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Tolstoï

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LA DOCTRINE DE TOLSTOÏ ET CE QU’ELLE A DE FAUX

« Une grande idée m’est venue, à la réalisation de laquelle je pourrais sacrifier toute ma vie. Cette idée est la fondation d’une religion nouvelle, la religion du Christ, mais débarrassée des dogmes et des miracles. »

Tolstoï, Journal de Jeunesse, 5 mars 1855.

A la base de sa doctrine, de son « message » à l’humanité, Tolstoï met la parole de l’Évangile : « Ne résistez pas au mal » et il lui donne cette interprétation féconde : « Ne résiste pas au mal par la violence. »

Cette phrase contient à l’état latent toute l’éthique tolstoïenne : le grand lutteur a jeté si fortement contre le mur du siècle les pierres de cette fronde, avec toute la véhémence oratoire et morale de sa conscience vibrante de douleur, que, aujourd’hui encore, l’ébranlement se fait sentir dans la charpente à demi brisée. Il est impossible de mesurer dans toute sa portée l’effet moral de cette attaque : la mise bas volontaire de leurs armes par les Russes après Brest-Litowsk, la « non-résistance » de Gandhi, l’appel pacifiste de Romain Rolland au milieu de la guerre, l’opposition héroïque d’innombrables individus, dont on ne connaît même pas le nom, à la violence exercée sur leur conscience, la lutte contre la peine de mort, tous ces actes du nouveau siècle, isolés et en apparence sans liens entre eux, doivent au message de Léon Tolstoï leur énergique impulsion. Partout où aujourd’hui la violence est combattue, soit comme moyen, comme arme ou comme droit, soit comme institution soi-disant divine destinée à servir de défense, sous quelque prétexte que ce soit, qu’il s’agisse de nations, de religions, de race ou de propriété, partout où le sens moral, orienté vers l’humanité, se refuse à verser le sang, à approuver le crime de la guerre et, revenant en arrière jusqu’au « droit du poing » du moyen âge, se refuse à reconnaître une victoire militaire comme l’expression de la justice divine, partout, encore aujourd’hui, tout révolutionnaire moral trouve dans l’autorité et l’ardeur de Tolstoï la confirmation d’une force fraternelle.

Partout où une conscience indépendante, au lieu des formules froides de l’Église, des prétentions ambitieuses de l’État ou d’une justice rouillée et qui ne fonctionne plus que schématiquement, défère la décision suprême uniquement au sentiment fraternel de l’humanité, comme étant la seule instance morale, elle peut se réclamer de cet acte exemplaire de Tolstoï, — analogue à celui de Luther, — déniant résolument à cette moderne papauté qu’est la puissance prétendument infaillible de l’État tout droit sur l’âme de l’individu et faisant appel à ce qu’il y a d’humain chez les hommes pour que toujours chacun d’eux ne juge qu’« avec son cœur ».

Mais quel est ce « mal » que, selon Tolstoï, nous devons combattre sans recourir à la violence ? Simplement la violence elle-même, la violence intrinsèque, même si elle cache ses muscles sous l’habit pathétique de l’économie politique, de la prospérité nationale, des aspirations ethniques et de l’extension coloniale, même si encore elle falsifie avec autant d’habileté que possible l’instinct de puissance et l’instinct sanguinaire de l’homme pour en faire un idéal philosophique et patriotique : nous ne devons pas nous laisser tromper ; même dans ses sublimations les plus séduisantes, la violence sert toujours uniquement, non pas à rendre les hommes plus fraternels, mais à augmenter la puissance et l’intransigeance d’un seul groupe et par là elle perpétue l’inégalité qui est dans le monde. En effet, la violence vise à la possession, à l’acquisition des biens matériels et à leur accroissement continuel. C’est pourquoi, pour Tolstoï, toute inégalité commence avec la propriété. Ce n’est pas en vain que le jeune noble a passé, à Bruxelles, des heures et des heures avec Proudhon : même avec Marx, Tolstoï, qui se trouvait alors le plus radical de tous les socialistes, avance ce postulat : « La propriété est la racine de tout mal et de toute souffrance, et il existe un risque de conflit entre ceux qui ont une superfluité de biens et ceux qui n’en ont aucun. » Car, pour se maintenir, la propriété doit nécessairement devenir défensive et même agressive. La violence est nécessaire pour acquérir la propriété, elle est nécessaire pour accroître les biens qu’on possède, elle est nécessaire encore pour les défendre. C’est pourquoi la propriété crée, pour sa protection, l’État, et, à son tour, l’État, pour assurer son existence, crée les formes organisées de la puissance séculière, l’armée, la justice, « tout ce système de contrainte qui ne sert qu’à protéger la propriété », et celui qui se subordonne à l’État et qui le reconnaît, livre son âme à ce principe de la force. D’après la conception de Tolstoï, même les hommes qui sont en apparence indépendants, les intellectuels, servent, dans l’État moderne, sans s’en rendre compte, uniquement à maintenir un petit nombre de privilégiés en possession de leurs biens ; il n’est pas jusqu’à l’Église du Christ (qui « dans sa véritable signification s’élevait contre l’État ») qui, « par des doctrines mensongères », ne s’écarte de son devoir le plus strict, en bénissant les armes, en fournissant des arguments à l’ordre établi, — qui n’est qu’injustice, — et qui, par suite, ne se fige en formules et ne dégénère en habitudes et en choses conventionnelles. De leur côté, les artistes, eux qui sont les fils de la liberté, les avocats nés de la conscience et les défenseurs du droit humain, se bornent à sculpter leurs mesquines tours d’ivoire et « endorment la conscience ». Le socialisme, lui, cherche à guérir l’inguérissable ; les révolutionnaires, les seuls qui, par une exacte compréhension des choses, veulent détruire de fond en comble le faux ordre du monde, commettent la faute d’employer eux-mêmes le moyen meurtrier de leurs adversaires et ils perpétuent l’injustice en laissant subsister le principe du « mal », c’est-à-dire la violence, et, qui plus est, en le sanctifiant.

