Tolstoï
L’ARTISTE
« Il n’y a pas de véritable plaisir en dehors de celui qui provient de la création. Que l’on fasse des crayons, des bottes, du pain ou des enfants, c’est-à-dire des êtres humains, sans création il n’y a pas de véritable plaisir ; sans elle, il n’y en a pas qui ne soit point mêlé d’angoisse, de souffrance, de remords de conscience et de honte. »
Lettre de Tolstoï.
Chaque œuvre d’art n’atteint le plus haut degré de perfection que quand on oublie son origine artificielle et que son existence nous semble la réalité nue. Chez Tolstoï cette illusion sublime se produit souvent. Jamais on n’ose supposer, tellement ses récits se présentent à nous avec les couleurs de la vérité sensible, qu’ils soient imaginés et que leurs personnages soient inventés. En le lisant on se figure n’avoir pas fait autre chose que regarder, par une fenêtre ouverte, le monde réel.
Si, par conséquent, il n’y avait que des artistes à la manière de Tolstoï, on serait facilement induit à l’erreur de croire que l’art est quelque chose d’extrêmement simple, que la vérité artistique est toute naturelle, que composer une œuvre littéraire revient simplement à une copie exacte de la réalité, à une sorte de calque sans grande peine intellectuelle, et qu’il ne faut pour cela, suivant le propre mot de Tolstoï, « qu’une qualité négative : ne pas mentir ». Car avec une évidence grandiose, avec le naturel naïf d’un paysage, l’œuvre de Tolstoï se dresse devant nos yeux, riche et bruissante, comme une nouvelle nature, aussi véritable que l’autre. Toutes les puissances mystérieuses de la furor de l’inspiration, de l’ardeur à enfanter, des visions phosphorescentes, de l’imagination hardie et souvent illogique, les éléments primitifs du poète créateur paraissent superflus et absents dans l’œuvre épique de Tolstoï : on est amené à penser que ce n’est pas un démon ivre, mais un homme lucide et de sang-froid qui a fabriqué sans effort, par une méthode de simple observation précise et par une copie persévérante faite d’après nature, un duplicata de la réalité.
Mais ici la perfection de l’artiste trompe l’esprit qui en jouit avec gratitude, car qu’y a-t-il de plus difficile que la vérité, de plus pénible que la clarté ? Les manuscrits originaux prouvent que Léon Tolstoï n’a pas été gâté par la facilité, mais qu’il fut un des travailleurs les plus admirables, les plus patients et les plus appliqués et que ses immenses fresques de l’univers sont une mosaïque constituée avec autant d’art que de peine par la juxtaposition de petites pierres innombrables portant chacune en elle un infime élément de couleur, c’est-à-dire par des millions de minutieuses observations de détail.
Derrière la netteté des lignes, en apparence obtenue sans peine, se cache le plus opiniâtre travail d’artisan de quelqu’un qui n’est pas un visionnaire, d’un maître de la patience, qui, procédant lentement et objectivement, comme les vieux peintres allemands, donnait toujours d’abord, avec grand soin, une première couche à chaque portrait, puis mesurait posément les distances, bâtissait prudemment chaque contour et chaque ligne et puis établissait les tons l’un après l’autre, avant de donner définitivement, par un jeu savant d’ombres et de reflets, à sa fable épique les effets de lumière de la vie.
Guerre et Paix, cette énorme épopée qui a deux mille pages, a été recopiée sept fois ; les esquisses et les notes qui s’y rapportent rempliraient de grandes caisses. Chaque menu fait de l’histoire, chaque détail matériel est soigneusement documenté : pour donner une précision objective à la description de la bataille de Borodino, Tolstoï chevauche pendant deux jours, la carte d’état-major à la main, tout autour du champ de bataille ; il fait en chemin de fer des lieues et des lieues pour apprendre, de la bouche d’un combattant quelconque encore en vie, un menu détail d’ornementation. Non seulement il fouille tous les livres et explore les bibliothèques, mais encore il demande à des familles nobles et il tire des archives des documents ignorés et des lettres privées, simplement pour saisir un petit grain de réalité en plus. Ainsi se rassemblent, d’année en année, les gouttelettes de mercure de dix mille, de cent mille observations minuscules, jusqu’au moment où, peu à peu, sans avoir besoin de rien pour les joindre, elles s’unissent et se confondent, créant ainsi une forme ronde, pure et parfaite. Et ensuite, lorsqu’est achevé ce combat pour la vérité, commence la lutte pour la clarté. Comme Baudelaire, cet artiste en lyrisme, le fait pour chaque ligne de ses poèmes, Tolstoï, avec le fanatisme de l’ouvrier impeccable, lime, polit et travaille sa prose ; il la martelle et il la ciselle. Une seule phrase qui chevauche, un adjectif qui ne cadre pas absolument, au milieu des deux mille pages de l’œuvre, peuvent l’inquiéter tellement que, terrifié, après avoir renvoyé les épreuves à l’imprimeur, à Moscou, il lui télégraphie d’arrêter le tirage, pour qu’il puisse encore modifier la cadence de l’endroit en question. Cette première version imprimée est ensuite rejetée dans l’alambic intellectuel ; elle est encore une fois refondue, encore une fois passée à la forme ; non, s’il y a jamais eu un art qui n’eût pas coûté de peine, ce n’est pas précisément celui de cet écrivain, en apparence le plus naturel de tous. Pendant sept ans Tolstoï travaille huit heures, dix heures par jour ; il n’est donc pas étonnant que même cet homme, dont les nerfs sont les plus sains de tous, s’effondre psychiquement après chacun de ses grands romans ; l’estomac refuse soudain de fonctionner, les sens se troublent et chancellent ; un sentiment de malaise, d’insuffisance, analogue à une sorte de mélancolie grossière, l’envahit chaque fois qu’il vient d’achever une grande œuvre ; il faut qu’il s’en aille dans la solitude absolue, très loin de toute civilisation, dans la steppe, vers les Baschiks, pour habiter dans des huttes et, grâce à une cure de koumis, reconquérir l’équilibre moral.
