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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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Rendez-nous Pucelles, oh gai!

Rendez-nous Pucelles;

trente séances silencieuses tenues de suite au parlement, et levées sans avoir ouvert la bouche, par un président qui prétendait avoir le droit d'empêcher la discussion des affaires; le cardinal qui renvoie de Versailles les députés, en disant qu'on ne parle jamais d'affaires au roi; le profond étonnement de ce cardinal, lorsqu'ils vont à Marly porter leurs remontrances; le cri de sa surprise et le mot qu'il répète au premier président: Ah, monsieur, à Marly! à Marly! ô ciel! et pour parler au roi! Joignez à ces belles choses le retour des querelles religieuses, l'importance des prêtres sulpiciens, substituée à celle des jésuites, réduits, depuis leur chute, à faire des canonisations pour se soutenir un peu dans le peuple; le ridicule concile d'Embrun, présidé par le ridicule cardinal de Tencin: toutes ces tracasseries, il faut en convenir, forment l'histoire de cette époque.

Tel est donc l'abaissement où une nation peut descendre! On l'a vue depuis descendre encore plus bas; et son histoire avait, comme elle, grand besoin d'être régénérée. Observons que, dans cet intervalle de quelques années, cité comme très-heureux, deux hommes disposaient de la plupart des places dans l'église et dans l'état; l'un d'eux était un abbé Pollet, qui, dans son parloir de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, recevait les sollicitations de toute la cour et des dames les plus titrées: Ce qui ne me surprenait pas, dit le maréchal de Richelieu, parce que je les avois vus baiser la main de Law et le suivre même dans sa garde-robe. Le second était Barjac, valet de chambre du cardinal. Ce Barjac était un singulier personnage, et mériterait un long article à part. Il disait familièrement: Nous avons donné aujourd'hui telle place. Le maréchal de Villars est venu nous voir; et quelquefois même, il parlait en son nom, sans faire mention du cardinal. Les plus grands seigneurs lui faisaient la cour; mais comme il avait de l'esprit et du goût, il fallait y mettre de la mesure. Il était, parmi les valets de chambre des ministres, ce que Tibère était parmi les empereurs: il voulait que l'adulation fût digne de lui; que les courtisans, ses flatteurs, ne s'avilissent qu'à sa guise; et les plus grands seigneurs y étaient souvent fort embarrassés. Voilà de qui tout dépendait. Heureusement, dit le maréchal, Barjac était un honnête homme. Heureusement est le terme propre; c'était bien fait alors de rendre grâce au ciel de la probité d'un valet de chambre; elle tenait lieu d'une bonne constitution, au moins pendant le temps que le ministre restait en place, en conservant le même valet de chambre. Mais il était permis de souhaiter que le bonheur d'une grande nation reposât sur une base plus solide et plus durable.

Nous espérons que le rédacteur se hâtera de nous donner la suite de ces Mémoires [3]; ce que nous ne disons pas pour l'obliger de les écrire à la hâte. Nous l'avons déjà blâmé d'avoir donné lieu à ce reproche; c'est à quoi nous bornons notre critique littéraire. On doit lui tenir compte des principes dans lesquels il a rédigé ces Mémoires, et du sentiment patriotique dont il paraît animé presque partout. C'est un beau droit à l'indulgence publique, assuré d'ailleurs plus particulièrement au genre de l'histoire. On ne doit pas rougir de dire avec le plus grand citoyen et le plus grand écrivain de l'ancienne Rome: Historia quoque modo scripta placet.


Sur une brochure ayant pour titre: Observations sur les Hôpitaux, par M. Cabanis. — 1790.

On se rappelle le rapport de MM. les commissaires de l'Académie des sciences, sur l'Hôtel-Dieu, et l'effet que produit sur le public, le récit des maux et des abus réunis dans ce vaste asile des misères humaines. Le gouvernement parut dès-lors déterminé à lui substituer quatre hôpitaux, situés en différens quartiers de Paris, dont chacun contiendrait seize cents lits. C'était sans doute une réforme utile, et elle parut alors suffisante; mais on cessera bientôt d'en avoir cette idée, lorsqu'on aura lu la brochure que nous annonçons. L'auteur, en rendant justice à l'excellent rapport qui a donné lieu à une première réforme, fait sentir tous les inconvéniens attachés à des hôpitaux qui contiendraient seize cents malades; bientôt les abus s'y cacheront dans la multitude des détails. De plus, dans les grands hôpitaux, on est obligé d'adopter des règles générales, sans quoi le service serait impossible. Les alimens et les remèdes se distribuent aux mêmes heures pour tout le monde. Il y a des jours où l'on purge, des jours où l'on ne purge pas. Dans les grands hôpitaux, les plaies les plus simples deviennent graves, les graves deviennent mortelles, et les plus grandes opérations ne réussissent presque jamais; de ces observations et de quantité d'autres, l'auteur conclut qu'avant peu on verra qu'il faut renoncer aux grands hôpitaux, et que bientôt il n'y en aura plus que de petits. En vain ferait-on dans les hôpitaux les changemens les plus utiles, si on n'en diminue la grandeur. M. Cabanis souhaite qu'on leur substitue des hospices de cent ou cent cinquante lits. Il pense qu'avec cinquante mille écus on peut se procurer un petit hôtel propre à contenir ces cent cinquante lits, et tout ce qui est nécessaire au service d'un nombre égal de malades: or, avec ces six millions (la somme demandée pour les quatre grands hôpitaux est de six à huit millions), on aurait quarante hôpitaux de la même grandeur, lesquels pris ensemble renfermeraient six mille lits. En réduisant ainsi ces hospices, il serait moins nécessaire de les transporter hors des villes. Les hospices pourraient rester au sein de Paris sans de grands inconvéniens pour eux-mêmes ou pour le voisinage. Les maisons qui environnent la Charité ne sont pas plus malsaines que celles des quartiers les mieux aérés.

Parmi les grands avantages que M. Cabanis voit résulter de ces hospices, il faut compter pour beaucoup les moyens nouveaux qu'ils offriraient de contribuer aux progrès de la médecine. Quand les médecins suivent les grands hôpitaux, quel fruit peuvent-ils en tirer? Ce n'est point la nature qu'ils y voient, encore moins la nature aidée par un art bienfaisant; il n'en serait pas de même dans ces hospices. Ici l'auteur montre la nécessité des journaux d'hôpital; il indique les différentes vues dans lesquelles ces journaux doivent être composés, et les conditions auxquelles ils doivent satisfaire. Le second vœu que M. Cabanis forme pour le progrès de son art, c'est l'établissement des écoles pratiques, regardées maintenant, dit-il, et avec raison, par tous les gens sensés, comme seules propres à réformer les études de la médecine. Les médecins grecs et romains menaient leurs disciples au lit des malades. Les universités d'Edimbourg et de Vienne ont, l'une et l'autre, un professeur de médecine clinique. C'est dans les salles mêmes d'un hôpital, que se donnent les leçons. Ce sont les différentes maladies qui leur servent de texte. «C'est avec une telle institution, poursuit M. Cabanis, qu'on aurait dans les élèves des surveillans éclairés et sévères de la médecine des hôpitaux, surveillans toujours prêts à réclamer contre les faussetés ou les exagérations des journaux; et les journaux eux-mêmes devant servir de base à la réputation de celui dont ils porteraient le nom, le forceraient à redoubler de soins auprès de ses malades, à perfectionner sa pratique, et à rendre son enseignement le plus clair, le plus méthodique, pour multiplier le nombre de ses disciples.»

Tel est le but principal de cet écrit rempli de vues saines et d'idées utiles. Il nous serait plus difficile de les recueillir, qu'il ne l'a été à M. Cabanis de les répandre avec profusion. La forme administrative à donner aux établissemens qu'il propose, plusieurs questions relatives à cette administration, tiennent à des principes que l'auteur indique, ou établit avec cette briéveté rapide qui décèle un homme supérieur à son ouvrage, plus occupé du bien qu'il veut, que du talent qu'il ne cherche pas à montrer, mais qu'il montre sans le vouloir. Egalement versé dans la médecine et dans plusieurs parties de l'économie politique, M. Cabanis paraît avoir étudié l'homme sous tous les rapports; et les considérations morales auxquelles il ramène tout, par lesquelles il éclaire ou décide la plupart des questions que présente son sujet, jettent sur cet écrit un intérêt qu'on n'avait pas droit d'en attendre. C'est ainsi qu'en parlant des ateliers de charité, il fait sentir combien il importe à la société entière de dépouiller l'aumône des caractères qui la flétrissent, de créer, comme il le dit, un nouveau systême de bienfaisance générale, qui laisse subsister dans le pauvre le respect que tout homme doit avoir pour lui-même, sentiment qui sera partout le plus sûr garant de la morale publique.

L'auteur qui, dans cet ouvrage, se montre l'ami de tous ceux qui souffrent, ou comme malades ou pauvres, étend sa pitié jusque sur une classe trop négligée jusqu'à ces derniers temps. Il se flatte que l'Assemblée nationale, ou d'après ses ordres, les assemblées provinciales et municipales chercheront aussi tous les moyens d'adoucir celui des malfaiteurs et des infortunés qui gémissent dans les prisons, en attendant que des lois sages, l'influence d'un meilleur gouvernement et de meilleures formes judiciaires, tant pour le civil que pour le criminel, diminuent, autant qu'il est possible, le nombre de ces malheureuses victimes de la société. Il cite à ce sujet une belle expérience récemment faite en Angleterre. D'après la conviction que les prisonniers achèvent de se dépraver dans la société les uns des autres, que non seulement leur oisiveté tarit une source de production, mais empêche qu'ils ne reviennent à la vertu quand ils sont vraiment coupables, et les corrompt à plaisir quand ils sont innocens ou n'ont commis que des fautes légères, le comté d'Oxford a fait construire des chambres isolées et sans communication entre elles, où les prisonniers sont traités humainement, bien vêtus, bien couchés, respirent un air pur, ont des alimens sains. Là ils exercent un métier quelconque; et garantis, par ce moyen, de l'ennui de la solitude et des mauvais effets de l'oisiveté, ils fournissent encore un bénéfice supérieur aux frais de l'établissement. Le bénéfice a été, l'année dernière, de cent guinées; et ce qui, sans doute, est bien plus précieux, quelques prisonniers ont mérité, par leur bonne conduite, qu'on abrégeât le temps de leur captivité. Ce sont aujourd'hui d'honnêtes gens, des artisans utiles qu'on rendra à la chose publique. «Ainsi, dit M. Cabanis, en remplissant des vues d'humanité, de raison, de politique parcimonienne, on est, d'un autre côté, parvenu à faire de vraies infirmeries du crime; et l'on a découvert la méthode curative au moyen de laquelle on pourra le traiter désormais comme les autres espèces de folie.»


Sur un ouvrage intitulé: Du Massacre de la Saint-Barthélemi, et de l'influence des Étrangers en France durant la Ligue; discours historique, avec les preuves et développemens, par Gabriel Brizard.

L'an premier de la liberté.

C'est la date que l'auteur donne à son livre; mais il paraît que la liberté existait pour lui, quand il composa son ouvrage. Le succès qu'il obtint dans une assemblée de plus de six cents personnes dut lui prouver, il y a plus de six ans, que le sentiment de la liberté avait cessé d'être étranger aux Français. Des circonstances particulières avaient cependant engagé l'auteur à renfermer son ouvrage dans son portefeuille. Son discours, alors si applaudi, ne sera pas moins agréable à la lecture; et les recherches historiques dont il est accompagné, le rendront intéressant pour tous les amateurs de l'histoire de France; les curieux d'anecdotes en trouveront plusieurs très-piquantes et peu connues. Cette partie du travail de M. l'abbé Brizard est sans doute celle à laquelle il attache le moins de prix, mais n'en est pas moins celle qui fera le plus rechercher son livre. Au reste, l'ouvrage et les remarques qui le suivent sont dirigées vers le même but. L'auteur se propose de prouver que la Saint-Barthélemi fut presque entièrement le crime des étrangers, et que les Français en furent les victimes beaucoup plus que les instrumens. On savait assez que cette horrible détermination avait été prise dans le conseil italien de Catherine de Médicis, composé du chancelier Birague (Milanais), d'Albert de Gondi, maréchal de Retz (Florentin), du duc de Nevers (Gonzague), et de quelques autres Italiens. On savait que les principaux confidens de cette trame, ourdie pendant près de dix-huit mois, étaient étrangers, ainsi que la plupart de ceux qui ordonnèrent ou dirigèrent les massacres; mais on n'avait point encore montré à quel point tous les grades subalternes avaient été envahis par ces mêmes étrangers, Italiens, Lorrains, Espagnols, Piémontais, etc. On peut dire que les Français seuls étaient, en quelque sorte, devenus étrangers en France. Ce fut en partie pour cette raison que cet affreux complot trouva un si grand nombre d'exécuteurs empressés ou dociles.

L'auteur, après avoir tracé rapidement toutes les horreurs de la Saint-Barthélemi et rappelé les noms de tous ces assassins étrangers, oppose à cette liste celle des vertueux Français qui se signalèrent, ou par un refus généreux d'obéir à des ordres barbares, ou par une protection plus généreuse encore accordée aux victimes de cette cour monstrueuse. Les hommages des générations suivantes avaient déjà consacré plusieurs de ces noms connus, tels que ceux de Crillon, d'Orthe, Montmorin-Sthaem, de Tende, Hennuyer, etc. Mais recueillis avec plus de soins par M. l'abbé Brizard, leur nombre est plus grand qu'on ne le croit d'ordinaire. Il est vrai que c'étaient de simples citoyens, des bourgeois; et jusqu'à ces derniers temps, plusieurs de nos historiens, en répétant les noms de Parchappe, Grollot, Blancher, etc. auraient cru déroger à la dignité de l'histoire. Il semble qu'aux yeux de ces écrivains, l'entrée de l'histoire doit être gardée, comme celle des cours, par le génie de l'étiquette, et qu'un accès trop facile n'y doit pas être permis aux vertus plébéïennes. On ignorait presque entièrement plusieurs de ces noms vulgaires, que M. l'abbé Brizard ressuscite; et cependant Henri IV les connaissait, les citait souvent avec un attendrissement visible. Il se plaisait à rappeler les services qu'il avait reçus de ces modestes citoyens, les sacrifices qu'ils lui avaient faits; et quelques-uns d'entre eux étant morts depuis, victimes de leur zèle pour sa cause, il n'en parlait que les larmes aux yeux. Il les appelait les martyrs d'état, liant ainsi l'idée de leur mort à celle de la reconnaissance que leur devait la patrie, et que lui-même conservait pour leur mémoire.

On sait qu'après la cour italienne de Médicis, les princes de la maison de Guise furent près de cinquante ans le plus grand fléau de la France. M. l'abbé Brizard fait le portrait de chacun de ces princes, et les caractérise par leurs traits les plus distincts. Ce fut une fatalité bien étrange et bien funeste à la France, que la réunion des talens partagés entre tous ces princes, le grand nombre de leurs enfans, doués à peu près des mêmes avantages, la beauté, l'esprit, les agrémens; l'inquiète activité des princesses de cette maison, dont plusieurs sont encore célèbres de nos jours. A l'exemple de Médicis, il remplirent de leurs alliés, de leurs amis, c'est-à-dire de Lorrains et d'Allemans, toutes les places dont ils purent disposer. L'auteur donne sur chacun de ces princes et de ces princesses des détails très-curieux. On avait fait alors un livre intitulé: la France italienne. Le titre eût été plus conforme à la vérité historique, s'il eût été: la France italienne et lorraine. On a peine à concevoir qu'elle ait pu résister à cette double invasion, qui se perpétua plus de cinquante années par le versement continuel des Italiens, qui, recrutant sans cesse la foule de leurs compatriotes, venaient envahir ce beau royaume. Il est de fait qu'ils étaient presque parvenus à exclure les Français de toutes les grandes dignités, et des plus petites fonctions lucratives, depuis le grade de maréchal de France, jusqu'au plus petit commandant de place, jusqu'au plus petit grade de l'armée, depuis le cardinalat jusqu'au plus petit bénéfice, depuis la première place de surintendant jusqu'au plus mince emploi de financier. C'est ainsi que la nation, pendant un demi-siècle, porta la peine de l'inconcevable faiblesse et de l'aveuglement de Henri II, qui, partagé entre Diane de Poitiers sa maîtresse et Catherine de Médicis sa femme, immole à l'une les princes de sa maison, en couvrant de tous les honneurs les Guises qu'elle protégeait; à l'autre sa nation entière, en l'abandonnant en quelque sorte aux Italiens, qui, concourant avec les Lorrains pour la ruiner, la corrompirent encore d'avantage: ce furent eux qui y apportèrent l'usage des poignards, des stilets, des poisons, les jeux de hasard, l'espionnage, l'astrologie judiciaire, les bouffons, les charlatans, toutes les modes qui dépravent les mœurs, et jusqu'à celles qui dépravent le corps, puisque ce fut Catherine de Médicis qui introduisit en France l'usage des baleines qui emprisonnent la taille.

L'auteur, toujours fidèle à son dessein de venger l'honneur national, passe en revue les écrivains qui secondèrent les vues de cette cour, qui s'avilirent jusqu'à justifier cette suite de meurtres, ou qui depuis servirent l'Espagne contre Henri IV et la maison de Bourbon. Il prouve, par le fait, que la plupart de ces misérables étaient sujets des princes lorrains, ou Piémontais, Écossais, Irlandais, Italiens. Il leur oppose la liste des écrivains qui détestaient ces horreurs, et qui consacrèrent leurs veilles à la défense des droits de la maison de Bourbon. Dans cette liste se trouvent les noms de presque tous les gens de lettres estimés alors, et qui le sont encore de nos jours, tels que les Pithou, du Moulin, Sainte-Marthe, Savaron, Pasquier, Bodin, Duvair, Rapin, Le Roi, Passerat, les auteurs de la satire Menippée, etc., sans compter Amyot et Montaigne, les plus illustres de tous, qui, dans des ouvrages étrangers aux affaires publiques, eurent occasion de montrer leur attachement pour le jeune roi de Navarre.

Après avoir prouvé qu'à la cour, dans le reste de la France, dans l'épée, dans la robe, dans l'église, dans les lettres, les plus fameux coupables, soit pour le projet, soit pour l'exécution de ce crime, étaient des étrangers, il restait à justifier les classes inférieures et cette multitude de Français égarés, qui se rendirent complices et instrumens de leur fureur. C'est ce que fait M. l'abbé Brizard, en rappelant au souvenir de ses lecteurs tous les moyens dont on se servit pour aveugler ce peuple et l'enivrer de fanatisme. Les écoles, les chaires, les confessionnaux étaient aux ordres des ennemis de la nation, et retentissaient depuis long-temps des maximes les plus affreuses. Plusieurs de ces écrivains odieux dont nous avons parlé, étaient en même temps prédicateurs, et ordonnaient le meurtre au nom de l'évangile. Ainsi, ces étrangers étaient les vrais coupables, et l'ignorance du peuple était la première cause de ses égaremens. Sa misère, qui ajoutait à sa férocité, était, ainsi que son fanatisme, l'ouvrage de ses corrupteurs et de ses tyrans; et la nation, gouvernée, trompée, dépouillée par toutes ces hordes étrangères, mit le comble à ses maux, en se rendant complice des fureurs dont ils devinrent eux-mêmes les victimes. Eh! comment le peuple, enlacé de toutes parts, eût-il pu échapper à tant de piéges réunis, à la profonde scélératesse de Médicis, à trois règnes oppresseurs des machiavélistes dirigés par elle, à l'estime et à l'avidité de ses Italiens, à l'adresse et à l'ambition des Guises, et à l'or et aux intrigues de l'Espagne, à l'ascendant de Rome, de cette foule de moines, de théologiens, de prêcheurs, de légats, de cardinaux, à toute cette milice des papes, habituée à manier les armes de la superstition? Voilà ce qui prépara, entretint, perpétua si long-temps cette rage fanatique; voilà ce qui fit renouveler, pendant vingt ans, les actions de grâces à l'être suprême, et les processions par lesquelles les Français le remercièrent d'avoir réussi à massacrer cent mille de leurs frères.

