières disparaît, et que leur lit doit s’ensabler toujours davantage.
Dans la région des plus hauts sommets de l’Atlas il existe une ligne de partage des vallées longitudinales qui rejette à la mer vers l’ouest l’oued Sous, l’oued Noun, l’oued Draa, etc., tandis que l’oued Guir, l’oued Figuig et l’oued Ziz se détournent vers le sud-est pour arroser les grands groupes d’oasis de Figuig, du Touat et du Tafilalet, et pour se perdre ensuite dans les sables du désert.
Quoique le développement des côtes marocaines soit très considérable, elles ne contiennent qu’un nombre de ports extrêmement restreint. La plupart des rades de l’Atlantique, complètement ouvertes, n’offrent aucun abri aux navires qui y sont à l’ancre ; la baie de Tanger et le port de Mogador peuvent seuls être désignés comme de meilleurs lieux d’ancrage. Ce dernier est couvert en quelque sorte par un îlot de rochers jeté en avant. Le petit port d’Agadir, qui certes pourrait être utilisé et qui est peut-être le meilleur du Maroc, n’a pas été ouvert jusqu’ici à la navigation commerciale, et est naturellement peu connu des Européens. Sur la Méditerranée, le Maroc ne possède ni port ni rade, si l’on ne tient pas compte de Tanger ; la sauvage et inabordable chaîne du Rif arrive là tout près de la mer. La place de Tétouan, commercialement si importante, est à quelques heures seulement de la Méditerranée, sur une petite rivière qui s’y jette, mais dont l’embouchure est trop ensablée pour que les navires puissent y pénétrer.
Les côtes marocaines sont dangereuses en général et peu avantageuses pour le commerce. Des villes comme Rabat-Sela, Dar el-Béida, Saffi, etc., où un commerce actif existe déjà, gagneraient beaucoup à avoir un port. Aujourd’hui leurs rades ouvertes sont si mauvaises, qu’assez souvent les vapeurs ne peuvent aborder pour débarquer et pour embarquer leurs passagers ou leur chargement, et sont forcés de continuer leur route. On pourrait peut-être établir des ports au moyen de travaux d’art onéreux ; Mogador deviendrait ainsi un ancrage assez sûr, et surtout il serait possible d’utiliser la belle, large et profonde baie de Tanger, si cette ville était dans les mains d’une autre puissance. Comme on le sait, la rade de Gibraltar est tout à fait défavorable à la navigation ; les Espagnols ont dans sa voisine Algésiras un port incomparablement meilleur : la baie d’Algésiras est semblable à celle de Tanger. Il est évident que les nations maritimes convoitent depuis longtemps ce dernier point, si favorablement situé à la limite de deux mers et de deux continents. Tanger aura certainement un grand avenir si l’une de ces nations réussit à s’y établir.
La partie du Maroc que l’on doit considérer comme la plus importante, la plus riche et la plus peuplée est la moitié occidentale du pays situé au nord de l’Atlas : el-Gharb, célèbre de toute antiquité comme grenier à grains. C’est une plaine étendue, peu élevée au-dessus de la mer, couverte d’un humus fertile, assez bien pourvue d’eau, et où de tout temps on a activement cultivé le froment ; l’élève du bétail, et en particulier celle du cheval y est pratiquée également, et les nombreuses tribus arabes qui l’habitent fournissent au sultan la meilleure part de ses revenus. Partout où s’étend la plaine, les Arabes ont chassé les Berbères, et l’on ne trouve plus ces derniers que dans les parties montagneuses du pays.
La portion orientale du Maroc située vers l’Algérie est très accidentée, de même que la côte nord ; elles sont surtout habitées par des Berbères. Ce sont des pays d’un accès très difficile pour les Européens et presque complètement inconnus d’eux. Quoique les régions montagneuses situées à l’est et au nord de l’empire du Maroc soient placées à quelques jours des États civilisés de l’Europe, nous les connaissons moins bien que les parties les plus éloignées du centre de l’Afrique.
POPULATION
Il est toujours délicat et incertain au plus haut point d’évaluer le nombre des habitants d’un pays mahométan, surtout d’un empire aussi peu parcouru que le Maroc. Il est donc facile de comprendre que nous possédons sur la population de ce pays les données les plus contradictoires, et que des chiffres qui reposent sur de simples estimations diffèrent extrêmement. En ce moment, les géographes sont généralement d’avis que la population de tous les États mahométans du nord de l’Afrique a été beaucoup exagérée ; pour mon compte, je crois que l’on va aussi loin dans ce sens qu’on l’a été autrefois en les dotant libéralement de populations nombreuses.
D’après l’évaluation de l’ancien ministre de France à Tanger, M. Tissot, qui s’occupe activement depuis plusieurs années de la topographie et des antiquités du Maroc, la population de ce pays ne peut être estimée au-dessous de 12 millions. Jamais un voyageur n’avait donné jusque-là un chiffre aussi élevé, et il faut apprécier les données sur lesquelles il est basé. M. Tissot l’établit d’après les résultats du recensement et des autres travaux statistiques exécutés, par ordre du gouvernement français, en Algérie, si proche du Maroc et qui lui ressemble sous tant de rapports.
D’après les recensements et les évaluations les plus récentes, l’Algérie n’a pas tout à fait 3 millions d’habitants (M. Tissot évalue cette population à 4 millions). Mais l’Algérie, depuis sa conquête, commencée il y a cinquante ans, a subi de lourdes pertes en hommes et en animaux, de même que son aisance générale a diminué, tant par la guerre elle-même que par les soulèvements presque continuels et par les épidémies, etc. Au contraire, le Maroc, à l’exception de la courte campagne contre l’Espagne devant Tétouan (1859-1860), n’a eu à entreprendre aucune guerre extérieure et est resté indemne, en général, de toute épidémie, sauf du choléra, qui l’a éprouvé dans quelques parties. D’un autre côté, le Maroc n’est jamais tranquille intérieurement, et le sultan doit guerroyer presque chaque année contre les tribus berbères soulevées ; ces combats coûtent toujours, sinon beaucoup de vies humaines, du moins quelques-unes.
Le Maroc est à peu près deux fois plus grand que l’Algérie, si l’on évalue l’étendue de la colonie française à 430000 kilomètres carrés (388400km,45 en territoire militaire et 41599km,55 en territoire civil, d’après Behm et Wagner, Bevölkerung der Erde, t. VII).
Le Maroc est en outre plus fertile que l’Algérie, c’est-à-dire qu’il possède beaucoup plus de terrain cultivable, surtout dans la grande plaine d’el-Gharb. Enfin, au Maroc, les collines et les montagnes, jusque très haut sur leurs versants, sont couvertes de villages. Le voyageur qui ne fait que la route ordinaire de Tanger à Fez et de là, par Meknès, sur Marrakech, ne se forme pas une idée exacte de la densité de la population. Toutes les montagnes du Rif sont fortement peuplées, aussi bien que les vallées de l’Atlas, tant du versant nord que de celui du sud, et montrent une population beaucoup plus dense qu’on ne le croit d’ordinaire : un seul exemple suffira à le prouver. J’entrepris de Tétouan une excursion dans le district d’Andjira, au milieu des montagnes. Sur toutes les cartes on ne trouve qu’une localité indiquée dans ce district, la kasba d’Andjira, où réside le gouverneur (caïd). Je demandai à ce dernier quels étaient les villages de son district, relativement très restreint : il m’écrivit les noms de soixante-quatorze petites localités placées sous son administration. Quoiqu’il ne fût question là, en général, que de petits groupes d’habitations, il est évident, par contre, que, quand on entre dans le détail, les faits se présentent tout autres qu’on a pu les observer dans un voyage rapide et sur des chemins connus. Les pays de montagnes sont partout aussi fortement peuplés parce que la population berbère indigène, plus nombreuse probablement que les Arabes et les Maures, s’y est retirée. On peut admettre que les contrées montagneuses du Maroc, en général impénétrables pour les voyageurs européens, sont plus peuplées que les plaines.
L’interdiction de l’exportation des céréales et des articles d’alimentation, à laquelle le gouvernement marocain tenait jusque dans ces derniers temps comme à un principe inattaquable, ne paraît pas faite pour démontrer une décroissance du chiffre de la population, comme cela a été souvent assuré dans ces derniers temps. D’un autre côté, on ne peut passer sous silence les famines qui se produisent de temps en temps et qui font beaucoup de victimes.
Si je ne puis accepter la conclusion de M. Tissot, et attribuer au Maroc 12 millions d’habitants, les évaluations de Rohlfs, dans la sixième livraison de 1883 des Petermann’s Mittheilungen, ne me paraissent pourtant pas répondre entièrement aux circonstances. Rohlfs donnait, au début de 1870, pour la population du Maroc, le chiffre de 6500000 habitants, et dernièrement il a paru admettre que ces chiffres eux-mêmes sont beaucoup trop considérables et que peut-être Klöden s’approche plus de la vérité en ne reconnaissant à ce pays que 2700000 âmes.
Rohlfs est parfaitement dans le vrai quand il dit : « Les Marocains seront détruits par leur gouvernement despotique et sous le poids accablant de leur religion ; il serait même plus exact de dire que tous les Marocains souffrent de la monomanie religieuse à laquelle ils sont héréditairement en proie. » Il est bien vrai que la conséquence de ces vices du gouvernement et de la religion du Maroc doit être un effroyable appauvrissement de la population ; mais je ne puis admettre que son chiffre ait subi une décroissance aussi extraordinaire. Rohlfs dit également « que la syphilis fait les plus terribles ravages dans ce pays ». Il est bien certain que cette maladie y règne ; en raison du manque absolu d’hôpitaux au Maroc, les infortunés qui en sont atteints circulent ouvertement ; le voyageur voit dans chaque village un ou plusieurs malades de cette espèce ; néanmoins on ne peut en conclure que le pays entier en soit victime. On rencontre rarement de ces sortes de malades dans les États européens, parce qu’ils évitent autant qu’ils le peuvent de se montrer ; mais au Maroc, où cela est impossible, ils circulent en mendiant dans les rues et sur les places, et sont ainsi plus facilement aperçus.
Du reste, la syphilis se présente surtout dans les endroits traversés par les caravanes, et particulièrement parmi les gens du plus bas rang, qui partout commettent des excès ; dans la population des montagnes, cette maladie est beaucoup plus rare.
