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Trois hommes dans un bateau

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Chapitre XIV

Wargrave. Têtes de cire. Sonning. Notre « irish stew ». Montmorency est sarcastique. Combat entre Montmorency et la bouilloire. George étudie le banjo. On le décourage. Difficultés que rencontre le musicien amateur en apprenant à jouer de la cornemuse. Tristesse de Harris après le souper. George et moi allons faire une promenade. Retour affamés et trempés. Harris a un air bizarre. Harris et les cygnes, histoire extraordinaire. Harris passe une mauvaise nuit.

Après le déjeuner survint une brise qui nous emporta doucement jusque passé Wargrave et Shiplake. Recuit dans le lourd soleil d’un après-midi d’été, Wargrave, niché au fond d’une boucle de la Tamise, s’inscrit tel un tableau ancien sur la rétine de la mémoire.

Le « George et le Dragon » de Wargrave possède une enseigne peinte d’un côté par Leslie, de l’Académie Royale, et de l’autre par Hodgson, de la même boîte. Leslie a figuré la lutte ; Hodgson a imaginé la scène « après le combat » :

— George, la besogne faite, buvant sa pinte de bière.

Day, l’auteur de Sandford et Merton, a vécu et — ce qui fait plus d’honneur encore à la localité — fut assassiné à Wargrave. Dans l’église se trouve le monument de Mme Sarah Hill, qui légua une livre sterling annuelle, à répartir, le jour de Pâques, entre deux garçons et deux filles qui « n’ont jamais désobéi à leurs parents ; qu’on n’a jamais surpris à jurer ni à dire de mensonge, à voler ni à casser de carreaux ». Pensez donc, le tout pour cinq shillings par an ! Ce n’est pas payé.

Le bruit court dans cette ville qu’une fois, il y a bien des années, un garçon se rencontra qui n’avait en effet jamais commis ces crimes — ou du moins, et c’était tout ce qui était exigé et qu’on pouvait attendre — n’avait jamais été surpris à les commettre — et qui mérita ainsi la couronne de gloire. On l’exhiba durant trois semaines à l’Hôtel de Ville, sous globe.

Ce qui advint de l’argent, par la suite, on l’ignore. Il est, dit-on, régulièrement distribué au plus proche musée de têtes de cire.

Shiplake est un joli village, mais invisible de la Tamise, à cause de sa situation sur la hauteur. Tennyson se maria dans l’église de Shiplake.

Le fleuve, d’ici à Sonnings, renferme de nombreuses îles, et coule placide et solitaire. Presque personne, sauf au crépuscule un ou deux couples de rustiques amoureux, ne fréquente ses rives. C’est un lieu bien fait pour rêver aux jours passés, aux formes et aux visages disparus, à tout ce qui aurait pu être et n’a, hélas ! jamais été.

A Sonnings, on débarqua pour faire un tour dans le village. C’est le plus féérique petit trou de la rivière. On dirait un village de théâtre plutôt qu’un vrai, bâti de brique et de mortier. Chaque maison est ensevelie sous les roses, et à cette époque, au début de juin, elles foisonnaient en nuées de délicate splendeur. Si vous vous arrêtez à Sonnings, descendez au « Taureau », derrière l’église. C’est la classique auberge de village, précédée d’une cour où, sur des bancs, à l’ombre des arbres, les vieux se réunissent le soir pour déguster leur ale et bavarder politique locale ; l’auberge aux chambres basses et biscornues, aux fenêtres à petits carreaux, aux escaliers de guingois et aux corridors en labyrinthe.

Nous flânâmes dans Sonnings pendant une heure, puis, comme il était trop tard pour aller plus loin que Reading, nous décidâmes de retourner sur l’une des îles de Shiplake, et d’y passer la nuit. Il était encore de bonne heure quand nous fûmes installés, et George déclara que c’était l’occasion ou jamais, puisque nous avions le temps, d’essayer un bon dîner dans toutes les règles. Il ajouta qu’il voulait nous montrer ce qu’on pouvait obtenir sur la Tamise en fait de cuisine, et nous proposa de confectionner un « irish stew » avec les légumes et les restes du bœuf froid.

