Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
Nous, les regens de la calote,
Aux fidèles de la marote,
A qui ces présentes verront;
Salut: Arouet, dit Voltaire;
Par un esprit loin du vulgaire,
Par ces mémorables écrits,
Comme aussi par ses faits et dits,
S'étant rendu recommandable,
Et ne croyant ni dieu ni diable,
Ayant de plus riches talens
Qu'aucun autre à quatre-vingts ans;
Savoir, boutique d'insolence,
Grand magasin d'impertinence,
Grenier plein de rats les plus gros, etc.
En voilà bien assez: tout est de cette force. Ce n'est pas là tout-à-fait le ton de plaisanterie de Chapelle et d'Hamilton; mais chacun a le sien, et c'était apparemment celui du comte de Maurepas. Au reste, un ministre n'est pas obligé de bien faire des vers, ni même de s'y connaître; mais peut-être l'est-il de s'occuper d'autre chose que de recueillir avec tant de soin de si pitoyables rapsodies, et de les grossir de ses productions.
Il insiste beaucoup sur l'importance dont étaient, selon lui, ces calotes dans l'opinion publique; il assure que les ministres les commandaient dans l'occasion, et savaient en tirer parti pour écarter des hommes dangereux ou de fausses opérations. Tout cela est infiniment exagéré, et peut mériter quelques observations qui réduiront le tout à l'exacte vérité.
On n'ignore pas que le ridicule a toujours été une arme puissante, sur-tout chez les Français: nation regardée de tout temps comme prodigieusement vaine, et chez qui cette vanité s'est exaltée en raison de l'esprit de société, devenu, depuis Louis XIV, le plus dominant de tous les esprits. De là l'empire de la mode, du bon ton, et de toutes les petites choses qui influaient tant sur les grandes, avant même que cet esprit fût formé; et du temps de la ligue, la Satire Ménippée combattit avec succès les sermons du fanatisme et l'or de l'Espagne. Elle est restée dans toutes les bibliothèques comme un monument historique très-précieux, parce que, malgré l'imperfection du langage encore un peu grossier, elle joint un sel très-piquant au développement très-instructif des intérêts et des menées de tous les partis. Le Français, naturellement vif et malin, et aussi susceptible de recevoir la vérité que l'erreur, accueillit beaucoup les différentes pièces qui composent cette satire, écrites d'ailleurs par les meilleurs esprits et les meilleurs citoyens du temps; et l'on ne peut douter qu'elles n'aient contribué beaucoup à l'abaissement des factieux et au rétablissement de Henri IV.
Du temps de la fronde, on ne négligea pas non plus cette arme du ridicule; tous les partis s'en servirent d'autant mieux que tous y prêtaient également. Les Mémoires du siècle dernier nous ont conservé quelques-unes de ces nombreuses mazarinades, qu'on voyait éclore chaque jour: quoique meilleures que les calotes, elles ne sont pas bonnes, et l'on ne se souvient aujourd'hui que de quelques couplets de Blot et de Marigny, qui sont véritablement fort heureux. Quant aux mazarinades, toutes celles qui ne sont pas dans les Mémoires du temps (et c'est, sans nulle comparaison, le plus grand nombre), sont tellement anéanties, que rien ne serait plus difficile aujourd'hui que d'en trouver un recueil; et quand par hazard on en voit un annoncé dans les catalogues de ventes, c'est vraiment une rareté. Dès que les intérêts du moment sont passés, tout ce qui n'a pas quelque mérite réel fait pour tous les temps, tombe nécessairement dans le plus profond oubli. M. de Maurepas nous assure gravement que les bibliothèques ont conservé les calotes: je suis convaincu qu'excepté chez quelque curieux bibliomanes, qui mettent leur amour-propre à posséder ce que peu de personnes peuvent avoir et ce dont personne ne se soucie, on aurait d'ailleurs bien de la peine à trouver ces copies; et quiconque a des livres a la Satire Ménippée.
