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Trois hommes dans un bateau

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Chapitre XII

Henry VIII et Anne Boleyn. Inconvénients d’habiter sous le même toit qu’un couple d’amoureux. Une époque pénible pour la nation anglaise. En quête nocturne de pittoresque. Sans foyer et sans toit. Harris attend la mort. Un ange survient. Effet sur Harris de la joie soudaine. Un léger souper. Déjeuner. De la moutarde à haut prix. Terrible combat. Maidenhead. A la voile. Trois pêcheurs. Nous sommes maudits.

J’étais assis sur la rive, à évoquer cette scène, lorsque George me fit observer que peut-être, une fois reposé, cela ne me dérangerait pas trop de l’aider à laver les ustensiles du repas. Ainsi rappelé du glorieux passé à l’actualité prosaïque, avec toutes ses misères, je rentrai dans le canot et nettoyai la poêle à frire avec un bout de bois et une poignée d’herbe, achevant de la récurer au moyen de la chemise mouillée de George.

Nous allâmes sur l’île Magna Charta jeter un coup d’œil à la plaque commémorative apposée sur la maison où la grande charte fut soi-disant signée ; mais fut-elle vraiment signée là, ou bien, comme d’aucuns le veulent, sur l’autre bord, à Runningsmede, je n’affirme rien. A mon point de vue personnel, toutefois, j’adopterais volontiers l’hypothèse populaire de l’île. En tous cas, si j’avais été l’un des barons, j’aurais fait ressortir à mes compagnons la nécessité de garder un aussi glissant individu que le roi Jean, sur l’île, où il y avait moins de chances de surprises.

Tout près de Picnic Point, sur les terres de Ankerwyke House, se voient les ruines d’un vieux prieuré, aux environs duquel on prétend que Henry VIII donnait rendez-vous à Anne Boleyn. Il la retrouvait aussi à Hever Castle, dans le Kent, et aussi quelque part auprès de Saint-Albans. Il devait être difficile, en ce temps-là, pour le peuple d’Angleterre, de trouver un endroit où ces inconscients jeunes gens ne venaient pas roucouler.

Vous êtes-vous jamais trouvé dans une maison où il y a un couple d’amoureux ? C’est assommant. L’idée vous vient d’aller vous asseoir au salon, et vous vous y rendez. En ouvrant la porte, vous entendez ce bruit que l’on fait lorsqu’on se rappelle soudain quelque chose, et, une fois entré, vous voyez Emily accoudée là-bas à la fenêtre, pleine d’intérêt pour ce qui se passe dans la rue, et votre ami John Edward est à l’autre bout de la pièce, en extase sur des photographies de parents à lui inconnus.

— Oh ! dites-vous, arrêté sur le seuil, je ne savais pas qu’il eût quelqu’un.

— Vraiment, dit Emily, glaciale, d’un ton à bien montrer qu’elle n’en croit rien.

Vous hésitez une minute avant de dire :

— Il fait bien sombre ici. Pourquoi n’allumez-vous pas le gaz ?

John Edward fait : « Oh ! » il ne s’en apercevait pas ; et Emily ajoute que son père n’aime pas qu’on allume le gaz dans l’après-midi.

Vous leur contez deux ou trois nouvelles, exposez votre manière de voir sur la question irlandaise : mais ils n’ont pas l’air de s’y intéresser. Leurs répliques se bornent à des : « Oh !… vraiment ?… Ah oui !… Pas possible ! » Et, après dix minutes de ce genre de conversation, vous battez en retraite vers la porte, et à peine l’avez-vous franchie que vous avez la surprise de l’entendre claquer derrière vous, sans que vous l’ayez touchée.

Une demi-heure plus tard, vous allez fumer une pipe dans la serre. L’unique fauteuil qui s’y trouve est occupé par Emily ; et John Edward, si l’on peut se fier au langage des habits, vient évidemment de s’asseoir par terre. Ils ne vous parlent pas, mais vous lancent un regard qui en dit aussi long qu’il est possible entre gens civilisés ; et vous vous retirez aussitôt et fermez la porte avec précaution.