Je suis donc forcé d’adhérer à l’évaluation donnée par Trent Care, à savoir, que tout le Maroc, y compris le Touat, le Tafilalet, etc., a au moins 8 millions d’habitants ; pour justifier ce chiffre, il me faut, encore une fois, rappeler combien est dense la population berbère des montagnes. De plus, il y a au Maroc toute une quantité de villes ayant un chiffre d’habitants très considérable (Fez, Marrakech, Meknès, Mogador, Kasr el-Kebir, Ouezzan, Oujda, Tésa), outre les ports de l’océan Atlantique : tout cela seulement dans la partie de l’empire située au nord de l’Atlas. La bande de terrain qui réunit Tanger à Fez, surtout fréquentée par les touristes, est d’ailleurs relativement peu peuplée. Quand on va, par exemple, de Rabat à Marrakech, une grande kasba succède à une autre, et tout le Gharb est couvert de nombreux douars. Le nombre des enfants est assez considérable dans chaque famille, et, quoique en général les femmes marocaines n’aient pas beaucoup d’enfants, à cause de leurs mariages précoces, la polygamie partout répandue en ce pays et la circonstance qui fait que l’on épouse souvent des Négresses, dont les enfants sont reconnus, contribuent à multiplier les naissances.
Bien que la population actuelle se soit formée de tous les peuples qui ont vécu au Maroc dans la suite des siècles ou qui l’ont traversé, en particulier de Mauritaniens, de Romains, de Visigoths, de Vandales, de Byzantins et d’Arabes, elle constitue aujourd’hui une race d’une unité telle que bien peu d’États modernes en possèdent. Le long isolement de cette contrée et surtout l’unité religieuse ont eu pour résultat d’obtenir ce que la science de l’homme d’État poursuit en vain dans maint pays civilisé.
On peut dire que l’Islam est la seule religion du pays ; les Juifs, relativement nombreux, et qui vivent surtout dans les grandes villes et les ports, ne peuvent être comptés parmi les nationaux ; d’après la loi du Coran, ils n’ont aucun droit de citoyen, et ne sont supportés que comme des protégés.
Le sultan du Maroc n’a pas un seul Chrétien pour sujet. Tous ceux qui vivent dans le pays appartiennent à des États étrangers, ou, quand ils n’ont pas de nationalité, sont pris sous la protection des puissances chrétiennes représentées au Maroc. Suivant les apparences, le gouvernement ne désire compter aucun Chrétien parmi ses sujets. Mais ce fait est dû beaucoup moins à l’influence d’un principe politique, ou à la connaissance du danger que des éléments de ce genre pourraient faire courir à la prospérité et à l’existence d’un État mahométan dans les conditions actuelles de prépondérance des peuples chrétiens sur ceux de l’Islam, qu’à une aversion impuissante, mais profondément enracinée dans le gouvernement aussi bien que chez le peuple, envers les Chrétiens. Pour le Marocain, Chrétien et Européen sont synonymes ; comme jadis aux temps les plus anciens des relations des Mauritaniens avec l’Europe, il les nomme tous deux Roumi. En premier lieu, le Chrétien, pour lui, est l’Espagnol, avec lequel il est le plus souvent en relation et qu’il hait ardemment depuis des siècles, comme son ennemi héréditaire, et qu’il méprise, non toujours sans raison. Les Espagnols qui vivent au Maroc sont généralement des criminels en fuite, des déserteurs ou des gens ruinés, qui, ne pouvant plus demeurer dans leur pays, s’en vont à l’aventure.
Si l’on tient compte des embarras et des dangers que la présence de nombreuses communautés ou de populations chrétiennes provoque dans les autres pays mahométans, on ne peut que voir, à mon avis, une garantie de la durée de l’empire Marocain dans l’absence de tout Chrétien indigène et dans le peu de dispositions que montre le gouvernement à accepter des émigrants de cette religion. C’est précisément le défaut d’éléments chrétiens qui favoriserait la civilisation du pays, si le gouvernement prenait une fois la résolution de s’approprier les progrès survenus en Europe ; il serait ainsi préservé des dangers qui naissent du désir des populations non mahométanes d’arriver à l’égalité, et, par contre, de la circonstance que le Coran, qui sert de constitution à tout État musulman, rend cette égalité impossible, tant que le gouvernement national reste fidèle à l’Islam.
Mais, dans l’avenir, le Maroc ne pourra se dérober à l’influence des Chrétiens, et leur exclusion actuelle aura une fin. Déjà il a été admis en principe à la conférence de Madrid que les Chrétiens, et en général les non-mahométans, pourraient habiter et acquérir des terres dans l’intérieur du pays : c’est une concession qui, jusqu’ici, n’a qu’une valeur nominale, à cause du défaut de sécurité du Maroc et du manque de respect envers l’autorité gouvernementale dans certaines de ses parties. Au point de vue marocain, le système de l’exclusion avait sa raison d’être et son utilité, car, en l’appliquant, on a évité les difficultés que les habitants chrétiens ont créées aux gouvernements dans les autres États musulmans et qui n’ont pas toujours été tranchées simplement par la voie diplomatique. Aussi, quand, à l’intérieur du Maroc, un Chrétien est victime d’un acte quelconque et que l’État intéressé fait des réclamations par la voie de son consul, on est toujours prêt, à la cour de Fez, à étouffer l’affaire en payant une indemnité. On trouve cette méthode d’une application d’autant plus aisée que l’argent est remboursé par la province où le cas s’est produit. Les Chrétiens ont assez souvent abusé de cette disposition ; mais le Maroc a toujours payé, uniquement pour échapper à toute complication.
Quoique le dialecte arabe qu’on appelle maghrébin (occidental) doive être considéré comme la langue nationale, les habitants primitifs du pays, que les Européens nomment Berbères et que les Marocains appellent Chelouh, anciens Mauritaniens, parlent, outre l’arabe, leur langue propre. Les Chelouh se divisent, à leur tour, en deux races peu différentes : les Amazirg et les véritables Chelouh. Les premiers vivent sur les plus hautes parties des montagnes, du Rif jusque loin dans le sud, et s’occupent plus particulièrement de l’élevage des troupeaux et des abeilles ; tandis que les seconds habitent des pays de collines et font un peu de culture, en dehors de leur élevage. Leurs idiomes ne diffèrent que comme des dialectes, et l’on peut dire qu’ils ne constituent qu’une même langue. Les pays au sud de l’Atlas, le Sous et le Tafilalet, jadis très industriels, sont presque uniquement habités par des Chelouh.
Dans leurs montagnes peu accessibles, ces Berbères, pour me servir de la dénomination usitée en Europe, ont opposé de toute antiquité une résistance, presque toujours suivie de succès, contre les divers gouvernements qui se sont succédé. Même aujourd’hui les Amazirg, en particulier, sont pour ainsi dire indépendants, et ne payent d’impôts au sultan que sous forme de présents, quand lui ou ses généraux pénètrent dans leur pays avec des forces supérieures. Ils ne deviendraient dangereux, dans l’état de choses actuel, que s’ils s’alliaient entre eux pour résister au gouvernement. Mais ils ne vont pas si loin. Leur seul but est de payer le moins possible de redevances au sultan, auquel ils sont du reste dévoués comme représentant du Prophète (chalif).
Pour ce qui concerne la physionomie et le caractère des Berbères, l’Amazirg, aussi bien que le Chelch (singulier de Chelouh), est grand, fort, belliqueux et aime la liberté, mais il est sauvage et féroce. On trouve assez souvent des Berbères blonds avec des yeux bleus ou gris, tandis que le vrai Berbère, qui appartient à la race hamitique, montre un type oriental très accusé. C’est surtout parmi les Rouwafah, montagnards du Rif, que se trouvent de larges figures blondes : on a admis, probablement avec raison, que l’influence du sang germanique s’était fait sentir chez eux. On sait que les Vandales, venus d’Espagne, sont demeurés en très grande partie au Maroc et se sont fondus dans la population indigène.
Les Berbères sont Mahométans, mais j’ai remarqué que dans leur religion ils n’étaient pas aussi stricts et aussi fanatiques que les Arabes. La vie plus dure et moins régulière des Berbères dans leurs montagnes doit déjà contribuer à empêcher leurs pratiques religieuses d’être exécutées avec la même rigueur que chez les habitants efféminés des villes. S’ils tiennent les voyageurs chrétiens éloignés de leurs montagnes, cela provient moins du fanatisme religieux que de la crainte de voir ces étrangers envoyés par le sultan pour reconnaître leur pays.
Les Berbères forment le noyau de la population marocaine. La branche septentrionale de leur race s’étend au loin vers l’est, à travers l’Algérie, jusqu’en Tunisie ; les indigènes que les Français appellent Kabyles sont des Berbères. Ce n’est pas sans raison que certains voyageurs français ont récemment fait remarquer qu’il faudrait attirer davantage à soi les gens de cette race et s’en servir contre les Arabes, qui se révoltent si souvent.
Il faut citer en second lieu, parmi les éléments de la population marocaine, les descendants de ces Arabes qui se sont maintenus sans croisements depuis leur émigration de l’Orient et qui vivent surtout dans les campagnes, comme cultivateurs ou comme nomades. Plus foncés de peau que les Berbères, moins vigoureusement formés qu’eux, mais plus adroits et plus intelligents, ces Arabes habitent encore aujourd’hui, comme il y a des siècles, leurs villages de tentes, situés dans les plaines du nord, de même qu’au delà de l’Atlas dans les larges vallées sur la lisière du désert. L’élevage est leur principale occupation ; ils cultivent aussi un peu de blé, mais juste la quantité nécessaire à leurs besoins. On voit parmi eux des figures de vieillards tout à fait patriarcales, comme nous les connaissons depuis notre plus tendre enfance par la Bible. Ils vont de place en place, avec leurs nombreuses familles et leurs esclaves, en poussant leurs troupeaux devant eux, et s’arrêtent partout où les animaux peuvent paître. Ils se distinguent des habitants des villes par une certaine grossièreté ; mais, en revanche, on trouve encore chez eux le respect de l’hospitalité.
Du mélange de ces deux éléments principaux de la population marocaine est sorti un troisième, les habitants des villes, nommés Maures par les Européens. Parmi eux jouent surtout un grand rôle les descendants des musulmans chassés d’Espagne. Ces derniers, qui pourraient souvent se vanter de leur parenté et de leur similitude de noms avec de nobles familles chrétiennes de leur ancienne patrie, se sont fixés surtout sur les côtes, à Tétouan, Séla, Rabat, etc. ; c’est de là qu’ils continuèrent, sous la forme d’une guerre de courses, leurs luttes contre les Chrétiens qui les avaient expulsés.
Le Maure, qui habite surtout les villes, a le teint clair du Berbère et l’intelligence plus élevée de l’Arabe, intelligence qu’il emploie souvent au détriment de son congénère, en tant que marchand, artisan ou fonctionnaire.
Le Maure des villes, avec son extérieur efféminé et délicat, ses vêtements élégants et les allures les plus courtoises de l’Orient, est regardé avec mépris par l’Arabe nomade, tout fier de ses vieux costumes et de ses mains grossières. Les Maures ont presque tous ce genre de demi-culture, caractéristique pour ceux qui connaissent l’Islam dans le Nord-Africain : il sait lire et écrire, connaît par cœur un certain nombre de maximes du Coran, croit à l’alchimie et à l’astrologie de ses savants, respecte un chérif (descendant du Prophète) et cherche à s’enrichir par tous les moyens, que ce soit par les voies plus pratiques du commerce, ou comme fonctionnaire du sultan. Il est du reste difficile de tracer une ligne exacte de démarcation entre les trois groupes des Berbères, des Arabes et des Maures, car depuis longtemps des croisements ont eu lieu entre eux.
