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Trois hommes dans un bateau

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Chapitre XVIII

Écluses. George et moi nous sommes photographiés. Wallingford. Dorchester. Abingdon. Un bon endroit pour se noyer. Un trajet difficile. Effet démoralisant de l’air de la Tamise.

Nous quittâmes Streatley le lendemain matin de bonne heure, et remontâmes à l’aviron jusqu’à Culham, et nous couchâmes sous la bâche, dans le bras de dérivation.

Entre Streatley et Wallingford, la Tamise n’a rien de bien intéressant. Au delà de Cleve, on rencontre un bief de six milles et demi sans une écluse. C’est là, je pense, le plus long trajet ininterrompu qu’il y ait en amont de Teddington, et le club d’Oxford l’utilise pour ses essais de « huit ».

Mais si cette absence d’écluses est agréable au canotier, le simple dilettante la regrette.

Pour ma part, je raffole des écluses. Elles rompent favorablement la monotonie de l’aviron. J’adore être assis dans le canot et m’élever lentement des humides profondeurs du sas vers un nouveau bief et de nouveaux paysages ; ou m’enfoncer hors du monde pour ainsi dire, et puis attendre que les sombres portes grincent et que l’étroite bande de jour s’élargisse entre elles jusqu’à découvrir devant vous tout le beau fleuve riant, après quoi vous poussez votre petit canot hors de sa brève prison, une fois de plus sur les eaux familières.

Elles sont pleines de pittoresque, ces écluses. Le bon éclusier, ou son avenante épouse, ou sa fille au minois éveillé, font d’agréables interlocuteurs pour un bout de causette. On y retrouve d’autres canots, et on échange les nouvelles de la rivière. La Tamise ne serait pas ce pays de rêve, sans ses écluses fleuries.

A propos d’écluses, je me rappelle un accident qui faillit arriver à George et moi, un matin de juillet, à Hampton-Court.

C’était une journée admirable, et l’écluse était bondée ; et, comme il est d’usage, un photographe spéculateur prenait une vue de tous les canots flottant sur les eaux en cours d’ascension.

Je ne m’en étais pas rendu compte tout d’abord, et je fus très étonné de voir George étirer bien vite son pantalon, relever ses cheveux et camper crânement sa casquette en arrière, puis revêtant une expression à la fois d’affabilité et de mélancolie, s’asseoir dans une pose gracieuse, et s’efforcer de dissimuler ses pieds.

Ma première idée fut qu’il avait tout à coup aperçu quelque demoiselle de ses connaissances, et je regardai autour de moi pour voir qui c’était. Tous les gens qui se trouvaient dans la chambre d’écluse semblaient avoir été soudain pétrifiés. Ils étaient assis ou debout dans les attitudes les plus bizarrement forcées que j’aie jamais vues sur un éventail japonais. Toutes les filles souriaient. Oh ! qu’elles avaient l’air gracieux ! Et tous les garçons fronçaient les sourcils, et paraissaient graves et dignes.

Mais à la fin, la vérité m’illumina, et je craignis de n’être pas prêt. Notre canot était tout au premier plan, et il serait mal, pensai-je, de déshonorer le groupe du bonhomme.

Je fis face vivement, et pris position à la proue appuyé sur la gaffe en une gracieuse attitude évocatrice de force et d’agilité. Je fis retomber mes cheveux en mèche sur le front, et répandis sur mes traits un air — qui me sied, dit-on, — de douce bienveillance, relevée d’un grain de cynisme.

On ne bougeait plus, dans l’attente du moment psychologique. Mais alors quelqu’un s’écria derrière moi :

— Hélà ! attention à votre nez ![7]

[7] Nose se dit aussi pour l’avant d’un canot.

Je ne pouvais me retourner pour voir de quoi il s’agissait et qui devait faire attention à son nez. Je jetai un coup d’œil furtif sur celui de George. Il était normal, — ou du moins il n’offrait pas de défauts susceptibles de modification. Je louchai vers le mien, qui me parut aussi en bon état.

— Faites attention à votre nez, espèce de gourde ! lança la même voix, plus fort.

Et une autre ajouta :

— Garez donc votre nez, sacrebleu, vous là-bas, les deux avec le chien !

Ni George ni moi n’osâmes nous retourner. L’homme avait la main sur l’obturateur et la photo allait être prise d’un instant à l’autre. Était-ce à nous qu’on en avait ? Qu’est-ce qui se passait avec nos nez ? Pourquoi fallait-il les garer ?