Précisément ce génie épique, frère d’Homère, ce conteur naturel par excellence, limpide comme l’eau de roche et presque primitif à la manière du peuple, recèle en lui un artiste tourmenté et extrêmement insatisfait (mais y a-t-il des artistes qui ne le soient pas ?). Cependant, — et c’est là la grâce suprême, — la difficulté de la genèse reste invisible dans la vie parfaite de l’œuvre. Cette prose, dans laquelle on ne sent plus l’art, apparaît, au milieu de notre temps, et aussi par-delà tous les temps, en quelque sorte éternelle, sans origine et sans âge, comme la Nature. Nulle part elle ne porte la marque reconnaissable d’une époque déterminée ; si quelques-uns des romans de Tolstoï tombaient pour la première fois entre les mains du lecteur sans porter le nom de leur auteur, personne n’oserait indiquer dans quelle décade, ni même dans quel siècle ils ont été créés, tellement ils constituent une façon de raconter qui est absolument en dehors du temps. Les légendes populaires des Trois Vieillards, ou Combien de Terre il faut à l’Homme pourraient être contemporaines de Ruth et de Job, avoir été imaginées un millénaire avant l’invention de l’imprimerie et aux premiers âges de l’écriture ; La Mort d’Ivan Ilitsch, Polikei ou Mesureur de toile appartiennent aussi bien au XIXe siècle qu’au XXe et au XXXe ; car l’âme des contemporains, l’esprit d’une époque ne s’y trouvent pas exprimés, comme chez Stendhal, Rousseau ou Dostoïewski, mais bien l’âme primitive, celle de tous les temps, qui n’est soumise à aucune évolution, le souffle terrestre, la sensibilité primitive, l’angoisse foncière, la solitude originelle de l’homme devant l’infini ; et, précisément, comme cela arrive au sein de l’espace absolu, pour l’humanité, au sein de l’espace relatif de son activité littéraire, la maîtrise unanime et régulière de Tolstoï abolit le temps.
Tolstoï n’a jamais eu à apprendre son art de narrateur et il ne l’a jamais désappris ; son génie naturel ne connaît ni croissance, ni déclin, ni progrès, ni régression. Les descriptions de paysages faites par le jeune homme de vingt-quatre ans dans Les Cosaques et cet inoubliable et radieux matin de Pâques dans Résurrection, — peint quand il avait soixante ans, lorsque avait passé une bruyante génération d’hommes, — respirent également la même fraîcheur de nature, immédiate et sensible à tous les nerfs, la même sensibilité du monde organique et inorganique, ayant un caractère plastique, tangible. Dans l’art de Tolstoï, il n’y a ni apprentissage, ni oubli de ce qui a été autrefois appris, il n’y a ni apogée, ni décadence ; la même perfection objective y persiste un demi-siècle durant, de même que les rochers sont là figés devant Dieu, graves et permanents, roides et immuables dans leurs contours, de même les œuvres de Tolstoï s’érigent au milieu du temps instable et changeant.
Mais c’est précisément grâce à cette perception uniforme et qui, par conséquent, n’a rien d’humainement personnelle, qu’on sent à peine la présence vivante de l’artiste dans son œuvre ; ce n’est pas comme inventeur d’événements imaginaires que Tolstoï nous apparaît, mais simplement comme le magistral rapporteur d’une réalité immédiate. Effectivement, on a souvent une sorte de scrupule à qualifier Tolstoï de poeta, car ce mot ailé de poète désigne, quoi qu’on dise, une manière d’être différente, une forme sublimée de l’humain, quelque chose de mystérieusement lié au mythe et à la magie, l’être en extase qui, dans une ivresse visionnaire, laisse échapper en paroles pythiques des vérités inaccessibles, désigne le génie débordant d’intuition, qui met à nu l’ineffable, grâce à la mélodie, et l’insaisissable grâce au symbole qui en est l’âme. Tolstoï, au contraire, n’est nullement un homme « d’une sphère supérieure », il est complètement enraciné en deçà de ce monde et non pas au-dessus de la terre ; il est la substance même de tout ce qui est terrestre ; nulle part il ne dépasse la zone étroite de ce qui tombe sous les sens, de ce qui est tangible et palpable ; mais à l’intérieur de ce domaine quelle n’est pas sa perfection ! Il n’a pas de qualités différentes de celles des autres hommes, des qualités tenant des Muses ou de la Magie ; celles qu’il a sont des qualités ordinaires, mais elles ont chez lui une puissance infinie : il se contente d’avoir un esprit plus intense, il voit, entend, sent et ressent plus nettement, plus clairement, plus largement et plus sciemment que l’homme normal, il se souvient plus longtemps et avec plus de logique ; il pense plus vite, avec plus d’ingéniosité et de précision ; bref, chaque qualité humaine s’incarne, dans l’appareil d’une perfection unique qu’est son organisme, avec une intensité qui va au centuple de ce qu’il y a chez une nature ordinaire. Mais jamais Tolstoï ne dépasse (et c’est pourquoi si rares sont ceux qui osent l’appeler « génie », alors que pour Dostoïewski le mot est tout naturel) la barrière de la normale ; jamais il n’entre dans le monde mystique, sphérique, prophétique, dans ces royaumes supraterrestres, où, par une fente ou une lucarne, nous voyons parfois un message de feu flamboyer dans « l’homme de l’ivresse », dans le visionnaire ; jamais l’activité littéraire de Tolstoï ne paraît animée par un Démon, par l’Inconnaissable. De là sa clarté, sa compréhensibilité pour tous, car jamais cette imagination liée à la terre ne peut inventer quelque chose qui soit par delà « la mémoire concrète », quelque chose en dehors de l’humanité commune ; c’est pourquoi son art restera toujours objectif, positif, précis, humain ; ce sera un art éclairé par la lumière quotidienne, une réalité potentialisée.