Après cela vous n’osez plus fourrer le nez dans aucune pièce de la maison ; et après avoir monté et descendu plusieurs fois l’escalier, vous vous réfugiez dans votre chambre à coucher. Mais l’intérêt s’en épuise vite, et vous mettez votre chapeau pour aller faire un tour dans le jardin. Vous descendez l’allée, et en passant devant la serre chaude, vous y jetez un coup d’œil qui vous montre ces deux jeunes niais, blottis dans un coin. Ils vous aperçoivent, et ne manquent pas de croire que, dans une intention perfide, vous les suivez partout.

— On devrait avoir une pièce spéciale pour cette catégorie d’individus, et les obliger à s’y tenir, grognez-vous ; et vous courez au vestibule chercher votre parapluie pour sortir.

Il dut se passer des choses analogues lorsque ce pauvre mignon Henri VIII courtisait sa petite Anne. Les gens du Buckinghamshire devaient les rencontrer à l’improviste se faisant des mamours aux environs de Windsor et de Wraysbury, et s’écrier : « Tiens ! vous êtes là ! » et sans doute Henry disait en rougissant : « Mais oui, je suis venu voir quelqu’un », et Anne disait sans doute : « Oh ! charmée de vous voir ! Comme c’est drôle : je viens justement de rencontrer dans l’allée Mr. Henry VIII qui se promenait dans la même direction que moi. »

Alors ces gens s’éloignaient en se disant : « Bah ! mieux vaut partir d’ici tant que dureront ces roucoulades. Allons dans le pays de Kent. »

Et ils allaient dans le pays de Kent, et la première chose qu’ils voyaient en y arrivant c’étaient Henry et Anne folâtrant autour de Hover Castle.

— Ah ! du diable ! disaient-ils. Allons plus loin. C’est intolérable. Gagnons Saint-Albans, — un bien joli petit coin, Saint-Albans. »

Et en arrivant à Saint-Albans, voilà que ces satanés tourtereaux étaient à se bécoter sous les murs de l’abbaye ! Alors ces gens partaient se faire écumeurs de mer jusqu’à la consommation du mariage.

De Picnic Point à l’écluse de Old Windsor, c’est une exquise région du fleuve. Une route ombragée, avec çà et là de jolis petits cottages, longe la rive jusqu’à l’auberge pittoresque (comme la plupart des auberges de la Haute-Tamise) des « Cloches de Ousley », — où l’on boit d’excellente ale, au dire de Harris : et, en cette matière, on peut s’en rapporter à lui. Old Windsor est illustre dans son genre. Édouard le Confesseur y avait un palais, et le fameux comte Godwin y fut condamné par la justice du temps pour avoir voulu faire mourir le frère du roi. Le comte Godwin rompit un morceau de pain, qu’il leva entre ses doigts.

— Si je suis coupable, dit-il, que cette bouchée de pain m’étouffe.

Puis il porta le pain à sa bouche et l’avala, et le pain l’étouffa, et il mourut.

Après avoir dépassé Old Windsor, le fleuve manque un peu d’intérêt, et ne redevient lui-même qu’aux approches de Boveney. George et moi halâmes, au long du Home Park, qui s’étend sur la rive droite, du pont Albert au pont Victoria. En passant à Datchet, George me demanda si je me rappelais notre première excursion sur la Tamise, cette fois où, débarquant à Datchet à dix heures du soir, nous voulions aller nous coucher.

Je lui répondis que je m’en souvenais. Il faudra du temps pour que je l’oublie.

