Tolstoï
TOLSTOÏ PEINT PAR LUI-MÊME
« Connaître notre vie, c’est nous connaître nous-mêmes. »
A. Russanoff, 1903.
Ce regard sévère est implacablement dirigé sur le monde, il est d’une sévérité implacable également pour lui-même. La nature de Tolstoï n’admet pas une chose qui manque de clarté, des points nuageux et sombres, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du monde terrestre : ainsi celui qui, comme artiste, est habitué à observer avec une précision extrême le contour le plus subtil, dans la ligne d’un arbre ou dans le mouvement crispé d’un chien qui s’effraye, ne pourra jamais supporter en lui-même une confusion grossière et l’absence de netteté. C’est pourquoi irrésistiblement, sans cesse et depuis ses débuts, il fait l’application à lui-même de son besoin élémentaire de savoir : « Je veux apprendre à me connaître à fond », écrit-il dans son Journal, quand il a dix-neuf ans. A partir de ce moment jusqu’à ce qu’il ait atteint quatre-vingt-trois ans, il ne cessera plus d’interroger, avec une observation aiguë, vigilante et méfiante, la propre forme de son âme. Impitoyable pour lui-même comme pour tous les hommes, Tolstoï fait passer sous le couteau de l’observation clinique de son moi tous les nerfs de sa sensibilité et toutes ses pensées, encore toutes chaudes de sang ; ce vitaliste géant veut se connaître avec une netteté aussi grande que la force avec laquelle il se sent vivre. Un fanatique de la vérité, comme Tolstoï, ne peut pas être autre chose qu’un autobiographe passionné.
Mais, contrairement à ce qui se passe quand on représente le monde, la représentation du moi ne peut jamais se réaliser d’une manière complète dans une seule œuvre d’art. Le créateur est capable d’isoler totalement une figure étrangère, qu’elle soit fille de l’observation ou de l’imagination, en l’assimilant dans son œuvre : le cordon ombilical est coupé dès sa naissance et désormais la figure ainsi imaginée vivra d’une vie indépendante dans le monde de l’esprit. Elle est comme un enfant qui n’est plus rattaché à la circulation sanguine de sa mère : elle est autonome et indépendante ; l’artiste s’en délivre par le fait même qu’il l’élabore : au contraire, le moi ne se laisse jamais complètement isoler par la représentation, parce qu’une seule image ne suffit pas à rendre compte de ses mouvements continuels. C’est pourquoi les grands peintres du moi répètent, toute leur vie, leur propre portrait ; ils commencent, que ce soit Durer ou Rembrandt ou Titien, leurs premières œuvres de jeunesse devant le miroir et ils continuent jusqu’à ce que leurs mains refusent de les servir, parce que dans leur propre physionomie ils sont attirés aussi bien par ce qu’il y a de permanent et de stable que par ce qu’il y a de changeant et de mouvant, et chaque portrait ainsi tracé dans le passé est sans cesse submergé à nouveau par le flot du temps qui continue toujours son cours.
C’est exactement de la même façon que ce grand dessinateur de la réalité qu’est Tolstoï n’achève jamais de se peindre lui-même. A peine s’est-il représenté sous l’aspect d’une figure qu’il croit définitive (que ce soit Nechludoff, Besuchoff ou Pierre ou Levine) qu’il ne reconnaît plus dans l’ouvrage terminé sa propre physionomie et, pour saisir la nouvelle forme, il faut encore une fois qu’il recommence. Aussi infatigablement que Tolstoï, l’artiste, poursuit l’ombre de son âme, son moi continue de fuir devant lui, en une sorte de fuite morale, et c’est là comme un dédoublement toujours nouveau et toujours inachevé, dont ce géant de la volonté éprouve sans cesse le besoin de triompher. Ainsi, au cours de ces soixante années d’un travail titanique, Tolstoï ne produit pas une seule œuvre où il n’y ait pas une figure qui ne donne une esquisse de lui-même. Et il n’y en a aucune capable d’embrasser à elle seule toute l’immensité de cet homme ; ce n’est que par leur ensemble que tous ses romans, récits, Journaux et lettres, — cette œuvre-monde au puissant ruissellement, — donnent un portrait exact de lui-même, mais c’est alors le portrait le plus complet, le plus travaillé, le plus lucide et le plus continu qu’un homme ait jamais peint de lui-même dans notre siècle.