L’idée nous parut lumineuse. George ramassa du bois et fit du feu, tandis que Harris et moi nous mettions en devoir de peler les pommes de terre. Je n’aurais jamais cru que c’était une telle besogne de peler des pommes de terre. Nous commençâmes gaîment, je dirai presque folâtrement, mais la première pomme de terre n’était pas achevée que notre insouciance disparut. Plus nous pelions, plus il semblait rester de pelure : une fois enlevée toute la pelure et les yeux ôtés, il resta si peu de chose de la pomme de terre que cela ne valait plus la peine d’en parler. George vint y jeter un coup d’œil, elle était grosse comme une pistache. Il dit :

— Non, ça ne peut pas marcher. Vous les sabotez. Il faut les râcler.

Nous les râclâmes donc, et le travail était pire que de les peler. Elles ont des formes si extravagantes, les pommes de terre, — toutes en bosses, en verrues et en creux. Nous travaillâmes avec activité pendant vingt-cinq minutes, pour faire quatre pommes de terre. Alors nous nous mîmes en grève.

George déclara qu’il était absurde de n’introduire que quatre pommes de terre dans un « irish stew », aussi en lavâmes-nous une demi-douzaine de plus que nous jetâmes dans la marmite sans les éplucher. Nous y mîmes également un chou et un demi-picotin de pois. George examina le tout, puis déclara qu’il y avait encore beaucoup de place. On recourut donc aux paniers, d’où l’on tira quelques restes variés, qui furent ajoutés à la fricassée. On retrouva un pâté de porc et un morceau de lard, qui entrèrent dans la marmite. Puis George découvrit une demi-boîte de saumon en conserve, qu’il y jeta également.

C’est l’avantage de l’« irish stew », qu’il vous débarrasse d’un tas de choses. Je dénichai deux œufs qui s’étaient cassés, et nous les ajoutâmes. George dit qu’ils épaissiraient la sauce.

J’ai oublié les autres ingrédients, mais je sais que rien ne fut perdu, et je me souviens que, vers la fin, Montmorency, qui avait suivi notre manège avec le plus vif intérêt, s’éloigna d’un air grave et réfléchi, et revint quelques minutes plus tard, portant dans sa gueule un rat d’eau crevé qu’il souhaitait évidemment nous offrir comme contribution au repas ; — était-ce dans une intention sarcastique, ou par désir de bien faire, je l’ignore.

On discuta pour savoir si le rat serait ajouté ou non. Harris dit qu’à son avis cela ferait bien, mélangé au reste, et que tout pouvait servir ; mais George invoqua les précédents. Jamais, dit-il, on n’avait entendu parler de mettre des rats d’eau dans l’irish stew, et il trouvait plus sûr de ne pas faire d’expériences.

Harris lui répliqua :

— Si on n’essaie jamais rien de nouveau, comment savoir si c’est bon ou non ? Ce sont les gens comme vous qui entravent le progrès. Songez à celui qui goûta le premier de la saucisse de Francfort !

Cet « irish stew » fut un réel succès. Je ne crois pas avoir jamais fait de meilleur repas. Il avait un arome particulièrement frais et stimulant. Le palais se blase si vite avec les habituelles provisions des paniers : ce plat, au moins, offrait une saveur nouvelle, un goût ne ressemblant à rien de connu.

Et il était nourrissant, d’ailleurs. Comme dit George, il avait du bon. Les pois et les pommes de terre auraient pu être un rien plus tendres, mais nous avions tous les dents solides, et cela n’importait guère. Quant à la sauce, un vrai poème — un peu trop riche, peut-être, pour un estomac délicat, mais nutritive.

Nous finîmes par du thé et de la tarte aux cerises. Pendant le thé, Montmorency se battit avec la bouilloire, et fut lamentablement défait.