C’était le samedi qui précède les grandes vacances. Nous étions tous trois (les mêmes que cette fois-ci) las et affamés, et arrivés à Datchet nous emportâmes le panier, les deux valises, avec les pardessus et manteaux, etc., pour nous mettre en quête d’un logement. Nous passâmes devant un joli petit hôtel, au portail orné de clématite et de vigne vierge ; mais il n’y avait pas de chèvrefeuille, et pour une raison ou pour une autre, il me fallait du chèvrefeuille. Je déclarai :

— Oh ! je n’entre pas là ! Allons un peu plus loin, et voyons s’il n’y en a pas un autre avec du chèvrefeuille.

Poursuivant notre chemin, nous rencontrâmes un second hôtel. Celui-ci était également très bien, et il avait du chèvrefeuille ; mais la mine d’un individu accoté au chambranle de la porte ne revenait pas à Harris. Celui-ci trouva l’homme par trop laid, et ses bottines hideuses ; et nous allâmes plus loin. Nous marchâmes longtemps sans plus trouver d’hôtel, et puis nous rencontrâmes un passant que nous priâmes de nous en indiquer un.

Il dit :

— Mais vous en venez. Retournez sur vos pas, et vous arriverez au « Cerf ».

Nous répondîmes :

— Oh, nous y avons été, et il ne nous plaît pas : il n’y a pas de chèvrefeuille dessus.

— Eh bien alors, dit-il, reste le « Manoir », juste en face. L’avez-vous essayé ?

Harris répliqua que nous n’y voulions pas aller, — la mine d’un individu qui s’y trouvait nous déplaisait — Harris n’aimait pas la teinte de ses cheveux, ni ses bottines.

— Ma foi, je ne vois pas ce que vous pourriez faire, dit notre quidam, car ce sont les deux seules auberges de l’endroit.

— Pas d’autres auberges ! s’écria Harris.

— Pas une.

— Qu’allons-nous devenir ? dit Harris.

George prit alors la parole. Il nous dit que nous pouvions, Harris et moi, nous faire construire un hôtel si nous le désirions, et faire faire des gens exprès pour les y mettre. Quant à lui, il retournait au Cerf.

Les grands esprits ne réalisent pas toujours leur idéal. Harris et moi nous suivîmes George, en soupirant sur la vanité de tout désir terrestre.

Nous portâmes nos ballots jusqu’au Cerf et les déposâmes dans le vestibule.

Le patron arriva et dit :

— Bonsoir, messieurs.

— Oh, bonsoir, dit George. Nous voudrions trois lits, s’il vous plaît.

— Je regrette beaucoup, messieurs, dit le patron, mais je crains fort que ce soit impossible.

— Oh, vous savez, nous ne sommes pas difficiles, dit George, deux feront l’affaire. Deux de nous peuvent bien dormir dans le même lit, n’est-ce pas ? continua-t-il, en se tournant vers Harris et moi.

— Certainement, dit Harris, estimant que George et moi pourrions sans inconvénient dormir dans le même lit.

— Je regrette beaucoup, messieurs, répéta le patron ; mais nous n’avons plus un seul lit vacant dans la maison. Nous avons déjà mis deux et voire trois gentlemen dans un lit… ainsi !

Cela nous déconcerta un peu.

Mais Harris, en vieux routier, s’éleva à la hauteur de la circonstance, et avec un rire aimable, concéda :

— Oh, dans ce cas, il n’y a plus rien à dire. Tant pis. Vous nous arrangerez un lit de fortune dans la salle de billard.

— Je regrette beaucoup, messieurs. Il y a déjà trois gentlemen couchés sur le billard, et deux dans la salle de café. Impossible de vous loger ce soir.

Reprenant nos effets, nous allâmes au Manoir. C’était un joli petit hôtel. Pour ma part, je le préférais à l’autre ; et Harris fut de mon avis : ici, tout marcherait bien, nous n’aurions qu’à ne pas regarder l’homme aux cheveux rouges ; d’ailleurs, ce m’était pas sa faute, au pauvre bougre, s’il avait les cheveux rouges.

Harris en parlait d’une façon toute bienveillante et sensée.