En effet, Tolstoï, lui qui n’est pas un inventeur, lui qui n’est capable que de reproduire des choses vécues et observées, ne peut jamais éliminer du champ de sa vision son propre moi d’être vivant et d’observateur. Égocentrique jusqu’à en désespérer lui-même, il ne perd jamais le sentiment de sa personnalité, même pas dans ses moments d’extase ; sa lucidité analytique ne ferme jamais les paupières, pas même au sein de la passion. Jamais Tolstoï (que ne donnerait-il pas pour écarter de lui l’ombre si obsédante de son propre moi ?), jamais cet homme qui, dans chacun de ses sens, a une telle conscience de lui-même, ne peut s’affranchir une seconde de sa personne, s’oublier lui-même ; il est incapable de s’abandonner même à son élément essentiel, la Nature. « J’aime la nature, quand elle m’entoure de toutes parts » (remarquez le « moi » et le « je ») ; « cependant, il faut que je sois au milieu d’elle. Je l’aime, quand ses brises chaudes me baignent de leurs ondes et ensuite s’éloignent vers des horizons infinis, quand les tendres brins d’herbe que je presse, lorsque je suis assis, prêtent leur verdure aux vastes prairies ». On le voit, même le paysage le plus ravissant n’est pour sa sensibilité que le rayon et le cercle au milieu desquels son moi, — cet indéplaçable centre de gravité de tout mouvement — est fixé et arrêté, et c’est exactement de la même manière que tout l’univers spirituel tourne et s’arrondit uniquement autour de sa personne et de son esprit. Ce n’est pas qu’il soit vaniteux, orgueilleux, entiché de lui-même et qu’il se considère outrancièrement comme l’ombilic du monde ; au contraire, aucun homme, en dépit de la conscience que Tolstoï avait de son moi, n’a été plus défiant à l’égard de sa propre valeur morale, mais il est trop solidement enfoncé dans son corps de géant, dans la prison de ses impressions personnelles ; il ne peut jamais faire abstraction de son moi, s’oublier lui-même ; le destin a refusé totalement à cet esprit sans ailes la faculté de se fuir lui-même pour s’envoler vers le rêve, vers la chimère, vers quelque chose d’étranger à la terre. Infatigablement, impérieusement, — souvent, malgré sa volonté et toujours par-delà sa volonté lucide, — il est obligé de s’étudier, de s’épier et de s’expliquer lui-même jusqu’à l’épuisement, de « monter la garde », jour et nuit, sur sa propre vie. De la sorte sa fureur autobiographique ne s’arrête pas un instant, pas plus que le sang ne s’arrête dans ses veines, ou le martellement de son cœur dans sa poitrine ou les pensées sous son front : faire une œuvre littéraire signifie toujours pour lui se juger et se raconter lui-même.