Les Maures et les Arabes peuvent compter, réunis, autant de têtes que les Berbères. La population marocaine renferme encore d’autres éléments, fort peu nombreux, à la vérité, mais qui ont pourtant une grande influence : ce sont les Juifs espagnols, puis les Nègres esclaves, et enfin la population chrétienne, qui se réduit à un très faible chiffre.
Les Juifs espagnols se sont répandus depuis fort longtemps dans toutes les parties du Maroc. Ils sont surtout nombreux, comme de juste, dans les grandes villes de l’intérieur, où ils habitent des quartiers séparés, et dans les ports, où ils jouissent d’une liberté plus grande, grâce à la présence des consuls ; on trouve pourtant dans chaque kasba une ou plusieurs familles juives, qui ont en quelque sorte le privilège exclusif d’y habiter et d’y faire du commerce. Aussitôt que le gouverneur a besoin d’argent, il charge « ses Juifs » de lui en procurer.
Il est aussi difficile de fixer le nombre des Juifs du Maroc que celui des Arabes ou des Berbères, quoiqu’ils ne forment qu’une fraction insignifiante de la population tout entière. Les évaluations les plus diverses ont également cours à ce sujet. Jusqu’ici on admettait généralement l’existence au Maroc de 200000 Juifs. Rohlfs cherche à démontrer dans le mémoire que j’ai cité (Anzahl der Juden in Afrika), que ce nombre est également beaucoup trop élevé. En cela je puis me ranger à ses appréciations.
Il donne les chiffres suivants pour les Juifs du Maroc :
| Arseila | 100 | Darbéida | 100 | Agadir | 150 |
| El-Araïch | 1200 | Azamour | 500 | Taroudant | 4000 |
| Fez | 10000 | Marrakech | 6000 | Oudjda | 1000 |
| Meknès | 5000 | Saffi | 300 | Tétouan | 4200 |
| Tésa | 800 | El-Ksor | 3000 | Tanger | 2500 |
| Rabat | 5000 | Mogador | 1300 |
En outre il faut tenir compte des Juifs de l’Atlas, de l’oued Noun, de l’oued Draa, du Tafilalet, ainsi que des plaines du nord du Maroc. « J’estime tout au plus à 2000 la population juive des montagnes. De même, les Juifs fixés dans l’oued Noun ne dépassent certainement pas le nombre de 5000. J’évalue ceux de l’oued Draa à un chiffre semblable. Dans le Tafilalet proprement dit, il y a cinq ksours habités par les Israélites : Gouirlan, Taboubekirt, Asserguin, Ksor Djedid, Rissani et Dar el-Béida. A Rissani j’ai compté 200 maisons juives ; à Dar el-Béida existe un important quartier juif. D’après cela, je crois pouvoir évaluer à 6000 le nombre des Juifs du Tafilalet, auquel il faut encore ajouter la population de la mellah située au nord d’Ertib. » Rohlfs croit que le total de 62800 est encore trop élevé, et que le chiffre exact serait tout au plus 45000. Dans la liste précédente, Taroudant est compté pour un nombre bien trop considérable, car cette ville ne peut avoir beaucoup plus de 1000 Juifs ; au contraire, ce qui concerne les autres villes ne me paraît pas exagéré. Mais il faut tenir compte des Juifs répandus dans les nombreuses kasbas isolées, éparses dans les plaines, de sorte que le chiffre qui fixe à 60000 les Juifs vivant à l’intérieur du Maroc ne me semble pas trop élevé. Il ne faut pas omettre d’ajouter que les Juifs espagnols, en dépit de leur situation humiliante, se multiplient comme le sable de la mer, suivant les paroles de la Bible. Le nombre des enfants d’une mellah marocaine surprend tous les voyageurs.
Tandis que les Juifs des autres parties du Nord-Africain s’adonnent presque exclusivement au commerce et n’y sont surpassés qu’en Égypte par les Levantins, les Arméniens et les Grecs, au Maroc ils sont en grande partie artisans, et se montrent aussi adroits qu’ils sont naturellement laborieux et économes.
Malgré leur petit nombre relatif, l’influence des Juifs est grande sur l’ensemble du commerce, de l’industrie, etc. Le manque de scrupules dans leurs fructueuses affaires commerciales et industrielles les a, il est vrai, fait haïr de tous, mais le ferme appui qu’ils se donnent réciproquement et le soutien moral de l’Alliance israélite les font toujours prospérer en dépit de toutes les vexations ; enfermés dans leurs quartiers étroits et malpropres, ils mènent visiblement une vie familiale plus heureuse que les Arabes riches et nobles dans leurs palais, avec leurs harems, leurs esclaves, leurs eunuques, etc.
Il est également difficile de fixer le nombre des Nègres esclaves, même d’une manière approximative ; ce nombre n’est point insignifiant, car il dépasse peut-être celui des Juifs. L’esclavage, qui n’est d’ailleurs qu’une sorte de domesticité, est en usage au Maroc, et chaque année des caravanes parties du pays des Bambara, dans le Soudan, arrivent au Maroc. Ce sont généralement des Arabes et des Maures des environs de Marrakech qui entreprennent, pendant des années, des voyages vers le sud pour y échanger des esclaves contre des marchandises et du sel. On trouve mis en vente des esclaves, hommes, femmes et enfants, dans les grands marchés hebdomadaires de l’intérieur du Maroc, et même, de temps en temps, dans ceux des villes de la côte ; on n’entend jamais parler des mauvais traitements qui leur seraient infligés. La vente de ces esclaves est une simple dissolution du contrat de service antérieur et le passage entre les mains d’un autre maître.
Pire encore est le vice auquel s’adonnent les grands de l’empire et qui consiste à entretenir de jeunes Nègres castrats, pris d’ordinaire parmi les enfants de leurs esclaves. Cette coutume est si généralement répandue que personne ne s’en cache, et que l’Européen ne peut que s’étonner de la liberté avec laquelle on en parle et on la met en pratique.
Les Nègres esclaves ont tous embrassé l’Islam, et doivent être alors considérés comme les sujets du sultan : ce que les Chrétiens et les Juifs ne sont pas. Dans les processions religieuses du Maroc, qui se distinguent par leur sauvagerie et leur grossièreté révoltantes, les Nègres et les Négresses jouent un grand rôle ; les meilleurs éléments parmi les Maures, si délicats et si élégants en général, n’y prennent point part.
Enfin la population chrétienne, dont le nombre est très faible et qui ne doit pas dépasser quelques milliers d’âmes, est aujourd’hui presque exclusivement renfermée dans les villes de la côte. Les Espagnols dominent et sont surtout nombreux à Tanger et à Tétouan ; puis viennent les Portugais ; ces deux peuples ont entre leurs mains presque tout le petit commerce et surtout les auberges.
Les Anglais, les Français, les Allemands, etc., sont uniquement fixés comme négociants dans les ports. Quelques renégats se trouvent toujours dans l’armée marocaine. Il faut encore remarquer qu’une grande partie des Espagnols vivant à Tétouan s’occupent de l’arrachage de l’écorce du chêne-liège et que l’exportation des produits de leur industrie doit être faite en contrebande, car elle est interdite. Ordinairement les Européens n’habitent pas l’intérieur du pays ; ils se contentent de visiter les grandes villes dans l’intérêt de leurs affaires ; le corps consulaire lui-même vit, comme on sait, à Tanger, fort loin de la résidence du sultan ; un ministre marocain est spécialement chargé de se mettre en relation avec lui.
La population actuelle est donc composée de ces six éléments : Berbères, Arabes, Maures, Nègres esclaves, Juifs et Chrétiens. Comme je l’ai fait remarquer, il n’existe absolument aucune donnée qui permette de déterminer le nombre des indigènes. Toutes les estimations ne reposent que sur les calculs des voyageurs ; mes voyages au Maroc m’ont convaincu que le chiffre de 8 millions pour cet empire si étendu ne serait pas trop élevé.
ÉTAT POLITIQUE DU MAROC.
La dynastie. — A la tête de l’État se trouve le sultan, de la maison des chourafa du Tafilalet. En sa qualité de représentant du Prophète (chalif), il gouverne avec une autorité absolue, qui n’est adoucie quelque peu que par les chera, c’est-à-dire par les lois du Coran. La dynastie actuelle est nommée, comme je l’ai déjà dit, dynastie des Filali ou des Hassani, parce qu’elle descend, dit-on, de Hassan, fils d’Ali, neveu et gendre du Prophète.
Le fondateur de cette dynastie fut Mouley (Maoula) Ali, nommé simplement d’ordinaire Mouley Chérif, qui vint vers 1620, de Yambo, dans l’Hedjaz, au Tafilalet avec des pèlerins maghrébins, et qui fut reconnu sans combat comme prince du pays par les habitants.
Son fils Mouley Rechid, un mulâtre, conquit en 1668 le Maroc, après beaucoup d’aventures et de combats. Son frère Mouley Ismaïl le suivit et fut célèbre par sa cruauté ; il donna au pays ses limites actuelles et une puissance comme n’en avaient jamais eue les successeurs des chalifs de Cordoue après l’expulsion des Arabes de l’Espagne.
Depuis, l’empire, dont les souverains recevaient, au temps de leur puissance, dans leurs traités avec les potentats européens, les titres d’empereur de Fez et du Maroc, etc., est descendu, par une suite de guerres de successions, de guerres civiles et par son isolement obstiné du reste du monde, à un degré de barbarie et d’impuissance en opposition complète avec ses ressources naturelles et sa situation.
Le pays n’est ni pauvre ni épuisé ; il possède au contraire les conditions indispensables d’une situation prospère. Il est riche en hommes, en animaux et en produits naturels ; on y voit encore les restes d’une industrie jadis importante et de travaux miniers ; il jouit comme autrefois d’un climat heureux, et, par la navigation à vapeur, il est encore plus rapproché des pays les plus civilisés de la terre, grâce à sa situation éminemment favorable. Mais tous ces avantages sont demeurés stériles, parce que depuis plus de cent ans les souverains du Maroc ont interdit à leur peuple toute relation avec le monde extérieur, et sont restés éloignés de tous les progrès modernes.