Les gens du Manoir ne nous laissèrent pas le temps d’ouvrir la bouche. La patronne nous reçut à la porte en nous disant que nous étions la quatorzième compagnie qu’elle refusait depuis une heure et demie. Nos modestes suggestions d’écuries, salle de billard, cave à charbon excitèrent sa dédaigneuse hilarité : tous ces coins étaient pris depuis longtemps.

Connaîtrait-elle une maison dans le village où elle ne le recommandait pas, remarquez bien… on nous recevrait pour la nuit ?

— Eh bien, ce n’est pas pour lui faire du tort… mais il y avait un petit bistrot à un demi-mille plus loin sur la route d’Eton…

Sans en écouter plus, nous empoignâmes panier, sacs, pardessus et paquets, et nous nous élançâmes. La distance était plus voisine d’un mille que d’un demi, mais enfin nous arrivâmes, et nous précipitâmes, tout hors d’haleine, dans le bar.

Les gens du bistrot étaient grossiers. Ils nous rirent au nez. La maison ne contenait que trois lits, et ils avaient déjà sept gentlemen seuls et trois couples mariés qui y dormaient. Mais un complaisant batelier qui par bonheur se trouvait dans la salle, nous conseilla d’aller voir chez l’épicier, la maison attenante au Cerf. Nous retournâmes sur nos pas.

C’était plein, chez l’épicier. Une vieille femme que nous rencontrâmes dans la boutique eut l’amabilité de nous emmener avec elle à un quart de mille, chez une dame de ses amies, qui louait à l’occasion des chambres pour gentlemen.

Cette vieille femme marchait très lentement, et nous mîmes vingt minutes à arriver chez la dame de ses amies. Elle charma les loisirs du trajet en nous décrivant les diverses douleurs qu’elle ressentait dans le dos.

Les chambres de la dame étaient louées. De là nous fûmes adressés au no 27. Le no 27 était plein, et nous envoya au no 32. Et le no 32 était plein aussi.

Alors nous nous retrouvâmes sur la grand’route, et Harris, s’asseyant sur le panier, déclara qu’il n’irait pas plus loin. L’endroit était, à son dire, tranquille, et il y mourrait volontiers. Il nous pria, George et moi, d’embrasser sa mère pour lui et de dire à tous ses amis qu’il leur pardonnait et qu’il mourait content.

Sur ces entrefaites arriva, déguisé en petit garçon, un ange (et je doute qu’un ange eût pu trouver déguisement plus congru), qui portait d’une main une cannette de bière, et de l’autre, au bout d’une ficelle, un objet qu’il déposait sur chaque pierre plate où il passait, et retirait ensuite, produisant par ce moyen un son particulièrement déplaisant, qui faisait mal aux nerfs.

Nous demandâmes à cet envoyé des cieux (nous eûmes vite découvert sa qualité), s’il connaissait par hasard une maison isolée, dont les occupants seraient peu nombreux et faibles (vieilles dames ou vieux messieurs paralysés, de préférence), et se laisseraient aisément persuader, par la crainte, de livrer leurs lits pour la nuit à trois gaillards résolus à tout ; ou, sinon, pouvait-il nous enseigner une loge à cochons vide ou un four à chaux abandonné, ou quelque chose de ce genre. Il ne connaissait rien de tel, — du moins pas à portée ; mais si nous voulions venir avec lui, sa mère avait une chambre vacante à nous donner pour la nuit.

Nous lui sautâmes au cou sur le champ, au clair de la lune, en le bénissant, — ce qui eût fait un tableau admirable, si le gamin, accablé sous le poids de notre émotion, ne s’était effondré sur la chaussée, tandis que nous nous abattions par dessus lui. Harris faillit s’évanouir de joie, et il dut s’emparer de la cannette de bière du gamin et en vider la moitié avant de revenir à lui, après quoi il prit ses jambes à son cou, et nous laissa, George et moi, transporter le bagage.