Il y a bien des raisons pour que ces calotes, que les Mémoires de Maurepas ne feront pas revivre, aient depuis long-temps disparu de la mémoire des hommes: 1o elles sont d'un goût détestable; et passé l'instant de la curiosité et de la malignité, deux passions pour qui tout est bon, la lecture en est dégoûtante; 2o l'uniformité d'un cadre toujours le même, devait à la longue rebuter le public qui veut une sorte de variété, même dans la méchanceté qui l'amuse; 3o pour vaincre cette monotonie, le talent même n'aurait pas suffi; et si le talent se permet quelquefois une saillie, une facétie, soit pour s'égayer, soit pour se venger, il ne fait pas métier de brocarder indifféremment tout le monde: il n'y en a point d'exemple: c'étaient donc les derniers des écrivains, ou quelques méchans obscurs et timides, ou des hommes médiocres et vains qui se faisaient une occupation et une jouissance de ces sortes de libelles; et les productions de ces gens-là ne sont jamais de durée; 4o dès que ce cadre fut connu, l'esprit de parti s'en empara; et si quelques gens avaient été attaqués avec justice, quoique grossièrement, bientôt on s'adressa sur-tout au mérite et à la réputation en tout genre, parce que les méchans et les jaloux ont un instinct (et c'est le seul qu'ils aient), qui les avertit qu'en rabaissant tout ce qui vaut quelque chose, ils auront tous les sots pour eux. C'est ce calcul sûr et facile qui a fait subsister tellement quellement les Fréron, les Sabatier de Castres, les Clément, les Linguet, les Royou, et autres de la même trempe, qui n'avaient précisément que ce qu'il faut d'esprit pour être parmi les sots, ce que les béliers sont parmi les moutons; c'est-à-dire pour se mettre à la tête du troupeau et le mener: on sait ce qu'ils sont devenus, et chacun est à portée d'apprécier leur caractère.
Si l'on veut avoir une idée de toute la bêtise de l'esprit de parti, il faut lire, dans ces Mémoires, la calote faite au sujet des miracles du cimetière de Saint-Médard. On croirait d'abord que c'est pour s'en moquer (et le champ était vaste), point du tout; c'est pour en parler du ton de l'admiration la plus niaisement sérieuse: double ineptie; car ce sérieux forme une disparate également ridicule avec le sujet et avec le genre. Que dire des convulsionnaires de Saint-Médard, distribuant des brevets de folie (car c'est ce que signifiaient les calotes)? Ne sont-ce pas les Petites-Maisons assemblées pour rendre un arrêt en forme contre le bon sens? et c'est ainsi que M. de Maurepas s'imagine qu'on formait l'esprit public!
Ces Mémoires offrent, à toutes les pages, des preuves, non-seulement de son peu de discernement et de goût, mais même du peu de connaissance qu'il avait de la langue, défaut (on doit l'avouer) assez rare à la cour, où l'on se piquait à un certain point de parler du moins passablement. «M. de Tessé (dit-il), sans être un sot, était bien l'un des bonnes gens de son temps en fait de spiritualité.» Peu de courtisans auraient ignoré que, quoiqu'on dise fort bien un homme spirituel, le mot de spiritualité ne s'applique jamais, dans notre langue, qu'aux choses de la religion et du salut, et par opposition aux choses temporelles.
Il dit, en propres termes, que les fables de la Motte sont fort sottes; c'est ce jugement qui est une sottise. Les fables de la Motte ne sont rien moins que sottes; et ce n'est pas l'esprit qui lui manquait; il s'en faut de beaucoup; ces fables sont presque toutes fort ingénieuses; ce qui leur manque, c'est le naturel et la grâce, genre d'esprit rare et précieux, nécessaire sur-tout dans la fable; et pourtant la Motte est parvenu, seulement à force d'esprit, à faire quelques fables qui sont encore les plus jolies que nous ayons, je ne dirai pas après La Fontaine, mais depuis La Fontaine; car après lui, il n'y a rien.