Le gouvernement est patriarcal, au sens complet du mot : le sultan, comme chalif, est à la fois le chef de la communauté religieuse et celui de l’État politique. Sa volonté a seule force de loi, en même temps que les règles du Coran, qui nulle part plus qu’ici n’est demeuré la constitution d’un pays. Les chalifats de Damas, de Bagdad, du Caire et de Cordoue, malgré les maximes étroites du Coran, ont fait fleurir au plus haut degré les arts, les sciences et les lettres. C’étaient des États bien ordonnés, sous tous les rapports les premiers et les plus puissants de leur époque ; tandis qu’aujourd’hui, au Maroc, en même temps que l’Islam est tombé dans le formalisme et les superstitions des religions vieillies, l’État s’est pétrifié également dans l’immobilité et l’impuissance.
Le sultan actuel, Mouley Hassan, est monté sur le trône par suite des dernières volontés de son père et prédécesseur, quoique le pouvoir eût dû appartenir, d’après la loi de succession du Coran, à son oncle, Mouley el-Abbas, le plus ancien membre de la famille. Celui-ci y a renoncé volontairement, et est encore aujourd’hui le conseiller et le serviteur de son neveu.
Le sultan Hassan est actuellement âgé d’environ quarante ans ; il est d’extérieur agréable, quoique de couleur foncée, par suite du sang nègre que ses ancêtres ont apporté dans sa famille. Il n’a reçu que cette éducation, théologique surtout, qu’il est habituel de donner dans ce pays aux fils de chourafa. Nos sciences et nos arts lui sont demeurés aussi étrangers que les affaires européennes en général. Néanmoins on le dit disposé à améliorer l’administration du pays d’après les modèles européens, et à entrer en relations plus fréquentes avec nous. Cette intention est confirmée par l’éducation que le sultan fait donner à quelques jeunes gens, avant de les faire instruire plus tard en Europe, de manière qu’ils puissent rendre des services au Maroc. Il peut se faire que le sultan ait formé bien des fois le souhait de relever un peu son pays et d’améliorer l’état de la population, en introduisant chez elle les institutions de l’Occident ; mais du souhait à l’exécution il y a un grand pas. Le parti réactionnaire fanatique est beaucoup trop puissant à la cour et dans le pays : il anéantirait d’avance toutes ces tentatives révolutionnaires, ne fût-ce que par une résistance passive. Quoique le sultan soit un autocrate dans la véritable acception du mot, il ne serait pourtant pas en état de faire quoique ce soit contre la volonté du clergé et de ses fonctionnaires, même s’il était plus énergique et plus indépendant que le souverain actuel. Un sultan plus au courant des affaires européennes, sévère et sans scrupule, pourrait rendre de grands services au pays, mais ses jours seraient comptés.
Mouley Hassan n’a, dit-on, qu’une seule femme légitime, la fille de son oncle Mouley el-Abbas.
Le sultan donne difficilement audience aux Européens ; les ambassadeurs envoyés presque chaque année au Maroc ont seuls l’honneur de le voir, à cheval, pendant quelques minutes. Les descriptions concernant sa personne et son caractère se contredisent fortement.
Edmondo de Amicis, qui accompagnait l’ambassade italienne, a donné après son voyage au Maroc une intéressante étude du pays et du peuple. Il dit, à propos de l’audience publique et solennelle accordée au ministre d’Italie : « Tandis que le sultan s’arrête, le maître des cérémonies appelle « l’ambassadeur d’Italie », et celui-ci s’approche avec son interprète jusqu’auprès et à gauche de Sa Majesté. Celle-ci ne produit rien moins que l’impression d’un tyran farouche et sanguinaire. De stature délicate, de traits fins, avec de grands yeux bienveillants et un nez bien dessiné, une barbe clairsemée encadrant un visage légèrement coloré, le sultan ressemble à un joli jeune homme, d’extérieur sympathique, et la fantaisie d’une odalisque ne pourrait pas rêver mieux que lui. »
Le chroniqueur de l’ambassade allemande au Maroc écrit au contraire : « Le visage brun clair du sultan, entouré d’une courte barbe noire et de quelques cheveux crépus demeurés aux tempes, ne manque ni de beauté ni de grandeur. Mais une expression de profonde douleur et de souffrance ne disparaît pas un instant de son front, de ses sourcils, légèrement froncés à la racine du nez, et de ses grands yeux bruns, profondément enfoncés, dont le blanc étincelant a un peu de la coloration orangée qui indique les débuts d’une maladie de foie. »
J’ai entendu en effet parler d’une maladie grave du sultan, et les choses les plus bizarres m’ont été rapportées à ce propos. Mais il faut les accueillir avec la plus grande réserve : des bruits semblables ne sont probablement répandus qu’avec certaines intentions, que l’Européen ignore ; les intrigues d’une cour musulmane y jouent, comme on sait, un grand rôle, et l’écheveau des fils qui s’y croisent est impossible à dévider pour une main profane.
Conduite des affaires. — Le sultan du Maroc n’a pas de ministres et encore moins de ministère au vrai sens du mot.
Au Maroc le sultan dirige lui-même, du moins en apparence, les affaires qui dans les États civilisés sont abandonnées à de hauts fonctionnaires jouissant de la confiance souveraine ; par suite, le sultan est seul responsable de tous les actes de son gouvernement. En fait il se sert, pour satisfaire aux obligations de sa situation, de l’intermédiaire d’un ou de plusieurs dignitaires de son empire. Parmi ces derniers, le « premier ministre », Sidi Mouça ben Achmed, mort le 6 janvier 1879, a joué pendant de longues années un rôle extrêmement important. Déjà, sous le gouvernement du grand-père et du père du sultan actuel, cet homme était l’âme de l’administration du pays et le seul guide de sa politique intérieure et extérieure. C’était un Nègre, et, sans qu’il sût ni lire ni écrire (comme tous les hauts fonctionnaires du Maroc), il était au courant de tout et d’une telle manière, que dans la totalité de ce vaste empire rien ne pouvait avoir lieu sans sa volonté. En chaque ville, en chaque kasba, il avait ses fidèles, qui lui rendaient compte de tous les événements ; toutes les nominations venaient de lui, et le sultan Mouley Hassan, assez indifférent et peu énergique, était complètement dans ses mains. Pendant la longue durée de son pouvoir il fut la tête et l’âme de toutes les entreprises réactionnaires, c’est-à-dire hostiles aux étrangers, qui se produisirent au Maroc ; il était trop fin pour laisser paraître sa haine et sa mauvaise volonté à l’égard des Occidentaux, mais toute son activité avait pour but de maintenir intact l’isolement dans lequel vivait son pays.
Sidi Mouça portait le titre de Hadjib el-Mazâm (Gardien du Très-Haut). Le sceau du sultan lui était confié, et toutes les lettres reçues ou expédiées passaient par ses mains. Il faisait ouvrir celles qui arrivaient, pour les présenter au sultan, et sous sa direction quatre secrétaires suffisaient à établir les dépêches émanant du souverain. Parmi les obligations de sa charge était encore celle d’introduire les étrangers ; il était présent à toutes les audiences.
Par imitation des formes et des règles usitées en Turquie, on donnait souvent à Sidi Mouça ben Achmed, de vive voix ou par écrit, le nom de vizir ; c’était à tort, car le sultan n’a jamais concédé ni à lui ni à l’un de ses autres fonctionnaires le titre turc de vizir ou de pacha, se conformant en cela aux usages suivis par ses ancêtres.
La mort de cet homme influent peut à peine être regrettée dans l’intérêt du Maroc. Les Marocains ont perdu en lui un despote, avide de pouvoir, ne reculant devant aucun moyen, et qui épuisait le pays, pour le compte du sultan il est vrai, sous toutes ses faces ; les gouverneurs et les fonctionnaires, un chef méfiant et intrigant, qui, sur les rapports les plus insignifiants de l’un de ses espions, pouvait à tout moment leur enlever leur position, les faire emprisonner et même exécuter ; enfin les représentants des puissances européennes ont vu disparaître un adversaire aussi fin et aussi adroit que perfide, dont les chicanes et les méchants tours avaient préparé à maint d’entre eux des heures difficiles. Si influente qu’ait été au Maroc pendant des années la situation de Mouça, elle a d’autant moins contribué à la prospérité du pays. A la mort de ce dignitaire, le sultan Hassan nomma premier conseiller le frère du sultan son prédécesseur, Mouley el-Abbas, dont j’ai parlé plusieurs fois.
Les manifestes, les ordres, les lettres et les documents de tout genre émanés du gouvernement de Fez sont toujours au nom du sultan, et le sceau de l’État, qui porte ce nom, est imprimé par avance sur ces écrits à l’endroit où se trouve dans les firmans et les hatts turcs le parafe (tora) du padicha régnant.
Le souverain ne signe jamais une pièce administrative quelconque, tandis que dans la correspondance publique et privée, contrairement à l’habitude orientale d’après laquelle on se borne à sceller, les fonctionnaires ou les auteurs des lettres signent leurs pièces et leur donnent par là un caractère authentique. Ainsi les cadis n’ont aucun cachet : leur signature fait foi.
Constitution politique. — La constitution de l’État marocain est le Coran. Partout où la législation qui y est contenue (les chera) ne suffit pas, la volonté du sultan sert de loi. Les souverains du Maroc ont souvent violé les règles du Coran et pris des décisions en contradiction formelle avec elles ; mais en dehors de l’Islam il n’y a jamais eu dans ce pays, même au début de son existence nationale, de droit civil analogue au kanoun qui existe en Turquie, parallèlement aux chera et qui les contredit souvent.
Ainsi, pour en donner un exemple, les intérêts du capital sont défendus par la loi : conformément aux maximes du Coran, ils ne sont jamais accordés par le cadi au croyant. De même, le témoignage des Chrétiens et des Juifs n’a aucune valeur contre celui d’un Mahométan, quel que soit le nombre des témoins.
Le mérite de Sidi Mouça fut d’avoir maintenu scrupuleusement ce système de gouvernement ; mais un pays que sa situation géographique force de se mettre en relations avec l’Europe et qui est administré de cette façon doit rétrograder sous tous les rapports.
La justice. — Au Maroc la justice est rendue, d’après le Coran, par les cadis dans les villes et dans les districts (amalâh). Mais, comme je l’ai dit, la législation du Coran n’est pas favorable aux relations commerciales, et les tribunaux des cadis, en particulier, ne peuvent mettre les parties non mahométanes sur le même pied que les musulmanes. Aussi les gouvernements chrétiens se sont-ils vus forcés d’assurer à leurs consuls, par leurs traités avec le Maroc, la prérogative de décider, non seulement quand les deux parties sont étrangères, mais aussi dans les cas où un Maure se plaint d’un de leurs nationaux ; en ce cas, le Maure est ainsi soumis à la justice européenne et à des lois étrangères, complètement inconnues de lui. Le plaignant étranger a, au contraire, la faculté d’avoir recours à la justice du cadi, et les traités lui assurent l’avantage d’appeler de la décision de ce juge devant le sultan lui-même ou son représentant, c’est-à-dire une autorité extra-judiciaire et purement administrative, qui n’est pas liée aux prescriptions du Coran.
