← Retour

Tolstoï

16px
100%

LE CHRÉTIEN ARTIFICIEL

« Mon Dieu, qu’il est difficile de ne vivre que devant Dieu, de vivre comme ont vécu des hommes qui étaient ensevelis dans un souterrain et qui savaient qu’ils n’en sortiraient jamais et que personne ne saurait comment ils ont vécu ! Pourtant, il faut, il faut vivre ainsi, parce que seule une telle vie est la vie. Aide-moi, Seigneur. »

Tolstoï, Journal, novembre 1900.

« Donne-moi une foi, ô Seigneur », s’écrie désespérément Tolstoï en s’adressant à son Dieu, qu’il a jusqu’alors nié. Mais il semble que ce Dieu ne se donne pas à ceux qui le réclament avec trop d’impétuosité, au lieu d’attendre humblement que sa volonté se révèle à eux. Car Tolstoï porte jusque dans la foi cette impatience passionnée qui est son vice radical. Il ne lui suffit pas de demander une foi ; non, il faut qu’elle lui soit accordée tout de suite, en une nuit, — prête et maniable comme une hache, pour faire place nette dans la forêt vierge de ses doutes, car le noble seigneur est habitué à être obéi prestement par ses serviteurs et il a été gâté aussi par ses sens, par ses yeux perçants et par ses oreilles à la sensibilité aiguë qui, avec la rapidité d’un battement de paupière, lui transmettent toute la science de ce monde ; il ne veut pas attendre avec patience, lui, l’homme volontaire, capricieux et qui ne connaît pas de maître. Il ne veut pas attendre comme un moine qui avec constance reste en contemplation pour voir s’infiltrer peu à peu la lumière d’en haut ; non, il veut qu’aussitôt la clarté du jour reparaisse dans son âme obscurcie. D’un seul bond, d’un seul élan, son esprit impétueux, faisant fi de tous les obstacles, veut avoir accès au « sens de la vie », « connaître Dieu », « penser Dieu », ainsi qu’il ose l’écrire d’une manière presque sacrilège. La foi, la façon de devenir chrétien et d’être humble, l’habitation en Dieu, tout cela, il espère pouvoir l’apprendre aussi lestement et aussi vite qu’il apprend maintenant, bien qu’il soit à l’âge des cheveux gris, le grec et l’hébreu, — devenu soudain pédagogue, théologien ou sociologue en six mois ou tout au plus en une rapide année !

Mais où trouve-t-on de la sorte, subitement, une foi, lorsque l’on n’a en soi-même pas la moindre semence de propension à la foi ? Comment devient-on, en une nuit, compatissant, bon, humble, d’une douceur franciscaine, quand, pendant cinquante ans, on n’a jugé le monde qu’avec l’œil sans indulgence de l’observateur strict, en nihiliste conscient et foncièrement rude, et quand on n’y a trouvé d’important et d’essentiel que soi-même ? Comment transforme-t-on en un tour de main cette volonté dure comme la pierre en un amour indulgent des hommes ? Où apprendra-t-on, où découvrira-t-on la foi, cet abandon de tout son être à une puissance supérieure et dominant l’univers ? Évidemment, auprès de ceux qui ont déjà la foi ou tout au moins prétendent la posséder, se dit Tolstoï : auprès de la Mater orthodoxa, l’Église, elle qui détient depuis deux mille ans déjà l’anneau du Christ. Aussitôt (car il ne s’accorde pas un moment de répit, cet homme impatient) Léon Tolstoï se met à genoux devant les icones, jeûne, va en pèlerinage dans les couvents, discute avec des évêques et des popes et dévore feuille à feuille l’Évangile.

Pendant trois ans il s’efforce d’être strictement croyant ; mais l’air de l’Église ne fait que souffler un vain encens et un frisson glacial dans son âme déjà gelée. Bientôt, désillusionné, il pousse pour toujours la porte entre lui et la doctrine orthodoxe. Non, l’Église n’a pas la véritable foi, reconnaît-il, ou plutôt elle a laissé tarir, gaspiller et falsifier l’eau de la vie.

