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Trois hommes dans un bateau

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Chapitre XIII

Marlow. L’Abbaye de Bisham. Les moines de Medmenham. Montmorency pense trucider un vieux matou. Mais, tout compte fait, il le laisse vivre. Scandaleuse conduite d’un fox-terrier aux Magasins du Service civil. Notre départ de Marlow. Un majestueux cortège. La chaloupe à vapeur : recette pratique pour lui causer du désagrément. Nous refusons de boire la Tamise. Un chien pacifique. Étrange disparition de Harris et d’un pâté.

Marlow est un des endroits les plus agréables que je sache sur la Tamise. C’est une petite ville vivante et animée ; pas très pittoresque, il est vrai, mais on y trouve cependant quelques coins curieux — arches subsistantes du pont brisé du Temps, par lequel notre imagination remonte vers les âges où le manoir de Marlow avait pour seigneur le saxon Algar, avant que Guillaume le Conquérant le lui eût pris pour le donner à la reine Mathilde, avant qu’il passât aux comtes de Warwick ou au sage lord Paget, le conseiller de quatre souverains successifs.

Il y a également de jolis environs, si vous aimez faire un tour après le canotage. Le fleuve, d’ailleurs, est ici dans toute sa beauté. En aval, le trajet est charmant jusqu’à Cookham, le long des prairies et des bois de la Carrière. Chers vieux bois de la Carrière ! avec vos étroits sentiers qui grimpent, vos allées sinueuses, vos parfums embaumant les souvenirs des jours ensoleillés d’été ! Les fantômes de visages rieurs hantent pour moi vos ombreuses perspectives ; et de vos ramures chuchotantes pleuvent doucement les voix de jadis !

Le trajet de Marlow à Sonning est encore plus beau. L’antique abbaye de Bisham, dont les murailles de pierres ont répercuté les rudes voix des Templiers, et qui, en d’autres temps, fut la demeure d’Anne de Clèves, puis de la reine Elisabeth, se voit sur la rive droite juste à un demi-mille en amont de Marlow Bridge. L’abbaye de Bisham est riche en souvenirs mélodramatiques. Elle renferme une chambre à coucher de tapisserie et un cabinet secret se cache dans l’épaisseur de ses murs. Le fantôme de la Dame Sainte, qui tua son petit enfant, s’y promène encore la nuit, et s’efforce de laver ses ombres de mains dans une ombre de bassin.

Warwick, le faiseur de rois, y repose, insoucieux désormais de ces vanités : les rois et les royaumes de la terre ; Salisbury également, qui fit de bonne besogne à Poitiers. Juste avant d’arriver à l’abbaye, et tout au bord du fleuve, se trouve l’église de Bisham, et s’il est des tombeaux dignes d’être contemplés, ce sont ceux de cette église. Ce fut en se laissant bercer dans son canot sous les hêtres de Bisham que Shelley, qui habitait alors à Marlow (on y voit encore sa maison, dans West Street), composa sa Révolte de l’Islam.

Proche de Hurley Weir, un peu en amont, j’ai souvent imaginé que je pourrais passer un mois dans ce paysage sans épuiser toutes ses beautés. Le village de Hurley, à cinq minutes de marche de l’écluse, est un des plus vieux petits coins de la Tamise, car il remonte, pour employer la curieuse phraséologie de ces âges reculés, « aux jours du roi Sebert et du roi Offa ». Juste après l’écluse (en amont) est le champ des Danois, où les envahisseurs danois campèrent, durant leur marche sur le Gloucestershire ; et un peu au delà encore, nichés dans un délicieux recoin du fleuve, sont les restes de l’abbaye de Medmenham.

Les fameux moines de Medmenham, ou la « Société du feu de l’Enfer », comme on les appelait habituellement, et dont faisait partie le célèbre Wilkes, formaient une confrérie ayant pour devise : « Fais ce que veux », et cette exhortation s’inscrit toujours sur le porche branlant de l’abbaye. Bien avant la fondation de cette abbaye dérisoire, il y avait au même endroit un monastère plus sérieux, dont les moines différaient grandement des libertins destinés à leur succéder cinq cents ans plus tard.