Tolstoï donc ne fait pas œuvre de poète, il n’imagine pas des mondes magiques, il se contente de « rapporter » des choses qui sont simplement réelles : aussi, quand il raconte, on a l’impression d’entendre parler, non pas un artiste, mais les objets eux-mêmes. Les hommes et les animaux sortent de son univers comme de leur habitation particulière et familière, selon le rythme naturel de leurs mouvements ; on sent qu’il n’y a là aucun poète passionné placé derrière eux, pour les pousser et les faire agir avec précipitation, par exemple à la façon de Dostoïewski qui toujours frappe ses personnages d’un knout brandi avec fièvre, si bien qu’ils s’élancent en criant et tout brûlants dans l’arène de leurs passions. Lorsque Tolstoï raconte, on n’entend pas son souffle. Il raconte, comme les montagnards gravissent une altitude : lentement, régulièrement, par degré, pas à pas, sans faire de sauts, sans impatience, sans fatigue, sans faiblesse, et les battements de son cœur ne passent jamais dans sa voix ; de là vient aussi que nous sommes d’une sérénité incomparable, quand nous le suivons. Chez Tolstoï, on n’est pas, comme chez Dostoïewski, emporté avec la rapidité de l’éclair, le long des arêtes éblouissantes du ravissement ; on n’est pas précipité soudain dans les vertiges sonores de l’abîme ; on n’est pas soulevé comme par des ailes dans les sphères de rêves fantastiques : en présence de l’art tolstoïen on reste complètement lucide, comme devant la science.
On ne chancelle pas, on ne doute pas, on ne se fatigue pas, on monte pas à pas, guidé par sa main de bronze, le long des grands blocs montagneux que forment ses épopées et, échelon par échelon, en même temps que l’horizon s’élargit, la vue s’étend avec vastitude. Les événements ne se déroulent qu’avec lenteur ; les lointains ne s’éclairent que peu à peu, mais tout cela se produit avec la sûreté radicale d’un rouage d’horlogerie, comme, lorsque le soleil se lève au matin, ses rayons s’élèvent pouce à pouce de la profondeur d’un paysage.
Tolstoï raconte avec une simplicité toute naturelle, comme ces poètes épiques des premiers temps du monde, les rhapsodes, les psalmistes et les chroniqueurs racontaient autrefois, lorsque l’impatience n’avait pas encore fait son apparition parmi les hommes, que la nature n’était pas encore séparée de ses créatures, qu’aucune hiérarchie établie au point de vue humain ne distinguait orgueilleusement l’homme et les animaux, les plantes et les pierres, mais au contraire lorsque le même respect et la même divinité s’appliquaient au plus petit comme au plus grand. En effet, Tolstoï aperçoit les choses sous l’aspect de l’universel, c’est-à-dire d’une façon absolument anthropomorphique, et, bien qu’en ce qui concerne l’éthique, il soit le moins Grec de tous les hommes, comme artiste ses impressions sont absolument celles de Pan, celles d’un panthéiste complet.
Pour lui, il n’y a pas de différence entre les convulsions hurlantes d’un chien qui est à l’agonie et la mort d’un général chargé de décorations ou la chute d’un arbre ébranlé par le vent et à la veille de périr. La beauté et la laideur, l’animalité et l’humanité, la pureté et l’impureté, ce qui est magie et ce qui est végétation, tout cela, il l’aperçoit du même regard à la fois pictural et plein d’âme. Pour exprimer de deux façons une seule et même idée, ce serait jouer avec les mots que de vouloir déterminer s’il naturalise l’homme ou s’il humanise la nature. C’est pourquoi aucune sphère du monde terrestre ne lui reste fermée ; sa sensibilité glisse du corps rose d’un nourrisson à la peau flasque d’un cheval de remise usé par le travail, ou de la robe de cotonnade d’une paysanne à l’uniforme de parade du plus auguste capitaine, familiarisée qu’elle est avec chaque corps, avec chaque âme, s’y trouvant immédiatement en pays de connaissance et y recueillant des impressions avec une sûreté inimaginable qui pénètre tous les mystères et jusqu’au plus profond du sang et de la chair de l’être humain. Souvent des femmes ont demandé avec terreur comment cet homme était capable de décrire leurs sensations les plus cachées et les plus personnelles, comme s’il leur enlevait la peau, comment il pouvait exprimer cette pression et cette traction que produit dans la poitrine des mères le lait qui jaillit, ou bien la sensation agréable de fraîcheur qui se répand comme une bruine sur les bras nus d’une jeune fille qui pour la première fois prend part à un bal.
