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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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The Project Gutenberg eBook of Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3)

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Title: Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3)

Author: Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort

Editor: P. R. Auguis

Release date: August 18, 2013 [eBook #43501]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, Keith J
Adams and the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE CHAMFORT (TOME 3) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

La page de couverture, créée expressément pour cette version électronique, a été placée dans le domaine public.

1 2

ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.


TOME TROISIÈME.

3

DE L'IMPRIMERIE DE DAVID,
RUE DU FAUBOURG POISSONNIÈRE, No 1.

4

ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT,
RECUEILLIES ET PUBLIÉES, AVEC UNE NOTICE HISTORIQUE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE L'AUTEUR,

Par P. R. AUGUIS.
TOME TROISIÈME

logo

PARIS,
CHEZ CHAUMEROT JEUNE, LIBRAIRE,
PALAIS-ROYAL, GALERIES DE BOIS, No 189.


1824.

ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.

MÉLANGES
DE LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE.


Sur l'ouvrage intitulé, Considérations sur l'Esprit et les Mœurs, par Sénac de Meilhan. — 1789.

Ce n'est pas une petite entreprise que de vouloir peindre avec vérité l'Esprit et les Mœurs de ses contemporains. Celui qui l'essaie doit être bien pénétré du sentiment de ses forces; car il ne peut se dissimuler ni les difficultés qui l'attendent, ni les talens des rivaux qui l'ont précédé dans la carrière. Montaigne, La Rochefoucauld et La Bruyère sont les premiers de nos écrivains moralistes, et peut-être aussi ceux qui ont le mieux connu le cœur humain. Duclos a tenté de suivre leurs traces; mais pour avoir trop voulu se montrer penseur et piquant dans son style, il n'est souvent que minutieux et recherché; et au lieu d'approfondir les objets, il n'en parcourt que les superficies. Montesquieu, qui aimait à cacher son génie sous un air de frivolité, a esquissé, dans sa manière rapide et vraie, les mœurs et les ridicules qui le frappaient, et il a toujours mêlé la plaisanterie à des vues grandes et à des maximes pleines de sagesse. Voltaire, en étendant son empire sur tout ce qui est du ressort de la philosophie comme de la littérature, a, dans ses romans, presque égalé ce que Montesquieu a écrit de plus ingénieux sur la morale et sur les mœurs; et l'auteur de Gilblas, celui de Mariamne, Vauvenargues, et enfin J.-J. Rousseau, se sont ouvert chacun des routes différentes, et ils sont pourtant allés vers le même but.

On sera peut-être étonné de n'avoir pas déjà lu parmi ces noms illustres le nom de Molière; et je conviens qu'en parlant des peintres du cœur humain, j'aurais dû le citer le premier, si le genre plus difficile dans lequel il a triomphé, n'obligeait pas de lui réserver toujours une place unique.

Molière ne s'est pas contenté d'esquisser des portraits sur le papier, d'indiquer des caractères, de proférer des maximes, d'après les aperçus de la société. Il a fait bien plus, il a créé des personnages; et, après les avoir chargés des vices ou des ridicules qu'il voulait peindre, il a forcé ses modèles à se reconnaître dans ces images fantastiques et vraies, et souvent à se corriger. Voilà pourquoi Molière est autant au-dessus des simples moralistes, qu'un grand peintre d'histoire peut être au dessus d'un peintre de portraits. Pourvu qu'on soit observateur éclairé et historien exact, on va bien rendre un caractère qu'on a sous les yeux; mais on ne peut composer une bonne comédie ou un excellent roman, sans être doué de beaucoup de génie, ce qui n'empêche pourtant pas qu'on n'atteigne très-difficilement à la supériorité dans tous les genres, et que La Bruyère ne soit un grand écrivain.

C'est précisément La Bruyère qu'a voulu imiter l'auteur des nouvelles Considérations sur l'Esprit et les Mœurs; et nous espérons que nos lecteurs seront à même de juger, d'après le compte que nous allons rendre de cet ouvrage, s'il n'est pas souvent digne de son modèle.

Nous allons mettre le plus d'ordre possible dans l'extrait d'un ouvrage qui, par son plan, est peu susceptible d'analyse.

L'auteur des nouvelles Considérations observe d'abord l'esprit sous ses différens rapports: dans les affaires, dans le monde, dans la conversation, dans sa marche générale. Il remarque l'influence des passions sur l'esprit; mais il n'appuie peut-être pas assez sur ce ressort puissant, que d'autres philosophes ont regardé comme le premier et peut-être le seul mobile de l'esprit.

Il passe ensuite à ce qu'on nomme simplement le bon sens; il traite de la cour, des courtisans et de notre politesse. Il compare deux de nos plus grands monarques, Henri IV et Louis XIV. Il défend le système de Montesquieu contre Voltaire; il trace un tableau abrégé du gouvernement républicain, et du gouvernement monarchique; il parle de la guerre, de la vanité, de l'amour-propre, de la naissance, du caractère, du bonheur, de l'ennui, de l'amitié, des femmes, de la galanterie, de l'amour, de l'éducation, de la bonne compagnie, de l'avarice, de l'opulence, des avantages de la médiocrité, et enfin de la supériorité des anciens sur les modernes. Il a d'ailleurs eu soin d'entremêler tous ces objets d'une foule de caractères finement tracés, de réflexions ingénieuses, et d'anecdotes piquantes.

Nous allons essayer de le suivre dans quelques-uns de ces objets, et de présenter un résultat clair de ses idées, en prenant la liberté de le combattre toutes les fois que nous ne serons pas de son avis, mais en rendant toujours justice à la finesse de ses vues.

L'auteur observe d'abord, avec raison, que l'esprit est un mot vague, dont on se sert trop légèrement, et qu'il faudrait inventer des termes pour en désigner toutes les parties. Il donne alors une définition de l'esprit: «L'esprit, dit-il, est la connaissance des causes, des rapports et des effets. L'esprit de profondeur remonte aux causes; celui d'étendue embrasse les rapports; celui de finesse consiste à juger promptement des effets. L'esprit est l'aptitude à penser, et la pensée elle-même.» Dans tout cela, l'auteur nous paraît manquer d'exactitude et de clarté. L'esprit de profondeur et d'étendue est vraisemblablement le même; et l'esprit de finesse ne consiste pas à juger promptement, parce qu'on peut avoir un esprit très-fin et très-lent.

D'ailleurs, on voit que cette définition rentre dans celle de l'esprit et du jugement par Locke. «L'esprit, dit Locke, consiste à distinguer en quoi les objets qui diffèrent se ressemblent, et le jugement en quoi les objets qui se ressemblent diffèrent.» Mais le philosophe anglais, ordinairement si juste et si précis, se trouve ici précis sans être juste; car l'esprit qui distingue en quoi les objets qui diffèrent se ressemblent, ne fait pas d'autre opération que celui qui distingue en quoi les objets qui se ressemblent diffèrent.

«L'homme qui pense le plus, qui détermine le plus à penser, possède au plus haut degré le don de l'esprit. Combien d'auteurs, examinés dans ce rapport, perdraient leur réputation! Il y a plus de pensées dans telle page de Montaigne, de La Bruyère, de Montesquieu, que dans un poème entier.»

Tout le commencement de ce paragraphe est excellent; mais on ne sait pas pourquoi l'auteur l'a terminé par un sarcasme contre la poésie, et de quel poème il a voulu parler. Si c'est d'un mauvais poème, il a raison; mais on pourrait lui répondre, avec non moins de justice, qu'il y a plus de pensées dans telle page de Lucrèce, des Géorgiques, de l'Essai sur l'Homme, des discours de Voltaire, etc., que dans plusieurs volumes de prose; et qu'en faudrait-il conclure? Si l'auteur n'aime point la poésie, nous en sommes bien fâchés; c'est un plaisir qu'il a de moins, et il est digne de l'aimer. Montesquieu avait affiché un grand dégoût pour ce bel art, après avoir long-temps essayé en vain de faire des vers.

C'est ici qu'on trouve une juste appréciation des talens de Duclos, qu'on a long-temps mis à côté de Montesquieu, de Buffon et de J.-J. Rousseau, dans quelques sociétés à la mode.

«Le peintre de quelques portraits a été au-dessous du médiocre, quand il a tenté d'être peintre d'histoire. Duclos traçait les mœurs, les ridicules, les vices, les fausses vertus des gens avec lesquels il soupait, et il n'avait pas soupé avec Louis XI

L'auteur, après avoir parlé de l'éloquence en homme éloquent, cite les moyens que les passions prêtent à l'homme. «La passion embellissait Le Kain. On oubliait sa taille ignoble, ses traits grossiers; il s'élevait, s'ennoblissait. Le Kain disparaissait, et son âme donnait à son extérieur la noblesse, la fierté d'un héros. C'est en songeant au pouvoir créateur des passions, qu'une femme, à qui l'on témoignait de la surprise de l'amant qu'elle avait choisi, dit pour toute réponse: Vous a-t-il aimé?»

Nous l'avons déjà dit, l'auteur était fait pour donner plus d'étendue à ses réflexions sur le pouvoir des passions, que M. Helvétius et M. de Vauvenargues seuls ont considérées philosophiquement dans les rapports qu'elles ont avec l'esprit et dont dépendent si souvent les talens, le bonheur, et la destinée entière de l'homme.

L'article du bon sens est traité avec briéveté et bien, dans le livre que nous analysons.

«Le bon sens est une faible lumière qui éclaire un horizon borné, et qui suffit pour conduire sûrement celui qui n'étend pas plus loin sa vue.»

Après avoir parlé des réputations usurpées, et relevé quelques mauvais jugements de La Bruyère sur Ronsard, Malherbe, Théophile, Balzac et Voiture, l'auteur continue à poursuivre l'esprit dans une marche plus certaine que celle dont nous avons parlé tout à l'heure, et il dit: «L'esprit au seizième siècle, consistait dans l'érudition. Il semble que le génie s'essayait pour parvenir au point de la maturité. Le bel esprit a succédé. Les grands talens se manifestent ensuite, et leur éclat s'est soutenu près d'un siècle entier. L'état d'épuisement qui suit de grands efforts, semble caractériser l'époque actuelle. Les littérateurs ont remplacé les hommes de génie; on raisonne sur les ouvrages du siècle précédent; on assigne les rangs; on écrit beaucoup sur l'art d'écrire. Beaucoup d'auteurs sont en état de donner des leçons, bien peu de présenter des modèles. Les principes du goût sont familiers, et l'habitude de juger a aiguisé le discernement général. Il y a plus de juges éclairés, plus d'amateurs instruits, et moins d'hommes d'un grand talent. Quand on est jeune, on produit; mais quand la vieillesse appesantit les esprits, on ne fait plus que raisonner sur le passé. Tels sont les âges de la vie, et telle semble avoir été la marche des trois siècles. L'époque actuelle présente l'image de la vieillesse. L'impuissance, l'admiration du passé, l'amour de soi-même, qui est l'effet de l'âge et de l'insensibilité d'un cœur desséché, et enfin l'attachement à l'argent, semblent donner le caractère sexagénaire du siècle.»

Il faut avouer que, si ces observations ne sont pas entièrement neuves, elles ont du moins l'art d'être bien présentées.

Tout ce que l'auteur dit de la cour et des courtisans a le même mérite. S'il se rencontre quelquefois avec La Bruyère, ou quelques autres écrivains qui ont parlé de la cour et des courtisans, il remporte l'avantage de ne leur être point inférieur, et d'ajouter heureusement à leurs idées. Voyez comme il s'exprime sur les séductions qui environnent les princes.

«Sénèque a dit que le plus beau spectacle de la divinité était de voir l'homme vertueux aux prises avec l'infortune. Un autre spectacle non moins beau, c'est de voir un roi vertueux luttant contre les séductions qu'on s'efforce de multiplier autour de lui, fermant ses oreilles à la voix de la flatterie, et dissipant les nuages qu'on élève sans cesse autour de la vérité.»

Les bornes de ce journal ne nous permettent pas de rapporter ici le parallèle que fait l'auteur d'Henri IV et de Louis XIV; qu'il nous suffise de dire que ce parallèle est à l'avantage de Louis XIV.

Nous avouons avec l'auteur qu'Henri IV dut en partie ses grandes qualités à la rudesse de son éducation et à ses malheurs. Nous convenons même qu'il a eu beaucoup de faiblesses, et nous n'essaierons pas de le justifier d'avoir laissé mourir Biron sur un échafaud: mais s'il n'a pas été un prince parfait, en a-t-il moins droit d'être compté au rang des grands hommes, et surtout au rang des bons rois? Ne fut-il pas général habile, brave soldat, ami sensible, amant généreux, époux indulgent et père tendre? N'a-t-il pas fait à son peuple tout le bien qu'il a pu lui faire, et ne travaillait-il pas sans relâche à le rendre heureux?

Loin de nous la coupable envie d'obscurcir la gloire de Louis XIV; mais, de quelque éclat dont elle brille encore, elle ne peut nous éblouir assez pour nous faire préférer ce prince à son aïeul. Il était né, sans doute, avec une grande âme; il a déployé sur le trône des vertus éclatantes. Mais n'a-t-il pas trop écouté la flatterie, l'orgueil et la vengeance? Peut-on justifier l'ordre de submerger la Hollande? l'embrâsement du Palatinat? les dragonades des Cévènes? et tant de guerres qui ont dévasté et écrasé la France?

Le roi qui désire le plus le bonheur de ses sujets, est le plus grand des rois. D'après cela qu'on juge entre Henri IV et Louis XIV.

L'auteur parle très-bien du caractère, qui se modifie toujours d'après nos penchans, ou plutôt qui n'en est que le résultat; aussi il remarque qu'en étudiant le caractère ou les penchans d'un homme, on pourrait assigner presque avec certitude sa conduite dans une circonstance donnée.

«Le bonheur et le plaisir, dit-il, sont deux manières d'être affecté, qui n'ont rien de commun... Tout homme peut éprouver des plaisirs vifs; mais peut-être que l'âme et le cœur rendent seuls capables de goûter le bonheur; et dès-lors tous ceux qui ne sont pas doués d'une sensibilité vive ne peuvent y prétendre».

Cette conséquence est-elle bien vraie? et n'est-ce pas, au contraire, cette vive sensibilité qui nous rend trop difficiles sur le bonheur?

Voici qui est plus exact. «Il est des jours heureux; il n'est point de vie heureuse; ce serait un songe enchanteur sans réveil.

«La manière de sentir constitue le bonheur bien plus que les avantages qu'on possède»; et c'est ce que l'auteur démontre par des raisonnemens et des exemples.

«Un homme sur la roue, que son confesseur exhortait à la patience, lui répondit: «Mon père, il y a long-temps que je ne me suis trouvé dans une situation d'esprit aussi tranquille.»

«Un homme fort riche dans ce siècle, à portée, par sa fortune, de se procurer tous les plaisirs, jouissant d'une santé florissante, doué des avantages extérieurs, est mort de douleur de n'être pas gentilhomme».

Le bonheur des grands et des gens riches dépend presque toujours d'eux-mêmes; celui de la multitude dépend de ceux qui la gouvernent. Dans cette classe d'hommes, le bonheur consiste à ne pas souffrir; et c'est aux législateurs à remplir cet objet, aussi l'auteur leur adresse cette sage exhortation:

«O vous, bergers de grands troupeaux d'hommes, rois, souverains, dont l'âme sensible se plaît dans le contentement des autres, détournez les yeux de votre cour, si vous voulez donner l'essor à vos nobles sentimens! Vous ne pouvez rendre heureux le petit nombre de courtisans qui vous environnent. Une soif inaltérable d'or, de grandeurs, d'éclat, les domine. Abaissez vos regards vers une multitude à qui vous pouvez accorder un bien-être sensible et durable, et qui passera jusqu'à la seconde génération».

Après avoir parlé du bonheur, l'auteur parle de la durée du temps et de l'ennui, et il prouve que les religieux s'ennuient beaucoup moins que les gens du monde, parce que toutes les heures de leur journée sont variées par diverses occupations qui les remplissent; de même le peuple est encore moins susceptible de connaître l'ennui qu'aucune autre classe de la société, puisque, comme l'a si bien observé M. de Voltaire:

Le travail fut toujours le père du plaisir.

