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Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)

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Femme marocaine en toilette de rue.

Une troupe d’Arabes algériens, qui avaient fui leur patrie et s’étaient fixés dans ce pays, apparut également pour rendre hommage au sultan ; il s’y trouvait un fils et un parent de Si Sliman, le cheikh bien connu qui a joué un rôle brillant dans les guerres d’Abd el-Kader contre les Français et que j’avais rencontré à Fez quelques mois auparavant. Les Algériens saluèrent également mon compagnon Hadj Ali et lui demandèrent des nouvelles de leur patrie. Ils ne renoncent pas encore à la disputer aux Français, qu’ils haïssent, et du Maroc ils conspirent contre la France. Le sultan a assigné à la grande famille de Si Sliman un territoire auprès de Marrakech, où elle est provisoirement à l’abri des poursuites des autorités françaises. Si Sliman lui-même vit d’ailleurs, comme je l’ai dit, presque toujours à Fez, dans le voisinage du sultan.

La cérémonie ne fut pas terminée avant midi, et dans cette vaste plaine presque sans arbres le soleil brûlait ardemment. Le représentant du sultan rentra en ville suivi des troupes brillantes des différentes tribus qui s’étaient montrées et qui affirmaient ainsi de nouveau leur soumission. Les askars rentrèrent également et, après eux, la masse de gens qui avaient assisté à cette revue comme spectateurs. Cette foule était composée principalement des classes inférieures de la population : ouvriers, Nègres, femmes et tous les parasites qui se groupent dans l’entourage du représentant du sultan et des autres hauts fonctionnaires. Les éléments plus distingués, appartenant à la bourgeoisie aisée et commerçante, se tiennent écartés de ces fêtes dynastiques ; ils ne sont pas du tout contents du gouvernement actuel, se plaignant amèrement du défaut d’indépendance du sultan et du brutal manque d’égards des fonctionnaires et des grands de l’empire.

Je laissai écouler la grande masse du peuple et rentrai alors à cheval dans la ville, suivi de mon escorte et fatigué de mon long séjour dans cette plaine exposée au soleil. Pendant les heures brûlantes du jour tout fut tranquille dans la ville, mais vers cinq heures commencèrent sur la place, devant ma maison, les jolies fantasias des différentes tribus du voisinage de Marrakech, et de ma terrasse je jouis facilement de ce coup d’œil. D’ordinaire, dix à vingt cavaliers d’une seule et même tribu se mettaient en ligne et commençaient alors leurs jeux. On fait d’abord quelques foulées au galop avec des rênes très raccourcies ; puis, à un signal, on rend la main, et les chevaux partent à fond de train. Les cavaliers font toutes sortes d’évolutions avec leur long fusil à pierre ; ils se dressent sur leurs larges étriers, se retournent en arrière, sautent à pieds joints sur leur selle, jettent leur arme en l’air et la rattrapent adroitement, puis, à un signal donné, tirent une salve de coups de fusil. Cette scène est dominée par les cris farouches du public, les hurlements des cavaliers et le hennissement des chevaux, éperonnés à la plus forte allure. Quand les fusils sont déchargés, tous les cavaliers reviennent lentement et font place à une autre tribu. Les accidents sont fréquents dans ces courses folles. Leur ensemble constitue certainement un jeu guerrier et représente la méthode d’attaque du pays ; on retrouve chez tous les Arabes l’usage d’attaquer avec impétuosité et en anéantissant tout ; s’ils rencontrent de la résistance, ils disparaissent aussi vite qu’ils sont venus.

Femme marocaine en costume d’intérieur.

Une telle fantasia produit un très grand effet, tant par le coloris varié des vêtements des cavaliers, que par la bigarrure des harnais de leurs montures. Pour une fête aussi solennelle que celle de la naissance du Prophète, on avait amené les meilleurs chevaux, en les ornant de brides de cuir rouge, de mors soigneusement argentés et d’étriers élégamment ciselés ; quatre ou cinq couvertures de couleurs différentes sont superposées sur le dos de chaque cheval, puis vient la selle, recouverte de cuir rouge, étroite, fortement relevée en avant et en arrière. Les cavaliers eux-mêmes portent par-dessus leur large chemise blanche un cafetan de drap de couleur, puis un burnous blanc ; des pantoufles de cuir jaune ou des bottes à l’écuyère de cuir coloré, avec les immenses pointes de fer vissées qu’ils emploient au lieu de nos éperons. Le poignard, dans un fourreau élégamment orné d’argent, pend à une ceinture de soie de couleur. De la main droite le cavalier tient son fusil, souvent long de six pieds ou davantage et dont le fût est orné d’incrustations en argent ou en ivoire, tandis que le canon porte de larges bandes d’argent et des arabesques gravées. Quelques douzaines de cavaliers ainsi équipés, galopant à une allure folle, avec leurs vêtements flottant et brillant au loin dans le clair soleil, forment en vérité un magnifique spectacle ; je comprends facilement que les Marocains ne puissent s’en rassasier.

Ces fantasias se prolongèrent devant ma maison très tard dans la soirée, et y attirèrent une grande foule. Les premières étoiles apparaissaient quand les derniers cavaliers disparurent sur leurs chevaux épuisés, pour aller prendre leur part de l’abondant repas du soir distribué par le représentant du sultan.

Le jour suivant, 24 février, les fêtes se prolongèrent encore. Le ciel s’était couvert, et le baromètre était tombé de 5 millimètres depuis le soir précédent, mais la pluie ne se montra pas, et les fantasias recommencèrent, devant ma maison ainsi que dans quelques parties de la ville, avec le même intérêt de la part du public. Elles ne furent interrompues pendant quelque temps que par la procession de la Zaouia, ordre religieux qui célèbre ses orgies effrayantes lors de cette fête. Le chef-lieu de cette confrérie se trouve, comme on le sait, à Meknès ; c’est là qu’a eu lieu, il y a peu de temps, l’élection d’un nouveau chef ; à Marrakech le fils du directeur mort récemment à Meknès fait fonction de chef. Je dois aussi remarquer que la lie du peuple prend une part presque exclusive à ces exhibitions et à ces processions stupides de la Zaouia ; les meilleurs éléments de la bourgeoisie s’en tiennent éloignés et y voient, comme tout homme de sens, une abomination ; mais ils ne peuvent protester autrement et doivent laisser les choses suivre leur cours.

La procession de la Zaouia traversa ce jour-là la place où se trouve ma maison, de sorte que je pus la voir commodément sans être trop facilement remarqué. Son approche se fit connaître au loin par un bruit confus, roulement de tambour et sonneries stridentes de longues trompettes ; puis apparut l’avant-garde, groupe d’environ cinquante femmes de la plus basse classe, la plupart Négresses, le visage découvert, et portant de misérables vêtements déchirés. Elles dansaient en poussant des cris incompréhensibles et en faisant toutes sortes de contorsions. Puis venait une bande de jeunes garçons, voyous de la plus basse espèce, qui conduisaient quelques veaux destinés à être plus tard tués et dépecés. Cette bande cherchait aussi à se mettre au diapason de la fête en dansant et en titubant, en agitant la tête, en sautant, en hurlant, etc.

Ensuite arriva le gros du cortège, précédé d’un homme muni d’un grand sac dans lequel il jetait l’argent qu’on lui donnait de tous côtés : suivait le saint, le chérif, vêtu d’un cafetan vert, coiffé d’un turban vert, monté sur un cheval blanc, conduit à la main par quelques hommes. Ce chérif était du reste également Nègre, et regardait stupidement et sans faire un mouvement la foule qui s’agitait autour de lui. Derrière le chérif étaient portés quelques drapeaux, puis venait une musique, qui faisait un vacarme d’enfer. Enfin arrivait une foule comptant une centaine d’hommes, presque tous de la plèbe la plus vulgaire, vêtus de haillons, effrayants de saleté et pleins de vermine, qui dansaient en poussant des hurlements sauvages et sautaient de telle sorte que l’écume sortait de leurs lèvres. Un groupe spécial était formé des gens qui s’estropient volontairement ; ils portaient toute espèce d’armes antiques, haches, piques, couteaux, et s’en déchiraient surtout la figure et la tête, à tel point qu’ils étaient inondés de sang ; c’était un coup d’œil affreux sous tous les rapports ! Beaucoup couraient à quatre pattes, en aboyant comme des chiens ; d’autres devaient être maintenus de force : ils étaient devenus fous furieux et auraient pu causer facilement des malheurs. Quelques chiens rencontrés par cette foule furent mis en pièces et dévorés tout crus séance tenante.

Cette procession se meut très lentement et s’arrête souvent pour exécuter certaines danses ; elle mit longtemps avant d’avoir défilé complètement devant ma maison ; pendant des heures on entendit dans les rues voisines le bruit sauvage de cette foule imbécile et fanatique, qu’une caste de prêtres sans conscience emploie pour arrêter les progrès de la civilisation étrangère. Les Maures intelligents, qui vivent surtout d’affaires, et les paisibles laboureurs arabes ne verraient certainement aucun mal à ce qu’un État chrétien s’occupât plus des affaires marocaines que cela n’a été possible jusqu’ici. Il est vrai que l’auréole des sultans, et surtout celle des chourafa, ces mendiants sacrés et sans nombre, en serait fortement amoindrie.

Quoique à Marrakech la procession de la Zaouia soit déjà tout à fait effroyable, celle de Meknès la surpasse encore en abominations. De même qu’à Marrakech, la mellah est fermée à Meknès, car personne ne serait à même d’arrêter la foule furieuse ; des Chrétiens n’ont jamais pu encore se trouver dans cette ville à pareil moment ; en tout cas ils seraient certainement forcés de s’y cacher. On dit que, plus d’une fois, des Nègres esclaves ont été déchirés par la foule en délire.

Les fantasias des Berbères durèrent encore plusieurs jours. Beaucoup d’entre eux étaient venus de fort loin et voulaient tirer tout le parti possible de leur séjour dans cette grande ville ; d’autres, qui n’étaient pas dans les meilleurs termes avec le gouvernement marocain, regagnèrent aussi vite que possible leurs montagnes natales et se contentèrent des témoignages de politesse les plus indispensables, qu’ils ne pouvaient différer de rendre au représentant du sultan. Sur le visage de beaucoup des fiers habitants berbères des montagnes on lisait combien peu volontiers ils rendaient hommage à ce dignitaire, et combien ils haïssent la population efféminée des grandes villes, où les intrigues de cour se machinent et s’exécutent. Le Berbère a un sentiment élevé de la liberté, que la domination séculaire des Arabes n’a pas étouffé.

Le baromètre avait continué à baisser pendant les derniers jours, mais aucune pluie n’était survenue ; la puissante chaîne de l’Atlas était environnée, il est vrai, d’épais nuages, et, pendant qu’à Marrakech nous jouissions d’une température très douce, sur les hauts sommets il devait tomber des masses de neige, au souffle des rudes vents de février.

Le 26 eut encore lieu un grand marché du jeudi. J’y allai pour acheter, s’il était possible, une paire de bons mulets ; mais ils ne valaient pas moins de 40 douros (200 francs), prix trop élevé. Comme, de plus, il y avait très peu de chameaux, je retournai en ville sans acquisition. Le soir, le ciel se couvrit ; un violent vent du nord-ouest, qui tourna bientôt au nord, s’éleva et chassa de sombres nuages sur tout l’horizon vers l’est et vers le sud. On remarquait de fréquents éclairs dans les nuages qui couvraient l’Atlas ; mais pas une seule goutte de pluie ne tomba sur les plaines desséchées de Marrakech.

Les fantasias de la journée furent interrompues par des représentations de chanteurs, de danseurs, de baladins et de charmeurs de serpents. La place où se trouve ma maison sert à ces exhibitions, et il s’y trouva bientôt une foule nombreuse et reconnaissante, qui vit avec étonnement un Nègre de l’oued Sous jouer avec quelques gros serpents, auxquels les crochets venimeux manquaient ; un autre avalait de l’étoupe et retirait de sa bouche des rubans aux couleurs variées. D’autres écoutaient des conteurs d’histoires, ou regardaient les danses beaucoup moins calmes de quelques jeunes garçons, bien vêtus, disposés à se louer aux amateurs. Comme dans presque tous les pays orientaux, ce vice infâme est répandu généralement au Maroc ; chacun des hauts fonctionnaires entretient un plus ou moins grand nombre de jeunes Nègres castrats.

Les différentes députations des provinces voisines rentrèrent peu à peu dans leurs pays, et les fêtes prirent fin. Je commençai alors mes préparatifs pour mon voyage du désert, car je pouvais acheter à Marrakech certains articles de meilleure qualité et à plus bas prix que de l’autre côté de l’Atlas : j’acquis ainsi au marché un chameau de l’oued Sous pour 26 douros, et pour ma sûreté personnelle je me fis donner par le cadi (juge) un certificat de propriété : je commandai également des outres de peau de mouton, à 3 douros environ la pièce. Le 28 février, mon compagnon Benitez revint de Mogador, où je l’avais envoyé. Il me dépeignit le chemin comme très mauvais et très pierreux, et la marche tout entière comme très fatigante ; l’un des chevaux revenait fortement blessé. Benitez m’apporta une caisse de divers objets nécessaires pour le voyage, de même que 5000 francs en monnaie d’argent espagnole et française ; j’y perdis quelque argent, car là-bas on aime mieux les pièces françaises de cinq francs que les pièces espagnoles de cinq pesetas, et on leur donne une valeur supérieure. J’étais d’ailleurs heureux d’avoir pu réaliser, sans beaucoup de difficultés, de nouveaux moyens pour exécuter mon voyage d’après le plan que je rêvais. De l’argent emporté d’Europe il ne me restait plus que quelques milliers de francs, en sorte que je commençai mon entreprise avec une somme extrêmement restreinte. Il est vrai que je ne devais payer qu’après mon expédition mes deux compagnons et interprètes, ainsi que mes serviteurs ; j’espérais donc avoir assez d’argent pour acheter une certaine quantité de chameaux et des marchandises pour le voyage de Timbouctou. La grande affaire était d’arriver à la lisière nord du désert sans être détroussé.

Le 29 février fut encore un jour de grande fête pour les Maures et surtout pour les gens de l’oued Sous, qui sont nombreux ici. Ils firent une procession avec un bœuf, destiné à être sacrifié ensuite et dont la viande devait leur être partagée en grande partie. Une procession de la Zaouia eut également encore lieu, et quelques habitants du Sous s’y distinguèrent surtout en se blessant eux-mêmes avec des couteaux et des haches. Ce jour-là il plut enfin ; on disait que dans les environs de la ville la pluie tombait depuis longtemps et en grande quantité.

L’un des Juifs qui viennent nous voir constamment part demain pour Mogador ; je donne à cet homme, nommé Mimon, des lettres pour le consul allemand Brauer, auquel je fais aussi des commandes de conserves, de médicaments, etc., qui doivent m’être envoyées à Taroudant. Il y a en effet des moyens de communication plus commodes et plus fréquents de Mogador à l’oued Sous que de ce point à Marrakech. Quoique plus tard je sois resté longtemps à Taroudant, ces objets ne me sont jamais parvenus : j’ai dû en conclure qu’ils avaient été égarés.

Pour le voyage projeté au désert il me fallait acheter des marchandises en grande quantité : des provisions et des articles destinés à servir de présents. J’achetai pour mes serviteurs plusieurs fusils à pierre indigènes, car je n’avais emporté d’Europe qu’une petite carabine Mauser et quelques revolvers ; puis une grande quantité de riz, de thé, de café, de sucre, de bougies, d’étoffes ; quelques livres de prières arabes, de l’essence de rose, des parfums, etc. Tous ces achats diminuaient déjà considérablement mon numéraire. Le temps était constamment sombre et pluvieux ; le baromètre était toujours plus bas de 10 millimètres que le jour de mon arrivée à Marrakech.

Le 2 mars il m’arriva un courrier du consul Brauer de Mogador, avec quantité de lettrés d’Europe, qui me réjouirent extraordinairement ; c’étaient les dernières nouvelles que je devais recevoir pour longtemps. Deux de mes serviteurs, un certain Achmid et un homme de l’oued Sous, qu’on nommait d’ordinaire Sousi, déclarant qu’ils ne pouvaient partir avec moi, je les congédiai.

Parmi les provisions que j’emportais était un grand sac de pain biscuité. Au Maroc on trouve partout un très bon pain de froment en petites miches plates ; j’en fis faire plusieurs centaines, qui furent coupées en quatre et recuites dans cet état : cela fit une sorte de pain biscuité, qui se conserva très bien dans l’air sec du sud et me rendit d’excellents services. Je recommande cet objet d’alimentation, très simple, très économique et agréable sous tous les rapports, à ceux qui voudraient faire un voyage semblable. Je conservai sous sa forme l’argent qui me restait : on accepte partout volontiers les pièces de cinq francs, même à Timbouctou et au Soudan.

Le 4 mars était encore marché du jeudi ; j’y acquis un second chameau, très vigoureux, pour 32 douros ; il devait porter jusqu’à 400 livres, tandis que l’autre ne pouvait porter que 3 quintaux. Celui de mes chevaux qui avait été à Mogador était si fortement blessé que je craignis de le perdre en route ; j’achetai donc un âne très vigoureux, pour le prix respectable de 13 douros.

Je dois d’ailleurs faire remarquer que le conseil qui m’avait été donné d’acheter des chameaux était fort mauvais. Ces animaux sont incapables de faire un voyage par-dessus l’Atlas, et j’eus toutes sortes d’ennuis avec eux. Il faut employer exclusivement des mulets et des ânes quand on voyage dans les montagnes. De plus, les chameaux du Maroc ne valent rien pour les voyages au désert, de sorte qu’il me fallut plus tard échanger, avec perte, mes deux chameaux.