«La première idée de la formation du régiment de la calote (dit encore l'auteur des Mémoires, toujours avec la même gravité) fut de former une société qui aurait pour but de corriger les mœurs, de réformer le style à la mode en le tournant en ridicule, et d'ériger un tribunal opposé à celui de l'académie française.»
On a vu dans ce que j'ai cité, et l'on peut voir dans tout le reste, avec quel style ces messieurs voulaient réformer le style des autres; on a vu, par les calomnies atroces et impudentes contre Voltaire, comment ils prétendaient corriger les mœurs; et pour ce qui est de l'académie, si le style des complimens de réception et des pièces couronnées a long-temps prêté au ridicule, ce sont les bons écrivains de l'académie même qui l'ont fait sentir, et qui l'ont corrigé un peu mieux que l'ignorante grossièreté de messieurs de la calote.
«La dernière des calotines un peu connues est de 1744. Madame de Pompadour, qui a un ton grivois et bourgeois à la cour, où elle eût dû porter, pour plaire, le grand ton des premières favorites du roi, entrait en convulsion au nom du régiment de la calote; et comme elle succéda, pour l'empire de la cour, au cardinal de Fleury, ce régiment, battu par l'autorité, disparut du royaume de France, où l'on rira peu désormais, tant que madame de Pompadour régnera.»
On reconnaît aisément à ce passage le ministre que la favorite fit renvoyer, non pas précisément pour une calotine, mais pour une chanson assez jolie que tout le monde connaît et qui est par tout:
Une petite bourgeoise,
Elevée à la grivoise, etc.
Cette chanson fut attribuée à Maurepas, ennemi déclaré de la favorite, et qui avait réellement fait le couplet contre elle, sur les Fleurs: celui-là était de sa force; ce n'était qu'un calembourg; mais la chanson était d'un homme de sa société, de Pont-de-Veyle; elle courut toute la France; la marquise ne la pardonna pas, non plus que le couplet, et parvint à s'en venger. Il est plaisant que l'auteur des Mémoires, qui dit lui-même que rien n'a jamais empêché les Français de rire et de chansonner, prétende que «son cher régiment de la calote a disparu, battu par l'autorité.» Ce n'est pas l'autorité qui détruit ces régimens-là, c'est le dégoût et l'ennui. Il est encore plus plaisant qu'il ne veuille plus qu'on rie en France, parce qu'il n'est plus à la cour. On y a pourtant ri depuis, et souvent de fort bonne grâce. Jamais le Français n'a perdu le talent du couplet et de l'épigramme; et il n'y a pas d'année qui n'ait vu des pièces de ce genre, heureusement un peu meilleures que les calotines. M. de Maurepas a beau nous répéter en termes exprès, que «toutes ces calotines sont d'un plaisant et d'un sel infiniment piquant»; on lui répondra avec Molière:
Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons;
Mais vous trouverez bon qu'on en puisse avoir d'autres,
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Les éditeurs ont joint à ces Mémoires des notes de M. Soulavie, qui sont fort loin d'ajouter quelque prix à l'ouvrage. Ce ne serait pas la peine d'en dire davantage, si l'auteur de ces notes n'y montrait pas autant de prétention que d'insuffisance, et si, en parlant avec un ton magistral de tout ce qu'il n'entend pas, il n'appelait sur lui la sévérité de la critique, qui doit remettre chaque chose à sa place. On lui a déjà reproché universellement d'avoir prêté au maréchal de Richelieu, dans la rédaction de ses Mémoires, un langage révolutionnaire qui forme le contraste le plus étrange avec le caractère et le tour d'esprit si connu de ce doyen des courtisans despotes. Le mauvais succès de cette bigarrure grotesque aurait dû corriger M. Soulavie, et l'avertir de se borner à remplir de son mieux les fonctions d'éditeur et de compilateur: ce qui même était déjà plus qu'il ne pouvait faire; car si ce travail n'exige pas de talent, il demande au moins des connaissances, de la méthode et quelque habitude d'écrire; il demande qu'on sache au moins un peu de français, et M. Soulavie ne sait pas du tout sa langue et la parle très-mal. Mais qu'importe? on veut faire le philosophe, le législateur, le savant, à quelque prix que ce soit; et l'on fait des phrases, et puis des phrases, qui n'ont pas de sens; et l'on accumule les erreurs, et les bévues, et les solécismes; et l'on nous annonce encore fastueusement un ouvrage sur le progrès des lettres sous le règne de Louis XV. Il faut voir comment M. Soulavie est en état de faire un pareil ouvrage.