Les religieux cisterciens, dont c’était ici l’abbaye au douzième siècle, avaient pour seuls vêtements un froc grossier muni d’une coule, et ne mangeaient ni viande, ni poisson, ni œufs. Ils couchaient sur la paille, et se relevaient à minuit pour l’office. Ils consacraient leurs journées au travail manuel, à la lecture, à la prière, et leur vie s’écoulait dans un silence de mort, car nul n’avait le droit de parler.

Quelle funèbre communauté, quelle existence funèbre, en ce doux asile que Dieu créa si joyeux ! Combien étrange que les voix de la Nature les entourant — le murmure des eaux, les bruissements des herbes riveraines, l’harmonie du vent dans les ramures, — n’aient pu leur donner une compréhension meilleure de la vie ! Ils restaient là, aux écoutes, tout le long du jour, attendant une voix du ciel ; et tout le long des jours et des nuits solennelles, cette voix leur parlait de mille et mille façons, et ils ne l’entendaient pas.

De Medmenham à la coquette écluse de Hambledon, le fleuve abonde en paisibles beautés, mais après avoir dépassé Greenlands, la propriété de médiocre apparence de mon éditeur, — un paisible vieux gentleman sans prétention, que l’on rencontre fréquemment par là, en été, pagayant à lui seul avec une souple vigueur, ou arrêtant au passage un vieil éclusier pour tailler une bavette, — jusque bien au delà de Henley, le paysage est nu et morne.

Le lundi matin, nous fûmes d’assez bonne heure à Marlow et allâmes prendre un bain avant le petit déjeuner. Au retour, Montmorency se conduisit en parfait imbécile. L’unique divergence d’opinion qu’il y ait entre Montmorency et moi concerne les chats. J’aime les chats ; Montmorency, non.

Lorsque je rencontre un chat, je lui dis : « Joli Minet ! » et me baisse pour lui gratter le crâne ; et le chat de dresser sa queue roidie et comme moulée en fonte, de faire le gros dos, de frotter son nez contre mon pantalon : tout se passe gentiment et paisiblement. Lorsque Montmorency rencontre un chat, toute la rue doit le savoir ; et il se gaspille en dix secondes plus de gros mots que n’en dépense, sa vie durant, un homme qui se respecte, s’il les emploie convenablement.

Je ne blâme pas le chien (et je me contente à l’ordinaire de lui taper sur la tête ou de lui jeter des pierres), parce qu’il se conduit, je suppose, selon sa nature. Les fox-terriers sont nés avec une dose de péché originel au moins quatre fois plus grande que celle des autres chiens, et il faudra maintes années de patients efforts de notre part, à nous, chrétiens, pour amener une réforme appréciable dans l’humeur batailleuse des fox-terriers.

Cela me rappelle un jour où j’étais dans la salle d’attente des Grands Magasins de Haymarket. Tout autour de moi se trouvaient des chiens attendant le retour de leurs maîtres, qui étaient à faire des achats à l’intérieur. Il y avait un mâtin, un ou deux lévriers d’Écosse, un Saint-Bernard, plusieurs épagneuls et terre-neuves, un chien pour chasser le sanglier, un caniche français, avec un poil abondant autour de la tête, mais le derrière tout ras ; un bouledogue, quelques-unes de ces bêtes du Passage Lowther, grosses à peu près comme des rats, et un couple de chiens du Yorkshire.

Ils restaient là bien tranquilles et méditatifs. Une paix solennelle régnait dans cette salle d’attente. Une atmosphère de calme et de résignation, — de douce mélancolie, flottait dans la pièce.

Alors entra une jolie petite madame, conduisant un mignon fox-terrier d’aspect débonnaire, qu’elle laissa là, attaché entre le bouledogue et le caniche. Il resta pendant une minute à regarder tout autour de lui. Puis il leva les yeux au plafond, et parut, à en croire son expression, songer à sa mère. Puis il bâilla. Puis il regarda les autres chiens, tous silencieux, graves et dignes.