Un des chapitres les plus curieux est celui où l'auteur passe en revue les ambitieux tonsurés (ce sont ses termes), qui ont trahi la France pour faire leur cour à Rome, obtenir le chapeau de cardinal, ou par reconnaissance de l'avoir obtenu. La liste est longue; cependant l'auteur perd courage, et termine sa liste au règne de Henri IV: il pouvait la prolonger.

Un autre chapitre, à qui les circonstances actuelles attachent par malheur un nouvel intérêt, est celui des vice-légats d'Avignon: «C'est, dit-il en parlant de cette ville, c'est dans cet atmosphère de fanatisme que s'échauffaient toutes les têtes méridionales de la France». Si la Provence, le Languedoc, le Dauphiné, Lyon même, se sont plus ressentis des fureurs de la ligue, c'est l'effet du voisinage du vice-légat et de la cour d'Avignon: c'étaient le centre des intrigues, l'arsenal où se forgeaient les armes et les chaînes du Dauphiné, du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc; c'était l'entrepôt des indulgences et des brefs incendiaires. C'est là que Charles IX et Henri III avaient été prendre le goût des processions ridicules, des confréries de pénitens, de ces indécentes mascarades qu'ils transportèrent à leur cour. Telle est donc l'origine de ces pieuses farces qui ont entretenu jusqu'à nos jours, dans les provinces méridionales, un fanatisme presque éteint dans le reste du royaume, et dont les dernières étincelles viennent d'alarmer un instant ceux qui, trop vivement frappés des maux causés par la superstition, ne la croient jamais assez morte. M. l'abbé Brizard observe que nos rois eussent épargné bien des malheurs à leurs sujets, et peut-être à eux-mêmes bien des inquiétudes, s'ils se fussent remis en possession d'Avignon et de son territoire, comme ils le pouvaient, pour la modique somme de quatre vingt mille florins d'or, pour laquelle cette ville avait été engagée au pape.

Nous ne pousserons pas plus loin l'extrait d'un livre dont le principal mérite est de rassembler sous les yeux du lecteur un grand nombre de faits détachés, historiques, anecdotiques, accompagnés de réflexions saines et judicieuses. Cet ouvrage ne saurait manquer d'ajouter à l'opinion qu'on avait du talent de M. l'abbé Brizard, déjà connu par plusieurs productions estimables, et notamment par celle qui a pour titre: De l'amour de Henri IV pour les lettres.


Sur un ouvrage intitulé: Despotisme des Ministres de France, ou Exposition des principes et moyens employés par l'aristocratie pour mettre la France dans les fers. — 1790.

Chacun de ces deux titres semblait promettre un ouvrage intéressant, et la seule raison de se défier de cet augure était peut-être la longueur de l'ouvrage même.

D'après le premier titre: Despotisme des Ministres de France, on pouvait croire que l'auteur allait développer les moyens par lesquels les ministres avaient assuré, étendu, affermi l'autorité royale. On pouvait de plus se flatter que, considérant les ministres sous un autre point de vue, l'auteur allait montrer comment ils étaient parvenus à faire, de cette autorité, l'instrument de leur ambition personnelle, de leurs vues particulières, de leurs caprices, et enfin le jouet de leurs subalternes, quelquefois même de leurs derniers sous-ordres. Le développement de leurs ruses et de leurs manœuvres eût fourni quelques pages à Tacite; et, à son défaut, Suétone eût attaché la curiosité par le récit d'un grand nombre d'anecdotes fort agréables et fort divertissantes. On sait qu'en ce genre les hommes instruits, ou (comme on dit) les gens au fait peuvent fournir d'excellens Mémoires.

Le second titre: Exposition des principes et moyens employés par l'aristocratie pour mettre la France aux fers, paraît encore plus heureux, et promettait davantage. L'auteur pouvait réduire en résultats très-piquans la partie la plus essentielle de l'Histoire de France. On eût été fort aise de voir comment, après les premiers coups portés à l'aristocratie féodale, l'esprit aristocratique, contre lequel les rois avaient appelé le secours du peuple, parvint à tourner contre les peuples l'autorité des rois; comment se prépara le traité tacite entre le trône et l'aristocratie: traité par lequel il semblait que les grands et le clergé se fussent engagés à promettre au roi la soumission du peuple, à condition de recueillir seuls tous les avantages de l'union politique; traité qui a subsisté dans sa teneur jusqu'au moment où le peuple averti de sa force par ses lumières, a réclamé ses droits, ou plutôt les a repris; car autrement, qu'est-ce qu'une réclamation du peuple?

Il ne serait pas moins curieux d'examiner comment on avait su attacher à ce systême d'oppression légale les intérêts de certains corps, ou des hommes qui pouvaient exercer sur ces corps une influence d'autorité ou d'opinion; comment, pour appuyer ce systême anti-social, on avait su recruter dans le peuple même la classe de ses oppresseurs, par l'invention de l'annoblissement et par tant d'autres moyens connus. Le fond de ces idées n'est pas neuf, sans doute; mais il est aisé de sentir ce que le talent peut encore en tirer.

C'est ce qu'on aurait tort de demander à l'auteur de cet ouvrage. Nous avons cependant fait entendre qu'il est curieux à certains égards. En voici la preuve.

On est étonné de retrouver dans un livre récemment sorti de la presse, des idées qui, depuis long-temps ridicules aux yeux de tous les bons esprits, font rire maintenant à-peu-près tout le monde. Sans les faits dont la date atteste celle du livre, on croirait qu'il fut écrit, il y a trente-cinq ou quarante ans, à l'époque des disputes du jansénisme, des querelles du ministère et du parlement. On a le plaisir de voir prouver longuement que les remontrances du parlement de Paris, de Rennes ou de Toulouse, avaient raison contre tels ou tels arrêts du Conseil. Et puis, là-dessus, de grandes hardiesses contre les ministres, mais de ces hardiesses parlementaires, qui sont aujourd'hui si plaisantes; le tout appuyé par de grands passages de Pasquier ou d'Omer Talon. N'oublions pas une réfutation très-sérieuse des édits du mois de mai 1788. Il paraît que l'auteur a surtout conservé un vif ressentiment contre la cour plénière. C'est une belle rancune. L'édit du timbre de la même époque est aussi exposé à de grandes critiques, qui probablement resteront triomphantes; mais le chapitre où l'auteur paraît le plus fort, c'est celui où il examine ce qui constitue l'essence de l'enregistrement des lois. Nous espérons qu'à cet égard les méprises de la postérité ne sauraient être bien dangereuses, et que ce chapitre peut impunément rester sans réfutation.

Nous avons dit un mot des hardiesses de l'auteur; il faut parler de la sagesse qui les accompagne. Voici le titre d'un chapitre particulier: Notre histoire offre plus d'un exemple de rois égarés par leurs courtisans.

On sent que les idées de politique, d'administration, de finances doivent être à-peu-près de la même force. Il suffira d'en donner pour preuve l'approbation dont il honore l'invention des rentes viagères.

Croirait-on que l'auteur, qui ne laisse percer nul esprit d'innovation, ni même aucun esprit, admet, ou plutôt établit avec force la nécessité d'une réforme dans l'éducation publique? Rien ne prouve mieux (soit dit en passant) à quel excès cette éducation est absurde, puisqu'une réforme a paru nécessaire à un écrivain de cette trempe. Il trace son plan avec une facilité surprenante; rien ne l'embarrasse: la raison en est simple. Les maîtres, dit-il, sont tout trouvés. Ce sont messieurs de la congrégation de l'Oratoire. Quant au plan, on nous dispense vraisemblablement d'en parler. Nous observerons seulement que, pour donner lieu à l'exécution de ce plan, il eût fallu que les parlemens triomphassent de la nation en 1789, comme ils avaient triomphé du roi en 1788: arrangement qui n'a pas réussi; c'est dommage.

Ce qu'il y a de plus divertissant dans cette étrange production, c'est la table des chapitres de l'ouvrage. L'auteur y devient tout-à-coup une espèce de Montesquieu par la singularité de ses titres; et quelquefois les chapitres eux-mêmes sont très-courts: nouvelle preuve de profondeur et de génie. Il est vrai que plusieurs de ces titres ressemblent à ceux de William Pikle ou de Tristram Shandy. Maladresse; Changement de scène; Il est plus facile d'accuser que de confondre; Fausses apparences. Le style est quelquefois digne des idées répandues dans le chapitre. Voici un de ces titres: Dans la Législation.—La promptitude est une fournaise, et l'uniformité une faux tranchante.

Mais de ces chapitres, le plus facétieux est intitulé: Ce que doit faire un citoyen honnête homme qui voit son roi dans l'erreur. Il n'est pas que, parmi nos lecteurs, il ne se trouve des gens curieux, comme nous l'avons été, de savoir quelle conduite il faut tenir s'il arrivait un pareil malheur. Le voici. Il faut alors dire au Souverain, avec Burlamaqui, que les Rois qui prennent tout (apparemment que l'auteur ne connaît que cette erreur-là dans les Rois, car il ne parle d'aucune autre), les Rois qui prennent tout, possèdent seuls tout l'État; mais aussi l'État s'épuise d'hommes et d'argent. Attendez une révolution. Cette puissance monstrueuse ne saurait durer; au premier coup qu'on lui porte, l'idole tombe, etc. Voilà ce que disait Burlamaqui quand son roi était dans l'erreur, au moins dans l'erreur de tout prendre. Mais on oublie de nous apprendre si Burlamaqui allait lui-même porter au roi ces grandes vérités, ou s'il se contentait de les consigner dans ses livres de droit politique; différence essentielle, au moins quant à l'effet du moment.

Finissons, car on pourrait croire que nous avons voulu nous égayer, ce qui serait bien naturel après la lecture d'un pareil ouvrage, mais ce qui serait très-blâmable en rendant compte d'une production si volumineuse.

On revient malgré soi à la surprise que fait naître la publication d'un tel ouvrage, dans un moment tel que celui-ci. Elle prouve qu'il est des hommes dont la raison ne peut être éclairée par la raison publique. Mais une réflexion console; c'est de voir que les absurdités reproduites si naïvement par l'auteur, n'excitent plus guère que cette espèce de rire produit par l'aspect d'une mode surannée. Il n'y a pas long-temps que ces idées osaient se montrer partout: et déjà elles semblent se perdre dans un grand lointain, et s'être reculées comme dans l'enfoncement d'un siècle.


Sur un ouvrage intitulé: La Constitution vengée des inculpations des ennemis de la Révolution; Discours prononcé par M. le maire de Congis, curé de la paroisse, lors de la prestation du serment civique. — 1790.

Parmi cette foule de harangues prononcées à l'occasion du serment civique, le public a paru distinguer, avec intérêt, ce petit discours qu'on ne lit pas sans émotion: c'est la raison qui parle, avec une simplicité touchante, le langage du vrai christianisme; c'est l'âme de Fénélon se développant avec sa candeur devant des âmes aussi simples, mais moins éclairées que la sienne. Nul autre ton ne pouvait convenir ni à l'orateur ni à l'auditoire. Sans doute c'est ce genre d'éloquence que Fénélon portait dans les modestes églises des villages de son archevêché; car il ne dédaignait pas d'y faire entendre sa voix. On sait même qu'il se faisait un devoir de visiter les humbles chaumières des habitans de la campagne, et de devenir ainsi, en quelque sorte, membre du bas clergé, expression qui peut-être lui paraissait étrange, pour désigner un prêtre faisant son devoir.

Le mérite de ce discours s'est encore trouvé rehaussé par des circonstances particulières; on l'a mis en opposition avec les mandemens de quelques évêques, avec les écrits de quelques membres du haut clergé. On a été frappé, malgré soi, du contraste remarquable entre la conduite d'un pauvre et vertueux pasteur, et celle de ces prêtres opulens, de ces apôtres millionnaires qui cherchent, dans les cendres d'un fanatisme presque éteint, les étincelles d'une guerre civile, pour défendre, au nom de la religion, des richesses qu'elle leur interdit. C'est aux environs de Paris que ce discours a été prononcé: que n'a-t-il pu l'être dans la principale église de Nîmes ou de Montauban!

Après un exorde très-court, où l'orateur (on osé à peine lui donner ce nom) expose les raisons qui empêchent passagèrement de sentir les avantages de la nouvelle constitution, il s'engage (et c'est la division de son discours) à repousser les deux grands reproches répétés par les ennemis du bien public: «Ils savent, dit-il, que vous êtes attachés à une religion qui a Dieu pour auteur, et ils vous disent que la constitution nouvelle lui porte de criminelles atteintes; ils savent que vous êtes attachés à votre roi, et ils vous disent que la nouvelle constitution en avilit la dignité: odieuses imputations dont vous allez comprendre toute la fausseté.»

Il établit que la nouvelle constitution, loin de porter atteinte à la religion, emprunte d'elle tous ses principes: égalité, indulgence, tolérance, humilité; c'est la doctrine de Jésus-Christ, et l'orateur le prouve par différens passages de l'évangile, par l'exemple du sauveur communiquant avec les pécheurs, avec le juif et le samaritain. L'égalité surtout lui paraît le principe fondamental de la religion chrétienne. C'est ce principe d'égalité, inné chez les hommes, qui contribua le plus à répandre les lumières du christianisme; et dans les derniers siècles même, c'est ce qui le fit recevoir avec tant d'ardeur au Japon, où le peuple gémissait écrasé sous le joug aristocratique. L'orateur se contente d'indiquer ici, d'un mot et avec sagesse, ce qu'il ne devait pas développer davantage à ses paroissiens. Les lecteurs plus instruits savent que le christianisme, après avoir été près d'opérer, en paraissant au Japon, une révolution politique, après s'y être introduit en prêchant l'égalité, l'humilité, fut banni de cet empire par l'orgueilleuse démence d'un prêtre portugais, qui s'avisa de disputer le pas à l'un des premiers officiers du roi. Le peuple, qui d'abord avait saisi avec une avidité inconcevable la nouvelle doctrine dont il espérait la fin de ses peines et de son avilissement, crut, en voyant ce ridicule orgueil, qu'on l'avait trompé. Il prêta des desseins perfides à des hommes dont la conduite était si opposée aux principes de la religion qu'ils annonçaient. On voit que saint François-Xavier avait prêché le vrai christianisme, celui de l'évangile: et c'est par là qu'il avait réussi. Mais ce succès ne se soutint point, parce qu'ensuite on prêcha un christianisme tout différent, celui de notre haut clergé; distinction que les Japonais, peuple fort ignorant, ne purent jamais comprendre, faute d'être au fait de l'histoire ecclésiastique.

Le bon curé-maire passe au second reproche fait à la constitution par ses ennemis. Il montre que la constitution, loin d'avilir la majesté du trône, la rehausse infiniment: et c'est ce qu'il prouve par l'énumération de toutes les prérogatives qu'elle lui donne et qu'elle consacre. Il n'a pas de peine à faire sentir à ses auditeurs que tout le mal qui se faisait au nom du roi, et à son insu, sans être pour lui d'aucune utilité, sans lui apporter aucune jouissance personnelle, n'a servi trop long-temps qu'à dégrader ce nom si respectable, aujourd'hui si chéri dans la personne de notre vertueux souverain. Il donne ensuite à ces hommes simples l'idée de la liberté véritable. Il déplore les premiers effets de la licence, et les félicite de n'avoir aucunement participé aux violences commises autour d'eux. Il les remercie de l'estime et de la confiance qu'ils lui ont montrées, en le nommant chef de leur corps municipal. «Par la nature, la religion et la loi, je suis votre égal, votre frère: par la religion et la loi, je suis encore votre père, puisque vos intérêts me sont confiés sous ce double rapport; et je jure, dans le temple de Dieu même, de remplir à votre égard les devoirs que ce double rapport m'impose.»

Il leur fait ensuite prêter le serment civique; et la cérémonie achevée: «A présent, dit-il, vous êtes Français.» Il finit par une invocation simple et touchante à la divinité. A présent vous êtes Français, est à la fois d'un mouvement noble et d'un sens profond. On pourrait dire à ce vertueux curé, et à ceux qui ont donné le même exemple: «A présent, vous êtes de vrais chrétiens et de dignes apôtres d'une religion que vous rendrez respectable.» Qu'on suppose, en effet, que la religion n'eût jamais eu que de pareils ministres, qui pourra nier qu'elle n'eût été la bienfaitrice de la terre? Quel incrédule assez froid, quel raisonneur assez dur eût tenté jamais d'ébranler les fondemens d'une religion, qui ne se fût manifestée que par des vertus et des bienfaits? ou si l'on l'eût essayé, quel succès pouvait-on attendre d'une pareille tentative? C'est sans doute ce sentiment qu'exprimait un autre prêtre, non moins vertueux, lorsqu'en apprenant le décret de l'assemblée nationale sur les biens du clergé, il dit pour toute expression de regret: «J'aurai donc le plaisir de voir, avant ma mort, la religion respectée!» Celui qui parlait ainsi est pourtant jeune encore, pourvu non très-richement, mais avantageusement de biens d'église, dont il perdra sans doute une grande partie. Il faut convenir qu'un tel prêtre, capable d'un si noble désintéressement, paraît un peu plus convaincu de la religion, et fait plus pour elle que les défenseurs des propriétés ecclésiastiques.


Sur un ouvrage intitulé: Exposé de la Révolution de Liège en 1789, et de la conduite qu'a tenue à ce sujet Sa Majesté le Roi de Prusse; par M. de Dohm, conseiller intime de Sa Majesté, et son ministre-plénipotentiaire pour le directoire de Clèves, au cercle du Bas-Rhin et de la Westphalie; traduit de l'allemand par M. Reynier. — 1790.