M. Soulavie, qui était auparavant M. l'abbé Soulavie, s'étend particulièrement sur le clergé, et en vient encore à nous prouver que c'est l'ignorance qui l'a perdu. On a déjà réfuté [13] cette fausseté notoire pour tout homme un peu instruit; et puisqu'il la répète, j'ajouterai que MM. l'ancien évêque d'Autun, l'archevêque d'Aix, l'archevêque de Toulouse, l'évêque de Rhodès, l'abbé de Montesquiou et bien d'autres, ont peut-être un peu plus d'esprit, de savoir, que M. l'abbé Soulavie lui-même, quoiqu'il lui soit très-permis de ne pas s'en douter.
«Le père le Tellier, profond jésuite, voulait, pour faire régner sa compagnie, plonger le reste du clergé dans l'ignorance.» Pas un mot de vrai. Le Tellier n'était pas du tout profond, si ce n'est en friponnerie; c'était le brouillon le plus emporté, le plus hardi faussaire, et le plus effronté coquin qui se soit trouvé de Caen à Vire. Ce n'était point par l'ignorance du clergé qu'il voulait faire régner sa compagnie; c'était par l'intrigue, par l'ascendant de la cour de Rome sur un roi dévot, par l'importance donnée à une prétendue hérésie de la façon des jésuites, par l'imputation banale de jansénisme, qui servait à écarter quiconque ne voulait pas du joug ultramontain et par conséquent jésuitique, et défendait les libertés gallicanes. Ces mêmes querelles, qui d'ailleurs firent tant de mal, loin de plonger dans l'ignorance, aiguisèrent les esprits et entretinrent un germe d'indépendance qui peu à peu s'étendit plus loin que les controverses. Les écrits des bons jansénistes prouvent qu'ils n'étaient pas moins ennemis du gouvernement absolu, que de l'infaillibilité romaine; et on le savait si bien, que c'était sous ce point de vue qu'on les rendait odieux à Louis XIV et à Louis XV. M. Soulavie a-t-il lu, par hasard, l'Institution d'un prince, par Duguet? il y trouvera trente décrets de l'assemblée constituante. Mais quand on a passé sa vie à compulser d'innombrables manuscrits ministériels, remplis de petits faits et de grandes inutilités, pour en faire des extraits informes et volumineux, a-t-on le temps de lire les bons livres? Quand on s'occupe à rédiger et à imprimer ce qu'ont pensé les autres, a-t-on le temps de s'instruire et de s'accoutumer à penser?
Il fait grand bruit de l'influence des sulpiciens et des lazaristes, gens de l'autre monde depuis quarante ans. Il ne sait pas que le règne des cheveux plats et des grands chapeaux, commencé sous Fleury, a fini avec Boyer l'imbécille; qu'à dater de l'évêque d'Orléans, on éloignait le bigotisme comme dangereux, et qu'on préférait les esprits doux et concilians, tous ceux qui n'avaient point d'affiche; qu'on craignait tellement le bruit dont on était las, qu'il valait mieux être un peu libertin que trop rigoriste; qu'à cette même époque, la philosophie s'était déjà glissée jusques sous le rochet et la barette, et que l'archevêque de Vienne (Pompignan) s'en plaignit amèrement dans une assemblée du clergé, criant que la moderne philosophie avait infecté même le sanctuaire, déclamation qui fut très-mal accueillie; qu'en un mot, c'était l'esprit du monde, des affaires et de la cour, qui, de nos jours, dominait dans le clergé, et nullement celui des sulpiciens et des lazaristes. M. Soulavie a beau avoir été abbé; il a besoin d'apprendre son histoire de l'église, et il est honteux qu'un profane soit obligé de la lui enseigner.