Depuis le début du voyage, il avait manifesté la plus vive curiosité au sujet de la bouilloire. Il restait à la contempler tandis qu’elle bouillait, d’un air intrigué, et s’efforçait de temps à autre de l’exciter par ses grognements. Lorsqu’elle se mettait à fumer et à crachotter, il y voyait un défi, et aurait voulu se mesurer avec elle ; mais, à cet instant précis, quelqu’un intervenait et lui ravissait sa proie avant qu’il pût se jeter dessus.

Cette fois, il résolut de nous devancer. Au premier bruit que fit la bouilloire, il se leva en grognant, et marcha sur elle dans une attitude menaçante. Ce n’était qu’une petite bouilloire, mais elle était pleine d’ardeur, et elle se rebiffa et se mit à cracher.

— Ah ! vous en voulez ! gronda Montmorency entre ses dents ; je vais vous apprendre à narguer un chien de bonne famille ; misérable long-nez, espèce de propre à rien. Garde à vous !

Et il s’élança sur cette pauvre petite bouilloire qu’il saisit par le bec.

Alors, dans la paix du soir, s’éleva un hurlement affreux, et Montmorency s’élança hors du canot et fit autour de l’île une promenade de digestion à l’allure de vingt-cinq milles à l’heure, s’arrêtant de fois à autre pour enfouir son nez dans une flaque de boue fraîche.

Dès lors, Montmorency regarda la bouilloire avec un mélange d’effroi, de soupçon et de haine. Du plus loin qu’il l’apercevait, il grondait et se reculait vivement, la queue entre les jambes, et lorsqu’on la mettait sur le réchaud, il sautait par-dessus bord et allait s’asseoir sur la rive, jusqu’à ce qu’il ne fût plus question de thé.

Après souper, George tira son banjo et voulut en jouer, mais Harris s’y opposa : il avait la migraine, dit-il, et ne se sentait pas de force à le supporter. George estimait que la musique lui ferait du bien, — la musique, prétendait-il, apaisait souvent les nerfs et délivrait de la migraine ; et il pinça deux ou trois accords, juste pour montrer à Harris de quoi il s’agissait.

Harris dit qu’il préférait sa migraine.

Jusqu’à présent, George n’a pas encore pu apprendre à jouer du banjo. Il s’est heurté à trop de découragements. Il tenta bien, deux ou trois soirs, durant notre navigation, de s’exercer un peu, mais il n’y réussit guère. Harris usait d’un langage bien fait pour démoraliser n’importe qui ; et par ailleurs Montmorency hurlait sans discontinuer durant toute la séance.

— Qu’a-t-il besoin de hurler comme ça lorsque je joue ? s’écriait George indigné, tout en visant le chien à l’aide d’une bottine.

— Qu’avez-vous besoin de jouer comme ça lorsqu’il hurle, répliqua Harris en s’emparant de la bottine. Fichez-lui la paix. Il ne peut s’empêcher de hurler. Il a l’oreille musicale, et votre jeu le fait hurler.

George finit par ajourner à son retour chez lui l’étude du banjo. Mais même alors les circonstances ne le servirent point. Mme P. accourait aussitôt et disait qu’elle regrettait beaucoup — quant à elle, sa musique lui plaisait fort, — mais la dame du dessus était dans une position intéressante, et le docteur craignait que cela ne nuisît à l’enfant.

Après cela George voulut emporter au dehors son instrument, tard dans la nuit, et en jouer autour du square. Mais les voisins se plaignirent à la police, on établit une surveillance, et il fut pincé. Le flagrant délit était net, et il fut condamné à se tenir tranquille durant six mois.

Cette aventure le découragea. Les six mois écoulés, il fit bien encore une ou deux molles tentatives pour se remettre à la besogne, mais il avait toujours à combattre la même froideur, — le même universel défaut de sympathie ; et au bout de quelque temps, il désespéra tout à fait, et fit passer une annonce offrant l’instrument à grosse perte — « son possesseur ayant cessé d’en faire usage » — et se mit en revanche à étudier les tours de cartes.