Par conséquent, au sens de ces revendications anarchistes, le fondement de l’État et le rapport actuel existant entre les hommes sur la terre est faux et pourri ; c’est pourquoi Tolstoï repousse avec véhémence, comme inutiles et insuffisantes, toutes les améliorations de la forme du gouvernement proposées par les démocrates, les philanthropes, les pacifistes et les révolutionnaires. En effet, aucune Douma, aucun parlement (et moins encore une révolution) ne peut délivrer la nation du « mal » de la violence : il n’est pas possible de consolider une maison établie sur un sol instable ; on ne peut que la quitter et s’en bâtir une autre. Or, l’État moderne repose sur le principe de la force, non sur la fraternité : conséquemment, pour Tolstoï, il est irrévocablement condamné à s’écrouler et tous les ravaudages du socialisme et du libéralisme ne font que prolonger son agonie. Ce qu’il faut changer, ce n’est pas le rapport politique existant entre le peuple et le gouvernement, mais les hommes eux-mêmes ; au lieu de la pression violente exercée par l’État, il faut qu’un lien moral intérieur constitué par la fraternité consolide chaque groupement. Mais tant que cette fraternité religieuse et éthique n’a pas remplacé la forme actuelle de la contrainte pesant sur les citoyens, Tolstoï déclare qu’une véritable moralité n’est possible qu’en dehors de l’État, en dehors des partis, dans l’espace mystérieux et invisible de la conscience individuelle. Comme l’État s’identifie à la violence, un homme inspiré par l’éthique ne doit pas s’identifier à l’État. Ce qu’il faut, c’est une révolution religieuse, l’affranchissement de tout homme de conscience des chaînes d’une communauté établie sur la violence. C’est pourquoi Tolstoï lui-même, avec une brusque résolution, se place en dehors des formes de l’État et il se déclare moralement indépendant de tous devoirs qui ne seraient pas dictés par sa conscience. Il refuse de reconnaître « qu’il fait partie exclusivement d’un peuple ou d’un État ou bien qu’il est le sujet d’un gouvernement quelconque » ; il se sépare volontairement de l’Église orthodoxe, il renonce, par principe, à s’adresser à la Justice ou à n’importe quelle institution établie par la société actuelle, afin de ne point avoir de rapport avec ce diable qu’est l’État fondé sur la violence. Par conséquent, qu’on ne se laisse pas illusionner, par la douceur évangélique de sa prédication sur la fraternité, par la teinte d’humilité chrétienne qui recouvre sa diction et par son recours à l’Évangile, sur le caractère complètement hostile à l’État de sa critique sociale, sur l’énergie et la résolution consciente avec lesquelles Tolstoï, le plus hardi hérétique du siècle, en anarchiste radical, déclare ouvertement la guerre à l’autorité du tsar, à l’Église et à toutes les contraintes imposées par l’État à la communauté. Sa doctrine de l’État est la doctrine antiétatiste la plus acharnée qu’il y ait et, depuis Luther, la rupture la plus complète d’un individu avec ce nouveau papisme qu’est le concept de l’infaillibilité de la propriété.