Il prétend que ce même Pompignan, dont je viens de parler, se repentit d'avoir influé sur le nouvel ordre de choses. Il n'y influa pas; il le suivit un moment avec circonspection; il n'apercevait pas jusqu'où ce nouvel ordre irait, et le grand âge avait affaibli son fanatisme.
«Le clergé dut sa grandeur primitive à ses vertus et à ses lumières.»
C'est confondre le clergé avec ce qu'on appelle la primitive église, celle des quatre premiers siècles, qui n'était point proprement un clergé. Elle n'avait alors ni puissance, ni richesses, ni crédit; et c'est alors qu'elle fut respectable. Quand Constantin l'eut mise sur le trône, l'ambition, la fureur de dominer la corrompit; et les circonstances la servirent. Ce que M. Soulavie appelle la grandeur primitive du clergé, et ce que j'appelle sa domination, fut l'ouvrage non pas de ses lumières et de ses vertus, mais de l'ignorance universelle, suite de l'invasion des Barbares. Les prêtres seuls savaient lire; il leur fut aisé de tout rappeler au règne spirituel, chez des peuples abrutis et superstitieux. Voilà ce que tout le monde sait, ce que tout le monde a dit, et ce que M. Soulavie seul paraît ignorer.
«Le clergé, dans sa décrépitude, laisse à peine à nous historiens et à la postérité, quelques personnages dignes de ses regards; M. de Pompignan, M. de Bernis, à Rome, sont ceux que nous osons citer.»
Je ne sais pas trop comment M. Soulavie est un historien; je ne lui conseille pas même d'essayer de l'être. M. de Pompignan n'est nullement un personnage digne des regards de la postérité: c'était un assez bon homme, théologien et prédicateur de son métier, et rien de plus.
«M. de Bernis, avec de la probité, des qualités, des talens et des ouvrages de tous les temps, n'a peut-être pas la force de quitter des restes d'opinions et un séjour de délices, pour venir terminer sa carrière en patriote.»
M. de Bernis a montré en effet de la probité, des qualités, des talens agréables. Il n'y a pas dans tout cela de quoi occuper beaucoup la postérité. Ce qui pourrait marquer le plus auprès d'elle, c'est le traité d'alliance avec l'Autriche; mais la postérité saura comme nous que ce ne fut point son ouvrage, et ce n'est pas tant pis pour lui; il ne fit guères que le signer; c'étaient madame de Pompadour et M. de Staremberg, et surtout Kaunitz qui avaient tout fait. M. de Bernis n'a eu d'extraordinaire que sa grande fortune, et nous savons quelle en fut l'origine. Il a fait quelques jolis vers et beaucoup de médiocres; ce ne sont-là ni des ouvrages, ni des talens de tous les temps. Je ne sais ce que c'est que des restes d'opinions, car je ne connais pas les siennes, qu'apparemment M. Soulavie connaît mieux que moi; mais je sais qu'il est tout naturel qu'à l'âge de M. de Bernis, on ne change point d'opinion, quelle qu'elle soit, et qu'on reste où l'on se trouve bien; et certainement M. de Bernis ne pourrait pas être à Paris aussi bien qu'à Rome, quoique Rome ne soit pas plus un séjour de délices que Paris.