Le résultat de ces stipulations des traités est de permettre à certains consuls sans conscience, appartenant à des nations dont la législation n’a pas encore réglé la justice consulaire, de faire tort à l’indigène en faveur de leurs protégés. D’un autre côté, le sultan, au cas où une affaire est portée devant lui, décide sans instruction et sans enquête préliminaire, en vertu de sa toute-puissance autocratique, et donne un amr el-chérif (ordre de cabinet), dans les termes qu’il croit conformes à la justice, ou qu’il est entraîné à accepter sous la pression du consul intéressé.
L’expérience des autres pays montre combien une justice de ce genre est insuffisante et conduit, dans la pratique, à des résultats fâcheux, en raison de l’accroissement des relations du pays avec l’étranger.
Dans ces derniers temps on a paru vouloir renoncer, au moins en partie, à la justice des consuls d’une part et à celle des cadis de l’autre, au grand avantage, il faut bien le dire, des parties, de quelque nationalité qu’elles soient. On a proposé de remettre la décision des affaires à des arbitres choisis par elles, c’est-à-dire par les représentants étrangers et par les autorités du pays. Ces arbitres auraient surtout à jouer un rôle dans les litiges commerciaux ; mais la justice arbitrale n’a jusqu’ici trouvé aucune place dans les traités internationaux.
Le cadi n’applique sans restriction, pour rendre la justice, les droits qui lui sont reconnus par le Coran que quand les deux parties sont des gens du pays : malheureusement c’est avec les mêmes résultats fâcheux que dans les autres États mahométans. Il y a surtout deux circonstances qui ont corrompu l’administration de la justice mahométane : le cadi ne reçoit ni traitement ni honoraires et en est réduit aux présents des parties ; enfin, d’après le Coran, un fait ne peut être considéré comme démontré que quand il est confirmé par deux témoins. La corruption des juges et l’achat de faux témoignages sont les deux maux dont la justice souffre sans pouvoir s’en guérir dans les pays de l’Islam. Là comme ailleurs des gens se font une véritable profession de déposer de faux témoignages devant le cadi.
Il n’est pas étonnant d’après cela que personne ne croie son avoir en parfaite sécurité, et que les indigènes eux-mêmes, quand ils le peuvent, cherchent à se placer sous la protection des consuls européens : ce qui conduit également à des abus, car ce n’est que par exception que ces fonctionnaires sont rétribués par leur gouvernement.
Le juge suprême du pays est le cadi de Fez (cadi el-djemmah). Il y a quelques années, cette dignité était exercée par un parent de Sa Majesté Chérifienne, le chérif Mohammed el-Filali.
Le cadi el-djemmah est nommé par le sultan et nomme lui-même, pour chacun des quarante-quatre districts du pays, un cadi el-amalâh, qui de son côté a le droit de nommer, sans l’intervention de son supérieur et des autorités administratives, les juges (cadi el-kabilâh) des différentes tribus (kabilât), souvent nombreuses, qui vivent dans le district. L’appel des juges de district au juge suprême de Fez est non seulement facultatif, mais souvent les parties franchissent la première instance et portent leurs plaintes directement au siège du cadi el-djemmah.
Dans les causes criminelles, le cadi peut, il est vrai, prononcer la peine de mort, mais la confirmation du jugement et l’ordre d’exécution sont réservés au chef de l’État. Les condamnations à mort sont rares, car le Coran ordonne des amendes en argent ou en nature pour le meurtre et l’assassinat. Les cadis prononcent donc le plus souvent des amendes, et de la bastonnade pour les petits délits ; ils évitent seulement que cette dernière peine n’ait des suites mortelles.
Au contraire, le souverain prononce fréquemment des sentences de mort, qui, jadis du moins, étaient mises à exécution de la manière la plus barbare, et sans aucune procédure juridique. Depuis le règne du grand-père du sultan actuel, cela se présente plus rarement ; pourtant les voyages du souverain dans son empire sont toujours accompagnés d’exécutions de chefs qui n’ont pas voulu se soumettre volontairement ou qui ont refusé le payement d’impôts souvent arriérés depuis plusieurs années.
Les cadis ont surtout à juger des procès au sujet de la propriété du sol ou des questions de mariage, dont la législation du Coran traite aussi complètement que possible. Ils ont moins à s’occuper des affaires commerciales, car les Maures s’habituent de plus en plus à faire trancher les différends de ce genre par un arbitrage volontaire, que ce soit entre eux ou avec les négociants étrangers.
La justice arbitrale est exercée en grande partie par les adoul (notaires), quoique le cadi soit aussi apte à recevoir des actes notariés. Cette institution des notaires n’existe pas, ou n’existe plus, que je sache, dans les autres États mahométans. Les actes établis par eux sont quelquefois présentés au cadi pour leur légalisation. Comme les notaires ne tiennent aucun registre, que la signature de deux d’entre eux donne une valeur légale à un acte, et qu’enfin les parties ne les signent pas, beaucoup de faux se produisent avec la complicité des adouls ; les parties cherchent à y parer au moyen de la légalisation, par le cadi, de leurs contrats et de leurs obligations.
Par cette courte exposition des principes de la justice marocaine, on comprendra que le caprice des supérieurs et la corruption des inférieurs s’y donnent libre cours. A la vérité, le peuple se plaint amèrement de la question juridique et surtout des abus commis par les Juifs espagnols qui se sont fait placer sous la protection d’un État quelconque. Une grande partie de la population a contracté des dettes envers eux, et les scènes les plus émouvantes en sont tous les jours la conséquence. Les Juifs perdent fort souvent les sommes qu’ils avancent aux hauts fonctionnaires et cherchent à réparer leurs pertes en ruinant impitoyablement le pauvre paysan ou l’ouvrier par des intérêts inouïs et grâce à la complicité d’un juge corrompu.
Un des points les plus sombres de la justice marocaine est l’organisation des prisons. En général, l’État ne s’inquiète pas du criminel incarcéré : il croit avoir fait assez en isolant le coupable du monde extérieur ; quant à s’occuper de la manière dont il peut vivre dans sa prison, il n’y songe aucunement. Les prisonniers sont partout, au Maroc, enfermés dans des trous vraiment horribles, qui ne sont jamais nettoyés et dans lesquels ils doivent périr de la façon la plus misérable. Réduits, comme ils sont, presque uniquement à l’aumône ou au gain dérisoire acquis en fabriquant des paniers, ils doivent s’estimer heureux de recevoir chaque jour un morceau de pain. Aussi est-ce une coutume très répandue d’acheter du pain pour les prisonniers quand on est disposé à faire l’aumône. De pieux croyants déposent chaque vendredi une petite somme pour les captifs, et même dans ce cas il arrive assez souvent que le geôlier vole encore à ces misérables une partie de leur maigre nourriture.
Dans les prisons les hommes et les femmes sont séparés ; la situation de ces dernières est la plus triste qu’on puisse imaginer, et bien peu résistent à un long emprisonnement. Les maladies provoquées par la mauvaise nourriture, le mauvais air, la boue, la malpropreté et la vermine les enlèvent rapidement. Dans cette férocité pour les prisonniers, qui ne sont pas tous des criminels de droit commun, se montre sous son jour le plus triste l’état de barbarie dans lequel se trouve encore le Maroc. Les peines cruelles si fréquentes autrefois, comme de couper les mains ou de crever les yeux, et les autres mutilations, sont rares aujourd’hui, mais l’incarcération des condamnés dans des caves où ils doivent mourir lentement d’une mort horrible n’est guère moins cruelle.
La bastonnade joue au Maroc un grand rôle ; chacun y est soumis, du plus haut fonctionnaire jusqu’au dernier mendiant, tandis que la peine de mort est réservée d’ordinaire aux crimes politiques.
Administration du pays. — Au point de vue administratif, le Maroc est divisé en amalât de dimensions très diverses ; leur nombre varie également d’après les exigences de l’administration et les dispositions du sultan.
En ce moment il y a quarante-quatre amalât, dont trente-cinq dans le pays de Fez et de Marrakech au nord-ouest de l’Atlas, et neuf au sud-ouest, dans l’oued Sous, l’oued Draa, le Tafilalet. Ces dernières sont vastes, parce que la population du sud du pays est beaucoup moins dense que celle du nord. Dans l’intérieur des amalât, quand elles ne consistent pas uniquement en une ville ou en une étendue de pays très restreinte, il se trouve généralement un certain nombre de tribus (kabilât), plus ou moins indépendantes, d’origine partie arabe, partie berbère ; les tribus arabes vivent surtout sous la tente, dans des douars ; les Berbères habitent plus fréquemment dans des huttes qu’ils construisent en argile et qu’ils recouvrent de paille. Ces huttes des Berbères ne constituent d’ailleurs en aucune façon une habitation permanente ; ils changent également de lieu d’installation, quittent leurs cabanes d’argile et en construisent de nouvelles à une autre place, où ils trouvent des pâtures plus abondantes pour leurs troupeaux. Ils sont en effet éleveurs de bétail comme les Arabes, quoiqu’ils sèment de temps en temps un peu d’orge pour leur consommation, et qu’ils cultivent des légumes.
A la tête de l’amalâh se trouve l’amil ou caïd, nommé par le sultan : il habite d’ordinaire une maison construite en pierre, lorsque tous ses administrés sont nomades. Quand une tribu domine à tel point dans l’amalâh, qu’un caïd étranger, nommé par le gouvernement, ne pourrait s’y maintenir, le sultan nomme le cheikh de la tribu son amil, pour garder l’apparence de l’autorité. Souvent aussi une kabilâh est si forte que le gouvernement trouve avantageux de diviser son territoire. Telle est la kabilâh des Chaouwyah, tribu d’origine arabe, qui se trouve dans la bande de terrain fertile entre les rivières de Oumm er-Rebiâh et Abouregreg, et qui habite sous des tentes ; elle s’occupe aussi de culture et peut mettre sur pied mille cinq cents hommes armés, la plupart à cheval : cette tribu, forme seule douze amalât, à la tête desquelles se trouvent les cheikhs des subdivisions correspondantes.
La très puissante tribu des Beni Hessem, qui vit au nord de la grande forêt de chênes-lièges des collines de Mamora, n’avait autrefois qu’un amil. Des soulèvements fréquents contre l’autorité du sultan, des brigandages contre les voyageurs et les caravanes, et même une union temporaire de cette kabilâh arabe avec les kabilât chelouh qui habitent au sud d’elle, union motivée par une entreprise commune contre les troupes du sultan, toutes ces causes amenèrent ce dernier à partager la tribu en seize amalât et à lui donner autant de caïds. De cette manière, le gouvernement peut dompter plus facilement les éléments rétifs et les maintenir sous sa dépendance, en les chargeant davantage d’impôts et en les laissant pressurer par de nombreux caïds.