Il regarda le bouledogue, qui dormait à sa droite un sommeil sans rêves. Il regarda le caniche, hautainement dressé, à sa gauche. Puis, sans crier gare, et sans avoir été provoqué le moins du monde, il mordit la patte de devant du caniche, et un hurlement de douleur retentit dans la quiète pénombre de la salle d’attente.

Le résultat de sa première expérience parut le satisfaire beaucoup, et il résolut de continuer à mettre un peu d’animation autour de lui. Il bondit sur le caniche, attaqua vigoureusement un lévrier, lequel s’éveilla et entama aussitôt une bataille en règle avec le caniche. Alors petit fox reprit sa place, saisit le bouledogue par l’oreille et s’efforça de le jeter à bas ; et le bouledogue, bête curieusement impartiale, s’élança sur tout ce qui se trouvait à sa portée, y compris le gardien du vestibule, ce qui procura au cher petit terrier l’occasion de se livrer à une lutte soutenue avec un chien du Yorkshire d’égale bonne volonté.

A quiconque connaît la nature canine, il est superflu de dire que sur ces entrefaites tous les autres chiens là présents s’étaient mis à combattre comme si leurs foyers et leurs toits dépendaient de l’issue de la bataille. Les gros chiens luttaient entre eux indistinctement, et les petits chiens luttaient aussi entre eux et profitaient de leurs instants de loisir pour mordre les pattes des gros.

La salle d’attente fut bientôt un parfait pandémonium, et le tapage était horrifique. Un rassemblement se forma au dehors dans Haymarket : on se demandait s’il y avait réunion paroissiale ; ou, sinon, qui on assassinait, et comment. Des hommes entrèrent avec des perches et des cordes, s’efforçant de séparer les chiens, et on envoya quérir la police.

Et au plus fort de la bagarre, la jolie petite madame revint, et saisit son joli mignon chéri (il avait mis sur le flanc pour un mois le yorkshire, et revêtait à présent l’expression d’un agneau nouveau-né) dans ses bras, et le baisa, et lui demanda s’il n’était pas mort, et si ces grandes vilaines bêtes lui avaient fait beaucoup de mal, et lui la regardait au visage d’un air qui signifiait : « Oh ! quel bonheur que vous soyez venue m’arracher à cette scène odieuse ! »

Elle dit que les gens des Magasins n’avaient pas le droit de mettre de grosses brutes sauvages comme ces autres chiens avec les chiens de gens comme il faut, et qu’elle avait bonne envie de leur intenter un procès.

Telle est la nature des fox-terriers ; aussi, je ne reproche pas à Montmorency sa tendance à se battre avec les chats ; mais il n’eut pas à se louer, ce matin-là, de s’y être livré.

Nous revenions du bain, comme je l’ai dit, et nous traversions la grand’rue, quand un chat s’élança d’une maison en avant de nous, et se mit à trotter sur la chaussée. Montmorency poussa un cri de triomphe — le cri du brave guerrier qui voit son ennemi se livrer entre ses mains — le cri même que dut pousser Cromwell quand les Écossais descendirent la colline — et il s’élança sur sa proie.

Sa victime était un gros matou noir. Jamais je n’ai vu chat plus gros, ni d’apparence moins recommandable. Il avait perdu la moitié de sa queue, une oreille, et une très appréciable portion de son nez. C’était un animal solide et râblé.

Il avait un air calme et satisfait.

Montmorency courut sur ce pauvre chat à l’allure de vingt milles à l’heure, mais le chat ne se pressa pas ; — l’idée ne parut pas lui venir que sa vie était en danger. Il continua de trotter paisiblement jusqu’à ce que son assassin prétendu ne fût plus qu’à un yard de lui. Alors il se retourna et s’assit au beau milieu de la chaussée, et regarda Montmorency avec un air de douce interrogation qui disait :

— Tiens, tiens ! C’est à moi que vous en avez ?