C’est pourquoi il cherche plus loin : peut-être que les philosophes, les maîtres de la pensée connaissent-ils mieux ce redoutable « sens de la vie » ? Et aussitôt, avec fièvre et, pour ainsi dire, avec rage, Tolstoï, dont jusqu’alors le cerveau a ignoré tout ce qui n’est pas du domaine des sens, se met à lire pêle-mêle et d’une manière désordonnée les philosophes de tous les temps (beaucoup trop vite pour pouvoir les digérer, les comprendre) d’abord Schopenhauer, l’éternel compagnon de toute âme mélancolique, puis Socrate et Platon, Mahomet, Confucius et Lao-Tsé, les mystiques, les stoïciens, les sceptiques et Nietzsche. Mais bientôt il ferme les livres. Ceux-ci non plus ne possèdent pas de moyen de voir clair en ce monde qui soit différent du moyen qu’il possède lui-même, cette intelligence suraiguë qui contemple douloureusement les choses ; eux aussi, interrogent plutôt qu’ils ne savent ; eux aussi n’expriment que l’impatience de connaître Dieu et non pas le repos en Dieu. Ils créent des systèmes pour l’esprit, mais non la paix d’une âme qui reste inquiète ; ils donnent du savoir, mais non pas de la consolation.

Et, comme un malade, en proie aux tourments, à qui la science n’a fait aucun bien, va avec ses infirmités vers les remèdes de bonne femme et les bains de village, Tolstoï, l’homme le plus intellectuel de la Russie, dans la cinquantième année de sa vie, va vers les paysans, vers le « peuple », pour apprendre d’eux, les illettrés, enfin, la véritable foi, — pour apprendre la sagesse auprès des ignorants. Oui, eux, ces illettrés, que ne troublent pas les écrits, eux, les pauvres et les affligés, qui peinent sans se plaindre, qui se couchent muets dans un coin, comme les bêtes, lorsque la mort se dégage de leur être, eux qui ne doutent pas, parce qu’ils ne pensent pas, eux qui sont la sancta simplicitas, il faut bien qu’ils aient quelque secret ; autrement ils ne pourraient pas courber de la sorte avec résignation et sans révolte leur front sous le joug de fer de leur pauvreté. Il faut que dans leur naïveté ils sachent ce que la sagesse et l’esprit pénétrant ignorent, ce par quoi eux, dont l’intelligence est arriérée, sont plus avancés que nous au point de vue de l’âme. « Notre manière de vivre est fausse, la leur est juste » ; c’est pourquoi Dieu se révèle d’une manière visible dans leur existence patiente, tandis que l’esprit, la soif de la science, avec son « avidité frivole et voluptueuse », nous éloigne de la source véritable de la lumière, laquelle vient du cœur. S’ils n’avaient pas une consolation, s’ils ne possédaient pas en eux-mêmes une herbe magique et salutaire, ils ne pourraient pas supporter avec autant de sérénité, d’insouciance et de bonne humeur une vie aussi misérable : il faut donc qu’ils cachent au fond d’eux-mêmes une foi, quelque chose qui les élève au-dessus de la pesanteur de plomb de leur existence, et Tolstoï, lui, l’intellectuel au tempérament indomptable, se sent saisi de l’impatient désir de leur ravir leur secret. C’est par eux, rien que par eux, qui sont le « peuple de Dieu » (ainsi que Tolstoï cherche à s’en persuader), c’est seulement par les simples, par les pauvres d’esprit, par ceux qui travaillent ingénument, dans une humilité féconde, comme les bêtes, qu’il est possible d’apprendre la vie « juste », la grande patience et la résignation à une dure existence et à une mort encore plus dure.

Par conséquent, allons droit à eux, en plein dans leur vie, pour apprendre d’eux le divin secret ! Quittons l’habit de la noblesse et revêtons la blouse du moujik, éloignons-nous de la table aux mets friands et aux livres inutiles : les herbes innocentes et le doux lait des animaux doivent seuls désormais nourrir le corps, seules l’humilité, la simplicité naïve doivent alimenter cet esprit pénétrant comme celui de Faust. Ainsi Léon-Nicolaïewitsch Tolstoï, seigneur d’Iasnaïa Poliana et, qui plus est, souverain spirituel de millions d’humains, dans la cinquantième année de sa vie, se met lui-même à la charrue, porte sur son large dos d’ours la barrique d’eau de la fontaine et, au milieu de ses paysans, fauche les céréales avec un infatigable acharnement au travail. La main qui a écrit Anna Karénine et Guerre et Paix enfonce maintenant l’alène poisseuse dans la semelle de la chaussure qu’il a taillée lui-même, balaie les ordures de sa chambre et coud ses propres vêtements.