Les Juifs qui auraient volontiers été à Timbouctou vinrent souvent me trouver ; mais je finis par leur déclarer nettement que je ne pouvais entreprendre avec eux une expédition commerciale ; je prétextai que je n’avais pas assez d’argent, ce qui d’ailleurs était rigoureusement vrai. Le 5 mars j’écrivis encore quantité de lettres et renvoyai le courrier à Mogador ; malgré l’insécurité des routes en quelques points du Maroc, les lettres arrivent toujours à leurs destinataires. Ces derniers jours, le temps s’était éclairci, et mon départ put être fixé au 6 mars.

Je fis ma visite d’adieu au gouverneur, qui me souhaita tout le bonheur possible pendant mon voyage ; il m’était surtout reconnaissant de ne lui avoir créé aucun embarras et de n’avoir amené aucun conflit avec les indigènes. Il me fit remarquer que je lui avais tenu tout ce que je lui avais dit en arrivant, c’est-à-dire que je ne désirais qu’une maison pour me loger et un machazini pour me garder. Il me les avait fournis dès le premier jour, et depuis je ne lui avais plus rien demandé. Il m’en était très reconnaissant. Beaucoup d’étrangers sont évidemment à charge aussi bien aux autorités du Maroc qu’aux habitants parce qu’ils élèvent de trop grandes prétentions et qu’ils transforment ce qui leur est accordé par complaisance en un tribut dû à leur dignité d’Européen. Chez les Arabes on a un sentiment très fin du tact et de la bonne éducation, et l’on reconnaît volontiers le cas où un Roumi cherche à se rendre agréable. Ce n’est pas d’ailleurs fort difficile, et bien des voyageurs diminueraient ou même éviteraient une foule de difficultés, s’ils consentaient à vivre moins dans le cercle des idées natales et s’ils tenaient compte des usages du pays.

Quand je lis la description faite par le baron de Maltzan de son voyage au Maroc, et surtout de son séjour à Marrakech, j’y trouve bien des choses incompréhensibles. Un homme qui parlait l’arabe aussi bien que ce voyageur aurait certainement pu se montrer très librement dans Marrakech, et n’aurait pas eu besoin de se déguiser en Juif. Est-il possible que, dans le peu d’années écoulées entre le séjour de Maltzan et le mien, les circonstances aient changé aussi complètement, et que les idées des Maures sur les étrangers aient pu se modifier à ce point ? C’est ce que je puis difficilement admettre. Après Maltzan, l’expédition anglaise de Hooker, puis celle de Fritsch-Rein ont passé à Marrakech : mais ces messieurs ne font pas mention de désagréments qui leur soient arrivés dans cette ville. Il dépend presque toujours de l’Européen de s’entendre avec les indigènes.

La ville de Marrakech el-Hamra.

Nous possédons une suite de descriptions de cette ancienne capitale, dues à différents voyageurs dont la plupart, il est vrai, n’ont pu y demeurer que peu de temps. Hooker et de Fritsch donnent des renseignements précieux ; Maltzan dépeint son court séjour, et le livre de Conring donne également différents détails. Jusqu’ici la description la plus exacte est encore celle du Français Paul Lambert, auquel nous devons aussi un plan de la ville.

Marrakech est une vieille ville et a été, prétend-on, fondée au onzième siècle de notre ère. Sidi Yousouf ben Tachfin s’y serait d’abord établi et y aurait attiré les habitants de la ville d’Agmat, un peu au sud, et d’origine romaine. Marrakech doit s’être accrue rapidement, car des le siècle suivant elle était citée comme une des plus grandes du Maroc. Son enceinte est encore aujourd’hui très étendue, et, pour la suivre complètement, il ne faut pas moins de deux heures. Comme toutes les villes marocaines, elle est entourée de murs très épais. Ceux de Marrakech sont hauts de plus de vingt pieds et percés de sept portes. Ces murs, quoique consistant seulement en un mélange d’argile et de petites pierres fortement battu, auraient suffi jadis pour rendre un siège très difficile ; ils sont naturellement sans importance au point de vue de la guerre moderne ; d’ailleurs, en beaucoup d’endroits, ils tombent en ruines, et l’on croit inutile de les relever.

Comme je l’ai dit, Marrakech est sur un plateau d’environ 500 mètres d’altitude, au pied de l’Atlas, qui en paraît extrêmement voisin ; il faut pourtant deux petites journées de marche pour atteindre les avant-monts du nord. Ce plateau, surtout dans sa moitié septentrionale, est couvert de nombreux palmiers et oliviers ; vers le sud et le sud-ouest il est fort pierreux.

Les sept portes de Marrakech sont : 1o Bab el-Hammam (Porte du Bain), de la forme bien connue des portes mauresques, en fer à cheval, et avec des créneaux et des poivrières ; 2o Bab el-Debbagh ; 3o Bab el-Ailahn ; 4o Bab el-Chmis (Porte du Jeudi), parce qu’on arrive de là au grand Soko el-Chmis (Marché du Jeudi) ; 5o Bab er-Roumi (Porte des Étrangers), qui unit la ville aux bâtiments du sultan ; 6o Bab el-Tobihl, qui conduit en pleine campagne ; 7o Bab ed-Dokanah, qui mène au faubourg réservé aux lépreux. A chaque porte se tiennent une grande quantité de machazini, qui la gardent et qui examinent les entrants ; c’est là aussi qu’est payé l’octroi pour les marchandises et les animaux, et à cet effet il s’y trouve toujours quelques employés. Les portes sont fermées le soir ; les étrangers accompagnés de machazini y ont accès après la fermeture ; cette coutume se retrouve dans tout le Maroc. La mellah est également fermée la nuit.

Aux abords des portes, les rues sont larges, mais dans l’intérieur de la ville elles forment un réseau serré de ruelles étroites et malpropres ; les fabricants de poudre sont en même temps balayeurs des rues et utilisent les ordures déposées hors de la ville à la production du salpêtre.

La plupart des maisons ont un rez-de-chaussée, où se trouvent les meilleures pièces ; presque chacune d’elles a un puits dont l’eau sert à son entretien ; l’eau potable vient des puits et des citernes publiques. On construit les maisons uniquement en briques et en solives ; les pierres sont peu en usage. Les plus belles maisons se trouvent dans les quartiers de Zaouia el-Hadhar, Sidi-Abd-el-Asyz, Kat-ben-Ayd et Riadh-Zittoun. Il n’y a pas de promenades publiques ; néanmoins l’intérieur des murs renferme de nombreux et grands jardins, ainsi que des places publiques, et la moitié nord seulement de l’espace enclos par les murailles est couverte de maisons.

La ville est administrée de la façon suivante : un caïd ou gouverneur, qui représente le sultan ; son chalif, un chef de la police (moul-el-dhour), un directeur du marché (mohtasseb), deux juges (cadi), un administrateur des mosquées et fondations (nadher). Chaque métier a en outre son président (amin), et chaque quartier a son chef spécial (mokkadem et nadher).

Il y a trois prisons, dont une juive ; l’une, dans la citadelle, est spécialement destinée aux prisonniers d’État. J’ai décrit plusieurs fois la triste situation de ces endroits ; à Marrakech les prisons sont toutes souterraines ; la plupart des condamnés portent des chaînes, mais ils peuvent circuler dans de vastes salles. Ils ne reçoivent pas de nourriture, et en sont réduits à la charité publique, au produit de travaux faciles ou au secours de leurs parents.

Marrakech a deux grands marchés (soko), l’un du jeudi, l’autre du vendredi. Le premier (Soko el-Chmis) est le plus important. On y vend surtout des chevaux, des chameaux, des mulets, des bœufs et des ânes. Pour acheter un animal, on commence par l’examiner ; puis le vendeur doit garantir qu’il n’a pas été volé ; enfin le marché est conclu devant le commissaire du marché (adoul), qui pour cela prélève une petite somme.

Le marché du vendredi est tenu sur la place de Djma el-Fna, que j’ai déjà citée.

La ville a différents bazars : deux kaïsseria, où l’on vend des étoffes étrangères et des ustensiles ; le Soko el-Atarin (Marché des Épices), pour la vente du sucre, des épices, des drogues, etc., et un Soko Smata pour les travaux de cuir. Les autres artisans sont répartis dans certaines rues et dans certains foundâqs.

La mellah (quartier des Juifs) est très étendue. Les Juifs sont exposés aux chicanes et aux humiliations les plus grandes, et la visite du célèbre promoteur de l’Alliance israélite, sir Moses Montefiore, n’y a rien changé.

Tous les produits du sol sont soumis à un impôt (enkess), et les revenus en sont assez importants. Le marché aux grains, où se vend aussi le sel, se trouve au milieu de la ville et se nomme Rhaba. Tout près est le Soko el-Ghezel, marché des tissus et des fils, où à certains jours se vendent aussi des esclaves.

Lambert comptait en 1860 environ 50000 habitants pour la ville de Marrakech et établissait la liste que je reproduis ci-après, parce qu’elle représente en général la population d’une ville marocaine.

Négociants en gros 100
Marchands (tissus et épices) 500
(étoffes d’habillement et tapis) 300
d’huile, de bois, de charbon, de poterie 1000
Fabricants d’étoffes d’habillement et de tapis,etc 800
Forgerons, charpentiers, quincailliers, etc 350
Fabricants et marchands de cordons, etc 250
Tanneurs, cordonniers, savetiers 1500
Savants et étudiants 800
Prêtres et notaires 150
Agriculteurs et propriétaires 1200
Maçons, manouvriers, portefaix 2500
Meuniers et bouchers 600
Mendiants et vagabonds 1500
Employés du gouvernement 400
Nègres du gouvernement 2000
Soldats 2000
Machazini (soldats vassaux) 500
Total 16450

Si l’on ajoute à ce chiffre un nombre égal de femmes, une quantité d’enfants correspondante et environ 6000 Juifs, on a, à peu près, le chiffre de 50000 âmes. Beaucoup d’habitants ont, il est vrai, plusieurs femmes, mais la majorité doit se contenter d’une, les gens aisés pouvant seuls se permettre ce luxe.

Marrakech n’est pas une ville industrielle comme Fez, et ses produits ne jouissent pas d’une réputation aussi grande que ceux des autres villes, comme Rabat et Tétouan.

On y compte une centaine de moulins, qui sont mus par des chevaux, et près de quatre-vingts fours publics. Il y a également un certain nombre de bains publics.

Comme monuments se faisant remarquer par leur beauté architecturale, il n’y a que la Koutoubia, la grande mosquée, qui mérite d’être citée ; les autres mosquées sont de vastes bâtiments sans mérite particulier. On raconte que l’une des portes de la mosquée el-Mouezzim de même que la Bab (porte) el-Chmis viennent d’Espagne et en ont été apportées par le sultan Mansour, ainsi que la porte conduisant à la kasba, qui vient, dit-on, morceau par morceau, d’Algésiras.

L’eau abonde à Marrakech, et les réservoirs sont alimentés par des aqueducs venant des montagnes environnantes.

Les palais du sultan, avec leurs jardins, occupent un espace immense et forment tout un quartier de la ville ; mais ils n’ont aucune valeur architecturale.

Il existe beaucoup d’écoles, et les enfants sont envoyés très jeunes dans les hadar, où les tholba sont chargés de leur faire apprendre par cœur le Coran et de leur donner quelques leçons d’écriture. Ceux qui veulent se perfectionner vont aux mdersa, où l’on étudie les livres des vieilles bibliothèques. Après un séjour de plusieurs années dans ces dernières écoles, l’élève devient thaleb et peut alors entrer dans les différentes carrières du service public.

En dehors de l’enceinte se trouve une colonie pour les lépreux ; il leur est strictement interdit d’entrer dans la ville ; ils ont une mosquée et une prison particulières et, en général, une administration spéciale pour leur communauté. Même dans cette colonie, nommée el-Hara, il y a un quartier séparé pour les Juifs.

La zaouia Sidi-bel-Abbès est une grande institution de bienfaisance où les pauvres reçoivent des aumônes et l’hospitalité de nuit ; c’était aussi jadis un lieu d’asile pour les gens recherchés par le gouvernement.

Marrakech était certainement une ville extrêmement riche, grande et bien administrée, qui a beaucoup perdu par suite du séjour presque constant de la cour à Fez. Comme tout le Maroc, elle montre les traces les plus évidentes de la décadence ; tant que des conditions tout à fait nouvelles ne se produiront pas dans les affaires politiques et religieuses de l’empire, toutes ces villes jadis puissantes ne pourront se relever ; il ne peut sortir aucune vie nouvelle des ruines mahométanes.


CHAPITRE IX

VOYAGE A TRAVERS L’ATLAS.

Départ de Marrakech. — Mon personnel. — Tamesloht. — Défaut de sécurité. — Changement de noms. — Oued Nfys. — Éboulement de montagne. — Amsmiz. — Canaux. — Oued el-Mel. — Darakimacht. — Mzoudi. — Un pieux insensé. — Seksaoua. — Imintjanout. — Jolie vallée. — Djebel Tissi. — Kasr er-Roumi. — Villages de Chelouh. — Partage des eaux. — Aït-Mousa. — Bibaouan. — Voyages précédents. — Emnislah. — Les Howara. — Forêts d’argans. — Taroudant. — La chaîne de l’Atlas.

Le 6 mars 1880, je pus quitter Marrakech el-Hamra, la ville jadis résidence grandiose de l’empereur du Maroc, et riche en jardins. Jusqu’ici j’avais suivi des chemins que les Européens avaient plusieurs fois foulés et décrits ; il s’agissait maintenant de traverser une contrée qui était assez peu connue, et dont les dangers n’étaient appréciés que d’une manière générale, sans qu’on pût s’en faire une idée exacte. Nous formions une caravane importante, lorsque, le matin de ce jour-là, accompagnés de quelques amis, nous chevauchâmes par les rues tranquilles de Marrakech ; auprès d’une des portes s’était rassemblée une troupe de femmes et d’enfants, parents et alliés de mes serviteurs ; ils nous souhaitèrent gaiement un heureux voyage. A la porte, le vieux machazini qui pendant mon séjour m’avait servi de surveillant et de gardien me quitta après avoir reçu une forte récompense et en appelant les bénédictions d’Allah sur notre entreprise.

Mon escorte se composait des personnes qui suivent : Hadj Ali Boutaleb et Cristobal Benitez, mes deux interprètes engagés depuis Tanger ; avant le départ j’avais exposé nettement au dernier les dangers et les risques de l’entreprise, ainsi que ma ferme volonté de ne me laisser décider par rien à une marche rétrograde. Je voulais, par tous les moyens, atteindre le but que je m’étais proposé, Timbouctou ; mais je ne voulais pas, s’il nous arrivait malheur en route, entendre de reproches. Benitez me déclara qu’il avait parfaitement conscience du danger, mais qu’il ne voulait pas se séparer de moi. Déjà pendant notre séjour à Marrakech il a passé pour un Arabe du nom d’Abdallah ; son extérieur répond entièrement à ce nom, et, comme il parle couramment l’arabe maghrébin, et qu’il connaît parfaitement tous les usages des Marocains, on le prend généralement pour un croyant. En outre, un jeune chérif s’est joint à nous, à Marrakech ; il est allié à la famille du sultan, et appartient à la suite de son oncle, Mouley Ali. Il est originaire du Tafilalet et se nomme Mouley Achmid ; c’est le seul amour des voyages qui le pousse à faire avec nous une grande partie de l’expédition. Comme pendant notre séjour il s’était montré homme de bonne volonté et de ressources, et qu’en qualité de chérif, quoique jeune encore, il pouvait me rendre des services, sa compagnie me parut désirable. Nous quatre formions les principaux personnages de la caravane et mangions ensemble.

Sidi Mouhamed ben Djiloul, qui avait été engagé à Fez, servait de cuisinier ; au début de l’entreprise il montrait beaucoup de courage et promettait d’aller partout où je voudrais. Deux jeunes garçons, Mouhamed et Amhamid Farachi, lui servaient d’aides et faisaient le service des tentes ; enfin Mouley Ali, Hadj Mouhamed et Kaddour s’occupaient des chevaux et des chameaux.

De tous ces gens, les deux interprètes et Kaddour ont seuls fait tout le voyage avec moi. Le petit Farachi est un jeune Nègre castrat, de treize ou quatorze ans, qui s’est offert volontairement à nous comme serviteur. Il faisait auparavant partie des esclaves du sultan et était chargé d’un service dans ses tentes pendant son séjour à Marrakech. Le machazini qui m’avait été donné fit d’abord des objections à son engagement, mais ensuite il se laissa persuader par la mère du jeune garçon, une pauvre femme, et permit à Farachi de nous suivre pendant une partie de la route.

Notre nombreux bagage est partagé entre deux chameaux, deux chevaux, un mulet et un âne ; Hadj Ali et moi avons chacun un cheval de selle ; les autres doivent s’arranger comme ils peuvent sur les animaux de bât. Mes gens sont tous armés de fusils à pierre marocains et de sabres ; comme je l’ai dit, je n’avais emporté d’Europe qu’une carabine Mauser, qu’Hadj Ali s’était donné mission de porter ; en outre j’avais partagé entre mes gens quelques revolvers.

Le gouvernement cessait là de me donner des machazini ; si j’avais insisté, on m’en aurait bien accordé un, mais il m’aurait certainement été un embarras ; je préférai engager pendant ma route, d’un bivouac à l’autre, d’autres gens comme guides.

Le jour précédent, j’avais fait ma visite d’adieu au gouverneur de Marrakech ; je ne pus lui donner beaucoup de détails sur mes projets de voyage, car il aurait été obligé, d’après la lettre du sultan, de m’aider et d’accepter une sorte de responsabilité à mon sujet : ce qui lui eût été évidemment incommode. Nous nous séparâmes donc bons amis : lui satisfait d’être débarrassé de ma personne, et moi heureux également qu’il ne voulût pas me gêner dans ma marche en avant par son zèle administratif.

Le premier jour de route, nous arrivâmes à la petite ville de Tamesloht, à environ quatre heures au sud-ouest de Marrakech ; c’est surtout une zaouia pour les femmes, car c’était précisément un jour de fête, et nous rencontrâmes de nombreux groupes de femmes et d’enfants, qui s’y étaient rendus en pèlerinage.