Même Trotzki et Lénine, théoriquement, n’ont pas fait un pas de plus au delà du « Tout doit être changé » de Tolstoï ; et, tout comme Jean-Jacques Rousseau, l’« ami des hommes », préparait avec ses écrits les galeries de mines par lesquelles la Révolution française fit ensuite sauter la royauté, aucun Russe n’a ébranlé plus fortement les forteresses essentielles de l’ordre tsariste et capitaliste, en en préparant l’assaut, que ce révolutionnaire radical, que, chez nous, trompé par sa barbe patriarcale et par une certaine onction qu’il y a dans sa doctrine, on se plaît à considérer uniquement comme un apôtre de la douceur. Certes, de même que Rousseau se serait indigné de voir à l’œuvre des sans-culottes, Tolstoï se serait sans doute indigné de la méthode employée par le bolchevisme, car il haïssait les partis (il est dit prophétiquement dans ses écrits « quel que soit le parti qui triomphe, il lui faudrait, pour maintenir sa puissance, non seulement employer tous les moyens de violence existants, mais encore en inventer de nouveaux ») ; mais une conception sincère de l’histoire attestera, un jour, qu’il a été le meilleur précurseur de ce bolchevisme et que toutes les bombes de tous les révolutionnaires n’ont pas miné et ébranlé en Russie l’autorité autant que la révolte ouverte de cet individu, — le plus grand de tous, — contre les puissances, invincibles en apparence, de sa patrie : le tsar, l’Église et la propriété. Depuis que lui, le plus génial de tous les faiseurs de diagnostics, a découvert le défaut de construction qu’il y a dans le fondement de notre civilisation, à savoir que l’édifice de notre État repose non sur l’humanité, sur la communauté humaine, mais sur la brutalité et sur la domination, il a déployé toute sa violence dialectique, son énorme puissance éthique, pendant trente ans, en attaques toujours renouvelées contre l’ordre existant dans la société russe, — Winkelried de la Révolution, sans la vouloir, dynamite sociale, force primitive et élémentaire de destruction et de bouleversement et, par là, inconsciemment remplissant parfaitement la mission incombant au génie russe. Car fatalement toute pensée russe, avant de bâtir, doit d’abord détruire radicalement et à la racine ; ce n’est pas par hasard que chacun de ses artistes est contraint d’abord de s’enfoncer dans les couches les plus noires du nihilisme le plus sombre et le moins frayé, pour ensuite, dans un désespoir brûlant et extatique, conquérir ardemment une nouvelle foi ; ce n’est pas comme nous, Européens, par des améliorations timides et avec des précautions pleines de piété, que chez les Russes procèdent le penseur, le poète et l’homme d’action ; au contraire, ils attaquent les problèmes aussi brusquement qu’un bûcheron et avec l’intrépidité de démolition qui inspire les expériences dangereuses. Un Rostopchine n’hésite pas, pour mériter la victoire, à brûler, jusqu’au seuil des maisons, Moscou, cette merveille du monde, et de même Tolstoï (pareil en cela à Savonarole), n’hésite pas à vouer au bûcher tous les biens de l’humanité civilisée, l’art comme la science, simplement pour justifier de la sorte une nouvelle et meilleure théorie. Il est possible que le rêveur religieux qu’était Tolstoï ne se soit jamais rendu compte des conséquences pratiques de son offensive ; probablement, il n’a jamais osé calculer combien d’existences terrestres la chute soudaine d’un aussi vaste édifice entraînerait avec elle ; il s’est borné à ébranler avec toute la force d’âme et l’entêtement de sa conviction les colonnes de l’édifice social de l’État. Et, quand un tel Samson étend ses poings, le toit le plus gigantesque penche et fléchit.

C’est pourquoi toutes les discussions rétrospectives sur le point de savoir dans quelle mesure Tolstoï aurait approuvé ou combattu la révolution bolcheviste restent oiseuses en présence de ce fait patent que rien n’a intellectuellement favorisé autant la révolution russe que la prédication fanatique de Tolstoï contre le superflu et la propriété, que les pétards de ses brochures et les bombes de ses pamphlets. Aucune critique de notre temps, pas même celle de Nietzsche, lequel, en sa qualité d’Allemand, ne visait jamais que les gens cultivés et à qui sa manière d’écrire poétiquement dionysiaque ôtait toute influence sur les masses, n’a bouleversé autant les âmes et n’a miné autant la foi de la multitude populaire : et, contre son désir et sa volonté, la figure de Tolstoï se dresse, pour tous les temps, dans le Panthéon invisible des grands révolutionnaires, des destructeurs du pouvoir et des transformateurs du monde.