Et, si les animaux pouvaient parler pour exprimer leur raisonnement, ils demanderaient par quelle intuition formidable Tolstoï a pu deviner la volupté torturante qu’éprouve un chien de chasse à l’odeur de la bécasse sauvage ou bien les « pensées-instincts », traduites seulement par des mouvements, d’un étalon pur sang au moment où dans une course est donné le signal du départ. On n’a qu’à lire le récit de chasse qu’il y a dans Anna Karénine. Toutes observations d’une précision intuitive qui l’emportent comme valeur descriptive sur les expériences des zoologistes et des entomologistes, depuis Buffon jusqu’à Fabre. L’exactitude de Tolstoï dans sa faculté d’observation ne fait pas de différence entre les choses de la terre : son amour n’a pas de préférence. Napoléon, pour ce regard incorruptible, n’est pas plus homme que le dernier des humains, et, à son tour, ce dernier n’est pas plus important et substantiel que le chien qui court derrière lui ou que la pierre que ce chien touche de ses pattes. Tout ce qu’il y a dans le cercle du monde terrestre : l’humain et la matière, les plantes et les bêtes, les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, les capitaines et les paysans, tous inscrivent dans ses organes leurs vibrations sensorielles avec la même lumière cristalline et uniforme, pour en sortir d’une manière aussi ordonnée. Cela donne à son art quelque chose de l’égalité de l’incorruptible Nature et à ses récits épiques ce rythme de la mer, monotone et pourtant grandiose, qui toujours évoque en nous le nom d’Homère.
Celui dont la vision est si étendue et si parfaite n’a pas besoin d’inventer ; qui observe d’une manière aussi poétique n’a besoin de rien imaginer, comme le fait le poète. Tolstoï pendant toute une vie n’a fait qu’observer avec ses sens et qu’élaborer ce qu’il a vu : il ne connaît pas le rêve qui dépasse la réalité. Son art ne vient point d’en haut ; il est orienté vers l’intérieur ; comme il le dit un jour excellemment, cet art est une construction en profondeur et non pas une architecture élevée sur les hauteurs. Artiste absolument objectif, contrairement à Dostoïewski le visionnaire, il n’a nulle part à franchir le seuil du réel pour parvenir à l’extraordinaire ; il ne tire pas ses événements d’un espace imaginaire situé au-dessus du monde, mais il se contente de creuser dans une terre commune, dans les hommes ordinaires, ses galeries de mineur hardi et audacieux. Et, qui plus est, dans l’humanité, Tolstoï peut se passer de tourner son attention vers des natures anormales et pathologiques, ou même, en allant plus loin, comme Shakespeare et Dostoïewski, de créer par une magie mystérieuse de nouveaux échelons intermédiaires entre Dieu et la bête, des Ariels et des Aljoschas, des Calibans et des Karamazofs. Le jeune paysan le plus quotidien, le plus banal, revêt un intérêt secret dans cette profondeur que seul Tolstoï a atteinte : il lui suffit pour pénétrer dans les galeries de ses royaumes souterrains de l’âme d’un simple campagnard, d’un soldat, d’un ivrogne, d’un chien, d’un cheval, de n’importe quoi, de quelque chose qui n’a aucune personnalité, qui est perdu au sein du normal et du quotidien, — en quelque sorte, des matériaux humains les plus quelconques et les premiers venus, n’ayant rien de commun avec des âmes précieuses et subtiles ; mais il impose à ces figures, tout à fait moyennes, un caractère moral inouï, et cela non pas en les embellissant, mais en les approfondissant.
Il ne connaît d’autre technique que cette exactitude de la vision ; il recourt uniquement à l’instrument nu, tranchant et incisif de la vérité ; mais il enfonce ce dur foret avec une force si catégorique dans chaque événement, dans chaque objet, que l’on découvre avec étonnement, au sein de ce monde, un monde plus profond, une couche psychologique qu’aucun mineur n’avait encore explorée. Ce sont des réalités, et non des rêves, qui mettent en branle sa force plastique ; comme le sculpteur, il lui faut, pour créer une forme, de la terre, de la pierre ou de l’argile ; jamais, comme au musicien, la seule vibration aérienne ne lui suffit. Il n’est donc pas surprenant que Tolstoï n’ait jamais écrit de poème ; ce qui est poétique est par nature situé aux antipodes de ce réaliste fieffé. Son art ne parle qu’une seule langue, celle de la réalité, et c’est là sa limite, mais il la parle avec plus de perfection que jamais jusqu’alors aucun poète, — et c’est là sa grandeur. Pour Tolstoï, beauté et vérité ne font qu’un.
Ainsi, pour le dire encore une fois et en une formule lapidaire, il est le plus clairvoyant de tous les artistes, mais non un voyant ; il est le plus parfait de tous les « reporters de la réalité », mais non un poète créateur. Pour construire son univers, dont les dimensions et la variété sont inouïes, il n’a que des instruments physiques et terrestres, les cinq sens de la sensibilité objective, ces instruments étonnamment vifs, subtils, rapides et précis, mais qui, malgré tout, ressortissent à la mécanique du corps. Ce n’est pas au moyen des nerfs, comme Dostoïewski, ou de visions, comme Hœlderlin ou Shelley, que Tolstoï aboutit à ses perceptions les plus rapides, mais c’est uniquement grâce à l’action coordonnée de ses sens, dont le rayonnement ressemble à celui de la lumière. Comme des abeilles, ils essaiment continuellement, pour lui apporter le pollen aux couleurs toujours nouvelles de l’observation, pollen qui ensuite, dans la fermentation d’une objectivité passionnée, donne le miel liquide et doré de l’œuvre d’art.