On a vu un temps (et ce temps n'est pas très-éloigné) où un écrit d'un conseiller-privé, commissaire au directoire d'un cercle d'Allemagne, sur les démêlés d'un peuple avec son prince, n'eût intéressé en France qu'un petit nombre d'hommes voués à la politique ou à la diplomatie, et quelques amis de l'humanité. Il n'en est plus ainsi: les circonstances ont attaché aux ouvrages de ce genre un intérêt presque universel. La cause de Liége est devenue celle de la liberté; et sous ce seul rapport, l'écrit que nous annonçons eût trouvé un grand nombre de lecteurs; mais cet intérêt du sujet passe bientôt à l'ouvrage même par la manière dont il est traité, par les réflexions que l'auteur y a répandues, par le genre des questions qu'il élève; questions qui, pour la plupart, doivent probablement, avant peu d'années, s'agiter sur de plus grands théâtres, et dont la solution importe à l'humanité entière. L'ouvrage de M. de Dohm doit, sous ce point de vue, intéresser principalement les Français; il leur rappelle des souvenirs récens et précieux; et en les ramenant sur le passé, il tourne en même temps leurs yeux vers un avenir qui a présenté quelque temps une perspective effrayante. Les malheurs qui menacent les Liégeois, séparés de leur prince, rendent plus chère et plus respectable aux Français la conduite du vertueux Louis XVI, uni à son peuple pour prévenir des calamités nouvelles, et assurer le bonheur des générations futures, sans le faire acheter par des désastres à la génération présente.

C'est ce que n'a point fait le prince-évêque de Liége, qui s'en est rapporté, dit-il, à l'avis unanime de tous ses conseillers: mais le meilleur de tous était son cœur, qui l'avait d'abord si bien conduit, qui le fit d'abord aller au-devant des vœux de son peuple, lui fit prendre le ton d'un père, en engageant son clergé à satisfaire de justes demandes, et à concourir au soulagement de la classe la plus indigente de ses sujets. Tels sont quelquefois les premiers mouvemens des princes, jusqu'au moment où les conseillers arrivent; et voilà pourquoi le peuple, que l'on dit si aveugle et si juste, aime très-souvent les princes et presque jamais les conseillers. Revenons à l'ouvrage de M. de Dohm.

Ceux des lecteurs français qui ne connaissent pas ses écrits, et l'esprit philantropique qui les anime, s'étonneront peut-être de voir un publiciste allemand, un ministre d'un roi absolu sortir de la routine diplomatique, s'élever aux idées premières de raison et de justice générale, préférer le fond aux formes, et en appeler hardiment à la véritable justice et à l'éternelle raison. Plusieurs publicistes allemands, trop attachés aux formes admises dans le corps germanique, eussent voulu que le roi de Prusse se fût rendu l'exécuteur aveugle du décret précipité de la chambre impériale, et eût consommé la ruine des Liégeois dans les meilleures formes de procès. Cette conduite eût pu être approuvée par ceux qui placent avant tout la justice d'empire; mais elle n'est ni la seule ni la première; il en est une plus ancienne, encore plus respectable: et c'est à cette justice que le roi de Prusse en appelle par la voix d'un ministre philosophe, digne de la réclamer en son nom.

M. de Dohm commence par un exposé succinct de la constitution de Liége, fondée sur des contrats qui paraissent prouver, ainsi que plusieurs monumens du moyen âge, que, dans ces siècles appelés siècles d'ignorance, on connaissait les droits de l'homme, sans en parler autant que de nos jours. L'heureuse liberté civile dont jouissait le pays, ne fut point troublée jusques sous la régence du prince-évêque actuel. Bientôt s'élevèrent des troubles qui n'ont pas une origine bien noble. Il s'agissait du droit lucratif de donner, dans le bourg célèbre de Spa, des bals et des jeux de hasard. Cette querelle amena la question sur la légalité des octrois de jeu, accordés par l'évêque seul sans le concours des états. Le prince porta la querelle au tribunal de la chambre impériale. La cause prit de l'intérêt en se liant à une question plus importante: Si le prince seul, en matière de police, peut porter des édits; ou s'il a besoin, pour ses édits, ainsi que pour toute autre nouvelle modification de la liberté du citoyen, du consentement des états. Cette querelle importante est restée jusqu'à présent indécise au tribunal de la chambre impériale, qui n'a porté que des décisions provisoires. Les débats continuèrent, et produisirent même des violences. De cette querelle, il en sortit plusieurs autres, qui, en d'autres temps, eussent été peu dangereuses. Le rétablissement d'un impôt, désagréable au peuple, acheva d'aigrir les esprits. Enfin, le renchérissement du pain, effet d'un mal physique, parut au peuple, déjà si indisposé, un tort du gouvernement, un mal politique; et le prince différant d'assembler les états plus d'une fois promis, le peuple regarda les conseillers de son chef comme les artisans de ses maux. Tel était l'état des choses, lorsque la nouvelle de ce qui s'était passé à Paris en juillet 1789, les frappa, les enthousiasma et les porta à suivre l'exemple d'un grand peuple qu'ils aiment, avec lequel ils ont des liaisons naturelles, plus puissantes que les liaisons accidentelles qu'ils ont avec les Allemands.

«Guidé par le sentiment le plus sûr, dit M. de Dohm, le prince-évêque vint au devant des vœux de son peuple. Il secourut la classe indigente; il invita son clergé à supporter également les impôts et à renoncer pour jamais, sans condition, sans réserve, aux priviléges qui les en exemptaient.» Si la conduite du chef fut magnanime, la manière dont son peuple la reçut ne le fut pas moins; mais il mêla cependant à l'expression, d'ailleurs touchante, de sa reconnaissance, des vœux pour un bien plus important que l'égalité dans la répartition des impôts: le rétablissement de la liberté, et l'abolition du réglement de 1684. «Qui peut blâmer, poursuit M. de Dohm, ce vœu d'un peuple noble, à qui l'on promet de terminer, et qui en connaît la source toujours renaissante?» Il faut savoir qu'avant 1684, les députés de la capitale et de vingt-deux autres villes, qui ont, d'ancienne date, séance et droit de suffrage à la diète de l'état, étaient nommés par la bourgeoisie. Mais l'évêque Maximilien-Henri, de la maison de Bavière, qui réunissait l'électorat de Cologne, l'évêché de Munster et d'Hildesheim, abusant de sa puissance et de ses troupes étrangères, s'attribua lui-même arbitrairement la nomination de la moitié de la magistrature de la capitale, et sut se procurer encore, sur le choix de l'autre moitié, une telle influence, que la pluralité fut toujours dévouée à l'évêque. Il en usa de même à l'égard des autres villes, et dès-lors le tiers-état fut regardé comme anéanti. Mais le sentiment de la liberté subsistait dans les cœurs. Il osa se montrer, et le vœu du peuple fut porté au prince-évêque, qui donna par écrit son consentement à tout ce que le bien de son peuple pourrait exiger. Les Liégeois demandèrent la déposition de l'ancienne magistrature. La déposition s'ensuivit, et leurs places furent données à ceux qui, par leur caractère et leur conduite publique, s'étaient acquis la confiance de leurs concitoyens, et qui, dans la cause de la liberté, avaient combattu pour elle.

Le prince approuva tout. Il vint de son château de Seraing à la ville, fut reçu avec la plus vive allégresse, et confirma, par sa propre signature, les nouvelles élections. Il témoigna aux nouveaux magistrats sa confiance et sa considération: il les invita à sa table avec des plénipotentiaires des cours étrangères. Il procura même à tous les gens de sa maison, des cocardes que le peuple portait en signe de la liberté reconquise. Il renouvella expressément, par une lettre adressée aux nouveaux magistrats, la convocation déjà faite pour l'assemblée des états. Tout le pays était pacifié par l'accord d'un bon prince avec un bon peuple; mais cette joie ne fut pas de longue durée. Le 27 août, on apprit à Liége que le prince avait, la nuit dernière, quitté son château de Seraing sans qu'on sût où il était allé. Peu de temps après, il écrit que, dans la crainte que les délibérations de la prochaine assemblée ne fussent tumultueuses et nuisibles à sa santé, il s'était déterminé à s'éloigner pour quelque temps de la capitale: mais il assure à la nation qu'il n'avait nullement le dessein de solliciter des secours étrangers, ni de porter aucune plainte, soit à sa majesté impériale, soit à la diète, soit à tout autre tribunal de l'empire. Il désavoue à la face de l'univers toutes celles qui pourraient être portées en son nom. Il exhorte la nation à travailler à la constitution qui doit faire son bonheur. Il approuve expressément le perfectionnement projeté, et proteste qu'il n'a pas le moindre dessein de réclamer contre ce qui s'est passé: il donne là-dessus solennellement sa parole de prince.

Cette lettre appaisa la fermentation, mais sans calmer les alarmes du peuple. Au milieu de ces inquiétudes, on apprend à Liége que la chambre impériale avait, de son propre mouvement, pris connaissance de ce qui s'était passé, et qu'en qualité de tribunal établi pour le maintien de la paix publique, le 27 août, jour du départ du prince-évêque, elle avait déféré au prince du cercle du Bas-Rhin et de Westphalie, le prince-évêque de Munster, le duc de Juliers et le duc de Clèves, la commission de protéger puissamment, à l'aide des troupes nécessaires à cet effet, aux frais des rebelles liégeois, le prince-évêque, ainsi que ses conseillers et ses sujets fidèles, contre tout acte de violence; de rétablir, dans tout le pays, mais principalement dans la capitale, la tranquillité et la sûreté publique; de remettre la forme du gouvernement dans l'état où elle avait été avant la rébellion, d'enquêter contre les moteurs, etc.

Telle est la teneur du décret de la chambre impériale. M. de Dohm, qui montre en blâmant ce décret, le plus grand respect, comme de raison, pour le haut dicastère de l'empire, dit simplement: «elle est dure cette teneur.» Il présente même avec sagesse les motifs qui peuvent l'avoir dictée, et justifie en quelque sorte son émission. On voit que, par ménagement, l'auteur modère d'abord sa force, qui bientôt n'en devient que plus puissante. Il se contente d'indiquer le contraste de la conduite de la chambre impériale en 1684 (lorsque la liberté politique fut détruite à Liége, par l'évêque Maximilien-Henri), avec la conduite de cette même chambre en 1789, lorsque le peuple a reconquis sa liberté. Mais la seule indication de ce contraste, à quelles réflexions ne donne-t-elle pas lieu? La chambre impériale entend-elle que la paix publique n'est pas troublée, lorsque les princes oppriment les peuples, mais seulement lorsque les peuples réclament leurs droits? Le corps germanique, qui se porte pour garant de la liberté des peuples, comme des droits des souverains, attend-il, dans une neutralité infidèle, le succès de leur lutte trop souvent inégale, afin de venir au secours du prince s'il a besoin de secours, et d'accabler le peuple, si sa cause triomphe ou paraît prête à triompher? Serait-ce là le secret du corps germanique? Et ce secret qu'il convenait de garder dans tous les temps, est-il bon à révéler aujourd'hui? Pourquoi une oppression de cent cinq ans (de 1684 à 1789) paraît-elle à la chambre impériale plus respectable, plus conforme à la constitution qu'une liberté de deux cent quatre-vingt-quatre ans (depuis 1316 jusqu'à 1684)? Il paraît difficile de répondre de nos jours à ces questions; et c'est pour cela que ceux qui gouvernent, feraient plus sagement de n'y pas donner lieu. M. de Dohm explique en partie la précipitation de ce décret peu réfléchi, par l'étonnement et la crainte que la révolution de France répandit parmi les princes allemands. Qu'on en juge par le rapprochement des dates. L'événement arrivé à Liége (M. de Dohm est très-fâché qu'on l'ait nommé révolution, et il prétend que ce mot a jeté d'abord de la faveur sur la cause des Liégeois), l'événement arrivé à Liége est du 18 août; et le 27 du même mois, la chambre impériale, si connue par la lenteur de ses décisions, rend son décret contre les Liégeois: décret qui à chaque mot porte l'empreinte de la précipitation avec laquelle il a été rendu, alléguant lui-même pour motif, le bruit général, la notoriété publique, parlant des désordres qu'on supposait dans Liége, à l'instant même où tout y était dans la plus grande tranquillité, par l'accord du chef et de son peuple.

C'est qu'on voyait tout à travers la crainte inquiétante du mal français, c'est que la peur des révolutions était la lunette colorante. Ce qu'il y eut de plus remarquable, c'est que la chambre impériale ait refusé d'admettre la déclaration judiciaire du prince-évêque, donnée de son propre mouvement, par laquelle il annonçait l'espoir de terminer tous ses différens avec ses sujets par un accommodement aimable. Prétendra-t-on que son consentement avait été forcé? D'abord, il eût fallu en donner une preuve, s'il en est qui puisse prévaloir contre l'assertion du prince: il avait déclaré qu'il était d'accord avec son peuple. La question se réduit à savoir s'il était contraint lorsqu'il remplissait le vœu de sa nation, ou s'il ne l'était pas. Si un vœu manifesté vivement par un peuple nombreux est contrainte, elle a eu lieu. Si la contrainte exige des menaces en cas de refus, cette contrainte n'a pas existé. Mais qui sait ce dont le peuple eût été capable, si le prince eût refusé? Personne ne le sait; et voilà pourquoi l'esprit de parti a beau jeu d'imaginer ce qui était possible, mais ce qui ne s'est pas réalisé. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'argument tiré de la contrainte ne peut avoir de force ici dans le sens du droit civil. Lorsqu'un particulier est porté par contrainte ou par crainte, de renoncer à une possession quelconque, il est en droit de recourir à la discussion juridique de cette nullité. Mais ici ce n'était point d'un particulier qu'il s'agissait: ce n'était point le comte d'Hoensbroeck qui se dépouillait d'un droit à lui appartenant: le prince de Liége déclarait qu'il était d'accord avec son peuple sur la manière de pourvoir à l'avenir au bien-être de ce même peuple. Tous les droits du prince n'ont que le bien-être du peuple pour but; et si l'on peut appliquer ici l'idée de contrainte, ce ne peut être que sous le rapport commun à tout traité de paix, qui presque toujours est contrainte pour une des parties contractantes, laquelle doit céder à la plus puissante, et perdre quelques droits, quelques provinces, pour conserver le tout. Qu'on parcoure l'histoire; qu'on cherche les traités qui soient restés libres de cette espèce de contrainte politique et morale; et pourtant malheur à celui qui voudrait troubler la tranquillité des peuples, laquelle repose sur ces traités!

Dira-t-on que le prince préjudiciait aux droits de ses successeurs? Mais ces droits ne datent que du jour où les successeurs entrent en jouissance. D'ailleurs, ce principe rendrait à jamais impossible tout changement dans la constitution, tout changement que le bien général peut exiger en tout pays, et qu'à Liége le contrat fondamental permet expressément, pourvu qu'il soit agréé par le sens du pays. Ce sont les propres mots de la loi; mots d'une signification plus étendue que ceux de volonté générale, usités de nos jours, mots qui indiquent de plus le perfectionnement successif dont cette volonté est susceptible, et l'influence progressive de la raison publique, laquelle, avec le temps, doit passer tout entière dans le gouvernement d'un peuple libre, dernier terme du bonheur où la civilisation puisse conduire les sociétés politiques.

Nous ne suivrons pas M. de Dohm dans le détail de toutes les objections qu'il multiplie contre ce décret de la chambre impériale, ni des événemens qui en furent la suite. Nous observerons seulement que, dans cette insurrection des Liégeois, la chambre impériale, le prince-évêque et ses partisans supposent toujours qu'il ne s'agit que de réduire un douzième de la nation, qui entraîne les onze-douzièmes restans, lesquels sont en opposition avec ce prétendu douzième; aveuglement qui paraît inconcevable à M. de Dohm, mais qui n'étonnera pas les Français. N'avons-nous pas vu en effet des hommes, d'ailleurs raisonnables et même éclairés, prétendre, au commencement de 1789, dans le mouvement général de tous les esprits, que cette effervescence universelle n'était que l'effet d'une cabale d'intrigans, une conjuration d'avocats, une querelle de bazoche? En même temps qu'on proposait de réduire ce douzième de la nation liégeoise, on demandait contre lui la force militaire de trois puissances, dont l'une était le roi de Prusse, comme duc de Clèves. Le roi, dont les troupes formaient les deux-tiers de la petite armée qui marcha vers Liége, devenait l'arbitre du sort des Liégeois. Il est certain qu'il pouvait les exterminer (c'est à quoi devait conduire l'exécution littérale du décret de Wetzlar); car, dans l'effervescence des esprits à Liége, il n'est pas douteux que si les Prussiens se fussent présentés en ennemis, le peuple liégeois, courageux, accoutumé aux armes, enthousiasmé de sa liberté nouvelle, ne se fût porté à des extrémités justifiées par le désespoir. Mais c'est ce qui ne pouvait arriver, d'après la sage détermination que le roi avait prise. Le décret de Wetzlar portait que les forces militaires seraient employées à rétablir l'ordre et la tranquillité publique. On sait ce que veulent dire ces mots en style diplomatique. Il plut au roi de leur donner un sens plus humain, de purifier au lieu d'égorger, de se porter pour médiateur entre le prince et ses sujets, et non de sacrifier les sujets aux conseillers du prince. C'est cette conduite qu'on blâme dans plusieurs cours d'Allemagne; et c'est elle que M. de Dohm entreprend de justifier. C'est ce qu'il fait par l'exposé de toutes les circonstances qui ont nécessité des mesures aussi sages qu'humaines. Il fait voir qu'en s'attachant au fond plus qu'aux formes, en négligeant les accessoires pour l'essentiel, en se conformant aux idées premières de justice et de raison, il avait en même temps satisfait à toutes les considérations de la politique; qu'en épargnant le sang en de pareilles circonstances, il avait servi l'Allemagne et prévenu une alliance dangereuse entre les Liégeois et les Brabançons, alliance qui eût fait naître à Liége une double guerre civile, des Liégeois avec eux-mêmes, et des Liégeois avec l'Allemagne dont ils se seraient séparés. Tels sont les maux qu'a prévenus le roi de Prusse, en se conduisant comme il a fait, et en croyant que les formalités étaient faites pour l'Empire et non l'Empire pour les formalités. Il en appelle au tribunal de l'opinion publique, tribunal dont les décisions deviennent tous les jours plus prépondérantes, et peut-être obtiendront une partie des effets que l'abbé de Saint-Pierre attendait de sa diète européenne: celle-ci ne sera pas aussi facile à tourner en ridicule.

Il est inutile d'examiner si les intérêts personnels du roi de Prusse n'ont point influé sur les intentions bienfaisantes qui ont ramené, par des voies douces, la tranquillité dans Liége; si, dans la position où il était à l'égard de Joseph II, il ne lui importait pas d'embarrasser la communication de l'Autriche au Brabant, etc. Ce n'était point à M. de Dohm à élever ces questions, encore moins de se permettre tous les développemens qui les eussent éclaircies; il suffit qu'il les ait indiquées. Heureux les peuples, quand les intérêts politiques des rois s'accordent avec les mesures que l'humanité leur conseille! C'est le cas où se sont trouvés les Liégeois, bonheur que précédemment n'avaient point eu les Hollandais. Il faut aussi compter, parmi les causes qui ont sauvé Liége, le choix qu'avait fait le roi de Prusse d'un général humain tel que le baron de Senff, et un ministre philosophe tel que M. de Dohm. Sa conduite, exposée dans son ouvrage, réfute suffisamment les reproches personnels que lui ont faits les ennemis du monarque dont il a secondé les intentions; et c'est une justice qu'il se rend lui-même quand il se flatte, comme il le fait avec raison, «d'avoir acquis au roi magnanime dont il a eu le bonheur d'être l'interprète, l'amour, la vénération des Liégeois et de toutes les nations éclairées et sensibles; conquête la plus digne de Frédéric-Guillaume II». Un ministre du roi de Prusse a dû se borner à dire la plus digne et non pas la seule. Mais il souhaiterait sûrement au fond de son cœur, que ce monarque voulût la regarder comme la seule conquête digne de lui.