Contre son désir et sa volonté : car Tolstoï a nettement distingué sa révolution, individualiste et chrétienne, son anarchisme d’État, de toute révolution par les actes et par la violence. Il écrit dans les Épis mûrs : « Quand nous rencontrons des révolutionnaires, nous nous illusionnons fréquemment en croyant que nous ne faisons qu’un. Comme nous, ils proclament : pas d’État, pas de propriété, pas d’inégalité ! Et beaucoup d’autres choses semblables. Cependant, il y a entre eux et nous une grande différence : pour le chrétien, l’État n’existe pas ; eux, au contraire, veulent anéantir l’État. Pour le chrétien, il n’y a pas de propriété ; eux veulent l’abolir. Pour le chrétien, tous les hommes sont égaux ; eux veulent détruire l’inégalité. Les révolutionnaires combattent par le dehors le gouvernement ; mais le christianisme, lui, ne combat pas, il détruit par le dedans les fondements de l’État. » On voit que Tolstoï voulait, non pas détruire l’État par la violence, mais lui arracher molécule par molécule, individu après individu, afin que l’organisme étatiste se dissolve de lui-même, par manque de force. Toutefois, le résultat final reste le même : la destruction de toute autorité ; et Tolstoï a, pendant toute une vie, servi passionnément cette cause. Il est vrai qu’il voulait, en même temps, un ordre nouveau, une Église d’État, et opposer un lien religieux au lien social et positif de l’État actuel. Il voulait instaurer une religion de la vie, plus humaine et plus fraternelle, l’évangile, à la fois ancien et nouveau, celui des chrétiens primitifs, l’évangile du christianisme tolstoïen. Mais (la loyauté avant tout), pour apprécier justement son œuvre de reconstruction spirituelle, il faut faire une distinction nettement tranchée entre le critique génial de la civilisation, le génie visuel et terrestre qu’il y a dans Tolstoï et le moraliste indécis, insuffisant, capricieux et inconséquent qu’on trouve chez Tolstoï devenu penseur, lui qui, dans un accès de pédagogie veut, non plus seulement, comme autrefois, faire l’école aux fils des paysans d’Iasnaïa Poliana, mais, avec une effrayante dose de légèreté philosophique, inculquer à toute l’Europe le grand A B C de la seule vie qui soit « juste ». Nul respect ne saurait s’incliner assez profondément devant Tolstoï tant que, lui qui est né sans ailes, il reste dans le monde des sens et avec ses organes de génie dissèque la structure de l’humanité ; mais, dès qu’il veut prendre librement son essor dans le domaine de la métaphysique, où ses sens ne peuvent plus rien saisir, voir ou absorber, où toutes ces antennes sublimes tâtent en vain le vide, on est presque effrayé littéralement de sa gaucherie intellectuelle. Non, on ne peut insister là-dessus avec trop de force : Tolstoï, en tant que philosophe théorique et systématique, s’est trompé aussi lamentablement que Nietzsche, — ce pendant de son génie, — en tant que compositeur de musique. Tout comme la musicalité de Nietzsche, qui est magnifiquement féconde au sein de la mélodie des mots, échoue presque misérablement dans la sphère autonome des sons musicaux, c’est-à-dire dans la composition musicale, la raison éminente de Tolstoï s’éclipse aussitôt lorsque, sortant de la sphère de la critique sensorielle, il se risque dans la théorie et dans l’abstrait. On peut constater cette différence dans une seule et même œuvre ; par exemple, dans son pamphlet social Que devons-nous faire ?, la première partie décrit, objectivement et d’après l’expérience, les quartiers misérables de Moscou, avec une maîtrise qui fait que le lecteur en est tout haletant. Jamais ou presque jamais la critique sociale ne s’est manifestée sur un objet terrestre plus génialement que dans la description de ces taudis et de cette humanité sacrifiée ; mais aussitôt que, dans la seconde partie, l’utopiste qu’il y a en Tolstoï passe du diagnostic à la thérapeutique et prétend faire doctoralement des propositions d’amélioration, chaque concept devient nébuleux, les contours se brouillent, les idées se piétinent hâtivement. Et cette confusion augmente, de problème en problème, à mesure que Tolstoï se montre plus hardi, et Dieu sait si sa hardiesse va loin. Sans aucune formation philosophique, avec un manque de respect absolu, il s’attaque dans ses traités à toutes les questions éternellement insolubles qui sont suspendues dans l’infini par des chaînes d’étoiles et il croit les rendre « solubles », comme de la gélatine.

Tout comme cet esprit impatient, pendant sa crise, voulait précipitamment endosser une « croyance », comme un manteau de fourrure, et devenir chrétien et humble en une nuit, le voici maintenant qui, dans ces écrits prétendant faire l’éducation du monde, veut « faire pousser une forêt en un tour de main » ; et celui qui en 1878 s’écriait encore désespérément : « Toute notre vie terrestre est un non-sens », celui-là tient toute prête à notre usage, à peine trois ans plus tard, sa théologie universelle avec la solution de toutes les énigmes du monde. Évidemment, dans des constructions si hâtives, chaque contradiction trouble forcément un tel penseur « à la va-vite » ; c’est pourquoi Tolstoï enseigne, en tenant constamment ses oreilles fermées, — passant par-dessus toute contradiction et s’accordant à lui-même, avec une hâte suspecte, la solution absolue de tous les problèmes. Quelle foi incertaine que celle qui sans cesse se sent obligée de « prouver » ! Quelle pensée illogique et manquant de rigueur que celle qui, dès que les arguments font défaut, voit toujours se présenter à elle au bon moment une parole de la Bible, comme autorité dernière, exclusive et irréfutable ! Non, non, non, on ne peut pas le déclarer assez énergiquement, les traités doctrinaires de Tolstoï (malgré quelques détails qui, c’était inévitable, ont un caractère génial), — coraggio, coraggio ! — sont au nombre des plus désagréables ouvrages de fanatisme qu’il y a dans la littérature universelle ; ce sont des exemples détestables d’une pensée précipitée et confuse, orgueilleuse et arbitraire et (ce qui chez l’homme de vérité qu’est Tolstoï est un spectacle émouvant) même malhonnête.