Après avoir quitté la couronne de bois de palmiers qui entoure Marrakech de tous côtés, nous entrâmes sur un plateau nu, couvert de cailloux roulés.

Plus loin survinrent des plateaux calcaires à couches horizontales et se décomposant en cuvettes, comme j’en ai souvent observé ; ils s’élèvent jusqu’à dix mètres au-dessus de la plaine environnante. Les cailloux roulés consistaient surtout en roches éruptives. Nous passâmes près d’un réservoir d’eau placé dans le voisinage d’un petit bois d’oliviers, et qui sert à alimenter la ville et ses jardins ; puis nous traversâmes quelques petits oueds desséchés, entre autres l’oued Bacha, qui appartiennent au bassin du Tensift, et nous atteignîmes, un peu après midi, notre but de la journée, la petite ville de Tamesloht. Cet endroit est entièrement entouré de jardins de palmiers et d’oliviers ; il paraît peu peuplé ; c’est, comme je l’ai dit, une zaouia. La température était assez élevée : à l’ombre nous avions eu jusqu’à 28 degrés centigrades, et tout le terrain parcouru était nu et sans ombre. Nous dressâmes nos tentes dans une prairie à l’ouest de la ville ; il n’y a pas de fonctionnaire du sultan, et l’on ne pouvait compter sur une mouna. Je fis acheter le nécessaire, de sorte que nous n’indisposâmes en aucune façon la population, dont l’accueil était très froid.

Mon escorte montra de nouveau dans cet endroit une certaine anxiété qui m’inquiéta, et, quand la nuit tomba, elle organisa volontairement un service de sûreté. La moitié seulement dormit, tandis que le reste garda le bivouac toute la nuit avec les armes chargées. Était-ce le zèle d’un premier jour de route et la circonstance que nous n’avions pas de machazini ? ou bien y avait-il réellement un danger sérieux ? En tout cas je n’ai jamais remarqué un tel soin dans les mesures de précaution. Vers le soir, quand quelques personnes apparurent au camp, peut-être par pure curiosité, elles furent renvoyées, et d’une façon si énergique, que je redoutai une querelle ; le chérif du lieu comprit qu’il ne pouvait complètement ignorer la présence d’étrangers qui passaient près de lui, et nous envoya un souper. Mes gens avaient une telle méfiance au sujet de ce repas, qu’ils exigèrent que les porteurs en mangeassent avec eux. Ils craignaient d’être empoisonnés, et l’on dit que, réellement, un voyageur arabe serait mort de cette façon, il y a peu de temps. D’après cela, il semble que Tamesloht ait une très fâcheuse réputation ; on ne peut jamais compter sur la population d’une zaouia, et les soupçons de mes gens, dont quelques-uns connaissaient bien cet endroit et sa réputation, paraissent avoir été complètement justifiés.

Je passai la nuit presque sans sommeil. L’appel réciproque et constant de mes sentinelles ne me permit pas de reposer, et à peine étais-je un peu assoupi, que je fus réveillé : c’était à mon tour de prendre la garde. Je dus donc, pendant quelques heures, patrouiller dans tous sens, le fusil à la main, jusqu’à ce que je fusse relevé vers le jour.

Déjà pendant les derniers jours de ma présence à Marrakech je m’étais constamment servi du costume maure ; depuis je le portai définitivement ; je changeai également de nom, et me fis appeler Hakim Omar ben Ali ; Hakim est le nom générique des lettrés et désigne spécialement un médecin. Mes gens avaient ordre de ne me nommer que par ce nom ; nous décidâmes que je passerais pour un médecin turc de Constantinople. On sait que dans l’armée du sultan de Turquie se trouvent des gens des nations les plus diverses, surtout parmi les médecins, et ce déguisement me parut la forme la plus acceptable qui pût justifier mon extérieur fort peu oriental.

Le matin suivant, il était près de huit heures quand tous les animaux furent chargés, et le soleil était déjà haut lorsque nous partîmes.

Notre but était la kasba du caïd de la tribu d’Amsmiz, qui est directement au sud de notre bivouac et se trouve déjà dans les vallées antérieures de l’Atlas.

Le chemin passait d’abord, au sud-ouest, par une plaine pierreuse, jusqu’à l’oued Nfys, qui sort de la vallée d’Amsmiz, coule vers le nord, se joint plus tard à l’oued Tensift et en constitue l’affluent le plus important. Le large lit de la rivière ne roulait qu’un mince filet d’eau ; nous passâmes un foundâq solitaire, sorte d’hôtellerie de l’État, et ensuite un petit hameau, nommé Agadir-ben-Sela. La rivière traverse là un pays de collines, d’accès difficile ; je remarquai du schiste argileux bleuâtre, à couches presque verticales et parallèles à la direction principale de la montagne[20].

Après avoir passé, en nous dirigeant vers le sud, ce terrain de collines, nous entrâmes dans un plateau étendu, qui s’allonge jusqu’au pied de l’Atlas, en s’élevant doucement vers le sud, et atteint, à l’endroit où se trouve le bourg d’Amsmiz, une altitude de 1108 mètres. De nombreuses coupures ou ravines montrent que ce plateau, jusqu’à une profondeur considérable, est composé de débris d’érosion disposés par couches et dont la partie inférieure est liée en un conglomérat très grossier. Nous remontons constamment la vallée de l’oued Nfys, jusqu’au lieu de son origine, où se trouvent un certain nombre de petites localités appartenant au caïd d’Amsmiz.

Partout où sur ce sol pierreux un peu de terre arable s’est laissé conquérir, la population, laborieuse et pauvre, a créé des champs d’orge et des jardins d’oliviers ; elle s’occupe aussi d’élevage, et nous apercevons souvent des troupeaux de moutons et de chèvres. Les habitants sont presque exclusivement des Chelouh ; leur attitude envers nous n’est pas prévenante, mais elle est encore moins hostile.

Le soir, vers six heures, quand nous eûmes franchi les portes de la kasba, on nous indiqua une place, entourée de murs et de jardins, où nous pourrions dresser nos tentes. Le caïd se fit expliquer ce que nous voulions, et, quand il apprit que nous comptions y passer la nuit pour partir le matin suivant, il en fut très satisfait et nous envoya immédiatement une mouna. Quelques années auparavant, l’expédition anglaise de Hooker avait passé par là et avait entrepris d’Amsmiz de grandes excursions dans l’Atlas ; le caïd avait alors donné des preuves indubitables de ses mauvaises dispositions envers les Chrétiens et n’avait accordé son concours aux Anglais, pour leurs excursions, que sur les pressantes recommandations du gouvernement marocain.

Tous ces petits villages berbères sont entourés de hauts murs d’argile, et leurs maisons sont faites de même en argile jaune fortement battue. En général, les petites kasba produisent une impression d’ordre et de propreté. Le pays est très beau et, par suite de sa situation élevée, extrêmement sain ; les habitants, à l’aspect un peu sauvage, sont des montagnards vigoureux, habitués dès leur jeunesse à une vie assez rude.

D’Amsmiz une sorte de chemin et un col conduisent, par-dessus le haut Atlas, dans l’oued Sous ; mais on me dit que l’ascension de ce col était si difficile que je ne pourrais descendre avec des animaux chargés, et l’on me conseilla de prendre le chemin à l’ouest, d’Imintjanout par-dessus l’Atlas, pour aller à l’oued Sous par le col de Bibaouan. Nous avions donc fait un grand détour en venant à Amsmiz, et il nous fallait retourner assez loin sur nos pas, vers l’ouest et le nord-ouest, pour trouver le passage le plus facile à travers ces montagnes. Quoiqu’une perte de temps de quelques jours en fût la conséquence, je n’avais pourtant pas à regretter d’avoir vu cette vallée.

Le 8 mars, à huit heures du matin, nous partions en nous dirigeant d’abord vers l’ouest. Le plateau est ici parcouru par de nombreux canaux qui servent à l’irrigation des champs d’orge et dont la construction dans ce terrain pierreux, recouvert d’une profonde couche d’argile jaune, a dû causer d’assez grandes difficultés. Nous laissons à notre droite un petit bourg, Soko Chmis Tiskin, sur lequel se tient un marché hebdomadaire, fort couru de la population environnante ; puis, après avoir passé quelques oueds desséchés, nous atteignons le point d’Aït-Sali, où se trouve une source ; toute la plaine jusque vers le sud est couverte de champs d’orge et de jardins d’oliviers ; elle est parcourue d’un réseau de canaux. Puis nous arrivons sur un plateau stérile, très pierreux, qui est parcouru par un oued profond dont les berges sont verticales, l’oued el-Mel, ou oued Asif el-Mel, qui se jette ensuite dans le Tensift.

Nous longeons pendant un instant vers le nord l’oued el-Mel, et à trois heures nous nous arrêtons sur la rive droite de la rivière, dans un petit village, Darakimacht, habité par des Berbères de la tribu des Amsmiz. Nos animaux, très fatigués par ce mauvais chemin pierreux, ne pouvaient plus marcher, et nous dûmes passer la nuit dans ce petit bourg, d’une façon assez peu confortable. Un vieux marabout s’occupa un peu de nous et nous donna une petite mouna pour laquelle nous le récompensâmes largement, car il était facile de voir que la population et lui vivaient très pauvrement.

Nous n’avons pu atteindre notre véritable but, la kasba du caïd de Mzoudi. Le plateau s’est déjà abaissé considérablement, et ici, à Darakimacht, il n’a plus que 600 mètres d’altitude. De ce point la vue de la chaîne puissante de l’Atlas couvert de neige est magnifique, et c’est avec un véritable sentiment de plaisir que nous demeurons devant notre tente, savourant la douce fraîcheur du soir, après la fatigante chevauchée de la journée, en face d’une nature magnifique, et au milieu d’une population tout à fait étrangère.

Nous partîmes le jour suivant de grand matin ; nous n’avions, il est vrai, qu’une courte marche jusqu’à la kasba du caïd voisin, qui n’est qu’à quelques heures à l’ouest-sud-ouest de notre bivouac, mais qui se trouve sur l’autre rive. Nos animaux, lourdement chargés, eurent beaucoup de peine à descendre et à remonter les berges verticales, mais fort heureusement il ne se produisit aucun accident, et dès onze heures nous arrivions à la kasba du caïd de Mzoudi. Devant cette construction, entourée d’un mur d’argile haut et solide, et percé d’une étroite porte, se trouve une jolie place avec quelques buissons ; nous reçûmes l’autorisation de dresser là nos tentes. Pendant les voyages au Maroc il est toujours préférable de s’installer ainsi, car les salles des kasba sont généralement pleines d’insectes.

Devant la porte de la kasba étaient assises des Négresses qui vendaient des légumes, des fruits, etc. ; de petites troupes d’ânes chargés allaient et venaient ; des machazini se montraient sous leur haut tarbouch : on voyait qu’une circulation assez active avait lieu en cet endroit. Le caïd demanda qui nous étions et ce que nous voulions ; je lui envoyai la lettre du sultan, qui nous valut une mouna. La population étant surtout composée de Berbères, je préférai me tenir autant que possible dans ma tente, pour échapper aux regards curieux et aux questions des gens de la kasba. Mes interprètes contaient à tout venant que j’étais un hakim osmanli, et l’on finit par se contenter de ce renseignement et par me laisser en paix. Les champs d’orge sont nombreux ici, et l’on voit de tous côtés les monceaux de terre des conduites d’eau souterraines.

Hier soir, nous avons eu un peu de pluie ; aujourd’hui un fort orage s’est amassé, sans pourtant tomber sur nous.

Parmi les nombreux curieux qui sont venus de la ville, se trouvait un pauvre vieux saint, un pieux insensé, qui exhibait des blessures faites par lui-même, pour obtenir des aumônes. Il arriva, le haut du corps nu, et jeta plusieurs fois une grosse pierre, qu’il tenait des deux mains, contre sa poitrine avec une telle force qu’elle en résonna. Il le fit si souvent, que cette vue me mit mal à mon aise et que je le fis prier instamment de cesser et de disparaître avec ce qu’il avait reçu. Mais il fut si content de mon aumône, qu’il se jeta la pierre sur le crâne et sur le visage ; les habitants de la kasba, qui l’entouraient et qui jouissaient sans doute souvent de ce spectacle, souriaient à la vue du pauvre vieux, en pensant qu’il devait être un saint puisque de tels assauts lui faisaient si peu de mal.

Le soir, vers dix heures, le caïd m’envoya quelques hommes, qui chantèrent sans discontinuer pendant toute la nuit jusqu’à cinq heures du matin, de sorte que je passai une nuit blanche. Peut-être était-ce une garde en mon honneur, et ces gens diminuaient-ils l’ennui de leur veille par des chants ? Peut-être aussi était-ce une attention du caïd, comme le pensaient mes serviteurs ? En tout cas, je n’en fus nullement flatté.

Le jour suivant, 10 mars, nous nous dirigeâmes vers l’ouest, du côté de la kasba Seksaoua, en inclinant un peu vers le sud. Un jeune garçon berbère, qui, nous dit-il, avait été déjà plusieurs fois au delà de l’Atlas à Taroudant et qui se trouvait sans emploi à Mzoudi, nous pria de l’emmener avec nous ; j’acceptai et il se montra plein de bonne volonté et d’adresse. Il fut très heureux de partir avec nous, et nous amusa de toute espèce de tours en usage chez les Chelouh : il jonglait avec des couteaux et des fusils, les tenait en équilibre, etc.

Le chemin vers la kasba Seksaoua menait à travers une plaine stérile et pierreuse, toujours parallèlement à la montagne. Nous dépassâmes la kasba Douarani et nous atteignîmes, au bout de peu de temps, la kasba Seksaoua, tout près des montagnes, dans la vallée de l’oued Afansa, qui rejoint plus loin l’oued el-Mel.

Nous fûmes fort bien accueillis par le caïd, homme jeune, mais de très forte corpulence. Il était évidemment heureux d’entendre une fois parler du monde extérieur dans son solitaire château fort ; au bout de peu de temps il me reconnut pour être un Chrétien ; mais il trouva excellente mon idée de faire comme hakim turc le voyage par l’Atlas vers Timbouctou. C’était un caractère jovial, et son entourage se montra en conséquence fort aimable. Il me fallut souper chez lui avec mon interprète ; je l’amusai extrêmement par mon inhabileté à manger le couscous, mets national : aussi me donna-t-il la permission d’user d’une cuiller. Il envoya à mes gens un gros mouton gras et quantité de couscous, de sorte qu’ils étaient enchantés au plus haut point de ce cheikh des Chelouh.

Nous mangeâmes dans un jardin, et, après le thé, nous fîmes des exercices de tir avec mon fusil Mauser, qui imposa fort aux Berbères. Il est à remarquer qu’aucun des gens du pays ne réclama de présents ; il eût été facile à ce cheikh de me demander mon fusil en échange de la permission de passer l’Atlas ; mais il n’y fit pas la moindre allusion.

Il part également d’ici un chemin qui franchit l’Atlas ; mais le col n’est pas accessible aux animaux de bât ; le caïd nous recommanda la passe de Bibaouan, qui serait déjà assez difficile pour notre bagage et pour nos animaux.

Plus avant dans la montagne, il existe de nombreux villages chelouh ; presque toutes les vallées sont habitées jusque très haut vers leur origine, et cultivées aussi loin qu’il est possible ; ici les Chelouh sont suffisamment en sûreté contre le sultan et ses soldats.

Le matin du 11 mars nous quittâmes, après un adieu cordial, la maison hospitalière du cheikh berbère de Seksaoua. Nous marchâmes d’abord un peu au sud-ouest par quelques petites collines de cailloux roulés, et nous tournâmes ensuite au sud, droit vers les montagnes. Au village d’Imintjanout, qui n’est qu’à une grande heure de Seksaoua, nous pénétrâmes dans le véritable massif de l’Atlas. Cet endroit est important, car la plupart des caravanes qui circulent entre Marrakech et l’oued Sous franchissent de là les montagnes. D’autres préfèrent tourner entièrement l’Atlas, et prennent le chemin de Mogador à Taroudant, par lequel elles n’ont à franchir que les contreforts les plus bas à l’ouest de l’Atlas.

A l’issue de la vallée est Imintjanout, avec ses maisons d’argile jaune et quelques villages dans son voisinage ; un foundâq abandonné s’y trouve également ; il est probable que jadis un sultan y avait établi des gardes-frontières, pour tenir en respect les Chelouh, toujours aux aguets des caravanes. Lors de mon passage, tout y était paisible ; le caïd énergique de la tribu des Mtouga, placée plus au nord-ouest, s’était occupé de la sécurité du chemin.

Nous chevauchâmes d’abord pendant une heure directement vers le sud ; de chaque côté nous avions des couches verticales de calcaire blanc et de marne calcaire, appartenant probablement aux formations crétacées. Le chemin étroit suivait le flanc gauche de la vallée, puis tournait brusquement à l’ouest dans une large et belle vallée longitudinale, que nous suivîmes pendant plusieurs heures. A mesure que nous avancions, la vallée, sillonnée par un mince filet d’eau, devenait plus large et plus pittoresque. Quoiqu’elle fût bien cultivée, nous y rencontrâmes très rarement des créatures humaines ; en même temps que des champs d’orge, je remarquai particulièrement des amandiers en fleur, qui se trouvent là en grande quantité et donnent des fruits excellents. Nous vîmes également des oliviers, mais en moins grand nombre. Nous aperçûmes quelques maisons isolées, de l’autre côté de la vallée ; leurs habitants paraissaient être aux champs, aussi aucun d’eux n’était visible.

Vers une heure nous quittâmes cette gracieuse vallée, pour nous enfoncer de nouveau vers le sud dans les montagnes. Les chemins se bifurquent en cet endroit : l’un mène dans la direction du nord-ouest vers la mer et la forteresse d’Agadir ; l’autre, vers l’oued Sous. La marche devenait plus difficile ; nous nous approchions du puissant massif du djebel Tissi, qui consiste presque uniquement en d’énormes bancs de grès quartzeux dur et coloré en rouge vif. Nous fîmes halte dans le voisinage d’un ravin profond, qui formait un obstacle difficile pour nos animaux, déjà fatigués. Non loin de notre bivouac se trouvent une quantité de fermes isolées, habitées uniquement par des Chelouh.

