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Trois hommes dans un bateau

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Chapitre XV

Travaux de ménage. Amour du travail. Le vieux canotier de la Tamise, ce qu’il fait et ce qu’il vous raconte avoir fait. Scepticisme de la nouvelle génération. Premiers souvenirs de canotage. En radeau. George s’en tire brillamment. Le vieux batelier, sa méthode. Son calme et sa sérénité. Le débutant. Un pénible accident. Plaisirs de l’amitié. A la voile, ma première expérience. Raison plausible pourquoi nous ne fûmes pas noyés.

On se leva tard le lendemain matin, et, suivant le désir de Harris, le déjeuner fut simple et « sans extras ». Puis on nettoya, et on mit tout en ordre (un travail continuel, qui commençait à me faire voir clair dans une question que je m’étais souvent posée — savoir, à quoi peut bien passer son temps une femme n’ayant sur les bras que l’ouvrage d’une seule maison) et vers les dix heures, nous nous mîmes en route pour faire un bon trajet.

Nous décidâmes de ramer, ce matin-là, pour changer du halage ; et Harris fut d’avis que la meilleure combinaison serait de nous mettre aux avirons, George et moi, tandis que lui-même barrerait. Je n’entrai pas dans cette façon de voir ; je déclarai qu’à mon avis Harris eût montré plus de bon sens s’il avait offert de travailler avec George, pour me laisser reposer un peu. Il me semblait faire plus que ma part de la besogne, et je commençais à la trouver mauvaise.

Il me semble toujours que je fais plus de travail que je ne devais. Non pas que je renâcle au travail, notez-le bien ; j’aime le travail, il m’enchante. Je resterais des heures à le contempler. J’adore l’avoir auprès de moi. La perspective d’en être séparé me brise le cœur.

On ne peut me donner trop de travail ; accumuler le travail est devenu chez moi une passion ; mon bureau en est rempli, à tel point qu’il n’y a plus de place pour davantage. Il me faudra bientôt faire ajouter une annexe.

Et je prends soin de mon travail, aussi. Je crois bien qu’une partie de celui que j’ai à présent chez moi est en ma possession depuis des années, et il n’y a pas dessus la moindre trace de doigt. Je suis fier de mon travail ; je le descends de fois à autre pour l’épousseter. Personne que moi ne tient son travail en meilleur état de conservation.

Mais j’ai beau aspirer au travail, la justice m’est également chère. Je n’en veux pas plus que ma part.

Malheureusement on me le donne sans que je l’aie demandé — du moins je me le figure, et cela m’ennuie.

George affirme que je n’ai pas besoin de me tracasser à ce sujet. Il croit que c’est uniquement ma nature scrupuleuse qui me fait craindre d’en avoir plus que mon dû, et qu’en réalité je n’en ai pas la moitié de ce que je devrais. Mais je suppose qu’il le dit pour me consoler.

En canot, je l’ai toujours remarqué, c’est l’idée fixe de chaque membre de l’équipage qu’il est seul à tout faire. Selon Harris, il n’y avait que lui qui avait travaillé, et George et moi l’avions laissé tout faire. George, d’autre part, tournait en ridicule la supposition que Harris eût rien fait de plus que manger et dormir, et il était persuadé dur comme fer, que c’était lui, — lui, George, — qui avait fait toute la besogne digne de ce nom.

Il n’avait, à l’entendre, jamais excursionné avec deux pires fainéants que Harris et moi.

Harris se moqua de lui.

— Voyez donc ce vieux George qui parle de travail ! ricana-t-il, mais au bout d’une demi-heure il en mourrait. Avez-vous jamais vu George faire quelque chose ? ajouta-t-il, en s’adressant à moi.

Je convins que cela ne m’était jamais arrivé, — à ce voyage-ci, du moins.

— Ma foi, je ne crois pas que vous vous y connaissiez ni l’un ni l’autre, répliqua George à Harris ; car du diantre si vous n’avez pas dormi la moitié du temps. Avez-vous jamais vu Harris pleinement éveillé, en dehors des repas ? me demanda George.

La vérité me força de le confirmer. Harris ne s’était guère rendu utile, en matière de coopération, depuis le début.

— Allez donc vous faire pendre tous, j’en ai fait plus que le vieux J…, en tout cas, reprit Harris.

— C’est vrai, vous auriez eu de la peine à en faire moins, ajouta George.