«Le presbytérianisme, bafoué en France, méprisé du haut clergé, éloigné des anciennes assemblées de l'église gallicane, privé de tout son avancement, exilé, emprisonné par ses supérieurs, dans ses fautes réelles ou prétextées, a fait, dans l'état ecclésiastique, une révolution égale et parallèle avec celle que la bourgeoisie française a faite relativement à la noblesse.»
Il y a là beaucoup d'idées confuses et erronées. D'abord le presbytérianisme, qui ne peut signifier parmi nous que le jansénisme, n'a été bafoué, en France, que dans le temps de la folie des convulsions, qui lui a porté un coup mortel. Jusques-là, l'opinion publique était pour lui; il résista même à la prépondérance de Louis XIV, qui s'étendait d'ailleurs jusques sur les esprits. Cette secte eut long-temps de grands avantages; elle les devait au mérite éminent de ses chefs, à la persécution toujours odieuse, à des principes de liberté toujours chers aux hommes, et qui ne cèdent qu'à l'intérêt personnel; elle avait raison pour le fond; son seul tort était de mettre trop d'importance à des controverses d'école; mais c'était alors le tort de tout le monde. Elle vint à bout, même dans sa décadence, d'abattre ses ennemis les jésuites, qui l'avaient long-temps foulée aux pieds; elle fut redevable de cette victoire aux parlemens, qui faisaient cause commune avec elle, et à qui la faiblesse de ministère avait rendu de l'influence; aux fautes des jésuites, qui s'étaient fait craindre et détester partout; et plus particulièrement encore, au caractère décidé du duc de Choiseul, qui, choqué de la réponse arrogante du pape, Sint ut sunt, aut non sint, détermina enfin Louis XV, dont la pusillanimité irrésolue cherchait encore des accommodemens, à livrer aux magistrats cette milice ultramontaine, dont le chef avait osé dicter au pape cette réponse imprudente, qui n'était ni de notre siècle ni de la politique romaine. Sans le duc de Choiseul, qui avait une manière de penser philosophique, quoiqu'il n'aimât pas les philosophes, le roi n'eût jamais retiré la main puissante qui soutenait encore les jésuites, et qui arrêtait les parlemens.
Les jansénistes tombèrent aussi et devaient tomber avec les jésuites; les premiers n'avaient plus d'existence que celle que leur conservait la haine qu'on portait aux jésuites; et depuis la destruction de ceux-ci, on ne parla plus de leurs adversaires.
Ce n'est donc pas l'esprit presbytérien ni janséniste qui a détruit le clergé; c'est avant tout, l'indifférence philosophique qui apprit à ne plus le considérer que sous les rapports du gouvernement: et ces rapports le montraient évidemment comme une corporation anti-politique, comme un des arcs-boutans du despotisme, comme tellement redoutable qu'il pouvait toujours renaître de ses débris, s'il n'était entièrement anéanti; ce fut ensuite l'opportunité de faire de ses dépouilles une ressource immense pour la nation; et la ruine entière de ce corps était liée intimement au plan de Mirabeau pour les assignats: c'est lui qui porta ces deux grands coups à la fois.
M. Soulavie a confondu la révolution dont les suites devaient entraîner la chute du clergé, avec la constitution civile de ce même clergé; c'est ici seulement qu'il s'est mêlé un reste de jansénisme. Des hommes nourris dans l'attachement aux opinions religieuses inséparables de leur secte, crurent qu'il fallait un clergé constitutionnel, et vinrent à bout de l'établir, parce qu'on avait besoin de la partie inférieure du clergé, qui, toujours opprimée, s'était rangée du côté de la révolution; ils l'établirent du moins sur les bases d'égalité et de liberté, conformément aux principes que les jansénistes avaient toujours professés. Voilà toute la part qu'ils ont eue dans ce qui concerne le clergé. Ont-ils bien fait? c'est ce qu'il serait superflu d'examiner ici, et ce que le temps décidera.