Car, positivement, le plus sincère de tous les artistes, le noble et exemplaire apôtre de l’éthique qu’est Tolstoï, ce grand homme qui atteint presque à la sainteté joue, comme penseur théorique, un jeu mauvais et faux. Pour fourrer dans son sac philosophique l’univers infini de l’esprit, il commence par un tour grossier de passe-passe, consistant à simplifier d’abord tous les problèmes, de telle façon qu’ils deviennent minces et maniables comme des cartes. Par conséquent, avec une simplicité puérile, il établit en premier lieu le concept de « l’ »homme, puis ceux « du » bien, « du » mal, « du » péché, « de la » sensualité, « de la » fraternité, « de la » foi. Puis il mêle gaillardement les cartes, il brandit « l’ »amour comme atout et, voyez, il a gagné. Dans une petite heure tout le problème de l’univers, ce problème infini et insoluble, qui a été étudié par des millions de générations humaines, se trouve résolu sur la table à écrire d’Iasnaïa Poliana, et le vieil homme est tout étonné ; ses yeux sont clairs comme ceux d’un enfant, ses lèvres grises sourient de bonheur ; il est surpris, longuement surpris, de voir « comme pourtant tout est simple ! » Comment s’expliquer alors que tous les philosophes, tous les esprits qui, depuis mille ans, gisent dans mille cercueils en mille pays, aient torturé si douloureusement et avec tant de complication leur esprit, au lieu de remarquer que toute « la vérité était depuis longtemps contenue dans l’Évangile, aussi claire que le soleil », — pourvu que, comme lui, Léon Nicolaïewitsch, l’a fait en l’an du Seigneur 1878, « on l’ait compris comme il fallait, pour la première fois depuis dix-huit cents ans » et qu’enfin on ait nettoyé le message divin de son « plâtrage » ? (Oui, littéralement, il dit des paroles aussi impies !)

Désormais donc, c’en sera fini de toutes les peines et de tous les tourments ; désormais les hommes seront forcés de reconnaître combien la vie est simple à vivre : ce qui vous gêne, on le jette tout bonnement sous la table ; on supprime l’État, la religion, l’art, la culture, la propriété, le mariage ; de la sorte « le » mal et « le » péché sont pour toujours liquidés et, si chacun, de ses propres mains, laboure la terre, pétrit son pain et confectionne ses chaussures, il n’y a plus d’État, plus de religions, il n’y a plus que le pur royaume de Dieu sur la terre. Alors « Dieu est l’amour et l’amour est le but de la vie ». Donc loin de nous tous les livres ! Plus de pensée, ni de travail intellectuel ! « L’ »amour suffit et dès demain il peut être réalisé, « pourvu que les hommes le veuillent ».

On a l’air d’exagérer en donnant ainsi le contenu, tel qu’il est, intrinsèquement, de la théologie universelle de Tolstoï. Mais, malheureusement, c’est lui-même qui, dans son zèle de prosélyte, exagère si lamentablement, lui qui, pour sortir du terrain instable de ses arguments, se précipite dans la violence d’une telle iconoclasie. Combien belle, combien claire, combien irréfutable est la pensée fondamentale de sa vie, l’évangile du non-emploi de la violence ! Tolstoï exige de nous tous que nous soyons indulgents et humbles d’esprit. Il nous exhorte, pour prévenir l’inévitable conflit que provoquerait l’inégalité toujours croissante des couches sociales, à aller au-devant de la révolution venant d’en bas, en la commençant volontairement par en haut, et à mettre hors de cause la violence par une douceur opportune, digne du christianisme primitif. Le riche doit sacrifier sa richesse, l’intellectuel son orgueil, les artistes doivent laisser leur tour d’ivoire et se rapprocher du peuple, par la compréhension ; nous tous, nous devons dompter nos passions, notre « individualité bestiale » et développer en nous, au lieu du désir de prendre, la sainte faculté de donner. Certes, ce sont là des exigences sublimes, formulées de toute antiquité par tous les évangiles du monde, exigences éternelles, parce qu’il faut éternellement les renouveler pour que l’humanité puisse faire son ascension vers les hauteurs. Mais l’impatience sans mesure de Tolstoï ne se contente pas, comme ces natures religieuses, de voir là un simple postulat, celui du plus haut idéal moral de l’individu ; il exige, dans son impatience autoritaire et avec colère, que cette douceur d’esprit se réalise immédiatement et chez tous les hommes. Afin de nous persuader plus vite, son génie passionné se livre aux exagérations les plus furieuses ; il exige que, à son commandement d’ordre religieux, nous renoncions aussitôt à tout, que nous abandonnions et sacrifions aussitôt tout ce à quoi nous sommes liés par notre sentiment ; il exige (lui qui est sexagénaire) des jeunes gens la continence (que lui-même n’a jamais pratiquée dans sa maturité d’homme), il exige des intellectuels l’indifférence et même le mépris pour l’art et pour les choses de l’intelligence (auxquelles il s’est lui-même consacré pendant toute sa vie) ; et, pour nous convaincre tout de suite, avec, pour ainsi dire, la rapidité de l’éclair, de l’insignifiance des vanités dans lesquelles se perd notre culture, il démolit, à coups de poing furieux, tout notre monde spirituel. Uniquement pour nous rendre plus séduisant l’ascétisme parfait, il conspue toute notre culture contemporaine, nos artistes, nos poètes, notre technique et notre science et il recourt à une exagération grossière, à des faussetés évidentes ; toujours il s’injurie et se ravale d’abord lui-même, pour avoir la liberté d’attaquer tous les autres.