Mais alors toute l’écluse se mit à pousser des cris, et une voix de stentor nous hurla dans le dos :

— Faites attention à votre canot, monsieur ; vous deux en casquettes rouge et noire. C’est sous forme de deux cadavres que vous serez pris en photo, si vous ne vous dépêchez pas.

Nous regardâmes le nez de notre canot et vîmes qu’il était engagé dans un étrésillon de l’écluse, alors que l’eau en pénétrant s’élevait tout autour et le faisait pencher. Un instant de plus et nous étions perdus. Prompts comme la pensée, nous attrapâmes chacun un aviron, et un vigoureux coup de poignée contre la porte délivra le canot et nous envoya rouler sur le dos.

Nous ne fîmes pas trop bonne figure sur ce groupe, George et moi. Naturellement, comme il fallait s’y attendre, notre sort voulut que l’homme déclenchât la satanée mécanique à l’instant précis où nous étions tous les deux sur le dos, avec l’air égaré du « Où suis-je ? que deviens-je ? » tandis que nos quatre pieds s’agitaient en désespérés.

Nos pieds firent indéniablement presque tous les frais de cette photographie. A peine si l’on y voyait autre chose. Ils occupaient tout le premier plan. Derrière eux on entrevoyait les autres canots, et des fractions de paysage ; mais tout ce qu’il y avait d’autre dans le sas paraissait d’une insignifiance si dérisoire, comparativement à nos pieds, que tous les autres figurants du groupe rougirent d’eux-mêmes et refusèrent de souscrire.

Le propriétaire d’une chaloupe à vapeur qui avait retenu six épreuves annula sa commande à la vue du négatif. Il les prendrait, dit-il, si quelqu’un pouvait lui faire voir son bateau, mais personne n’en fut capable. Il était quelque part derrière le pied droit de George.

Quant à nous, le photographe prétendait nous faire prendre une douzaine d’épreuves chacun, vu que nous formions à nous seuls les neuf dixièmes du groupe. Mais nous refusâmes, disant que nous préférions être pris par en haut.

Wallingford, à six milles au-dessus de Streatley, est une ville très ancienne et a joué un rôle très actif dans la genèse de l’histoire d’Angleterre. Ce fut à l’époque des Bretons un groupe de grossières huttes de boue. Puis vinrent les légions romaines, qui remplacèrent les murs d’argile par de puissantes fortifications, dont les siècles n’ont pu encore balayer la trace, car les maçons de l’antiquité savaient bâtir comme il faut.

Mais le temps, qui a respecté les murs romains, a eu vite réduit les Romains en poudre, et sur ce terrain, dans la suite des âges, les farouches Saxons luttèrent contre les géants Danois, jusqu’à l’arrivée des Normands.

Ce fut une ville murée et fortifiée jusqu’à la guerre parlementaire, époque où Fairfax l’assiégea longuement. Elle fut prise à la fin, et l’on rasa ses murailles.

De Wallingford à Dorchester, les abords du fleuve se font accidentés, variés et pittoresques. Dorchester se trouve à un demi-mille du fleuve. On peut y accéder en remontant la Tamise, si l’on a un petit canot ; mais il est préférable de quitter la vallée à l’écluse de Day, et de couper à travers champs. Dorchester est une vieille localité d’une paix exquise, engourdie dans une torpeur muette et sereine.

Dorchester, comme Wallingford, fut une cité, au temps des Bretons ; elle s’appelait Caer Doren, « la cité sur l’eau ». En des âges plus récents, les Romains y établirent un vaste camp, dont les fortifications subsistent aujourd’hui sous la forme de longs tertres bas. Au temps des Saxons, elle fut la capitale du Wessex. A présent, elle reste en dehors des bruits du monde et songe mélancoliquement au passé.

Aux abords de Clifton Hampden, joli village à la vieille mode, paisible, égayé de fleurs, le coup d’œil sur la Tamise est superbe. Si vous passez la nuit à Clifton, vous ne pouvez pas mieux faire que de descendre à la « Meule d’Orge ». C’est de toutes les auberges de la Haute-Tamise la plus curieuse et ancienne. Elle se trouve à gauche du pont, en dehors du village. Son toit de chaume et ses fenêtres à petits carreaux lui donnent un air très livre d’images, et son intérieur est encore plus désuet.

Elle n’est pas du tout faite pour loger une héroïne de roman moderne. Celle-ci est toujours « divinement grande », et toujours « elle se redresse de toute sa taille ». A la « Meule d’Orge », elle se cognerait chaque fois la tête au plafond.