L'amitié, l'amour, et tout ce qui concerne l'esprit et le caractère des femmes, tiennent beaucoup de place dans cet ouvrage. L'auteur semble penser qu'il n'y a pas d'amitié réelle; mais il n'applique ses réflexions qu'aux temps modernes et aux sociétés dans lesquelles il vit; il avoue lui-même que l'homme est capable d'une véritable amitié; ce qui se démontre invinciblement par une connaissance approfondie du cœur humain et de l'influence des gouvernemens; et nous, nous osons avancer qu'on en pourrait citer beaucoup d'exemples récens, pour opposer à l'égoïsme et à la perversité de nos mœurs.

Il traite aussi l'amour comme un sentiment presque toujours factice et un commerce de perfidie; et il ne fait pas plus de grâce aux femmes, dont il relève cruellement tous les torts et tous les défauts.

«La femme chez les sauvages est une bête de somme, dans l'Orient un meuble, et chez les Européens un enfant gâté.

»La vanité fait plus succomber de femmes, que le goût, le penchant et les sens...

»Combien la femme qu'on croyait la plus réservée, fait d'étranges révélations à son amant, lorsqu'elle s'est abandonnée! combien de fois elle a été au moment de succomber! que d'entreprises qui l'ont profanée! que de savoir elle a sur les plus petits mystères de l'amour! elle connaît jusqu'à la langue de la débauche!

»L'amour-propre domine en général dans le sentiment des femmes, et les sens dans l'attachement des hommes...

»On débite beaucoup d'histoires fausses sur les femmes; mais elles ne sont qu'une foible compensation des véritables qu'on ignore». Cette phrase ressemble à la réflexion malveillante d'un autre écrivain, qui n'a jamais épargné les femmes. Mézerai dit, en parlant de quelques aventures amoureuses: «De ces choses-là, on en conte toujours plus qu'il n'y en a, et il y en a toujours plus qu'on n'en sait.

»Ce qui choque le plus une femme dans la témérité des hommes, c'est l'idée que leurs entreprises sont déterminées par l'opinion de la facilité. Mais si la passion peut en être l'excuse, il n'est point de hardiesse qu'une femme ne pardonne en secret.»

Ces traits, et une infinité d'autres à peu près pareils, forment le caractère que l'auteur attribue aux femmes. Mais sans prétendre nous établir ici les réparateurs des torts faits à ce sexe aimable, qui se défend assez lui-même par ses charmes contre des vérités fâcheuses et des outrages impuissans, nous avouons que l'auteur n'a pas assez fait valoir les compensations dont la nature a doué les femmes pour balancer leurs défauts. D'ailleurs, en les considérant, il ne les prend que dans une classe particulière de la société et au milieu de Paris, où la corruption des mœurs a tout changé. Mais ses portraits conviendraient-ils à des femmes que l'éducation, les exemples et le luxe n'auraient pas, en quelque sorte, dénaturées? conviennent-ils même à toutes nos Françaises? n'est-il donc plus parmi nous des épouses fidèles, des mères respectables, des citoyennes vertueuses, des femmes enfin qui, suivant la belle expression d'un auteur moderne, ne donnent à leurs maris, pour garant de leur vertu, que leur vertu même? Oui, sans doute, il y en a; et si nous avions besoin d'en citer des exemples, nous en trouverions aisément, même dans le rang élevé, qu'on a eu principalement en vue dans les nouvelles Considérations.

L'opposition qui se trouve des mœurs des jeunes gens des deux sexes qui entrent dans le monde, avec l'éducation qu'il ont reçue, est ici très-justement observée: mais en cela, l'auteur s'est contenté de remarquer les effets, sans essayer de remonter aux causes. Il serait pourtant utile de savoir si c'est l'éducation qui enfante les mauvaises mœurs, ou si ce sont les mauvaises mœurs qui détruisent tout-à-coup le pouvoir de l'éducation, et, quoi qu'il en soit, nous croyons qu'un changement dans l'éducation nationale, est plus important que jamais. Un philosophe moderne a répandu des lumières sur l'éducation physique et particulière, dont la génération présente sent déjà les avantages; mais comme il n'a point parlé de l'éducation publique, nous espérons qu'il sera dignement suppléé par un écrivain qui, quoique jeune encore, s'est long-temps occupé de cet intéressant objet, et nous sommes bien certains que l'amitié n'égare point notre opinion. Il nous reste à relever un sentiment qu'on trouve dans les nouvelles Considérations, et qui nous semble erroné: on y soutient que le meilleur roman est toujours nuisible aux mœurs. Nous sommes d'un avis contraire. Nous croyons que Télémaque, Mariamne, Grandisson, le Vicaire de Wakefield, et une foule d'autres ouvrages du même genre, sont propres à nous donner l'amour de la vertu, et à nous faire tenir en garde contre les séductions du vice.

Ici se retrouve encore le parallèle tant de fois tracé des anciens et des modernes; et il faut avouer qu'il l'est d'une manière judicieuse et nouvelle. L'auteur, en rendant hommage à la supériorité de nos grands hommes, reconnaît la prééminence de ceux de l'antiquité, prééminence qu'ils ont due et au climat et à la sagesse de leurs institutions, et qui les rendra à jamais l'admiration et les modèles des peuples qui auront le vrai goût des arts.

L'analyse que nous venons de faire est exacte; nous n'avons point relevé quelques phrases qui nous semblent peu élégantes, quelques comparaisons trop recherchées; mais nous avons combattu les idées qui nous ont paru les plus fausses. Nous devons ajouter que les bornes qui nous sont prescrites ici, ne nous ont pas permis d'indiquer tout ce qui nous a plu dans l'ouvrage que nous annonçons, et qu'il paraît bien rarement des livres qui décèlent autant d'esprit dans leur auteur et qui soient aussi dignes de l'estime publique. Heureusement il n'est plus très-rare, mais il est toujours très-beau que des hommes chargés de grandes places d'administration, instruisent par leurs écrits les peuples au bonheur desquels ils travaillent.


Sur l'ouvrage intitulé, Motifs essentiels de détermination pour les Classes privilégiées. — 1789.

C'est un recueil de différens morceaux détachés d'un grand ouvrage dont la première livraison, au moment d'être donnée au public, avait été mise à la Bastille, et n'en est sortie que le 13 juillet, avec d'autres prisonniers de la même espèce, et de toute espèce. Plusieurs de ces morceaux pouvaient alors être d'un intérêt qu'ils n'ont plus à présent que la révolution est à peu près consommée, et que l'égoïsme même ordonne d'être citoyen. Réflexion juste et qui pourra, nous l'espérons du moins, opérer plus d'une conversion, et attirer des amis à la cause publique. L'auteur a voulu prendre date, et atteste ses amis que plusieurs de ces morceaux ont été écrits dès l'année 1775. La multitude d'ouvrages sortis presque en même temps de tous les porte-feuilles, prouve à quel point la révolution était préparée et presque faite d'avance dans tous les esprits. Ce ne sera pas un médiocre sujet d'étonnement pour la postérité, de voir la constance et la continuité des efforts multipliés contre une révolution commandée par l'opinion générale, dans un pays où jadis l'Université fut redoutable, et où presque de nos jours la Sorbonne fut une puissance.

Le fragment que nous recommandons le plus à nos lecteurs, est celui qui a pour titre: Remontrances essentielles à la Noblesse française, où l'auteur, cherche à la consoler de l'impossibilité que la France, lorsqu'elle a des têtes, soit encore gouvernée comme lorsqu'elle n'avait que des casques. Il est encore plus difficile de la gouverner de la même façon, depuis que les casques sont sur toutes les têtes. Mais l'auteur ne pouvait prévoir un événement postérieur à la publication de son recueil.


Sur l'ouvrage intitulé, Situation politique de la France, et ses rapports actuels avec toutes les puissances de l'Europe; par M. de Peyssonnel, ancien Consul-général. — 1790.

Cette production est l'ouvrage d'un homme de mérite, connu et distingué depuis long-temps dans la carrière des négociations. La première partie a pour objet de relever toutes les fausses vues qui ont fait conclure le traité de Versailles en 1756, et offre le tableau de toutes les fautes que le ministère français a commises depuis cette époque jusqu'à nos jours. Un volume a suffi pour cette partie de l'ouvrage.

La seconde, beaucoup moins considérable, est pourtant la plus intéressante et la plus utile. C'est le tableau général des rapports actuels de toutes les puissances européennes avec la France. L'auteur la met, pour ainsi dire, en regard avec chacune de ces puissances, grandes ou petites. Et c'est ici qu'on voit toute l'étendue des connaissances de M. de Peyssonnel en politique positive. Le mérite de son livre, considéré sous ce point de vue, sera toujours incontestable. Mais il paraîtra d'un moindre prix à ceux qui mettent moins d'importance aux idées de grand rôle à jouer dans l'Europe, de prépondérance politique, à ceux qui de peuple à peuple ne croient pas aux ennemis naturels, aux secrets les plus profonds des cabinets, etc. Ceux qui se permettent de manquer de respect pour la vieillesse de ces idées, disent qu'elles ont fait leur temps, qu'on s'en est fort mal trouvé, et qu'il importe à l'humanité qu'elles cèdent la place à d'autres. Ils disent que la prétendue gloire d'un maître n'est pas la gloire d'une nation, que celle de la nation même n'est pas son bonheur; que les peuples ne sont pas faits pour orner les gazettes, mais seulement pour être heureux; que les secrets du cabinet ne sont importans que dans les intrigues des ministres trompant leur maître pour leur intérêt personnel, engageant par leurs intrigues des guerres sanglantes terminées par des traités captieux qui recèlent le germe d'une guerre nouvelle; qu'il y a des mystères politiques lorsqu'on est gouverné dans les ténèbres, et qu'il y en a fort peu lorsqu'on se gouverne au grand jour; enfin, ils prétendent que la politique elle-même dédaignera la plupart de ses anciennes maximes, axiomes de la sottise et de la pusillanimité. Ils allèguent, à l'appui de leur opinion, le dernier traité de paix entre le grand Frédéric et l'empereur, le traité entre l'Amérique et la France, où la politique plus libre, plus ouverte, plus généreuse, a parlé un langage qui eût fort étonné les négociateurs du dernier siècle.

Telles sont les idées des novateurs, fort contraires à celles des vieillards du pays. Mais celles-ci s'en vont, et les autres arrivent. Entre deux armées, dont l'une diminue tous les jours par la désertion, et dont l'autre s'accroît des recrues, il n'est pas difficile de deviner à qui doit demeurer la victoire. On sait ce que le grand Frédéric pensait de la vieille politique d'Europe. M. de Peyssonnel attribue une grande partie de ses succès à la connaissance qu'il avait des secrets les plus profonds de notre cabinet. Mais le premier secret de notre cabinet était que le ministère, toujours occupé d'intrigues et de futilités, ne prendrait jamais que de mauvaises mesures; qu'on n'opposerait au plus grand guerrier du siècle que des généraux ineptes; ou que, si on lui en opposait d'habiles, on ne manquerait pas de les rappeler bien vîte après une première victoire. Avec cette connaissance qu'il avait comme toute l'Europe, avec ses troupes, son trésor et son génie, il pouvait s'embarrasser fort peu de notre cabinet, et en rire à son aise, comme il s'en donne le passe-temps dans tout le cours de sa correspondance.

Malgré ces observations, qui supposent seulement des principes politiques différens de ceux de M. de Peyssonnel, il n'est pas moins vrai que son livre peut et doit être utile, même dans les circonstances actuelles, où de grands changemens dans les idées relatives à l'ordre social vont en amener d'aussi grands dans les rapports politiques de la plupart des puissances.

Ce second volume est terminé par un Mémoire, où l'on développe les avantages que le pacte de famille peut procurer à la France ou à l'Espagne, pour le rétablissement de la marine et du commerce maritime. C'est encore, ici qu'on peut trouver de l'instruction, et l'auteur est sur son terrain. Mais ses principes spéculatifs seront encore exposés à de terribles attaques. La philosophie qui, vers ces derniers temps, s'est mêlée de tout, précisément parce qu'elle était exclue de tout, s'est avisée de se mêler aussi de politique financière. Elle a combattu et détruit plusieurs des opinions qui servent de base aux raisonnemens de M de Peyssonnel. Les opérations qu'il conseille aux gouvernemens de France et d'Espagne, pour la réduction de l'intérêt légal de l'argent, paraîtront aux novateurs une suite de préjugés de l'ancienne routine. Ils soutiennent que toute manœuvre pour diminuer l'intérêt de l'argent est absurde, puisque l'intérêt (supposé de 5) tombe de lui-même à 4, quand il y a 5 à prêter, comme il monte nécessairement à 6, quand, au lieu de 6, il n'y a que 5 à prêter, ou qu'il se trouve un sixième de plus d'entreprises à faire.

Ils ne lui passeront pas non plus l'idée qu'une banqueroute nationale en Angleterre est inévitable; ils seront mécontens de lui voir approuver «un des plus ingénieux écrivains de la Grande-Bretagne, qui pensait qu'une banqueroute de fonds publics était devenue non seulement nécessaire, mais juste en Angleterre.» D'abord ils lui demanderont comment ce qui est ailleurs une suprême injustice, devient juste en Angleterre; ils demanderont si les Anglais ont été contens de l'idée qu'on voulait donner de leur justice nationale. Mais en abandonnant cette question à laquelle il serait difficile de répondre, nos novateurs se vantent d'avoir prouvé que l'idée d'une banqueroute nationale est un monstre en politique, et que cette crainte n'est qu'une chimère. Ils prouvent par des chiffres (car enfin ils savent aussi compter), ils prouvent qu'en Angleterre, depuis 1690 jusqu'à nos jours, le montant du revenu territorial, le prix des denrées, celui des marchandises, le salaire des journées, la dette publique, l'impôt, les exportations et la richesse nationale s'étant accrus dans une proportion exacte et respective, les anciens rapports entre toutes les parties de la société se trouvent les mêmes qu'avant la dette et les taxes qui doivent en payer l'intérêt. Il résulte, selon eux, que la banqueroute des fonds publics en Angleterre est un fantôme qui a trop long-temps effrayé les Anglais eux-mêmes. Mais il paraît qu'ils commencent à revenir de leur peur. Il reste à expliquer, dans ce système, comment a pu s'opérer cette merveille du niveau établi et maintenu entre la dette publique et les taxes qui en paient l'intérêt. Elle s'est opérée d'elle-même, par l'effet nécessaire de la liberté, dans un pays où nulle classe d'hommes ne pouvant être opprimée par un autre, où un intérêt peut se défendre contre les agressions d'un autre intérêt, le prix des journées du travailleur s'est augmenté dans la proportion nécessaire pour payer les taxes. Voilà, disent-ils, tout le miracle; et ils concluent que la liberté produira en France le même prodige qu'en Angleterre: il faut convenir qu'il y a eu dans le monde des novateurs plus fâcheux et des spéculateurs moins consolans.


Sur l'ouvrage intitulé, Vœux d'un Solitaire, pour servir de suite aux Études de la Nature; par Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre. — 1790.

Cet ouvrage, commencé à l'époque de la convocation des états-généraux, n'a pu paraître qu'au mois de septembre dernier, et déjà une partie des questions sur lesquelles M. de Saint-Pierre donnait son avis, étaient décidées par l'assemblée nationale, conformément ou contradictoirement à l'opinion de l'auteur. Cette production n'avait donc plus, même à sa naissance, la sorte d'intérêt qui a fait rechercher alors la plupart des écrits où ces questions étaient discutées. Mais nul ouvrage ne pouvait se passer plus aisément de cette faveur passagère des circonstances. Le talent et le génie sont l'à propos de tous les temps, et l'un et l'autre brillent dans l'écrit que nous annonçons. Il est vrai qu'on retrouve, dans les Vœux d'un Solitaire, plusieurs des idées que l'auteur avait déjà répandues dans ses Études de la Nature. Mais la variété des aspects sous lesquels il les reproduit, le surcroît des preuves, soit en raisonnement, soit en exemples, dont ils les fortifie encore, le sentiment dont il anime les nouveaux développemens qu'il leur donne, tout atteste la plénitude de sa conviction, l'abondance de ses pensées, la richesse de son talent, et surtout ce vif et profond désir du bonheur des hommes, seul mobile digne d'un talent si rare et si précieux.