Seuls ses sens merveilleux de docilité, de clairvoyance et de finesse acoustique, ses sens aux nerfs puissants et pourtant subtils, ses sens vifs et calculateurs qui se glissent dans les replis les plus obscurs de l’être humain, à la manière des chats, seuls ses sens, hyperexcitables et doués d’une puissance presque animale, extraient de chaque phénomène de ce monde cette masse sans analogue de substance sensible, qu’ensuite la chimie mystérieuse de cet artiste sans ailes transforme en matière psychologique, aussi lentement qu’un chimiste lui-même distille patiemment les éthers des plantes et des fleurs. Toujours l’extraordinaire simplicité des récits de Tolstoï résulte d’une multiplicité inouïe et incalculable constituée par des myriades d’observations particulières. Car, pour connaître les pensées, les sentiments d’un homme, Tolstoï doit toujours avoir, au préalable, étudié son physique dans chacun de ses caractères secrets et dans chacun de ses détails, dans chaque pli et dans toute sa faculté de transformations. Comme un médecin, il commence d’abord par un examen général, par un inventaire de toutes les propriétés corporelles des individus, avant d’appliquer le processus de la distillation épique à l’univers de ses romans.
« Vous ne pouvez pas vous imaginer », écrit-il un jour à un ami, « combien il m’est pénible ce travail préparatoire, cette nécessité de labourer d’abord le champ que j’ai l’intention d’ensemencer. Il est terriblement difficile de penser et de se représenter sans cesse tout ce qui peut se produire avec tous les personnages, qui ne sont encore qu’à l’état de devenir, de l’œuvre, très vaste, à laquelle on songe ; il est terriblement difficile de se figurer les possibilités de tant d’actions, pour en choisir ensuite un millionième ». Et, comme ce processus plus mécanique que visionnaire, consistant à réduire toujours la foule des détails à la condensation d’une unité, se répète pour chaque personnage, on voit combien de grains de poussière il faut écraser et combiner à nouveau, dans ce moulin de la patience, avant d’obtenir la forme cherchée. Pour composer un roman, Tolstoï doit choisir entre mille situations et figures ; il doit ensuite construire, d’abord physiquement, chaque figure particulière avec une infinité de menues observations, avant de la modeler suivant la courbe d’une exacte psychologie, car ce n’est que par l’addition d’innombrables signes corporels que se constitue chez Tolstoï une physionomie. Chaque être humain est le résultat de mille détails, et chaque détail est le résultat de l’observations d’autres faits infinitésimaux, car avec la froide et impeccable exactitude d’une lentille grossissante il approfondit chaque symptôme révélateur du caractère. Dans le style d’Holbein, trait contre trait, il dessine, par exemple, une bouche ; la lèvre supérieure est distinguée de la lèvre inférieure avec toutes ses anomalies individuelles ; chaque frémissement des commissures se manifestant dans certaines affections morales est noté exactement ; la nature du sourire et du pli que fait la colère est mesurée plastiquement ; alors seulement la couleur de cette lèvre est peinte avec lenteur ; son caractère charnu ou ferme est palpé d’un doigt invisible ; la petite ombre de la moustache qui se profile au-dessus d’elle est savamment limitée. Cependant, cela ne donne que la forme brute, l’aspect simplement charnel qu’a la lèvre, et il s’y ajoute alors sa fonction spécifique, la rythmique du langage, l’expression typique de la voix qui, maintenant, reçoit une inflexion individuelle appropriée à l’individualité de cette bouche.
Et ce qui a été fait ainsi pour une seule lèvre se répète, dans l’atlas anatomique de son analyse, pour le nez, la joue, le menton et les cheveux, avec une précision et une minutie presque inquiétantes ; un détail engrène avec un autre de la manière la plus stricte et toutes ces observations, acoustiques, optiques et motrices, sont encore une fois, dans le laboratoire invisible de l’artiste, confrontées et adaptées l’une à l’autre, car l’expression des doigts doit correspondre avec une exactitude mathématique à celle du regard ; à son tour, le regard doit être en harmonie avec le rire et celui-ci doit l’être également avec une certaine façon de parler, afin que l’unité de l’individu se manifeste, à l’unisson, dans chacune de ses formes expressives. Ensuite l’artiste ordonnateur extrait, en quelque sorte, la racine de cette somme fantastique d’observations ; la multitude stupéfiante de celles-ci est passée au crible de la sélection, ce qui élimine tout ce qui est secondaire et ne garde que ce qui caractérise l’essence. Ainsi à la prodigalité de l’observation s’oppose une économie très grande dans l’emploi des attributs, mais le peu qui a été réservé est répété comme une empreinte à travers le livre entier, jusqu’à ce que nous unissions à l’idée de chaque personnage une vision immédiate de ce qui le caractérise.