L’amil est l’organe du sultan dans l’amalâh ; il dirige la police, s’occupe des affaires financières, de concert avec des fonctionnaires d’une autre catégorie, dont je parlerai bientôt. Il commande en temps de paix la force armée du cercle (la machazniyah) et convoque, en cas de guerre, toute la population mâle en état de porter les armes, pour la conduire au sultan. Il est aidé dans ses fonctions administratives par un lieutenant (chalifa), qui est nommé par le souverain dans les cercles les plus grands et les plus importants, et plus ordinairement par l’amil lui-même.
Outre les amils ou caïds, on trouve, dans tous les cercles où le sultan a des propriétés privées, des surveillants particuliers nommés par lui (oumana, au singulier amin).
Ces propriétés particulières du sultan consistent soit en troupeaux de chevaux, de chameaux, de bœufs, de moutons et de chèvres, soit en terres louées à son profit, ou enfin en moulins, en maisons, ou en magasins dans les villes.
Jusque dans ces derniers temps, le gouvernement tenait rigoureusement la main à l’application de ce principe, que les étrangers ne pouvaient acquérir aucune propriété ; les maisons et les magasins habités par les consuls et les négociants des ports appartiennent donc pour la plupart au sultan.
Quand un négociant étranger veut se fixer dans le pays, le consulat intéressé prie le gouvernement de lui faire bâtir une maison et des magasins. Les oumana entreprennent alors cette construction sous la surveillance du consul ou du marchand ; ce dernier paye comme loyer six pour cent des frais de construction et a le droit d’user, aussi longtemps qu’il le veut et sans augmentation de loyer, des constructions qui lui sont remises. Ce prix est peu élevé, en comparaison de ceux des maisons que les Européens pourraient louer aux indigènes, et on le paye à l’amin à des termes déterminés.
L’amin administre les domaines du sultan, en encaisse les revenus, fait les dépenses nécessaires et remet l’excédent à l’amil du cercle, pour qu’il soit versé au sultan.
Dans les ports les chefs des douanes, qui sont également nommés oumana, administrent aussi les propriétés privées du sultan. Les revenus des douanes, je le dis en passant, ne sont versés pour l’instant ni dans une caisse publique, ni dans celle du sultan, mais ils servent, en grande partie, à amortir la dette de guerre due à l’Espagne.
Les oumana prennent encore part à l’administration de la caisse de l’amalâh, qui est garnie de deux serrures, dont l’une des clefs est entre les mains de l’amil, et l’autre entre celles de l’amin du cercle.
Les oumana paraissent donc être soumis aux chefs de district, les amils ou caïds, puisqu’ils leur remettent les revenus des douanes du sultan ; pourtant ils ont une situation analogue, en ce sens que l’amil ne peut retirer aucune somme de la caisse du district sans le consentement et la coopération de l’amin.
A l’intérieur du pays, dans les cercles où le sultan n’a aucune propriété particulière, l’amil est débarrassé du contrôle de l’amin, et administre d’une manière indépendante la caisse qui lui est confiée.
L’amil, pas plus que son chalifa, ne sont rétribués, ou du moins les indemnités que quelques-uns d’entre eux reçoivent, pour l’entretien de leurs chevaux par exemple, sont si minimes qu’elles ne peuvent passer pour un traitement. Leur plus haute rémunération ne monte qu’à quarante douros espagnols (200 francs) par mois ; la grande majorité n’en reçoivent aucune, de sorte que ceux de ces fonctionnaires qui n’ont aucune fortune en sont réduits à vivre de moyens irréguliers. Aussi n’est-ce pas un secret que l’appui administratif des amils et de leurs chalifas doit être toujours acheté par des présents, et que le plus généreux est d’ordinaire plus énergiquement soutenu par l’amil, ou a gain de cause auprès de lui. Du reste, ils se créent des bénéfices en répartissant et en levant sur leurs administrés une somme plus forte que celle qui doit être envoyée à la caisse centrale de Fez. Ils donnent pour prétexte à cet abus qu’ils doivent couvrir par des contributions plus élevées les pertes qui viendraient à se produire au moment du payement.
Les oumana sont mieux traités comme solde : il y a toujours deux oumana dans les bureaux de douane des ports : l’un vient de Fez, et l’autre est choisi parmi les notables du lieu. Le premier reçoit trois douros par jour, le second deux douros. L’amin envoyé de Fez est celui dont j’ai parlé plus haut, et il détient toujours la deuxième clef de la caisse de l’amil du cercle ; d’ailleurs le deuxième amin prend également part à la revision des comptes et au contrôle de cette caisse.
Les oumana de l’intérieur du pays, qui ont à surveiller les entreprises de culture du sultan et ne prennent part à l’administration de la caisse de l’amil que quand ils vivent par hasard dans le même lieu, ont le droit de tirer, selon leurs besoins, du domaine qu’ils surveillent les objets d’alimentation nécessaires. Ils reçoivent tout au plus un traitement de dix douros par mois, mais le peu d’importance de cette somme est compensé par l’habitude où est le sultan de leur faire des présents extraordinaires quand il est content d’eux.
On voit qu’en principe l’administration de l’empire Marocain est très bonne et fort appropriée aux circonstances. Dans la pratique il en est malheureusement tout autrement. Le fait surtout que les amils ne reçoivent presque jamais de traitement, et au contraire doivent donner au sultan, en revêtant leur charge, des sommes souvent fort importantes, conduit naturellement à toutes sortes d’injustices et d’irrégularités dans la levée des impôts ; aussi la population des campagnes souffre-t-elle lourdement de cette mauvaise administration.
CHAPITRE XIII
L’ÉTAT MAROCAIN (Fin).
Les finances. — Les recettes. — Propriétés privées. — Présents. — Dîmes. — Amendes. — Douanes. — Octrois. — Monopoles. — Fondations ecclésiastiques. — Impôt des Juifs. — Monnaies. — Dépenses. — Dettes de l’État. — Affaires militaires. — Bochari. — Machazini. — Askar. — Tobdjiyah. — Bahariyah. — Harkah. — Culture et élevage. — Richesses minérales. — Industrie. — Constructions. — Commerce et navigation. — Indépendance de l’empire. — Instruction publique.
Finances. Recettes et dépenses. — Jusqu’à l’avènement du dernier souverain, les finances de l’empire étaient administrées par un surintendant général, qui portait le titre d’aminel-oumana et habitait Fez. Cette fonction a été réunie à celle du Hadjib es-sultan, Mouça ben Achmed, aujourd’hui mort.
Sous ses ordres était un trésorier, Hadj Abd el-Kerim Bericha, qui administrait la caisse, mais n’avait aucun rapport direct avec le sultan. Mouça ben Achmed, de même qu’aujourd’hui son successeur, présentait au sultan toutes les questions financières et faisait rédiger ses décisions par ses quatre secrétaires.
Le trésorier n’a qu’à exécuter les ordres du sultan. Toutes les sommes payées par les amils affluent dans cette caisse générale, aussi bien que les autres recettes, que celles-ci proviennent des domaines ou des revenus publics proprement dits. La séparation entre la propriété de l’État et celle du souverain s’arrête là ; elle n’existe à l’origine qu’en tant que les amils n’ont pas la libre disposition des revenus domaniaux qui sont versés entre leurs mains.
Les principales sources de recettes sont les suivantes :
1o Les produits du domaine privé du sultan, dont j’ai déjà parlé ;
2o Les présents (hadiyah), qui sont apportés, avec les souhaits des habitants, à la grande fête mahométane du Rhamadan, vers la fin du mois de jeûne, à l’Aïd el-Kebir (le Kourban Béiram des Turcs) et à la fête de la naissance du Prophète (Aïd el-Maoulad), de toutes les villes et de tous les amalât de l’empire.
Ces présents sont très considérables, se renouvellent trois fois dans l’année et consistent, pour les villes, en marchandises, draps, étoffes de soie, mousselines fines, vêtements brodés d’or et en argent monnayé. A chaque fête Tanger envoie, outre les étoffes dont j’ai parlé, quatre caisses d’argent.
Les villes sont partagées en haoumât (quartiers) ; Tanger en a quatre. A la tête de chaque haoumâh se trouve un chef (moukaddim). En tant que villes, elles n’ont d’autre autorité suprême que l’amil de l’amalâh ; on ne connaît pas l’institution des maires, et les moukaddim sont simplement les fonctionnaires du chef de district (amil). Quand approche l’époque de l’envoi des présents au sultan, l’amil invite les moukaddims, et ceux-ci les habitants, à des contributions plus ou moins volontaires, et ajoute lui-même son hadiyah, qui consiste souvent en sommes fort importantes, quand il ne se sent pas très assuré de son poste.
Dans les districts voisins de la résidence, les amils remettent en personne leurs présents ; ceux qui habitent au loin envoient des députations de trois ou quatre notables.
Les envoyés de toutes les amalât se rendent en procession au palais du sultan le jour de la fête, précédés par les soldats du district, les machazini, qui portent les présents sur leurs têtes. Cette députation les remet au sultan et lui présente ses souhaits.
Le souverain reçoit en personne les ayadah (ceux qui souhaitent le bonheur), et leur donne en échange des vêtements d’honneur et de petits présents.
Cette vieille coutume patriarcale, tout à fait orientale, rapporte au sultan, comme je l’ai dit, trois fois par an des sommes importantes ; ces présents sont en apparence volontaires, mais aucun habitant aisé ne peut s’y soustraire, et les amils veillent attentivement à ce que chacun donne en proportion de sa fortune, sur laquelle ils sont toujours exactement renseignés par leurs subordonnés.
3o Les sekah oual-ouchr, c’est-à-dire le produit des troupeaux et la dîme des revenus du sol ; ces deux impôts, qui sont levés ensemble, se payent en argent. Leur montant est partagé par l’amil entre les localités et les tribus, avec l’aide des imposés : comme je l’ai dit, beaucoup d’abus sont commis par les amils à cette occasion.
La dîme (ouchr) est répartie d’après le nombre de paires de bœufs avec lesquelles le cultivateur laboure ses terres.
Les sekah oual-ouchr sont des revenus assurés, mais qui ne sont pas aussi profitables à la caisse de l’État qu’ils pourraient l’être, parce que les diverses cotes ont été établies il y a longtemps, alors qu’au Maroc les produits de l’élevage et de la culture étaient encore très minimes. Un ministre des finances de l’avenir aura donc ici un champ d’activité profitable et pourra augmenter considérablement les revenus de l’État, à moins que ces derniers n’aient été déjà accrus par les amils, mais de leur propre autorité et dans leur intérêt particulier.
4o Les amendes (daʿairât), qui sont infligées et levées partie par le sultan lui-même et partie par les amils dans leurs cercles, constituent une des sources de revenus les plus abondantes. La population, constamment pourvue d’armes à feu, est toujours prête à différer ou à refuser complètement le payement des contributions dues au sultan, quand elle croit le gouvernement trop faible pour employer la force.