L’endroit où nous dressâmes nos tentes pour y passer la nuit était situé dans une sauvage région de montagnes ; quelques Chelouh vinrent nous questionner sur ce que nous étions et sur nos intentions ; mais ils nous laissèrent en paix, et nous vendirent même un peu d’orge pour nos chevaux. Leurs maisons sont construites en argile, de la façon la plus primitive ; ils sont tous bien armés, vêtus de djellabas foncées et de courtes culottes de toile ; ils ont des mines sérieuses et quelque peu farouches. Leur rude et pénible manière de vivre dans les montagnes, leur combat perpétuel pour l’existence avec les Arabes de la plaine, les ont rendus défiants et ils voient un ennemi dans quiconque vient avec la recommandation du sultan. Ils ne se laissent pas entraîner à des conversations étendues, mais, dès qu’ils se sont assurés que nous sommes inoffensifs, ils se retirent et disparaissent dans leurs fermes isolées. Leur physionomie est nerveuse et vigoureuse, ils sont habitués aux difficultés de leur patrie montagneuse, et endurcis par leurs rudes travaux. Partout où un peu de sol argileux de la roche dure peut être cultivé, ils sèment de l’orge, qui suffit à peine pour les nourrir, eux et leurs animaux.

Nous partîmes le matin suivant de bonne heure, pour laisser le plus tôt possible derrière nous l’Atlas et ses inhospitaliers habitants. Ce fut une terrible marche, de sept heures du matin à six heures du soir. Notre direction générale était le sud, mais nous faisions des zigzags sans fin. Le passage du djebel Tissi, avec ses grandes roches verticales de grès et ses ravins profonds, parut impossible pour mes animaux, qui étaient lourdement chargés, et surtout pour les chameaux, habitués à la plaine, qui demeurèrent souvent en route et ne purent être entraînés qu’avec peine. C’était un très fâcheux conseil et qui méconnaissait complètement la nature du terrain, que celui qui me fut donné à Marrakech, d’emmener avec moi ces chameaux : dans ces sauvages pays de montagnes il ne faut que des mulets.

Nous rencontrâmes les ruines d’un ancien château fort, nommé Dar es-Soultan, qui avait été élevé autrefois par un sultan afin de tenir sous son obéissance les farouches Chelouh vivant dans le voisinage, et d’empêcher autant que possible leurs brigandages. Cette forteresse est construite sur un point d’accès très difficile et qui pourrait être facilement défendu par une petite garnison. Puis nous passâmes devant un pic isolé, sur lequel se voient encore quelques murs d’argile rouge. Les indigènes les nomment Kasr er-Roumi, c’est-à-dire Château des Romains ; tout ce qui est ancien est attribué à ce peuple. Il est bien certain qu’il a profondément pénétré dans l’Atlas, et il ne serait pas invraisemblable que nous eussions eu réellement affaire ici à des ruines romaines ; les Portugais, qui s’étaient aussi fortement implantés, et pour longtemps, dans l’intérieur du Maroc, ne paraissent pas avoir été si loin. Les Chelouh prétendent que des trésors incommensurables sont enterrés ici, mais personne ne semble avoir le courage de les enlever, ou même simplement celui de les chercher.

Vers midi nous croisâmes quelques Chelouh bien armés et bien montés, dont l’un était un cheikh. Le bruit de notre voyage s’était probablement déjà répandu dans les vallées latérales, et ces cavaliers nous avaient cherchés, pour prendre des informations sur nous. Ils nous conduisirent à un endroit nommé Argan, qui possède une jolie source, dont l’eau fraîche était retenue dans un petit étang ; nous y fîmes halte pour prendre notre déjeuner, auquel les Chelouh prirent part. Je vis volontiers ces gens manger avec nous, car ils n’étaient plus aussi à craindre que des gens tout à fait étrangers. L’endroit où nous étions était vraiment joli, au milieu du paysage de montagnes environnant ; il sert généralement de lieu de repos pour les caravanes qui le traversent.

Pendant cette halte, une autre petite caravane arriva et se joignit à nous pour traverser la montagne. C’étaient des Berbères de la plaine, gens rangés, qui voulaient aller à l’oued Sous. J’en fus très content ; nous étions renforcés de quelques hommes armés qui connaissaient bien le pays et les gens ; nous pouvions donc envisager une attaque plus tranquillement, car nous avions été menacés de quelque chose de semblable. Le cheikh berbère que nous avions rencontré nous déclara, en prenant congé, que quelques Chelouh nous attendaient pour nous dépouiller à un endroit difficile où nous allions passer. Il s’était informé de nos projets et veillerait à ce que rien ne nous arrivât. Nous fîmes nos adieux reconnaissants à l’excellent cheikh chelouh, qui disparut avec sa suite dans une vallée latérale, pendant que, renforcés par la nouvelle caravane, nous continuions plus au sud.

Le soir, nous fîmes halte dans un petit village chelouh, dont les habitants montrèrent des dispositions assez amicales ; ils font quelque commerce avec l’oued Sous, et surtout ils se chargent fréquemment du transport des marchandises. Nous pûmes acheter de l’orge pour nos animaux, ainsi que des poulets et du mouton pour nous, et nous plantâmes nos tentes au milieu du village.

J’avais vu que je ne pourrais aller plus loin de cette manière avec mes chameaux, et, comme nous avions encore pour quelques jours de très mauvais passages à franchir, je louai ici, il est vrai à bon prix, deux mulets, qui furent chargés de la plus grande partie du paquetage des chameaux, de sorte que ces derniers ne portaient que des objets légers, comme des nattes, des ustensiles de cuisine, etc. De cette façon, j’avais en outre l’avantage d’emmener deux hommes de plus avec moi, car chaque animal a son conducteur ; et, les Chelouh tenant à leurs propriétés, nous pouvions continuer notre voyage avec une tranquillité plus grande encore.

Il est caractéristique que dans ce pays les lieux habités se trouvent rarement sur les grandes lignes de circulation, mais surtout dans les vallées latérales, et dissimulés autant que possible. Il y en a beaucoup ici, et d’après nos renseignements on rencontre des maisons isolées dans toutes les directions. Cela contribue naturellement à rendre aussi précaire que possible l’influence que le gouvernement du Maroc y exerce ; d’un autre côté, la sécurité des voyageurs en souffre, ou en a souffert, car ils peuvent être arrêtés inopinément en un point quelconque par une bande de coupeurs de route. Pendant que j’y voyageai, le pays était relativement sûr, comme je l’ai dit.

Le 13 mars, nous avons encore une marche longue et extrêmement pénible à travers la montagne. Le chemin nous conduit d’abord vers le sud-ouest, par un plateau coupé de nombreux rochers et de collines escarpées, au pays d’Aglaou, où se trouvent les ruines de plusieurs villages. Leurs habitants ont été presque tous tués dans une razzia que le caïd de Mtouga, dont j’ai parlé plusieurs fois, entreprit il y a quelques années pour détruire le brigandage. Durant ce jour nous ne vîmes pas un seul homme, de sorte que le pays semblait complètement inhabité, mais il paraît qu’un grand nombre de maisons isolées se trouvent dans les ravins latéraux.

Les montagnes sont toujours formées de grès rouge qui paraît ne pas contenir du tout de fossiles. Le plateau, avec ses masses de rochers s’étendant dans toutes les directions et entre lesquelles on ne trouve que difficilement un chemin pour les animaux, produit une impression toute particulière ; à gauche on aperçoit quelques pics de l’Atlas central, complètement couverts de champs de neige.

Nous dépassons le district d’Aït-Mouça, qui a un grand marché (soko) du vendredi ; le ruisseau assez important qui coule dans la vallée porte également ce nom.

Nous nous arrêtons, le soir, à la ligne de partage des eaux de l’Atlas, à environ 1200 mètres d’altitude, dans un pays complètement inhabité en ce moment.

On voit partout des ruines de villages détruits. Le pays est admirable et la soirée magnifique ; une fraîcheur agréable règne à cette altitude, et vers l’est se montrent avec une netteté étonnante les nombreux sommets couverts de neige du pays de Glaouï, le plus haut point de l’Atlas ; le tout rappelle vivement les paysages des hautes montagnes de la Suisse, mais, au lieu d’habitants pacifiques dans de jolis villages et des chalets isolés, vivent ici des Chelouh audacieux et pillards, qui bravent depuis des siècles la souveraineté du peuple arabe : rarement des caravanes bien armées, poussées par un esprit de lucre qui méprise tous les dangers, traversent ce pays de montagnes désertes, pour transporter les marchandises du nord dans le royaume jadis florissant de Sous.

Le manque complet d’habitants nous fut d’autant plus désagréable que nous ne pûmes acheter d’orge pour nos animaux fatigués et fourbus, et qu’ils durent se contenter ce jour-là de belle herbe fraîche. Le lendemain, nous avions encore une marche pénible, la descente rapide dans l’oued Sous, et nos animaux avaient un pressant besoin d’une nourriture plus substantielle.

Je quittai à regret, le 14 mars, ce point magnifique, sur la ligne de partage des eaux du puissant massif de l’Atlas. Il porte le nom de Bibaouan et n’est pas situé sur la ligne médiane des montagnes, mais beaucoup plus au sud. Tandis que l’on monte très doucement du nord jusqu’en ce point, l’Atlas tombe presque verticalement et en murailles de rochers escarpés vers le sud. Bien que je ne sois pas le premier qui ait traversé la passe de Bibaouan, il n’en existe pas une description plus précise que la mienne. Le Danois Höst, qui a passé de longues années au Maroc et a appris à connaître le pays et les gens plus exactement que personne, est allé d’Agadir à Marrakech par les montagnes (Nouvelles du Maroc et de Fez, Copenhague, 1781, p. 95). Plus tard le médecin anglais William Lemprière est allé de Taroudant au Maroc, du 30 novembre au 4 décembre 1789, et il a passé les montagnes dans un col que les Maures appellent, à cause de ses détours rapides et anguleux, Dos de Chameau (Voyage de Gibraltar au Maroc, Berlin, 1798, p. 97). Je dois faire remarquer qu’aujourd’hui les Maures appellent de même « dos de chameau » les collines calcaires isolées qui surgissent de la plaine de Marrakech.

Enfin, James Grey Jackson, pendant son séjour de seize années au Maroc, a conduit une fois une armée par-dessus cette partie de l’Atlas. Le chemin traversait la passe de Bibaouan, dont il dépeint les dangers avec des teintes un peu forcées. D’après lui, en certains endroits, le sentier n’aurait que 15 pouces de large et conduirait entre des murs de rochers presque verticaux d’un côté et de profonds abîmes de l’autre, qui ne le céderaient en rien comme escarpement aux rochers de Douvres et seraient dix fois aussi profonds. (Account of Marokko, 2e édit., 1811, p. 11.)

Depuis ce temps aucun Européen n’est venu dans ces pays, car Rohlfs passa l’Atlas beaucoup plus à l’est que moi, sur la route de caravanes de Fez au Tafilalet. C’est là que semble être le passage qui offre le moins de difficultés, ainsi que les Marocains l’ont reconnu depuis longtemps ; la hauteur des montagnes diminue peu à peu vers l’est, à partir du pays de Glaouï.

Tandis que le col porte le nom de Bibaouan, les groupes de montagnes qui vont vers le sud se nomment Oenge Djebel.

A partir du faîte, haut de près de 4000 pieds, un chemin étroit et extrêmement rapide descend en dessinant des zigzags sans fin. Il est vrai que bien des fois il n’est large que d’un pied, et domine d’un côté un abîme profond, et de l’autre un mur de rochers verticaux, de sorte qu’on ne peut qu’admirer la sûreté du pied des mulets et des chevaux. Mes deux chameaux s’étant arrêtés en route, il me fallut laisser deux hommes pour les ramener un peu plus tard.

Le panorama qui s’offrait à nos yeux était très beau : devant nous s’ouvrait le fertile oued Sous, couvert de forêts et de champs ; tout au loin s’élevaient comme fond les contours d’une deuxième et puissante chaîne de montagnes, que l’on a, à bon droit, nommée l’Anti-Atlas. Nous descendîmes lentement et avec prudence, presque toujours à pied, car souvent il semblait que nos animaux, chargés des deux côtés de gros ballots, ne pussent absolument pas aller plus loin et dussent tomber dans l’abîme. Cependant ces adroits animaux trouvaient moyen de passer. Ils descendirent l’étroit sentier sous leur fardeau, lentement, avec précaution et en essayant tous leurs pas ; nous éprouvâmes surtout de la difficulté à tourner une roche qui avançait verticalement, et ce fut un grand bonheur de pouvoir achever sans pertes la descente. Une zone assez large de montagnes basses, pour la plupart formées de débris d’érosion, s’étend le long des pentes verticales au sud des montagnes : elles étaient relativement plus faciles à passer, et vers le soir nous arrivâmes, sans avoir couru d’autres dangers, dans la ville d’Emnislah, dont nous voyions les maisons déjà depuis longtemps. Un regard en arrière nous montra alors quel chemin difficile nous avions parcouru ; pour mon compte, je devais être reconnaissant au destin favorable qui m’avait permis de traverser l’Atlas, si difficilement accessible, sans danger sérieux.

Dans quelques dizaines d’années, les choses auront peut-être marché de telle sorte que les touristes feront des excursions dans l’Atlas comme ils en font déjà dans l’Himalaya, le Caucase, etc. : on sourira alors en apprenant que ce passage a pu être trouvé difficile. C’est pourtant le cas aujourd’hui, et cela durera sans doute encore quelque temps.

Chemin faisant, nous avions rencontré quelques cavaliers, qui nous inquiétèrent au début. Nous apprîmes ensuite qu’ils appartenaient à l’escorte du caïd de la tribu des Chtouga, qui avait été voir celui de Mtouga. Nous rencontrâmes bientôt ce personnage, qui montait un magnifique cheval et était richement vêtu. Il s’informa de nos projets, et nous invita à l’aller voir. Sa kasba n’est qu’à quelque distance du chemin de Taroudant au pays de Sidi-Hécham. Nous le lui promîmes et nous nous séparâmes à Emnislah, car il allait un peu plus loin.

Nous fûmes reçus à Emnislah sans défiance particulière, et nous pûmes dresser nos tentes ; on nous vendit aussi des vivres en quantité suffisante pour nous et pour nos animaux, de sorte que nous passâmes une bonne nuit.

Le jour suivant, j’envoyai de grand matin quelques mulets pour aller chercher les bagages demeurés avec les chameaux. Ceux-ci arrivèrent bientôt, et, dès qu’ils sentirent de nouveau un sol ferme sous leurs pieds et qu’ils eurent pris un peu de fourrage, ils se remirent rapidement. Je passai la fin de ce jour à Emnislah, pour atteindre enfin le lendemain Taroudant, après lequel nous avions si souvent aspiré.

Emnislah, petite ville dont chacune des deux parties est située sur l’un des flancs d’une vallée, se trouve sur les pentes sud de l’Atlas, comme Imintjanout sur les pentes nord, et a la même importance pour les caravanes qui veulent aller de Sous à Marrakech en utilisant la passe de Bibaouan.

La distance d’Emnislah à Taroudant, la vieille capitale de l’ancien État de l’oued Sous, n’est que de peu d’importance ; en cinq heures on l’a franchie, mais elle fait partie, en ce moment, des endroits les plus dangereux du nord de l’Afrique. Le chemin mène constamment en plaine, par une forêt d’arbres d’argan qui s’étend bien au delà de la vallée et couvre beaucoup de milles carrés. Toute la contrée est dominée par la tribu arabe des Howara, qui habite dans d’immenses bâtiments fortifiés et fait de là des razzias continuelles sur les caravanes qui vont vers Taroudant ou qui en viennent. Ils ont depuis longtemps des difficultés avec la population berbère de Taroudant, et dans leurs razzias pillent tous ceux qu’ils rencontrent, Mahométans, Juifs ou Chrétiens.

Nous formions une caravane assez forte : plusieurs conducteurs de mulets, qui portaient des chargements à Taroudant, et qui, pour continuer, avaient attendu d’être en nombre, se réunirent à nous, de sorte que nous pûmes traverser la forêt avec un esprit plus tranquille. Ce n’est pas une forêt telle qu’on s’en figure une en Europe, car le sous-bois y manque complètement, et les arbres y sont fort clairsemés : les clairières, couvertes de gazon, sont nombreuses.

Notre troupe était paisible, mais d’aspect fort peu rassurant : armés jusqu’aux dents, nous n’avancions pas sans regarder attentivement de tous côtés. A peine avions-nous quitté la petite ville d’Emnislah et venions-nous de pénétrer dans la forêt, qu’un cavalier isolé parut ; c’était évidemment un personnage de distinction, monté sur un beau cheval et bien vêtu. Mon escorte le reconnut pour le fils d’un cheikh des Howara ; il examina notre troupe, parla à quelques serviteurs marchant en queue, et repartit. Au bout d’une demi-heure il revint, parla de nouveau, et disparut dans la forêt. Nous ne savions trop qu’en attendre. Évidemment on était informé de la marche de la caravane, et le jeune cheikh avait été envoyé pour prendre des informations. Soit que le grand nombre d’hommes armés lui eût imposé, soit que la présence d’un chérif l’eût arrêté, il ne reparut plus. Mais nous ne tardâmes pas à être de nouveau inquiets. Quelques hautes maisons des Howara apparaissaient dans le bois, et nous croyions y voir des gens. Nous passâmes silencieusement devant les habitations de ces Chelouh, et nous respirâmes tous plus à l’aise quand les derniers murs furent dépassés.

Bientôt la forêt s’éclaircit ; nous approchions de son extrémité, et, tout au loin, nous croyions apercevoir les murailles hautes et solides de Taroudant, derrière lesquelles nous espérions être en sûreté.