Montmorency ne manque pas de culot ; mais l’expression de ce chat avait quelque chose qui eût glacé le cœur du chien le plus brave. Il s’arrêta court et considéra Minet.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient ; mais la conversation que l’on peut imaginer fut évidemment celle-ci :

Le chat. — Puis-je quelque chose pour vous ?

Montmorency. — Non… merci, non.

Le chat. — Vous savez, il ne faut pas avoir peur de le dire, si vous avez réellement besoin de quelque chose ?

Montmorency, reculant peu à peu. — Oh non… pas du tout… certainement… ne vous dérangez pas, je… je crains d’avoir fait erreur. J’avais cru vous reconnaître. Mille regrets de vous avoir dérangé.

Le chat. — Pas du tout… avec le plus grand plaisir. Vrai, vous n’avez besoin de rien ?

Montmorency, reculant toujours. — D’absolument rien, merci… absolument… trop aimable. Au revoir.

Le chat. — Au revoir.

Puis le chat se leva et se remit au trot ; et Montmorency, la queue entre les pattes, s’en revint vers nous, et prit modestement place à l’arrière-garde.

Depuis lors, il suffit de prononcer : « Au chat ! » pour que Montmorency frissonne et vous regarde piteusement, l’air de dire :

— Oh non, pas ça, de grâce !

Après déjeuner, nous fîmes notre marché, ravitaillant le canot pour trois jours. George nous engagea fort à prendre des légumes — car il était malsain de n’en pas manger. Ils étaient faciles à cuire, ajouta-t-il, et il s’en chargerait. Nous prîmes donc dix livres de pommes de terre, un boisseau de pois et quelques choux. En outre, un rosbif en pâté, une couple de tartes aux groseilles vertes, et un gigot de mouton ; plus des fruits, gâteaux, pain et beurre, jambon, lard et œufs, et autres victuailles qui nous firent courir la ville en tous sens.

Notre départ de Marlow fut, à mon sens, un de nos meilleurs succès, digne et impressionnant, quoique dépourvu d’ostentation. Nous avions insisté dans les boutiques pour que le porteur nous accompagnât. Nous ne voulions pas de ces : « Oui, monsieur, je vais vous l’envoyer tout de suite ; le garçon sera là avant vous, monsieur ! » et puis faire le pied de grue sur l’embarcadère, et retourner deux ou trois fois à la boutique pour les activer. Nous attendions que la corbeille fût chargée, et emmenions le garçon avec nous.

Nous visitâmes bon nombre de boutiques, adoptant ce principe à chacune ; si bien que, pour finir, nous avions comme escorte la plus belle collection de garçons qu’on pût souhaiter ; et notre descente finale de High Street jusqu’à la Tamise dut être un des plus imposants spectacles que Marlow ait connus depuis longtemps.

L’ordre du cortège était le suivant :

Montmorency portant une baguette.

2 roquets de mine peu recommandable, amis de Montmorency.

George portant pardessus et couvertures, et fumant une courte pipe.

Harris, s’efforçant de marcher avec désinvolture, tout en portant d’une main une valise Gladstone surbondée et de l’autre une bouteille de citronnade.

Garçon verdurier et garçon boulanger, avec corbeilles.

Garçon de l’hôtel, portant un panier.

Garçon confiseur, avec corbeille.

Garçon de la fromagerie, avec corbeille.

Un figurant, chargé d’une valise.

Ami intime du figurant, les mains dans les poches, fumant une courte pipe.

Garçon fruitier, avec corbeille.

Moi, portant 3 chapeaux et 1 paire de bottines, et m’efforçant de prendre un air détaché.

6 petits garçons et 4 chiens de rencontre.

Quand nous arrivâmes à l’embarcadère, le gardien dit :

— Voyons, monsieur, est-ce pour la chaloupe à vapeur ou la bélandre de plaisance ?

Il eut l’air étonné d’apprendre que nous venions pour un skiff en double.