Il est inutile d'en dire davantage sur un ouvrage qu'on peut considérer comme le cinquième volume des Études de la Nature. Il serait trop long d'en relever les beautés; et il semblerait fastidieux de combattre quelques opinions de l'auteur, déjà peut-être abandonnées par lui-même depuis la publication de son livre, et que, par le fait, la nation a laissées bien loin derrière elle.


Sur l'ouvrage intitulé, Voyage de M. le Vaillant dans l'intérieur de l'Afrique par le Cap de Bonne-Espérance, dans les années 1780, 1781, 1782, 1783, 1784 et 1785.—2 Vol. in-8o. — 1790.

Le voyage que nous annonçons est un de ces ouvrages qui ne peuvent se ressentir de l'indifférence plus ou moins passagère du public, pour tout ce qui est étranger aux grands objets dont s'occupe la nation; il trouvera des lecteurs, et les intéressera aujourd'hui comme il eût fait dans les temps les plus paisibles, et lorsqu'on était uniquement occupé de sciences et de littérature. Un voyage dans l'intérieur de l'Afrique éveille d'abord la curiosité; et l'auteur de celui-ci ne tarde pas à faire naître un intérêt qu'il soutient jusqu'à la fin de son ouvrage. On sait que la navigation, qui de nos jours a découvert plusieurs côtes de ce vaste continent, n'a pu nous dévoiler l'intérieur de ces immenses régions où tout est nouveau pour nous, terres, plantes, hommes, oiseaux, poissons, animaux de toute espèce. On peut lui appliquer ce que M. le Vaillant dit de l'Amérique méridionale: «c'est le foyer où la nature travaille ses exceptions aux règles qu'on croit lui connaître.» L'Afrique lui parut le Pérou des naturalistes: il en a fait le sien; il s'y est enrichi, et nous fait partager sa richesse; il sait même la faire aimer par l'intelligence avec laquelle il en dispose, par le goût qui règne dans la distribution de son ouvrage. Il sait peindre, animer, varier ses tableaux: il parle tour-à-tour à la raison, au sentiment, à l'imagination. Nous entendons dire que son livre n'est pas assez savant. Le reproche peut être fondé; car il est certain que le livre n'est point ennuyeux, condition requise, en plus d'un genre, pour être réputé profond. C'est à M. le Vaillant à confondre cette critique; et il paraît qu'il s'y disposait d'avance, puisque, dans son premier voyage, qui sera bientôt suivi d'un second, il annonce une ornithologie, et une histoire des animaux quadrupèdes de cette contrée, qu'il va bientôt donner au public. Revenons à celui qu'il nous donne en ce moment.

L'auteur part du Texel avec des lettres de recommandation pour M. Boers, ancien fiscal du Cap de Bonne-Espérance. Après quelques accidens de mer, que l'auteur décrit en physicien, et une fâcheuse rencontre plaisamment contée, il arrive au Cap au moment de la rupture entre la France et l'Angleterre. Il fait une description succincte de la ville du Cap et des environs, des productions naturelles, arbres, plantes, etc. Quoique son objet ne soit pas d'insister sur l'état civil et politique de la colonie, il relève en passant quelques abus absurdes ou intolérables, soufferts ou même protégés par l'administration. Il en prévoit les effets nécessaires, et donne à la compagnie hollandaise d'excellens avis, dont elle ne profita pas; car, en dépit des conseils et des prédictions, la puissance marche aveuglément jusqu'à l'instant où elle se précipite.

L'auteur part du Cap pour aller visiter la baie de Saldanha, pour chasser, pour faire connaissance, dit-il, avec des bêtes féroces, et préluder aux combats qu'il devait leur livrer dans le continent. Son coup d'essai fut heureux; le premier tigre qu'il détruisit, se trouva monstrueux. «Je le mesurais des regards, dit-il, et me croyais tout au moins un Thésée». Tout allait bien; la collection d'animaux, d'oiseaux, d'insectes, s'accroissait tous les jours; mais ces richesses étaient déposées sur un vaisseau qui se trouvait à la rade. Il serait trop long d'exposer les raisons politiques qui, aux approches de la flotte anglaise, obligèrent le capitaine de faire sauter en l'air son vaisseau. Qu'on se figure la position d'un homme que la passion des voyages, des sciences, des découvertes arrache à sa patrie, aux regrets de sa femme, de ses enfans, envoyé au-delà des mers chercher des dangers de toute espèce, et qui voit en un instant ses collections, sa fortune, ses projets, ses espérances, gagner, dit-il, la moyenne région et s'y résoudre en fumée. Ce n'est pas tout, il fallait fuir les vainqueurs, et gagner le Cap. C'est ce qu'il fit avec le désespoir dans le cœur; mais il avait un ami. M. de Boers, ne le voyant point revenir avec les autres fugitifs, s'en inquiéta et le fit chercher dans l'asile où il s'était retiré en attendant des secours d'Europe. «Monsieur, lui dit tranquillement M. Boers, vous n'oublierez pas que vous m'êtes recommandé. Revenez à vos projets; c'est à moi de pourvoir aux détails. Acceptez, je le veux.—J'acceptai, dit l'auteur, l'offre de cette ame généreuse; un refus l'aurait trop blessée.» On conçoit de quelle espèce furent les apprêts du voyage. Deux grands chariots, dont l'un chargé de tout ce qui convenait à un naturaliste; l'autre de provisions, instrumens, outils, fusils, pistolets, poudre, plomb, balles de plusieurs calibres, biscuit, thé, café, sucre, plusieurs barils d'eau-de-vie et force tabac pour les Hottentots, quincailleries, verroteries, colliers, bracelets, pour faire, dit-il, suivant l'occasion, des échanges ou des amis. Son train était composé de trente bœufs, trois chevaux de chasse, neuf chiens, et cinq Hottentots. Le nombre de ces derniers monta depuis jusqu'à quarante. Il part; et dès le lendemain, il s'arrête, le soir, au pied des hautes montagnes qui bornent la Hollande hottentote au pied du Cap. «Ce fut alors, dit-il, qu'entièrement livré à moi-même, et n'attendant de secours que de mon bras, je rentrai, pour ainsi dire, dans l'état primitif de l'homme, et respirai pour la première fois l'air pur et délicieux de la liberté.»

Il poursuit sa route dans les déserts, dans les forêts, évitant autant qu'il lui est possible les habitations, et s'avance dans le pays des Anteniquois, hommes de miel. On sent qu'ici nous devons abandonner tous les détails; et que si l'Afrique est le pays des merveilles, un extrait, un journal même n'en sont pas la place. Il est impossible de suivre l'auteur dans ses chasses, ou plutôt dans ses guerres avec les bêtes féroces: buffles, jacals, hyènes, panthères, lions, éléphans, hippopotames, etc. La dissection des vaincus était le prix de la victoire, toujours achetée par de grandes fatigues, et qui souvent pensa coûter plus cher: incroyable effet de l'amour des sciences. «J'avais trouvé dans les bois, dit M. le Vaillant, un vieux arbre mort dont le tronc était creux; c'est là que, malgré les pluies continuelles, je passais presque toutes mes journées à guetter les petits oiseaux et le gibier qui se présentaient: j'y étais du moins à l'abri de la pluie, et me nourrissais d'espérance. De cette niche sacrée, j'abattais impunément tout ce qui se montrait devant moi. Ainsi, l'étude de la nature l'emportait sur les premiers besoins: je mourais de faim, et songeais à des collections.»

C'est dans l'ouvrage même qu'il faut lire la description du genre de vie qu'il menait dans son séjour à Pampoen-Kraal, partagé entre les plaisirs de ses diverses chasses, de ses études, sous le plus beau ciel, dans la société de ses animaux domestiques et de ses fidèles Hottentots, qu'il traitait en amis, qu'il représente, non comme des animaux abrutis et dégoûtans, mais comme des hommes simples, grossiers, bons et sensibles, encore chers à son souvenir. Ce sentiment se reproduit en plusieurs endroits de son livre, avec un intérêt nouveau. Les momens passés à Pampoen-Kraal, il les appelle les seuls momens de sa vie où il ait connu tout le prix de l'existence. «Je ne sais quel attrait puissant, dit-il, me ramène sans cesse à ces paisibles habitudes de mon âme; je me vois encore au milieu de mon camp, entouré de mon monde et de mes animaux. Une plante, une fleur, un éclat de rocher, çà et là placés, rien n'échappe à ma mémoire; et ce spectacle, toujours plus touchant, m'amuse et me suit par tout.» Voilà ce qui paraîtra sans doute inconcevable à ceux qui ne connaissent ni le charme d'une indépendance absolue, ni la passion des découvertes, ni le plaisir inexprimable que la nature attache aux grands développemens de nos facultés morales et intellectuelles.

M. le Vaillant, après avoir enrichi sa collection d'un grand nombre d'oiseaux, de quadrupèdes, de plantes, etc., etc. quitte le pays des Anteniquois, et prend sa route vers l'Augekloof: c'est une vallée longue et marécageuse, entourée de montagnes escarpées et arides, que le voyageur ne put franchir qu'avec des peines inexprimables. Il ne savait si la route qu'il avait prise le conduirait vers des hordes hottentotes ou vers des Caffres. Ces Caffres, que l'auteur visita depuis, étaient l'objet de la terreur universelle. Il s'en faut bien que l'auteur les ait trouvés tels qu'on les lui avait représentés dans la colonie. Le gouvernement du Cap, qui ne peut contenir dans l'ordre et dans l'obéissance les colons éloignés, ignore ou feint d'ignorer les excès monstrueux dont ils se sont rendus coupables pour reculer les limites de leurs possessions aux dépens des peuplades voisines. De là, parmi elles, cette haine pour les blancs, qui n'est qu'une juste horreur pour leurs cruautés; et de là, parmi les blancs, l'atrocité des calomnies par lesquelles ils cherchent à flétrir des hommes simples et innocens, dont ils ont provoqué les vengeances. Cette vérité affligeante, que M. le Vaillant prouve par des exemples et par des faits, semble lui avoir inspiré une sorte de passion pour les sauvages, et une profonde aversion pour les blancs, et en général pour la civilisation: sentiment qui paraît toujours un peu bizarre, que le vulgaire appelle misantropie, et qui n'est, au contraire, qu'un amour trop ardent de l'humanité, et une violente indignation contre les crimes, qui, dans l'ordre social, font le malheur des hommes. «Partout où les sauvages, dit M. le Vaillant, sont absolument séparés des blancs, et vivent isolés, leurs mœurs sont douces; elles s'altèrent et se corrompent à mesure qu'ils les approchent. Il est bien rare que les Hottentots qui vivent avec eux, ne deviennent des monstres. Lorsqu'au bord du Cap, je me suis trouvé parmi des nations très-éloignées, quand je voyais des hordes entières m'entourer avec les signes de la surprise, de la curiosité la plus enfantine, m'approcher avec confiance, passer la main sur ma barbe, mes cheveux, mon visage; je n'ai rien à craindre de ces gens, me disais-je tout bas, c'est pour la première fois qu'ils envisagent un blanc.» Juvénal n'a rien de plus fort que ce dernier trait; mais il se trouve malheureusement trop justifié dans le voyage de M. le Vaillant, par le contraste des mœurs sauvages et des mœurs européennes.

L'auteur, toujours menacé de ces Caffres si redoutables, et prenant contre eux toutes les précautions de la prudence, s'avance dans le pays, où on le suit avec intérêt, à travers les dangers de ses chasses aux éléphans, aux bubales, aux gazelles, dont il décrit plusieurs espèces encore inconnues. Les productions naturelles, les différens paysages, les sites pittoresques, agréables ou terribles, les phénomènes d'une nature nouvelle pour la plupart de ses lecteurs, se reproduisent sous les pinceaux de Teniers ou de Berghem. Dans cette variété d'objets, presque tous intéressans, nous ne pouvons nous arrêter qu'à celui qui l'est davantage et le plus généralement à l'homme, aux différentes hordes sauvages qu'a visitées M. le Vaillant et qui paraissent avoir été si mal observées avant lui. On connaît les contes ridicules de Kolbe, répétés par tous les voyageurs, et qui ont répandu en Europe des idées si absurdes sur les Hottentots. Quelques-unes sont accréditées par M. Sparmann lui-même, qui publia dans ces dernières années un voyage d'Afrique. M. le Vaillant rend justice à ce savant suédois, et ne le récuse point sur les choses qu'il a vues de ses propres yeux. Mais il lui reproche d'avoir donné une confiance aveugle aux erreurs ou aux mensonges des colons, la plupart pleins de préjugés ou de mauvaise foi. C'est une chose bien remarquable, que de voir la plupart des voyageurs modernes en opposition avec les voyageurs précédens, qui peignent sous des couleurs odieuses le sauvage, l'homme de la nature, que d'autres ont vu depuis sous un aspect plus favorable. Bacon disait qu'il fallait recommencer l'entendement humain, entreprise assez pénible après tant de siècles perdus. Il ne serait pas impossible qu'il fallût de même recommencer les observations, première base des idées de quelques philosophes sur la nature humaine, qu'ils représentent comme mauvaise, et faite pour toujours l'être. Le voyage de M. le Vaillant la fait aimer dans sa simplicité la plus grossière. Il rapporte différens traits des Hottentots, qui justifient ses fréquens souvenirs et les retours de sa sensibilité vers ce peuple doux et bon. «Il semble, dit-il, qu'on se soit plu à le calomnier de toutes les manières.» On a dit et répété qu'une mère qui accouche de deux enfans à la fois, en fait périr un sur le champ; d'abord ce fait est rare, et révolte ces nations. Cette question même a indigné plusieurs de ces sauvages, et ce crime n'a été commis que dans le cas où la mère, craignant de voir périr ses deux jumeaux, s'est vue forcée d'en sacrifier un.—Autre calomnie: en cas de mort de la mère, dit M. Sparmann, il est d'usage d'enterrer vivant avec elle son enfant à la mamelle. C'est ce qui m'a, dit-il, été certifié par des colons. On sait le cas que M. le Vaillant fait de ce témoignage; mais en le supposant vrai, il en conclut que la mère étant morte d'une fièvre épidémique, comme le dit M. Sparmann, les Hottentots alarmés, ont pu s'éloigner du cadavre et de l'enfant; car la peur de la contagion les oblige souvent d'abandonner jusqu'à leurs troupeaux, leur seule richesse. S'ils abandonnent leurs vieillards et leurs malades, ce n'est que lorsqu'un ennemi vainqueur les oblige à prendre précipitamment la fuite: c'est ce qui pourrait arriver en Europe. La famine est encore une des calamités contre laquelle ils ne connaissent pas d'autre expédient. «Mais, comme l'observe l'auteur, les calamités publiques, pour des peuples qui n'ont pas la première des combinaisons de nos arts, et nul moyen de s'y soustraire, si ce n'est la plus prompte fuite, ne peuvent être la règle avec laquelle il faut les juger.» Mais l'accusation contre laquelle il s'élève avec plus de force, c'est celle de ne connaître, dans leurs amours, ni les différences de l'âge, ni cette horreur invincible qui sépare les êtres rapprochés par le sang. Il se révolte contre des soupçons infâmes. «Oui, dit-il, toute une famille habite une même hutte; oui, le père se couche avec sa fille, le frère avec sa sœur, la mère avec son fils; mais au retour de l'aurore, chacun se lève avec un cœur pur. J'ose attester que, s'il est un coin de la terre où la décence dans la conduite et dans les mœurs soit encore honorée, il faut aller chercher son temple au fond des déserts.» M. Sparmann avoue lui-même que les sauvages ont plus de modestie que de voile; et M. le Vaillant ajoute qu'il n'a trouvé partout que circonspection et retenue chez les femmes, et même chez les hommes. Partout où il a trouvé des mœurs différentes, il ne les a jamais vues que comme un effet de la communication que ces hordes avaient eue avec les blancs.