Dans une note sur Voltaire et Rousseau, M. Soulavie a saisi du moins une idée juste, mais qui avait déjà été indiquée plus d'une fois, que le premier avait servi à détruire, et le second à édifier. Cela est vrai; mais en s'appropriant une vérité, il n'en sait pas assez pour l'embrasser et la développer tout entière; et dès qu'il l'essaie, il tombe dans des contradictions et des méprises continuelles. Il avoue, par exemple, que Voltaire a renversé, dans ses ouvrages, le respect pour les rois, les ministres, les grands, le clergé et les parlemens; et il ajoute tout de suite: «Rousseau a détruit de même le passé, mais il est plus heureux dans ses principes de réédification.» Non, Rousseau n'a pas détruit de même le passé; ce que Voltaire a le plus complètement détruit, c'est la croyance sur la parole des prêtres; et il l'a détruite à force de les montrer sous toutes les formes, odieux ou ridicules, et en tournant en dérision de toutes les manières les objets de la croyance. Or, la crédulité religieuse était le plus formidable appui du despotisme, puisqu'elle consacrait également les rois et les prêtres, et que ceux-ci, parlant au nom de Dieu, assuraient au peuple que les rois étaient institués par Dieu, et n'avaient à rendre compte qu'à Dieu. Le sacerdoce était donc le premier rempart du pouvoir absolu; et Voltaire l'a renversé. Sans ce premier pas décisif et indispensable, on ne faisait rien. Rousseau, au contraire, en attaquant l'intolérance ecclésiastique, a défendu de toute sa force le fond de la croyance; il l'a défendu par son éloquence et par son exemple; et c'est ce qui lui avait ramené tous les ennemis de la philosophie, ravis d'avoir à lui opposer un croyant, un dévot tel que Rousseau. Je n'examine pas si, dans tout cela, Rousseau était bien conséquent; on sait que ce n'était pas là son fort.
Il n'est pas juste non plus de dire qu'il fut plus heureux que Voltaire dans ses principes de réédification; car Voltaire n'a rien réédifié, si ce n'est la religion naturelle qu'il opposait sans cesse à toute religion révélée. Quant au gouvernement, quoiqu'il n'ait jamais expressément traité cette matière, on voit qu'il avait un assez bon esprit pour connaître toutes les bases d'un gouvernement légal, et tous les vices d'un gouvernement arbitraire; et que, sur ce point, ses principes étaient, comme tous ceux des hommes éclairés et justes, conformes à notre déclaration des droits.
On est un peu étonné de lire, dans cette même note de M. Soulavie, que Voltaire, dans la lutte contre les préjugés, était étranger à son siècle, totalement hors de son siècle. S'il avait été hors de son siècle, il ne lui aurait pas donné le ton. L'esprit supérieur consiste à juger la marche du commun des esprits, à voir jusqu'où ils peuvent aller et jusqu'où on peut les mener. C'est ce que Voltaire entendait à merveille. Le scepticisme de Bayle, la liberté de penser sous la régence, et les hardiesses des Lettres persannes, lui firent comprendre que l'on pouvait tout dire successivement, en se mettant à la portée de tous. C'est ce qu'il fit pendant soixante ans, en gagnant toujours du terrein, et ce qu'il serait trop long de détailler ici: cet examen trouvera sa place ailleurs. J'observerai seulement une contradiction bien frappante dans M. Soulavie. Dix lignes plus bas, il dit que Voltaire était goûté de la multitude. Concevez, s'il est possible, comment un écrivain étranger à son siècle est goûté de la multitude.
«La cour de France semblait voir de loin la puissance des écrits de ces deux personnages. (Voltaire et Rousseau)».