Sur un ouvrage intitulé: Véritable Origine des Biens ecclésiastiques: Fragmens historiques et curieux, contenant les différentes voies par lesquelles le Clergé séculier et régulier de France s'est enrichi; accompagnés de Notes historiques et critiques; rédigés par M. Roset. — 1790.

Si cet ouvrage eût paru il y a quelques années, ou même au commencement de l'année dernière, il eût fait une sensation marquée. Le clergé, encore possesseur, à cette époque, des immenses richesses qu'on lui a tant reprochées, attirant comme elles les regards de l'envie, était l'objet d'une malveillance universelle, qui heureusement paraît un peu calmée. Le tableau des moyens employés par lui pour parvenir à cet excès d'opulence, eût offert alors un attrait qui n'existe plus pour le livre que nous annonçons. Il n'a plus, pour se soutenir, que lui-même; et cependant il excitera encore quelque curiosité. On aime à voir la variété des symptômes par lesquels se manifeste cette incurable maladie de l'espèce humaine, la superstition. On aime à voir la diversité des moyens, soit rusés, soit violens, par lesquels l'avarice, la cupidité, l'ambition s'étaient emparées de la terre, en promettant le ciel. Ce livre d'environ 400 pages, est composé de 45 chapitres, dont chacun offre un assez grand nombre de ces ruses. L'auteur paraît regretter de n'avoir pu entièrement compléter son ouvrage: «Nous n'avons point, dit-il modestement dans sa préface, la témérité de présenter ces fragmens comme une histoire entière des abus qui se sont introduits dans la religion catholique, relativement à la puissance et aux richesses de ses ministres. N'ayant voulu parler uniquement que de ce qui s'est passé dans ce royaume à cet égard, quelque liaison que la plupart de nos faits pût avoir avec les autres pays, et principalement avec la cour de Rome, nous n'avons rapporté de cette cour que ce qui était absolument indispensable pour l'éclaircissement de plusieurs de ces mêmes faits. Mais si quelque jour une plume sage, impartiale, judicieuse....» Le rédacteur se trompe sans doute, en imaginant qu'on reprenne jamais la plume, pour retracer l'histoire de ces abus odieux. Les prêtres, désormais rendus à la religion, aux vertus qu'elle commande, aux devoirs qu'elle leur impose, préservés des distractions que donne l'opulence, n'exciteront plus ni cette jalousie secrète, ni cette indignation publique, qui trouvaient à se satisfaire dans la lecture des ouvrages de cette espèce. La malignité humaine n'en enfantera plus de nouveaux; mais parmi ceux qui existent, celui-ci tiendra une place honorable, comme un des moins incomplets. En le parcourant, les chrétiens vraiment religieux s'applaudiront du contraste qui existera bientôt entre les prêtres des âges précédens et ceux dont la nouvelle constitution nous garantit les vertus et le désintéressement. Ce recueil alors ne les offensera pas plus que ne ferait celui des tours d'adresse employés par les prêtres d'Isis ou de Cybèle, si on en trouvait le récit dans Macrobe, dans Aulu-Gelle ou dans Apulée.


Sur l'Ouvrage qui a pour titre: Palladium de la Constitution politique, ou Régénération morale de la France; question importante proposée à l'examen des départemens, des districts, etc., et à la décision de l'Assemblée nationale; par M. L. Rivière. — 1790.

Dans ce grand recensement de toutes les institutions sociales, occasionné par une révolution trop rapidement opérée; dans cette revue générale de tous les établissemens publics et des corporations de toute espèce, des abus, des inconvéniens attachés à leur existence, on sent que l'université de Paris ne pouvait être oubliée. Depuis long-temps un cri général s'était élevé contre le systême d'éducation, ou plutôt contre le plan d'études établi dans ses écoles depuis plusieurs siècles: ce cri redouble et se fait entendre de toutes parts, au moment où l'excès de tous les abus en fait par-tout chercher les remèdes. Le mot que l'auteur cite de Saint-Augustin, vieil usage, vieille erreur, mot très-philosophique, dont les écrivains jansénistes du dernier siècle n'ont pas fait assez d'honneur à leur patron, paraît aujourd'hui une maxime devenue en peu de temps familière à la nation. Elle ne sera nullement effrayée de la proposition que lui fait M. Rivière. Il ne s'agit de rien moins que d'effacer jusqu'aux vestiges de ces ridicules établissemens appelés colléges: ces derniers mots sont de J.-J. Rousseau; texte qui, dans le temps où Rousseau écrivait, fit plus de sensation que n'en ferait aujourd'hui le commentaire. Ce commentaire n'est qu'une brochure de trente pages, petite, si l'on veut, mais grande, par ce qu'elle contient. Encore une fois, l'attaque est sérieuse: et l'université a trouvé, dans M. Rivière, un adversaire formidable. Il s'y prend très-bien, et voici comme il procède. Il commence par établir (et personne ne le nie) que l'étude du grec et du latin, considérée comme base de l'enseignement public, est absurde et nuisible. Il examine ensuite si l'on ne peut étudier suffisamment ces deux langues que dans les colléges. Il ne lui est pas difficile de prouver le contraire, puisqu'on a des grammaires, des méthodes, des livres, et des maîtres particuliers, pour enseigner mieux et plus promptement ces deux langues à ceux qui veulent les apprendre. Enfin, en supposant à l'étude du grec et du latin une utilité que M. Rivière leur conteste, faut-il pour cela entretenir des établissemens publics? Non sans doute; et, dans la rigueur des principes, il n'est pas douteux que M. Rivière a raison: mais il nous semble qu'il pousse un peu loin cette rigueur; il nous semble que ces deux langues se sont liées de trop près à l'ensemble des connaissances humaines, aux progrès de l'esprit humain, pour que les hommes instruits, et même les philosophes, vissent avec plaisir cette étude entièrement bannie de l'enseignement public. Quant à l'inconvénient de faire payer les frais de cet établissement par la nation, on peut répondre qu'il est aisé de le lui rendre très-peu couteux. Il faut même qu'il soit très-peu couteux, si l'on veut qu'il soit utile.

Il suffirait d'abandonner aux professeurs un local commode, en leur assurant des appointemens très-médiocres. Qu'il leur soit permis ensuite de recevoir de leurs écoliers le prix de leurs leçons; et dès-lors la concurrence produira, entre les professeurs, une émulation qu'on n'a cherché à faire naître jusqu'ici que parmi leurs disciples. Dès ce moment, la méthode d'enseigner se perfectionnera de jour en jour; chaque maître fera les plus grands efforts pour attirer à soi la foule des écoliers, en augmentant sa fortune par sa célébrité, et sa célébrité par sa fortune. C'est ce qui est arrivé à plusieurs professeurs, en différentes universités de Hollande et d'Allemagne; et, sans cette innovation, il est difficile que la méthode d'enseignement public pour ces deux langues fasse de grands progrès parmi nous.

Ici M. Rivière nous accusera d'un reste de faiblesse pour le grec et le latin, de leur supposer quelque utilité à cause des vieux modèles que quelques personnes désœuvrées prennent encore plaisir à lire. Hélas! oui, nous sommes de ces désœuvrés; et ces vieux modèles nous font encore quelque plaisir: cependant nous triomphons bien vite de cette faiblesse. Nous convenons avec M. Rivière qu'il ne s'agit plus de faire des latinistes, des prêtres et des moines, mais des Français, des citoyens, des hommes libres; et nous pensons qu'aucune de ces qualités n'est incompatible avec le faible encouragement que la nation pourrait donner à quelques chaires fondées pour ces deux langues, dont les professeurs pourraient n'être point à charge à l'état. On s'accoutumera difficilement à regarder la langue latine comme aussi inutile que le prétend M. Rivière. Indépendamment des vieux modèles dont nous n'osons plus parler, il faut considérer que la langue latine, devenue depuis quatre siècles la langue savante de l'Europe, a produit, presque jusqu'au moment actuel, un grand nombre d'ouvrages utiles, dont il serait fâcheux que la connaissance restât concentrée entre un petit nombre de lecteurs; et c'est ce qui arriverait peut-être si l'étude de cette langue, bannie tout-à-fait de l'enseignement public, était en quelque sorte désavouée par la nation. Nous aurions bien aussi quelque petit mot à dire en faveur du grec; mais la manière dont l'auteur traite M. l'abbé Auger, nous ferme la bouche, et prévient de notre part toute témérité [4].

On devine aisément que la question sur la préférence de l'éducation publique et de l'éducation privée, n'est pas même une question pour l'auteur. Il préfère, sans balancer, l'éducation privée; mais cette préférence, ou plutôt son aversion pour les colléges et pour tout ce qui peut y ressembler, ne l'entraîne-t-elle pas trop loin, lorsqu'il va jusqu'à dire: «Mais pourquoi une éducation publique?» C'est encore ici que la rigueur des principes ne paraît pas applicable à nos circonstances actuelles. Sans doute, chez une nation que son gouvernement et toutes les institutions sociales des siècles précédens n'auraient point avilie et corrompue, chez un peuple où la multitude ne serait pas dès-long-temps dégradée par tous les préjugés de l'ignorance naturelle et de l'ignorance acquise, l'éducation des enfans pourrait être livrée aux soins de leur famille; mais, dans l'état où nous sommes, l'idée de courir un pareil risque est entièrement inadmissible; et combien même ne sommes-nous pas éloignés de l'heureux moment où elle sera praticable! Ce n'est pas trop du concours de la puissance publique et de tous les esprits éclairés pour hâter ce moment: notre révolution n'est pas, comme quelques autres, un simple changement plus ou moins subit dans le mode du gouvernement, changement qui quelquefois n'influe que d'une manière lente et peu sensible sur les idées et les mœurs. Elle est, en partie, l'ouvrage des idées nouvelles qui l'avaient secrètement préparée, et qui ont formé la constitution. Il faut donc qu'elles en deviennent le soutien, qu'elles triomphent des idées anciennes qui la combattent, des habitudes qui lui sont contraires; que nos erreurs en morale, en politique, achèvent de se dissiper au jour de la raison.

Jusque-là point de vrai calme, point de félicité sociale: c'est le combat du bon et du mauvais principe; et le bon principe, vainqueur, sans jouir de sa victoire, ne peut être tout-à-fait triomphant qu'en appelant à lui son invincible auxiliaire, la génération naissante. M. Rivière ne l'ignore pas, puisqu'il intitule son écrit Palladium de la Constitution; mais alors on ne voit pas ce qu'il prétend par cette exclamation: «à quoi bon une éducation publique?» Ce n'est sans doute qu'un mouvement d'humeur, puisqu'il paraît attendre de l'Assemblée nationale un code d'éducation digne des législateurs d'un grand empire. Ce sera probablement un des bienfaits par lesquels l'Assemblée nationale terminera cette première session; mais ce ne sera pas l'un des moins importants. Tous les bons citoyens désirent surtout, comme M. Rivière, qu'on multiplie les petites écoles dans les villes, bourgs et villages, en faveur de ceux qui ne peuvent faire une certaine dépense pour l'instruction de leurs enfans. Cette nombreuse partie du peuple, jusqu'aujourd'hui si négligée, se trouve encore dans un état d'ignorance et d'abrutissement capable de retarder, pour elle-même, les plus heureux effets d'une révolution dont elle a seule profité, du moins jusqu'à ce moment.

C'est à la fois le fruit de la misère où elle était plongée, et du soin qu'on prenait d'écarter d'elle toute instruction. Le gouvernement qui, par les gênes mises à la presse, et en quelque sorte à la pensée, n'a pu empêcher les lumières de se répandre dans la classe mitoyenne, n'a eu que trop de moyens de les tenir éloignées de la classe indigente. C'est un des obstacles qu'il rencontrera au retour de l'ordre, lorsque, plus éclairé lui-même, il sera contraint de le désirer sincèrement; car enfin ne fût-ce que par lassitude, il faudra bien finir par là. S'il y a jamais eu une raison d'instruire et d'éclairer le peuple, c'est à coup sûr lorsqu'il est devenu le plus fort. Il est donc vrai que les citoyens propres à remplir cette fonction forment en ce moment une classe très-précieuse; il en existe un grand nombre dans l'université, et M. Rivière lui rend avec plaisir cette justice. Eux-mêmes conviennent et s'affligent des abus de l'éducation actuelle, abus devenus intolérables et qui ne peuvent plus subsister: c'est ce qui a fait déserter les colléges, dont trois suffiraient aujourd'hui au nombre d'élèves répandus dans les dix colléges de l'université. Rien n'annonce davantage une institution qui tombe en ruines; et cette réflexion doit diminuer les regrets de ceux qui craignent, pour l'université, une destruction légale et définitive. Les professeurs qui ont du mérite seront aisément placés dans l'établissement de l'instruction publique. «Les autres, dit M. Rivière, je les mettrais au nombre des vieillards et des infirmes, à qui on accorderait une pension alimentaire proportionnée à leurs besoins et au temps de leurs services.» L'université jouit, selon l'auteur, de biens immenses; et le collége de Louis-le-Grand possède lui seul un million de revenu. Un million, c'est beaucoup; mais cette partie du temporel ne nous regarde pas. C'est un article à renvoyer au comité des finances, et de là, si l'on veut, au comité d'aliénation.

Les autres établissemens littéraires, tels que le collége royal et les trois académies de la capitale n'éprouvent pas, de la part de l'auteur, beaucoup plus d'indulgence. L'académie des sciences est le moins maltraitée. »C'est, dit M. Rivière la plus utile et la seule peut-être que l'on dût conserver. C'est dommage qu'elle soit si nombreuse, et que les vrais savans y soient en si petit nombre. A la place de ceux qui sont-là, sans qu'on sache pourquoi, ne conviendrait-il pas de nommer quelques jurisconsultes et quelques théologiens distingués?» Ce dernier vœu nous a surpris. Des théologiens à l'académie des sciences! et que veut-on qu'elle en fasse?

Même reproche à l'académie des belles-lettres sur le trop grand nombre de ses fauteuils. Parmi ceux qui les occupent, il y en a qui ne savent pas lire. Le trait est fort, et nous le croyons exagéré. L'auteur n'aime pas les honoraires.

A l'égard de l'académie française, M. Rivière paraît un peu plus mesuré. Il voudrait seulement la rendre encore plus utile, désir bien pardonnable et qui n'a rien de désobligeant. Nous observerons seulement que le moyen proposé par M. Rivière pour rendre l'académie française encore plus utile, est entièrement étranger à l'objet de son institution. Ce n'est point là réformer, c'est détruire; et c'est ce qui arrive presque toujours, quand on veut faire dans les corps des changemens d'une certaine importance: voilà pourquoi ces corps répugnent à tous ces changemens, et semblent avoir pris pour devise le mot d'un pape sur les jésuites: Qu'ils soient comme ils sont, ou qu'ils ne soient plus. M. Rivière voudrait que l'académie française examinât les mœurs et les talens de tous ceux qui prétendraient ériger des écoles, pensions, ou pédagogies publiques de littérature, d'histoire, de géographie, etc.; elle ne donnerait le sceau de son approbation qu'à ceux qu'elle en aurait reconnus dignes, etc. On demande ce qu'une telle fonction a de commun avec les devoirs académiques attachés, jusqu'à ce moment, à cet honneur ou à cette récompense littéraire. N'y a-t-il pas plusieurs membres de ce corps qui se feraient une peine d'exercer une censure, laquelle portant à la fois sur les talens et sur les mœurs, ne serait pas sans inconvéniens pour ceux qui se trouveraient contraints à l'exercer? Enfin, cette assemblée d'examinateurs, de censeurs, pourquoi s'appellerait-elle l'académie française? et puis que deviendrait le dictionnaire?

Reste le collége royal, qui s'annonce pour donner des leçons sur toutes les sciences, qui enseigne si peu de chose, et où personne n'apprend ce qu'on y enseigne. C'était-là une riche matière; mais l'auteur réservait toutes ses forces pour l'université; et le collége royal en est quitte, au moins cette fois-ci, pour une petite exclamation philosophique, mais expressive: O quantum est in rebus inane! C'est tout ce qu'il en dit: Brutus dormait.

Cet écrit, plein de vues saines et d'idées utiles, paraît l'ouvrage d'un citoyen éclairé, vivement animé de l'amour du bien public; mais ce sentiment fait illusion à M. Rivière, lorsqu'il croit voir la source de tous les abus dans l'abus qu'il attaque avec tant de force. Il y aurait sans doute encore, même après la destruction des colléges, un assez grand nombre de raisonneurs sans raison, de savans sans principes, d'écrivains sans style, etc.; et s'il se trouve moins de prêtres sans vocation, c'est qu'on leur a ôté les riches espérances qui leur en tenaient lieu. Un systême d'éducation raisonnable, approprié aux dispositions naturelles des enfans et aux besoins de la société, diminuera sensiblement les maux ou les inconvéniens dont il se plaint. C'est tout ce qu'on peut prétendre, et c'est bien assez pour hâter l'instant d'une réforme.


Sur les Mémoires secrets de Robert, comte de Paradès, écrits par lui-même au sortir de la Bastille, pour servir à l'Histoire de la dernière guerre. — 1790.

Ce n'est point ici un de ces écrits pseudonymes, où un auteur, souvent étranger aux affaires et aux personnes, se joue de la crédulité publique et la rançonne en satisfaisant sa propre malignité. Ces Mémoires sont vraiment l'ouvrage de celui dont ils portent le nom. On se rappelle la brillante et rapide fortune du comte de Paradès pendant la dernière guerre. On vit un jeune homme, d'une naissance équivoque et incertaine, entré au service à 25 ans, élevé en deux ans au grade de colonel avec des pensions sur trois départemens, paraître à la cour avec tout l'extérieur de l'opulence, être présenté au roi, et prêt à monter dans les carrosses de leurs majestés. Mais tout cet éclat fut un beau songe, aussi court qu'il avait été brillant; le réveil en fut très-fâcheux.