Par suite, il y a toujours des arriérés, qui motivent des expéditions de la part du sultan ou de ses représentants ; si le sultan est vainqueur dans la lutte, ou si les tribus révoltées se soumettent, parce qu’elles redoutent les suites d’un combat inégal, on leur inflige de lourdes amendes en argent, en chevaux ou en recrues, outre l’entretien des troupes, qui montent souvent à 15000 ou 20000 hommes, vivant à leurs dépens.
Le total de cette branche de recettes est difficile à apprécier, parce que les expéditions de ce genre ne se reproduisent pas régulièrement. On peut dire seulement que le chiffre des amendes en argent encaissées, il y a quelques années, par le sultan Hassan dans l’une de ces expéditions a été évalué par des personnes bien informées à environ 300000 douros, sans tenir compte des chevaux, des armes et du reste du matériel de guerre confisqués.
L’opération qui consiste à « dévorer un district », comme on dit pour ces expéditions, a lieu presque chaque année. Il y a toujours dans quelque partie de ce vaste empire une rébellion provoquée par la mauvaise administration qui y règne ; aussi le sultan est-il forcé, pour ainsi dire annuellement, de faire une petite campagne, qui finit toujours aux dépens des révoltés et lui rapporte de nouveaux revenus. Ce mode de perception des impôts est l’un des points les plus faibles de l’empire marocain ; la population est condamnée à s’appauvrir toujours davantage, et, si la religion commune, l’Islam, ne l’enchaînait au sultan, elle aurait depuis longtemps aplani la voie à une puissance européenne pour une entreprise au Maroc. On le sait parfaitement à la cour, et on cherche à maintenir et à renforcer, par l’intermédiaire des chourafa, l’antipathie des habitants contre les gens d’autre religion. Si les Marocains viennent à fléchir dans leur foi, ce sera le signal de la fin d’un système gouvernemental qui dure depuis des siècles.
5o Les droits à l’importation et à l’exportation. — Les premiers ont été fixés par les traités de commerce à 10 p. 100 de la valeur des marchandises, tandis que les droits d’exportation sur les grains, en tant que ces derniers puissent être exportés, et sur les autres articles d’alimentation, peuvent dépasser 10 p. 100. Les marchandises importées sont appréciées dans les bureaux de douanes par des employés marocains et espagnols, sans qu’ils tiennent compte des factures d’expédition ; on dit que cette estimation se fait toujours d’une manière très libérale. Si d’ailleurs elle était trop élevée au jugement de l’importateur, il aurait le droit de laisser les marchandises en question à la douane pour le prix évalué.
6o Les octrois (niks). — La ville de Tanger est seule exempte de cet impôt, qui n’a été établi que depuis la dernière guerre avec l’Espagne, pour éteindre la dette contractée en cette occasion.
Quoique les muletiers qui transportent des marchandises payent directement cette taxe aux portes des villes et même quelquefois dans des localités non fermées situées sur leur route, en fait elle frappe les propriétaires des marchandises. Aussi cette taxe a-t-elle souvent provoqué les plaintes du commerce européen, qui avait reçu l’assurance que les marchandises destinées à l’importation ou à l’exportation ne seraient soumises à aucune autre taxe que les droits de douanes établis par les traités et payés dans les ports. Le fait que ces droits sont payés en réalité par les négociants est déjà démontré par l’application des tarifs, qui diffèrent selon que l’animal de bât est chargé de marchandises précieuses ou à bon marché. Aussi, dans l’établissement des conditions de transport, a-t-on établi la règle que les droits de douane et d’octroi sont mis séparément au compte de l’expéditeur.
7o Les monopoles. — Ils sont tous affermés et consistent d’abord dans le droit exclusif de vendre dans les villes le tabac et le kif. On nomme kif les fleurs desséchées de cette sorte de chanvre dont les plus petites folioles placées autour des boutons sont employées en Égypte et en Turquie à la préparation du haschich enivrant. Le kif, qui est fumé, seul ou mélangé avec du tabac, dans de petites pipes d’argile, ne paraît pas avoir des effets aussi funestes pour la santé que le haschich. Il a pourtant des résultats fâcheux. Ce sont presque uniquement des gens du plus bas rang qui s’y adonnent. Les habitants plus délicats et plus élégants des villes, aussi bien que ceux des campagnes encore près de l’état de nature, méprisent ce plaisir. On trouve dans les villes de petites boutiques, placées dans des rues étroites et écartées, où les gens se réunissent pour fumer ; la majorité des conducteurs de chameaux et des âniers fument le kif. Chez la plupart d’entre eux s’est établie l’habitude d’avoir, tous les cinq ou six jours, une séance régulière de kif, qui est devenue un véritable besoin. Comme je l’ai dit, le Mahométan d’habitudes plus distinguées et de croyances strictes méprise le kif autant que le tabac et les boissons spiritueuses. C’est une des meilleures qualités des Arabes et des Maures ; seuls les indigènes des ports d’Algérie ont pris l’habitude de boire du vin et de fumer du tabac ; le Marocain prise, mais ne fume pas, tout au contraire des Mahométans d’Orient, chez qui le culte du tabac a atteint son plus haut point.
La pesée ou le mesurage des grains et de tous les produits alimentaires, sauf les légumes frais et les fruits, est également le monopole du gouvernement. Enfin les peaux de bœuf sont frappées d’une estampille du sultan dès l’abatage de l’animal, et sont soumises à une taxe également affermée.
8o L’excédent des revenus des mosquées et des autres fondations ecclésiastiques. — Le sultan fait administrer les biens de tous les établissements religieux par des intendants nommés par lui (nazir). Les nazir sont rétribués sur les excédents de revenus ; ils font les comptes, et sont tenus de remettre le reliquat à la caisse centrale du sultan, quand les dépenses des mosquées et des écoles qui y sont jointes, ainsi que des autres établissements, sont payées.
9o L’impôt des Juifs (djeziah) est réparti entre les familles par les chefs des communautés juives : son produit est envoyé à Fez par l’amil.
10o Le produit des monnaies. — On ne frappe plus du tout de monnaie d’or : celle d’argent n’est fabriquée que dans la Monnaie du sultan, à Fez ; celle de cuivre l’est également, à Marrakech et à Mogador. Le bénéfice réalisé par celle fabrication est minime, car la monnaie d’argent est de bon aloi.
La monnaie d’or marocaine était faite d’or si fin qu’elle a été exportée et a disparu de la circulation. La monnaie de cuivre, qui existe en grandes masses, se déprécie de plus en plus et sert à l’intérieur du pays comme moyen d’échange. Par suite des relations commerciales avec l’étranger, il circule, dans le nord et l’ouest du pays, des monnaies d’or et d’argent espagnoles, et au sud et à l’est, des monnaies françaises.
11o Petites recettes diverses, comme par exemple celles des bateaux allèges appartenant au sultan dans les ports ou sur les rades et qui ont un privilège sur ceux des particuliers ; les taxes de navigation, etc.
Les recettes paraissent moindres dans les comptes qu’elles ne le sont en réalité, parce que, faute de contrôle, beaucoup d’abus sont commis par les employés, qui ne sont pas payés, et en outre parce que les rémunérations légitimes sont précomptées et ne sont pas comprises dans les sommes envoyées à Fez.
M. Weber, ministre résident d’Allemagne à Tanger, a cherché à connaître par des informations le montant approximatif annuel des revenus du sultan versés dans la caisse centrale de Fez ; il est arrivé à ces chiffres, fort respectables pour le Maroc :
| 1o | Domaine privé du sultan, y compris les troupeaux, etc | 15000 | douros (5 fr.). |
| 2o | Présents (hadiyah) | 80000 | — |
| 3o | Produits des troupeaux et dîmes (sekah oual-ouchr) | 620000 | — |
| 4o | Amendes (daʿairât) | 200000 | — |
| 5o | Douanes d’exportation et d’importation de Fez et d’Oudjda | 1385000 | — |
| A reporter | 2300000 | — | |
| Report | 2300000 | douros. | |
| 6o | Octrois sur les animaux de bât (niks) | 40000 | — |
| 7o | Monopoles et impôts affermés | 125000 | — |
| 8o | Excédent des revenus des fondations ecclésiastiques | 12000 | — |
| 9o | Impôt des Juifs (djeziah) | 5200 | — |
| 10o | Bénéfice sur la fabrication des monnaies. | 50000 | — |
| Total | 2532200 | — |
Dépenses. — Si les revenus du trésor de l’État, c’est-à-dire du sultan, sont répartis en peu de branches, c’est également le cas pour les dépenses. Elles se bornent à l’entretien de la cour, du harem, des palais, des jardins et des haras du sultan, aux traitements de quelques amils, du représentant près du corps diplomatique à Tanger, et de quelques ouakil (consuls) à l’étranger, des troupes régulières (askar) et des forteresses.
En outre, la correspondance de l’État entraîne des frais relativement considérables par rapport aux autres dépenses, en raison de l’absence de poste régulière dans le pays. Enfin, quelques mosquées et quelques sanctuaires du Maroc, de même que les lieux saints de la Mecque et de Médine, aussi bien que la famille chérifienne de la dynastie actuelle, reçoivent des pensions du sultan.
Pour ce qui concerne ces dépenses, il est difficile, sinon impossible, de les évaluer par chapitres, même approximativement, car tout se fait par l’intermédiaire de la caisse centrale de Fez. Les dépenses les plus considérables sont motivées par les troupes régulières, puis vient la cour. M. le ministre Weber admet comme dépenses annuelles :
| Pour les askar, environ | 600000 | douros. |
| Pour la cour | 175000 | — |
| Pour les autres dépenses | 225000 | — |
| Total | 1000000 | — |
Si le renseignement d’après lequel la caisse centrale de Fez paye à peu près 3000 douros par jour est exact, l’ensemble des dépenses annuelles monte, pendant l’année mahométane de 354 jours, à 1062000 douros : ce qui approche sensiblement de la somme indiquée plus haut. D’après ces chiffres, le sultan économiserait tous les ans un million et demi de douros d’Espagne.
Il est étonnant que ce calcul, si imparfait qu’il soit, coïncide pourtant à peu près avec les résultats d’un travail sur les finances marocaines qui fut établi, il y a plus de soixante ans, par un savant habitant Tanger.
Græberg von Hemsoe, consul général de Suède et de l’un des petits États italiens, mit à profit en 1818 la présence à Tanger du sultan d’alors, Sidi Soliman, pour recueillir, des personnes bien informées de sa suite, des données sur les conditions financières du pays. Il publia en 1821 les résultats de ces informations.
Le calcul fait par lui des dépenses et des revenus annuels du Maroc a été jusqu’ici reconnu comme le plus exact, et a été utilisé par tous les écrivains qui ont traité des finances marocaines.