Vite il faut s’approcher, il faut s’approcher des « frères », vite il faut se mettre étroitement en contact avec eux ; c’est là l’essentiel et, par un seul mouvement de sa volonté, Léon Tolstoï espère ainsi devenir « peuple » et par là « chrétien selon Dieu ». Il descend au village trouver les paysans qui sont encore à moitié serfs (à son approche ils portent avec embarras la main à leur casquette) ; il les convoque dans sa maison, où, avec leurs lourdes chaussures, ils marchent maladroitement sur les parquets miroitants, comme sur du verre, et ils respirent lorsqu’ils se rendent compte que le « barine », le « gracieux seigneur » ne médite rien de mauvais pour eux, n’augmente pas, comme ils le craignaient, encore une fois, les redevances et le fermage, mais précisément (chose étrange ! ils secouent la tête, en se regardant d’un air gêné) désire s’entretenir de Dieu avec eux, toujours rien que de Dieu. Ils se le rappellent, les bons paysans d’Iasnaïa Poliana, il leur a fait déjà une fois quelque chose de pareil ; c’était alors l’école qui l’occupait, le seigneur comte, et pendant une année entière (puis cela l’ennuya) il instruisit personnellement les enfants. Mais que veut-il maintenant ? Ils l’écoutent parler avec méfiance, car ce nihiliste déguisé se mêle au « peuple » véritablement comme un espion, afin d’apprendre de lui la stratégie nécessaire à sa campagne d’ascension vers Dieu, afin d’apprendre le secret de l’humilité et le maniement de la foi.

Mais ces acquisitions forcées ne profitent qu’à l’art et à l’artiste ; en effet, Tolstoï doit les plus belles de ses légendes à de rustiques conteurs de village et sa langue prend un relief et une saveur magnifiques grâce aux mots naïvement imagés des paysans ; mais le secret de la simplicité d’âme ne s’apprend pas. Dostoïewski a déjà dit avec une lucidité prophétique, avant la crise pathétique et lors de la parution d’Anna Karénine, de ce Levine qui est le portrait de Tolstoï : « Des hommes comme Levine auront beau vivre avec le peuple aussi longtemps qu’ils voudront, ils ne deviendront jamais peuple : la présomption et la force de volonté, pour aussi capricieuses qu’elles soient, ne suffisent pas pour embrasser et réaliser le désir de descendre jusqu’au peuple. » Par là le génial visionnaire touche en plein le centre psychologique du changement qui s’est opéré dans la volonté de Tolstoï, et il démasque chez celui-ci la contrainte, le christianisme artificiel d’un désespéré et cette fraternité envers le peuple qui ne provient pas d’un amour inné et naturel, mais de la détresse de l’âme.