— J… me fait tout l’effet de croire qu’il est le passager, continua Harris.

Telle était leur gratitude envers moi pour leur avoir fait faire, à eux et à leur maudit canot, tout le trajet depuis Kingston, et pour avoir tout dirigé et préparé pour eux, et avoir pris soin d’eux, et avoir été leur esclave. Ainsi va le monde.

Pour résoudre la présente difficulté, il fut convenu que Harris et George rameraient jusque passé Reading, et qu’à partir de là je halerais le canot.

Ramer un pesant esquif contre un fort courant a désormais peu d’attraits pour moi. Il fut un temps, jadis, où je réclamais toujours le plus dur travail ; à présent, je me dis que c’est le tour des jeunes.

Je constate que pour la plupart, les vieux canotiers de la Tamise se retirent semblablement chaque fois qu’il est question de ramer dur. Vous pouvez reconnaître le vieux canotier de la Tamise à la façon dont il s’allonge sur les coussins au fond du bateau, et encourage les rameurs en leur contant des anecdotes sur les hauts faits qu’il a accomplis la saison précédente.

— Vous appelez ce que vous faites un travail dur ! lâche-t-il avec mépris aux deux novices tout suants qui viennent de remonter laborieusement le courant depuis une heure et demie ; eh bien, Jim Biffles et Jack et moi, la saison dernière, nous avons remonté à l’aviron de Marlow à Goring en un après-midi, — sans arrêter une seule fois. Vous en rappelez-vous, Jack ?

Jack, qui s’est fait à l’avant un lit de toutes les couvertures et de tous les manteaux qu’il a pu trouver, et qui n’a cessé de dormir depuis deux heures, s’éveille à moitié à cet appel, et se remémore toute l’histoire, et se souvient en outre qu’ils avaient eu tout le temps contre eux un fort courant, — ainsi qu’une brise violente.

— Cela fait bien trente-quatre milles, n’est-ce pas ? ajouta le premier interlocuteur, en glissant sous sa tête un nouveau coussin.

— Non, voyons, n’exagérez pas, Tom, reprend Jack, trente-trois au maximum.

Et Jack et Tom, épuisés par cet effort de conversation, retombent dans leur sommeil. Et les deux jeunes gens qui sont aux avirons s’estiment trop heureux de pouvoir ramer un canot où se trouvent deux avirons aussi merveilleux que Jack et Tom, et s’échinent avec plus d’ardeur que jamais.

Quand j’étais jeune, j’écoutais ces contes de mes aînés, je les buvais, je les avalais, je les digérais, jusqu’au dernier mot, et j’en redemandais ; mais la nouvelle génération ne paraît pas avoir la foi simple du vieux temps. La saison dernière, nous — c’est-à-dire George, Harris et moi — prîmes une fois à notre bord, sur la Haute-Tamise, un blanc-bec que nous bourrâmes des carottes habituelles au sujet des exploits merveilleux que nous avions effectués en remontant le fleuve.

Nous lui servîmes toute la série classique, — ces vénérables bourdes qui ont servi depuis tant d’années à tous les canotiers de la Tamise, — et nous ajoutâmes sept histoires de notre cru, entièrement neuves, dont une vraiment très réussie, basée, jusqu’à un certain point, sur un épisode réel, qui était en effet arrivé jadis, avec quelques variantes, à l’un de nos amis, — une histoire qu’un enfant lui-même aurait pu gober sans se faire trop de mal.

Et voilà que le jeune homme se moqua de nous tous, et nous demanda de lui répéter la chose tout de suite et paria dix contre un que nous ne saurions pas.

Il nous arriva ce matin-là de parler de nos souvenirs de canotage, et de raconter quelques anecdotes sur nos premiers efforts dans l’art de l’aviron. Mon premier souvenir de canot nous revoit à cinq, contribuant de six pence chacun pour emmener sur le lac de Regent’s Park un radeau de construction bizarre, et nous séchant conséquemment chez le gardien du parc.

Après quoi, ayant acquis le goût de l’eau, je m’exerçai au radeau dans les terrains à brique inondés de la banlieue, — exercice offrant plus d’intérêt et d’émotion que l’on ne serait tenté de le croire, spécialement lorsque vous êtes au milieu de l’étang et que le propriétaire des matériaux avec lesquels est construit le radeau apparaît tout à coup sur la rive, avec un gros bâton à la main.