A environ une heure de la ville, la forêt cesse complètement, et nous traversons une petite plaine ; puis nous passons une petite rivière, l’oued Djisarin, qui se jette dans l’oued Sous, en courant vers le sud-ouest ; à ce moment il roule très peu d’eau. Le sol, formé d’argile jaune et dure, est coupé plus loin de nombreux ravins, étroits et profonds, qui sont desséchés, mais qu’il faut considérer comme des affluents de la rivière dont j’ai parlé. Si auparavant nous avons redouté le pays des Howara, cette bande de terrain jusqu’au pied des murs de la ville a une aussi mauvaise réputation ; il s’y trouve constamment une foule de brigands, qui appartiennent aux races les plus variées et qui vivent de vol à main armée, sans avoir aucune demeure habituelle. Les petites caravanes sont ici fort en danger. Nous allons très lentement, et deux des hommes connaissant le pays marchent toujours, leurs armes hautes, au-devant de nous en cherchant à apercevoir les Chelouh qui pourraient être cachés de chaque côté du chemin. Ce n’est qu’après mûre réflexion qu’ils nous font un signe nous invitant à les suivre. Enfin nous apercevons les champs d’orge qui s’étendent au loin en avant de la ville, et nous nous croyons en sûreté ; mais les gens qui connaissent le pays assurent que c’est précisément tout près de la ville que nous courons les plus grands périls ; de sorte que nous avançons de plus en plus lentement et en observant toujours les mesures de précaution prises jusque-là.

Pourtant rien n’arriva. Il était clair que depuis notre départ d’Emnislah nous avions été constamment observés par des ennemis invisibles ; mais la force de la caravane et la nouvelle que nous avions probablement beaucoup de fusils se chargeant par la culasse avaient détourné les Chelouh d’une attaque. Ce fut une marche désagréable au plus haut point. Chevaucher cinq heures durant, le revolver toujours à la main, en s’attendant sans cesse à rencontrer une bande de coupeurs de route ou à recevoir un coup de feu d’une embuscade, est fatigant au dernier degré ; nous fûmes tous joyeux du fond du cœur lorsque nous vîmes enfin, tout près de nous, les hautes murailles de Taroudant. Un peu auparavant nous avions laissé à notre droite les ruines de la ville de Gaba, probablement d’origine romaine.

Le jour n’était pas encore fort avancé quand j’atteignis Taroudant le 15 mars 1880, vers deux heures ; encore une fois j’avais accompli une partie de mon plan, et ce n’était pas la moindre. Le chemin par Mogador peut être un peu moins dangereux ; il longe au début la mer, puis tourne les montagnes et mène à l’oued Sous vers le sud-est. En le suivant on traverse le pays des Ha-Ha, qui n’ont pas la meilleure des réputations. Mais le chemin de l’Atlas est sans aucun doute plus intéressant et plus riche en beautés naturelles, et il est triste que ce beau pays soit dans les mains de populations barbares, en luttes continuelles avec le gouvernement marocain ou entre elles, et qui ne pourront jamais revenir à leur prospérité d’autrefois. Longtemps encore cette magnifique partie de la terre demeurera fermée à la civilisation, et il faudra de longues années avant qu’on puisse s’y adonner sans difficultés à des recherches sur la géographie et les sciences naturelles. Ma chevauchée dans l’Atlas ressembla tout à fait à une fuite ; je ne pus que très rarement me servir d’un instrument ; un coup d’œil furtif sur l’anéroïde devait d’ordinaire suffire pour déterminer des points importants pour lesquels des mesures plus précises auraient été nécessaires ; la nuit seulement, quand tout dormait, je pouvais noter sur mon livre de voyage les événements du jour et les observations de la route. Chacun est regardé avec la plus grande défiance, et le bruit qu’un Chrétien était dans la caravane avait couru partout ; à Marrakech j’avais été connu pour tel, et, des gens de l’oued Sous s’y trouvant en grand nombre, cette nouvelle se répandit très vite par eux.

L’insécurité de ce beau coin de terre est inouïe. Chacun y marche armé jusqu’aux dents et voit dans tout passant un ennemi naturel. Les Howara ne logent pas dans les maisons : ce sont de véritables forteresses, avec de hautes et puissantes murailles, derrière lesquelles se cachent les nombreux membres d’une même famille.

L’habitant d’une telle demeure ne peut faire un pas sans être armé ; il faut employer des gens armés aux travaux les plus paisibles, comme la culture des champs ou la garde des troupeaux. Le jour même qui précéda mon arrivée à Taroudant, les Howara avaient volé un troupeau de trois cents moutons et de cinquante bœufs appartenant aux gens de la ville. Ces derniers font naturellement de même quand ils le peuvent, de sorte que batailles et brigandages, meurtres et assassinats, ne cessent jamais. C’est une anarchie complète, et ni le sultan ni un chef influent quelconque ne sont en état d’y mettre fin. L’oued Sous pourrait être une des plus riches et des plus belles provinces de l’empire du Maroc, comme elle était, dans une haute antiquité, un royaume aussi célèbre par sa civilisation et par le haut développement de son industrie que riche et peuplé. Ici la nature donne tout à l’homme : un climat magnifique et sain, un sol fertile et des trésors de tout genre, en plantes et en minéraux. L’abandon de ces belles provinces par le gouvernement marocain est le fait d’une erreur grossière ; l’établissement de bonnes routes, bien gardées, et la nomination d’un gouverneur juste et énergique, disposant de troupes suffisantes, pourraient faire d’un territoire très peu productif une source importante de revenus pour le sultan.

La partie méridionale de l’Atlas, dans la région que j’ai traversée, ne consiste plus en ce grès rouge si largement répandu et si puissant, mais en schistes, et surtout en schiste argileux et quartzeux, qui sont également dressés verticalement. Dans beaucoup d’endroits ils contiennent des dépôts de minerais, particulièrement de pyrite de cuivre et de fer oligiste. Le cuivre est connu depuis longtemps, et les habitants de l’oued Sous savent en fabriquer qu’ils travaillent adroitement.

De puissantes masses de fer oligiste se montrent un peu au nord-est d’Emnislah. On prétend qu’il existe aussi du minerai de plomb argentifère. Il est évident qu’une fois venu le temps où l’on pourra faire dans l’Atlas occidental des recherches géologiques plus précises, on y trouvera une foule de gisements métallifères. Il n’existe pas de roches éruptives ; elles apparaissent beaucoup plus à l’est, où elles ont été réellement observées par d’autres voyageurs. Dans la plaine de Marrakech on trouve des masses d’obsidienne et d’autres roches éruptives sous forme de cailloux roulés qui ont été entraînés par les rivières. On a souvent agité la question de savoir si l’Atlas a des glaciers : la majorité des observateurs répondent négativement. Dans ma rapide traversée des montagnes, je n’ai rien pu observer qui indiquât leur présence de chaque côté des massifs de l’Atlas, au nord et au sud. Il y a de puissantes masses d’érosions : j’observai sur le versant nord, ainsi que je l’ai dit, une couche très importante de ces débris, mais je n’ai vu nulle part de vraies moraines. D’ailleurs, il ne serait nullement impossible que les montagnes du centre de l’Atlas, hautes de plus de 12000 pieds, aient eu des glaciers ; on sait que les plus méridionaux sont ceux de la Sierra Nevada, en Espagne ; mais la différence de cinq degrés de latitude n’est pas si importante qu’un phénomène de ce genre n’ait pu se produire dans un massif montagneux aussi haut et aussi puissant. Les sommets de la chaîne centrale sont encore aujourd’hui couverts de neige pendant la plus grande partie de l’année ; on me dit même que quelques-unes ont un manteau de neiges perpétuelles.

L’Atlas est encore couvert, au Maroc, de forêts étendues ; leur dévastation n’a pas été poussée aussi loin qu’en Algérie. Il est tout à fait impossible de tirer parti de ces richesses forestières, car il n’y a pas de routes, même dans la partie nord et peu accidentée du Maroc. En revanche, on peut craindre qu’il ne se produise à la longue un déboisement constant, quoique fort ralenti par l’étendue considérable de la région boisée : il semble déjà s’être produit par places, comme il paraît à l’irrégularité du débit des rivières du nord du Maroc, et à l’inégale répartition des quantités d’eau pluviale qui peut avoir tant d’importance pour ces contrées agricoles. Les Berbères de l’Atlas cherchent toujours à cultiver une plus grande étendue de terre et sont entraînés à déboiser un peu ; mais on sait que la chèvre surtout fait un tort immense aux forêts, et c’est l’animal domestique le plus répandu dans l’Atlas.

Les Berbères eux-mêmes n’ont guère besoin de bois ; ils construisent leurs maisons en argile et en terre, sans chevrons ; ils ne connaissent pas la navigation : de sorte que l’étendue forestière est encore assez considérable dans l’Atlas marocain. Il n’y a pas là de forêts épaisses, comme on en trouve ailleurs ; ce sont des bois très clairsemés ; du reste, le grès rouge quartzeux, si dominant dans cette région, n’est pas un bon sous-sol pour une forêt. Une couche de végétation ne peut s’y développer que là où il est fortement décomposé et où une épaisseur d’humus argileuse s’est formée ; mais on voit très fréquemment la roche nue apparaître dans ces terrains de grès. Il est difficile d’admettre que les forêts de l’Atlas fourniront jamais du bois de construction aux pays situés en dehors du Maroc ; mais elles seront certainement utilisées quand, plus tard, un gouvernement se décidera à tirer parti des richesses minérales de la montagne.

Le monde animal ne peut être important dans cette région ; le célèbre lion de l’Atlas n’y existe pas ; les panthères s’y montrent çà et là. Une sorte de mouflon, comme j’en vis un en captivité dans une kasba, se voit dans les vallées les plus éloignées, où se tiennent également sans doute d’autres espèces d’animaux vivant dans les forêts. Les Berbères ne sont point chasseurs et se contentent de faire paître leurs troupeaux ou de cultiver leurs orges. Nous voyions fréquemment le vautour et l’aigle planer dans les airs, et souvent nous dérangions le corbeau des Alpes de son repos paresseux. Je n’ai pas vu beaucoup d’oiseaux chanteurs, mais il y a sans doute, pendant l’hiver, un vol d’oiseaux de nos pays qui se rend par-dessus l’Atlas dans le désert.

La faune des insectes est naturellement aussi fort riche, mais très peu connue. Il m’a été impossible d’en recueillir ou de faire des observations quelconques à cet égard ; dans un voyage aussi rapide que le mien, toutes les conditions nécessaires manquaient pour cela. Il est certain que les sciences naturelles tireraient d’énormes bienfaits d’une exploration spéciale de l’Atlas. On peut en donner comme exemple le voyage botanique de l’Anglais Hooker, dans lequel les deux vallées d’Amsmiz et d’Aït-Mesan furent seules explorées complètement ; dans la dernière on ne trouva pas moins de 375 espèces de phanérogames, et dans la première 223 seulement ; parmi celles-là, 146 espèces étaient communes aux deux vallées. De ces diverses plantes, 75 sont endémiques, c’est-à-dire poussent exclusivement dans l’Atlas et dans les parties voisines du Maroc.

La zoologie serait enrichie de la même manière de nombreuses espèces nouvelles, et il est triste que ces belles montagnes, placées si près de l’Europe et relativement si aisées à atteindre, soient et doivent rester longtemps presque inaccessibles aux savants. La constitution géologique de l’Atlas n’est connue également que d’après un petit nombre d’observations isolées, auxquelles on doit plus ou moins de confiance.

Le massif de l’Atlas est caractérisé surtout par sa longueur en ligne droite ; il n’y en a aucun en Europe qui en ait une semblable. Cela ne s’applique, du reste, qu’à la partie marocaine de ces montagnes. A l’est du nœud montagneux du djebel Aïachin, elles se fondent en un plateau ondulé, pour se transformer de nouveau plus tard en une suite de montagnes moins hautes qui atteignent la Méditerranée en Tunisie. Du cap Noun sur l’océan Atlantique jusqu’au cap Bon sur la Méditerranée, ce système montagneux a une longueur de 2300 kilomètres, dont 1050 dans le Maroc, 950 en Algérie et 300 en Tunisie. (Voir Chavanne, l’Afrique vue de nos jours.)

Le nom d’Atlas n’est aujourd’hui nulle part en usage en Afrique ; les Arabes n’ont même pas de nom pour désigner l’ensemble de ces montagnes, mais donnent une appellation à chacune de leurs parties, les pics particulièrement hauts, les cols, les vallées, etc. Au contraire, les Chelouh appellent le pays Idrar-en-Drann, d’Adrar, « montagne ». L’Atlas marocain consiste en un certain nombre de vallées longitudinales très étendues, et cette forme est beaucoup plus répandue que celle des vallées transversales. Il existe peu de ces dernières ; elles sont courtes, étroites et découpées peu profondément.

On doit remarquer, au sujet de la constitution géologique, que vers le nord les couches les plus récentes sont les plus développées, tandis qu’au sud les formations les plus anciennes dominent ; l’Atlas n’a donc pas une construction symétrique, comme en quelque sorte les Alpes, où les terrains récents se groupent autour d’un noyau central plus ancien. Une formation de grès rouge joue dans l’Atlas occidental un rôle très important : jusqu’ici on n’a pu déterminer très exactement son âge. Par contre, dans les montagnes du Rif, sur la côte nord africaine, les couches les plus anciennes paraissent être voisines de la mer, et les plus récentes se montrent vers le sud.

Entre ces deux chaînes de montagnes s’étendent les plateaux fertiles de l’Algérie, et ce n’est qu’à l’ouest de l’Algérie et à l’est du Maroc que des groupes de montagnes moins hautes réunissent par une sorte de chaîne transversale les deux grandes chaînes et séparent la plaine basse du Gharb marocain ou Tell algérien de la région des steppes[21].

Comme je l’ai déjà fait remarquer plusieurs fois, l’Atlas marocain s’élève lentement en partant du nord, et descend rapidement vers le sud. Mais il faut tenir compte aussi des chaînes de hauteurs situées au delà de l’oued Sous et que l’on a nommées l’Anti-Atlas. Tout y est inversement disposé. La pente nord est très escarpée et consiste dans les mêmes roches que le versant méridional de l’Atlas. Vers le sud, l’Anti-Atlas descend peu à peu et se perd en une quantité de chaînes de collines, devenant de plus en plus basses et plus adoucies. Comme la vallée de l’oued Sous, l’oued Noun forme également une coupure profonde, mais moins large, dans les terrains paléozoïques de l’Anti-Atlas. A ces couches se rattachent les formations peu inclinées du calcaire carbonifère du Sahara nord, qui descendent profondément vers le sud, jusque dans la région où le granit et les éruptions de porphyre forment les limites du véritable désert de sable, dans lequel n’existe pas un caillou ; ces couches carbonifères reparaissent profondément vers le sud, à la descente dans la vallée du Sénégal ; elles constituent là le plateau el-Hodh.

Parmi les nouveaux travaux géologiques, les observations de Ball, pendant son voyage avec l’expédition d’Hooker dont j’ai parlé, sont les seules à remarquer, ainsi que les recherches de von Fritsch et de Rein. Ces observations n’ont pu être qu’isolées ; mais elles ont une valeur d’autant plus grande qu’à leur défaut on ne connaît presque rien de l’Atlas marocain.

Les montagnes du Rif, qui consistent surtout en massifs isolés et en chaînes, et qui vont de Tétouan sous différents noms jusqu’au Tell algérien, pour finir au cap Sidi-el-Hadj-Mbarek, ne paraissent pas se relier à la véritable chaîne de l’Atlas : le nom de Petit-Atlas, donné par les Français à quelques-uns de ces groupes de montagnes, ne peut pas indiquer que le Rif est simplement une aile du grand Atlas placée un peu au nord de lui et moins puissante.


CHAPITRE X

TAROUDANT ET L’OUED SOUS.

Mauvais accueil à Taroudant. — Excès populaires. — La kasba. — Mougar. — Les Howara. — Le caïd de Mtouga. — Le chérif du Tafilalet. — Vol. — Départ. — Mon escorte. — La ville de Taroudant. — Portes et murs. — Les maisons. — Les mosquées. — L’oued Sous. — L’industrie. — Les tribus. — Jongleurs et charmeurs de serpents. — Les arbres d’argan. — Production de l’huile. — L’arbre d’arar. — La gomme ammoniaque. — La gomme arabique. — L’euphorbe.

La joie d’avoir atteint la capitale de l’oued Sous fut bientôt changée en amertume par l’accueil qui nous y était réservé. Nous traversâmes la porte du nord et nous nous dirigeâmes le long des murs, en évitant autant que possible l’intérieur de la ville, vers la kasba, au nord-est de Taroudant, pour y dresser nos tentes ou nous installer dans une maison sous la protection du fonctionnaire nommé par le sultan. Nous en fûmes renvoyés d’une façon assez grossière, car on avait appris, nous dit-on, qu’un Chrétien se trouvait dans la caravane ! Nous repartîmes de nouveau en longue procession, ce qui ne manqua pas de causer de l’émoi parmi la population, et nous fûmes conduits dans un foundaq situé près de la mellah, le quartier des Juifs ; on voulait nous prouver ainsi qu’on nous mettait sur le même pied qu’eux. Il fallut nous décider provisoirement à demeurer là et à attendre que de meilleures relations s’établissent entre nous et les autorités.