Cet homme singulier, que des talens, ou, si l'on veut, des qualités peu communes, tirent de la classe des aventuriers vulgaires, fut mis à la Bastille. On le soupçonnait d'avoir, par un double espionnage, servi l'Angleterre au moins aussi bien que la France. Il paraît que ce soupçon était fort injuste, puisque M. de Paradès fut relâché après une détention de quatorze mois, quoiqu'il continuât de réclamer une somme d'un demi-million avancée, disait-il, au gouvernement. Il est probable que les soupçons répandus contre lui étaient l'ouvrage des inimitiés personnelles que, malgré sa réserve, il s'était attirées: malheur inévitable dans le rôle qu'il joue sur la flotte française, et auprès de M. d'Orvilliers, dans la campagne de 1779. Il ne put s'empêcher de montrer un vif chagrin sur des fautes, sur des abus, sur une insubordination, dont les effets si nuisibles au bien général, devaient de plus faire avorter ses vues particulières sur Plimouth, entreprise à laquelle il attachait son honneur et toutes ses espérances. Le crédit, qu'à son retour il parut prendre auprès des ministres, dut alarmer les coupables, et donner à l'envie un motif de plus pour le perdre. La prétention de monter dans les carrosses dut rallier à ses ennemis la vanité blessée d'un grand nombre de courtisans. On répandit des nuages sur sa naissance, en effet équivoque et incertaine. C'était une grande affaire, dans un temps où l'on mettait les noms à la place des hommes, et les mots à la place des choses. Il est très-possible qu'un jeune homme, plein de ressources, dévoré d'ambition, mais probablement léger de principes, s'étant donné pour ce qu'il n'était pas, ait voulu tenter de justifier sa prétention: mais il parut n'avoir aucune inquiétude sur ses preuves, et sur le certificat de M. Cherin. Par malheur, il fallut attendre. M. Cherin, homme alors fort occupé, lui déclara qu'il avait à faire plus de soixante généalogies, genre de composition qui exigeait quelquefois un travail fort long et fort pénible. La Bastille où M. de Paradès fut envoyé quelques jours après, l'empêcha de se mettre en règle pour M. Cherin. Quel dommage pour ce jeune homme d'être entré dans le monde un peu trop tôt! Un délai de quelques années, et M. de Paradès ne trouvait plus sur son chemin ces deux grands achopemens: M. Cherin et la Bastille. Venons aux Mémoires.

C'est l'exposé d'un plan conçu avec autant d'habileté que de hardiesse, et dont l'objet était de mettre Plimouth entre les mains du roi de France. C'est le détail de toutes les mesures qui pouvaient conduire à ce but: intrigues, espionnages, corruption, tous ces vils moyens, nécessaires dans une entreprise de cette espèce, se trouvent un peu rehaussés par l'intelligence, l'adresse, la présence d'esprit, l'intrépidité de celui qui les emploie. M. de Paradès, dans un premier voyage en Angleterre, s'était procuré une connaissance exacte et détaillée de toutes les forces anglaises, des places maritimes, des ports, des rades, des vaisseaux, des bâtimens, des citadelles, de l'état des fortifications, etc. Toutes ces instructions, il les avait rassemblées dans l'espace de peu de mois, avec l'ardeur d'un jeune homme qui veut brusquer la fortune, en risquant plus d'une fois sa vie. De retour en France, il développe ses plans, ses idées, ses projets à M. de Sartine, alors ministre de la marine; le ministre les agrée, encourage M. de Paradès, et le renvoie en Angleterre, avec des ordres particuliers. Il y achète, sous son nom, mais pour le compte du roi, un bâtiment anglais propre pour la course, avec 75 hommes d'équipage, et le capitaine à ses ordres. Cet arrangement, qui seul coûta 30,000 francs par mois, subsista pendant deux campagnes. Il se ménagea de plus, et toujours à prix d'or, des intelligences et des correspondances à Londres et dans toutes les places maritimes: mais la meilleure emplette que fit M. de Paradès fut celle d'un premier secrétaire de l'amirauté, qui, pour la somme de 150 louis par mois, s'engagea à lui faire remettre copie de tous les ordres qu'on recevrait à l'amirauté et qu'on y donnerait. Cet honnête homme tint religieusement sa promesse tant qu'il fut payé, c'est-à-dire, jusqu'à l'emprisonnement de M. de Paradès.

Ces petites instructions devaient donner de grands avantages au ministère français; mais on n'en profita pas. C'est en vain que M. d'Orvilliers était averti de tout ce qui se passait sur la flotte ennemie et dans les ports anglais. L'amiral Keppel, à la tête d'une escadre dans la Manche, ne couvrit pas moins le départ de Byron pour l'Amérique. On manqua la flotte de l'Inde, faute d'avoir tenu la mer vingt-quatre heures de plus, comme on le pouvait, puisqu'il fut vérifié dans le port que nos vaisseaux pouvaient se réparer en mer à peu près dans le même espace de temps. Cette campagne ne fut utile qu'à M. de Paradès, qui développait, pour sa fortune particulière, l'activité, l'intelligence dont il donnait des preuves dans les affaires publiques. Il revint en France, où on le fit capitaine, et bientôt après colonel. De tous les plans qu'il présenta au ministre à son retour, ce fut son projet de surprendre Plimouth qui fut le plus goûté, et c'est celui auquel on s'arrêta.

Nouveau voyage en Angleterre; et c'est dans ce voyage que M. de Paradès achève de déployer tous ses talens pour l'intrigue. On est confondu de sa hardiesse, de son habileté à former des liaisons dangereuses, à séduire, à corrompre. On n'est pas moins étonné de la facilité qu'il y trouve, même dans les classes où l'aisance, sinon la richesse, devrait préserver de la corruption.

Cette scandaleuse facilité rappèle le projet de cet empereur, qui voulait obliger, par édit, les dames romaines de fermer leurs litières dans les rues, pour les empêcher, disait-il, d'être subornées par les passans. Il n'en coûta guère à M. de Paradès que de passer avec de l'argent, pour multiplier le nombre de ses amis, comme il les appèle.

Nous sommes tentés de croire, non seulement en qualité de Français régénérés, mais en qualité de Français tels quels, que la corruption, qui chez nous n'est pas sans exemple, n'eût pas été, dans la dernière guerre, si facile et si commune en France; au surplus, ce n'est là qu'une conjecture. Revenons à M. de Paradès. Assuré d'un grand nombre d'amis en Angleterre, il revient à Versailles et communique à M. de Sartine un nouveau projet, celui de brûler la flotte anglaise à Spithead.

Cette idée lui était venue en voyant avec quelle facilité il avait pénétré au milieu de cette flotte, avec son bâtiment anglais. Il ne s'agissait que de se faire accompagner de deux brûlots, qu'on eût aisément fait passer pour des bâtimens pris sur les Français; il offre de commander un de ces deux brûlots, tandis que son capitaine commandera l'autre. Ce projet fut agréé par M. de Sartine, sans préjudice de l'entreprise sur Plimouth. On prit des mesures pour le succès de l'un et de l'autre. Qu'arriva-t-il? tout avorta sans qu'il y eût de la faute, ni du ministre, ni de M. de Paradès. Les hasards de la guerre et de la mer, la foiblesse de M. d'Orvilliers qui, malgré ses talens, était mal obéi, l'insubordination des officiers de tout grade, la jalousie de quelques-uns contre un officier de terre, à peine âgé de vingt-six ans, la mauvaise foi, les faux rapports qu'on se permit pour démentir ceux de M. de Paradès et faire rejeter ses conseils et ses promesses; voilà ce qui déconcerta ses projets et lui fit perdre, comme au gouvernement, le fruit de tant de soins, de peines et de dépenses.

Telle était cependant l'inébranlable fermeté de cet homme singulier, qu'ayant perdu toute espérance d'exécuter, avec l'aveu du ministre, son entreprise sur Plimouth, il offrit de la tenter à ses risques et fortunes. Il rassembla tous ses moyens de crédit; et assuré de quatre millions, il proposa au ministère de payer au roi trois millions comptant, s'il voulait lui confier un vaisseau de soixante-quatre, une frégate, deux bâtimens de transport et deux mille hommes de troupes. Il s'engageait à ce prix de remettre la place au roi avec tout ce qu'elle contenait, ne prétendant que le remboursement de ses avances, et s'en rapportant du reste à la munificence de sa majesté. Cette offre fut rejetée comme peu digne du roi. M. de Paradès ne se rebuta pas; il résolut de s'adresser à la cour d'Espagne. Il en demanda la permission à M. de Sartine, qui remit la réponse au lendemain: et cette réponse fut négative. Malheureusement M. de Paradès en avait parlé dans l'intervalle à M. d'Aranda, indiscrétion étonnante de sa part; et quoiqu'il rende à M. d'Aranda la justice de dire qu'il n'a pas été compromis par ce ministre, il s'aperçut bientôt qu'il était devenu suspect, et que ses démarches étaient observées. Quelque temps après, il fut mis à la Bastille, où il fut détenu quatre mois. Il paraît qu'il y fut traité avec une rigueur assez gratuite; c'est ce qu'il se contente d'indiquer du ton d'un homme qui dédaigne de se plaindre; car ce n'est point ici un aventurier ordinaire. Tous ceux qui l'ont connu, disent que son caractère avait de la grandeur. A l'emploi des moyens malhonnêtes qu'exigeait habituellement la triste fonction qu'il s'était imposée, il joignait souvent l'exercice d'une bienfaisance simple et noble, quoique tranquille et froide. Plus d'une fois, il a fait transporter en France des hommes suspects qui le gênaient en Angleterre, quoique ses confidens lui offrissent de l'en défaire d'une manière moins contraire et plus expéditive. Il sauva, racheta, ou fit évader plus de trois cents matelots prisonniers, en soulagea un plus grand nombre, et rendit des services signalés à plusieurs officiers supérieurs.

Sa figure, douce et naïve comme celle d'un enfant, servait de voile heureux à l'intrépidité de son âme, aux combinaisons de son esprit et à la force de son caractère. N'oublions pas un avantage nécessaire dans son métier; il parlait plusieurs langues avec une égale facilité: voilà une réunion de talens et de qualités bien rare, et le tout pour faire un espion et le conduire à sa ruine. Il ne put jamais parvenir à se faire rembourser de ce qu'il appelait ses avances: mais un tel personnage ne pouvait long-temps manquer de ressources. Avant sa détention à la Bastille, il avait fait l'acquisition de l'île Massache, près Saint-Domingue. C'est-là qu'il alla mourir, après y avoir fait un établissement qui commençait à prospérer.

Le style de ses Mémoires (adressés au roi) est clair, naturel, facile; c'est celui d'un homme d'esprit bien élevé, que les circonstances forcent à prendre la plume; qui la prend, non pour faire un livre, mais pour avoir cinq cents mille francs: bonne raison d'être occupé des choses plus que des mots, de re magis quam de verbo laboranti. C'est le précepte de Quintilien, auquel M. de Paradès ne songeait guère, mais qu'il a très-bien rempli.


Sur une Brochure qui a pour titre: Lettre d'un Grand-Vicaire à un Évêque, sur les Curés de campagne; par M. Sélis. — 1790.

Un écrivain célèbre, pour exprimer que les habitans de la campagne forment le fond de l'humanité, a dit énergiquement: les nations vivent sous les chaumes. Ce mot seul suffirait pour faire sentir de quelle importance sont les curés de campagne; cette importance, reconnue même sous le despotisme, doit l'être encore davantage sous le régime de la liberté. Faits pour instruire et consoler le peuple, que pouvaient-ils autrefois, du moins la plupart? C'est beaucoup s'ils pouvaient remplir la dernière de ces fonctions, parmi des paroissiens dont ils partageaient la misère, et quelquefois l'ignorance. A la vérité, un petit nombre de ces curés jouissait d'une sorte d'opulence; autre abus, qui, dans un mauvais ordre de choses, entraînait des désordres d'un autre espèce. C'est le contraste de ces désordres que M. Sélis présente dans un cadre qui les rapproche d'une manière naturelle, piquante et animée. Sobre de morale directe, l'idée que l'auteur n'énonce pas, naît du récit des faits, du choix des circonstances réunies avec goût, avec esprit, et quelquefois plaisamment. Une grande variété résulte naturellement du cadre que M. Sélis a choisi. Le grand-vicaire a voyagé dans toute la France; il a le choix des abus. Au curé grossier, ignorant, quelquefois profanateur par sa sottise, qui dit à ses paroissiens: «Morbleu, vous ne voudriez-pas de Jésus-Christ pour maître d'école;» il oppose le curé riche, dont le presbytère est un petit palais, qui, recevant des hôtes distingués et leur présentant des mêts délicats dans des plats d'argent, fait valoir l'attention polie qu'il a eue de n'inviter aucun de ses confrères, tous pauvres diables, dit-il, assez mal mis et peu présentables; le curé janséniste, qui ne veut pas qu'on danse, et dont les paroissiens s'enivrent, se battent les dimanches et se haïssent toute la semaine; celui qui croit, comme les paysans, que certaine statue de la vierge parle dans l'occasion; celui qui explique à ces paysans ce que c'est que le scotisme et le thomisme; celui qui, pour se faire admirer au château, où il vient du monde tous les étés, affecte dans ses sermons les beaux gestes, et fait de l'esprit, dieu sait comment; un autre qui, dans sa chaire, établit en patois une conversation familière, entre lui et ses auditeurs, sur leurs affaires, sur les siennes, sur son ménage, sur sa gouvernante, etc. Voilà le tableau des travers qu'offrait cette portion du ci-devant bas-clergé, qui ne sera ni plus bas ni plus haut. Sur chacun de ces travers, dont M. Sélis indique la cause, on se dit, et c'est une réflexion consolante: cela ne sera plus ainsi. Une de ces causes, c'est le vice de l'éducation des séminaires.—Elle changera; les évêques la soigneront davantage; ils auront moins de distractions.—C'est le défaut ou le peu des lumières des collateurs.—Il n'y aura plus de collateurs que le peuple, qui connaît ses besoins et ses amis.—C'est l'inertie et l'abrutissement où la vie des curés de la campagne les fait tomber trop souvent.—Cette vie ne sera plus la même. A peine pouvaient-ils autrefois consoler le peuple; ils pourront avant peu d'années le consoler et l'instruire.

Les fêtes de rosière ne pouvaient guère trouver grâce devant un homme aussi sensé que M. le grand-vicaire. «La vertu qui entre en concours, dit-il, n'est plus digne du prix; tout est péril lorsque la vertu a un but humain, et que ce but c'est la gloire. Il faut que la vertu agisse avec simplicité, sans rien rechercher, sans rien attendre.» L'auteur passe en revue les effets de cette institution, mauvaise en morale, et provoquant plusieurs vices, tels que la fausseté, la jalousie entre les rivales; et dans les villages, les mauvais propos, les calomnies, les parallèles, etc. A côté des traits d'un pinceau ferme, succèdent quelques autres du crayon de Calot; c'est la peinture de la fête du château, de la rosière en cordon bleu, du repas donné par le seigneur bienfaisant, de l'embarras de la pauvre fille en présence des dames de la ville, dont le ricannement la rend honteuse de sa gloire. «Pour comble d'indécence, dit M. Sélis, on a fait des pièces de théâtre et des romans sur les rosières. Voilà bien notre nation!» J'arrête l'auteur sur ce dernier mot. Sans doute il a voulu dire: telle a été trop long-temps notre nation. Il ne veut pas dire sans doute que notre nation est condamnée, par son caractère, à une frivolité éternelle, à une incurable futilité. Il sait trop que les nations sont ce qu'elles doivent être, par leur gouvernement, leurs institutions, leurs circonstances antérieures; et que ce n'est pas une bonne manière de corriger les hommes, que de vouloir leur prouver qu'ils sont incorrigibles par leur nature: c'est ce que les partisans du despotisme essayèrent pourtant de nous persuader. «Français, vous êtes frivoles, inconséquens et nés pour toujours l'être. Ne vous mêlez point de vos affaires; mettez dans nos mains le bout de vos chaînes; et puis, riez, chantez, le reste nous regarde. Laissez-vous conduire par nous qui sommes profonds et conséquens, quoique Français.» Cette doctrine a prévalu long-temps, mais elle ne réussira plus. Une sagacité médiocre suffit pour prédire que, dans vingt ans, ces mots: voilà bien notre nation! seront pris dans un sens beaucoup plus favorable et plus obligeant pour elle.

Ce petit écrit est terminé par le récit d'une aventure intéressante et vraiment arrivée. Les personnages sont trois curés, dont l'un était mort depuis peu. Il est remplacé par le curé d'un village, situé dans le même diocèse, mais à une assez grande distance. Ce second curé, homme vertueux, et chéri de ses paroissiens depuis vingt-deux ans, ne se résout qu'avec peine à les quitter pour un plus riche bénéfice; mais l'évêque l'ordonnait, et même au nom de la religion. Il cède la cure vacante à son vicaire, également plein de vertus. Il part, et s'arrête en chemin chez un de ses confrères qui lui donne à dîner. Il trouve à table un prêtre pâle et languissant, qui raconte d'une voix lugubre le danger qu'il avait couru, ayant été cru mort, et enterré pendant une léthargie. C'était le possesseur de la cure opulente vers laquelle s'acheminait, malgré lui, le curé voyageur. Ravi plus qu'affligé de ce hasard, qui le rendait à ses anciens amis, à ses chers paroissiens, il veut retourner sur ses pas pour être vicaire dans le village dont il était curé. On le retient, on l'empêche de partir. Le possesseur de la riche cure renonce à ses droits, et prétend qu'il les a laissés dans le tombeau. Le nouveau titulaire retourne chez lui, et va embrasser son ancien vicaire, qui veut lui rendre la cure. Nouveau combat de générosité. L'affaire est portée devant l'évêque qui, touché du désintéressement de ces trois vertueux ecclésiastiques, donne un bon bénéfice au vicaire déplacé, et laisse les deux curés chacun à leurs places. Ces trois hommes sont encore vivans.

Ce nouvel écrit ne peut que faire honneur à M. Sélis, déjà connu par une bonne traduction de Perse, et par plusieurs ouvrages agréables, où l'on remarque plus d'une sorte d'esprit. C'est un de ces professeurs qui associent à l'érudition un excellent goût de littérature, ce qui n'est pas rare dans l'université, et un esprit philosophique qui n'y est pas assez commun.


Sur un ouvrage intitulé: Essai sur la Mendicité; par M. de Montlinot. — 1790.

Sur une population de vingt-cinq millions d'hommes, cinq millions de pauvres, de pauvres dans toute la force du terme, c'est-à-dire mendians ou prêts à mendier: c'est-là une de ces idées qui pénètrent l'âme de tristesse et d'effroi, un de ces résultats qui ont fait mettre en question si la société est un bien. Oui, elle est un bien acheté par de grands maux; et quand ces maux sont montés à un tel excès, l'édifice social chancèle, et court risque d'être renversé: c'est ce que nous voyons. Un seul fait pareil, connu de l'administration comme il l'était, devait annoncer aux hommes éclairés une prochaine révolution dans l'état: c'était une nation dans une nation; et le gouvernement embarassé entre ces deux peuples, n'y savait d'autre remède que de multiplier, en faveur des propriétaires, les lois, les réglemens, les punitions contre les hommes sans propriété. Enfin ses embarras croissant de jour en jour, il sentit qu'il fallait, pour contenir cette multitude de mendians et pour en diminuer le nombre, se faire un système et des principes. Il appela à son secours des hommes instruits, accoutumés à réfléchir, amis de l'humanité, tranchons le mot, des philosophes; car, dans les dernières années, le gouvernement avait entrevu que ces gens-là avaient quelquefois du bon. On créa des bureaux où ils furent admis, et il fallut bien convenir qu'on ne laissait pas d'en tirer des lumières. Dans ce petit nombre de citoyens utiles et respectables, il faut placer M. de Montlinot, à qui l'on confia le dépôt de mendicité de Soissons.