C’était une petite maison de quatre pièces où habitait le gamin, et sa mère, — la bonne âme ! — nous donna pour souper du jambon chaud, que nous mangeâmes tout — cinq livres, — suivi d’une tarte aux confitures, avec deux pleines théières, après quoi nous allâmes nous coucher. Il y avait dans la chambre deux lits : l’un était un lit-cage de deux pieds et demi dans lequel je couchai avec George, et il fallut, pour ne pas tomber, nous attacher ensemble au moyen d’un drap. L’autre lit était celui du gamin : Harris l’eut à lui seul, et nous le trouvâmes, au matin, avec, dépassant du fond, un demi-yard de jambes nues, auxquelles George et moi suspendîmes commodément nos serviettes pour prendre la douche.

Nous ne fûmes plus si difficiles dans le choix de notre hôtel, lorsque par la suite nous retournâmes à Datchet.

Mais revenons à notre présent voyage : il n’arriva rien de digne d’intérêt, et nous nous halâmes tranquillement jusqu’à l’île des Singes, où nous accostâmes pour déjeuner. En attaquant le bœuf froid, nous découvrîmes que nous avions oublié la moutarde. Je ne crois pas avoir de mon existence ressenti, aussi cruellement que ce jour-là, le manque de moutarde. En général, je n’y tiens guère, et il est rare que j’en prenne, mais alors, j’aurais donné des mondes pour en avoir.

Je ne sais combien de mondes il peut exister dans l’univers, mais quiconque m’eût apporté, à cet instant précis, une cuillerée de moutarde, aurait bien pu les obtenir tous. Telle est ma prodigalité lorsque je désire une chose que je n’ai pas.

Harris également dit qu’il aurait donné des mondes pour de la moutarde. L’affaire eût été bonne pour un marchand de moutarde qui se serait trouvé là avec son seau : il aurait été pourvu de mondes pour le restant de ses jours.

Mais voilà ! je crains fort que Harris et moi aurions tenté de renier le marché une fois en possession de la moutarde. On fait de ces offres extravagantes en des heures d’enthousiasme, mais, comme de juste, lorsqu’on vient à y réfléchir, on s’aperçoit qu’elles sont disproportionnées à la valeur de l’article requis. J’ai, une fois, entendu un copain qui gravissait une montagne en Suisse, dire qu’il donnerait des mondes pour un verre de bière, et une fois arrivé à un petit débit qui en tenait, il fit un raffut de tous les diables parce qu’on lui comptait cinq francs une bouteille de stout. Il dit que l’abus était scandaleux et qu’il en écrirait au Times.

Cette absence de moutarde jeta un froid sur le canot. Nous mangeâmes notre bœuf sans mot dire. L’existence nous paraissait vaine et dépourvue d’intérêt. Nous songions, le cœur gros, aux jours heureux de notre enfance. La tarte aux pommes, toutefois, nous ranima un peu, et lorsque George eut tiré du panier une conserve d’ananas, qu’il fit rouler au milieu du canot, la vie nous parut de nouveau digne d’être vécue.

Nous aimions beaucoup l’ananas, tous les trois. Nous regardions l’image de l’étiquette ; nous pensions au jus. Nous échangeâmes un sourire, et Harris apprêta sa cuiller.

On se mit à la recherche de l’ouvre-boîtes. On retourna tout dans le panier. On retourna les valises. On souleva les planches au fond du canot. On déposa tous les objets sur la rive un à un, et on les secoua. L’ouvre-boîtes demeura introuvable.

Harris alors tenta d’ouvrir la boîte avec son couteau de poche, mais la lame se cassa, et il se coupa profondément. George essaya d’une paire de ciseaux, mais les ciseaux lui échappèrent et faillirent l’éborgner. Cependant que l’un et l’autre pansaient leurs blessures, je m’efforçai de faire un trou dans l’objet avec le bout pointu de la gaffe, mais la gaffe en glissant me projeta entre le canot et la rive, dans deux pieds d’eau vaseuse, et la boîte de conserve alla rouler, intacte, sur une tasse à thé, qu’elle cassa.