Ainsi il compromet les plus nobles intentions éthiques par un ergotage farouche, pour lequel aucune outrance n’est trop démesurée, ni aucune illusion trop grossière. Ou bien croira-t-on réellement que Léon Tolstoï, qu’un médecin particulier auscultait et accompagnait quotidiennement, considère réellement la médecine et les médecins comme des « objets inutiles », la vie comme un « péché », la propriété comme un « luxe superflu » ? Lui dont les ouvrages remplissent tout un rayon de bibliothèque a-t-il réellement passé sa vie comme un « parasite inutile », comme un « puceron » ? L’a-t-il réellement passée de la manière parodiquement exagérée qu’il décrit lui-même ainsi : « Je mange, je bavarde, j’écoute, je mange de nouveau, j’écris et je lis, c’est-à-dire je parle et j’écoute de nouveau, puis je mange encore, je joue, je mange et je parle de nouveau ; puis je mange encore et je vais au lit. » Est-ce que véritablement c’est de la sorte que Guerre et Paix et Anna Karénine ont pris naissance ? Est-ce que réellement, pour lui, qui verse des larmes dès qu’il entend jouer une sonate de Chopin, la musique n’est pas autre chose que ce qu’elle est pour des quakers à l’esprit borné, que la cornemuse du Diable ? Considère-t-il réellement Beethoven comme un « séducteur sensualiste », les drames de Shakespeare comme un « non-sens absolu », les œuvres de Nietzsche comme un « bavardage grossier, emphatique et insensé » ? Ou bien les œuvres de Pouchkine « bonnes seulement pour fournir au peuple du papier à cigarettes » ? L’art, qu’il a servi plus magnifiquement que quiconque, n’est-il réellement pour lui qu’un « luxe d’hommes oisifs » et le tailleur Grischa et le cordonnier Pjotr sont-ils pour lui, en vérité, une instance esthétique supérieure à un jugement de Tourguenieff ou de Dostoïewski ? Croit-il sérieusement, lui qui « a été dans sa jeunesse un fornicateur infatigable » et qui ensuite dans le lit conjugal procrée encore treize enfants, que tous les jeunes gens, touchés par ses appels, deviendront des modèles de chasteté et se mutileront comme des eunuques ?

On le voit, Tolstoï exagère comme un furieux et, s’il exagère, c’est parce qu’il a logiquement des remords de conscience, pour qu’on ne remarque pas qu’il s’est donné la part belle avec ses « preuves ». Parfois, il est vrai, un pressentiment que ce non-sens bruyant se détruit par son outrance même semble avoir percé comme une lueur le tréfonds critique de sa conscience : « J’ai peu d’espoir qu’on accepte mes preuves ou seulement qu’on les discute d’une façon sérieuse », écrit-il un jour, et il a terriblement raison. Car de même que, de son vivant, on ne pouvait guère discuter avec cet esprit soi-disant indulgent (« on ne peut jamais le convaincre », soupire sa femme, et « son amour-propre ne lui permet jamais d’avouer une faute », rapporte sa meilleure amie), de même il serait peu raisonnable de défendre sérieusement Beethoven ou Shakespeare contre Tolstoï : Qui aime Tolstoï fera mieux de fermer les yeux là où le vieil homme manifeste trop ouvertement la faiblesse de sa logique. Tout homme méritant d’être pris au sérieux n’a jamais pensé une seconde, devant ces explosions théologiques de Tolstoï, à renier brusquement deux mille ans de lutte pour la spiritualisation de la vie, comme, par exemple, on ferme le robinet du gaz, et à jeter aux ordures nos valeurs les plus sacrées. Car notre Europe, à qui précisément venait de naître un penseur comme Nietzsche, pour qui uniquement les joies de l’esprit rendent notre lourde terre véritablement habitable, cette Europe n’avait, Dieu le sait, pas la moindre envie de se laisser subitement, sur un simple commandement moral, rusticiser, abêtir et mongoliser, en se glissant docilement sous la kibitka et d’abjurer, comme une erreur « coupable », un splendide passé intellectuel.