En effet, Tolstoï, l’intellectuel, a beau s’escrimer rageusement à faire l’homme bête et le paysan, jamais il ne peut implanter en lui une âme étroite de moujik, à la place de sa philosophie large et embrassant toutes choses ; jamais un esprit de vérité comme lui ne peut complètement s’abaisser jusqu’à une foi confuse de charbonnier. Il ne suffit pas de se jeter soudain à genoux dans sa cellule, comme Verlaine, et de prier : « Mon Dieu, donnez-moi la simplicité », pour qu’aussitôt fleurisse dans sa poitrine le rameau d’argent de l’humilité : il faut d’abord être et devenir réellement ce que l’on professe. La communication avec le peuple par le mystère de la compassion, ni la satisfaction de la conscience par une religiosité toute de foi ne s’établissent pas instantanément dans une âme, à la manière d’un contact électrique. Revêtir la blouse du paysan, boire du kwas, faucher les champs, toutes ces formes extérieures de l’égalité ont beau se réaliser avec la facilité d’un jeu (et cela même dans un double sens). L’esprit ne se laisse jamais abêtir, ni la lucidité d’un homme rabaisser arbitrairement, comme une flamme de gaz. La force lumineuse et la lucidité d’un esprit restent la mesure innée et inaltérable, la beauté et le destin de chaque individu ; c’est là une puissance qui dépasse sa volonté et qui, par conséquent, est au delà de notre volonté ; oui, elle ne fait que flamboyer avec plus d’impétuosité et d’agitation, plus elle se sent menacée dans son devoir souverain de vigilante clairvoyance. Car de même que par des exercices de spiritisme il est impossible de dépasser, ne fût-ce que d’un degré, la mesure de connaissance qui est innée en nous et de s’élever à une science supérieure, de même l’intellect est incapable, par le moyen d’un acte brusque de la volonté, de redescendre, ne fût-ce que d’un degré dans la simplicité.

Il est impossible que Tolstoï, cet esprit fait de science et d’une large clairvoyance, n’ait pas reconnu bientôt lui-même qu’une volonté, fût-elle aussi puissante que la sienne, ne pouvait en une nuit réduire sa complexité intellectuelle à la simplicité du Nitchevo ; et nul autre que lui (à vrai dire, plus tard) n’a prononcé cette admirable parole : « Agir avec violence contre l’esprit, c’est chercher à capter des rayons de soleil : quel que soit le moyen avec lequel on veut les recouvrir, toujours ils reviennent au-dessus. » A la longue, il ne pouvait plus se faire illusion sur l’incapacité dans laquelle se trouvait son intellect brusque, querelleur et autoritaire de seigneur voulant toujours avoir raison, d’éprouver un sentiment d’humilité naïve et durable : jamais non plus les paysans ne l’ont réellement pris pour un des leurs, bien qu’il eût adopté leurs vêtements et qu’il partageât extérieurement leurs habitudes ; jamais le monde n’a vu dans cet acte autre chose qu’un déguisement et non pas une transformation complète.

Précisément, ses proches, sa femme, ses enfants, la babouchka, ses amis véritables (ce ne sont pas les Tolstoïens professionnels) observent dès le début avec méfiance et mécontentement cette fougue convulsive avec laquelle le « grand poète du peuple russe » (c’est ainsi que Tourguenieff, dans la lettre qu’il écrit de son lit de mort, l’adjure de quitter la prédication pour revenir à l’art) veut descendre dans une sphère d’inintellectualité contraire à sa nature. Sa propre épouse, la victime tragique de ses crises d’âme, lui dit alors cette parole décisive : « Autrefois tu disais que tu étais inquiet, parce que tu n’avais pas la foi. Maintenant, pourquoi n’es-tu pas heureux, puisque tu dis que tu la possèdes ? » Argument tout à fait simple et irréfutable. En effet, rien n’indique chez Tolstoï, après sa conversion au Dieu du peuple, qu’il ait trouvé dans cette foi la paix de l’âme, le repos en Dieu et le contentement ; au contraire, on a toujours le sentiment, dès qu’il parle de sa doctrine, qu’il cherche à masquer l’incertitude de son âme par de véhémentes attaques et l’incertitude de sa conviction par de criardes affirmations. Tous les actes et toutes les paroles de Tolstoï, précisément dans cette période de conversion, ont un ton de violence désagréable, quelque chose d’ostentatif, de bruyant, de querelleur et de fanatique. Son christianisme embouche la trompette, comme une fanfare ; son humilité fait la roue, comme un paon, et, si l’on a de fines oreilles, on découvre précisément dans la façon exagérée avec laquelle il s’abaisse lui-même, quelque chose d’un ancien orgueil de Tolstoï, orgueil qui, maintenant, est devenu une fierté à rebours inspirée par cette humilité nouvelle.