Votre première impression, à la vue de ce gentleman, est que, de façon ou d’autre, vous n’êtes pas à sa hauteur en fait de conversation, et que, si vous le pouvez sans avoir l’air trop grossier, mieux vaudra l’éviter. Votre but est donc de gagner la rive de l’étang opposée à la sienne, et de retourner chez vous au plus vite, en faisant semblant de ne pas le voir. Lui, au contraire, est désireux de vous serrer la main, et de causer avec vous.

On dirait qu’il connaît votre père, et que vous êtes de ses meilleures relations, mais cela ne vous attire pas vers lui. Il dit qu’il va vous apprendre à lui voler ses planches pour en faire un radeau ; mais comme vous savez déjà très bien vous en tirer, l’offre, encore que faite dans un esprit sans doute bienveillant, vous paraît superfétatoire, et vous refusez de lui donner aucune peine en l’acceptant.

Son désir de vous rejoindre, cependant, contraste avec votre froideur, et la façon énergique dont il arpente la rive afin de se trouver à même de vous recevoir au débarqué, est vraiment des plus flatteuses.

S’il est un peu mastoc et court d’haleine vous éviterez facilement ses avances ; mais s’il est du type jeune et à longues jambes, une rencontre est inévitable. L’entrevue est néanmoins des plus brèves, car il est seul à soutenir la conversation, vos remarques se bornent à quelques exclamations monosyllabiques, et sitôt que vous pouvez vous en tirer, vous n’y manquez pas.

Je consacrai environ trois mois au radeau, puis ayant acquis toute l’habileté nécessaire dans cette branche de l’art, je résolus de me mettre au vrai canotage, et me fis inscrire dans un club nautique de la Lea.

Naviguer en canot sur la rivière Lea, en particulier le samedi après-midi, vous rend bientôt très agile à manœuvrer un esquif, et fort prompt à éviter d’être coulé par les maladroits ou abordé par les bélandres ; cette navigation vous offre d’ailleurs maintes occasions d’acquérir la plus gracieuse méthode de vous aplatir dans le fond du canot pour éviter d’être jeté à l’eau par les cordelles de halage qui passent.

Mais cela ne vous donne pas le style. Ce fut seulement sur la Tamise que j’acquis le style. Le style de mon coup d’aviron est très admiré aujourd’hui. Il est, dit-on, des plus élégants.

George attendit l’âge de seize ans pour aller sur l’eau. Alors, en compagnie de huit autres gentlemen à peu près du même âge, ils descendirent en corps à Kew, un samedi, afin d’y louer un canot, et de ramer jusqu’à Richmond et retour. L’un d’eux, jeune présomptueux du nom de Joskins, qui avait une fois ou deux pris un canot sur la Serpentine, leur affirmait que le canotage était si amusant !

La marée descendait rapidement lorsqu’ils arrivèrent à l’embarcadère, et une forte bise soufflait par le travers du fleuve. Mais ils ne s’embarrassèrent pas pour si peu, et se mirent en devoir de choisir leur bateau.

Il y avait, tirée à terre, une périssoire de course à huit avirons ; ce fut celle-là qui les séduisit. Ils demandèrent à l’avoir. Le loueur de bateaux était absent, et son garçon était seul de service. Le garçon tenta de refroidir leur ardeur pour la périssoire et leur montra deux ou trois canots d’aspect très confortable, à l’usage des familles, mais ils les refusèrent : c’était la périssoire qu’il leur fallait.

Le garçon la mit donc à l’eau, et ils retirèrent leurs vestes et se mirent en devoir de prendre leurs places. Comme George était, même en ce temps-là, le poids-lourd de toute société, le garçon lui conseilla de se mettre no 4. George fut enchanté de se mettre no 4, et se mit bien vite au siège d’avant et s’assit le dos à l’arrière. On le plaça comme il faut, pour finir, et tous embarquèrent.

Un garçon, particulièrement nerveux, fut désigné comme barreur, et les principes de la direction lui furent exposés par Joskins. Joskins lui-même prit un aviron. Il affirma aux autres que c’était tout simple : ils n’avaient qu’à faire comme lui.

Tous dirent qu’ils étaient prêts, et le garçon de l’embarcadère prit une gaffe et les poussa au large.