Ces peuples n'ont aucune des superstitions que Kolbe leur attribue. L'auteur ne leur a même connu aucune idée religieuse. Ce que quelques voyageurs ont appelé un culte envers la lune, n'est qu'une espèce de danse nocturne, qui ne suppose aucune idolâtrie à l'égard de cet astre. La cérémonie nauséabonde du mariage des Hottentots, les arrosemens d'urine répandue sur les deux époux: sottises de Kolbe, rêves d'un voyageur sédentaire, qui recueillait des bruits populaires dans les tavernes du Cap. Il est vrai pourtant que la semicastration a lieu dans quelques peuplades, ainsi que la cérémonie de couper une phalange des doigts de la main ou du pied, sans qu'on puisse savoir d'où vient cette absurde coutume. A l'égard du fameux tablier des Hottentotes, c'est une bizarrerie qui se trouve quelquefois chez une certaine horde; mais elle est l'effet d'un caprice absurde, et d'une mode qui s'est efforcée de faire violence à la nature.

Telle est la légèreté avec laquelle on a observé ce peuple, qu'on a prêté aux femmes hottentotes les coutumes les plus bizarres: celle, par exemple, de s'entourer les bras et les jambes d'intestins d'animaux, en guise de bracelets; et il est vrai que ce qu'on a pris pour des intestins d'animaux, sont des tissus de jonc dont elles forment leurs nattes ou des peaux de bœufs coupées et arrondies à coup de maillet; préservatif indispensable contre la piqûre des ronces, des épines, et la morsure des serpens. L'auteur convient pourtant que l'habitude de voir des Hottentotes, n'a jamais pu le familiariser avec l'usage de se peindre la figure de mille façons différentes, et de se parfumer avec de la poudre de boughou, dont l'odorat d'un Européen n'est pas agréablement frappé. Enfin, M. le Vaillant ne laisse rien à désirer sur le détail des mœurs de ce singulier peuple, remarquable entre les sauvages même par l'étonnante vivacité de quelques-uns de ses sens, par des habitudes qui le caractérisent fortement, par la faculté qu'il a de se commander en quelque sorte le sommeil au défaut de nourriture, de suppléer aux alimens qui lui manquent en se resserrant l'estomac avec des courroies, de se gorger de la chair et de la graisse des animaux, et de vivre ensuite plusieurs jours avec quelques sauterelles; heureux quand ils trouvent quelques rayons de miel qui leur sont montrés par un oiseau que les naturalistes ont nommé indicateur, et pour lequel ces sauvages ont, par cette raison, le plus profond respect!

Tous ces détails sur les Hottentots sont terminés par quelques réflexions sur leur langue. M. le Vaillant s'est donné la peine de l'apprendre, et la venge du principal reproche qui lui a été fait. «Elle ne ressemble, dit-il, ni aux gloussemens des dindons, ni aux cris d'une pie, ni aux huées d'un chat-huant. Elle n'est pas si rebutante qu'elle le paraît d'abord. Sa grande difficulté consiste dans les différens clapemens qui précèdent chaque mot.» L'auteur caractérise chacun de ses clapemens, et finit par donner un court vocabulaire de cet idiome.

Nous avons laissé notre voyageur dans l'incertitude de la route qu'il tenait, et ignorant si les premières hordes qu'il rencontrerait seraient caffres ou hottentotes. Ce doute fut levé par l'arrivée imprévue d'une troupe de Gonaquois. C'est une race mixte, qui tient également du Caffre et du Hottentot. Ils sont d'une taille supérieure à ce dernier. Ce sont à peu près les mêmes mœurs pour le fond, mais dégagées des vices que les Hottentots tiennent de leur voisinage de la colonie, de leur soumission à des chefs vendus au gouvernement du Cap; chefs qui, pour l'honneur de porter un hausse-col, sur lequel est écrit le mot captien, deviennent les esclaves du gouverneur, et les tyrans, ainsi que les espions de leurs sujets abâtardis et dégradés.

Les Gonaquois sont une peuplade libre et brave, n'estimant rien que son indépendance, et dont toutes les habitudes offrent le caractère de la franchise, de la confiance et de la philantropie. Qu'on se représente la surprise de l'auteur, lorsqu'à son réveil il se trouva entouré, dans son camp, de cette troupe nouvellement arrivée. Leur chef s'approcha pour lui faire son compliment. Derrière lui, marchaient les femmes dans toute leur parure, luisantes et bien boughouées, c'est à dire, saupoudrées d'une poussière rouge, nommée boughou. Elles lui offrirent chacune leur présent; une donna des œufs d'autruche, l'autre un jeune agneau, d'autres du lait contenu dans des paniers d'osier, d'une texture assez serrée pour servir même à porter de l'eau. On devine bien que le voyageur ne demeura pas en reste. L'eau-de-vie, le tabac, les briquets, l'amadou pour les hommes, les bijoux, les colliers, la verroterie pour les femmes, tout fut prodigué à ses nouveaux hôtes. Ici l'auteur se complaît à peindre tous les charmes de sa société gonaquoise. Une jeune fille, qu'il nomme Narina (fleur), en était l'ornement, et devint bientôt sa compagne; «car, dit-il, dans les déserts de l'Afrique, il ne faut pas même oser pour être heureux.» Nous n'élevons aucuns doutes sur les perfections de Narina; mais, au risque de redoubler l'aversion que M. le Vaillant montre pour les vers en plusieurs endroits de son ouvrage, nous lui citerons ceux-ci:

Le plus triste vaisseau fut longs-temps son séjour.

Il touche le rivage, à l'instant tout l'invite;

Et pour Lisis, dans ce beau jour,

La première Philis des hameaux d'alentour

Est la sultane favorite,

Et le miracle de l'amour.

On peut passer à M. le Vaillant quelques ornemens superflus dans ce morceau sur les Gonaquois, un des plus agréables de l'ouvrage. Le chef de la peuplade qui était venu le visiter, ne comptait pas quatre cents sujets; et c'était pourtant une des plus considérables de la nation, qui ne rassemblait pas trois mille têtes sur une étendue de trente à quarante lieues. La bonne réception qu'il avait faite à ses hôtes, ayant été pour lui une excellente recommandation auprès des autres peuplades, le voyageur résolut de rendre au chef de celle-ci sa visite, et de poursuivre sa route. Il fallut se séparer; et la belle Narina se retira un peu triste avec sa mère, l'une riche de verroterie, et l'autre d'un miroir. Il la suivit peu de temps après, et on devine comme il fut reçu de la horde entière. C'est ici que M. le Vaillant distingue les nuances différentielles du Gonaquois et du Hottentot, toutes à l'avantage du premier. Il fut mené par le chef dans la hutte des vieillards qui ne pouvaient sortir pour le voir. Il les trouva tous gardés par des enfans de huit à dix ans, chargés de leur donner la nourriture, et tous les soins qu'exige la caducité. Il remarqua avec surprise que cette caducité n'était accompagnée d'aucune des maladies qui en sont chez nous l'apanage ordinaire; et ce qui l'étonna encore plus, ce fut de voir que leurs cheveux n'avaient point blanchi, et qu'à peine apercevait-on à leur extrémité une légère nuance grisâtre. On s'attend bien à voir paraître Narina: aussi revient-elle, toujours tendre, aimable et point boughouée. Toutes les huttes formant l'habitation de ce chef, au nombre à peu près de quarante, bâties sur un espace de six cents pieds carrés, formaient plusieurs demi-cercles; elles étaient liées l'une à l'autre par de petits parcs particuliers. C'est là que chaque famille enferme, pendant le jour, les veaux et les agneaux qu'ils ne laissent jamais suivre leurs mères.

Ils vivent de lait, du produit de leurs chasses, et de temps en temps ils égorgent un mouton; ils ne comptent plus les jours au-delà des doigts de leur main; ils désignent les époques par quelque fait remarquable, une épizootie, une émigration, un éléphant tué, etc; ils indiquent les instans du jour par le cours du soleil: le soleil était ici, il était là. Quand ils sont malades, ils ont recours à quelques plantes médicinales, ou à l'usage des ligatures. Ils placent leurs morts dans une fosse couverte de pierres, qui les défendent très-mal contre les jakals et les hyènes.

M. le Vaillant n'oubliait pas chez ses amis les Gonaquois, le projet de visiter les Caffres et de se faire par lui-même une idée de leurs mœurs. Il les croyait fort différentes du tableau qu'on lui en avait fait. Il avait député un de ses plus intelligens et plus fidèles Hottentots, vers le chef d'une de ces hordes. Et quoique cet émissaire n'eût pu joindre ce chef qui se trouvait absent, il parvint à remplir à peu près l'objet de sa commission. Cet envoyé avait donné de son maître une très-bonne idée, en disant qu'il n'était pas colon.

Il serait trop long de détailler les motifs qui déterminèrent la visite d'une de ces hordes. Il fut prévenu par elle, comme il l'avait été par les Gonaquois. Son envoyé les précéda et vint annoncer leur arrivée. Plus prudens, moins insoucians que les Hottentots, ils amenaient de grands troupeaux de bœufs. Les Hottentots de sa suite, accoutumés à craindre les Caffres, qui ne voient en eux que des espions de la colonie, s'effrayèrent à leur approche. M. le Vaillant les rassura et les contint. Il reçut ses hôtes comme les précédens, c'est-à-dire, en amis. Il marqua, à quelque distance de son camp, l'endroit où il voulait qu'ils logeassent; et bientôt il s'établit une confiance loyale et vraie entre les deux troupes. Mais il leur fit sentir que, par sa position, il ne pouvait contribuer à les venger du colon leur ennemi, ni même leur donner ou leur vendre ses instrumens de fer qu'ils convoitaient beaucoup, et qui devinrent l'objet de leur plus grande attention. Ce fut ainsi qu'il eut occasion d'observer leurs mœurs simples ou plutôt grossières, comme celles des Hottentots, mais un peu moins éloignées de toute civilisation. On ne peut qu'admirer leur patience, quand on songe qu'avec un bloc de granit qui leur tient lieu d'enclume, et un autre qui leur sert de marteau ils sont parvenus à faire des pièces aussi bien finies que si la main du plus habile armurier y avait passé. L'admiration du voyageur pour leurs chefs-d'œuvres en ce genre les flattait infiniment, car il y a de l'amour-propre chez les Caffres; et M. le Vaillant exprime, d'une manière pittoresque, l'énergie de ce sentiment dans la personne d'un jeune Caffre dont il admirait l'adresse à lancer la zagaie. «Les témoignages d'admiration qu'excitait parmi nous, dit-il, notre jeune chasseur, agrandissaient son regard, et développaient les muscles de son visage. Il mesurait ma taille, se rangeait à mes côtés; il semblait me dire: toi, moi

Quoique M. le Vaillant tirât de ses hôtes plusieurs éclaircissemens sur la Caffrerie, il n'était pas moins dominé du désir de pénétrer dans l'intérieur du pays. Il trouva une violente opposition dans ses Hottentots. Elle redoubla après le départ des Caffres. Mais impatient de satisfaire sa curiosité, et s'étant assuré de quelques-uns des plus fidèles, il se résolut à partir avec cinq d'entre eux, n'exigeant des autres, qui d'ailleurs avaient beaucoup d'attachement pour lui, d'autre preuve de fidélité que de l'attendre et de garder son camp qu'il laissait sous la surveillance du plus âgé d'entre eux, pour lequel ils avaient beaucoup de respect. Il partit donc; et après une marche dirigée vers le canton qu'habitaient ceux qui étaient venus le voir dans son camp, il arriva, et fut fort étonné de trouver leurs cabanes abandonnées, et, comme il dit, un empire désert dont il prit possession. Cette horde avait fui devant une nation voisine, nommée les Tamboukis. Il prit le parti de revenir sur ses pas. Il revint à son camp, et eut le plaisir de se revoir environné de sa nombreuse famille, qui lui était restée fidèle dans son absence.

Ce fut là qu'il rédigea le journal de ses observations sur le pays des Caffres.

Leur taille est plus haute que celle des Hottentots et des Gonaquois. Ils paraissent plus robustes, plus fiers, plus hardis; un nez pas trop épaté, un grand front, de grands yeux, leur donnent un air ouvert et spirituel; et en faisant grâce à la couleur de la peau, il est telle femme caffre qui peut passer pour plus jolie qu'une européenne. Elle ne portent aucune espèce de parure; leurs occupations journalières sont de fabriquer de la poterie. Les cabanes des Caffres sont plus spacieuses et plus régulières. Ils sont nomades; mais ils s'entendent à la culture.

Une industrie mieux caractérisée, et quelques arts de nécessité première, un peu de culture, et quelques dogmes religieux, annoncent dans le Caffre une nation plus civilisée que celle du Sud; cependant ils n'ont point de culte, point de prêtres; mais en revanche ils ont des sorciers, que la plus grande partie révère et craint beaucoup. Ils pratiquent la circoncision, ce qui semble indiquer, ou qu'ils doivent leur origine à d'anciens peuples dont ils ont dégénéré, ou qu'ils l'ont simplement imitée de voisins dont ils ne se souviennent plus.

Leurs danses, leurs instrumens, leurs armes sont les mêmes à peu près que chez les Hottentots. La polygamie est en usage chez eux; seulement ils ne dansent qu'à leur premier mariage. Ils sont gouvernés par un roi qui nomme des chefs aux différentes hordes très-éloignées les unes des autres. Lorsqu'il veut leur communiquer des avis intéressans pour la nation, il les fait venir et leur donne ses ordres, c'est-à-dire des nouvelles dont les chefs profitent pour le bien des hordes particulières. C'est son fils aîné, qui lui succède, et au défaut de fils, celui de sa sœur: coutume singulière qu'on retrouve chez plusieurs nations sauvages.

Notre voyageur, fatigué de ses courses, prend enfin la résolution de retourner au Cap; mais la curiosité l'emportant encore sur le sentiment de ses fatigues, lui fait prendre une route différente, réputée presque impraticable dans le pays même, et dangereuse par les incursions des Bossismans et des Basters. Les Bossismans (hommes des bois) ne sont point une race particulière, mais un mélange d'hommes de toutes les nations, à qui les mêmes besoins et les mêmes habitudes donnent un caractère commun de ruse, de force et de férocité. Les Basters sont une race métive de nègres et de femmes hottentotes ou de femmes hottentotes et de blancs. Les blancs se trouvent ici presque aussi maltraités, dans la comparaison avec les nègres, qu'ils l'ont été plus haut dans leur comparaison avec les sauvages; le Baster blanc étant doué de toutes les mauvaises qualités possibles, et le Baster noir étant remarquable au contraire par tous les avantages opposés. M. le Vaillant reproche au gouvernement de ne point chercher à tirer parti de cette dernière espèce de Basters, qui peut un jour devenir très-redoutable à la colonie.

Enfin, après avoir étendu et enrichi sa collection, au point d'en avoir beaucoup accru les difficultés de son retour, il revient au Cap, et est rendu en bonne santé à l'impatience de ses amis, et surtout du vertueux M. Boers, à qui son livre est dédié.

Peu de voyages se font lire avec autant de plaisir. C'est qu'au mérite d'avoir rassemblé un grand nombre d'observations, l'auteur a joint l'attention de ne négliger aucun détail capable d'attacher ou de plaire: on lui reprochera même de s'en être trop occupé. Il est certain qu'il tire parti de tout, de ses moindres personnages, de tous ses animaux, et surtout de son singe. Mais il faut considérer que c'est principalement dans un ouvrage de cette espèce, qu'il est permis de s'arrêter sur les rapports nés de la société habituelle entre l'homme et les animaux, sur ce commerce d'utilité mutuelle entre la raison de l'un et l'instinct des autres; rapports qui, montrant par-tout l'intelligence auprès de la bonté, remplissent l'âme de sentimens affectueux, l'appellent à de hautes pensées et justifient ce que dit M. le Vaillant, que l'histoire naturelle agrandit tout et que sa morale s'étend plus loin qu'on ne pense.

On reprochera encore à l'auteur une sorte d'affectation à louer les sauvages et à critiquer certains inconvéniens inséparables de toute société civile. On le soupçonnera de n'être pas aussi sauvage qu'il veut le paraître, et de ne pas ignorer que les peuples policés ne haïssent pas les sarcasmes lancés contre leurs institutions et leurs établissemens publics. Et en effet, s'ils ne goûtaient point les satires contre leurs philosophes, leurs poètes, leur orateurs, on peut dire qu'il manquerait quelque chose à la civilisation. En ce genre, M. le Vaillant contribue de son mieux à ses progrès, comme à ceux de l'histoire naturelle.