La maison ne conviendrait guère non plus aux ivrognes. Trop de surprises vous attendent au long des couloirs, en fait de marches à monter ou descendre ; et arriver à leur chambre ou y trouver leur lit, ce serait pour eux deux opérations d’une impossibilité radicale.

Nous fûmes levés de bonne heure, le lendemain matin, car nous voulions être à Oxford pour l’après-dîner. C’est étonnant comme on peut se lever de bonne heure, lorsqu’on fait du camping. Roulé dans une couverture, et couché sur les planches d’un canot avec une valise pour oreiller, il s’en faut qu’on tienne à rester « au lit encore cinq minutes seulement, » comme on fait quand on dort dans la plume. Dès huit heures et demie, nous avions fini de déjeûner et passions l’écluse de Clifton.

De Clifton à Culham, les berges du fleuve sont plates, monotones et inintéressantes, mais après avoir passé l’écluse de Culham, — la plus glaciale et profonde de la Tamise, — le paysage s’améliore.

A Abingdon, le fleuve coule au milieu des rues. Abingdon est la vraie petite ville de province, — tranquille, éminemment respectable, propre et désespérément morne. Elle se fait gloire de son antiquité, mais il me paraît douteux qu’on puisse la comparer sous ce rapport à Wallingford et Dorchester. Il y avait autrefois ici une abbaye fameuse, et dans ce qui reste de ses murs consacrés, on fabrique aujourd’hui de la bière.

Le trajet d’Abingdon à Nuneham Courtenay est charmant. Le parc de Nuneham mérite d’être vu. On le visite les mardi et jeudi. Le château renferme une belle collection de tableaux et de curiosités. La gare d’eau de Sandford, juste après l’écluse, est un bon endroit pour se noyer. Il y a là un remous violent, qui ne vous lâche plus. Un obélisque marque le lieu où deux hommes se sont noyés en se baignant ; et le socle de l’obélisque sert habituellement de tremplin aux jeunes gens qui veulent plonger pour voir si l’endroit est réellement aussi dangereux.

Nous passâmes l’écluse d’Iffley à midi et demi et là, après avoir rangé le canot et fait nos préparatifs de débarquement, nous entreprîmes notre dernier mille.

Le trajet d’Iffley à Oxford est le plus difficile que je sache sur la Tamise. Il faudrait être né sur ces eaux pour s’y reconnaître. J’y ai navigué bon nombre de fois, mais je ne suis pas encore capable de m’y retrouver.

Tout d’abord le courant vous pousse en plein sur la rive droite, ensuite sur la gauche, puis il vous remporte au milieu, vous fait faire trois tours et vous ramène vers l’amont, et finit toujours par tâcher de vous écraser contre une barque du collège.

Il en résulta comme de juste que, sur cet espace d’un mille, nous faillîmes entrer en collision avec plusieurs autres canots, ce dont il s’ensuivit pas mal de gros mots.

Je ne sais comment cela se fait, mais tous les gens sont extraordinairement irritables sur la Tamise. La moindre anicroche, que vous ne relèveriez même pas sur la terre ferme, vous rend fou de rage, lorsqu’elle vous arrive sur l’eau. Quand Harris ou George commettent une bêtise à terre, je souris avec indulgence ; sur le fleuve, pour la moindre maladresse, je les accable d’injures. Quand un autre canot se met dans mon chemin, je suis tenté de saisir un aviron et d’assommer tous ses occupants.

Les gens du caractère le plus bénin, à terre, deviennent en canots féroces et sanguinaires. Il m’est arrivé une fois de naviguer avec une jeune dame. Elle était du naturel le plus doux et agréable qu’on puisse imaginer, mais sur la rivière, c’était effrayant de l’entendre.

— Oh ! que le diable l’emporte, celui-là, s’écriait-elle, quand un infortuné rameur se mettait dans son chemin, ne peut-il donc regarder où il va !

Ou bien :

— Oh ! la satanée vieille ordure ! disait-elle, quand la voile ne se mettait pas bien en place. Et elle l’attrapait et tirait dessus avec fureur.

Pourtant, comme je l’ai dit, elle était charmante et douce, à terre.

L’air de la rivière a sur l’humeur un effet démoralisant, et c’est cela, je pense, qui fait que les bateliers sont parfois si grossiers entre eux et se servent d’un langage qu’ils regrettent sans doute lorsqu’ils sont de sang-froid.

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