Les comptes qu'il rendit au gouvernement d'année en année et qu'il publia, portent le caractère d'un esprit étendu et d'une âme philantropique. Le sentiment profond d'humanité qui lui fit remplir ses devoirs avec une scrupuleuse exactitude, bientôt les lui rendit chers, et lui fit aimer les malheureux, devenus l'objet de ses soins. C'était un médecin qui s'attachait à ses malades, et il apprit à parler dignement du pauvre. Il ne vit plus les mendians comme une vermine qui s'attache à la richesse [5]. Il serait plus près de répondre avec Rousseau, qu'il est naturel que les enfans s'attachent à leurs pères. Mais il n'emprunte de Rousseau que le sentiment qui a dicté cette réponse, et quelquefois l'éloquence noble et touchante qu'inspire ce sentiment. C'est le mérite qu'on avait déjà remarqué dans les comptes rendus des années précédentes, et qui est encore plus remarquable dans celui de 1789, dont il est ici question.

L'auteur fait d'abord sentir, et malheureusement porte à l'évidence, que la société consomme le pauvre comme une denrée; qu'elle fait elle-même les mendians qu'elle punit; que tous les arts, sans en excepter l'agriculture, dévorent en moins de trente ans les machines vivantes dont ils s'emparent ou qui végètent à leur solde; que tous les hommes livrés aux travaux de la campagne, ou occupés des métiers les plus nécessaires, contractent des maladies habituelles avant l'âge de cinquante ans. Ainsi, l'âge des besoins est pour tous l'âge de la détresse. Voilà ce que n'ont pas voulu voir ceux qui jusqu'à présent ont écrit sur le peuple. Sur le peuple, c'est le mot qui échappe à la plume de M. de Montlinot, et il signifie les mendians. Hélas! jusqu'à présent, ce sont presque des mots synonymes, dans un pays où tant de milliers d'hommes meurent dans une mendicité acquise par le travail, autre expression énergique et affligeante de M. de Montlinot. Tel est l'excès de la misère, et il serait encore plus grand, si le remède n'était pas dans le mal même, si les dix-neuf vingtièmes des gens sans propriétés, ne mouraient pas avant le temps.... C'est le remède, c'est là ce qui soulage l'administration d'un poids qu'elle ne pourrait seulement pas soulever. Ecartons ces idées; mais pardonnons à J.-J. Rousseau ses déclamations contre l'état social. Il ne l'a vu que d'un côté; c'est ce qui fait qu'on déclame; mais il faut l'avouer, ce côté fait frémir, et ce qu'il a d'affreux justifie la sensibilité qui s'en indigne et s'en irrite avec violence. Ce qui n'indigne guère moins, ce sont les reproches calomnieux qu'on accumule sur le peuple. On l'accuse d'être paresseux, adonné au vin, imprévoyant dans la force de l'âge. Sur ce dernier reproche seulement, écoutons M. de Montlinot: «Eh! quelle épargne peut faire un ouvrier auquel on n'accorde qu'un modique salaire pour le plus grand emploi de ses facultés? Dans la loterie de la vie humaine, il n'a que des chaînes de malheur à attendre; défaut d'ouvrage, maladie, accidens, intempérie des saisons, tout pèse sur lui. Sa reproduction même, la plus grande consolation des êtres vivans, devient un poids qui l'accable.

»Ah! si on voulait l'entendre, ne pourrait-il pas dire au riche: Pendant que vous respiriez un air frais, je coupais vos moissons, courbé sur une terre brûlante; vous dormiez encore, quand je devançais le jour pour vanner vos grains; vous dormiez encore, quand je voiturais, couvert de frimas, le produit de vos récoltes. Né avec des organes faibles, vous prolongez cependant votre existence au-delà du terme; et moi, accablé de maux incurables dans un âge peu avancé, qu'allez-vous m'offrir après trente ans de travail? peut-être le pain de l'aumône. Ah! malheureux, j'ai trop vécu. Vous m'accusez d'imprévoyance, mais en est-il un seul parmi vous qui, largement stipendié par le gouvernement dans sa jeunesse, puisse se passer de tout secours? Des pensions, des grâces vous assurent une existence douce; et en cessant de travailler, on vous paye encore. Et moi, si ceux qui me connaissent sont pauvres et me forcent d'aller mendier au loin la subsistance d'un jour, on m'enferme comme un homme dangereux; toutes les bouches semblent répéter: Malheureux, tu as trop vécu!»

Les autres reproches faits au pauvre, sont repoussés par M. de Montlinot avec la même énergie et la même sensibilité.

Des principes établis par l'auteur et des faits qui appuyent ces principes, il résulte que la mendicité est un effet nécessaire de l'état social; que cet acte ne peut être ni un crime, ni un délit, à moins qu'il ne soit uni à une action qui trouble l'ordre public: alors il devient un objet de police. Cependant il a presque toujours été puni comme un délit; et M. de Montlinot cite vingt-huit ou vingt-neuf lois publiées contre ce délit depuis environ deux siècles. Telle était encore l'ignorance de l'administration en 1777, que, dans l'ordonnance alors promulguée, on fait dire au roi, «que sa majesté n'a pu qu'être surprise qu'il pût encore exister des mendians.» Comme si les secours donnés à quarante mille pauvres dans les divers hôpitaux du royaume, et, si l'on veut, à un pareil nombre dans les ateliers de charité, étaient une ressource suffisante; comme si l'administration tenait dans ses mains les infirmités, les malheurs publics et privés, la cause toujours renaissante du luxe et de la misère, etc.

On ajoute, dans cette même ordonnance, «que tous mendians de l'un et de l'autre sexe, vagabonds ou domiciliés, seront obligés, dans le délai de quinze jours, de prendre un état ou emploi, métier ou profession, qui leur procure les moyens de subsister sans demander l'aumône;» comme si le gouvernement avait créé, dans le moment, des travaux particuliers analogues aux talens de chaque individu; comme si on avait ouvert de nouveaux champs à la culture, des ateliers dans tous les genres d'industrie; comme si enfin un homme, à la volonté de l'administration, pouvait être, dans le délai de quinze jours, tisserand ou cordonnier.

Qu'arriva-t-il de cette loi? ce qui devait arriver: c'est qu'après quelques rigueurs inutiles, elle resta sans exécution. Un grand nombre de mendians périrent ou furent secourus; un grand nombre trouva des ressources dans la commisération générale. «Le pauvre, dit M. Montlinot, a un patrimoine distinct et connu; il ne peut faire un pas sans marcher sur son terrain. Ne cherchons pas à trop multiplier les administrations de charité; laissons agir cette grande loi de la morale universelle, qui nous pousse à secourir nos semblables: ce n'est point une loi sèche qui mesure ce qu'elle doit et ce qu'elle peut. A l'aspect de la misère, elle n'a plus de limites; elle fait verser sur le pauvre, et les secours qui soulagent, et les consolations qui relèvent, et ce doux espoir d'un avenir meilleur. Ah! si l'homme puissant ne voyait plus autour de lui de malheureux, si le pauvre n'aidait pas le pauvre, si le prisonnier ne s'intéressait pas au sort de son compagnon, la société ne serait plus un bienfait. C'est donc de la sensibilité générale qu'il faut attendre des secours; elle seule, toujours agissante, saisit les objets qu'elle a sous les yeux: elle se repaît de larmes et de douleurs; et c'est dans ces enivrantes fonctions que le cœur s'ouvre et savoure à longs traits cette douce bienfaisance si connue des âmes sensibles. C'est un adage reçu, qu'il n'y a pas de souffrance où existe une femme; c'est dans leurs cœurs qu'il faut aller chercher ces délicieuses émotions, ce trésor inépuisable de tendresse, qui, sanctifiée par la religion, ou légitimée par le mariage, ou enfin anoblie par des sentimens généreux, produit tant d'actes de charité.»

M. de Montlinot ne parle ainsi qu'après avoir fait sentir l'insuffisance et les inconvéniens de tous les établissemens publics, tels qu'hôpitaux, maisons de charité, dépôts, bureaux d'aumônes, etc. «L'abandon que nous paraissons faire, dit-il, du mendiant ou du pauvre, est le plus grand moyen de subsistance que nous puissions demander à l'administration: c'est à l'importunité de la misère, on ne peut trop le répéter, que l'on doit les établissemens les plus utiles. Il ne faut pas indiscrètement ôter toutes les épines, des roses qui couronnent l'homme insouciant sur le sort de ses semblables».

Après avoir montré l'injustice des lois contre la mendicité acquise par le travail, et prouvé à l'administration qu'elle s'épargnerait bien des peines inutiles, si elle déclarait que la mendicité pure et simple n'est pas un délit, M. de Montlinot cherche quels doivent être les moyens de police contre le mendiant-vagabond, éloigné du lieu qui l'a vu naître et où il a travaillé; les moyens de distinguer l'homme inquiétant, du malheureux coupable d'avoir trop vécu; et il propose divers adoucissemens dans la police, trop sévère dans l'ordre actuel envers ce dernier. C'est ici qu'il faut déplorer encore les maux inévitablement attachés à l'existence sociale, lorsqu'on entend un philosophe prononcer ces mots: «Il faut le dire, c'est qu'en supposant qu'un homme dénué de tout secours depuis un long terme, ne fût qu'un homme malheureux, qu'il fût injuste de l'arrêter.... Eh bien! il faudrait commettre cette injustice politique, et ne pas laisser sur les routes celui qui n'ayant rien peut tout oser». C'est pour cette classe d'infortunés que seraient faits les dépôts auxquels on ôterait ce nom qui réveille trop d'idées avilissantes, et qu'on appellerait maisons de sûreté. Ces maisons n'emporteraient l'idée d'aucun châtiment, mais seulement celle de simple arrestation. De sages réglemens détermineraient l'utilité qu'on pourroit tirer de cette classe malheureuse. A l'égard des vagabonds, détenus jusqu'ici dans les maisons connues sous le nom de dépôt de mendicité, les lois prononceraient sur leur sort, et remédieraient aux inconvéniens de la police actuelle. En voici un exemple. Il a été envoyé, de Saint-Denis à Soissons, depuis le 29 octobre 1788 jusqu'au 20 février 1789, cent quarante-un mendians valides. Dans ce nombre, quarante-cinq pouvaient être considérés comme repris en tierce récidive. Plusieurs avaient déjà été arrêtés quatre, cinq et six fois. Les frais de transport ont été de 606 liv. Voilà donc 606 liv. dépensées pour faire transporter quarante-cinq hommes, qui deux fois ont été rejetés de leurs provinces comme inconnus et sans ressource. Pourquoi produire à grands frais un mouvement inutile? A cet abus et à tant d'autres nés d'une police vicieuse, M. de Montlinot propose un remède, le seul peut-être qui existe, la translation; et c'est ici un des principaux objets de son ouvrage. S'il existe un moyen de faire désirer l'établissement que l'auteur propose, c'est la manière dont il débute pour en faire sentir la nécessité, c'est le tableau qu'il présente à ses lecteurs. En voici quelques traits, qu'il est bon de remettre sous les yeux des heureux du siècle, et de ceux qui ne réfléchissent pas à quel prix on achète le bonheur social.

«Vingt mille individus au moins désolent le royaume par des déprédations de toute espèce. Six ou sept mille au plus sont arrêtés ou punis. La sûreté des routes coûte plus de quatre millions par an. La somme volée chaque année en France, peut être évaluée au moins à un million. Il existe plus de soixante mille hommes qui gémissent dans les prisons ou maisons de force, ou qui végètent dans les hôpitaux. Il y a plus de cinquante mille journaliers, qui, bâtards ou rejetés par des parens pauvres, sont sans autre asile que les cabarets. Il déserte à peu près quatre mille hommes, par année, des troupes de France. La plupart, manquant de tout, sont obligés d'avoir une marche sourde et des domiciles secrets. Il y a en France plus de quatre millions d'individus dont la subsistance n'est pas assurée pour un mois. Si l'on considère en masse les dépenses du gouvernement, les revenus des hôpitaux, des hôtels-dieu, et les actes particuliers de bienfaisance, on peut évaluer à plus de cinquante millions par an ce qu'il en coûte pour prolonger l'existence de ceux qui survivent à la servitude des arts, à l'incontinence des corrupteurs, au régime des hôpitaux, et aux châtimens de la loi. Que produit cette dépense avec laquelle on fonderait un royaume? A agiter l'administration, qui, sans profit, tourmente l'homme sans propriété.»

On conviendra que ce préambule est tout-à-fait propre à faire agréer le projet d'une colonie en Afrique: et c'est l'idée à laquelle l'auteur s'arrête. Les raisons politiques, géographiques, qui lui font préférer l'île de Bulam à nos possessions voisines, les moyens de fonder cette colonie aux moindres frais possibles, les avantages qu'on pourrait d'ailleurs en tirer, etc.; c'est ce qu'il faut voir dans l'ouvrage même. Nous ne présenterons que le résultat des idées de l'auteur. Des calculs très-détaillés semblent prouver invinciblement que le transport de sept cents hommes, les fournitures de toute espèce, les frais de l'établissement, et de tout ce qui est nécessaire pendant six mois à la nourriture des colons, ne monteraient qu'à la somme de 130,600 livres. En suivant cette proportion de 130 mille par cent personnes, jusqu'à dix ou vingt mille hommes exportés, on sent combien il en couterait moins qu'il n'en coûte pour le bonheur de ceux qui n'ont point de propriétés, et pour la tranquillité de ceux qui en possèdent. La grande objection contre ce projet, c'est l'opinion où seraient les expatriés, qu'on les envoie à une mort certaine; opinion née des fautes du gouvernement, quand il s'est autrefois chargé de fonder quelques établissemens nouveaux à Cayenne et dans la Louisiane. Ce préjugé, enraciné chez le peuple, serait sans doute un grand obstacle dans les commencemens; mais il céderait à la publicité des soins qu'on prendrait pour assurer l'existence des nouveaux colons.

Le cours naturel des idées nous a empêchés de nous arrêter sur une des meilleures vues de M. Montlinot, le projet d'un établissement dans les campagnes, en faveur des cultivateurs invalides. On sait que les hôpitaux se sont cru en droit de n'appliquer les actes de leur bienfaisance qu'aux individus des villes où ils étaient établis, et que le pain de l'hôpital est devenu le pain privilégié du citadin. Les pauvres de la campagne se sont ainsi trouvés abandonnés. «Voilà, dit M. le Montlinot, les vrais pauvres de l'administration: mais il faut les honorer, et non les avilir par l'aumône.» Les bornes d'un extrait ne nous permettent pas d'entrer dans le détail du plan qu'il propose de cet établissement, pour les pauvres de la campagne, qu'on nommerait cultivateurs invalides. L'exécution du plan serait un véritable monument de bienfaisance nationale, et prouverait que nous savons honorer l'agriculture ailleurs que dans les livres et les pièces de théâtre.

Ce projet d'un établissement pour les cultivateurs invalides, ainsi que l'idée de la transportation dont nous avons parlé plus haut, semblent avoir été agréés par la section de l'Assemblée nationale qui forme le comité de mendicité. Les membres qui le composent, ont cherché à s'environner des lumières de plusieurs hommes connus [6], parmi lesquels il faut compter M. de Montlinot. Il participe aussi aux éloges que méritent le plan de travail et les trois premiers rapports de ce comité [7]. Mais c'est ici qu'on voit ce que peuvent les premiers efforts d'une société de citoyens libres, qui se communiquent leurs pensées. Il ne faut pas oublier que l'écrit de M. de Montlinot, publié cette année, a été composé l'année dernière. On s'aperçoit qu'il a connu la source du mal, mais qu'il n'ose et ne peut la dire; il va jusqu'où l'on pouvait alors. Il a senti, il a établi la nécessité d'élever l'aumône à la qualité de bienfaisance publique. Le comité va plus loin; il prononce nettement que tout homme a droit à sa subsistance; que l'assistance donnée au pauvre n'est pas un simple bienfait, mais une dette de l'état; que la misère du peuple est un tort du gouvernement; enfin qu'il ne s'agit plus de faire la charité aux pauvres, mais de faire valoir les droits de l'homme pauvre sur la société, et ceux de la société sur lui. De ce double rapport, le comité a conclu qu'il fallait les considérer dans la constitution; que le soin de veiller à leur subsistance n'est pas, pour la constitution d'un empire, un devoir moins sacré que celui de veiller à la conservation des propriétés du riche. Il faut donc rendre constitutionnelles les lois qui établissent l'administration des secours donnés aux pauvres. La classe indigente de la société étant partie intégrante de la société, la législation qui gouverne cette classe doit faire partie de la constitution: c'était le seul moyen d'empêcher que cette grande idée ne se réduisît à n'être qu'une belle conception de l'esprit, sans application à un empire qui jouit du bonheur d'avoir une constitution. C'est la première fois que les législateurs ont ainsi parlé aux hommes; et nombre de gens, nous ne l'ignorons pas, en concluront qu'il ne fallait pas leur parler ce langage. Il est à croire que la postérité ne sera pas de leur sentiment.


Sur l'ouvrage intitulé: Prônes civiques, ou le Pasteur patriote; par M. l'abbé Lamourette. — 1790.

L'écrit que nous annonçons a des droits à l'attention publique; c'est l'ouvrage d'un théologien ami des hommes, et d'un prêtre qui a de la religion. Une production distinguée de M. l'abbé Lamourette a déjà montré qu'il ne croyait pas la perpétuité de la foi attachée à la perpétuité des bénéfices. Il a pensé que la révolution, qui donnait la liberté à la France, n'était pas moins favorable à la renaissance de l'esprit religieux. Cette conviction lui est commune avec tous les ecclésiastiques vertueux, dont la piété est accompagnée de lumières, et qui ne confondent pas avec l'intérêt de la religion l'éclat mondain de la hiérarchie sacerdotale; mais tous ne peuvent, comme M. l'abbé Lamourette, servir la patrie par un talent aussi rare et aussi précieux. Orateur, philosophe et théologien, il ne sera désavoué que par les docteurs en cette dernière science, ou plutôt en cette dernière faculté, car sa théologie n'est point la leur. Jusqu'à présent, la théologie avait pris constamment le parti des gouvernans contre les gouvernés: elle avait marqué du sceau de la religion dont elle s'était saisie, tous les abus de la puissance; elle s'était mise au service et aux ordres de la politique, qui, depuis des siècles, n'était plus elle-même que l'art de maintenir le gouvernement, quelque vicieux qu'il pût être. M. l'abbé Lamourette n'a pas cru que ce fût là l'emploi le plus chrétien et la plus belle vocation de la théologie. Il l'a consacrée au service de la religion. Il a vu, dans le christianisme, la perfection de l'ordre; et dans une constitution faite pour ramener l'ordre, il a vu l'espérance de retour à la perfection morale et chrétienne. Ainsi, tandis qu'un trop grand nombre de prêtres, ou pervers, ou aveugles, ou hypocrites, cherchent à tourner en fanatisme l'ignorance d'un peuple qu'ils égarent, un vertueux ecclésiastique donne un exemple qui ne sera pas infructueux, en substituant l'esprit de l'évangile à celui d'une théologie esclave du despotisme; et cette distinction entre le christianisme et la théologie, qu'on ne la regarde pas comme une de ces subtilités nées de cet esprit irréligieux tant reproché à notre siècle, de cet esprit philosophique, pour parler le langage de nos adversaires. Voici ce qu'imprimait, il y a plus de trente ans, un homme de génie [8], qui, quoique philosophe, a le plus hautement adhéré aux principaux dogmes du christianisme; un métaphysicien célèbre qui a tenté de prouver la résurrection des corps; enfin à qui d'autres philosophes ont reproché de parler trop fréquemment des anges, des chérubins, des séraphins. «On rend un mauvais service à la religion, quand on la tourne contre la philosophie; elles sont faites pour s'unir: c'est contre la théologie que la religion doit combattre; et alors chaque combat que livrera la religion, sera une victoire.»