Nous fûmes très persécutés par les chaloupes à vapeur, ce matin-là. C’était justement la semaine qui précédait les régates, et elles circulaient en grand nombre, les unes isolément, les autres remorquant des bélandres de plaisance. J’ai l’horreur des chaloupes à vapeur, — comme tout canotier, je suppose. Je n’en puis voir une sans être tenté de l’acculer dans un coin solitaire du fleuve, et là, dans le silence et le mystère, de l’étrangler.

Il y a dans la chaloupe à vapeur une présomptueuse vanité qui a le don de réveiller tous les mauvais instincts de mon être, et je regrette le bon vieux temps où vous pouviez dire aux gens ce que vous pensiez d’eux avec une hache d’armes et un arc et des flèches. L’expression du visage de l’homme qui, les mains dans ses poches, se tient à l’arrière en fumant un cigare, suffirait à elle seule pour excuser une déclaration de guerre ; et le sifflet impérieux qui vous enjoint de vous garer assurerait, j’en suis sûr, un verdict d’« homicide justifié » devant tout jury de canotiers.

Ils se croyaient vraiment obligés de siffler pour que nous nous écartions de leur route. Si je ne craignais de paraître trop ambitieux, j’oserais presque dire que notre petit canot, durant cette semaine-là, procura aux chaloupes à vapeur plus d’ennui et de retard que toute la flottille de la Tamise réunie.

— Une chaloupe à vapeur qui arrive ! criait l’un de nous, en découvrant au loin l’ennemi. A la minute, tout était prêt pour la recevoir. Je prenais les tireveilles, Harris et George s’asseyaient à côté de moi, tous trois nous tournions le dos à la chaloupe, et le canot s’en allait tout tranquillement à la dérive.

Survenait la chaloupe, sifflante et nous dérivions toujours. A cent yards de nous, elle se mettait à siffler comme une petite folle, et les gens venaient se pencher par-dessus bord et nous héler de toutes leurs forces ; mais nous n’entendions rien. Harris nous contait une anecdote au sujet de sa mère, et George et moi n’aurions pas voulu, pour des mondes, en perdre une syllabe.

La chaloupe alors poussait un sifflement suprême, à déchirer sa chaudière, et elle faisait machine en arrière, et lâchait sa vapeur, et elle se détournait et heurtait le fond ; chacun à son bord s’élançait à l’avant pour nous héler, et les gens de la rive s’arrêtaient et joignaient leurs cris aux leurs, et tous les autres canots qui passaient s’arrêtaient et faisaient chorus, tant que toute la Tamise, sur des milles d’étendue en amont et en aval, se trouvait dans un état de combustion indicible. Et alors Harris s’interrompait dans l’endroit le plus palpitant de son récit, et levait les yeux avec une douce surprise, et disait à George :

— Tiens ! George, on dirait que voici une chaloupe à vapeur !

Et George de répondre :

— Aussi, je me disais bien que j’entendais quelque chose !

Sur quoi l’inquiétude et le trouble s’emparaient de nous, et nous ne savions plus comment nous tirer de leur chemin, et les gens de la chaloupe, réunis en groupe, nous dirigeaient.

— Ramez de droite — vous, vous imbécile ! Déramez de gauche. Non, pas vous ! l’autre — laissez les tireveilles tranquilles, dites donc — à présent, tous les deux, allez-y. Pas par  ! Oh ! tas de…

Alors ils mettaient à l’eau une embarcation pour venir à notre secours ; et après une demi-heure d’efforts, ils nous avaient tirés de leur chemin, suffisamment pour pouvoir continuer ; et nous les remerciions beaucoup, et les priions de nous donner la remorque. Mais ils refusaient toujours.

Une autre bonne façon que nous découvrîmes d’irriter la chaloupe à vapeur du type aristocratique consistait à prendre les gens pour une société en goguette, et à leur demander s’ils étaient bien la section de Messieurs Cubit’s ou les Francs-Templiers de Bermondsey, et s’ils pouvaient nous prêter une casserole.