On n’a qu’à lire le passage célèbre de sa confession où il veut « prouver » sa conversion, en crachant et en versant l’injure sur sa propre vie d’autrefois : « J’ai tué des hommes à la guerre ; je me suis battu en duel ; j’ai dissipé en jouant aux cartes l’argent extorqué aux paysans et je les ai châtiés cruellement, j’ai forniqué avec des femmes de mœurs légères et j’ai trompé des maris. Mensonge, vol, adultère, ivrognerie et brutalités de toute espèce, j’ai commis tous les actes honteux ; il n’y a pas de crime qui me soit resté étranger. » Et, pour que personne n’excuse en lui ces crimes prétendus, parce que c’est un artiste, il continue sa bruyante confession publique : « C’est pendant ce temps que je me mis à faire de la littérature, par vanité, désir du gain et orgueil. Pour conquérir la gloire et la richesse, je fus obligé d’étouffer en moi ce qu’il y avait de bon et de m’abaisser jusqu’au péché. »

Ce sont là, certes, des paroles terriblement révélatrices et émouvantes dans leur pathos moral. Mais, reconnaissons-le, la main sur le cœur, il n’y a jamais eu personne qui, s’appuyant sur ces accusations de Tolstoï par lui-même, l’ait méprisé « comme un homme bas et criminel », comme un « pou », ainsi qu’il s’appelle lui-même dans sa soif fanatique d’humiliation, et cela parce que, pendant la guerre, il a, conformément à son devoir, servi sa batterie ou parce que, étant d’un tempérament très puissant, il a jeté sa gourme pendant qu’il était célibataire. Est-ce que plutôt on n’a pas ici une désagréable impression de criaillerie ? Est-ce que l’on n’a pas ici l’impression de se trouver en présence d’une conscience surexcitée qui, par excès de repentir, par un orgueil fait d’humilité, cherche à tout prix à se découvrir des péchés ? Est-ce que, comme le valet qui dans Raskolnikof veut se faire passer faussement pour meurtrier, il n’y a pas ici une âme ivre de confession, qui invente des crimes qu’elle n’a pas commis, pour « se charger de la croix » et pour « prouver » son christianisme et son humilité ? Est-ce que, précisément, ce désir de rendre témoignage sur son propre compte, cette humiliation convulsive, pathétique et bruyante que s’impose Tolstoï ne prouve pas qu’une humilité paisible et calme n’existe pas ou n’existe pas encore dans cette âme ébranlée et peut-être même que c’est là une transposition dangereuse de vanité à rebours ? Est-ce que ce « nouveau » Tolstoï de l’humiliation n’est peut-être pas, mais en sens inverse, l’homme pour qui jadis « la gloire devant les hommes » a été le but suprême ? En tout cas, cette humilité ne se comporte pas humblement, au contraire ; on ne saurait imaginer rien de plus passionné que cette lutte ascétique contre la passion.

A peine a-t-il dans son âme une petite étincelle, encore incertaine, de foi, voilà que cet impatient veut aussitôt enflammer par là toute l’humanité, semblable à ces princes barbares de la Germanie qui, à peine leur tête mouillée par l’eau du baptême, prenaient aussitôt la hache pour abattre les chênes qui jusqu’alors leur étaient sacrés et portaient l’incendie et le meurtre chez les peuples voisins qui n’étaient pas encore convertis. Avec des bonds de géant, avec une volonté de Titan, Tolstoï s’élance à l’assaut de la foi. Mais rien ne prouve qu’il l’ait réellement conquise et atteinte. Car, si la foi est un repos en Dieu, et si être chrétien consiste à vivre dans le calme et la patience, jamais ce superbe impatient ne fut un croyant, jamais cet ardent et insatisfait ne fut un chrétien : c’est seulement si l’on donne déjà le nom de religion à une immense aspiration au sentiment religieux et si un brûlant désir de Dieu suffit à faire un chrétien, que ce chercheur de Dieu, cet éternel agité, peut être compté parmi les croyants.