Notre foundaq était une assez grande maison, élevée d’un étage, au milieu de laquelle se trouvait une cour carrée dans laquelle débouchaient les corridors et les chambres, si l’on peut nommer ainsi des pièces étroites, basses et obscures. Nous nous y installons, nous prenons possession des chambres, et nous avons déjà déchargé les bagages et rentré les animaux quand tout à coup nous entendons devant la maison un bruit épouvantable. Une foule s’y est réunie, crie et tempête d’une façon menaçante en lançant des pierres contre la porte. Des gens de connaissance d’Emnislah nous disent que le peuple est très ému et demande que le Chrétien soit renvoyé de la ville. Nous courons tous aux armes, car la porte peut être brisée, et nous ne sommes pas disposés à nous laisser massacrer ou lapider sans autre forme de procès ; nous envoyons en même temps un messager au chalif de la ville, ainsi qu’au chérif, pour lequel Hadj Ali a des lettres de recommandation. Avant que les choses tournent tout à fait mal, apparaissent quelques vieillards, parmi lesquels le chalif et le chérif ; ils commencent alors à nous interroger de toutes façons. Un violent débat s’élève d’abord ; la foule déclare que les Chrétiens ne peuvent entrer dans la ville ; nous en appelons à la lettre du sultan, qui enjoint expressément à tous ses représentants de me protéger et de me soutenir de toutes manières.

Peu à peu ces gens entendent raison et discutent le cas d’une façon moins passionnée ; c’est surtout le chérif, que Hadj Ali a vite gagné à notre cause, qui parle d’une façon conciliante. Je déclare de nouveau quelle est mon intention : je veux demeurer quelques jours dans la ville afin de me joindre à une caravane qui parte pour Timbouctou ; je demande aussi la permission de dresser mes tentes dans l’enceinte de la kasba pour être dorénavant à l’abri des insultes du peuple. Cela m’est enfin accordé par le chalif, qui provisoirement représente le sultan, faute d’un caïd ou d’un amil nommé pour la ville.

Du reste nous avions trouvé parmi la foule quelques amis qui nous avaient connus à Marrakech et qui s’occupèrent de nous de leur mieux. L’un d’eux poussa les choses si loin, et arrangea de telle sorte avec une pierre le plus forcené des tapageurs, que celui-ci tomba à terre tout couvert de sang. Cette masse de peuple en fureur était composée uniquement de gens des castes inférieures, surtout d’esclaves, de jeunes garçons et d’une quantité de Négresses de basse condition, que le goût du scandale avait attirés là. Les meilleurs éléments de la population ne se livrent pas à de pareils excès.

Il nous fallut recharger nos animaux aussi vite que possible pour regagner la kasba : ce qui déplut au gardien du foundaq, qui, par là, voyait s’éloigner toute perspective de pourboire. Nous reprîmes, sous la conduite de quelques vieillards et du chérif, le chemin que nous avions déjà suivi, et nous entrâmes enfin dans la kasba par plusieurs portes. Nous pûmes alors dresser nos tentes en toute sécurité sur une grande place à l’intérieur de cette vaste citadelle, et nous y installer aussi commodément que possible. La kasba est une construction extrêmement considérable entourée d’un mur très haut et très épais, qui, d’après les circonstances locales, la rend inexpugnable. Dans l’une des cours se trouvaient deux vieux petits mortiers de bronze, qui n’y avaient sans doute jamais trouvé leur emploi. Peu de gens devaient habiter la kasba, car elle paraissait presque déserte. Il ne semble pas y avoir beaucoup de soldats du sultan ; le chalif habite l’une des maisons, avec quelques hommes seulement, qui tiennent lieu de machazini.

Du reste, en ce moment il se trouve ici, en mission extraordinaire, un envoyé du sultan qui négocie avec les gens de l’oued Sous, et qui cherche à rétablir autant que possible le prestige de son souverain.

Les personnes qui m’avaient protégé revinrent le jour suivant pour connaître plus exactement le but de mon voyage ; la nécessité se fit alors sentir de justifier quelques renseignements inexacts que nous avions donnés la veille à mon sujet ; Hadj Ali trouva qu’il valait mieux dire toute la vérité à cet égard. Il expliqua nettement ce que nous voulions et pourquoi nous trouvions plus avantageux de me faire passer aux yeux du peuple pour un médecin turc. Ces gens finirent par entendre raison, surtout après ce que leur dit le chérif, et acceptèrent le déguisement que je m’imposais dans les circonstances actuelles. Il fut également fort utile pour nous que l’envoyé du sultan se trouvât là par hasard et pût certifier l’exactitude de la lettre souveraine.

On me déclara que, pour me rendre avec une escorte dans le pays de Sidi-Hécham, au sud de l’oued Sous, il était nécessaire d’écrire au caïd de Mtouga, au nord de l’Atlas : il paraît que cet homme énergique a su acquérir une grande influence. Tout le monde décrivait le chemin du pays de Sidi-Hécham comme infiniment dangereux ; la région entière était, disait-on, infestée de brigands, et, rien que dans ces derniers jours, une vingtaine de personnes y avaient été tuées. Cela ne paraissait pas fort rassurant.

Du reste, je dois, dans tous les cas, demeurer quelque temps à Taroudant. J’apprends que bientôt aura lieu dans le Sidi-Hécham un grand marché annuel, où l’on se rend de tous les côtés. Une caravane de marchands de Taroudant devant y aller également, j’espère pouvoir me joindre à elle.

Le temps était devenu pluvieux, et pendant la nuit tombaient des averses telles, qu’il fallut entourer les tentes de rigoles pour faciliter l’écoulement de l’eau. Nous avions tendu trois grandes tentes : les deux jolies tentes de Tanger, dont j’occupais l’une avec Benitez, tandis que Hadj Ali et Mouley Achmid étaient logés dans l’autre ; en outre j’avais acheté une grande tente en grossière étoffe brune de poil de chameau, et qui servait pour mes gens et pour faire la cuisine. Tous les matins j’envoyais à la ville Ibn Djiloul avec un âne pour acheter des vivres, c’est-à-dire de la paille et de l’orge pour les animaux, de la viande et des légumes pour nous : de sorte que notre séjour à Taroudant était assez onéreux.

Presque tout le jour Hadj Ali était occupé au sujet des négociations concernant mon voyage ; le chérif et l’envoyé du sultan y prenaient part d’ordinaire.

Le 18 mars nous reçûmes tout à coup la visite de quelques vieux cheikhs des Howara. Pour Taroudant ce fut un événement de voir paraître dans la ville ces gens, toujours en querelle avec elle. Les Howara, qui sont Arabes, avaient appris qu’on avait insulté notre caravane, parmi laquelle se trouvait un chérif, neveu du célèbre Abd el-Kader, et qu’on lui avait assigné un logement dans le quartier des Juifs. Ils se montrèrent très bien disposés à notre égard, et nous invitèrent instamment à aller les voir dans leurs maisons. Ils déclaraient que, si l’on nous avait forcés de demeurer dans le foundaq du quartier juif, ils auraient attaqué la ville ! Ils donnèrent une expression très vive à leur indignation au sujet des excès du peuple et nous invitèrent à plusieurs reprises à aller les voir. Mais nous refusâmes ; Hadj Ali ne trouva pas opportun de quitter encore une fois les portes de la ville, derrière lesquelles nous étions en sûreté, pour aller visiter des Howara, dont la réputation est si suspecte. Peut-être nous invitaient-ils dans une bonne intention ; peut-être aussi était-ce pour nous dépouiller. Bref, nous demeurâmes où nous étions, et nous nous excusâmes en disant que nous ne pouvions manquer le grand marché annuel de Sidi-Hécham.

Mon compagnon a fait une nouvelle connaissance intéressante pour lui, celle d’un cheikh d’une tribu voisine de Meknès, exilé ici et qui compte naturellement parmi les mécontents du Maroc ; ils paraissent étudier de grandes combinaisons politiques, et Hadj Ali me déclare un jour, très sérieusement, qu’avec deux mille hommes de troupes algériennes bien armées et un million de francs il entreprendrait de se rendre maître d’un grand empire, complètement indépendant du sultan.

Depuis quelques jours nous avons eu du mauvais temps ; les vents d’équinoxe nous ont amené des pluies ; mais le 20 mars est encore une belle journée. Nos tentes sont toujours remplies de visiteurs, et Hadj Ali est devenu tout à coup ici un personnage très recherché ; il en est infiniment flatté, et cela ne peut qu’être utile à mes projets. Nos relations avec les meilleures classes de la ville sont devenues très bonnes, mais je demeure constamment dans la kasba, pour ne pas soulever une nouvelle explosion du fanatisme des couches inférieures du peuple.

Le 21 mars arrive déjà la réponse du caïd de Mtouga au sujet de l’escorte à me fournir pour le pays de Sidi-Hécham ; cette réponse est adressée au cadi de Taroudant. Il nous invite à prendre un repas dans la maison qu’il a en ville et nous y communique l’écrit du cheikh de Mtouga, assez favorable dans l’ensemble.

Ma présence à l’oued Sous avait été rapidement connue, et le secrétaire du sultan, dont j’ai parlé plusieurs fois, recevait souvent des lettres à ce sujet. D’un côté c’étaient des offres de la part des Howara, pour nous escorter, si l’on nous refusait cette protection à Taroudant ; et d’un autre côté, des lettres de gens indignés de ce que les autorités de la ville permissent à un Infidèle se loger dans ses murs.

On répondait à ces dernières que j’étais au service du sultan de Turquie, qu’en outre j’avais reçu pleine liberté d’action de la part de celui du Maroc, et qu’enfin je voyageais en compagnie d’un grand chérif, qui prenait la responsabilité de tout.

Ma visite chez le cadi eut pour résultat de nous faire envoyer par lui une petite mouna, consistant en deux pains de sucre et un peu de beurre. Je fus heureux de voir que cet homme influent, mais assez réservé et assez sombre d’allures, nous était gagné ; il pouvait certainement obtenir une escorte pour nous.

Le jour suivant, le cadi me demanda une copie du sauf-conduit du sultan et une attestation écrite par moi et prouvant qu’il m’avait fourni des hommes d’escorte jusqu’aux frontières de l’empire du Maroc. Je lui donnai la copie de la lettre du sultan, mais je ne pus me rendre à sa deuxième demande. Je me déclarai tout prêt à lui délivrer une attestation de ce genre dès que j’aurais atteint l’oued Raz, qui sépare le Maroc du pays de Sidi-Hécham. Le cadi finit par se rendre à mes raisons.

L’arrivée de mon escorte avait été plusieurs fois annoncée, et, en conséquence, le jour de mon départ fixé ; mais il survenait toujours de nouveaux embarras. Le 23 mars nous devions partir, mais l’escorte ne parut pas, et l’on me consola en promettant son arrivée pour le soir. Dans la soirée, tous les amis de Hadj Ali arrivèrent tout à coup et nous conseillèrent fortement de ne pas partir encore : la caravane qui allait au grand marché avait dû revenir sur ses pas, à cause du peu de sécurité des routes, et ne repartirait que le 27 mars. Hadj Ali était évidemment ravi de ce contretemps, car il avait trouvé là de bons amis avec lesquels il menait toute sorte d’affaires particulières.

Le 24 mars nous fîmes la connaissance d’un chérif du Tafilalet, qui était en voyage pour l’oued Noun. Il devait faire une grande partie de notre route et s’offrit à nous accompagner. J’en fus charmé, car c’était un homme tranquille mais résolu, qui pouvait nous rendre maint service : aussi acceptâmes-nous très volontiers ses offres. Il avait fait en onze jours, disait-il, le chemin du Tafilalet par l’oued Draa jusqu’à Taroudant. Par lui j’avais une occasion facile d’aller au Tafilalet, aussi étais-je résolu à en profiter si le voyage du pays de Sidi-Hécham à Timbouctou n’était pas possible. Peut-être le chérif se laisserait-il convaincre et consentirait-il à faire avec moi une plus grande partie du voyage, car il ne paraissait pas fort pressé d’aller à l’oued Noun.

Tandis que j’étais dans la kasba, à la table du chalif, qui m’avait invité, ainsi que Benitez (Hadj Ali était en ville, comme d’ordinaire), l’un de mes serviteurs, le jeune garçon berbère que nous n’avions engagé qu’à la kasba Mzougi, vola dans ma tente un petit sac d’argent, contenant à peu près 20 douros, et un revolver. C’était la première fois et, je dois en avertir le lecteur, aussi la dernière que je devais être directement volé par un Mahométan. On m’a extorqué des présents, on m’a pillé : mais je n’ai jamais revu un vol ordinaire. Ce jeune garçon avait libre accès dans ma tente, et pendant mon absence il profita de cette permission pour s’emparer de ces objets. Ce fut un vrai bonheur qu’il n’eût pas trouvé le sac contenant le reste de l’argent et dans lequel se trouvaient 300 ou 400 douros, toute ma fortune ; j’aurais été placé dans une situation désespérée. Un des serviteurs qui étaient dans la tente-cuisine me fit remarquer à mon retour que le jeune Berbère était resté un peu longtemps dans ma tente, et me pria d’examiner s’il n’y manquait rien. Je m’aperçus bientôt du vol.

Mes gens, et surtout Hadj Ali, étaient furieux de ce tour ; ils prirent leurs fusils, se précipitèrent dans la ville et y mirent tout en émoi, de sorte que pendant le reste de l’après-midi et durant la nuit une chasse en règle eut lieu pour trouver le Berbère : la population de Taroudant, si peu amicale qu’elle eût été avec moi au début, était révoltée d’une telle action ; aux yeux de ces gens-là, le vol est quelque chose d’extrêmement vil.

Malgré les recherches les plus sérieuses et les plus zélées, on ne put trouver ce garçon : il ne pouvait avoir quitté la ville, puisque les gardes des portes ne l’avaient point aperçu ; il ne l’aurait pas osé, dans la crainte des brigands. Évidemment il connaissait dans Taroudant quelqu’un qui le cachait ; c’était peut-être une femme qui l’avait engagé à ce vol.

Les deux jours suivants, le 25 et le 26 mars, se passèrent aux préparatifs du départ, qui devait définitivement avoir lieu le 27. J’avais encore loué un chameau jusqu’au pays de Sidi-Hécham, pour ne pas surcharger mes animaux, et contre la somme de 5 douros, prix assez considérable pour une aussi courte distance. J’écrivis un grand nombre de lettres, que je remis à un Juif sur le point de partir pour Mogador ; j’avais attendu en vain la caisse de provisions et de médicaments que j’avais commandée de Marrakech à Mogador.

Je pus ainsi quitter, après douze jours seulement de séjour, la ville où, à mon entrée, il semblait que mon voyage allait trouver sa fin. Taroudant a été visitée par un petit nombre d’Européens ; quelques-uns y ont été retenus presque prisonniers. Les circonstances peuvent y être devenues un peu plus favorables aujourd’hui, mais c’est toujours une entreprise qui comporte certains risques que de parcourir l’oued Sous. Je me suis séparé finalement en très bons termes des gens qui nous fréquentaient, mais on ne voyait que trop clairement, surtout chez les fonctionnaires, le chalif et le cadi, combien ma présence leur était importune. Evidemment il leur en coûtait des peines et de l’argent pour m’assurer une escorte sûre jusqu’au pays de Sidi-Hécham ; d’un autre côté, ils craignaient pour leur responsabilité, au cas où un malheur m’arriverait : ils seraient alors accusés de ne pas avoir fait leur devoir, comme le prescrivait la lettre du sultan. Je fus réellement heureux de quitter la ville le 27 mars, car Taroudant n’avait été ni plus ni moins qu’une prison pour moi, et une prison fort coûteuse : la nourriture de plusieurs serviteurs, ainsi que celle d’un certain nombre de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes, revenant assez cher même dans ces pays.

La ville de Taroudant, à environ 88 kilomètres de la mer, occupe, d’après les renseignements publiés par Gatell, qui a aussi donné un plan de cette ville, une superficie d’environ 430000 mètres carrés, et est complètement entourée d’un mur solide, haut de 6 à 8 mètres et construit partie en pierre, partie en argile battue. A des intervalles de 60 à 100 mètres se trouvent des tours carrées massives, de sorte que dans un tel pays ces fortifications peuvent passer pour extraordinairement fortes ; d’ailleurs ces tours sont encore relativement en très bon état. Cinq portes conduisent dans la ville : Bab el-Kasba mène à la citadelle ; Bab el-Chamis, au nord, vers Marrakech ; Bab Oulad ben Nouna, vers le nord-ouest, à Mogador ; Bab Targount, vers Agadir (Santa Cruz) et dans le district des Chtouga ; et Bab Ezorgan, vers le sud.

La kasba, qui occupe l’angle nord-est de la ville et couvre environ 50000 mètres carrés, est séparée par un mur particulier de la véritable ville, où mène une autre porte. On trouve dans les cours intérieures quelques vieux canons ou mortiers, qui n’ont probablement jamais servi ; ils gisent là paisiblement depuis des siècles.

La moitié à peine de la ville est couverte de maisons, et, quand j’entrai dans Taroudant, j’eus à traverser, avant d’atteindre la kasba, un grand espace couvert de jardins d’oliviers. Les habitations, au nombre de 1300, dit-on, sont presque uniquement construites en argile battue et dans le style ordinaire du Maroc, c’est-à-dire avec toit plat et sans fenêtres ; les chambres n’ont d’autre ouverture que la porte qui conduit dans la cour ou sous une véranda. De nombreux foundaqs servent à loger les caravanes ; ils contiennent beaucoup de petites pièces, et celles qui sont réservées aux hommes diffèrent peu des écuries. Beaucoup ont un étage, que, dans ce cas, les hommes habitent, tandis que le rez-de-chaussée est destiné aux animaux et aux bagages. Les foundaqs sont affermés, et leurs titulaires ont à payer annuellement une petite somme au trésor, c’est-à-dire au représentant du sultan. Ce ne sont pas des auberges, car chacun apporte et prépare ses provisions ; l’un de ces caravansérails, le foundaq Essalah, sert de marché.

A Taroudant il y a trois mosquées, dont l’une se trouve dans la kasba. L’eau est tirée des puits, qui sont nombreux ; il n’y a pas de moulins, car la ville est loin de toute rivière. Les objets en cuir et en fer sont les articles d’industrie les plus importants ; jadis les objets en fer venant de Taroudant avaient surtout une grande renommée. Il y a dans le sud de la ville une grande fabrique de salpêtre, qui sert à faire de la poudre, que l’on produit en grandes quantités dans l’oued Sous ; le soufre vient d’Europe et est transporté de Mogador par des animaux de bât. Non loin de cette fabrique se trouve la mellah.