Ainsi il n’y a pas de forme de la représentation du moi que Tolstoï n’ait pratiquée : la forme naïve du simple récit, la révision objective et purement mécanique du souvenir, la forme pédagogique, le contrôle moral, l’accusation éthique et la confession spirituelle. Représentation du moi, comme moyen de se dompter et de se stimuler, autobiographie, comme acte esthétique et religieux, non, on n’en finirait pas de décrire en détail toutes les formules, tous les motifs, toute la stupéfiante variété de ces représentations du moi, soit nues, soit masquées ; une seule chose est certaine, c’est que Tolstoï est l’homme de notre époque sur lequel nous avons le plus de documents, comme il est celui dont nous avons le plus de photographies. Nous connaissons par son journal l’adolescent de dix-sept ans aussi bien que le vieillard de quatre-vingts ans ; nous connaissons ses passions de jeunesse, la tragédie de son mariage, ses pensées les plus intimes avec une exactitude aussi authentique et aussi exacte que ses actions les plus folles et les plus banales, car, — ce qui est ici aussi un contraste complet avec Dostoïewski, lequel vivait les « lèvres fermées », — Tolstoï aimait à mener son destin « en laissant ouvertes les portes et les fenêtres ». C’est grâce à cette fanatique mise à nu de son être par lui-même que nous connaissons chacun de ses gestes et de ses pas, même l’épisode le plus superficiel et le plus insignifiant de ses quatre-vingts ans d’existence, aussi exactement que nous connaissons son portrait physique, tel que nous l’ont montré d’innombrables reproductions : tantôt chez le cordonnier et en conversation avec les paysans, tantôt à cheval et à la charrue, à la table de travail et au tennis, tantôt avec sa femme, ses amis et sa petite fille et même dormant et sur son lit de mort. Qui plus est, cette incomparable documentation et représentation morale et physique fournie par Tolstoï lui-même est encore comme contresignée par les innombrables souvenirs et notes de tout son entourage, de sa femme et de sa fille, des secrétaires, des reporters et des visiteurs occasionnels : je crois que l’on pourrait restaurer les forêts d’Iasnaïa Poliana rien qu’avec le bois qui a servi à fabriquer le papier sur lequel ont été écrits les souvenirs se rapportant à Tolstoï ! Jamais un poète n’a vécu consciemment d’une manière si ouverte, et rares sont ceux qui ont fait davantage connaître leur moi au public. Depuis Gœthe nous n’avons aucune figure qui soit aussi parfaitement documentée que la sienne, grâce à l’observation intérieure et extérieure.
Ce besoin de s’observer soi-même remonte, chez Tolstoï, jusqu’au premier réveil de sa conscience. Il commence déjà à s’affirmer dans le corps rose et maladroitement gesticulant de l’enfant, longtemps avant qu’il sache parler, et il ne finit qu’à quatre-vingt-trois ans, sur son lit de mort, lorsque la parole volontaire ne contraint plus la langue et que la lèvre qui s’éteint n’exhale plus dans le vide qu’un souffle incompréhensible. Or, dans cet énorme espace de temps, qui va du commencement au silence de la fin, il n’y a pas un seul moment qui soit sans parole ou sans écrit. Déjà à dix-neuf ans, à peine sorti de l’école, l’étudiant Tolstoï s’achète un carnet pour tenir un journal quotidien. « Je n’ai jamais tenu de journal », écrit-il dès les premières pages, « parce que je n’en voyais pas l’utilité ; mais maintenant que je me préoccupe du développement de mes facultés, je serai, grâce à ce journal, en état de suivre le cours de mon développement ; ce journal doit contenir des règles de vie et il faut aussi y inscrire mes futures actions ». Dans ce jeune garçon encore imberbe est donc déjà en germe le futur pédagogue de l’univers que sera Tolstoï, lui qui considère dès le début la vie comme une « affaire sérieuse », qui doit être menée avec gravité et méthode. Tout à fait comme un commerçant, il établit d’abord un compte relatif à ses devoirs, un « doit et avoir » de préceptes et d’actes. Ce jeune homme de dix-neuf ans est déjà parfaitement renseigné sur l’apport de capital que représente sa personne. Dès le premier inventaire qu’il fait de son être il constate qu’il est un « individu particulier », ayant une tâche « particulière » ; mais en même temps, lui qui est encore à moitié enfant, il établit déjà impitoyablement quelle somme énorme de volonté il va lui falloir déployer pour imposer à sa nature encline à la paresse, au caprice, à l’impatience et à la sensualité, une conduite véritablement morale. Avec un instinct à la lucidité magique, ce précoce psychologue reconnaît déjà ses pires défauts, les défauts typiquement russes de l’outrance, de la dissipation de l’âme, du gaspillage de temps et d’un emportement indomptable.