P. S. Il manque à ce voyage une carte générale du pays des Hottentots et des Caffres. M. le Vaillant la publiera en même temps que son second voyage, qui ne tardera pas à paraître. Cette carte sera divisée en quatre grandes feuilles que l'on pourra faire relier dans l'ouvrage, ou coller ensemble, si on aime mieux. Elle pourra servir aussi aux voyages de MM. Sparmann et Paterson, ainsi qu'à celui du colonel Gordon, qu'on imprime maintenant en Angleterre. Ces voyageurs n'ont levé des cartes de leur route que par estime. Mais M. le Vaillant a pris les soins les plus scrupuleux pour que ses observations fussent d'une grande justesse. Cette carte générale faite avec le plus grand soin, utile à l'intelligence de quatre voyageurs si distingués, paraîtra d'ici au mois d'avril. Elle est l'ouvrage de M. de la Borde, qui a porté dans l'étude de la géographie, le zèle et l'activité d'un travail, infatigable, depuis qu'une circonstance intéressante lui a fait un devoir de cette étude, qui l'occupe maintenant tout entier.


Sur le Réveil d'Epiménide à Paris, comédie en un acte, en vers, par M. de Flins, représentée sur le théâtre de la Nation par les comédiens français ordinaires du Roi, le Ier janvier 1790.

On est bien aise qu'un sujet aussi sérieux que la révolution ait produit un ouvrage si agréable, au milieu de tant de brochures, où l'esprit de parti ennuie tous ceux qu'il n'égare pas, comme le mauvais vin déplaît à tous ceux qui n'ont pas envie de s'enivrer. Nous avons l'obligation de cet ingénieux vaudeville, qui a ramené au théâtre la gaîté française, à M. de Flins, jeune auteur de beaucoup d'esprit et de talent, qui s'était déjà égayé du ton des honnêtes gens, sur les discordes politiques, dans un très-joli badinage, intitulé Voyages de l'Opinion, où, tout en riant, il a fait voir qu'il savait écrire en poète, et penser en homme judicieux et en bon citoyen. Sa petite pièce d'Épiménide a eu beaucoup de succès, et le méritait par une foule de détails charmans dont elle est ornée. Elle est versifiée avec facilité, avec élégance, avec goût. La plaisanterie en est fine et délicate, ce qui n'empêche pas que de temps en temps l'auteur ne sache placer à propos des vers marqués au coin de la poésie, tels que ceux-ci:

Ainsi donc a péri cette pompe orgueilleuse

D'un Roi qui, dévoré de chagrin et d'ennui,

Mit toujours sa grandeur entre son peuple et lui.

Je ne crois pas que toute cette pompe doive périr entièrement. Il ne faut pas qu'elle soit repoussante; mais elle est nécessaire à la dignité de la couronne et à celle de la nation; et la pompe du trône peut très-bien se concilier avec la popularité du prince.

On ne peut pas caractériser mieux, et en moins de mots, ce qu'était le peuple français avant la révolution, que dans ces vers que dit Epiménide:

Que j'aurai de plaisir à vivre dans Paris

Parmi ce peuple respectable,

Qui n'était que le plus aimable,

Lorsqu'il était le plus soumis!


Sur une brochure ayant pour titre: Pétition des Juifs établis en France, adressée à l'Assemblée Nationale le 28 janvier 1790, sur l'ajournement du 24 décembre 1789. — 1790.

Cette pétition est l'ouvrage de M. Godard, jeune avocat aussi distingué par ses talens que par son patriotisme.

Son objet est de démontrer que les Juifs sont des hommes, et que, participant aux charges de la société, ils doivent participer à ses avantages. Des philosophes, des hommes de génie, se sont vus obligés à faire des livres pour prouver cela; et il le fallait bien, puisque les gouvernemens n'en voulaient rien croire, et qu'on écrit encore pour prouver le contraire. L'avocat des Juifs n'a pu que répéter, quant aux principes, ce qui avait été dit par M. de Dohm et par M. le comte de Mirabeau. Mais il s'attache de plus à montrer que toutes les convenances de la politique et de l'intérêt s'accordent avec toutes les idées de justice, pour appeler les Juifs établis en France à la qualité de citoyens. Il prend ensuite la peine de réfuter l'une après l'autre, toutes les absurdités qu'on a produites comme des objections, et surtout celle qui naît de l'avilissement où plusieurs d'entre eux sont plongés. Mais on sait que la meilleure manière de rendre les hommes vils, c'est de les avilir; comme le plus sûr moyen de les rendre méchans, c'est de les opprimer. Il faut convenir qu'on n'a rien négligé pour opérer ce double effet. M. Godard présente le tableau des injustices, des vexations, des cruautés de presque tous les gouvernemens à leur égard; et comme ce tableau fait frémir, on oublie un moment que M. Godard écrit pour les Juifs, et on croirait qu'il écrit contre les gouvernemens.

Un des argumens employés dernièrement contre les Juifs, c'est qu'en Pologne ils font labourer la terre par des esclaves chrétiens. Mais en Pologne, les paysans sont à la fois chrétiens et esclaves. Il est tout simple que le Juif propriétaire fasse travailler ses esclaves sans s'informer de leur croyance. Voudrait-on qu'il les gênât sur ce point, qu'il les obligeât à faire abjuration, ou qu'il leur permît de ne pas travailler? Il est vrai que pour fortifier cet argument, on ajoute que pendant le travail des esclaves, les maîtres pèsent leurs ducats et rognent les monnaies. D'abord, l'opération des monnaies rognées est tout au plus le crime de quelques individus; et quant à l'autre accusation, il n'y a pas plus de mal à peser son argent qu'à le compter. Ces embellissemens oratoires étaient donc pour le moins inutiles: Ornari res ipsa negat.

On va jusques à calomnier leur religion mère de la nôtre, et leur morale pure comme celle de toutes les religions. L'auteur expose les dogmes et les maximes des Hébreux; toutes sont également irréprochables; et l'une de ces maximes est de respecter leurs instituteurs autant que leurs pères.

Leur loi défend de prêter à intérêt à leurs frères, et leur ordonne de ne pas les traiter comme des étrangers. Il y a, dans la langue hébraïque, comme dans toutes les langues des peuples civilisés, deux mots, dont l'un exprime l'idée d'intérêt, l'autre celle d'usure. Le texte hébreu porte le premier. Mais le traducteur latin l'a rendu par le second, fenerabis; et voilà une malheureuse nation calomniée en Europe pendant dix siècles, par la méprise d'un interprète et pour une équivoque de langue. On en conclut l'ordre, ou du moins la permission d'exercer l'usure à l'égard des étrangers; et le précepte d'une bienveillance fraternelle envers celui qui ne leur est pas lié par le sang, devient le germe d'une des calomnies les plus atroces dont on puisse flétrir un peuple et la mémoire d'un législateur, objet du respect des Chrétiens.

C'est dans l'ouvrage même qu'il faut lire la réponse à l'objection prise du danger de voir l'Alsace envahie par les Juifs de la province.

Croirait-on que, de nos jours, on a osé dire que l'admission des Juifs à la qualité de citoyen manifesterait une sorte d'opposition à la volonté de Dieu même, qui a déclaré que les Juifs seraient toujours malheureux? Comme il est visible qu'il faut des malheureux à ceux qui font cette objection, M. Godard, par un ménagement oratoire, commence par les tranquilliser à cet égard, et par assurer leur plaisir. Il leur fait observer que les Juifs seront toujours malheureux de n'être pas réunis en nation, et de ne point habiter la ville de Jérusalem. Ensuite il se livre à l'indignation qu'excite un pareil raisonnement. Pour nous, il nous suffira d'observer les diverses formes qu'à différentes époques le fanatisme donne à ses anciens argumens. Un siècle plutôt, il eût dit que c'était un devoir sacré, le plus sacré de tous, de servir la vengeance divine déclarée contre les Juifs. Aujourd'hui, on ne peut plus donner à ce bel argument tous les développemens dont il est susceptible; nous sommes dans un temps fâcheux, où, parmi les suppôts du fanatisme, les plus habiles avertissent les autres, et disent: «Nous avons renoncé à tel argument, nous ne disons plus cela.» Que faire? on ne peut plus se servir de Dieu pour faire le mal, on essaie seulement de s'en servir pour empêcher le bien. Il n'est plus question d'aider Dieu, il suffit de ne point le contrarier, et de le laisser faire. C'est un progrès marqué; encore un pas, et le nom sacré de Dieu ne sera plus employé qu'à faire du bien aux hommes. C'est alors qu'il n'y aura plus d'athées sur la terre. C'est le mal, fait au nom de l'être suprême, qui fut dans tous les temps la source la plus féconde de l'athéisme et de l'irréligion.


Sur les quatre premiers volumes des Mémoires du Maréchal de Richelieu.

C'est un de ces livres à qui l'empressement public assure un débit rapide et prompt. Ici le succès du libraire devance celui de l'auteur, et la curiosité cherche à se satisfaire avant que le goût ait besoin de prononcer sur le mérite de l'ouvrage. C'est ce qu'on éprouve en lisant les Mémoires du maréchal de Richelieu. La singularité de son caractère et de sa destinée, ses succès en différens genres, son courage, l'agrément de son esprit, l'éclat de ses galanteries dans un temps où cette sorte de célébrité conduisait quelquefois à des succès d'une espèce plus importante; la réputation que lui donna, dès sa jeunesse, sa liaison avec le poète le plus célèbre de son siècle, qui le chanta sur tous les tons; ses ambassades, sa conduite à Fontenoi, à Gênes; la prise de Minorque, la capitulation de Closter Seven; la longue vie d'un homme qui à vu Louis XIV, et le dauphin, fils de Louis XVI, c'est-à-dire, une succession de sept rois ou princes héréditaires; ses trois mariages sous trois différens règnes; la faveur, et quelquefois la familiarité de Louis XV; le rôle qu'il joua dans les affaires publiques et privées, étrangères et intérieures, dans les négociations et dans les intrigues; ses places, ses emplois; la moisson de faits curieux, d'anecdotes intéressantes que promettaient ses liaisons et ses correspondances avec un grand nombre d'hommes célèbres: voilà ce qui aurait fait rechercher les Mémoires du maréchal de Richelieu, indépendamment des circonstances actuelles. Mais on sent combien ces circonstances ajoutent d'intérêt à leur lecture, par les idées que font naître des changemens survenus comme tout à coup dans les opinions et dans les mœurs: contraste toujours frappant, qui donne lieu à des réflexions de plus d'un genre.

Parmi les singularités que présente le caractère du maréchal de Richelieu, on peut compter pour une des plus remarquables, la franchise hardie de se confesser au public et à la postérité: ce sont ses propres expressions. Il a lui même voulu que le rédacteur de ses Mémoires parlât de lui avec sincérité, et qu'il usât de la liberté qu'on se permettrait à Londres cent ans après les événemens. C'est ainsi qu'il en use lui-même; car, à l'exemple de tous ceux qui publient leurs confessions, il fait en même temps celle des autres, surtout celle des femmes, dont il a conservé très-exactement les lettres et les billets, quelques-uns même sans les ouvrir. C'est un plaisir qu'il réservait à son historien: trait de caractère qui, de plus, représente assez bien les mœurs de la jeunesse, au temps où ces billets furent écrits.

Autre bizarrerie non moins étrange: les Mémoires de Richelieu se trouvent écrits sur les maximes les plus contraires au despotisme. Il est probable que le maréchal, déjà très-vieux, après avoir choisi son historien sans s'informer de ses opinions politiques, après lui avoir ouvert sa bibliothéque, après avoir donné ordre à son secrétaire de lui communiquer tous ses porte-feuilles et ses manuscrits, se contenta d'entendre les premiers chapitres de son histoire; que, l'âge ayant ensuite affaibli sa raison et ne lui laissant vers la fin que des intervalles lucides, le rédacteur, délivré de toute surveillance et entièrement à son aise, s'est cru le droit d'écrire selon ses principes particuliers, plutôt que d'après ceux du maréchal, quoiqu'il le fasse parler à la première personne, conformément à l'intention de M. de Richelieu.

Nous ne chercherons point, à cet égard, des éclaircissemens qui ne peuvent être donnés que par des personnes instruites de ces détails, et intéressées à les publier. Le public veut des faits, des anecdotes, de l'amusement, de l'instruction; il en trouve dans ces Mémoires rédigés à la hâte, et trop négligemment écrits. Il lui importe peu de savoir comment ils lui viennent; il pardonnera même au rédacteur de faire parler le maréchal de Richelieu comme M. Turgot, quelquefois même comme Algernon Sydney. C'est au moins une inconvenance, un défaut de goût: Notandi sunt tibi mores. Venons à l'ouvrage même.

Le maréchal de Richelieu, nommé d'abord le duc de Fronsac, ne sut jamais le jour de sa naissance; mais il fut ondoyé à Versailles, le 13 mars 1696. Sa mère le mit au monde, après cinq mois de grossesse seulement. Il lutta quelque temps contre la mort, et fut enveloppé et conservé dans une boîte de coton. Il fut présenté à la cour, en 1710, et traité avec une bonté remarquable par Louis XIV, qui aimait, comme de raison, le nom de Richelieu. Madame de Maintenon qui avait d'anciennes liaisons avec toute sa famille, l'appelait son cher fils. Les grâces de son âge et de sa personne, la vivacité de son esprit, quelques saillies heureuses, des réponses hardies le firent bientôt distinguer, et le mirent à la mode dans une cour qui se souvenait d'avoir été galante.

Le jeune Fronsac égaya les tristes plaisirs que la dévotion du monarque y permettait. Bientôt de bonnes raisons engagèrent sa famille à le marier. On parlait des préférences marquées que lui donnait madame la duchesse de Bourgogne; ces enfantillages (comme on les appelait à la cour) furent mal interprétés; et la jolie créature, l'aimable poupée (c'est ainsi qu'on nommait le duc de Fronsac), fut mis à la Bastille: on y avait, sous ce règne, été mis pour moins. Il fait de cette prison une peinture qu'il croyait effrayante; mais depuis sa mort nous avons eu mieux, et l'intérieur de la Bastille est plus connu. J'eus, dit-il, tout le temps de maudire les services que mon grand-oncle avait rendus au despotisme: réflexion qu'il eut lieu de renouveller dans la suite, puisqu'il y fut mis trois fois.

Il eût été à désirer, pour le bonheur des peuples, qu'il s'en fût souvenu, dans ses gouvernemens pour s'y interdire l'usage des lettres de cachet et des actes arbitraires; mais trop d'hommes ont maudit les abus de l'autorité jusqu'au moment qui les en a rendus les dépositaires, et leur a donné les moyens d'en abuser à leur tour.

Après une assez longue détention, on lui envoya à la Bastille sa femme, fille du marquis de Noailles, nièce du cardinal. Elle fut reçue avec la vénération due à l'envoyée du plus grand roi du monde; mais elle retourna à la cour comme elle en était sortie. Louis XIV voulait régner sur les sentimens de ses sujets, comme il s'efforçait de régner sur leurs opinions; et le séjour du duc de Fronsac à la Bastille se trouva prolongé. Mais enfin il obtint sa délivrance, grâce aux cris des femmes de Paris et de la cour, surtout, dit-il, de celles qui savaient, par expérience, quel devait être dans ma prison mon plus grand supplice.