Mais c’est précisément par ce que cette réussite n’est qu’incomplète et parce que la conviction religieuse à laquelle il est parvenu manque de certitude que la crise subie par Tolstoï prend une valeur symbolique et dépasse l’ordre des faits individuels, exemple éternellement mémorable montrant qu’il n’est pas possible même à l’homme doué de la volonté la plus énergique d’abolir la forme primitive de son caractère et de transformer, par un acte d’autorité, le caractère qui lui est propre en un caractère opposé. La forme de vie qui nous a été assignée admet des améliorations, des polissures et des affinements et sans doute la passion éthique peut bien accroître en nous, grâce à un travail conscient et persévérant, ce qu’il y a de moral et de bon ; mais elle ne peut jamais effacer radicalement les lignes fondamentales de notre caractère, ni disposer notre chair et notre esprit suivant un autre ordre architectonique.

Lorsque Tolstoï déclare qu’on peut « se défaire de l’égoïsme comme de l’habitude de fumer », ou qu’on peut « conquérir » la faculté d’aimer et « acquérir de force » la foi, un résultat extrêmement modeste vient démentir, chez lui-même, un effort colossal devenu presque une manie. Car rien n’atteste que Tolstoï, l’observateur puissant, implacable et essentiellement nihiliste, l’homme coléreux, « dont les yeux étincellent dès qu’on le contredit de la moindre façon », par suite de sa conversion, due à un coup de force, soit alors devenu aussitôt un chrétien, sociable, aimable, doux et bon, un « serviteur de Dieu », un « frère de ses frères ». Son « changement » a bien modifié ses idées, ses opinions, ses paroles, mais non pas sa nature intime (« la loi que tu as reçue en naissant, tu dois la suivre, tu ne peux pas y échapper », dit Gœthe) ; avant et après le « réveil », la même inquiétude et la même soif de tourments assombrissent son âme inquiète : Tolstoï n’était pas né pour être satisfait. C’est précisément à cause de cette impatience que Dieu ne lui a pas immédiatement « donné » la foi ; il faut qu’il lutte inlassablement pendant trente ans encore, jusqu’à la dernière heure de sa vie. Son chemin de Damas, il ne le parcourt pas en une nuit, ni en une année : jusqu’à ce que son souffle s’éteigne, Tolstoï ne sera satisfait par aucune réponse ; aucune foi ne le contentera, et jusqu’au moment suprême la vie lui semblera un mystère.

Ainsi à la question du « sens de la vie » que pose Tolstoï, il n’est apporté aucune réponse ; la paix de la foi n’est pas donnée à son inquiétude religieuse : son élan vers Dieu, puissant et avide, n’aboutit pas. Mais l’artiste dispose en tout temps d’une ressource chaque fois qu’il ne peut pas surmonter une dissension : il peut extérioriser sa détresse, la répandre dans l’humanité tout entière et faire du problème qui occupe son âme un problème universel. Ainsi Tolstoï, lui aussi, intensifie le cri d’effroi égoïste de sa crise individuelle : « Que deviendrai-je ? » en ce cri, bien plus puissant : « Que deviendrons-nous ? » Comme il ne peut pas convaincre son propre esprit, son esprit opiniâtre, il veut persuader les autres. Comme il ne peut pas se transformer lui-même, il essaye de transformer l’humanité. Toutes les religions de tous les temps sont nées de la sorte ; tous les progrès de l’univers (Nietzsche, le plus pénétrant des hommes, le sait bien) sont dus à la « fuite devant lui-même » d’un seul homme menacé dans son âme, qui, pour détourner de sa propre poitrine la question fatale, la rejette au milieu de tous, changeant ainsi l’inquiétude d’un individu en une inquiétude universelle.

Il n’est pas devenu, il n’est jamais devenu chrétien pieux et d’esprit franciscain, cet homme aux grandes passions, aux yeux qu’on ne trompe pas, lui dans le cœur dur et ardent de qui habite le doute ; mais, précisément, parce qu’il connaît le tourment que donne l’absence de la foi, il a fait la tentative la plus fanatique des temps modernes, prétendant sauver le monde de la détresse du nihilisme, le rendre plus croyant qu’il n’a jamais été lui-même. « Le seul moyen de se sauver du désespoir de la vie est de projeter son moi dans l’univers », et ce moi tourmenté et avide de sagesse qui est celui de Tolstoï, répand alors devant toute l’humanité, comme un cri avertisseur et comme une doctrine, la redoutable question qui l’a assailli.

Chargement de la publicité...