Gatell estimait de son temps les habitants à 8300 âmes, y compris les Juifs ; aujourd’hui ils ne sont pas plus nombreux. La ville produit une impression de vide et d’abandon, et ses rues, qui ne sont pas trop étroites, sont désertes.

Pendant mon séjour le sultan n’avait pas d’amil, mais seulement un chalif, qui habitait dans la kasba. Ce fonctionnaire ne possédait d’ailleurs aucune influence sur la ville ; c’était le cadi dont j’ai parlé plus haut qui conduisait toutes les affaires.

Les habitants, en général rudes et peu bienveillants envers les étrangers, ne reconnaissent que malgré eux l’autorité du sultan et se révoltent à toute occasion ; au Maroc on a souvent dit qu’il allait se rendre dans l’oued Sous avec une grande armée pour rétablir l’ordre. Lors de mon passage, un de ses secrétaires se trouvait là afin de se rendre compte de la situation de ce pays.

La position de Taroudant est très favorable, au milieu d’une plaine étendue et extrêmement fertile ; il est aisé de comprendre que jadis, quand un gouvernement bien établi et puissant dominait ici et quand l’oued Sous formait un petit pays indépendant, le commerce et l’industrie y aient été prospères, et que par suite les sciences aient pu aussi y être étudiées.

Jeune Marocain de l’oued Sous.

L’oued Sous est très bien cultivé et sillonné presque partout de canaux d’irrigation ; de cette façon on prend beaucoup d’eau aux rivières, et c’est ainsi qu’il y a de nombreux oueds desséchés. D’ordinaire la moisson se fait au mois d’avril. On voit çà et là de grands magasins appartenant à un village ou à un groupe de maisons. Il y a également de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres. On n’y trouve pas de nomades et de douars ; tous les habitants sont sédentaires et se construisent de grandes et solides maisons. L’agriculture est pratiquée de la façon la plus primitive, comme il était de mode il y a des milliers d’années ; l’industrie est dans un état analogue, car on fabrique encore les mêmes couteaux, les mêmes poignards, les mêmes poires à poudre et les mêmes fusils que jadis. On s’entend à orner les fûts de fusil de magnifiques incrustations d’ivoire et d’argent, et l’on décore également leurs canons. Ceux du bourg de Titli passent pour les plus beaux. Au Maroc on ne fabrique plus qu’à Tétouan les belles et longues armes de ce genre.

Les objets caractéristiques de l’industrie du Sous sont les courts poignards recourbés, les goumiah, dont les fourreaux en bois sont garnis de laiton, de zinc ou d’argent sur lequel sont ciselées quelquefois de magnifiques arabesques. Maintenant les lames viennent souvent d’Angleterre et en portent les marques de fabrique. Ces poignards sont fabriqués en grande quantité, et il n’y a aucun homme qui ne porte une pareille arme, très incommode du reste, attachée à un épais cordon de soie ; les plus pauvres en ont dont les fourreaux sont tout en laiton ; la plupart sont incrustés d’argent sur une des faces ; ils sont rarement recouverts d’argent des deux côtés.

Malgré la richesse métallurgique du versant de l’Atlas, dans le Sous on fabrique extrêmement peu de métaux et presque tout le fer et le cuivre viennent d’Europe.

Le véritable oued Sous, dont l’oued Raz forme les limites vers le sud, aussi bien du côté du pays de Sidi-Hécham que vers l’oued Noun au sud-ouest, est habité surtout par deux grandes tribus : les Chtouga et les Howara. Les premières comprennent seize familles : el-Mesegouina, el-Ksima, oued Amira, Aït Bou Taïb, Aït Boukou, Aït Bou Lesa, Aït Yaza el-Garani, Ida Oulad Bouzea, Aït Lougan, Aït Mouça, Aït Amer, Aït Melek, Aït Adrim, Konza, Ida Garan. Les Howara se divisent en sept familles : Oulad Karroum, Oulad Taïsna, Oulad Saïd, Oulad Arrou, el-Kofaïfat, Oulad Chelouf, Aït Iquaz.

Aujourd’hui il n’est plus possible de distinguer nettement les Berbères des Arabes, car les deux races se sont mêlées. On peut dire en général que les Howara sont des Arabes, et les Chtouga des Chelouh, ainsi qu’il apparaît des noms des familles qui précèdent (oulad, « fils », se dit en berbère aït).

Le manque de tranquillité dont j’ai parlé déjà, l’anarchie, les combats perpétuels des tribus entre elles, généralement suite de vols et de pillages, empêchent ce pays de prospérer et d’occuper la situation qu’il mériterait par sa position favorable.

L’oued Sous, l’oued Noun et le pays de Sidi-Hécham sont également la patrie des nombreux jongleurs, charmeurs de serpents, danseurs, acrobates, etc., qui rôdent dans le Maroc et que l’on rencontre presque à chaque soko. Les prestidigitateurs font les tours connus en Europe et qui sont basés sur leur dextérité et sur l’entente avec un compère ; les jongleurs se servent d’ordinaire de grands fusils, de couteaux et de poignards. Les charmeurs de serpents, qui sont toujours, comme les autres, accompagnés de quelques tambours ou musiciens, emploient pour leurs représentations différentes sortes de serpents. Ils apprivoisent les inoffensifs Zamenis hippocrepis et les dressent à sauter en quelque sorte au son d’un instrument ; ils font aussi les mêmes tours d’adresse avec le serpent à lunettes (Cœlopeltis insignitus, Geoffr.) et même avec la dangereuse Vipera arietans, Merr. Ils excitent très violemment ces animaux avant la représentation et leur donnent à mordre un morceau d’étoffe de laine, de sorte qu’ils y laissent le venin qu’ils ont sécrété. Souvent aussi ces charmeurs transportent des boîtes qui contiennent des scorpions ; ils les renversent et rattrapent avec une extraordinaire dextérité ces animaux, qui sont très agiles.

Beaucoup des Arabes qui voyagent en Europe sont originaires de ces pays ; ils ont en quelque sorte pour patron le grand saint Sidi Mohammed ben Mouça, et, en faisant leurs exhibitions, ils prononcent fréquemment ce nom. Le peuple du Maroc voit toujours avec plaisir des représentations de ce genre et paye les artistes en leur jetant de la monnaie de cuivre (flous).

J’ai cité à diverses reprises les forêts d’argan, qui sont si caractéristiques pour le pays au sud de l’Atlas. En Allemagne on a très peu de renseignements sur cet arbre remarquable, de sorte que les plus importantes données, recueillies par le célèbre botaniste anglais Hooker dans son excellent Journal of a tour in Marocco and the Great Atlas (dont il n’existe aucune traduction allemande), peuvent être reproduites utilement ici.

L’arbre d’argan (Argania Sideroxylon, Sideroxylon spinosum, Rhamnus siculus, Rhamnus pentaphyllus, Elæodendron Argan) est considéré, avec raison, comme le végétal le plus intéressant du Maroc, car il est limité à ce pays, et appartient à une famille de plantes exclusivement tropicales ; il fournit aux habitants un précieux objet d’alimentation et donne un bois des plus durs et des plus solides. Les premières indications au sujet de cet arbre sont dues au célèbre voyageur Leo Africanus, qui visita le Maroc en 1510. Il rapporte que de ses noix les habitants expriment de l’huile, dont ils se servent aussi bien pour l’alimentation que pour l’éclairage.

L’argan croît volontiers sur les collines sablonneuses et atteint un âge avancé ; il en existe qui sont plusieurs fois séculaires et dont le fût a 26 pieds de tour : la formation des branches commence déjà à 3 pieds du sol. On plante souvent ces arbres en mettant des semences en terre, en les recouvrant d’un peu d’engrais et en les arrosant abondamment jusqu’à ce qu’ils commencent à pousser ; alors ils n’ont plus besoin d’autres soins.

Trois à cinq ans après, les argans portent des fruits, qui mûrissent de mai à août, suivant les localités. Leurs racines s’étendent au loin sous terre, et des rejetons apparaissent également dans leurs intervalles. Quand le fruit mûrit, on mène sous les arbres les troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres ; un homme frappe les branches avec un bâton et fait tomber les fruits, que les animaux mangent avidement. Le soir on les rentre et ils commencent à ruminer leur nourriture : pendant cette opération, les noix sont rejetées sans avoir traversé l’estomac : on les ramasse le lendemain. Elles sont alors bien séchées : puis on en ôte les écorces, qui sont recueillies pour servir plus tard à la nourriture des chameaux.

Le procédé pour l’extraction de l’huile est très simple : les noix sont cassées avec des pierres ; les amandes sont rôties dans un plat en terre, écrasées dans un moulin à bras et ensuite mises dans une poêle. On verse un peu d’eau sur la masse, qui est fortement pétrie avec les mains, jusqu’à ce que l’huile s’en sépare : on la laisse alors se reposer. On donne aux vaches laitières les tourteaux, qui contiennent encore assez d’huile.

La principale difficulté de cette préparation consiste à bien pétrir la masse d’amandes concassées, et à y ajouter la quantité convenable d’eau chaude. L’huile elle-même est limpide et de couleur brun clair, mais elle a un goût et une odeur de rance.

Quand on s’en sert pour la cuisine, sans autre préparation, elle a un goût piquant qui demeure longtemps au palais. La vapeur qui s’élève lorsqu’on y fait cuire quelque chose attaque les bronches et fait tousser.

Le premier botaniste qui cite l’arbre d’argan est Linné, qui le décrit dans son Hortus Cliffortianus (1737) sous le nom de Sideroxylon, d’après quelques exemplaires desséchés.

Le voyageur anglais Jackson, que j’ai souvent cité et qui a demeuré longtemps au Maroc, donne au sujet de cet arbre la courte notice qui suit : « Il y a beaucoup d’huile d’argan dans le Sous, où elle sert à faire cuire les poissons, ainsi qu’à l’éclairage. Quand on fait frire le poisson, on ajoute à l’huile un oignon coupé en morceaux et, dès qu’elle bout, un morceau de pain. Alors on la retire du feu, et, quand elle est refroidie, elle doit être passée ; sans cette précaution on s’imagine que l’huile donnerait la lèpre. »

L’étendue restreinte occupée par l’arbre d’argan est un phénomène très remarquable, car son genre est voisin du Sideroxylon (bois de fer), arbre fort répandu dans les deux hémisphères, sous les tropiques et en dehors de cette région. A Madère, à peu près sous la même latitude que l’argan, le bois de fer atteint sa limite septentrionale, et une espèce de ce genre, S. Mermulana, Lowe, y a été trouvée sur les rochers de l’intérieur de l’île. Ces genres de végétaux n’ont pas été rencontrés aux îles Canaries, mais ils sont représentés au Cap-Vert par une espèce de Sapota.

D’après cela, il semble que l’Argania et le Sideroxylon de Madère sont deux représentants isolés de la végétation tropicale ; et, en tenant compte de leur apparition l’un près de l’autre, à l’extrême ouest de l’Ancien Monde, ils constituent, au point de vue de la géographie botanique, des exemples d’un haut intérêt de parenté entre les flores de ces pays.

Le bois de l’argan est analogue, comme je l’ai dit, au bois de fer des tropiques et a une très grande dureté ; mais, dans son aspect général, l’arbre ressemble plus à l’olivier qu’au sideroxylon, et forme un représentant local du premier de ces végétaux.

Sa zone de production est limitée entre la rivière de Tensift et l’oued Sous ; quelques arbres isolés existent, dit-on, au nord du Tensift. Il ne s’étend guère vers l’intérieur qu’à 10 milles des côtes de l’Atlantique, et la longueur de la région où il apparaît est de deux ou trois degrés de latitude. En dehors de cet espace étroit, il ne s’en trouve aucun spécimen dans le reste du monde.

Les jeunes branches et les rejetons de l’argan sont couverts d’épines, et les feuilles ont la forme de celles de l’olivier ; mais leur vert est plus foncé, et la partie inférieure est un peu plus pâle. On ne rencontre jamais de troncs creux de cet arbre, car son bois est trop dur pour être attaqué par les insectes.

A Mogador on emploie, à cause de leur forte odeur, les branches sèches et les feuilles de l’argan afin de préserver des mites les étoffes de laine.

Si l’on exporte de l’huile d’argan, ce n’est certainement qu’en petites quantités, car elle ne peut servir en Europe que dans la parfumerie et non comme comestible, à cause de son goût prononcé.

Outre cet arbre d’argan, l’arar, arbre à sandaraque, Callitris quadrivalvis, Vent., qui fait partie des arbres à feuilles aciculaires, est également répandu au Maroc. On le trouve fréquemment dans les régions montagneuses de tout le nord de l’Afrique, mais surtout dans l’Atlas. C’est un bel arbre, très branchu, atteignant environ 6 mètres de hauteur et qui ressemble à l’arbre de vie (thuya). Il donne une résine, la sandaraque, qui sert à fabriquer du vernis et en outre à préparer des emplâtres, des onguents et des poudres odorantes. Son bois est très précieux à cause de sa longévité et de sa beauté : c’était le bois de cèdre des Romains. Cet arbre était déjà connu des anciens Grecs et il était estimé sous le nom de thuya ; le θυῖον de l’Odyssée était probablement l’arar des Marocains, que les Espagnols nomment alerce, La tige inférieure, la plus large, est particulièrement précieuse, et aujourd’hui son bois est encore envoyé d’Algérie en grande quantité à Paris, où l’on en fait de petits objets mobiliers.

Il était connu et hautement apprécié des Romains sous le nom de « bois de citronnier » ; souvent dans des descriptions d’installations luxueuses se trouve le surnom de citreus. On s’en servait de préférence pour la construction des temples, et ce fut un usage non seulement des Grecs et des Romains, mais encore plus tard des Arabes : on a reconnu que certaines parties en bois de la mosquée de Cordoue en sont construites. Pline s’étend déjà longuement au sujet de cet arbre, dont il dit que ses parties inférieures, celles cachées sous terre, sont les plus précieuses et qu’on en fait des tables de prix. Une industrie d’art particulière s’était développée sans doute à Rome pour ces tables de citronnier, car on y employait des noms spéciaux pour désigner les différentes formes de tables. Les plaques en bois d’un seul morceau, d’environ quatre pieds de large, atteignaient des prix énormes.

Au Maroc ce bois magnifique, qui pourrait être si utile, n’est employé en ce moment que pour la construction et le chauffage ; sa résine, la sandaraque, est exportée par Mogador.

Parmi les autres arbres utiles du Maroc, Hooker signale l’arbre à gomme ammoniaque, celui de la gomme arabique et l’euphorbe.

La plante qui donne au Maroc la gomme ammoniaque ne doit pas être confondue avec celle de Perse. Dans ce dernier pays, c’est une ombellifère, la Dorema, dont on tire la résine jaune, à odeur prononcée et à goût repoussant. Au Maroc on n’est pas encore d’accord au sujet de l’arbre qui fournit le faschook. Jackson en donne une description, d’après laquelle des botanistes de nos jours ont voulu reconnaître un Elæoselinum, Hooker lui-même a cherché inutilement à se renseigner à cet égard. Jackson prétend que cet arbre croît dans les plaines de l’intérieur, surtout au nord de la ville de Maroc. Partout où il pousse, aucun animal, à l’exception du vautour, ne peut, dit-on, exister. Il est attaqué par un insecte, qui, d’après la description de Jackson, ressemble à un Bombylius, et la résine coule aux endroits attaqués. L’Ammiacum était déjà connu des anciens ; ils prétendaient qu’il provenait de la Libye ou de la Cyrénaïque et qu’on le préparait dans le temple d’Ammon.

Les Maures emploient le faschook comme dépilatoire et comme remède dans les maladies de peau ; une petite quantité est exportée de Marzagan par Gibraltar et Alexandrie en Orient.

La gomme arabique vient au Maroc d’un acacia qui occupe la limite nord de la zone d’extension du genre acacia, très répandu en Afrique. D’après Hooker, c’est un arbuste épineux, fréquent dans le sud et l’ouest du Maroc. La gomme est recueillie surtout dans le pays de Demnet et portée de là à Mogador. Du reste il paraît que différents arbres ou arbustes produisent la gomme, car Jackson décrit un arbre élevé comme en donnant ; en outre il arrive au Maroc beaucoup de gomme du désert ; celle-ci vient de l’Acacia arabica, tandis que le produit de l’Acacia gummifera est de meilleure qualité.

L’euphorbe, fort vénéneux, est le suc desséché de l’Euphorbia resinifera, qui existe dans l’intérieur du Maroc ; il est de couleur jaune, produit au goût une sensation de vive brûlure, cause de forts éternuements et de violentes inflammations, et sert de vésicatoire.

Jackson donne déjà une description de cette plante, qui a de nombreuses épines, s’attachant à tous les objets. Son suc coule d’incisions faites avec un couteau ; en septembre il cesse de couler et se dessèche. On dit que ce végétal ne fournit abondamment de suc que tous les quatre ans ; les gens qui le recueillent doivent couvrir leur bouche et leur nez, pour ne pas être sujets à de violents éternuements.

Les anciens connaissaient déjà l’euphorbe comme plante médicinale et savaient qu’elle vient de l’Atlas. On dit qu’elle fut nommée ainsi du nom d’Euphorbus, médecin du savant roi Juba II, de Mauritanie.

La présence d’euphorbiacées tropicales au Maroc est une curiosité botanique, ainsi que la diffusion de l’argan. De même que ce dernier arbre a ses plus proches congénères à Madère, de même les euphorbiacées marocaines ont des végétaux connexes aux Canaries.

En ce moment, au Maroc, l’usage et l’exportation de l’euphorbe ont presque complètement cessé ; on dit qu’il n’est plus employé que dans la médecine vétérinaire et dans la fabrication d’une couleur destinée à la conservation du bois des navires.


CHAPITRE XI

VOYAGE AU PAYS DE SIDI-HÉCHAM.