Il partit de la Bastille pour aller à l'armée de Flandre, où le maréchal de Villars le prit pour son aide-de-camp. On sent combien le jeune Fronsac fut agréable au général, dont il a reproduit plus d'une fois les manières libres et hardies, la vivacité brillante et une certaine audace fanfaronne. M. de Richelieu raconte un trait qui montre combien ce général savait, malgré son âge, se prêter aux goûts de la jeunesse française. Il y avait, dans Marchiennes qu'il assiégeait, une Italienne d'un beauté rare et célèbre. Le maréchal jugea cette conquête digne d'exciter l'émulation des assiégeans, et de doubler le zèle de ses aides-de-camp et des jeunes colonels pour le service: c'est en effet à quoi il réussit. Cette idée du maréchal de Villars pouvait effaroucher la dévotion d'une vieille cour où l'on se faisait une peine d'employer Catinat, parce qu'il oubliait quelquefois la messe; mais Villars courut le risque de déplaire: le salut de l'état passe avant tout. Au surplus, Marchiennes fut prise sans qu'il arrivât d'accident à la belle Italienne qui s'était sauvée la veille. Ce fut un grand chagrin chez les vainqueurs. On connaît tous les succès de cette campagne qui sauva l'état; mais il est remarquable que la cour fut quelque temps sans en vouloir sentir l'importance: tous les récits qui venaient de l'armée s'appelaient des forfanteries de Villars. C'est ce dont le duc de Fronsac fut témoin; car ce fut lui qui fut chargé de porter ces agréables nouvelles à Fontainebleau: c'était reparaître à la cour d'une manière brillante. Depuis sa sortie de la Bastille, il n'avait point été admis à voir le roi et à le remercier suivant l'usage; il se montrait devant lui, après avoir réparé quelques fautes de jeunesse par une belle conduite à l'armée, blessé et le bras en écharpe.

Il retourna ensuite à l'armée; il raconte la suite des événemens jusqu'à la signature du traité de Rastadt; et, revenant sur ce qui s'était passé à Gertruydemberg, il assure que, de toutes les humiliations que Louis XIV y reçut, une de celles qu'il ressentit le plus douloureusement, ce fut la publication d'un Mémoire que les ennemis répandirent en France avec profusion. Dans ce Mémoire, les alliés invitaient les Français à demander leurs anciens états-généraux; ils disaient que l'orgueil et l'ambition du roi étaient les seules causes des guerres de son règne (en quoi certes ils avaient raison); et que, pour s'assurer d'une paix durable, il fallait ne point poser les armes que les états-généraux ne fussent assemblés. Croirait-on que, malgré l'emprisonnement, l'exil, la fuite ou les supplices de deux millions de Français, ce Mémoire ne fit aucune espèce d'effet en France? Cependant Louis en conçut un vrai chagrin, et prit soin d'y faire répondre. C'est cette réponse qu'il faut lire. On y trouve des raisons qu'on a répétées de nos jours: quelques-unes qui ont été réfutées, quelques autres que le mépris a laissées sans réponse; enfin, il y en a qui n'ont pas même osé se reproduire. L'oubli, quelquefois même le dédain des gens en place pour l'observation de ces menaces qui marquent si bien la différence des diverses époques, est une des grandes causes de leurs fautes et de leurs méprises.

Les Mémoires de M. de Richelieu contiennent plusieurs de ces pièces vraiment curieuses. On peut citer, entr'autres, une lettre du maréchal de Villars au P. de La Chaise, écrite des Cévennes, où le maréchal, alors si nécessaire en Allemagne, faisait la guerre aux Camisards et à M. Cavalier. On s'étonne (et c'est bien le moins) de voir un général célèbre, faisant sa cour à un jésuite par le détail militaire de ses exploits, où les roues et les gibets ne sont point oubliés. Il fallait se mettre en règle, et avoir pour soi la compagnie de Jésus, qui était celle du maître. Au roi la liste des conversions, au confesseur celle des supplices: rien de mieux conçu; et tout était en règle sous ce règne si vanté. Observons, sur ces complaisances de Villars pour le jésuite La Chaise, que cet art des ménagemens habiles s'appelait alors bonne conduite, et tenait à une science long-temps respectée, connue sous le nom de science du courtisan. Elle baisse un peu; mais les rois ne perdent pas autant qu'on voudrait le leur persuader.

Le rédacteur des Mémoires de Richelieu consacre quelques chapitres à peindre l'intérieur de la cour, dans les quinze ou vingt dernières années de ce règne. Les Mémoires de Saint-Simon, récemment publiés, du moins par extraits, avaient déjà fait connaître cet intérieur. Ceux de Richelieu ajoutent plusieurs traits à cette peinture. A la vérité, ce ne sont que des anecdotes; mais elles sont souvent liées à de grands événemens, à de grands intérêts, à des noms célèbres ou imposans. C'est en vain que la philosophie semble dédaigner les details anecdotiques, ou du moins réclame contre le plaisir qu'elle trouve à s'y arrêter. Un intérêt involontaire nous attache malgré nous à ces contrastes de la grandeur des choses et de la petitesse des personnes, du bonheur apparent et du malheur réel. Tant de moyens de gloire véritable réduits en vanité de cour, tant de sources de vrais plaisirs ne produisant que des amusemens futiles, et quelquefois des amertumes douloureuses: voilà les idées qui, plus puissantes, quoiqu'on en dise, que cette malignité humaine si souvent rebattue, ramènent les regards sur les faiblesses des cours. Le philosophe et l'homme du peuple trouvent presque également à penser, du moins à sentir, en voyant un dauphin de France, âgé de quarante ans, honoré de quelques succès à la guerre, élève de Bossuet et de Montauzier, né avec d'heureuses dispositions mais d'un caractère faible, conduit par degrés et retenu dans une sorte d'anéantissement à la cour; un fils du roi de France, père d'un roi d'Espagne, n'osant prétendre à la plus petite grâce pour lui ni pour les autres; et découragé par le sévère despotisme du roi, passant des journées entières, appuyé sur ses coudes, se bouchant les oreilles, les yeux fixés sur une table nue, ou assis sur une chaise, frappant ses pieds du bout d'une canne pendant toute une après-dînée; enfin mourant à Meudon, presque oublié de la cour, abandonné de ses officiers, enseveli même sans le cérémonial de son rang, et recouvert, après sa mort, du poèle banal qui servait aux paysans du village.

En lisant le rédacteur des Mémoires de Richelieu, ce n'est pas Tacite qu'on lit; mais les yeux s'arrêtent fréquemment sur des personnages et sur des objets qui semblent appeler ses pinceaux. Un vieux despote, couvert long-temps d'une gloire mensongère, maintenant éclipsée, payée des larmes et du sang de ses peuples; triste, languissant entre sa favorite et son confesseur, qui l'applaudissent d'expier les égaremens de sa jeunesse, en tourmentant la conscience de ses sujets; environné de ses enfans naturels, qui font de lui le jouet de leurs intrigues et l'instrument de leur ambition; haïssant presque dans son fils légitime son héritier nécessaire; aimant trop peu son petit-fils, dans lequel il ne voit qu'un élève de Fénélon, un prince qui pense que les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois, espèce de blasphême alors; détestant sa capitale, qui feint d'ignorer une grande maladie de son roi, tandis qu'elle a regardé celle du dauphin comme une calamité publique; accablé d'ennuis dans une cour où l'on amuse son orgueil par des suppositions absurdes, par la réception d'un prétendu ambassadeur de Perse, aventurier portugais, payé par les jésuites pour jouer cette comédie, et instruit par eux pour se charger du rôle: les mêmes honneurs de l'ambassade publique accordés au général des minimes, à celui des capucins arrivés de Rome sous prétexte de visiter leur ordre, mais en effet mandés par la favorite, pour occuper le désœuvrement du roi; enfin la mort du despote, livré pendant trois jours aux soins de quelques domestiques subalternes, abandonné de son confesseur qui vient intriguer à Paris pour la régence, de sa femme qui s'enfuit à Saint-Cyr et qu'il rappelle d'autorité; la capitale célébrant sa joie par des fêtes, des fanfares, des bals établis de Paris jusqu'au lieu de la sépulture, où le convoi arrive à travers champs, et par des routes inconnues, pour échapper à l'indignation d'un peuple qui mêle à des applaudissemens d'allégresse le nom de mauvais roi. Mauvais roi! quel mot dans la bouche d'un peuple alors si connu par son amour pour ses monarques, si pressé de les aimer, pour me servir d'un mot cité par le maréchal de Richelieu lui-même! Qu'on ne s'étonne plus si Louis XIV n'a point conservé dans le langage ordinaire, le nom de grand que lui donna la flatterie, et qui parut presque adopté par l'Europe un moment séduite. Le peuple a protesté contre l'adulation de la cour; le peuple, c'est-à-dire, le fond de la nation si malheureuse sous ce règne, a triomphé des panégyristes, des orateurs, des poètes, de tous les dispensateurs de la gloire: lui seul dispose des surnoms donnés aux rois; lui seul fait leur renommée après leur mort, comme il fait leur puissance pendant leur vie.

L'historien de Richelieu, ayant trouvé, dans la bibliothèque du maréchal, un grand nombre de manuscrits précieux et de pièces originales sur le siècle de Louis XIV, a cédé à la tentation de considérer ce prince comme roi. Il examine son gouvernement dans le plus beau temps de sa gloire, et alors cette gloire paraît un peu trop achetée. Ici l'histoire, il faut l'avouer, ressemble en quelque sorte à la satire. Mais les faits étant incontestables comme ils le sont, que peuvent répondre les panégyristes de Louis XIV? qu'opposeront-ils à cette longue liste d'impôts, de vexations, de violences, à ce tableau d'infortunes publiques et particulières? Il serait trop long d'exposer comment ce prince, ayant réuni dans sa personne tous les pouvoirs publics, fit peser à la fois tout son despotisme sur tous les corps de l'état et sur tous les particuliers, divisant les uns, isolant les autres, dominant surtout par la force, par la ruse, par la corruption. Il serait curieux d'observer comment, malgré l'emploi habituel de ces moyens odieux, il parvint à inspirer une sorte d'enthousiasme pour sa personne, et à faire de sa gloire particulière la principale pensée, et en quelque sorte la fin dernière de tout ce qui se fit ou même s'écrivit sous son règne. On sait qu'il était devenu une espèce de divinité. On lit parmi cent traits qui en présentent la preuve; on lit, dans une lettre de Racine écrite à madame de Maintenon, ces propres termes: Dieu m'a fait la grâce, madame, en quelque compagnie que je me sois trouvé, de ne jamais rougir de l'évangile ni du roi. Enfin l'idée que Louis XIV conçut de lui-même, parut plus d'une fois s'accorder avec celle de ses sujets. Il lui arriva de dire un jour au cardinal, dont il approuvait la conduite, dans une de ces querelles théologiques (ces tracasseries s'appelaient alors les troubles de l'église): M. le cardinal, j'ignore si Dieu vous tiendra compte de la conduite que vous avez tenue; mais, quant à moi, je vous assure que je ne l'oublierai jamais.

On ne peut s'empêcher d'admirer la fatalité qui préside aux destinées des nations, en voyant la réunion des circonstances antérieures ou contemporaines, qui préparèrent et servirent le despotisme de ce prince; l'assemblage de ses qualités et des ses défauts, de ses goûts, de ses habitudes, de ses penchans assortis comme à dessein et mis en accord pour le conduire à ce terme fatal. La longueur de ce règne, pendant lequel s'affermirent et s'enracinèrent tous les préjugés politiques nuisibles à la société; où toutes les institutions, tous les établissemens portèrent l'empreinte d'une servitude plus ou moins ornée, plus ou moins embellie; où l'esclavage public, rehaussé par l'éclat du souverain, semblait s'énorgueillir de jour en jour, à mesure qu'il devenait un culte religieux et préludait à l'apothéose du monarque; enfin, le résultat de cette illusion affaiblie, mais non détruite, qui, vers les derniers temps, laissait Louis XIV avec son orgueil et ses chagrins, la France avec ses disgrâces, sa misère et son avilissement, livrée à des arts agréables ou à des goûts futiles, sans connaissance sur les principes de la société ni du gouvernement, sur les moyens de réparer ses maux et d'en prévenir la renaissance; en un mot, abandonnée à tous les hasards d'un avenir incertain, et aux caprices d'un despotisme qu'elle avait déifié soixante ans dans la personne du prince qui en avait le plus long-temps et le plus constamment abusé.

Le rédacteur des Mémoires a très-bien senti que cette peinture du siècle de Louis XIV, quoiqu'appuyée de faits, révolterait les partisans du système despotique; qu'ils vanteraient le bonheur de la France, au moins dans l'époque des succès du roi, n'imputant qu'aux malheurs de la guerre de la succession les désastres qui accablèrent les peuples. L'historien, pour forcer ses adversaires dans leurs derniers retranchemens, prouve que la France était dans la détresse aux temps les plus marqués par la gloire du monarque [1], et dès l'année 1671. Il pouvait même remonter plus haut, puisque, dès l'année 1664, Louis XIV avait fait banqueroute aux créanciers de l'état. C'est ce qu'on voit par les vers de Boileau, imprimés l'année suivante:

Plus pâle qu'un rentier

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier.

Ainsi, les conquêtes de Louis XIV furent précédées par une violation de la foi publique, dont rougissent maintenant les ministères les plus avilis. Ainsi, le même poète, destiné à chanter ensuite les victoires du roi, fournit la preuve et indique la date d'une banqueroute odieuse, dont la honte préludait à des victoires inutiles. On voit que dès-lors la France avait plus besoin de guérir ses blessures, que de conquérir la Franche-Comté qu'il fallut rendre bientôt après, et d'envahir la Hollande qu'on évacua presque aussitôt. Un autre fait rapporté ailleurs par l'historien, montre (toujours dans cette brillante époque) à quel point la France était malheureuse, puisqu'un grand nombre de terres étaient tout-à-fait abandonnées, et que Colbert défendit par une loi expresse aux propriétaires d'abandonner une terre, à moins qu'ils ne renonçassent à toutes leurs autres possessions: loi absurde et déshonorante pour la mémoire de ce ministre, mais qu'on ne cite ici que comme une preuve du triste état où la France était déjà réduite.

Nous nous arrêterions à ces preuves de fait suffisantes pour qui veut réfléchir, si quelques Mémoires de Colbert, marginés par le roi, et formant une espèce de correspondance entre Louis XIV et son ministre, ne confirmaient ces tristes vérités, et n'achevaient de mettre sous les yeux du lecteur la situation réelle du royaume. C'est d'ailleurs, comme on va le voir, un monument trop curieux à plusieurs égards.

Dans le premier Mémoire, qui a pour objet la réforme des finances, Colbert propose au roi quelques diminutions sur les dépenses qu'il faisait pour le château de Versailles; le roi répond: Vous savez mon intention sur Versailles.

Colbert propose, par économie, de diminuer le nombre des prisons royales, dont il démontre d'ailleurs l'inutilité, les inconvéniens et les abus; le roi répond: Je verrai cet article séparément; mon autorité exige qu'on ne perde pas de vue ce qui peut la maintenir.

Colbert voulait obtenir quelques retranchemens sur les divertissemens de sa majesté. Il s'agit de faire passer cet article; et, pour y parvenir, il déclare qu'il a toujours devant les yeux cette belle maxime (c'est ainsi qu'il la qualifie): qu'il faut épargner cinq sous aux choses non nécessaires, et jeter les millions quand il est question de la gloire du roi. En mon particulier, ajoute-t-il, un repas inutile de mille écus me fait une peine incroyable; et lorsqu'il est question de millions d'or pour la Pologne (il s'agissait de faire nommer roi le prince de Conti), je vendrais tout mon bien, j'engagerais ma femme, mes enfans, et j'irais à pied toute ma vie, pour y fournir s'il était nécessaire. Votre majesté excusera, s'il lui plaît, ce petit transport. Le roi excusa sans doute le petit transport, comme on put le voir par l'immensité de la fortune que laissa Colbert. Mais c'étaient ces petits transports qui valaient aux ministres des gratifications énormes, des sommes considérables aux mariages de leurs enfans, des grâces de toute espèce. Voilà ce qui fournissait à Louvois (car il avait aussi des petits transports) tous les moyens de faire à son palais de Meudon des dépenses royales, et le mettait dans le cas de dire à ses amis: J'en suis au quatorzième million. Il faut remarquer que les ministres étaient sûrs de n'être jamais inquiétés, depuis que le roi s'était expliqué sur le regret d'avoir poursuivi Fouquet; et de plus ayant dit plus d'une fois: Il est juste que ceux qui font bien mes affaires, fassent bien les leurs. Ils se croyaient à l'abri de tout reproche par ces mots, qui semblaient autoriser en quelque sorte leurs déprédations. Revenons aux Mémoires de Colbert.