Qualis artifex ! Quelle savante maîtrise se cache derrière ce qui, dans sa description, paraît être l’effet du hasard, non de la volonté. En vérité, il faudrait un livre entier pour analyser jusque dans ses détails la mécanique de ce processus et pour prouver que précisément chez Tolstoï, qui en apparence est dépourvu d’art, l’unité manifeste de ses personnages résulte de la condensation d’une multitude étonnante d’observations.
C’est que, lorsque tout ce qui relève des sens a été fixé avec une précision presque géométrique, lorsque le physique est achevé, le Golem, l’homme construit par la vision, commence à parler, à respirer, à vivre. Toujours chez Tolstoï l’âme, la psyché, — le papillon divin pris dans le filet, aux mille mailles, d’observations extrêmement ténues, — est emprisonnée dans le réseau de la peau, des muscles et des nerfs. Au contraire, chez Dostoïewski, le voyant, qui est la géniale contrepartie de Tolstoï, l’individualisation commence par l’âme : chez lui l’âme est l’élément primaire ; elle forge sa destinée par sa propre puissance et le corps n’est qu’une sorte de vêtement larvaire, lâche et léger, autour de son noyau enflammé et brillant. Aux heures de spiritualisation extrême, elle peut même l’embraser et l’élever dans les airs, lui faire prendre son essor vers les terres du sentiment, vers la pure extase. Chez Tolstoï, au contraire, observateur lucide et artiste exact, l’âme ne peut jamais voler, elle ne peut même jamais respirer librement. Toujours le corps reste suspendu lourdement et durement autour de l’âme ; toujours il l’entraîne vers le bas, par la loi cruelle de la gravitation. C’est pourquoi même les plus ailées de ses créatures ne peuvent jamais s’élever vers Dieu, jamais s’arracher entièrement à la terre et se libérer de ce monde ; péniblement, comme des porteurs de fardeaux, pas à pas, leur dos semblant courbé sous le poids de leur propre corps, elles montent difficilement, degré par degré, vers la sanctification et la purification, toujours s’affaissant sous le lourd faix de leur nature terrestre. Jamais Psyché, ce papillon de Dieu, ne peut revenir tout droit dans son royaume platonicien ; elle ne peut que se métamorphoser en chrysalide et se transformer, en luttant pour se purifier et pour trouver un allégement ; jamais elle ne peut se dégager de la pesanteur du corps terrestre, à laquelle toutes ses incarnations humaines sont assujetties, comme à un péché héréditaire, commis avant la création du monde. Il est probable qu’une partie de l’obscurité tragique de Tolstoï vient précisément de cette primauté, de cette domination du corporel sur le spirituel, car toujours cet artiste sans élan vers le firmament et sans humour nous rappelle douloureusement que nous vivons sur cette terre et que nous sommes cernés par la mort, que nous ne pouvons pas fuir ni échapper au poids de notre nature charnelle, à laquelle nous sommes rivés, — enfin que nous sommes entourés media in vita par le néant oppresseur, esclaves de la réalité et n’ayant devant nous aucune issue. « Je vous souhaite plus de liberté d’esprit », a un jour écrit Tourguenieff à Tolstoï, à la manière d’un voyant. C’est précisément cela que l’on souhaiterait trouver dans les personnages de Tolstoï, un peu plus d’envol spirituel, un peu plus de force ascensionnelle morale, la faculté de se dérober au monde positif et corporel pour s’élancer vers la sérénité ou vers la joie, ou vers l’insouciance, ou, tout au moins, la faculté de rêver de ces mondes plus purs et plus limpides.
Cet art pourrait, en somme, être qualifié d’automnal : chaque contour se découpe net et incisif comme une lame de couteau sur l’horizon sans collines de la steppe russe, et l’odeur amère des choses qui se flétrissent et qui passent tombe des forêts au teint pâli. Aucune nuée ne met son sourire rêveur au-dessus du paysage ; on ne voit pas le soleil et on peut à peine se douter qu’il existe ; c’est pourquoi cette clarté à la froide lumière qui est celle de Tolstoï ne rayonne dans le cœur aucune chaleur véritable, et cette lumière impassible produit un tout autre effet que celle du printemps, laquelle est accompagnée dans les âmes par l’espoir passionné d’un prochain épanouissement des floraisons et des cœurs. Dans le paysage de Tolstoï on éprouve toujours une impression d’automne : bientôt ce sera l’hiver ; bientôt la mort s’emparera de la nature, bientôt tous les humains, comme l’éternel humain qu’il y a en nous, auront cessé de vivre. C’est un monde sans rêve, sans chimère, sans illusion, un monde terriblement vide et même un monde sans Dieu (ce n’est que plus tard que Tolstoï l’introduira dans son Cosmos, par raison de vie, comme Kant l’a fait par raison d’État) ; il n’a d’autre lumière que sa vérité implacable, il n’a que sa clarté également implacable.