C'est donc une victoire que M. l'abbé Lamourette fait remporter à la religion sur la théologie, en prouvant que la révolution est, de toutes les vicissitudes, la plus propre à ramener tous les états de la société à la pratique de la morale, et qu'elle doit entièrement renouveler le règne du christianisme. Nous n'insisterons pas sur les preuves philosophiques de cette vérité: mais nous offrirons à l'attention de nos lecteurs celles que l'orateur tire de l'écriture sainte. Après avoir établi que le dieu créateur de l'homme ne l'a pas marqué d'un sublime caractère pour subir l'avilissement de la servitude, après avoir tiré de ce principe les conséquences qui en dérivent, M. l'abbé Lamourette prouve, par les livres saints, que la plénitude du pouvoir absolu entre les mains des rois, est un renversement d'ordre caractérisé dans l'écriture par les traits distinctifs de la gentilité. C'est ce qu'indiquent ces mots si fréquens, les rois des nations, que les écrivains sacrés n'emploient jamais sans les rapporter à une des misères de l'idolâtrie. Il cherche et trouve ce même signe d'improbation dans ce fameux discours du prophète Samuel, dont les prêtres catholiques ont souvent fait un usage si coupable; comme si ces mots: le roi vous ôtera vos fils pour en faire ses serviteurs, etc., étaient le titre qui consacre la puissance absolue des monarques; comme si la menace des abus qu'entraîne le despotisme, était la mesure de ses droits. Enfin il rappèle les termes de l'écriture: le peuple saint voulut ressembler aux infidèles, et s'écarta des voies du Seigneur; paroles par lesquelles le passage au régime despotique est marqué comme l'époque d'une grande erreur, une méprise funeste qui ne pouvait rendre les Israélites que plus misérables et plus vicieux.

Les partisans de la royauté absolue appèlent à son secours le précepte que Jésus-Christ fait à tous les enfans de dieu d'obéir aux césars. «Quel est, dit l'orateur, l'esprit de ce précepte? Sa doctrine en ce point, mes frères, n'est que l'application d'un principe que la nature et la droite raison avaient de tout temps révélé aux hommes; c'est que la résistance à l'oppression ne peut être que l'ouvrage de quelques hommes; et que tout effort pour détruire une fausse autorité, ne doit procéder que du centre où réside la véritable, c'est-à-dire, du corps des sociétés et de la volonté des nations; c'est qu'il importe au repos du monde qu'il subsiste une autorité, quelle qu'elle soit, dans le sein des empires, et que la pire de toutes est encore préférable au désordre de l'anarchie et de la licence sans bornes; c'est qu'enfin, dans le déclin des états, et au milieu des calamités qu'entraînent après eux l'orgueil des princes et l'esclavage des peuples, l'insurrection ne commence à être légitime qu'au moment où elle est un moindre malheur que toutes les cruautés et tous les forfaits de la tyrannie.

«C'était dans le même esprit, qu'avant cette grande révolution qui prépare votre bonheur, et sous le despotisme de ces hommes hautains et durs qui disposaient, à leur gré, de votre vie et de votre liberté, nous vous exhortions dans nos temples à la patience, à l'obéissance et à la paix. Nous aurions été des pasteurs séditieux et indignes du ministère auguste qui nous était confié, si nous vous avions adressé un autre langage, et que, devant le sanctuaire du dieu de la concorde et de la charité, nous nous fussions établis les détracteurs de votre gouvernement et de vos lois. Nos discours sur ce point si important de la morale chrétienne, étaient même d'autant plus pressans et plus sincères qu'ils nous étaient inspirés par notre amour et par notre tendre vénération pour un roi, qui, au milieu de la tyrannie que des ministres corrompus et superbes exerçaient sur vous, fut constamment le plus juste des princes et le meilleur des hommes.»

L'orateur passant ensuite au prétexte par lequel les ennemis de la révolution couvrent leurs déclamations insensées sur les dangers que court la religion, prouve qu'au contraire c'en était fait d'elle, si l'ancien gouvernement eût duré. Où existait-elle? était-ce chez les oppresseurs? était-ce chez les opprimés? Il met en contraste le luxe des uns, la misère des autres, et considère, quant aux mœurs et à la religion, le double effet de ces deux fléaux. Nous regrettons de ne pouvoir transcrire ce morceau en entier, où se développe tout le talent oratoire de M. l'abbé Lamourette; mais il nous faut absolument réserver une place pour un autre morceau qui, avec le même avantage, a de plus le mérite d'être plus piquant et plus neuf. Nous espérons que c'est un signal de paix entre la religion et la philosophie, qui ne doivent avoir qu'un seul et même but, le bonheur de l'homme et celui des sociétés politiques. Nous plaignons les prêtres capables de calomnier la foi d'un respectable ecclésiastique, qui a osé rendre justice aux philosophes: c'est un désaveu aussi noble qu'éloquent des motifs ridicules où malhonnêtes, qu'on leur supposait dans les attaques qu'ils ont livrées à la religion. Il faut entendre l'orateur lui-même:

«On croit d'ordinaire que les systèmes irréligieux qui, depuis un demi-siècle, inondent la cité et nos provinces, ne sont que le fruit des efforts que le libertinage a de tout temps opposés à l'importunité du remords et à la crainte de l'avenir; mais l'intérêt du vice n'est que la cause subalterne de l'impiété. L'incrédulité systématique a sa première origine dans la haine que les esprits réfléchis et sensés ont conçue contre une théologie qui a consacré la tyrannie, qui a flatté l'orgueil des dépositaires du pouvoir, qui a fait une loi à tous les peuples de la terre de souffrir la servitude, et ouvert l'enfer sous les pieds de quiconque oserait dire à son frère: Soyons libres.

«Les écrivains qu'on appèle irréligieux, n'étaient au fond que des philosophes politiques, qui n'avaient d'autre but que de redresser notre gouvernement sur les principes imprescriptibles et inviolables de la vraie association. Plus ils ressentaient d'indignation contre les iniquités et les scandales du régime tyrannique qui asservissait une nation si digne d'être libre et heureuse, plus aussi ils devaient s'armer de toutes les forces de la raison pour combattre tout enseignement qui affermissait la puissance des despotes, et entretenait le stupide aveuglement du peuple. Si, aux premières époques des réclamations de la philosophie, et lorsque les saines lumières commencèrent d'éclairer l'horizon de la France, les ministres de la religion se fussent hâtés de régler leur enseignement sur l'esprit de la liberté et de la démocratie évangélique; la philosophie, au lieu de se tourner contre la foi, en serait devenue le plus inébranlable appui: le concert le plus touchant, et le plus redoutable pour tous les oppresseurs, se serait établi entre les oracles de l'aréopage et les prêtres du temple. L'égide de la raison serait venue couvrir le signe sacré du christianisme; et l'on aurait vu le flambeau de l'intelligence humaine s'incliner devant celui de la révélation, comme devant la règle éternelle de toute justice et la source incorruptible de toute sagesse. Mais les ministres de l'évangile ont commencé par déclarer, du haut de la tribune sainte, une guerre éternelle à toute doctrine contraire à leurs intérêts ou à leurs préjugés. Ils ont attaché une idée odieuse à tout ce que le génie des grands hommes, qui ont immortalisé notre siècle, a opposé de lumières au torrent des erreurs humaines, à l'abus de la religion et à l'ascendant des traditions théologiques. Ils ont enseigné aux peuples que les maîtres et les tyrans de la terre ne tenaient leur puissance que du ciel, et que la seule idée de lutter contre l'oppression, était un attentat contre la divinité. Le sacerdoce, qui devait aux hommes des exemples de douceur, de bonté et d'humilité, devint intolérant, turbulent et persécuteur. C'est lui qui a provoqué, contre les défenseurs des droits du peuple, les rigueurs de l'autorité; c'est lui qui a mille fois fait ouvrir les portes d'airain et plonger dans les cachots des hommes qui n'avaient que le tort d'avoir tenté le rappel de la justice, et le retour à la raison. Qu'est-il arrivé d'une conduite si injuste? ce qui arrive toujours, lorsque la contradiction est brusque et passionnée. Dès que les philosophes ont vu les prêtres décidés à incorporer dans l'essence de la religion les idées aristocratiques de la théologie, ils ont cessé eux-mêmes de distinguer l'évangile de la superstition. Plus affectés du désir de délivrer le monde de ses fers, que de la nécessité de respecter des vérités sacrées et mystérieuses, ils ont attaqué tout le corps d'une doctrine dont l'abus faisait la force des tyrans. Ainsi, un cultivateur voit une plante vicieuse qui enveloppe tout le tronc et qui s'est enlacée dans tous les rameaux d'un arbre fertile et salutaire; et après de vains efforts pour la séparer de la substance où elle s'est insérée et comme confondue, le cultivateur, oubliant de quel prix est pour lui l'arbre qu'il se résout d'abattre, s'arme pour la destruction du tout, et renverse ce qui est bon pour anéantir ce qui est mauvais.»

On ne peut nier que ce ne soit là l'histoire exacte de la guerre entre la religion et la philosophie: il est temps que la paix se fasse, et il est probable que le présage de M. l'abbé Lamourette sera accompli. «Jamais, dit-il, la religion ne fut haïe pour ce qu'elle est; elle n'a été combattue que pour ce qui n'est pas d'elle: on accusait la philosophie d'avoir juré la ruine de la religion et l'abolition du ministère évangélique, l'extinction de tout sacerdoce et de tout culte; on prédisait que, si jamais elle parvenait à s'emparer de la force publique, on la verrait proscrire ouvertement le christianisme. Vous avez vu, et vous voyez encore aujourd'hui la force publique à la disposition de la philosophie; et la philosophie, loin de tourner sa puissance contre la religion, l'emploie tout entière à la régénération du christianisme et de son sacerdoce.» On voit que M. l'abbé Lamourette n'a pas changé d'opinion sur l'avantage que la religion tire de la réforme opérée par la vente des biens de l'église. «Qu'elle est donc heureuse, s'écrie-t-il, qu'elle assure un grand triomphe à la religion, la nécessité qu'on nous impose de renoncer à tout ce qui nous fermait vos cœurs, et nous ôtait votre confiance! etc.»

On voit par les morceaux cités de ces Prônes, que le talent de M. l'abbé Lamourette est digne de seconder ses intentions civiques et pieuses. On a trouvé que son style est trop noble, trop soutenu, trop élevé pour des prônes. Ce reproche serait fondé, si ces discours devaient en effet être prononcés dans un auditoire champêtre; mais ce n'a point été l'intention de l'auteur; et plusieurs ouvrages beaucoup plus simples, composés pour cette classe encore si peu éclairée, n'en sont pas entendus. Il faut commencer par instruire ceux qui communiquent avec elle, et qui font passer l'instruction. C'est ce qu'a fait M. l'abbé Lamourette; il a voulu rappeler aux prêtres vraiment religieux qui existent en France, le véritable esprit de l'évangile dans ses rapports à l'union sociale que la constitution vient de renouveler parmi nous. C'est à eux de proportionner ensuite leurs instructions à la portée de ceux qui les reçoivent. Il a voulu surtout faire du christianisme un sentiment actif et pratique; c'est le vœu de tout ce qui existe d'hommes éclairés en Europe. Tous sentent que la théologie est à la religion ce que la chicane est à la justice; enfin que la religion est faite pour l'homme, et non l'homme pour la religion; et pour qu'on ne croie pas que c'est là une idée purement philosophique, appartenant à l'esprit qui domine de nos jours, citons encore ce même philosophe, qui a si souvent combattu l'incrédulité.

»Retenez ceci, dit M. Bonnet [9]; Dieu n'est point l'objet direct de la religion, c'est l'homme; la religion a été donnée à l'homme pour son bonheur: toutes les facultés de l'homme ont pour dernière fin la société; elle est l'état le plus parfait de l'homme. La religion se rapporte donc en dernier ressort à la société, comme le moyen à sa fin. Des hommes qui seraient fâchés qu'on ne leur crût pas une âme raisonnable, pensent que la société est faite pour la religion; ils veulent en conséquence que l'on sacrifie à la religion des biens que Dieu avait destinés dans sa sagesse au bonheur de la société. La montre est-elle pour le ressort? le vaisseau est-il pour les voiles?»


Sur la Collection abrégée des Voyages faits autour du monde, par les différentes nations de l'Europe, depuis le premier jusqu'à ce jour, rédigée par M. Bérenger. (1790.)

C'est un de ces recueils qu'il suffit de dénoncer à la curiosité publique, et qui sont à la fois assurés du débit et du succès. Celui-ci l'est à double titre, par le mérite des ouvrages qu'il rassemble, et par l'avantage de faire suite à différens Recueils de Voyages admis dans toutes les bibliothèques. Cette Collection n'a pour objet que des Voyages autour du globe. Elle en contient vingt-six, depuis celui de Magellaens, en 1519, jusqu'au troisième voyage du capitaine Cook en 1776; espace d'environ cent soixante ans. Parmi ceux qui tentèrent cette grande entreprise, d'abord si prodigieuse, on compte un Portugais, Magellaens; un Italien, Gemelli-Careri; quatre Français, MM. le Gentil, Bougainville, Pagès, Surville; sept Hollandais et dix Anglais: entre les Hollandais, on distingue Le Maire, fameux par la découverte du détroit qui porte son nom; Noort, Rogewin, etc., navigateurs célèbres, mais dont le nom est comme éclipsé par celui des Anglais Drack, Cavendish, Dampier, Anson, et surtout par celui de l'immortel Cook, qui fit trois fois le tour du globe, et dont les découvertes surpassèrent toutes celles de ses devanciers. On voit que, jusqu'à présent, nul peuple ne put, dans cette carrière, égaler la gloire des Anglais; qu'ils sont suivis de loin par les Hollandais; et qu'enfin à grande distance, un Français osa, vers 1740, tenter une entreprise exécutée par l'Anglais Drack en 1572, c'est-à-dire, depuis plus de cent cinquante ans. C'est que l'activité des Français était, à cet égard, comme enchaînée par leur gouvernement, si peu favorable au progrès des connaissances qu'exige l'art de la navigation. La preuve que la position géographique des deux empires, relativement à la mer, n'était point la seule cause de cette prodigieuse infériorité de la France à l'égard de l'Angleterre, c'est que les Hollandais, dont les côtes sur l'Océan sont si peu étendues en comparaison de celles de la France, se montrèrent presque rivaux des Anglais dans ces glorieuses entreprises. C'était le fruit de la liberté, et pourtant d'une liberté trop combattue et trop imparfaite. Les Français n'ont pas besoin de cette réflexion pour sentir le prix du bien qu'ils viennent de conquérir; mais il est doux de retrouver partout les effets de cette liberté précieuse, et de se convaincre, de plus en plus, qu'en tout genre elle est la source des talens et des succès.

L'auteur de cette collection, M. Béranger, n'a rien négligé de ce qui pouvait la rendre digne des regards et de l'attention du public. Son abrégé, fait avec précision et avec goût, a rejeté tous les détails inutiles, trop souvent fastidieux dans les relations des voyageurs; et s'il a supprimé les détails nautiques utiles aux seuls marins, il a conservé soigneusement tout ce qui peut intéresser le philosophe, le naturaliste, l'homme de goût, et tous ceux à qui cette collection est particulièrement destinée.


Sur l'Histoire de la Sorbonne, dans laquelle on voit l'influence de la Théologie sur l'ordre social; par M. l'abbé du Vernet (1790).

On peut remarquer, par les deux lignes ajoutées au titre de l'ouvrage, que l'auteur a mesuré d'un coup-d'œil toute l'étendue de son sujet. Il a senti que l'histoire d'une corporation serait d'un intérêt médiocre qui ne suffit plus au public. M. l'abbé du Vernet ne pouvait écrire l'Histoire de la Sorbonne, comme Crevier écrivit, il y a cinquante ans, celle de l'Université; et la différence qui se trouve entre les deux époques, se retrouve aussi entre les deux auteurs. La distance est moins grande entre l'Université et la Sorbonne. Ces deux corps, souvent alliés et quelquefois ennemis, ont jeté l'un et l'autre un grand éclat, ont joui même d'une autorité très-grande, en des temps d'ignorance et de superstition. Le règne de la Sorbonne a duré plus long-temps; et cela devait être; c'est que la superstition survit à l'ignorance, ou du moins à l'ignorance grossière; c'est que les intérêts de la Sorbonne, liés immédiatement à ceux du clergé, devaient paraître unis à ceux de la religion; c'est que les Français, en sortant de la barbarie, s'attachèrent de préférence à la littérature d'agrément, aux arts d'imagination, tandis que le despotisme retenait dans l'enfance la raison des peuples. Il est heureux pour l'humanité que le despotisme n'ait pu soupçonner les rapports secrets qui lient ensemble toutes les connaissances humaines, conduisent de l'une à l'autre, développent en tout sens la raison applicable à tout, et finissent par éclairer d'une lumière égale toutes les parties de l'entendement. Si ces rapports eussent été saisis par les dépositaires du pouvoir, il est probable que les arts d'agrément, au lieu d'être encouragés, seraient devenus odieux aux tyrans de toute espèce, comme l'a quelquefois été la philosophie. Alors un sonnet ou un madrigal eussent obtenu les honneurs de la persécution, comme un système philosophique; et Voiture ou Sarrasin auraient eu la destinée de Bayle et de Descartes.