Un de ces Mémoires passe en revue les dépenses inutiles, la marche et le rassemblement des armées dans les provinces, qui ruinent le royaume, pour devenir un amusement de dames; l'état des affaires prêt à tomber; la misère des campagnes, où tout tombe dans la confusion, etc., etc. Ce Mémoire resta sans réponse; mais on sait que, peu de temps après, le roi répondit à des représentations du même genre, dans une lettre datée de Nanci, 1673: Je connais l' état de mes affaires, et je vois ce qui est nécessaire. Je vous ordonne et vous exécutez: c'est tout ce que je désire.

Une autre fois, il lui mande, toujours en 1673: Ne croyez pas que mon amitié diminue; vos services continuant, cela ne se peut: mais il faut me les rendre comme je les désire, et croire que je fais tout pour le mieux.

Dès ce temps, il y eut plus d'une fois des soulèvemens pour de nouveaux impôts. Il y en eut un surtout en Languedoc; Colbert en instruit le roi. Le roi répond: Je sais ce qui s'est passé; j'ai donné ordre que les troupes marchassent.

On sent que, dans cette correspondance, Colbert, souvent maltraité, essayait d'appaiser son maître, et la meilleure manière était de trouver de l'argent; alors le roi changeait de ton et devenait plus doux. Vous n'avez que faire, écrivait-il un jour à son ministre, de me recommander votre fils; je vous tiendrai parole et en prendrai un très-grand soin. Il ne fera rien de mal à propos; mais s'il le faisait, je ne le lui laisserais pas passer.

Ces citations suffisent pour montrer tout le caractère de Louis XIV, et donner une idée précise du ton établi entre le roi et son ministre. Il résulte de cette correspondance, que Colbert voulait avant tout, comme tout ministre, vivre et mourir en place, ensuite faire le bien s'il l'avait pu sans déplaire. Il n'est pas moins évident que Louis XIV demandait à Colbert trois choses: souplesse, argent, silence; et que ses bontés étaient à ce prix; enfin, que l'égoïsme le plus complet, armé du despotisme le plus absolu, c'est Louis XIV et son règne. Il est certainement, de tous les rois, celui qui a tenu plus immédiatement rassemblés sous sa main tous les ressorts de sa puissance, et a le plus déterminé leurs mouvemens au profit de ses jouissances personnelles, de ses passions, de son orgueil et de ses préjugés.

Après ces détails, dont la plupart n'étaient pas ignorés de Voltaire, ou qu'il était à portée de savoir aussitôt qu'il aurait voulu, on a quelque peine à concevoir comment il a pu composer son Siècle de Louis XIV dans un esprit et sur des principes si peu favorables aux vrais intérêts de l'humanité. Le grand nom de Louis XIV avait-il, malgré le malheur de ses dernières années, subjugué l'imagination naissante du jeune poète? et cette illusion se prolongea-t-elle jusque dans l'âge de sa maturité? Il est plus probable qu'ayant déclaré la guerre au fanatisme religieux, il crut avoir en lui un adversaire assez redoutable, et vit trop de danger à combattre en même temps le despotisme politique. Peut-être pensa-t-il aussi qu'en traitant dramatiquement le personnage de Louis XIV, et faisant de lui, comme d'un héros de théâtre, l'objet d'une admiration constante et d'un intérêt soutenu, cet intérêt tournerait au profit de son ouvrage et en accroîtrait encore le succès. Enfin, le mérite d'avoir protégé les beaux-arts était pour Voltaire le premier mérite, et couvrait à ses yeux une partie des fautes du monarque: indulgence bien pardonnable dans un homme aussi passionné pour les arts, seul besoin de son âme, seul intérêt de sa vie, seule source de ses plaisirs et de sa gloire. Ne voyons nous pas, en ce moment même, d'excellens citoyens, d'ailleurs zélés pour la révolution, mettre en balance avec l'intérêt qu'ils y prennent, l'intérêt des beaux-arts, et surtout de l'art dramatique, dont la ruine leur paraît inévitable? Ce sont des gens disposés à se rappeler Virgile et Racine, plutôt qu'Homère, Sophocle, Ménandre, etc. Il serait bon de songer à tout; et d'ailleurs il faudrait considérer qu'acheter de belles tragédies, de bonnes comédies, au prix de tous les maux qui suivent l'esclavage civil et politique, c'est payer un peu cher sa place au spectacle.

Il y a peu d'époques dans l'histoire d'une nation où un intervalle de peu de jours ait produit, dans les formes extérieures de la société, d'aussi grands changemens qu'on en vit à la mort de Louis XIV. Ces changemens ne se bornaient pas aux rapports de politique extérieure, ni à ceux des différens partis à la cour, ou dans l'intérieur du royaume: c'est ce qui n'est pas rare au commencement d'un règne, ou d'une nouvelle administration; mais ici tout parut nouveau, tout porta le caractère d'une révolution dans les principes, dans les idées, dans les mœurs; tout fut brusque, heurté dans un passage trop rapide à des mœurs, à des opinions nouvelles: spectacle qui se reproduit de nos jours, mais avec beaucoup plus de violence, comme il devait arriver lorsqu'après soixante-quinze ans, une autre révolution dans les idées a produit enfin une révolution politique, qui met en présence tous les intérêts armés de toutes les passions, dans une cause intéressante pour l'humanité entière. Les changemens opérés à la mort de Louis XIV sont loin d'offrir ce caractère imposant; mais la réunion de tous les contrastes dut les rendre presque aussi frappans pour les contemporains. Nous ne chercherons point à rassembler ici tous ces contrastes; ils sont trop connus, ainsi que les faits et les événenemens devenus célèbres par leur singularité bizarre, ridicule ou désastreuse: mais ce qu'il importe de remarquer, c'est l'influence que cette époque a exercée sur nos mœurs pendant un si grand nombre d'années. Louis XIV avait orné la galanterie de manière à pouvoir la faire regarder comme une partie de son goût pour la représentation. Le régent, doué d'un esprit brillant et aimable, fit, de son esprit, l'ornement de la plus extrême licence dont on ait eu l'idée depuis les fêtes nocturnes d'Antoine, d'Octave ou d'Héliogabale. Il sembla regarder la décence dans les plaisirs comme une portion de cette hypocrisie qu'il avait tant détestée dans la cour du feu roi. Louis XIV avait paru respecter son propre despotisme, dans les ménagemens qu'il avait pour ses ministres, même pour leurs fautes et leurs erreurs, qu'il essaya de voiler plus d'une fois. Le régent se joua du mépris qu'il avait pour les siens, et semblait les maintenir en place, pour jouir de plus près et plus long-temps de leurs ridicules, qu'il exposait plaisamment à la risée publique. En couvrant de toutes les dignités de l'église et de l'état Dubois, le plus vil des hommes, il sapait à la fois les fondemens du double respect qui avait environné le trône de Louis XIV; il faisait parvenir jusqu'aux dernières classes de la société, le profond mépris que méritent trop souvent les organes de la religion et les dépositaires de l'autorité: mépris qui, passant de la personne à la place, remonte avec le temps jusqu'à la source même de cette autorité. C'est ainsi que le despotisme prépare de loin sa ruine par folie, par désœuvrement, par gaîté, et se détruit lui-même pour se désennuyer, se divertir, tuer le temps.

On ne peut, au reste, considérer toutes les grandes et aimables qualités de ce prince, sans gémir de l'inconcevable fatalité qui le soumit pour jamais à l'ascendant de ce vil abbé Dubois: on disait de son temps qu'il en avait été ensorcelé. Ce fut un terrible maléfice que celui qui priva la nation du fruit de tant de bonté naturelle, et d'une réunion de talens si précieuse. Courage brillant, intelligence prompte, aptitude à tout, esprit étendu, goût pour tous les arts et pour toutes les sciences; et, ce qu'on a moins remarqué, parce qu'alors la nation avilie ne formait pas même un vœu pour la liberté, ce prince, au milieu des illusions de son rang, désirait la liberté publique: il méprisait le gouvernement, non pas de Louis XIV, mais le gouvernement français: il admirait celui de l'Angleterre, où tout homme n'obéit qu'à la loi, n'est jugé que par la loi: il citait à cette occasion les noms de plusieurs princes qui, en France, après avoir été les esclaves de l'autorité, en avaient été les victimes: il rappelait avec complaisance l'anecdote du prieur de Vendôme, qui, après avoir enlevé à Charles II, roi d'Angleterre, une maîtresse, femme de sa cour, lui en enleva une autre à la ville, sans que Charles eût d'autres moyens de se venger, que d'engager Louis XIV à le délivrer de ce dangereux rival, en le rappelant en France. On sait qu'il avait long-temps désiré l'assemblée des états-généraux, et que même dans sa régence il fut prêt à les convoquer. Ce ne fut pas sans peine que Dubois réussit à le détourner de ce dessein. On a réimprimé, l'année dernière [2], le Mémoire curieux qu'il fit à cette occasion: c'est un modèle d'impudence, comme son auteur. Enfin, ce qui est un trait de caractère encore plus remarquable, ce prince prit plus d'une fois le parti du peuple contre ses ministres et ses confidens les plus intimes. Qu'on juge de leur surprise, lorsqu'au moment d'un tumulte populaire, à la veille de la banqueroute de Law, il repoussa le conseil violent de réprimer la sédition par la force militaire. Le peuple a raison, dit le prince, s'il se soulève: il est bien bon de souffrir tant de choses. Il ajouta que, s'il était né dans la classe du peuple, il eût voulu se distinguer en prenant la défense des Français outragés par le gouvernement; mais que dans la sienne, en cas de révolte ou de guerre civile, il se mettrait à la tête du peuple contre ses ministres, si le peuple l'exigeait, pour sauver le roi.

Tel fut le prince à qui, de son temps, on trouvait le plus de ressemblance avec Henri IV, mais qui n'en fut pas moins funeste par l'inconcevable faiblesse qui rendit inutiles toutes ses vertus. C'est ce que la duchesse d'Orléans, sa mère, avait présagé, dans un apologue ingénieux, où elle introduisait plusieurs fées bienfaisantes, dotant son fils d'un talent ou d'une grâce; tandis qu'une dernière fée détruit malignement l'effet de tous ces dons, par celui qu'elle leur ajoute, la facilité de caractère. Ce mot de facilité, substitué à celui de faiblesse par l'indulgence maternelle, devint d'un usage universel parmi ses courtisans. On sent par combien de raisons il devait réussir; et Voltaire consacra, dans la Henriade, cette nuance habilement saisie par les flatteurs, en disant de lui: Qu'il était facile et non pas faible. Mais, dans la vérité, quel prince fut plus faible que celui-ci? Était-ce sur sa facilité ou sur sa faiblesse que comptait l'abbé Dubois lorsque, après lui avoir arraché sa nomination à l'archevêché de Cambrai, et voulant que son sacre si scandaleux fût honoré de la présence de son maître, il ordonnait à madame de Parabère, maîtresse du régent, d'exiger du prince qu'après avoir passé la nuit avec elle, il assistât publiquement à la cérémonie, ce qu'elle exécuta dans la crainte que ce prêtre ne la perdît auprès de son amant, comme il l'en avait menacée? Était-ce faiblesse ou facilité lorsque, après la banqueroute de Law, montant en carosse pour aller au parlement faire enregistrer un édit ordonnant des recherches contre les financiers, il dit à Nancré, capitaine de ses gardes-suisses, qui resta confondu: Nancré, que dites-vous de ces ministres qui font de moi un persécuteur? On peut dire même qu'il le devint dans tous les sens, puisque, sous l'administration du prince qui méprisait le plus toute querelle religieuse, d'Argenson, devenu ministre, remplit les prisons de jansénistes, et fit même bâtir à Bicêtre trois cents loges nouvelles pour les jansénistes du menu peuple. On voit que la théologie était descendue bien bas. C'est que Dubois, qui d'abord, par un intérêt bien entendu pour la régence et pour lui-même, avait rehaussé le jansénisme et le parlement, aspira depuis au chapeau de cardinal, et dans ce dessein, se fit auprès du saint-siége un mérite de persécuter les jansénistes, et de faire enregistrer la bulle. On ne cesse d'admirer l'absurde intérêt que le régent prit à cette affaire, et le ridicule chagrin que lui causa sa fille, l'abbesse de Chelles, que d'abord il avait faite janséniste, en lui donnant un directeur de ce parti, mais qui resta fidèle à cette doctrine, lorsque Dubois eut intérêt de persécuter le jansénisme. Cette princesse, qui avec l'esprit de son père en avait l'extrême vivacité, s'était tellement attachée à cette secte, qu'elle était devenue la plus grande théologienne du parti, et, déguisée en sœur converse, avait confondu le cardinal de Bissy. Le cardinal vaincu se mit en colère comme de raison, eut recours à sa qualité de prince de l'église (titre avec lequel on n'a jamais tort), et parla de mettre en pénitence la sœur converse, qui à son tour se fit connaître, et reçut (comme princesse) les excuses du cardinal humilié et (qui pis est) du théologien battu. Cette obstination de l'abbesse de Chelles fut une vraie peine pour le duc d'Orléans; et cette peine dura, car la princesse demeura toute sa vie la patronne et la protectrice du parti janséniste.

Il paraît difficile d'écrire sérieusement l'histoire de cette époque. Il faut savoir d'autant plus de gré au rédacteur des Mémoires d'avoir très-bien développé, dans ce mélange de tant d'intérêts divers la cause de tous les événemens, les ressorts de toutes les intrigues intérieures, et ceux de la politique étrangère. On sent que nous ne pouvons nous engager dans ce labyrinthe; et, si nos lecteurs croyaient y perdre, nous adoucirions leurs regrets, en appliquant à cette période de temps, un mot du cardinal Alberoni au duc de Richelieu. Il lui mandait, dans une lettre écrite pour l'engager dans l'intrigue connue sous le nom de conspiration de Cellamare: Il ne s'est rien fait de bien en Europe depuis trente ans, et en France depuis un siècle. La France continua encore quelques années à mériter ce reproche. Bornons-nous donc, en parlant de ces Mémoires, à ce qui intéresse plus particulièrement le duc de Richelieu lui-même. Aussi bien son histoire tient-elle à celle des mœurs, c'est-à-dire, à la perfection que les mauvaises mœurs reçurent alors en France.

On connaissait assez toute cette cour du régent; mais on trouve ici quelques anecdotes nouvelles ou du moins peu connues. Telle est, par exemple, la manière dont on s'y prit pour rendre la duchesse d'Orléans douairière, moins contraire au système de Law: ce fut de la rendre favorable à sa personne. Law était bel homme; et une princesse de soixante-trois ans, de mœurs sévères jusqu'alors, fut sensible à ses empressemens; c'est une faiblesse ou une facilité qu'on pouvait remarquer, même dans la cour de son fils. Le duc de Richelieu en était, comme de raison, un des principaux ornemens. Il brillait dans tous les fêtes, dont plusieurs étaient nocturnes et connues alors sous le nom d'orgies grecques, de fêtes d'Adam, etc.; car l'histoire, la fable, la bible, tout fournissait des sujets ou des allusions à leurs ordonnateurs: on pourrait dire aussi à leurs ordonnatrices, car les dames s'en mêlaient; entre autres la célèbre madame de Tencin, sœur d'un prêtre convaincu de faux et de simonie en plein barreau, au moment où il levait la main pour faire un parjure, et depuis devenu cardinal; religieuse sortie de son cloître après un scandale odieux, intrigante, devenue maîtresse avouée du cardinal Dubois, long-temps arbitre des grâces, et qu'on a vue jouir à Paris, jusques dans sa vieillesse, d'une grande considération.