C’est pourquoi il se crée lui-même un appareil destiné à contrôler le rendement de chacune de ses journées, pour qu’aucune ne passe sans qu’il en recueille un certain profit : le journal lui sert donc d’abord de stimulant pour progresser pédagogiquement, pour s’analyser à fond et (il faut toujours songer à ce mot de Tolstoï) pour « monter la garde sur sa propre vie ». Avec une rigueur sans ménagement, l’adolescent résume ainsi, par exemple, le résultat d’une de ses journées : « De midi à deux heures avec Bigitschef, parlé trop librement, vaniteusement, en me mentant à moi-même. De deux à quatre, gymnastique : peu d’application et de patience. De quatre à six, mangé et fait des achats inutiles. A la maison, n’avoir pas écrit : paresse ; je n’ai pu décider si je dois aller chez Wolkonski ; là peu parlé : lâcheté. Je me suis mal conduit : lâcheté, vanité, étourderie, faiblesse, paresse. » Tellement est précoce et impitoyable la rudesse avec laquelle de sa main d’enfant Tolstoï se prend à la gorge ! Et cette rudesse va durer pendant soixante ans ; tout comme à dix-neuf ans, Tolstoï à quatre-vingt-deux ans tient encore la cravache levée sur lui ; avec la même sévérité, il trace dans son journal de vieillesse, à son adresse, les qualificatifs injurieux de « lâche, mauvais, paresseux », lorsque son corps fatigué n’obéit pas parfaitement à la discipline spartiate de sa volonté. De la première heure jusqu’à la dernière, Tolstoï est en sentinelle devant sa propre vie, comme un sous-officier prussien dur et esclave du devoir, esclave de la discipline imposée par lui-même, cherchant, par des admonestations, des menaces et de méchants coups de crosse, à chasser loin de lui l’oisiveté et la paresse, pour marcher dans la perfection.
Mais presque aussitôt que le précoce moraliste, l’artiste qu’il y a en Tolstoï réclame déjà, lui aussi, son portrait et à vingt-trois ans (chose unique dans la littérature universelle !) il commence une autobiographie en trois volumes ; le premier regard de Tolstoï consiste à se mirer dans une glace. Ce jeune homme ne connaît encore rien du monde que déjà, à vingt-trois ans, il choisit comme objet de son art uniquement le récit de sa vie, de sa propre enfance. Avec autant de naïveté que Dürer à douze ans saisit la pointe d’argent pour dessiner sur une feuille quelconque son visage étroit semblable à celui d’une jeune fille et où l’expérience n’a pas encore mis ses rides, le sous-lieutenant Tolstoï, dont la barbe n’est encore qu’un duvet, et qui est retenu comme artilleur dans une forteresse du Caucase, essaie par curiosité de se raconter son « enfance », ses « années de garçon » et ses « années d’adolescence ». Il ne se préoccupe pas alors de savoir pour qui il écrit et encore moins songe-t-il à la littérature, aux journaux, au public. Il obéit instinctivement à un besoin de s’expliquer lui-même en se racontant, et cette impulsion obscure ne poursuit aucun but précis, pas plus que — contrairement à ce qu’il exigera plus tard — elle n’est « éclairée par la lumière d’un souci moral ». Ce petit officier du Caucase agit absolument par instinct ; il trace sur le papier par curiosité et ennui, tout à fait en aimable dilettante, à la manière d’aquarelles, les images de son pays et de son enfance ; il ne sait rien encore de ce geste qui plus tard se manifestera chez Tolstoï, à la façon des apôtres de l’Armée du Salut ; il ne sait rien de la « conversion », d’une conversion « au bien » ; il ne s’efforce pas non plus d’afficher, en guise d’avertissement énergique, les « horreurs de sa jeunesse », pour en tirer un exemple utile à autrui. Non, ce n’est pas pour être utile à quelqu’un, c’est uniquement par le jeu instinctif d’un esprit encore à moitié enfantin, qui n’a jusqu’à présent vécu qu’un seul événement, à savoir la façon dont « en lui le petit garçon a glissé jusqu’à l’adolescent », que ce jeune homme de vingt-trois ans décrit son petit bout d’existence, ses premières impressions, son père, sa mère, ses parents, ses éducateurs, les