Ce qui s’ensuivit, George est incapable de l’exposer en détail. Il a un souvenir confus d’avoir, dès le départ, attrapé sur la nuque un coup violent de la poignée de l’aviron no 5, en même temps que son siège à coulisse se dérobait sous lui comme par enchantement, et le déposait sur les planches. Il remarqua aussi, comme un fait curieux, que le no 2 s’était au même instant étalé sur le dos dans le fond du canot, les jambes en l’air, pris sans doute d’une attaque.

Ils passèrent sous le pont de Kew, en travers, à la vitesse de huit milles à l’heure. Joskins était seul à ramer. George, en se remettant sur son siège, s’efforça de l’aider, mais à peine eut-il plongé dans l’eau son aviron que celui-ci, à sa grande surprise, disparut instantanément sous le canot, et faillit l’entraîner avec lui.

Et le barreur rejeta par-dessus bord les deux tireveilles du gouvernail, et éclata en sanglots.

Comment ils revinrent, George l’a toujours ignoré, mais l’opération leur demanda juste quarante minutes. Une foule dense, rassemblée sur le pont de Kew suivait les manœuvres avec le plus vif intérêt, et chacun leur criait des conseils différents. Par trois fois ils réussirent à ramener le canot au delà de l’arche, et par trois fois ils furent remportés dessous, et à chaque fois que le barreur regardait en l’air et voyait le pont au-dessus de lui, il éclatait en sanglots.

George avoue qu’il ne croyait guère, cet après-midi-là, devoir jamais refaire du canotage.

Harris est plus familier avec le canotage en mer, et dit qu’il le préfère, comme exercice, à celui de rivière. Moi pas. Je me rappelle avoir pris un petit canot à Eastbourne, l’été dernier : j’avais déjà ramé en mer quelques années auparavant, et je me figurais que tout irait bien, mais je m’aperçus que j’avais totalement oublié cet art. Tandis qu’un aviron était profondément engagé sous l’eau, l’autre s’agitait désespérément dans l’air. Pour prendre contact avec l’eau des deux à la fois, il me fallut me tenir debout. La digue était bourrée de gens chic, et je dus passer derrière eux en ramant de cette façon grotesque. J’atterris au milieu de la plage, et demandai l’aide d’un vieux batelier pour me ramener.

J’aime de voir ramer un vieux batelier, surtout celui qui est loué à l’heure. Il y a dans sa méthode quelque chose de si bellement calme et digne. Il est tellement dépourvu de cette hâte frénétique, de cet acharnement qui devient de plus en plus chaque jour le fléau de la vie du XIXe siècle. Il ne s’efforce nullement de dépasser les autres canots. Si un autre canot le rattrape et le dépasse, il ne s’en inquiète pas ; en fait, tous le rattrapent et le dépassent, — tous ceux qui vont dans le même sens. Il y a des gens que cela dérangerait et irriterait ; la sublime sérénité du batelier loué, à soutenir cette épreuve, nous offre une belle leçon contre l’ambition et la vanité.

Le vulgaire coup d’aviron suffisant à faire avancer le canot à la va-comme-je-te-pousse n’est pas un art d’acquisition difficile, mais il faut avoir beaucoup de pratique pour se sentir à l’aise quand on rame devant des jeunes filles. Le chiendent, au début, c’est d’aller en mesure. « C’est singulier, s’étonne le novice, alors que pour la douzième fois en cinq minutes il dépêtre ses avirons des vôtres, — dire que ça marche si bien quand je suis seul ! »

Deux débutants qui s’exercent à ramer d’accord font un spectacle des plus joyeux. « Avant » déclare impossible de soutenir le rythme avec son collègue d’arrière, à cause que celui-ci rame d’une façon par trop excentrique. « Arrière » repousse bien haut l’imputation, et affirme que depuis cinq minutes il s’efforce d’adapter son coup d’aviron aux capacités restreintes d’« avant ». « Avant », alors, prend la mouche, et prie « arrière » de ne plus tant s’inquiéter de lui (avant) mais de consacrer son attention à ramer convenablement.

— Ou bien voulez-vous que je prenne votre place ? ajouta-t-il, évidemment persuadé qu’il remettra aussitôt les choses en ordre.

Ils pataugent encore cent yards, avec le même succès médiocre, et puis le secret de leurs déboires se révèle tout d’un coup à l’esprit « d’arrière », qui s’exclame :

— Savez-vous ce qu’il y a ? vous avez pris mes avirons ; passez-moi les vôtres.