Ce doit être bien décourageant d’apprendre un instrument de musique. On croirait que la Société se doit à elle-même de faire tout le possible pour vous aider à acquérir l’art de jouer d’un instrument de musique. — Ah bien oui !

J’ai connu un jeune homme qui apprenait à jouer de la cornemuse. On n’imagine pas toute l’opposition qu’il eut à combattre. Même chez les membres de sa famille il ne reçut pas ce qui s’appelle un encouragement efficace. Son père fut dès le début tout à fait opposé à la chose, et il en parlait sans aménité.

Mon ami se levait de bonne heure pour étudier, mais il lui fallut bientôt changer de méthode, à cause de sa sœur. Elle était très bigote, et trouvait fort mauvais de lui voir commencer sa journée de cette façon.

Il veilla la nuit, et joua lorsque sa famille était couchée, mais cela ne réussit pas mieux, et valut à la maison une triste réputation. Des passants attardés s’arrêtaient au dehors pour écouter, et répandaient par toute la ville, le lendemain matin, le bruit qu’un affreux assassinat avait été commis la nuit précédente chez M. Jefferson ; et ils racontaient avoir ouï les gémissements de la victime et les sinistres blasphèmes et les malédictions du meurtrier, que suivirent les vaines supplications et le suprême hoquet de la victime.

On le laissa donc s’exercer de jour, dans l’arrière-cuisine, toutes les portes fermées ; mais nonobstant ces précautions, les plus beaux passages s’entendaient du salon, et tiraient presque les larmes à sa mère.

Elle affirmait que cela lui rappelait son pauvre père (il avait été avalé par un requin, le malheureux, en se baignant sur les côtes de la Nouvelle-Guinée), mais par suite de quel rapport, elle ne pouvait le dire.

Alors on fit élever pour lui un petit kiosque au fond du jardin, à un bon demi-mille de la maison ; et on l’y envoyait avec sa mécanique lorsqu’il désirait s’en servir ; et parfois il venait à la maison un visiteur qui n’était pas au courant, et on oubliait de le mettre en garde, et il allait faire un tour dans le jardin et arrivait tout à coup à portée d’ouïr cette cornemuse, sans y être préparé ni savoir ce que c’était. Si la personne avait une âme forte, elle se contentait de frémir ; mais les gens d’intellect plus médiocre s’enfuyaient d’ordinaire, affolés.

Il faut bien l’avouer, il y a quelque chose de lugubre dans les efforts d’un amateur de cornemuse. Je l’ai moi-même éprouvé en écoutant mon jeune ami. C’est un instrument dont le jeu épuise. Il vous faut avant de commencer prendre assez de souffle pour tout le couplet — du moins c’est ce que je compris en observant Jefferson.

Il débutait superbement, sur une note large, franche, belliqueuse, tout à fait prenante. Mais il allait de plus en plus piano à mesure qu’il avançait, et la dernière mesure expirait en général au beau milieu, dans un sifflement étranglé.

On doit être bien portant pour jouer de la cornemuse.

Le jeune Jefferson n’apprit qu’un seul air : mais je n’ai jamais entendu personne regretter l’insuffisance de son répertoire, — absolument personne. Cet air était « Les Campbells arrivent, hourra ! hourra ! » affirmait-il, quoique son père soutînt régulièrement que c’était « Les cloches bleues d’Écosse ». On n’était pas trop sûr de ce que c’était, mais on s’accordait à reconnaître que le morceau avait bien l’allure écossaise.

Harris fut de mauvaise humeur après le souper, — je suppose que l’irish stew l’avait dérangé : il n’a pas l’habitude de la grande vie — aussi George et moi le laissâmes-nous dans le canot pour aller flâner par les rues de Henley. Harris dit qu’il prendrait un verre de whisky et mettrait tout en place pour la nuit. A notre retour nous devrions le héler, et il viendrait à la rame nous chercher.

— Ne vous endormez pas, vieux, dîmes-nous en partant.