hommes, les bêtes et la nature, et il réussit grâce à cette spontanéité magnifique, que seul connaît celui qui ne poursuit pas un but déterminé. Combien cette manière sereine de raconter est loin, infiniment loin, de l’analyse grave et profonde de l’écrivain systématique que deviendra Léon Tolstoï, lui qui se sentira obligé, par sa situation, de se présenter devant le monde comme un pénitent, devant les artistes comme un artiste, devant Dieu comme un pécheur et devant lui-même comme un exemple de nécessaire humilité ! Celui qui fait ces récits n’est pas autre chose qu’un jeune gentilhomme qui ne veut pas passer toutes ses soirées à la table de jeu et qui, dans un milieu étranger, a la nostalgie de la chaude ambiance de son pays et de la douceur de figures depuis longtemps disparues. Lorsque se produit l’inattendu et que cette autobiographie sans but lui donne un nom dans la littérature, Léon Tolstoï en abandonne aussitôt la continuation, le récit des « années d’homme » ; l’écrivain réputé ne retrouve jamais plus le ton de l’écrivain inconnu ; jamais plus dans sa maturité, le maître n’a réussi un portrait de lui-même aussi pur et aussi plastique. En effet, quel que soit l’avantage qu’un artiste retire de la possession d’un public, il en résulte toujours pour lui une perte irrévocable, la perte de cette candeur de qui parle uniquement à lui-même, de cette ingénuité et de cette sérénité, la perte d’une sorte de sincérité naïve qui n’est, du reste, possible que dans l’obscurité d’un anonymat. Pour chaque homme qui n’est pas complètement devenu l’esclave de la littérature, commence, avec la gloire, à se manifester une plus grande pudeur de l’âme ; la vie particulière de l’auteur doit se cacher derrière un masque, pour que quelque chose d’inévitablement théâtral ou menteur ne vienne pas déparer cette sincérité que seul possède l’inconnu, celui que la curiosité du monde n’a pas encore blessé. Et il faudra un demi-siècle (chez Tolstoï les chiffres sont vastes comme le pays russe) avant que cette pensée, qui avait été pour l’adolescent un simple jeu, cette pensée d’une autobiographie complète et systématique occupe de nouveau l’artiste. Mais à la suite de son passage à des idées religieuses, combien cette tâche s’est modifiée ! Elle est devenue une mission humaine, morale, pédagogique, destinée non pas seulement à se connaître lui-même, mais en même temps, — grâce à ce portrait de Tolstoï par Tolstoï, — à servir à l’instruction et à la conversion d’un monde. « Une description aussi fidèle que possible de sa propre vie possède une grande valeur pour chaque individu et doit être d’une grande utilité pour les hommes. » Aussi annonce-t-il plus tard, avec gravité, cette mission et, vieillard de quatre-vingts ans, il se prépare minutieusement pour cette justification décisive ; mais à peine a-t-il commencé l’ouvrage qu’il l’abandonne, bien qu’il tienne une telle autobiographie « absolument conforme à la vérité, pour plus utile… que tout le bavardage artistique qui remplit douze volumes de mes œuvres et auquel les hommes d’aujourd’hui attribuent une importance tout à fait imméritée ». En effet, à mesure qu’il connaît mieux sa propre vie, l’étalon lui servant à juger de la vérité s’est précisé avec les années et il est devenu, à cet égard, plus exigeant ; il a reconnu que tout ce qui est vrai revêt une forme multiple, difficile à pénétrer et susceptible de varier ; et là où l’adolescent de vingt-trois ans patine insouciamment et bruyamment sur des surfaces lisses comme un miroir, l’homme, ayant pris plus tard conscience de sa responsabilité, se trouve tout effrayé, et lui qui cherche la vérité et qui sait ce qui en est recule découragé. Il a peur des « insuffisances, des malhonnêtetés qui se glissent inévitablement dans chaque autobiographie » ; il craint « que, même si ce n’était pas un mensonge direct, un tel récit ne devienne mensonger par suite d’un faux éclairage, mettant systématiquement en lumière ce qui est bien et laissant dans l’ombre ce qui est mal ».