Elle a été et sera toujours assez respectueuse pour ne pas confondre le moraliste exemplaire et l’héroïque champion de la conscience qu’il y a dans Tolstoï avec ces tentatives désespérées pour transformer une crise nerveuse en philosophie universelle et une angoisse climatérique en économie politique ; toujours nous distinguerons entre les grandioses impulsions morales qui sont venues de la vie héroïque de cet artiste et cette sorte d’exorcisme de la culture qu’a voulu pratiquer ce vieillard, coléreux comme un rustre, réfugié dans la théorie. La gravité et le sérieux de Tolstoï ont approfondi d’une manière incomparable la conscience de notre génération, mais, ses théories déprimantes représentent un attentat sans pareil à la joie de vivre, une tendance de moine ascétique à faire rétrograder notre culture jusqu’à un christianisme primitif impossible à restaurer, imaginé par quelqu’un qui n’est plus chrétien, et, par conséquent, par un esprit ayant dépassé le stade du christianisme.

Non, nous ne croyons pas que « la continence détermine toute la vie », que nous devions rendre absolument exsangue la passion des choses de ce monde et nous charger uniquement de devoirs et de sentences bibliques : nous nous méfions d’un guide qui ne sait rien de la force créatrice et vivifiante de la joie et qui ne vise qu’à restreindre et à entraver les libres jeux de nos sens, y compris le plus sublime et le plus beau de tous : l’Art. Nous ne voulons rien laisser des conquêtes de l’esprit et de la technique, rien abandonner de notre héritage occidental, rien, ni nos livres, nos œuvres d’art, nos cités, notre science, ni un pouce ni un « grain » de notre réalité sensible et visible, et cela pour on ne sait quel système philosophique, et moins encore pour un système rétrograde et déprimant qui nous ramènerait dans la steppe et dans l’abêtissement intellectuel. Nous refusons d’échanger, au prix d’une béatitude céleste, la richesse éblouissante de notre vie actuelle contre l’on ne sait quelle étroite simplicité : nous préférons avoir l’audace d’être « pécheurs » plutôt que primitifs, d’être passionnés, plutôt que sots et bibliquement justes. C’est pourquoi l’Europe a tout bonnement relégué l’amas des théories sociologiques de Tolstoï dans l’armoire aux archives littéraires, — pleine de respect, il est vrai, pour cette volonté exemplairement éthique, mais ne les ayant pas moins, pour aujourd’hui et pour toujours, mises au rancart. Car, même dans sa forme religieuse la plus élevée, même présentées par un génie aussi magnifique, la régression et la réaction ne peuvent jamais devenir créatrices et ce qui provient de la confusion individuelle de l’âme ne peut jamais démêler la confusion de l’âme universelle. Répétons-le encore une fois et définitivement : le plus fort défricheur critique de notre temps, Tolstoï, n’a pu semer un grain de notre avenir européen, et par là il est bien Russe, il est bien le génie de sa race et de sa génération.

En effet, le sens et la mission du dernier siècle ont été, pour la Russie, de fouiller avec une sainte inquiétude et une passion sans frein toutes les profondeurs morales, de creuser tous les problèmes sociaux et de les mettre à nu jusqu’à la racine ; et enfin notre respect s’incline devant l’œuvre collective de leurs artistes de génie. Si nous sentons plus profondément beaucoup de choses, si nous en connaissons d’autres avec plus de fermeté, si les problèmes du temps et les problèmes éternels de l’humanité se présentent à nous sous un aspect plus sévère, plus tragique et plus impitoyable que précédemment, nous le devons à la Russie et à la littérature russe ; c’est à cette dernière aussi que nous devons cette inquiétude créatrice, qui, dépassant les vieilles vérités, permet d’aboutir à une vérité nouvelle. Toute la pensée russe est fermentation de l’esprit, puissance élastique et explosive ; mais elle n’est pas clarification de l’esprit ; comme celle de Spinoza, de Montaigne et de quelques Allemands, elle contribue magnifiquement à l’élargissement spirituel de l’univers, et, aucun artiste contemporain n’a fouillé et labouré notre âme comme Tolstoï et Dostoïewski. Mais ni l’un ni l’autre ne nous a aidés à créer un ordre nouveau et là où ils cherchent à tirer de leur propre chaos, du chaos infini de leur âme, une réaction qui nous donne le sens de l’univers, nous n’acceptons pas leur solution. Car tous deux, Tolstoï et Dostoïewski, pour échapper à l’effroi que leur inspire le nihilisme ouvert devant eux comme un abîme, se jettent, par une anxiété primitive, dans une réaction religieuse ; tous deux, pour ne pas tomber au fond de leur gouffre intérieur, s’accrochent servilement à la croix chrétienne et ils couvrent de nuées le monde russe à l’heure même où la foudre purificatrice de Nietzsche met en pièces tous les dieux de la frayeur antique et place dans les mains de l’Européen, comme un marteau sacré, la foi en sa puissance et en sa liberté.