Comme le sens de ce dernier mot va sûrement changer en assez peu d'années, il n'est pas mal de déterminer la signification qu'il a conservée jusqu'à ces derniers temps. D'abord, ce mot magique, considération, ne développait guère son influence que dans l'enceinte assez étroite d'un certain public, d'un public choisi, comme on disait. La personne considérée était, pour ce public, l'objet d'une attention marquée, d'un intérêt apparent et convenu. Il fallait la connaître, l'avoir vue, la voir plus ou moins. On la citait plus ou moins fréquemment, mais plus volontiers qu'une autre; il n'était pas nécessaire de savoir pourquoi; le demander eût été de mauvais goût: il était réglé que cette existence n'appartenait de droit qu'à tel rang, telle position, telles circonstances, etc. C'était un privilége dont le brevet n'existait pas, mais était admis comme reconnu valable entre les initiés, les seuls intéressés à l'affaire. On eût ri d'un étranger qui eût attaché à ce mot, considération, les idées d'estime, de bienveillance. Seulement elles n'étaient pas exclues: c'était beaucoup. A la vérité, ces nuances n'étaient pas très-éclaircies dans toutes les têtes; mais on s'entendait, ou l'on croyait s'entendre, ce qui dans le fond revenait à peu près au même: d'ailleurs, il importait de ne pas trop simplifier cette belle science, dont le mystère faisait le piquant. Cet heureux temps n'est plus: la trace, et même le souvenir de ces minuties enfantines vont disparaître dans une évaluation plus juste des hommes et des choses, presqu'impossible sous un gouvernement despotique, où presque tous les esprits, faute d'aliment solide, étaient réduits à se repaître de ces illusions.

L'esprit français était parvenu à donner une sorte d'agrément à de pareilles mœurs; mais on sait qu'il avait fait en ce genre bien d'autres miracles. Témoin les succès de ceux qui se qualifiaient eux-mêmes les roués du régent, mot nouveau, introduit alors dans la langue, ainsi que celui de braque. Les courtisans du prince expliquaient ce mot de roués en courtisans, gens qui se feraient rouer pour lui. Le prince, plus heureux dans son explication, mais un peu ingrat, prétendait que ce mot voulait dire gens bons à rouer. Cependant il se laissait gouverner par eux; ils influaient sur les affaires. Le cardinal Dubois les lâchait contre les honnêtes gens qu'il voulait perdre; et Richelieu remarque positivement qu'ils firent renvoyer du ministère le respectable et laborieux duc de Noailles, lequel ne pouvait tenir, dit-il, contre les soupers des roués, surtout ne donnant point à dîner, faute alors très-essentielle de la part d'un ministre. Plusieurs de ces roués étaient des hommes pleins d'esprit et d'agrément, tels que le jeune comte de Broglie, Nocé, leur chef, que le prince appelait publiquement son beau-frère, parce qu'ils avaient la même maîtresse. Mais le plus singulier de ces messieurs était un marquis de Canillac, dont Richelieu rapporte quelques mots très-plaisans. C'était lui qui disait à Law: «Je fais des billets et je ne les paie pas; c'est mon système: vous me le volez, rendez-le moi.» Il mêlait quelque sentiment de décence personnelle aux complaisances qu'il avait pour le régent. On l'appelait le lieutenant de police nocturne, quoiqu'à vrai dire, d'après le récit de ces fêtes, on ne voie pas ce que Canillac y empêchait; il n'en était pas moins pour cette cour une espèce de Burrhus: il ne devait pas être difficile d'y paraître tel; mais les détails du rôle demandaient beaucoup d'esprit.

C'est dans cette société que le jeune duc de Richelieu passait sa vie, enlevant au régent quelques-unes de ses maîtresses, soit femmes de théâtre, soit femmes de sa cour: cela était à peu près égal, car elles vivaient ensemble; et la plus honnête de toutes était une actrice, nommée Émilie, qui, ayant demandé quinze mille francs au prince, pour acheter une maison de campagne, refusa le double de cette somme envoyé par le prince; tandis que madame de Parabère partageait avec Nocé la dépouille des gens de finance, inquiétés par la chambre ardente. A tous ces plaisirs se mêlaient, comme de raison, quelques duels de temps en temps. Une tracasserie de société en occasionna un entre le comte de Gacé et le duc de Richelieu: celui-ci fut dangereusement blessé, et de plus conduit à la Bastille. Pendant sa détention, on instruisit son procès; mais, comme il convenait à deux maisons considérables que le duel ne fût pas prouvé, il ne le fut pas, et le duc de Richelieu sortit de la Bastille.

Sa convalescence y avait été longue, quoique l'amour vînt le consoler, ou plutôt parce que l'amour venait le consoler. Madame de Charolois, accompagnée de la princesse de Conti, ayant gagné ses geoliers à prix d'argent, lui rendait fréquemment des visites nocturnes. C'était le sort du duc de Richelieu, d'être visité à la Bastille par des princesses. Il y fut remis, quelque années après, peur être entré dans la conspiration de Cellamare; il y reçut encore la visite de cette même mademoiselle de Charolois, et de mademoiselle de Valois fille du régent. Ces deux princesses, qui, en découvrant le secret de leur rivalité, s'étaient portées à de violens excès l'une contre l'autre, se réunirent pour sauver leur amant. Mademoiselle de Charolois offrit le sacrifice de sa passion à sa rivale, si celle-ci parvenait à fléchir le régent. C'était un combat de générosité qu'elles eurent le plaisir de voir applaudir au théâtre, quelques années après, dans la tragédie d'Inès, où Constance fait à Inès le même sacrifice. Mais, par malheur, la situation des personnages français était plus compliquée que celle des personnages de la tragédie. Le père de mademoiselle de Valois était aussi son amant, et la négociation traîna en longueur. Elle réussit pourtant, et le coupable recouvra sa liberté. Il lui fallut voir le régent, être toisé, maltraité de paroles, être appelé ingrat. L'ingrat se justifia de son mieux. Il prétend avoir dit au prince que le penchant des cœurs français était de s'attacher aux descendans de leurs rois, plutôt qu'à leurs parens collatéraux; que la France allait périr sous ses indignes ministres; qu'on lui avait montré avec évidence une prochaine tenue d'états-généraux, etc. Mais, ce qui est remarquable, c'est la fin de son discours. «Au reste, dit-il au régent, puisque le patriotisme est devenu un crime, puisqu'une soumission aveugle aux ministres, aux favorites, aux favoris est devenue la seule qui conduise aux récompenses, je vous jure que désormais vous ne trouverez en moi qu'un dévoué serviteur.» Il faut convenir que, dans l'ordre des choses où il vivait, tout conduisait à cette belle morale; mais on peut espérer qu'elle ne sera plus si nécessaire pour parvenir aux récompenses et aux honneurs.

Il paraît que cette troisième détention du duc de Richelieu à la Bastille laissa dans son âme un souvenir profond, et surtout un vif ressentiment contre le garde des sceaux d'Argenson, autrefois lieutenant de police. Le ministre sollicita la commission odieuse d'aller interroger le prisonnier, quoiqu'il eût eu d'anciennes liaisons avec sa famille. Il s'en acquitta d'une manière digne de son ancien métier. Aussi le maréchal dit-il plaisamment qu'il l'a recommandé à son historien. Mais si l'histoire doit faire justice des hommes de cette espèce, la philosophie doit observer que leur existence suppose le dernier degré de corruption où une société politique puisse parvenir. C'est l'idée que présente le récit des moyens qui conduisirent d'Argenson à la fortune. Établi dans la place de lieutenant de police, qui n'était d'abord qu'une charge du Châtelet, il voua au service de madame de Maintenon une armée d'espions, dont le nombre s'accroissait tous les jours. Il fit arrêter arbitrairement tous les citoyens qui lui étaient suspects: complaisant pour tout ce qui était accrédité, terrible pour tout le reste; formidable au peuple, qui l'appelait le damné; devinant comme par instinct quels hommes pouvaient un jour servir son ambition; et ayant, par cette sorte de pressentiment, justifié le duc d'Orléans contre les soupçons du roi; esclave des jésuites, persécuteur des jansénistes, sans aimer, ni haïr les uns ni les autres; vigilant, laborieux, et ne cherchant le délassement de ses travaux que dans un libertinage obscur. Un goût particulier lui faisait rechercher les religieuses, et l'abbaye de Tresnel fut quelque temps son sérail. Il consacrait à l'embellissement de cet hospice les profits des confiscations qui lui appartenaient. On peut juger le plaisir malin que le duc de Richelieu reçut de cette découverte. Il était aimé d'une religieuse, qui le fit entrer dans le couvent, déguisé en femme, et le mit à portée de connaître les fantaisies du garde des sceaux. Il en instruisit le public après plus de soixante ans. Sans doute il trouvait juste que, la police ayant su tous nos secrets, nous sussions à notre tour les secrets de la police.

Mais de toutes les confidences qu'il fait au public, celle qui sera le mieux reçue sans comparaison, c'est celle qui concerne le fameux masque de fer. Il est enfin connu ce secret qui a excité une curiosité si vive et si générale. C'était un prince, frère jumeau de Louis XIV, né à huit heures et demie du soir, huit heures après la naissance du roi son frère. Ce fut une victime de la superstition. La conduite qu'on tint à son égard, fournit trop de réflexions pour qu'on s'en permette une seule. Nous renvoyons aux Mémoires pour la preuve et les détails de ce fait. Le duc de Richelieu exigea que mademoiselle de Valois arrachât ce secret à son père. La réputation du duc d'Orléans aide les lecteurs à deviner quel prix le père obtint de sa complaisance. C'est ce que la princesse explique sans détour à son amant dans une lettre en chiffre, qui n'a d'honnête que la précaution du chiffre.

Après avoir révélé des secrets de cette importance, on sent bien que c'est un parti pris, de la part du maréchal, de ne ménager personne. Aussi les curieux d'anecdotes trouveront-ils dans ses Mémoires toute l'histoire galante ou scandaleuse de ces temps, les portraits des princesses, leurs aventures, celles des dames de leurs cours. C'est Cléon vivant dans ces cours, et imprimant, livrant au public son porte-feuille.

Vous verrez notre liste avec les caractères.

Quelquefois, à la vérité, les dates ne sont pas précises; mais il y supplée par des à peu près, ou des équivalens très-heureux. C'était dans le temps que madame la princesse de.... aimait M.... et M.... Ce fut alors que Vauréal (évêque de Rennes) m'enleva madame de Gontaut; et c'est dans cette même année qu'il eut la maréchale et la marquise de Villars.

Au reste, en nommant ainsi par leurs noms tant de femmes et de princesses, il prétend n'avoir eu d'autre dessein que de leur donner une leçon instructive: «Les princesses doivent, dit-il, songer, comme les rois, que ceux de leurs courtisans qui paraissent le plus les adorer, se permettent quelquefois de transmettre à la postérité le tableau de leurs faiblesses.» C'est une intention très-morale dont il faut savoir gré au maréchal de Richelieu. Quant à lui personnellement, cette crainte de l'histoire paraît l'avoir fort peu gêné. Mais croira-t-on qu'elle ait quelquefois affligé le régent dans les dernières années de sa vie? C'est pourtant ce qui est certain: il songeait avec peine que les détails de ses licencieuses folies seraient transmis à la postérité. Il faut croire qu'il ne se reprocha pas moins son gouvernement, qui ne fut guères qu'une orgie d'une autre espèce; et surtout que le principal objet, de ses remords fut cette affreuse banqueroute, dont le souvenir a de nos jours été présenté au peuple comme une menace capable de réprimer l'ardeur des Français pour la liberté, achetée trop cher, disait-on, par un semblable désastre. Il eût été sans doute horrible; mais la France avait souffert une fois ce fléau, sans en être dédommagée par la conquête de la liberté politique, et en restant soumise à ce même despotisme, cause reproductive de cette calamité, comme de toutes les autres. Revenons au maréchal de Richelieu.

Ce fut vers ce temps qu'il partit pour son ambassade de Vienne, dont il expose le secret et l'intention. Mais nous ne nous mêlons pas des affaires étrangères; et, laissant de côté la politique, nous n'insistons que sur ce qui représente les mœurs de ce temps; ce mélange de licence et de futilité, revêtu de grâces et d'esprit, souvent de facilité pour les affaires; mélange qu'on était convenu de regarder comme la perfection du caractère français. Il sera permis, sans doute, au caractère français de s'élever un peu plus haut, et il est vraisemblable que le maréchal de Richelieu aura la gloire d'avoir été dans ce genre, comme d'Épernon dans le sien, le dernier grand seigneur français.

Le duc de Richelieu fut au courant des affaires sous le ministère du duc de Bourbon comme sous la régence, et à Vienne comme à Paris. On a vu par la rivalité de mademoiselle de Charolois sœur du duc de Bourbon, de mademoiselle de Valois fille du régent, qu'il avait à peu près dans les deux maisons les mêmes facilités de s'instruire; mais il était le plus en liaison avec madame de Prie: c'était en savoir autant que le prince ministre. Le portrait qu'il fait de la marquise de Prie prouve plus de respect pour la vérité que pour la mémoire de cette dame: elle disposait de tout, et vendait presque tout; intrigante, spirituelle et libertine, elle gouvernait le prince, et elle-même était gouvernée, quant aux affaires publiques, par les quatre frères Paris. Le duc de Richelieu raconte un trait qui montre à quelle dangereuse illusion la bonne foi des princes est exposée: ce prince était enfermé avec Dodun, fantôme de contrôleur-général que les frères Paris maintenaient en place, pour gouverner sous son nom et ne répondre eux-mêmes de rien; la marquise survient, endoctrinée par Duverney (un des quatre frères) sur une affaire de finance dont il devait être question dans cet entretien. Elle se fait expliquer l'affaire, saisit très-bien le point précis de la difficulté, et donne un bon conseil, d'après la leçon de Duverney. Qu'on juge de l'admiration de Dodun. Eh quoi, madame, lui dit-il, le grand Colbert vous a donc transmis son âme? Se peut-il qu'on ose insulter ainsi les princes, en les traitant comme de vieux tuteurs de comédie!

On sait comment, à peu près dans le même temps, cette marquise de Prie ravit à la maison du prince son amant, l'honneur de donner une reine à la France. On cherchait parmi les jeunes princesses de l'Europe une épouse pour le jeune roi Louis XV. Mademoiselle de Vermandois, sœur du duc de Bourbon, belle, spirituelle, vertueuse, élevée loin de la corruption générale, vivait dans un couvent à Tours. La marquise se hâte de prendre les devans auprès de la princesse, part pour s'assurer d'elle, et se fait introduire sous un nom emprunté. Malheureusement le sien était fort maltraité par le public, et elle put s'en apercevoir par les réponses franches et naïves de mademoiselle de Vermandois. Cette franchise lui coûta le trône; la marquise sortit furieuse, en laissant entendre ces mots: Va, tu ne seras jamais reine de France. C'est en effet ce qui arriva. Voilà donc une princesse, pleine de vertus et d'agrémens, victime d'une intrigue subalterne et du ressentiment d'une femme perdue. Tout n'était pas agrément pour les princes dans cet ordre de choses, dont la ruine excite des regrets si douloureux. La marquise continua de braver l'indignation publique, de lire avec dédain les chansons faites contre elle, en disant: Voilà comme sont les Français quand ils sont trop bien; de jeter au feu les remontrances du parlement de Rennes et de celui de Toulouse, sous prétexte qu'elles étaient de mauvais ton, et qu'elles sentaient la province: mot plaisant que le duc de Richelieu a dû conserver.

Le fruit de toute cette conduite fut de faire renvoyer M. le duc, qui soutint sa disgrâce avec dignité, et qui, séparé de madame de Prie, parut dans sa retraite rendu à sa bonté naturelle, aussi estimé comme homme qu'il avait été blâmé comme ministre.

Ce ne fut pas de lui sûrement que vint l'idée du projet qui s'exécuta sous son ministère. On donna un compte rendu où l'on supposait un déficit qui n'existait pas, et qu'on imaginait pour avoir le prétexte de mettre un nouvel impôt: c'était un faux d'une espèce nouvelle. Nous sommes devenus plus vrais, et la bonne foi de notre déficit actuel est au-dessus de tout soupçon. Il faut croire que l'âme de Colbert, transmise à madame de Prie, fut innocente du mauvais conseil donné au prince, puni, comme tant d'autres, du malheur d'être mal environné.

La portion publiée des Mémoires de Richelieu renferme les premières années du ministère du cardinal de Fleuri. Nous regrettons de ne pouvoir, par le rapprochement des faits, conduire le lecteur aux idées que leur résultat présente; le portrait du cardinal; l'intérieur de la cour; les premiers développemens de la jeunesse du roi; les querelles du ministère et du parlement; l'embarras où se trouve le cardinal par un effet du zèle et du courage de deux conseillers au parlement, l'abbé Pucelles et Mengui; la chanson que, dans sa détresse, il demande à M. de Maurepas; le succès de cette chanson, où celui-ci fait dire aux femmes de la halle:

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