— C’est juste, je me disais bien que je ne savais pas me servir de ceux-ci, répond « avant », qui se rassérène et fait aussitôt l’échange. Maintenant, ça va marcher.

Mais ça ne marche pas, — pas même alors. « Arrière » est obligé à présent de se démancher les bras pour manier ses avirons ; et ceux d’« avant », à chaque retour, lui donnent un grand coup dans la poitrine. Ils changent de nouveau, et finissent par conclure que le loueur s’est trompé tout à fait d’avirons, et sur cette imputation calomnieuse, ils se réconcilient.

George nous raconta qu’il avait essayé de la « plate », pour changer. La « plate » n’est pas aussi facile qu’on le croit. Comme avec l’aviron, vous apprenez vite à faire avancer le bateau, mais il faut du temps pour s’en tirer avec dignité et ne pas attraper de l’eau plein les manches.

Il arriva un bien triste accident à un jeune homme de mes amis, la première fois qu’il mania la perche sur une plate. Ses rapides progrès lui avaient inspiré une confiance excessive et il manœuvrait avec une grâce détachée qui faisait plaisir à voir. Il remontait jusqu’à l’avant de sa plate, piquait sa perche, et puis revenait jusqu’à l’autre bout, tout comme un vieux marin. C’était superbe.

Et ç’aurait continué d’être superbe, s’il n’avait par malheur, en regardant autour de lui pour jouir du paysage, fait un pas de plus qu’il ne fallait, sortant ainsi de la plate. La perche était solidement fichée dans la vase, et il y resta accroché tandis que la plate s’en allait à la dérive. Sa situation était fort peu décorative. Un grossier gamin de la berge se mit aussitôt à héler un copain, lui disant de « se dépêcher pour voir un vrai singe sur son bâton ».

Il me fut impossible de le secourir, car notre mauvais sort voulait que nous n’eussions pas pris la précaution d’emporter une perche de rechange. Tout ce que je pus faire fut de le contempler. Je n’oublierai jamais son expression, tandis que la perche cédait lentement sous son poids.

Je le vis s’enfoncer tout doucement dans l’eau, puis s’en tirer, piteux et ruisselant. Je ne pus m’empêcher de rire. Je ne cessai de me tordre que lorsque j’eus compris le peu de raison qu’il y avait de rire, en y réfléchissant. J’étais là, tout seul dans une plate, sans perche, à la dérive, au milieu du courant, qui m’entraînait peut-être vers un barrage.

Je fus pris d’indignation contre mon ami qui s’était avisé de passer par-dessus bord et de me lâcher de cette façon. Il aurait toujours pu me laisser la perche.

Après avoir dérivé un bon quart de mille, j’aperçus devant moi, amarré dans le fleuve, un bachot, où se trouvaient deux vieux pêcheurs. Ils me virent arriver sur eux, et me crièrent de m’écarter de leur chemin.

— Je ne peux pas, répondis-je.

— Mais vous n’essayez pas, répliquèrent-ils.

Je leur expliquai ma situation tout en approchant, et ils me saisirent au passage et me prêtèrent une perche. La chute se trouvait à cinquante yards plus bas. J’avais eu de la chance de les rencontrer là.

La première fois que j’allai en plate, ce fut en compagnie de trois camarades ; ils voulaient me montrer ce que c’était. Quelque chose nous empêchait de partir tous ensemble, et j’offris donc d’y aller le premier et de sortir la plate, afin de m’exercer un peu en attendant leur arrivée.

Je ne pus trouver de plate cet après-midi-là, car toutes étaient prises ; il ne me resta donc qu’à m’asseoir sur la berge à regarder le fleuve, en attendant mes amis.

J’étais là depuis peu de temps lorsque mon attention fut attirée par l’occupant d’une plate qui, je le constatai avec surprise, portait un veston et une casquette pareils exactement aux miens. C’était à coup sûr un débutant, et sa manœuvre était des plus curieuses. Impossible de deviner ce qui allait se passer lorsqu’il plongeait sa perche dans l’eau ; lui-même l’ignorait certainement. Tantôt il se dirigeait vers l’aval, tantôt vers l’amont, ou bien il se bornait à virer sur place et à faire le tour de sa perche. Et chacun de ces résultats paraissait lui causer autant de surprise que de déplaisir.