Alors nous perdîmes la tête. Nous portâmes cette boîte sur la berge. Harris alla chercher une grosse pierre, je retournai au canot dont je rapportai le mât, et George tint la boîte et Harris posa sur le couvercle l’extrémité aiguë de sa pierre, et je pris le mât que je levai en l’air, et, rassemblant toutes mes forces, je l’abattis.

Ce fut le chapeau de paille de George qui lui sauva la vie, ce jour-là. Il l’a conservé (ce qui en reste) et, les soirs d’hiver, quand les pipes sont allumées et que les copains débitent des galéjades sur les dangers qu’ils ont courus, George le décroche du mur et le montre à la ronde, et l’effroyable histoire est contée de nouveau avec des exagérations inédites chaque fois.

Harris s’en tira avec une éraflure sans gravité.

Après cela, j’emportai la boîte, et la martelai à coups de mât jusqu’à n’en pouvoir plus, et Harris à son tour s’en empara.

Nous la battîmes à plat ; nous la rebattîmes en cube ; nous la battîmes selon toutes les formes de la géométrie — mais sans parvenir à y faire un trou. George alors l’attaqua, à grands coups, et en fit quelque chose d’un aspect si étrange, si biscornu, si repoussant dans sa monstrueuse hideur, que d’épouvante il laissa choir son mât. Alors, nous nous assîmes autour de la boîte, à la considérer.

Un grand renfoncement dans le haut offrait l’aspect d’un rictus dérisoire, et cela nous mit dans une rage telle que Harris s’élança sur l’objet, le brandit, et l’envoya voler au milieu du courant, où il sombra, sous une bordée de malédictions. Puis, remontés dans le canot, nous fîmes force de rames pour nous éloigner, et n’arrêtâmes plus avant d’être à Maidenhead.

Cette ville est d’allures trop mondaines pour être agréable. C’est le rendez-vous des gommeux de la Tamise et de leurs compagnes trop bien harnachées. C’est la ville des hôtels à la mode, patronnés par des demoiselles du corps de ballet. C’est la marmite de sorcière d’où s’échappent ces démons du fleuve, les chaloupes à vapeur. Le duc du London Journal ne manque jamais d’avoir son pied-à-terre à Maidenhead ; et c’est toujours là que déjeune l’héroïne des romans en trois volumes, lors de ses escapades avec le mari d’une amie.

Nous traversâmes en hâte Maidenhead, puis ralentissant, fîmes à loisir ce long trajet qui sépare l’écluse Boulter de l’écluse Cookham. Les bois de Cleveden portaient leur délicate livrée de printemps, et s’élevaient dès le bord de l’eau, en une harmonie prolongée où se mêlaient les tons d’un vert féerique. Ce coin est peut-être, dans son intacte beauté, le plus aimable du fleuve, et c’est tout à loisir que nous ramions au sein de sa profonde paix.

Nous entrâmes dans le canal de dérivation, juste au-dessous de Cookham, pour prendre le thé ; et en arrivant à l’écluse, il faisait nuit. Une jolie brise s’était levée, — nous favorisant, par miracle ; car, immanquablement, sur la Tamise, vous avez toujours le vent debout, dans quelque direction que vous alliez. Il est contre vous le matin, lorsque vous partez pour la journée, et vous ramez longtemps, avec l’agréable perspective de revenir à la voile. Mais, après le thé, le vent vire cap pour cap, et il vous faut refaire contre lui à l’aviron tout le chemin du retour.

Si vous oubliez d’emporter la voile, le vent ne cesse de vous favoriser, dans les deux sens. Mais, hélas ! cette vie n’est qu’une longue épreuve, et l’homme est né pour la peine comme l’étincelle pour jaillir et s’évanouir.