Et il avoue ouvertement : « En revanche, lorsque je résolus d’écrire la vérité nue et de ne dissimuler aucune mauvaise action de ma vie, je fus effrayé par l’effet qu’aurait fatalement une telle autobiographie ». Plus le moraliste qu’est devenu Tolstoï examine attentivement les dangers de cette entreprise, lui qui ne pense plus qu’aux autres, à l’« effet » produit, plus il se rend compte nettement de l’impossibilité qu’il y a à se tirer d’affaire entre le « Charybde de l’égoïsme et le Scylla de la trop grande franchise » d’une âme saine et sincère ; c’est précisément par respect pour la vérité absolue que ce projet d’autobiographie morale faite « du point de vue du bien et du mal » et dans laquelle il se proposait, par une dangereuse révélation de son moi, de découvrir sans réserve « toute la bassesse et la honte » de sa vie, ne se réalise pas. Mais ne déplorons pas outre mesure cette perte, car, par les écrits que nous possédons de cette époque, la « Confession » par exemple, nous savons avec exactitude que pour Tolstoï, depuis sa crise religieuse, le besoin de la vérité était devenu irrésistiblement le désir de s’humilier lui-même, une sorte de volupté fanatique (analogue à celle des flagellants) de se donner lui-même des verges et que chaque déclaration personnelle faite pendant ces années-là dégénérait en un violent accès d’injures proférées par lui-même sur son propre compte.
Ce Tolstoï des dernières années voulait, non plus simplement se raconter, mais s’humilier devant les hommes, « dire des choses qu’il avait honte de s’avouer à lui-même », et ainsi cette peinture définitive de Tolstoï par lui-même, avec sa véhémente mise au pilon de ses prétendues « bassesses » et péchés, serait probablement devenue une déformation de la vérité. En outre, nous pouvons nous en passer parfaitement, parce que nous possédons une autre description de Tolstoï par lui-même, qui embrasse toute sa vie, en s’étendant à travers ses diverses périodes, une description qui est peut-être la plus complète que, Gœthe excepté, un poète ait laissée de lui-même ; il est vrai que, tout comme chez Gœthe, elle n’est pas contenue dans un seul ouvrage, mais bien dans la diversité, se développant sans joints et sans lacunes, dans la somme de ses œuvres, lettres et Journaux. A peine avec moins de fréquence que Rembrandt, cet artiste, toujours occupé de son propre moi, aux époques les plus diverses, s’est mis en scène dans ses romans et ses récits sous des figures différentes et chaque fois reconnaissables ; dans toute son existence si longue, il n’y a pas de phase importante de sa vie extérieure, il n’y a pas de crise de sa vie intérieure qu’il n’ait incarnée, comme le font les véritables poètes, en un sosie symbolique. Le petit sous-lieutenant de la noblesse Olénine, dans Les Cosaques, qui, pour échapper à la mélancolie et à l’oisiveté de Moscou, cherche un refuge dans une profession et dans la nature, afin de s’y trouver lui-même, est, jusque dans chaque fil de son vêtement, dans chaque pli de son visage, authentiquement le jeune capitaine d’artillerie Tolstoï ; le pensif Pierre Besuchof, au sang lourd, de Guerre et Paix et son frère ultérieur, le gentilhomme campagnard Levine, ce chercheur de Dieu qui brûle de pénétrer le sens de la vie, le Levine d’Anna Karénine, sont indéniablement, jusque dans leur physique, le même personnage que Tolstoï à la veille de sa crise. Tout le monde reconnaîtra sous le froc du Père Serge la lutte du célèbre écrivain pour la sainteté ; dans le Diable, la résistance de Tolstoï vieillissant contre une aventure sensuelle, et dans le prince Nechludof, la plus remarquable de ses figures (elle traverse toute son œuvre), le type d’homme, profondément tenu secret dans son for intérieur, qu’il désirait être, le Tolstoï idéal, à qui il prête toutes ses intentions et tous ses actes éthiques, ce miroir créateur de sa conscience.