Les gens de la rive furent bientôt absorbés dans sa contemplation, et engagèrent des paris sur le résultat du prochain coup de perche.

Entre temps mes amis apparurent sur l’autre rive et s’arrêtèrent comme tout le monde pour le regarder. Il leur tournait le dos, et eux ne voyaient que sa veste et sa casquette. Leur conclusion immédiate fut que c’était moi, leur très cher ami, qui me donnais en spectacle, et leur joie ne connut pas de bornes. Ils l’accablèrent de quolibets, impitoyablement.

Je ne compris pas tout d’abord leur méprise, et je me dis : « Comme ils sont grossiers de s’en prendre ainsi à un étranger ! » Mais avant que je pusse les héler et les réprimander, l’explication jaillit en moi, et je me dissimulai derrière un arbre.

Quel plaisir ils avaient, à tourner en ridicule ce jeune homme ! Pendant cinq bonnes minutes, ils restèrent à lui lancer des grossièretés, des railleries et des injures. Ils le mitraillaient de plaisanteries courantes, ils en créaient même de nouvelles pour les lui envoyer. Ils projetaient sur lui toutes les plaisanteries familières à notre bande, et qui devaient lui être profondément inintelligibles. Et alors, incapable de soutenir plus longtemps leurs brutales facéties, il se retourna vers eux, et ils aperçurent son visage.

J’eus le plaisir de voir qu’il leur restait suffisamment de pudeur pour avoir l’air très sots. Ils s’excusèrent, lui disant qu’ils avaient cru le reconnaître. Ils espéraient bien, ajoutèrent-ils, qu’il ne les croyait pas capables d’insulter de la sorte quelqu’un d’autre qu’un de leurs amis personnels.

Évidemment, le fait qu’ils l’avaient pris pour un ami excusait tout. Cela me rappelle l’aventure que Harris me raconta lui être arrivée une fois à Boulogne. Il était en train de nager à quelque distance de la plage, lorsqu’il se sentit brusquement saisir au collet par derrière, et plonger de force la tête sous l’eau. Il se débattit vigoureusement, mais celui qui l’avait empoigné devait être un véritable Hercule, et toutes ses tentatives pour lui échapper furent vaines. Il avait cessé de ruer, et s’efforçait de réfléchir à des considérations solennelles, quand son bourreau le lâcha.

Il reprit pied, et chercha autour de lui son prétendu assassin. L’assassin était à côté de lui, riant de tout cœur, mais à la seconde même où il vit émerger la figure de Harris, il fit un bond en arrière, et prit un air navré.

— Oh ! je vous demande bien pardon, balbutia-t-il, mais je vous prenais pour un de mes amis.

Harris s’estima fort heureux que l’individu ne l’eût pas pris pour un parent, car en ce cas il l’aurait noyé tout à fait.

Aller à la voile exige de la science, non moins que de la pratique, — encore que, durant ma jeunesse, je refusais de le croire. Je me figurais que cela vous venait tout naturellement. Je connaissais un autre garçon qui était de mon avis, d’où il résulta qu’un jour de vent, l’idée nous vint d’essayer ce sport. Nous étions en villégiature à Yarmouth, et nous décidâmes d’aller faire un tour sur la Yare. Nous louâmes un canot à voile au garage voisin du pont, et partîmes.

— Le temps n’est pas fameux, nous dit l’homme en nous poussant au large, vous ferez bien de prendre un ris et de lofer court en doublant la pointe.

Nous lui répondîmes que nous n’y manquerions pas, et lui lançâmes un joyeux « au revoir », — tout en nous demandant ce que c’était que « lofer », et où nous pourrions bien prendre un « ris », et ce qu’il nous faudrait en faire.

Nous ramâmes jusque hors de vue de la ville, puis, avec cette vaste étendue d’eau devant nous, et le vent qui soufflait en véritable tempête, nous jugeâmes que l’instant était venu de commencer les opérations.

Hector — il devait s’appeler ainsi — continua de ramer tandis que je déroulais la voile. Bien que la tâche me parût compliquée, j’en vins à bout, mais alors se posa la question : dans quel sens fallait-il la placer ?