Soko Tleza. — Rivière de Sous. — Forêt d’argans. — Ida Menon. — Les Chtouga. — La caravane de Taroudant. — L’oued Raz. — Passage difficile. — Ponts romains. — Le pays de Sidi-Hécham. — Zaouia Sidi-Mouhamed-ben-Mouça. — Ilerh. — Le cheikh Dachman. — Sidi Housséin. — Achats de chameaux. — Négociations. — Départ de quelques serviteurs. — Renvoi de mes présents. — Lettres. — Permission de départ. — La tribu des Tazzeroult. — Mougar. — L’oued Noun. — Ogoulmim. — Mackenzie. — Intrigues du sultan. — Les Juifs. — Côte dangereuse. — Agadir (Santa Cruz). — Santa Cruz de Marpequeña.

Il était près de neuf heures du matin quand, le 27 mars, nous quittâmes les murs peu hospitaliers de Taroudant, pour nous diriger plus au sud vers des pays qui n’avaient jamais été, ou n’avaient que très rarement été visités par des Européens.

Comme ce sont précisément les environs immédiats de Taroudant qui sont les moins sûrs, le chalif de la citadelle et le chérif Mouley Ali, en même temps qu’une escorte de vingt cavaliers armés jusqu’aux dents, nous accompagnèrent à une certaine distance : c’était une véritable expédition.

Pendant deux heures le chemin suit une direction nettement indiquée vers l’ouest jusqu’au Soko Tleza (Marché du Mardi), situé chez les Oulad Sed, famille de la tribu des Howara. C’est là que nous quitte l’escorte de Taroudant et qu’elle nous remet aux mains d’une petite troupe de Howara qui doivent nous faire traverser les régions dangereuses.

Comme je l’ai dit, il avait été décidé à l’origine que je me réunirais aux marchands de Taroudant, qui voulaient quitter la ville le 27 mars. Mais, finalement, ils se refusèrent à voyager en compagnie d’un Chrétien vers un marché tenu dans une grande et célèbre zaouia. Les autorités de Taroudant durent faire avec quelques cheikhs des Howara un compromis d’après lequel ils me laisseraient passer dans leur pays sans m’inquiéter. Il fut alors convenu que je ne prendrais pas la route principale, mais que je suivrais plutôt les sentiers latéraux des forêts d’argans, pour arriver ainsi sur le territoire de la tribu des Chtouga, dont le cheikh, Sidi Ibrahim, avait fait précisément connaissance avec nous, en descendant de la passe de Bibaouan vers Emnislah.

La région traversée de Taroudant au Soko Tleza était du reste bien cultivée ; les champs d’orge et les jardins d’oliviers sont séparés par des haies, et de nombreux canaux artificiels arrosent le pays.

La troupe de cavaliers à laquelle nous étions confiés était composée elle-même de coupeurs de route, qui connaissaient fort bien tous les coupe-gorge et savaient les éviter ; c’étaient des gaillards à la mine farouche, qui avaient un aspect fort rébarbatif dans leur costume fantastique et avec les grands fusils, les sabres, les poignards, les poires à poudre, etc. dont ils étaient munis.

Le chemin suit pendant un instant la direction du sud ; nous passons le petit oued Djitarin, un peu en amont de son confluent avec l’oued Sous, et nous arrivons bientôt à ce dernier. La véritable vallée est très large, mais peu profonde, car les berges sont peu élevées ; la plus grande partie du lit est complètement remplie de sable fin, et la rivière elle-même consiste, au moment où nous la passons, en un ruisseau large de dix à douze pieds à peine et d’un à deux pieds de profondeur. Je m’attendais à voir un fleuve important, et je ne trouve que ce mince filet d’eau courante. Du reste l’oued Sous, me dit-on, a toute l’année un peu d’eau ; il n’en vient jamais beaucoup dans sa partie inférieure, parce qu’en amont la culture en absorbe une trop grande quantité.

Nous n’eûmes donc pas la plus petite difficulté à franchir cette rivière ; mais nous fûmes surpris à ce moment par une averse subite, qui nous mouilla complètement ; en outre il soufflait un violent vent d’ouest qui remontait la vallée et nous fouettait la figure de nuages de sable fin extrêmement gênants.

Arrivés à l’autre bord, nous suivîmes pendant quelque temps une direction ouest ; nous tournâmes ensuite au sud dans une grande forêt d’argans, qu’il est aussi extrêmement dangereux de traverser. Nous ne prenions pas la route principale qui coupe cette forêt, mais nous passions un peu plus à l’ouest ; mon escorte me dit plus tard qu’une centaine de brigands nous avaient attendus sur la route. Je ne sais si ce récit est vrai, ou s’il était combiné en vue d’un présent ; en tout cas il est vraisemblable, et cette circonstance, que nous avons fait un voyage dangereux sans qu’il nous arrivât rien, montre seulement que nous avons été très habilement conduits sur des routes latérales. Ce fut encore une marche désagréable : il fallut être toujours prêt à faire le coup de feu et voir l’escorte fouiller toujours les buissons des deux côtés du chemin, avant que nous avancions.

A partir de la rive gauche, le pays appartient aux Oulad Hafeia (également Howara), qui ont de nombreuses métairies, de petits villages et même un bourg plus considérable, Géroum.

Après avoir dépassé la forêt et ces tribus, nous fûmes abandonnés de nouveau par notre escorte, et deux hommes des Oulad Saïd-er-Roumla, dont le territoire commençait là, nous prirent sous leur protection. Nous avions évidemment échappé de nouveau à un grand danger. Les deux cavaliers nous conduisirent dans le voisinage d’un groupe de maisons isolées, et l’on nous y indiqua une demeure, où nous pûmes passer la nuit complètement en sûreté. La maison appartenait à un parent du chalif de Taroudant, qui avait, à ce qu’il parut, préparé tout l’arrangement de notre marche, très bien combinée par lui. Nous avions atteint notre bivouac dès cinq heures, après une marche plus émouvante que fatigante.

Le 28 mars nous eûmes encore à faire une longue marche, de sept heures du matin à huit heures du soir, à travers un pays très peu sûr et par un temps froid et pluvieux ; le soir précédent j’avais eu un accès de fièvre à la suite d’un refroidissement au passage de l’oued Sous.

Nous chevauchâmes d’abord vers l’ouest jusqu’au bourg Ida Menon, généralement à travers des champs cultivés et clos de haies, puis dans quelques parcelles de forêts d’argans. Notre escorte nous quitta là, car le terrain des Howara s’y arrêtait : celui qui est situé au sud et à l’ouest appartient à la tribu des Chtouga, que j’ai déjà nommée plusieurs fois. Nous y fûmes reçus par quelques hommes de cette tribu, qui nous conduisirent d’abord vers le sud-ouest, par une grande forêt d’argans ; nous dépassâmes ensuite une chaîne de collines calcaires, pour arriver dans une large vallée extrêmement jolie et couverte de nombreux hameaux et villages ; ce pays porte le nom de Konga. Puis nous marchâmes de nouveau par un terrain montagneux en inclinant davantage vers l’ouest. En quittant ces montagnes et en pénétrant dans une plaine par un point nommé Ida Angueran, nous rencontrâmes la caravane de Taroudant, qui n’avait pas souffert ma présence au milieu d’elle et qui avait suivi la route ordinaire.

Nous continuons alors vers le sud, parallèlement au versant ouest des montagnes ; à droite, bien au loin, nous apercevons encore une fois les flots bleus de l’océan Atlantique, que nous ne devons plus revoir de longtemps. Nous faisons halte près d’un groupe de métairies et de hameaux qui porte le nom d’Ida Boussian, et nous y sommes reçus amicalement par les Chelouh de la tribu des Chtouga, qui y habitent. Nous y passons la nuit fort tranquillement, après avoir laissé encore derrière nous une partie très dangereuse de notre itinéraire, et nous trouvant à un seul jour de marche du pays de Sidi-Hécham.

Le 29 mars nous réservait une très longue et très rude chevauchée, de sept heures du matin à huit heures du soir. Nous avions quitté définitivement le sol marocain, et nous nous trouvions déjà sur les frontières du territoire de Sidi-Hécham, c’est-à-dire relativement en sûreté, ainsi que je le croyais tout d’abord.

La direction que nous avions prise était en général vers le sud-ouest. Nous dépassâmes une suite de contrées bien peuplées, avec de nombreux villages, comme Aït-Ouadrim, Aït-Midik, où se trouve la zaouia Sidi-Saïd-ben-Meza, Aït-Lougan avec un marché. Nous franchîmes alors l’oued Bogara, puis une forêt d’argans située plus au sud. Enfin, à la tombée de la nuit, nous arrivions sur l’oued Raz, qui forme la limite conventionnelle entre l’empire du Maroc et le sud.

La vallée de cet oued Raz est couverte d’une végétation magnifique, comme je n’en avais jamais vu auparavant et qui rappelait la vigueur de la végétation tropicale. Il doit y avoir ici des circonstances locales particulièrement favorables, pour qu’un ensemble de plantes aussi belles s’y produise ; nulle part au Maroc je ne vis une telle profusion de gazon et d’herbes vigoureuses, de fleurs richement colorées, de palmiers élancés et d’arbustes de toute espèce ; ce développement local de la végétation doit avoir son origine dans la richesse aquatique du pays. Des montagnes boisées qui l’entourent sortent une foule de sources ; la pluie paraît tomber ici avec régularité et en abondance ; ce sont ces deux causes qui donnent naissance à ce vigoureux petit monde végétal.

Le passage du fleuve, large et très profond, dont le lit était entièrement rempli à la suite des pluies, offrit beaucoup de difficultés. Il faisait déjà sombre lorsque nous arrivâmes sur la rive droite, et j’aurais préféré y dresser nos tentes. Mais mon escorte insista, et avec raison, pour traverser le fleuve immédiatement : il était encore en crue, et nous pouvions être forcés d’attendre plusieurs jours que l’eau se fût un peu retirée.

Il fallut alors débarrasser nos animaux de bât de leurs paquetages, qui furent transportés sur l’autre bord, pièce par pièce, par mes gens, fort bons nageurs. Cette opération entraîna nécessairement l’immersion partielle de nos marchandises : enfin, les animaux, déchargés, furent poussés dans l’eau rapide. Les chevaux, les mulets et les ânes s’y prêtèrent assez bien, mais les chameaux s’y opposèrent. Enfin, après plusieurs heures de travail, sous un ciel couvert et par une obscurité complète, nous réussîmes à transporter le tout sur l’autre rive. Comme le terrain était défavorable, il fallut recharger nos animaux et marcher encore une demi-heure dans les terres, avant de trouver un point élevé assez sec pour qu’on y pût dresser les tentes. Il était assez tard lorsque, après cette journée de marche fatigante, nous pûmes prendre notre souper, qui consistait simplement en couscous.

Toute la région est inhabitée, évidemment à cause de son peu de sécurité, car c’est la zone frontière de deux peuples qui ne s’entendent pas bien. Mais je n’avais jamais vu de pays plus beau et plus fertile, et je ne comprends pas pourquoi les Chelouh n’émigrent pas ici plutôt que de demeurer dans leurs montagnes rocheuses et stériles, où ils ont tant de peine à cultiver un peu d’orge.

L’endroit où nous traversâmes l’oued Raz est déjà assez élevé, car il a plus de 100 mètres d’altitude, de sorte que la pente est très forte jusqu’à l’embouchure, très voisine. En général, le pays s’élève peu à peu depuis l’oued Sous ; Taroudant n’a que 100 mètres environ d’altitude (l’oued Sous lui-même n’en a que 50) ; puis la hauteur augmente, et, à la frontière sud du Maroc, le plateau traversé par le fleuve a déjà plus de 300 mètres.

Il se pourrait que l’oued Raz fût le plus abondant de tous les cours d’eau au sud de l’Atlas. En effet, si tous les autres ont des lits beaucoup plus larges, ils roulent une quantité d’eau incomparablement moindre.

Le 30 mars, une nouvelle et longue marche nous conduisit dans la capitale du petit État indépendant désigné d’ordinaire sur les cartes sous le nom de pays de Sidi-Hécham. Nous entrâmes dans la petite ville d’Ilerh sous une pluie battante, complètement mouillés et par une obscurité profonde.

Le chemin partant de notre bivouac précédent nous avait fait suivre un instant la rivière en aval, jusqu’aux restes d’un pont en maçonnerie attribué aux Romains, probablement à bon droit. Les Marocains, qui en ont fort peu dans leur pays, auraient eu peine à exécuter quelque chose de semblable dans ce pays éloigné ; les anciens souverains du royaume de Sidi-Hécham, ou de l’oued Noun voisin, n’ont jamais dû également élever ces ponts, attendu qu’il en serait fait mention dans les traditions du peuple, qui les attribue aux Roumis. Cette rivière doit donc avoir eu depuis très longtemps une plus grande importance que l’oued Sous, ou même que l’oued Draa, puisqu’on avait jugé nécessaire d’y construire des ponts en maçonnerie.

Evidemment une route très fréquentée conduisait d’ici vers le sud ; on peut déduire son tracé des localités jadis fondées par les Romains à partir du nord du Maroc, en passant par Kasr er-Roumi, que j’ai déjà citée dans l’Atlas, par les ruines de l’ancienne ville romaine de Gada, près de Taroudant, par les ponts de même origine jetés sur l’oued Raz, jusqu’à quelques restes de constructions, situés sur une montagne voisine de Tizgui, à proximité de la lisière nord du Sahara, que nous devions voir plus tard en passant et que l’on croit être d’origine romaine. Il est difficile d’attribuer à toutes ces ruines, situées sur une seule et même route commerciale, une origine portugaise ou plus récente.

Une étude précise des antiquités romaines du Maroc donnerait probablement bien des résultats intéressants, et il est certes à regretter que, dans les circonstances actuelles, on ne puisse procéder à quelque chose de semblable avec la sécurité nécessaire.

Après avoir quitté les ponts romains, nous nous élevâmes sur un plateau bien cultivé, couvert de nombreuses métairies, puis nous redescendîmes dans une plaine basse. Tantôt montant, tantôt descendant, nous arrivâmes au pied d’une longue chaîne de montagnes, que nous traversâmes en décrivant des zigzags. Puis nous prîmes une direction sud-ouest par un terrain ondulé et moins cultivé ; vers quatre heures nous quittions le chemin d’Ilerh suivi jusque-là, parce qu’il passe au milieu d’une grande zaouia, et que je ne voulais m’exposer à aucun danger, ni même irriter le peuple. Nous arrivâmes par des chemins latéraux dans la petite ville où habite le chef actuel de ce petit pays, Sidi Housséin. Ce dernier, informé de notre arrivée, nous fit indiquer une place devant une mosquée, où nous pûmes dresser nos tentes et nous envoya en même temps de l’orge, de la paille pour les animaux et plus tard, pour nous, du couscous et du pain d’orge, le plus médiocre que j’aie jamais vu ; cette préparation alimentaire ne méritait plus le nom de pâtisserie. Nous fûmes agréablement surpris d’être relativement aussi bien accueillis : d’après tout ce que j’avais entendu dire en route, nous nous trouvions en un des points les plus critiques de l’expédition. Mon interprète Benitez, qui connaissait bien les appréciations des Arabes sur ce pays voisin du Maroc, avait exprimé plusieurs fois la pensée que mon voyage s’y terminerait : je ne serais peut-être pas obligé de retourner de force sur mes pas, mais en tout cas j’y serais amené. On connaît des exemples de Chrétiens retenus près de là pendant des années, dans l’oued Noun, et relâchés seulement contre rançon ; Sidi-Hécham ainsi que ses successeurs étaient, disait-on, encore pires que les cheikhs de l’oued Noun. L’envoi d’une mouna, quelque petite qu’elle fût, nous surprit donc agréablement, et Benitez en conclut que c’était un présage très favorable.

Tout près de notre tente, des Arabes du désert avaient aussi dressé les leurs ; c’était la première fois que je voyais ces hommes, aux traits réguliers et quelque peu farouches, à la tournure élancée ; je fus surpris de voir les femmes le visage complètement découvert, tandis que les hommes le cachaient en partie.

La ville d’Ilerh est située assez haut, à plus de 460 mètres, de sorte que nous avions dû monter d’environ 360 mètres depuis l’oued Raz. Les habitants sont des Chelouh, mais on voit également ici une quantité surprenante de Nègres soudaniens ; la couleur bleue des vêtements, qui domine dans tout le Soudan, commence également à se montrer. Il peut y avoir à Ilerh quelques centaines de maisons.

En même temps que nous, y arrivait le cheik Dachman, d’Ogoulmim (oued Noun), avec une suite nombreuse et bien armée.

A une heure de la ville, près de la zaouia Sidi-Hamed-ben-Mouça, se tient trois fois par an un grand marché, auquel, comme je l’ai dit, des négociants se rendent même de très loin. Ils vont ainsi de Marrakech à Ilerh pour leurs affaires, et ne redoutent pas la traversée de l’Atlas, ni celle du territoire si peu sûr des Howara, qui vient ensuite. On me dit que Sidi Hécham, le grand-père du prince actuel, Sidi Housséin, avait pris une disposition fort propre à augmenter la fréquentation du marché ; avoir un marché célèbre dans son district ou dans son territoire est non seulement une source d’honneurs, mais aussi et surtout de profits pour le chef intéressé : Sidi Hécham avait donc garanti pleine et entière sécurité aux négociants et marchands qui iraient à son mougar, expression berbère du mot arabe soko ; il avait même remboursé de leurs pertes ceux qui avaient été pillés en route. Il est vrai qu’il avait aussitôt envoyé quelques centaines de cavaliers dans le pays où les vols avaient eu lieu, et s’était fait rembourser ses dépenses avec de gros intérêts. Je ne sais si le souverain actuel en fait autant, mais le bruit s’en est répandu, et les marchands du Maroc et de l’oued Sous ne craignent pas de traverser sans précautions les pays des Howara, vers le temps du mougar, avec beaucoup de marchandises, en partie précieuses.

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