Et même ce Saryzine de La Lumière dans les Ténèbres porte un masque si transparent et trahit si complètement chaque scène de la tragédie familiale de Tolstoï qu’encore aujourd’hui chaque acteur, en jouant ce rôle, revêt le masque du grand écrivain. Une nature aussi vaste que Tolstoï a été précisément obligée de se répartir en une foule de personnages ; ce n’est qu’en les recherchant et en les groupant, portrait par portrait, dans le vaste déroulement de son œuvre que leur réunion permet de reconstituer l’image composite de Tolstoï, mais elle le fait parfaitement et avec une netteté absolue. C’est pourquoi, pour celui qui est capable de lire avec lucidité et clairvoyance les œuvres poétiques de Tolstoï, toute biographie, toute description documentaire est, à proprement parler, superflue, car aucun observateur extérieur ne dépasse cet observateur de son moi en netteté d’expression. Il nous conduit au sein de ses conflits les plus périlleux, il nous dévoile ses sentiments les plus cachés ; tout comme la poésie de Gœthe, la prose de Tolstoï n’est pas autre chose qu’une seule et grande confession se développant et se complétant, image par image, à travers toute une vie.
C’est précisément cette continuité, et elle seule, qui élève l’œuvre de Tolstoï au premier rang des autobiographies que nous ont laissées les artistes de la prose. Il n’y a là rien de pareil à l’autobiographie toute d’une pièce d’un Casanova ou à celle qui n’est que fragmentaire de Stendhal : comme l’ombre suit le corps, Tolstoï dans ses personnages court continuellement à la poursuite de lui-même. A vrai dire, cette méthode, ce besoin qu’on éprouve de se manifester soi-même plastiquement, sont familiers à chaque artiste. Toujours le poète, cet homme surabondant et surchargé d’un destin multiple, que chaque événement féconde et fertilise, reproduit dans ses créations aussi bien les extases qui l’enivrent que les crises qu’il traverse. Mais tandis que la plupart, comme Stendhal dans son Fabrice, Gottfried Keller dans Henri Le Vert, Joyce dans Stefen Dedalus, se présentent devant les hommes sous un masque unique et permanent, Tolstoï, par suite de ses changements continuels et inouïs, donne tous les dix ans une nouvelle forme à son propre portrait et ainsi nous le connaissons, nous le voyons, non pas personnage unique et invariable, mais enfant et adolescent, puis insouciant sous-lieutenant, époux heureux, puis nouveau Saül et Paul dans sa crise qui le soulève vers Dieu, lutteur et saint à moitié, puis vieillard serein et tranquillisé par lui-même, — toujours différent et pourtant toujours le même homme, comme une sorte de portrait cinématographique, qui se déroule et qui se développe constamment, sans rien de commun avec une photographie unique et figée.
Cependant, il faut ajouter à cette série de portraits uniquement plastiques qu’est l’œuvre du poète le grandiose complément des pensées que le penseur a écrites sur lui-même, le Journal et les lettres qui, jour par jour et heure par heure, accompagnent son esprit vigilant, jusqu’à l’heure de sa mort, de sorte que, dans cet univers spirituel aux faces si multiples, il y a à peine un endroit vide et inexploré, une terra incognita ; toutes les questions sociales, familiales, épiques ou littéraires, temporelles ou métaphysiques y sont discutées ; depuis Gœthe nous n’avons jamais vu remplir d’une manière si complète et si absolue la fonction intellectuelle et morale d’un poète terrestre. Et, comme, dans cette vie extraordinaire, dans cette humanité en apparence surhumaine, Tolstoï, exactement comme Gœthe, représente excellemment l’homme normal et sain, l’homme parfaitement équilibré et qui n’a rien d’extravagant ou de pathologique, le parfait exemplaire de la race, le symbole de l’équilibre moral et corporel, le moi éternel et le nous universel dans un même souffle et à chaque instant, nous trouvons, encore une fois comme chez Gœthe, dans son existence devenue si documentaire, un abrégé de l’humanité elle-même.