Peut-être chez Dostoïewski l’atmosphère morale pèse d’abord plus tragiquement, nous paraît plus sombre et plus noire que cette froide clarté qui chez Tolstoï enveloppe tout ; mais chez Dostoïewski des éclairs de ravissement et d’ivresse déchirent parfois la nuit et tout au moins pendant quelques secondes les cœurs sont soulevés dans un ciel de visions. Au contraire, l’art de Tolstoï ne connaît aucune ivresse et aucune consolation ; il est toujours d’une gravité sacrée, transparent comme l’eau et aussi peu excitant qu’elle ; on peut, grâce à son admirable limpidité, en apercevoir le fond, mais ce qu’on y voit n’abreuve jamais l’âme d’une exaltation ni d’un ravissement complets. Celui qui, comme Tolstoï, est incapable de rêver, de s’élever au-dessus du présent sur les ailes de l’illusion, celui qui ne connaît pas l’extase que donne une beauté libérée de la terre (cette beauté lui paraît superflue à côté de la vérité) ne pourra que faire sentir d’une manière grandiose notre état d’investissement par la nature, notre assujettissement à notre propre corps vivant et chaud, bref, le destin tout terrestre qui est le nôtre, — mais jamais la liberté grâce à laquelle l’âme échappe à ses propres ténèbres. L’art de Tolstoï rend sérieux et pensif, — comme la science, — avec sa lumière de pierre, avec son objectivité térébrante, mais il ne donne jamais le bonheur.
Comment donc lui-même, le plus clairvoyant de tous les esprits, a-t-il jugé ce caractère désenchanteur et sans grâce du sévère ouvrage de ses yeux, d’un art dépourvu de l’éclat doré et bienfaisant du rêve, sans les élans libérateurs de la joie et sans le charme de la musique ? Au fond, il ne l’a jamais aimé, car ni à lui, ni aux autres cet art n’a su apporter le sens du bonheur et de l’affirmation de la vie. En effet, comme toute l’existence se comporte d’une manière terriblement désespérée devant cette pupille impitoyable ! L’âme n’est qu’un petit mécanisme corporel tout frémissant au milieu du silence de mort régnant dans l’espace qui l’entoure ; l’histoire est un chaos sans but de faits se produisant au hasard ; l’homme charnel est un squelette ambulant, vêtu seulement pour peu de temps de la chaude enveloppe de la vie, et tous ces rouages inexplicables et sans ordre sont aussi vains que l’eau qui coule ou que le feuillage qui se fane. Jamais (pas même le temps de prendre haleine !) ne passe un peu de musique sur ce morne écoulement de la quotidienneté ; jamais le moindre élan pour sortir de ce nihilisme oppresseur ; jamais un sourire provoqué par l’apparition rapide de quelque chose de gracieux dans cet étrange mécanisme : toujours uniquement la description impitoyable, cruellement objective, de ces ténèbres, toujours l’analyse de ce jeu insensé, toujours cette bouche amère, figée et close, ces yeux d’une lucidité sévère et pensive, qui ne veulent pas se laisser tromper par n’importe quelle chimère consolatrice. Est-il donc si difficile de comprendre qu’après avoir, pendant trente ans, peint de sombres tableaux, Tolstoï éprouve soudain le désir de ne plus se contenter de montrer cruellement et d’une manière désolante à l’humanité que son destin terrestre est sans issue, de comprendre qu’il aspire à une orientation de son être délivrant les hommes de ce cauchemar et leur rendant la vie plus aisée, qu’il aspire à un art « éveillant parmi les hommes des sentiments plus hauts et meilleurs » ? Est-il difficile de comprendre que, lui aussi, veuille une fois toucher la lyre d’argent de l’espérance, cette lyre que la plus légère vibration commence à faire retentir pieusement dans la poitrine de l’humanité, de comprendre qu’il a la nostalgie d’un art libérateur, d’un art qui nous affranchisse de la morne oppression de tous les liens terrestres ?
Mais c’est en vain. Les yeux de Tolstoï, ces yeux à la clarté cruelle, toujours lucides et éveillés à l’excès, ne peuvent apercevoir la vie que telle qu’elle est, c’est-à-dire dominée par l’ombre de la mort, — ténébreuse et sans issue ; jamais de cet art lui-même, qui ne veut pas tromper, ne pourra émaner pour les âmes une véritable consolation. C’est pourquoi il peut se faire que chez Tolstoï vieillissant, puisqu’il est incapable de voir et de représenter la vie réelle et positive d’une manière qui ne soit pas tragique, le désir soit né de changer la vie elle-même, de rendre les hommes meilleurs, de leur apporter une consolation au moyen d’un idéal moral, de construire un ciel de l’âme au-dessus de leur matière corporelle ténébreuse et assujettie aux lois de la mécanique. Et, effectivement, dans sa seconde époque, Tolstoï l’artiste, ne se contente plus de représenter simplement la vie, mais il cherche consciemment un sens, une mission éthique pour son art, en le mettant au service de la moralisation et de l’élévation de l’âme. Ses romans, ses nouvelles veulent désormais, non plus donner seulement la figure du monde tel qu’il est, mais créer un monde nouveau, en séparant nettement et symboliquement les gens de bien, les précurseurs d’une humanité nouvelle et nécessaire, des personnes indignes, qui n’ont pas encore conscience de ce qu’est la vérité, et, par là, ils veulent produire une action « éducatrice » ; à cette époque Tolstoï commence une catégorie particulière d’œuvres d’art, qui ne se contentent plus d’être récréatives et esthétiques, mais qui veulent devenir « contagieuses », c’est-à-dire donner par des exemples un avertissement au lecteur qui se trouve engagé dans la voie du mal et l’affermir dans la voie du bien par les modèles qu’on lui présente : ce Tolstoï-là n’est plus simplement le poète de la vie, il se hausse jusqu’au rang de justicier de cette dernière.