D’après Græberg von Hemsoe, chaque année,
| les revenus se montent à | 2600000 | douros |
| et les dépenses à | 990000 | — |
| Reste | 1610000 | — |
Le fait que le sultan, malgré des revenus si peu considérables relativement à l’étendue de son empire, épargne chaque année, aujourd’hui comme il y a soixante ans, environ un million et demi de douros, qu’il peut déposer dans son trésor, s’explique par cette considération, que d’importantes branches de l’administration qui dans les États civilisés absorbent de grandes sommes, ne coûtent au Maroc absolument rien. Une grande partie de l’armée est entretenue également sans qu’il en coûte à l’État aucune somme en argent monnayé. Le gouvernement dépense aussi peu pour l’industrie, l’agriculture, le commerce et la navigation que pour les routes, les ponts et en général les travaux publics. Au Maroc il n’existe aucune route carrossable, et à plus forte raison aucun chemin de fer ou télégraphe. Les forteresses tombent en ruines, et les pièces qui en garnissent les remparts sont presque toutes sans affût.
Dans ces conditions il n’y a pas à s’étonner que de faibles revenus dépassent des dépenses plus faibles encore, et qu’un trésor d’argent monnayé et d’objets précieux ait pu être rassemblé, sans qu’on en puisse établir exactement l’importance. Jusqu’à l’avènement du sultan actuel, ce trésor était conservé à Meknès, résidence de son père. Mouley Hassan le fit transporter aussitôt à Fez, où il doit se trouver encore actuellement.
Il existe à Meknès une trésorerie particulière, sur laquelle ont été répandus des récits fabuleux, aussi bien que sur la quantité d’argent qui y est enfermée. En effet, si, depuis les soixante ans que Græberg von Hemsoe a recueilli ses renseignements, un million et demi avait été épargné tous les ans, et si de temps en temps, par exemple au moment de la guerre avec l’Espagne, de grandes dépenses extraordinaires n’avaient eu lieu, il devrait se trouver aujourd’hui dans le trésor, uniquement en argent monnayé, environ 90 millions, outre les sommes qui devaient déjà y exister en 1818. On peut pourtant admettre avec assez de certitude que des sommes aussi considérables ne sont pas conservées dans le trésor du sultan : les dépenses sont sans doute plus importantes que celles dont on a parlé plus haut, et l’excédent annuel est beaucoup moindre. Une famine survenant de temps en temps et d’autres événements imprévus absorbent certainement beaucoup de l’argent épargné.
La trésorerie, Beit el-Mal, de Meknès est entourée d’une triple muraille ; c’est une construction en pierres de taille au milieu de laquelle, après avoir franchi trois portes de fer, on se trouve devant l’ouverture par laquelle les trésors apportés étaient jetés, dit-on, avec des pelles ! Une troupe de trois cents Nègres, qui y étaient enfermés pour la vie, surveillait ces trésors. Quatre fois par an, les sommes transportées à Meknès étaient jetées sous les voûtes en présence du sultan ou de trois de ses délégués, pour être ensuite conservées dans des niches.
Aujourd’hui ce bâtiment est vide, et, comme on n’a jamais entendu parler des mesures particulières qui auraient été prises à Fez pour y mettre en sûreté les trésors du sultan, on ne peut admettre qu’il s’y trouve 500 millions de douros, ainsi que des auteurs récents le supposent. Du reste, il ne me paraît pas invraisemblable que le sultan ait fait transporter une partie de ces épargnes, certainement considérables, de Fez, très exposé à une surprise de la part d’une puissance européenne, aux oasis plus éloignées et beaucoup plus sûres du Tafilalet ; elles y sont certainement mieux cachées que nulle part au Maroc et sous la protection de sa famille, les chourafa du Tafilalet.
Dette publique. — Le Maroc n’a pas d’autre dette que le reste de l’indemnité de guerre due à l’Espagne et qui se monte à environ 2 millions de douros. La moitié des droits de douane payés dans les principaux ports est employée, d’après les traités, à éteindre cette dette, qui, en quinze ans, est passée de 20 millions de douros à 2 millions. Cette moitié des droits de douane est évaluée chaque année à environ 600000 douros, que des navires de guerre espagnols expressément envoyés dans ce but viennent chercher tous les trimestres.
Pour pouvoir contrôler les recettes, l’Espagne s’est attribué le droit d’établir des surveillants auprès des employés de douane intéressés.
Un troisième quart des revenus des douanes sert à amortir la dette contractée envers une compagnie de capitalistes anglais : peu après la guerre, elle avança au gouvernement marocain les sommes nécessaires pour obtenir l’évacuation de Tétouan, où l’Espagne, d’après le traité de Ouadras, conservait le droit de tenir garnison jusqu’à l’amortissement de l’indemnité de guerre. Cette dette est également presque éteinte et serait probablement déjà amortie, si la terrible famine de l’hiver de 1878-1879 n’était survenue. Dans tous les cas, si aucune guerre n’a lieu prochainement, le Maroc sera libéré de toute dette dans peu d’années. Il n’est pas tenu compte des intérêts des sommes dues, conformément à la loi de l’Islam.
Fait typique au sujet de l’administration des douanes marocaines : le sultan, quoiqu’il n’ait plus que la moitié des droits de douane, reçoit cependant plus d’argent que quand ils entraient uniquement dans ses caisses. Les finances de la Tunisie donnent les mêmes résultats depuis qu’elles sont administrées par une commission européenne.
Grâce à cette situation financière, bonne en général, le sultan Mouhamed put, quelques années après la guerre avec l’Espagne, supprimer une ancienne taxe qui produisait beaucoup, la naïbah. On donna pour motif que cet impôt n’était pas fondé d’après le Coran et par conséquent était illégal. Dans le fait, le mot arabe naïbah signifie « soumission » ou « contrainte ». Néanmoins le gouvernement prélevait de temps immémorial cette naïbah sur toutes les tribus qui ne fournissaient aucun service armé au sultan. On établit donc une distinction entre les machazniyah, qui appartenaient au sultan et ont fait la guerre avec lui, et les naïbah, qui se sont abstenus. Ceux-ci étaient pour ce motif opprimés par le gouvernement ou ses représentants, et frappés de taxes illégales portant le même nom.
Græberg évalue la naïbah à 280000 douros par an, tandis que les seules taxes nouvelles, prélevées sur les animaux de bât (niks), sont évaluées à 40000 douros. Ces dernières furent créées quatre années environ avant la suppression des autres.
Situation militaire de l’empire marocain. — Nous donnons ci-après une courte description de la situation militaire du Maroc, peu connue en général.
L’armée consiste dans les éléments suivants : el-Bochari, el-Machazniyah, el-Askar, el-Tobdjiyah, el-Bahariyah, el-Harkah. Nous étudierons successivement chacun de ces groupes d’une façon sommaire.
1o El-bochari. — Mouley Ismaïl, le plus grand prince de la dynastie des Filali, fonda peu d’années après son avènement, en 1679, un corps de cavalerie régulière, qu’on nommait la « Garde noire », parce qu’elle n’est composée que de Nègres, et « Bochari », parce que le sultan l’avait consacrée au théologien et auteur Sidi Bochari, très vénéré de son temps au Maroc.
Ce corps, dont l’effectif a été très variable, puisqu’il a atteint 50000 hommes, et qui commençait à jouer le rôle des prétoriens de Rome et des janissaires de Constantinople, est aujourd’hui à peine fort de 5000 chevaux. Sous le grand-père du sultan Hassan il comptait encore 16000 hommes. Mouley Ali rassembla autrefois tous les Nègres aptes à porter les armes qui se trouvaient dans ses États, les partagea en régiments, et les fit dresser avec soin. Ses bochari se distinguaient autant par leur cruauté que par leur bravoure sauvage ; c’est avec eux qu’il conquit l’empire actuel de Fez et du Maroc, et qu’il étendit sa souveraineté jusqu’à Timbouctou. Pour leur entretien il assigna des terres placées surtout dans le voisinage de sa capitale, Meknès, qui prit de là chez maint écrivain le titre de garnison principale de la Garde noire.
Comme jadis, les bochari accompagnent encore le sultan dans toutes ses expéditions, en paix comme en guerre. Quand il est à Fez, il a toujours près de lui un détachement de bochari ; les autres retournent dans le pays dont ils sont investis et cultivent leurs terres, jusqu’à ce qu’ils soient convoqués de nouveau pour aller passer quelque temps à Fez et pour y relever leurs camarades qui y sont restés comme gardes du corps.
Ils ne reçoivent comme solde, en temps de paix, qu’un douro et demi par mois, comme les autres cavaliers, quand ils sont de service à la cour du sultan ; en marche ou en guerre, ils ont droit aux vivres pour eux et leurs chevaux.
En réalité, les bochari diffèrent peu aujourd’hui de la catégorie suivante, les machazniyah. D’après la coutume du pays, ils portent le burnous blanc (nommé ici djelab) et sont armés de longs fusils, de sabres, de yatagans presque droits, et rarement de pistolets ; ils n’ont pas de lance. Ils attaquent à toute allure, déchargent leurs fusils et se retirent lentement en les rechargeant. Ce n’est que quand l’ennemi faiblit ou tombe en désordre, qu’ils poussent plus avant et combattent avec le sabre et le yatagan.
2o Les djeich ou machazniyah. — Je les ai cités déjà en parlant de l’administration. Chaque amil a, suivant l’importance de son district, de 50 à 100 machazini à sa disposition, pour maintenir la tranquillité et le bon ordre et pour s’en servir comme messagers ; ce sont des cavaliers investis depuis très longtemps de terres dont les produits les font vivre ainsi que leurs chevaux.
Les djeich n’ont aucun droit à une solde. Ceux-là seuls qui sont de service près de l’amil ont droit à 8 réaux vellon (2/5 de douro[22] par mois) ; toutes les fois qu’ils sont employés dans le district à prélever des contributions ou à des expéditions semblables, ils reçoivent de la victime une indemnité non déterminée (souchrah). Cet usage entraîne naturellement de grands abus. La qualité de djeich ou de machazini est héréditaire, de même que la pièce de terre dont il est investi reste dans sa famille aussi longtemps qu’il a des descendants mâles. On ne donne pas de nouvelles investitures. Quand un djeich a plusieurs enfants, ils peuvent tous prendre le métier des armes ; quand ils n’ont pas de chevaux, ils le font à pied. Ils sont alors nommés tsirâs et reçoivent, quand ils sont employés par l’amil du district, une solde moindre que le djeich monté.
L’antique institution des djeich forme avec les bochari toute la cavalerie de l’armée marocaine. Y compris les bochari, il se trouve toujours environ de 10 à 12000 cavaliers auprès du sultan ; ils appartiennent aux tribus des Chiragah, des Oulad Djemaah, des Chirardah, des el-Houdavah, et des Rouwafah (tribus du Rif) ; en temps de guerre, ces tribus fournissent 30000 cavaliers, non compris ceux qui restent au service des amils.