Les vieilles dames peu familiarisées avec le canot sont toujours excessivement émues par les chaloupes à vapeur. Je me rappelle une fois où je remontais de Staines à Windsor — trajet particulièrement riche en ces monstres mécaniques — avec une société comprenant trois dames de cette espèce. Ce fut très curieux. Du plus loin qu’elles voyaient apparaître une chaloupe à vapeur, elles insistaient pour débarquer et s’asseoir sur l’herbe en attendant qu’elle fût passée. Elles regrettaient beaucoup, disaient-elles, mais on n’était pas téméraire, dans leur famille.

A l’écluse de Hambledon, nous nous trouvâmes à court d’eau. Nous prîmes notre dame-jeanne et allâmes jusqu’à la maison de l’éclusier, lui en demander.

Notre porte-parole fut George. Avec un sourire persuasif, il prononça :

— Dites, pourriez-vous nous laisser prendre un peu d’eau ?

— Certainement, répliqua le vieux gentleman : prenez tout ce qu’il vous faut, et laissez le reste.

— Merci beaucoup, murmura George en regardant autour de lui. Mais où… où est-elle ?

— Toujours à la même place, mon garçon, fut la cynique réponse ; juste derrière vous.

— Je ne vois pas, dit George en se retournant.

— Miséricorde, où sont vos yeux ? fut la réflexion de l’homme, qui prit George par le bras, et le fit pirouetter en lui désignant le fleuve de long en large. Il y en a assez pour la voir, tout de même !

— Oh ! s’écria George, comprenant enfin ; mais nous ne pouvons pas boire la Tamise.

— Non ; mais vous pouvez en boire une partie, répliqua le vieux birbe. Voilà quinze ans que je m’en abreuve.

George lui dit que sa mine après un tel régime ne semblait pas une recommandation suffisante pour la marque ; et il préférait la tirer d’une pompe.

Nous en obtînmes à un cottage situé un peu plus loin. Je suppose que c’était simplement de l’eau du fleuve. Mais nous ne le savions pas, tout allait bien. L’estomac ne se révolte pas contre ce que l’œil ne voit pas.

Nous goûtâmes à l’eau de la Tamise une autre fois, mais cela ne nous réussit guère. Nous descendions le fleuve, et nous nous étions engagés dans un bras de dérivation, près de Windsor, pour prendre le thé. Notre dame-jeanne était vide, et nous avions le choix entre nous passer de thé ou puiser de l’eau à la rivière. Harris était d’avis d’essayer. Il affirma qu’il n’y avait rien à craindre en faisant bouillir l’eau. Nous remplîmes donc notre bouilloire de dérivation de la Tamise, et la fîmes bouillir ; et nous surveillâmes consciencieusement l’ébullition.

Nous avions fait du thé, et nous installions confortablement pour le boire, quand George, la tasse à mi-chemin de ses lèvres, s’arrêta, et s’écria :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Qu’est-ce que c’est que quoi ? demandâmes-nous, Harris et moi.

— Eh bien, ça ! dit George, en regardant vers l’est.

Nous suivîmes son regard, et vîmes, descendant vers nous sur les ondes paresseuses, un chien. C’était le plus tranquille et pacifique chien que j’aie jamais vu. Je n’ai jamais rencontré un chien qui eût l’air plus satisfait, plus libre de soucis. Il flottait rêveusement sur le dos, les quatre pattes en l’air, toutes droites. Il était, on peut le dire, plein d’embonpoint, avec un thorax bien développé. Il s’en venait, serein, digne et calme, et arrivé à notre hauteur, il s’arrêta parmi les roseaux, et s’installa confortablement pour la nuit.

George déclara qu’il ne voulait plus de thé, et vida sa tasse par-dessus bord. Harris non plus n’avait pas soif, et suivit son exemple. J’avais bu la moitié de la mienne, mais j’aurais préféré m’être abstenu.

Je demandai à George si, à son idée, j’allais avoir la typhoïde.

— Oh ! non, répondit-il ; j’avais quelque chance d’y échapper. En tout cas, je saurais dans une quinzaine de jours si je l’avais ou non.