Par une sorte d’instinct naturel, nous décrétâmes, bien entendu, que le bas était le haut, et nous mîmes à l’œuvre pour assujettir la voile sens dessus dessous. Mais il nous fallut beaucoup de temps pour l’ajuster, d’une façon ou de l’autre. La voile semblait persuadée que nous jouions à l’enterrement, et que je faisais le cadavre, et elle le linceul.

Quand elle eut compris qu’il s’agissait d’autre chose, elle me donna un bon coup de vergue sur le crâne, et ne voulut plus rien savoir.

— Mouillez-la, dit Hector, trempez-la dans l’eau, pour la mouiller.

Il m’affirma que sur les navires on mouillait toujours les voiles avant de les installer. Je la mouillai donc, mais les choses n’en allèrent que plus mal. Une voile sèche qui vous claque dans les jambes et s’entortille autour de votre tête n’a rien de récréatif, mais quand la voile est ruisselante d’eau, cela devient des plus désagréable.

Pour finir, en nous y mettant à deux, la voile fut en place. Nous l’assujettîmes, non tout à fait sens dessus dessous, plutôt de côté, — et nous l’attachâmes au mât, avec l’amarre du canot, que nous coupâmes à cet effet.

Que le canot ne chavira pas, je me borne à constater le fait. Pourquoi il ne chavira pas, je suis incapable d’en fournir une raison. J’ai souvent réfléchi, depuis, à ce phénomène, mais sans jamais en découvrir aucune explication satisfaisante.

Peut-être ce résultat fut-il dû à l’esprit de contradiction inhérent à toutes choses de ce monde. Qui sait si le canot ne s’était pas persuadé, à en juger d’après notre conduite en général, que nous voulions courir au suicide, et s’il n’avait pas, en conséquence, résolu de nous en empêcher. Telle est l’unique supposition que je peux raisonnablement former.

En nous cramponnant désespérément au bordage, nous réussissions à nous maintenir à l’intérieur du canot, mais c’était là un travail épuisant. Hector me rappela que les pirates et autres gens de mer avaient l’habitude de lier quelqu’un au gouvernail, et amenaient la grand’vergue, au cours des grosses tempêtes, et il fut d’avis d’essayer quelque chose de ce genre, mais je préférai laisser le canot faire tête au vent.

Comme mon idée était de loin la plus facile à suivre, elle fut adoptée, et nous tenant toujours des deux mains au plat-bord, nous lâchâmes la bride au canot.

Celui-ci remonta le fleuve pendant un bon mille à une allure où je n’ai jamais plus vogué depuis, et que je ne souhaite pas réitérer. Puis, à un tournant, il s’inclina tant que la moitié de la voile plongea sous l’eau. Puis il se redressa par miracle et s’élança sur un long banc de vase molle.

Ce banc de vase nous sauva. Après l’avoir labouré jusqu’au milieu, le canot ne bougea plus. Voyant qu’il nous était de nouveau possible de nous mouvoir comme nous l’entendions au lieu d’être ballottés et lancés de côté et d’autre, comme des pois dans un sac, nous allâmes jusqu’à l’avant, pour amener la voile, d’un coup de couteau.

Nous avions assez de naviguer à la voile. Nous ne voulions pas en attraper une indigestion. Ce temps de voile avait été excellent, mais l’heure était venue de ramer un peu pour changer.

Nous prîmes les avirons, nous efforçant de dégager le canot de la vase, et ce faisant un des avirons cassa net. Nous procédâmes ensuite avec les plus grandes précautions, mais tous deux étaient vieux et en mauvais état, et le second se rompit presque aussi facilement que le premier, et nous laissa sans ressources.

La vase s’étendait devant nous sur une centaine de yards ; derrière nous, il y avait l’eau. La seule chose à faire était de nous asseoir et d’attendre que quelqu’un passât.

Le temps n’était guère fait pour attirer les gens sur la rivière, et nous passâmes deux heures sans voir une âme. A la fin, arriva un vieux pêcheur qui, avec des difficultés inouïes, nous dégagea, et nous remorqua d’une façon ignominieuse jusqu’au garage des canots.

Tant pour récompenser l’homme qui nous avait ramenés que pour payer les avirons cassés, et pour avoir gardé le canot quatre heures et demie, cette sortie à la voile nous coûta un nombre considérable de semaines d’argent de poche. Nous avions acquis de l’expérience, et on dit qu’elle n’est jamais trop cher payée.

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