— Pas de danger, avec ce stew, grommela-t-il, et il se mit à ramer pour regagner l’île.

Henley s’apprêtait en vue des régates, et était plein d’animation. Nous rencontrâmes en ville bon nombre de connaissances, et le temps passa vite en leur agréable société. Il était près de onze heures quand nous nous mîmes en route pour refaire les quatre milles qui nous séparaient de notre home — comme nous appelions alors notre petite embarcation.

C’était une nuit déplaisante, presque froide, et il tombait une pluie fine. Tout en avançant dans l’obscurité de la campagne muette et nous demandant si nous étions sur le bon chemin, nous pensions à l’abri du canot, à la bonne lumière filtrant par les joints de la bâche ; à Harris et à Montmorency, au whisky, et nous souhaitions être arrivés.

Nous imaginions notre arrivée, fatigués et en appétit ; devant nous, le fleuve obscur et les ramures confuses, et au-dessous, tel un ver-luisant énorme, notre cher vieux canot, bien tiède et familier. Nous nous voyions en train de souper, piquant dans la viande froide, et nous passant les tranches de pain ; nous entendions l’harmonieux cliquetis des couteaux, les rires emplissant l’étroit espace et débordant par l’ouverture jusque dans la nuit. Et nous pressâmes le pas afin de réaliser cette vision.

Nous rejoignîmes le chemin de halage, ce qui nous fit plaisir, car jusque-là nous n’étions pas assurés de marcher dans la direction du fleuve ou vers l’opposé, et quand on est fatigué et qu’on désire se coucher, pareille incertitude vous tue. Nous dépassâmes Shiplake comme minuit moins le quart sonnait à l’église et George dit, pensivement :

— Est-ce que vous vous rappelez où est notre île ?

— Non, répondis-je, devenu soudain pensif comme lui. Y en a-t-il plusieurs ?

— Rien que quatre, dit George. Tout ira bien, s’il est éveillé.

— Et sinon ? demandai-je ; mais nous écartâmes cette supposition.

Arrivés à hauteur de la première île, nous hélâmes, mais il n’y eut pas de réponse ; nous avançâmes jusqu’à la seconde, et le résultat fut pareil.

— Oh ! je me souviens à présent, dit George : c’était la troisième.

Nous courûmes pleins d’espoir à la troisième, et hélâmes.

Pas de réponse !

La situation devenait grave. Il était minuit passé. Les hôtels de Shiplake et de Henley étaient combles ; et nous ne pouvions aller réveiller au milieu de la nuit les habitants des cottages pour savoir s’ils louaient des chambres. George proposa de retourner à Henley et d’attaquer un policeman, afin de nous faire loger au poste. Mais il y avait cette considération : « Et s’il se contente de nous rendre nos coups et refuse de nous enfermer ? »

Nous ne pouvions passer notre nuit à lutter avec des policemen. En outre, il n’eût pas fallu aller trop loin, et attraper six mois.

Nous fîmes sur ce qui semblait dans l’obscurité être la quatrième île, une tentative peu convaincue, mais elle eut aussi peu de succès. La pluie tombait plus dru, et ne semblait pas prête à cesser. Nous nous demandions s’il n’y avait pas plus de quatre îles ou même si nous étions à hauteur des îles, ou à un demi-mille plus loin, ou dans un endroit tout différent de la Tamise, car on n’y reconnaissait plus rien dans l’obscurité. Nous comprenions la détresse du Petit Poucet égaré dans les bois.

Nous venions d’abandonner tout espoir — oui, je sais, que c’est toujours à ce moment que les choses arrivent dans les romans et les contes ; mais ce n’est pas ma faute. J’ai décidé, en commençant d’écrire ce livre, d’être absolument véridique en tout, et je le serai, dussé-je user d’expression rebattues.

Nous venions juste d’abandonner tout espoir, et je ne puis dire autrement. Juste alors, donc, j’aperçus tout à coup, un peu en aval, une lueur étrange qui vacillait parmi les arbres de l’autre rive. Un instant, je crus à des revenants, car la lueur était vague et mystérieuse. L’instant d’après, il me vint à l’idée que c’était notre canot, et je lançai sur l’eau un cri tel que la nuit parut en sursauter sur sa couche.