Cette tendance doctrinaire et utilitariste se fait sentir déjà dans Anna Karénine ; oui déjà dans cet ouvrage, mais d’une manière encore inconsciente et assez peu nette les personnages moraux et les personnages immoraux sont répartis en deux catégories par le destin. Vronski et Anna, êtres sensuels et incroyants, égoïstes de la passion, sont « punis », jetés dans le purgatoire des inquiétudes de l’âme, Kitty et Levine, au contraire, sont élevés vers le ciel de la sérénité ; pour la première fois, cet analyste strict, si longtemps incorruptible, cherche à prendre parti pour ou contre ses propres créatures, parce qu’il a trouvé une instance, l’instance morale ; et cette tendance à souligner, à la manière des pédagogues, les articles fondamentaux de sa croyance et, pour ainsi dire, à semer ses écrits de points d’exclamation et de guillemets — cette intention doctrinaire et qui n’est qu’une déviation de l’art se manifeste d’une manière toujours plus intolérante. Finalement, dans La Sonate à Kreuzer, dans Résurrection, seul un mince vêtement littéraire recouvre la nudité d’une théologie morale, et les légendes servent déjà parfaitement le dessein du prédicateur. Peu à peu l’art devient pour Tolstoï, non plus un but propre, une fin en soi, mais il ne peut plus aimer « le beau mensonge » que s’il sert la cause de la « vérité », et non plus, comme auparavant, à l’expression du réel, de la réalité de l’esprit et des sens, mais bien à manifester une vérité qui, selon lui, est plus haute, la vérité spirituelle, la vérité religieuse, laquelle lui a été révélée par sa crise. Désormais, Tolstoï donnera le nom de « bons » livres, non pas à ceux qui sont parfaits en tant qu’œuvres d’art, à ceux qui expriment les grandes pensées et le génie de l’humanité, mais uniquement (et quelle que soit leur valeur artistique) à ceux qui favorisent « le bien », qui aident l’homme à devenir plus patient, plus doux, plus chrétien, plus généreux, plus aimant et plus social, de sorte que le brave et banal Auerbach lui paraît plus important que Shakespeare, cet « arbre nuisible ». Chez Tolstoï l’étalon des valeurs glisse de plus en plus hors des mains de l’artiste pour passer dans celles du doctrinaire moralisateur : le peintre de l’humanité, l’incomparable, s’efface consciemment et respectueusement devant le réformateur de l’humanité, devant le moraliste pour qui l’art n’est qu’un instrument servant à construire une religiosité nouvelle, et non plus un idéal en soi ayant à remplir sur la terre une mission sacrée.
Mais l’art, intolérant et jaloux comme tout ce qui est divin, se venge de qui le renie. Là où l’on veut l’assujettir, le subordonner servilement à une puissance prétendue supérieure, il se retire vivement, même quand il s’agit du maître le plus aimé ; et précisément dans les endroits où Tolstoï renonce à son impartialité pour devenir doctrinaire, la sensibilité élémentaire de ses figures s’affaiblit et pâlit aussitôt ; une lumière grise et froide, celle de la raison, met partout comme un brouillard ; on trébuche et l’on bronche au milieu de redondances du domaine de la logique et l’on tâtonne péniblement pour trouver une issue.
Bien que plus tard, par fanatisme moral, il qualifie dédaigneusement ses Souvenirs d’Enfance, Guerre et Paix, ses récits magistraux, de « livres indifférents, insignifiants et mauvais », parce qu’ils ne satisfont que des données esthétiques, c’est-à-dire qu’ils donnent « une jouissance de nature inférieure » (que dirait Apollon d’une telle appréciation ?), ce sont là, en réalité, les chefs-d’œuvre de Tolstoï et ceux de ses livres qui ont des tendances moralisatrices sont les plus imparfaits. En effet, plus Tolstoï s’abandonne à son « despotisme éthique », plus il s’éloigne de l’élément fondamental de son génie, la vérité sensible, pour se perdre dans la néphélococcygie de la dialectique, et plus, comme artiste, il devient irrégulier : comme Antée, il tire toute sa force de la terre. Là où Tolstoï considère le monde sensible avec ses yeux magnifiques, ses yeux à l’acuité du diamant, il reste génial jusque dans sa vieillesse la plus extrême, tandis que, quand il va tâtonnant dans les nuages, dans la métaphysique, sa grandeur se réduit d’une manière effrayante, et il est presque émouvant de voir avec quelle opiniâtreté forcée un tel artiste cherche à planer et à voler dans la sphère du spirituel, alors que le destin l’avait fait uniquement pour marcher d’un lourd pas sur notre dure terre, pour la labourer et pour la cultiver, pour la connaître et la décrire comme pas un autre esprit de notre temps.
Tragique conflit, éternellement répété dans toutes les œuvres et à toutes les époques ; ce qui devrait donner plus d’autorité à l’œuvre d’art, la conviction et le désir de convaincre, fait le plus souvent tort à l’artiste. L’art véritable est égoïste ; il ne connaît rien en dehors de lui-même et de sa perfection et l’artiste pur ne doit penser qu’à son œuvre et non à l’humanité à qui il la destine. C’est pourquoi Tolstoï, lui aussi, a le plus de grandeur, en tant qu’artiste, là où il élabore avec indifférence et sans pitié, d’un œil incorruptiblement objectif, le monde des sens, sans être troublé ni égaré par aucune compassion. Dès qu’il devient compatissant, qu’il veut aider, améliorer, diriger et instruire par ses œuvres, son art perd de sa force saisissante et lui-même, par sa destinée, devient une figure plus touchante que toutes celles qu’il a créées.