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Tolstoï

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POSTLUDE

« L’homme est mort, mais sa position par rapport à l’univers continue d’agir sur les hommes, et non seulement comme pendant sa vie, mais encore avec une force bien plus grande. Et son action s’étend dans la mesure de ce qu’il a eu de raison et d’amour, et, comme tout ce qui est vivant, elle s’accroît sans interruption et sans fin. »

Lettre de Tolstoï.

Maxime Gorki, un jour, a appelé Tolstoï « un homme humanité » : parole d’une vérité inégalable. Car c’est un homme comme nous tous, formé du même limon fragile et possédant les mêmes imperfections terrestres, mais les connaissant plus profondément et en souffrant plus douloureusement. Léon Tolstoï n’a pas été d’une espèce différente, ni plus haute que les autres esprits de son siècle. Seulement il a été plus homme que la plupart, plus moral, plus intense, plus lucide, plus éveillé et plus passionné, et, pour ainsi dire, une première épreuve, — plus nette — de cette forme primitive invisible élaborée dans l’atelier du créateur de l’univers.

Réaliser avec pureté et autant de perfection que possible, au milieu de notre monde mêlé, cette image de l’homme éternel, dont l’ébauche imprécise, quoique déjà souvent perceptible, est au fond de nous tous, telle est l’œuvre essentielle que Tolstoï assigne à sa vie, — œuvre qui ne pourra jamais être achevée ni se réaliser complètement et qui n’en est que deux fois plus héroïque. Il a cherché et formé l’homme dans son incarnation suprême, grâce à une incomparable sincérité de l’esprit. Il l’a cherché et interrogé dans le secret obscur de sa propre conscience, descendant à des profondeurs que l’on n’atteint qu’en se blessant soi-même. Avec une gravité implacable, avec une dureté impitoyable, lui, génie éthique exemplaire, il a fouillé son âme sans réserve aucune, pour dégager cette image primitive de sa croûte terrestre et pour montrer à toute l’humanité sa figure rendue plus noble et plus semblable à Dieu, comme le but des efforts de chacun. Sans jamais se reposer, jamais satisfait, n’accordant jamais à son art la joie innocente du simple jeu des formes, cet artiste qui n’a peur de rien travaille toute une existence à cette œuvre grandiose du perfectionnement de son moi par la représentation de ce moi. Depuis Gœthe, aucun poète ne nous a donné de pareille manière la révélation de lui-même et en même temps de l’homme éternel.

Mais ce n’est qu’en apparence que cette volonté de pureté et de connaissance qu’avait Léon Tolstoï a pris fin avec sa vie : toujours créatrice, sa figure héroïque continue d’agir dans le présent, elle qui est la dernière grande figure qui du siècle précédent soit entrée dans le nôtre. Il existe encore, témoins de son existence terrestre, de nombreux hommes qui ont regardé ses yeux pénétrants, qui ont touché sa main paternelle, et, pourtant, la vie de Léon Tolstoï est, aujourd’hui déjà, légendaire pour des générations et des générations, — nouveau mythe proclamant la puissance d’un amour fait d’humilité.

Car toujours l’humanité cherche, à travers la fuite du temps, l’homme qui est un emblème et un exemple, pour faire de lui le symbole de son sens moral en quête d’éternité, et elle ne choisit que le plus puissant de tous, parmi la foule, — pour attester sa puissance. C’est seulement dans l’homme qui s’efforce et qui cherche avec ardeur qu’elle incarne sa volonté ; c’est seulement dans l’homme de vérité qu’elle connaît sa science et sa vérité.

FIN

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