Spectacle fantastique : Tolstoï et Dostoïewski, les deux plus puissants esprits de leur patrie, sont tous deux effrayés subitement ; ils sont saisis par un frisson apocalyptique au milieu de leur œuvre, et tous deux élèvent alors devant eux la même croix, la croix russe, tous deux invoquant le Christ, — un Christ qui varie pour chacun d’eux, comme Sauveur et Rédempteur d’un Monde qui s’écroule.

Ils sont là debout, chacun dans sa chaire, comme deux moines furieux du moyen âge, opposés l’un à l’autre, dans leur esprit comme dans leur vie : Dostoïewski réactionnaire foncier et défenseur de l’autocratie, prêchant la guerre et la terreur, s’abandonnant frénétiquement à l’ivresse de la force qui domine tout, valet du tsar qui l’a jeté dans les cachots, adorateur d’un Sauveur impérialiste et conquérant de l’Univers ; en face de lui, Tolstoï, raillant, avec le même fanatisme, ce que l’autre célèbre, aussi mystiquement anarchiste que l’autre est mystiquement servile, clouant au pilori le tsar comme assassin, l’Église et l’État comme des voleurs, maudissant la guerre et ayant également le Christ sur les lèvres et l’Évangile dans les mains ; mais tous deux rejetant le monde dans une régression d’humilité et d’abêtissement, par une terreur mystérieuse, qui remplit leur âme ébranlée. Il a fallu qu’il y eût dans ces deux esprits je ne sais quelle divination prophétique, pour qu’ils répandissent sur leur peuple, d’une manière si véhémente, leur crainte apocalyptique, une intuition de la fin du Monde et du Jugement Dernier, une science de visionnaire sentant que sous leurs pieds la terre russe était grosse du plus monstrueux des bouleversements, car que devient la fonction et la mission du poète, si ce n’est de pressentir prophétiquement l’ardeur qui couve dans l’air de l’époque et le tonnerre dans les nuages, si ce n’est d’être possédé et tourmenté par l’agitation de l’enfantement d’une ère nouvelle ? Tous deux prêchant la pénitence, prophètes de la colère et ivres d’amour, ils se dressent, tragiquement illuminés, sur le seuil d’un monde qui meurt, essayant encore de prévenir la catastrophe dont les vibrations sont déjà dans l’air, — gigantesques figures de l’Ancien Testament, comme notre siècle n’en a plus vu d’autres.

Mais ils ne peuvent que pressentir ce qui va se passer, sans pouvoir changer le cours des choses. Dostoïewski raille la révolution et voici que, faisant presque suite à son convoi funèbre, explose la bombe qui emporte le tsar. Tolstoï flagelle la guerre et réclame l’amour sur cette terre, mais le sol n’a pas encore verdoyé quatre fois sur son cercueil que le plus abominable des fratricides souille le monde. Ses personnages, qu’il méprisait lui-même, son art, survivent au temps, mais le premier souffle du vent crève sa doctrine, comme une bulle de savon. Il n’a pas assisté à l’effondrement de son royaume de Dieu, à l’échec complet de sa doctrine d’amour, mais sans doute qu’il en a eu le pressentiment, car, dans la dernière année de sa vie, il est assis tranquillement dans le cercle de ses amis, lorsque le domestique lui apporte une lettre, qu’il ouvre et dans laquelle il lit :

« Non, Léon Nicolaïewitsch, je ne peux pas penser, comme vous, que les relations entre les hommes puissent être améliorées uniquement par l’amour. Seuls des gens bien élevés et mangeant toujours à leur faim peuvent parler ainsi. Mais que direz-vous à ceux qui depuis leur enfance sont affamés et qui sont courbés toute leur vie sous le joug des tyrans ? Ils lutteront et ils s’efforceront de sortir de l’esclavage. Et je vous le dis à la veille de votre mort, Léon Nicolaïewitsch, le monde sera encore étouffé sous des flots de sang, et plus d’une fois on tuera et mettra en pièces non seulement les maîtres, sans distinction de sexes, mais aussi leurs enfants, afin que la terre n’ait plus rien à craindre de ceux-ci. Je regrette qu’alors vous ne soyez plus en vie, pour que vous puissiez être vous-même témoin oculaire de votre erreur. Je vous souhaite une mort paisible. »

Personne ne sait qui a écrit cette lettre pareille à un ouragan. Était-ce Trotzki, Lénine ou quelqu’un des révolutionnaires anonymes moisissant dans la citadelle de Schlusselbourg ? Nous ne l’apprendrons jamais. Mais peut-être que dès ce moment-là Tolstoï a compris que sa doctrine n’était que fumée et inanité en face de la réalité, que la passion sauvage et tumultueuse sera toujours plus puissante parmi les hommes que la bonté fraternelle. Les témoins nous racontent qu’alors l’expression de son visage devint grave ; il prit la lettre et se retira pensivement dans sa chambre, ayant autour de sa tête vieillie comme l’aile glacée du pressentiment.

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