Mais nous voilà bien loin de la Sorbonne; pas trop pourtant, puisqu'il s'agit de persécution, et qu'en ce genre la Sorbonne a joué un assez beau rôle. C'est ce qu'on verra dans l'ouvrage de M. du Vernet. Les folies, les absurdités, les crimes nés de cette fureur d'argumentation théologique, se trouvent rassemblés sous ce titre Histoire de la Sorbonne, à peu près comme on désigne tout un canton par le nom de son chef-lieu. Cette manie des subtilités scolastiques exista dans une antiquité très-reculée. Ce fut la maladie des anciens sophistes de la Grèce. Mais ici se présente une singularité remarquable. Comment, dans la Grèce libre et païenne, où la religion se mêlait à toutes les institutions politiques, comment arriva-t-il que les disputes des sophistes, sur tant d'objets qui tenaient à tout, soient toujours ensevelies dans l'enceinte des écoles, sans influer sur les affaires publiques, sans occasionner aucun trouble, sans se mêler aux intrigues de l'ambition? Et au contraire, dans cette même Grèce soumise au despotisme, sous l'empire d'une religion dont le fondateur a dit mon royaume n'est pas de ce monde, d'une religion dont la base est l'oubli ou le mépris des choses terrestres, comment se fit-il que les querelles des sophistes chrétiens aient pris si rapidement une si redoutable importance, se soient associées aux mouvemens de la puissance publique, aient influé plus d'une fois sur le sort des empereurs et de l'empire? Comment se forma ce rapport nouveau, inconnu à toute l'antiquité, entre les disputes des écoles, entre les orages des cours, entre des vétilleurs et des ambitieux, entre des araignées qui tissent leur toile ou se dévorent dans un coin, et les aigles, ou si l'on veut, les vautours qui se déchirent dans l'air? L'explication est simple. Les sophistes chrétiens étaient prêtres, du moins pour la plupart. Ce furent eux qui, peu de temps après la naissance du christianisme, le chargèrent de plusieurs dogmes métaphysiques, étrangers à l'évangile, dogmes par qui une religion de paix devient, en peu d'années, une religion de guerre, dogmes par qui les prêtres ramenèrent les chrétiens aux intérêts terrestres dont J. C. avait voulu les détacher. C'était précisément détruire l'esprit du christianisme: mais c'était le détruire au profit des prêtres; car le christianisme (semblable en ce point à la royauté) n'a jamais eu de plus grands ennemis que ses propres ministres. Mais ils voulaient remédier au vice radical qu'ils trouvaient à l'évangile, celui de borner aux biens d'en haut l'influence ecclésiastique. Les biens d'en bas ayant aussi leur valeur, quelle devait être en cette position le chef-d'œuvre de l'habileté sacerdotale? C'était de rendre temporelle la puissance spirituelle, accordée par le sauveur aux pasteurs de l'église. C'est à quoi l'on parvint en substituant la théologie à la religion, en mettant sous la protection de la foi certaines opinions métaphysiques, transformées adroitement, par les prêtres, en opinions religieuses. On sent combien l'art des anciens sophistes devait être utile à cette opération. Voilà ce qui, dans la Grèce chrétienne et dans Alexandrie, ressuscita, entretint et accrut le goût des subtilités scolastiques, inné chez les Grecs, et alors animé de l'enthousiasme d'une religion nouvelle. Tant que la puissance publique ne s'en mêla point, le mal ne put être que local et particulier. Mais Constantin et ses successeurs ayant été contrains d'entrer dans ces méprisables querelles, sous peine d'être soupçonnés d'indifférence par la religion, elles prirent une importance qui se répandit jusque sur les théologiens et les rendit redoutables aux empereurs. Les mêmes causes produisirent le même effet dans l'Occident; et semblable à ces maladies qui, plus terribles dans les climats où elles sont transplantées que dans les pays où elles sont habituelles, la théologie parut avoir réservé pour l'église latine, plus ignorante et plus grossière, ses symptômes les plus effrayans. Ce fut un des fruits apportés d'Orient en Europe avec la lèpre, autre conquête des Croisés. C'est vers ce temps que brillèrent en France Abailard, Pierre Lombard, la Porée, et leurs disciples, qui, d'après les Grecs modernes, appliquèrent à la théologie chrétienne les vétilleuses distinctions imaginées par les anciens sophistes. Cette habitude d'escrime scolastique fit naître, dans l'espace de peu d'années, un grand nombre d'hérésies, dont les noms sont ensevelis avec celui de leurs auteurs. La seule qui ait conservé une triste célébrité, est celle des Albigeois, qui entraîna la ruine d'un peuple, et fit établir en Languedoc le tribunal de l'inquisition. Il existait en France plusieurs de ces écoles plus ou moins fameuses, lorsqu'un pauvre prêtre champenois, nommé Sorbon, devint le fondateur, d'une école qui les éclipsa toutes. Il obtint de saint Louis, dont la tête était affaiblie par les maladies et les fatigues de la guerre, un emplacement rue Coupe-Gorge, où il rassembla des théologiens qui prirent d'abord le titre de pauvres maîtres. Ils y substituèrent bientôt celui de sages maîtres, préférant, comme de raison, la sagesse à la pauvreté. En peu de temps, cette sagesse de tous valut à plusieurs de magnifiques surnoms; comme ceux d'Angélique, de Séraphique, d'Invincible, d'Incomparable. L'Université les reçut dans son sein; et ce n'était pas un petit avantage. Le chef d'un corps qui avait sous ses ordres trente mille écoliers et qui de plus exerçait, fut-il laïque, le droit d'excommunier, comme le pape et l'évêque de Paris; un tel allié, si puissant et si redoutable, n'était pas à dédaigner, et pouvait appuyer les décrets des sages maîtres. Aussi, dès l'année 1330, se trouvèrent-ils en état de condamner un souverain pontife. Le pape avait eu le malheur de prêcher que la vision des élus et les supplices des méchans dans l'autre monde n'étaient qu'imparfaits. Des supplices imparfaits! voilà de quoi mettre en colère des théologiens du quatorzième siècle, grands amis de la perfection des supplices.

Le scandale fut au comble parmi les maîtres en divinité. C'est un autre nom qu'ils se donnaient, pour varier. Ce dernier titre faisait merveille pour le peuple, et annonçait qu'ils en savaient sur dieu tout autant que le pape. C'était le célèbre Jean XXII, alors dans la plus extrême vieillesse. Il n'ignorait pas ce que peuvent les haines théologiques, dont il avait pensé être la victime. Il déclara qu'il n'avait proposé son opinion que par manière de dispute. C'était la terminer; et certes rien n'était plus sage. Ce qu'il y a de curieux, c'est que le roi de France, Philippe de Valois, apparemment très-versé dans les discussions métaphysiques, mettant de l'amour-propre à l'honneur d'avoir de meilleurs théologiens que le pape, avait pris parti pour sa troupe contre la troupe italienne du pontife. Philippe, en lui envoyant la décision de ses docteurs, lui avait écrit: Nous châtierons tous ceux qui pensent comme vous et nous vous ferons ardre, si vous ne vous révoquez. Pape ou sacristain, on ne se fait point ardre à 90 ans; et Jean XXII prit le parti de se révoquer, pour mourir tranquille. C'était le bon temps de la Sorbonne et de l'Université. On sait le rôle que jouèrent ces deux corps pendant toutes les guerres des Anglais, entre les factions d'Armagnac et de Bourgogne, qui avaient chacune leurs soldats, leurs théologiens et leurs bourreaux. Au milieu de ces horreurs, la France avait osé, qui le croirait? se soustraire un moment au joug pontifical. Mais le clergé de ce temps était fait pour cette servitude étrangère. L'usage que firent les évêques du droit de conférer les bénéfices, révolta le peuple et les grands. On aima mieux dépendre d'un prêtre italien, que de voir passer les bénéfices à des palefreniers et à des valets. La seconde tentative ne fut pas plus heureuse; et la France n'en tira d'autre avantage, que d'entendre publier au son de trompe, qu'on ne reconnaissait plus de pape. Le pontificat en fut quitte pour séduire un certain nombre de magistrats et de théologiens, ou pour gagner une des deux factions. Suivant qu'une de ces factions était faible ou triomphante, on prêchait ou on désavouait la doctrine de l'assassinat des rois. La Sorbonne fournissait à tout. C'était de son sein qu'était sorti le docteur Jean Petit, cordelier, grand apôtre de cette doctrine, et le docteur Gerson, qui obtint la condamnation de Petit, et dix ans après fit exhumer son cadavre. On sait qu'elle fut un des premiers corps, qui, après la mort de Charles VI, reconnut pour roi de France le roi d'Angleterre Henri IV.

C'est dans l'ouvrage même qu'il faut lire l'histoire de Jeanne d'Arc, et particulièrement le détail de son procès. L'indignation qu'excitent ses ennemis et ses juges laïcs, tant étrangers que français, n'approche pas de l'horreur qu'inspire la basse et perfide férocité des prêtres, et surtout des docteurs de Sorbonne. Il faut entendre M. du Vernet lui-même.—«Le bûcher de Jeanne, dit-il, n'était pas encore éteint, que plusieurs juges laïcs désavouèrent cet attentat. «Nous sommes tous perdus et déshonorés d'avoir brûlé une femme innocente, s'écria l'un des assesseurs du bailli de Rouen.» Le bourreau lui-même court se jeter aux pieds d'un confesseur. Il demande pardon à dieu, en versant un torrent de larmes. Pendant ce temps, la Sorbonne rendait grâce au ciel de la mort de Jeanne. L'Université prodiguait les hymnes et les mauvais vers sur cet événement, etc.» Laissons ces atrocités, et arrivons au moment où l'imprimerie, introduite en France, préparait de loin l'instruction qui devait adoucir les mœurs. N'est-il pas remarquable que cette invention, destinée à détruire un jour le despotisme et la superstition dans une grande partie de la terre, ait eu pour appuis, à sa naissance, qui? Louis XI et deux docteurs de Sorbonne?

Ce fut dans l'enceinte de la Sorbonne que furent établies les premières presses. Il fallut les protéger contre la fureur des suppôts subalternes de l'Université, parcheminiers, copistes, relieurs, qui craignaient de mourir de faim. Il est vrai que ces presses servirent comme elles pouvaient servir alors. Elles imprimèrent des légendes, des livres de dévotion, de sorcellerie, de démonographie. Que faire? on débute comme on peut. On commence par la Fleur des Saints, et on finit par le Contrat Social. Le sort des peuples ne put donc d'abord être amélioré d'une manière sensible. Mais il faut considérer que la presse dut rester, et resta en effet entre les mains de leurs tyrans; et le bien qu'elle devait produire, se trouvait ainsi reculé jusqu'aux générations suivantes. Cependant on peut apercevoir à cette époque une accélération de mouvement dans l'esprit humain, qui se rapporte naturellement à cette cause, du moins comme à la plus puissante et la plus active. Ce fut alors qu'on osa attaquer et rejeter la doctrine d'Aristote, qui régnait dans les écoles depuis plusieurs siècles. Bientôt après, parut Ramus qui, le premier, s'éleva contre le jargon scolastique, contre l'argumentation théologique, cultiva les sciences naturelles autant qu'on le pouvait alors, brava la persécution, la pauvreté, fut l'ami le plus courageux et le bienfaiteur de ses disciples, fut appelé aux places et les refusa, refusa sur-tout celle d'ambassadeur en Pologne, où on voulait l'envoyer pour déterminer l'élection du duc d'Anjou, et dit, en rejetant l'espoir d'une grande fortune présentée à son ambition: l'éloquence n'est pas mercenaire. C'est la honte de la Sorbonne et de l'Université, d'avoir persécuté un tel homme, pour avoir été d'une opinion contraire à la leur sur la prononciation des mots quisquis et quanquam. Ce ne serait pas assez connaître l'esprit humain, de se moquer de ceux qui croiraient que cette dernière querelle a pu, autant que tout autre, être cause de l'assassinat de Ramus dans la journée de la Saint-Barthélemi.

Il ne faut donc pas s'étonner si on retrouve dans nos guerres de religion, et surtout dans celles de la ligue, toutes les fureurs des siècles précédens. C'était l'instant du combat entre l'ignorance absolue et la raison naissante, mais égarée. La superstition violemment attaquée, mais attaquée par des ennemis superstitieux eux-mêmes, redoublait d'efforts pour repousser ses adversaires. La cour de Rome essayait de ressusciter les maximes ultramontaines, sur le détrônement et sur l'assassinat des rois. Le chancelier de L'Hospital avait eu bien de la peine à obtenir la rétractation de la Sorbonne sur une thèse de cette espèce; et quelques historiens assurent que cette rétractation ne fut prononcée que par le bedeau. Les papes purent voir, et virent en effet par-là le parti qu'on pouvait tirer de la Sorbonne. Aussi devint-elle naturellement le berceau de la ligue. Là, dans la chambre du docteur Bouchet, se forma le comité secret d'où partirent toutes les décisions importantes, où se fabriquèrent les décrets qui dégradèrent Henri III, qui proscrivirent Henri IV. Là, furent nommés et choisis les seize à qui l'on confiait la surveillance sur les différens quartiers. Là, se rendait le duc de Guise, qui ne dédaigna pas même de paraître publiquement en Sorbonne.

Ce qui rendait tous ces docteurs si redoutables, c'est que plusieurs étaient curés de Paris. L'exécution du projet devenait l'intérêt principal de ceux qui l'avaient conçu. C'est ainsi que les destins de la France se balancèrent plusieurs années entre le Vatican, l'Escurial et la Sorbonne. Les thèses séditieuses ne cessèrent même pas, après que Henri IV eut daigné se faire absoudre à Rome. Le docteur Rose, condamné à l'amende honorable, reçut son arrêt avec une insolence qui montrait à la fois combien il avait de partisans dans son corps, et combien ce corps était encore puissant. Henri IV ne l'ignorait pas; et c'est ce qui le justifie d'avoir refusé de prendre un parti violent, soit contre le saint siége, soit contre les jésuites, soit contre les docteurs les plus séditieux et les plus coupables. Il connaissait la faiblesse de Rome; il savait que le pape s'était hâté de lui donner l'absolution, quand sa sainteté avait cru que l'on songeait à s'en passer; il pouvait laisser subsister l'arrêt qui bannissait les jésuites du royaume; on le lui conseillait; on lui parlait d'établir en France un patriarche. Les refus du roi l'ont fait accuser de faiblesse par plusieurs historiens: reproche injuste! Henri IV jugeait l'esprit de la nation; il voyait que le fanatisme la dominait encore; il savait que le peuple est ennemi de la raison, jusqu'au moment où il est assez éclairé pour en devenir le défenseur; que la Sorbonne et les jésuites, autrefois ennemis, s'étaient réconciliés; que les jésuites, qualifiés par la Sorbonne, de bâtards, de scélérats et d'infâmes, lorsqu'à peine institués, ils ne pouvaient être coupables, avaient été déclarés des hommes illustres et respectables depuis qu'ils avaient prêché le régicide. Enfin, Henri IV voyait que, pour un trop grand nombre de Français, le pape et le christianisme était une seule et même idée; qu'être chrétien apostolique et non romain, paraissait alors impossible. Il n'osa risquer une démarche aussi hasardeuse; et le poignard d'un monstre prouva, pour le malheur des peuples, que le roi ne s'était point trompé. Depuis sa mort, ce même esprit parut plus d'une fois subsister encore dans la Sorbonne; mais il ne s'y manifesta plus avec la même audace. C'étaient des symptômes équivoques, et qui n'étaient remarqués que des connaisseurs. C'était le silence gardé sur le livre de Mariana, sur d'autres ouvrages où l'on célébrait Jacques Clément et d'autres assassins des rois; tandis que ce même corps condamnait la Sagesse de Charron, livre excellent, que n'ont pu faire oublier tant de livres de morale écrits depuis cent cinquante ans. En cette occasion, le parlement fut très-supérieur à la Sorbonne, grâce au président Jeannin, qui, secondé de quelques hommes instruits et lettrés, sauva cette flétrissure à la mémoire de Charron, ou plutôt au parlement lui-même.

Dans cet amas d'atrocités absurdes qui composent l'histoire de ce temps, parmi cette foule de fanatiques, dont les portraits forment une galerie odieuse, fatigante pour la vue, les yeux se reposent avec plaisir sur l'image d'un homme vertueux et d'un prêtre citoyen. M. l'abbé du Vernet s'est plu et a dû se plaire à rappeler un nom respectable et presque oublié. C'est celui de Richer, docteur de Sorbonne, parvenu au syndicat perpétuel par ses vertus, qui lui attirèrent une longue persécution. Nous avons parlé des tentatives de la cour de Rome, pour remettre les rois dans sa dépendance, et accréditer de nouveau les anciennes maximes pontificales: ses efforts redoublèrent après la mort de Henri IV, sous le gouvernement faible de Marie de Médicis. Un nouveau nonce du pape, légat en France, les cardinaux de Joyeuse et du Perron, un grand nombre d'archevêques et d'évêques, les jésuites, une grande partie du clergé séculier et régulier, s'étaient réunis pour le succès d'une confédération, qui tendait à faire du royaume de Louis XIII un pays d'obédience. Un seul homme brisa cette trame si habilement et si fortement ourdie; ce fut Richer. Il eut l'adresse de faire renouveler à propos la condamnation de cette doctrine perverse, d'empêcher l'admission des jésuites dans l'université, de rallier à lui tous les bons citoyens; enfin il composa un petit livre intitulé de la Puissance ecclésiastique et politique, ouvrage qui anéantissait les prétentions ultramontaines. Richer devint dès-lors un objet d'horreur pour le pape et pour les cardinaux français dévoués au saint siége.

Croira-t-on que le pape osa mépriser assez la cour de France, pour lui faire demander officiellement qu'on lui livrât Richer, qu'il voulait faire juger à Rome par l'inquisition? Croira-t-on qu'il se tint à la cour plusieurs conseils pour agiter cette question, et que plusieurs membres votèrent pour cette indignité? N'est-ce pas une chose curieuse de voir, au dix-septième siècle, un prêtre français, du Perron, parvenu aux grandes dignités de son pays par les grâces de la cour, aller, en qualité de cardinal, demander à cette même cour qu'on livrât à un prince étranger un citoyen vertueux, un sujet fidèle, coupable d'avoir défendu les droits de la royauté, les prérogatives de la couronne et l'inviolabilité de la personne des rois? Rien n'étonne après une telle insolence. Mais on peut s'indigner de voir le pape hasarder l'enlèvement de Richer. On s'indigne de voir cet enlèvement près d'être effectué au milieu de Paris, par d'Epernon, couvert lui-même des bienfaits de Henri III et de Henri IV. Quel intérêt pouvait engager ainsi un Français du premier rang à se déshonorer par une telle bassesse? le chapeau de cardinal promis à la Valette, fils du duc d'Epernon. Le garde des sceaux, du Vair, magistrat jadis intègre, fut prié de faire cesser cette persécution à l'égard d'un citoyen qu'il estimait. Sa réponse fut que Richer ne devait pas être plus sage que le temps. Quel intérêt dictait cette lâche réponse? l'espoir du chapeau qu'ambitionnait du Vair, déjà évêque de Lisieux.

Voyons la suite, et continuons d'admirer les effets du chapeau. Plusieurs années se passent, et Richelieu parvient à la toute-puissance; Richelieu, cet homme si haut, par qui l'autorité royale était devenue arbitraire, et qui rapportait tout à la splendeur du trône; eh bien! il se rend complice de ceux qui veulent l'avilir; il s'engage à obtenir la rétractation de Richer. Après avoir inutilement employé la séduction, il a recours à la violence: quel motif l'animait? toujours le chapeau. Cependant Richelieu était déjà cardinal. Oui; mais il avait la noble ambition d'habiller de rouge, comme il l'était lui-même, un imbécille frère, chartreux jadis, alors décloîtré, et devenu archevêque de Lyon, par la grace de son aîné. C'est pour cela qu'il faut faire sa cour au pape, dégrader la couronne de son roi, faire inviter à dîner chez le père Joseph un vieillard vertueux, défenseur des droits du trône, le faire saisir au sortir de table par des hommes armés, et lui arracher, le poignard sur la gorge, une rétractation forcée, faiblesse qui en peu de mois le conduisit au tombeau, accablé de honte et de remords.

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