Ce soir-là, néanmoins, on avait à coup sûr fait erreur, en nous mettant le vent arrière au lieu de nous le mettre dans le nez. Nous ne fîmes semblant de rien, et nous dépêchâmes de hisser la voile avant que l’erreur ne fût reconnue ; nous nous étendîmes dans le canot en des poses méditatives, et la voile se gonfla, tira, grinça contre le mât et le canot vola sur les ondes.

Je barrais.

Je ne connais pas de sensation plus passionnante que d’aller à la voile. On n’en peut éprouver — sauf en rêve — qui se rapproche davantage du vol. Le vent de la course vous emporte indiciblement sur ses ailes. Vous n’êtes plus désormais cet être aux pieds pesants, pétri d’argile, qui se traîne péniblement sur le sol : vous faites partie de la Nature ! Votre cœur palpite avec le sien. Ses bras merveilleux vous soulèvent, et vous attirent sur son cœur ! Votre âme communie avec la sienne ; vos membres s’allègent ! Les voix de l’air chantent autour de vous. La terre vous paraît se rapetisser et s’éloigner ; et les nuages si proches de votre front, ce sont des frères auxquels vous tendez les bras.

Nous avions tout le fleuve pour nous, si ce n’est que dans le lointain nous apercevions à l’ancre, au milieu du courant, un bachot de pêche dans lequel étaient assis trois pêcheurs. Notre canot volait sur l’eau, les rives boisées se déroulaient, nous nous taisions.

Je barrais.

En approchant de ces trois hommes qui pêchaient, nous découvrîmes qu’ils étaient vieux et d’allures graves. Ils étaient assis dans le bachot, sur trois chaises et surveillaient leurs lignes avec attention. Et le rouge couchant projetait sur les eaux sa gloire mystique et faisait un nimbe d’or aux nuages amoncelés. L’heure était d’extase profonde, d’espoirs et d’aspirations sans limites. Notre petite voile se détachait sur le ciel de pourpre, la brume autour de nous estompait de ses ombres le paysage, et derrière nous montait la nuit.

Pareils aux chevaliers de quelque vieille légende, nous voguions sur un lac de mystère, vers l’inouï royaume du crépuscule, sous le pays vaste du couchant.

Nous n’arrivâmes pas au royaume du crépuscule ; nous allâmes donner en plein dans le bachot, où ces trois vieux étaient à pêcher. Nous ne comprîmes pas tout d’abord ce qui se passait, car la voile nous bouchait la vue, mais d’après le genre de paroles qui s’élevaient dans l’air du soir, nous comprîmes que nous étions à proximité d’êtres humains, lesquels étaient furieux. Harris amena la voile, et nous pûmes voir ce qui s’était passé. Le choc avait envoyé à bas de leurs chaises ces trois vieux gentlemen qui formaient un amas confus au fond du bachot, et ils s’efforçaient avec peine et lenteur de se dégager du tas et de retirer le poisson de leurs personnes ; et tout en agissant, ils nous maudissaient, — leurs malédictions étaient non pas banales et de tout le monde, mais compliquées, réfléchies, longuement pourpensées et fort significatives, et elles embrassaient toute la durée de notre existence, et s’appliquaient à l’avenir le plus éloigné et comprenaient toute notre famille, sans excepter la moindre de nos connaissances, — de fortes et substantifiques malédictions.

Harris leur fit observer qu’ils devaient plutôt nous remercier de leur avoir donné un peu de distraction, au cours de leur longue journée de pêche, et il ajouta qu’il était peiné d’entendre des hommes de leur âge se laisser aller à un tel courroux.

Mais il n’eut aucun succès.

Après cela, George me remplaça à la barre. Un esprit de ma trempe, dit-il, ne pouvait s’abaisser à gouverner des canots, — il valait mieux qu’un humain plus vulgaire veillât à la direction et nous empêchât de nous noyer. Il prit donc les tireveilles, et nous fit remonter jusqu’à Marlow.

Et à Marlow, nous sortîmes du canot par le pont, et nous allâmes passer la nuit à la « Couronne ».

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