Nous remontâmes le bras de dérivation jusqu’à Wargrave. Ce bras est un raccourci, qui prend sur la rive droite, un demi-mille environ au-dessus de l’écluse Marsh, et qui mérite d’être suivi, car, outre qu’il gagne près d’un demi-mille, c’est un joli petit bout de rivière ombragée.

Comme de juste, son entrée est obstruée de pilotis et de chaînes, et environnée d’écriteaux, menaçant de toutes sortes de tortures, emprisonnement et mort, quiconque oserait plonger un aviron dans ses eaux — et je m’étonne que certains de ses propriétaires riverains ne revendiquent pas l’air de la rivière, édictant quarante shillings d’amende contre quiconque le respire — mais pilotis et chaînes s’évitent, grâce à un peu d’habileté ; et quant aux écriteaux, on peut, si l’on dispose de cinq minutes, et s’il n’y a personne, en arracher un ou deux et les jeter à l’eau.

A mi-chemin du bras de dérivation, nous débarquâmes pour déjeuner ; et ce fut au cours de ce repas que George et moi éprouvâmes une secousse fort pénible.

Harris aussi éprouva une secousse ; mais je doute que la sienne ait été de loin aussi pénible que la nôtre.

Voici comment la chose se passa : nous étions assis dans une prairie, à dix yards de la berge, et nous venions de nous installer commodément pour nous sustenter. Harris tenait entre ses genoux le rosbif en pâté, et le découpait, tandis que George et moi apprêtions nos assiettes.

— Avez-vous une cuiller ? dit Harris ; il me faut une cuiller pour prendre la gelée.

Le panier était juste derrière nous, et George et moi nous nous retournâmes tous les deux pour y puiser. Nous ne mîmes pas cinq secondes à trouver la cuiller. Quand nous reprîmes notre position primitive, George et le rosbif avaient disparu !

La prairie était vide et découverte. Pas un arbre ou une haie à moins de plusieurs centaines de yards. Il n’avait pu tomber à l’eau, car nous étions entre l’eau et lui, et il lui aurait fallu nous enjamber.

George et moi contemplâmes les alentours. Puis nous nous contemplâmes l’un l’autre.

— A-t-il été enlevé au ciel ? demandai-je.

— On n’aurait pas pris le rosbif avec, dit George.

L’argument était sérieux, et l’hypothèse céleste fut écartée.

— La seule explication me paraît être, dit George, qu’il y a eu un tremblement de terre.

Et il ajouta, d’un ton de regret :

— Malheur qu’il fût en train de découper ce rosbif !

Avec un soupir, nous regardâmes une fois encore la place où Harris et le rosbif avaient été pour la dernière fois visibles sur terre ; et soudain notre sang se figea dans nos veines et nos cheveux se hérissèrent, d’apercevoir la tête de Harris — rien que sa tête — dépassant de l’herbe haute, le visage très rouge, et exprimant une grande indignation.

George fut le premier à se ressaisir.

— Parlez ! s’écria-t-il, et dites-nous si vous êtes mort ou vivant, — et où est le reste de votre personne.

— Oh ! ne faites pas l’imbécile, dit la tête de Harris. Je crois bien que vous l’avez fait exprès.

— Fait quoi ? nous écriâmes-nous.

— Eh bien, me faire asseoir ici — une blague vraiment stupide. Allons, attrapez le rosbif !

Et des profondeurs de la terre, nous sembla-t-il, s’éleva le rosbif, — très endommagé ; et à sa suite, se hissa Harris, — tout défait, terreux et mouillé.

Il s’était assis, sans le savoir, juste au bord d’un petit fossé, que l’herbe longue dissimulait ; et en se penchant un peu en arrière, il s’y était engouffré, rosbif et tout.

Il nous dit n’avoir jamais ressenti pire surprise qu’au moment où il se sentit partir, sans pouvoir deviner en rien ce qui se passait. Il crut d’abord que c’était la fin du monde.

Harris est aujourd’hui encore persuadé que George et moi avions prémédité le coup. C’est ainsi que les plus injustes soupçons poursuivent les plus innocents ; et, comme dit le poète : « Qui échappe à la calomnie ? »

Qui, en effet !

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