Nous restâmes une minute sans oser respirer, et alors — oh ! la divine musique des ténèbres ! — arriva en guise de réponse l’aboiement de Montmorency. Nous poussâmes des appels à réveiller les Sept Dormants — je me suis toujours demandé pourquoi il fallait plus de bruit pour éveiller sept dormants plutôt qu’un seul — et, après ce qui nous parut être une heure, mais ne dut pas, en réalité, dépasser cinq minutes, nous vîmes le canot illuminé s’approcher lentement dans l’obscurité et entendîmes la voix endormie de Harris nous demander où nous étions.

Harris avait quelque chose de singulier. Quelque chose de plus que la simple fatigue ordinaire. Il poussa le canot contre un point de la berge où il nous était absolument impossible d’atteindre, et retomba aussitôt endormi. Il fallut une dépense énorme de cris et d’appels pour le réveiller et rappeler ses esprits ; mais nous y réussîmes enfin, et passâmes sains et saufs dans le canot.

Une fois à bord, nous remarquâmes l’air mélancolique de Harris. Il donnait l’impression de quelqu’un qui vient d’avoir des ennuis. On lui demanda ce qui lui était arrivé, et il prononça :

— Les cygnes !

Il s’était amarré tout contre un nid de cygnes, et sitôt notre départ, la femelle était revenue et avait protesté. Harris l’avait effrayée, et elle était partie chercher son époux. C’est un véritable combat que Harris dit avoir eu à soutenir contre ces deux oiseaux ; mais le courage et l’habileté l’emportèrent à la fin, et il les mit en déroute.

Au bout d’une demi-heure, ils s’en revinrent avec dix-huit autres cygnes ! La bataille fut épique, à en croire le récit de Harris. Les cygnes avaient voulu l’arracher du canot avec Montmorency, et les noyer tous les deux ; et il s’était défendu deux heures durant comme un héros, et les avait tués tous, et ils s’étaient traînés au loin pour mourir.

— Combien disiez-vous qu’ils étaient, ces cygnes ? demanda George.

— Trente-deux, répondit Harris, dormant à moitié.

— Vous venez de dire dix-huit, reprit George.

— Pas du tout, murmura Harris. J’ai dit douze. Est-ce que je ne sais pas compter ?

Nous ne sûmes jamais le fin mot de l’histoire. Harris, questionné le matin à leur sujet, répondit : « Quels cygnes ? » l’air de croire que George et moi avions rêvé.

Oh ! quel délice de se retrouver dans le canot, après nos épreuves et nos craintes ! Nous mangeâmes avec appétit, George et moi, et nous cherchâmes ensuite le whisky, dans l’intention de faire un grog, mais impossible de le découvrir. Nous questionnâmes Harris ; mais il paraissait ignorer la signification du mot « whisky ». Montmorency avait l’air de savoir quelque chose, mais il ne dit rien.

Je dormis bien, cette nuit-là, et j’aurais dormi encore mieux, n’eût été Harris. J’ai un vague souvenir d’avoir été réveillé au moins douze fois au cours de la nuit par Harris, lequel, muni d’une lanterne, explorait le canot, en quête de ses vêtements. Je crois bien qu’il passa la nuit à les chercher.

Par deux fois il nous dérangea, George et moi, pour voir si nous n’étions pas couchés sur son pantalon. A la seconde fois, George se mit en courroux.

— Que diantre avez-vous besoin de votre pantalon au beau milieu de la nuit ? demanda-t-il furieux. Allez plutôt vous coucher et dormir !

Lorsque je fus réveillé la fois suivante, il était à la recherche de ses pantoufles ; et j’ai pour dernier souvenir d’avoir été roulé sur le flanc et d’avoir ouï Harris se demander d’une voix pâteuse où pouvait bien être passé son parapluie.

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