Cela n'est vrai, tout au plus, que de Voltaire, que la cour, en général, a toujours craint et haï, même dans le temps où il y fut appelé et honoré, par la faveur passagère que lui accorda madame de Pompadour. Je dis tout au plus, car on calculait moins la puissance de ses écrits qu'on n'était blessé de son indépendance, des saillies qu'il se permettait, de sa supériorité qui éclipsait tout, même dans la société, de sa fortune même qui le mettait au-dessus de l'espèce d'asservissement où le besoin des grâces réduisait la plupart des gens de lettres. A l'égard de l'influence qu'il exerçait sur l'opinion, et des conséquences qu'elle pouvait avoir un jour, la cour n'en savait pas assez pour voir si loin; on n'était guère frappé que de la hardiesse du moment, du danger de l'exemple, de la nécessité de réprimer la liberté de penser: mais en général, et sauf quelques exceptions, la cour et le grand monde ont toujours cru que l'état des choses où ils vivaient, était indestructible; et cette sécurité a duré jusqu'à la convocation des états-généraux, qui a commencé à faire un peu ouvrir les yeux.
Pour ce qui est de Rousseau, ses ouvrages politiques, et particulièrement le Contrat social, qui est son chef-d'œuvre en ce genre, étaient faits pour peu de lecteurs, et n'inspiraient à la cour aucune alarme. C'était, sans nulle comparaison, ce qu'on avait écrit de plus fort et de plus hardi sur les principes de l'ordre social et politique, et c'est cela même qui fit que le gouvernement n'y prit pas garde. On ne regardait cette théorie que comme une spéculation creuse, qui ne pouvait pas avoir plus de conséquence que l'enthousiasme de liberté et le mépris de la royauté, poussés si loin dans les pièces de Corneille, et applaudis à la cour du plus absolu des rois, Louis XIV. Tout cela paraissait être d'un autre monde, et sans nul rapport avec le nôtre. Les gens bien instruits peuvent se souvenir que, quand le Contrat social parut, il fit très-peu de sensation, et n'attira nullement les regards de ce même gouvernement qui fit tant de bruit pour l'Emile. C'est que l'Emile, qui avait l'intérêt et le charme d'un roman, fut dévoré à la première lecture. Les prêtres, attaqués dans la Confession du Vicaire savoyard, jetèrent les hauts cris; le parlement, qui poursuivait alors les jésuites, crut de sa politique de ne pas paraître moins vif que le clergé sur les intérêts de la religion; et le ministère laissa le parlement sévir contre l'auteur qui avait eu l'imprudence de mettre son nom à la tête de l'ouvrage: et c'était ce qu'on lui reprochait le plus. La cour d'ailleurs, et le duc de Choiseul tout le premier, se souciait fort peu de la personne et des écrits de Rousseau, pauvre, retiré, sans entours, sans crédit, et affectait de ne voir en lui qu'une tête à paradoxes, une espèce de fou qui avait du talent. Les femmes qui donnaient le ton, et les jeunes gens qui le recevaient d'elles, n'adoraient dans Rousseau que l'auteur des lettres passionnées de Julie et de St.-Preux. Le philosophe, le législateur n'était connu que d'un petit nombre de penseurs; et il est très-vrai qu'il fallait la révolution pour que, sous ce point de vue, il fût bien apprécié. Il n'a pas le plus contribué à la faire; mais nul n'en a autant profité, quand elle a été faite; alors il s'est trouvé le premier architecte de l'édifice à bâtir; alors ses ouvrages ont été le bréviaire à l'usage de tout le monde, parce qu'il était plus connu et infiniment plus éloquent que les écrivains étrangers qui lui avaient servi de modèles et de guides. En deux mots, Voltaire sur tout a fait la révolution, parce qu'il a écrit pour tous; Rousseau surtout a fait la constitution, parce qu'il a écrit pour les penseurs.
M. Soulavie a cru devoir revenir encore aux lieux communs rebattus contre les académies. J'ai dit ailleurs avec assez de détail ce que je pensais à ce sujet; et j'ai assez témoigné que, pour mon compte, il m'était très-indifférent que les académies fussent conservées ou supprimées. Mais en même-temps, j'ai distingué les époques où l'académie française, en particulier, avait mérité le reproche d'adulation; et j'ai prouvé que ces époques étaient celles où le même reproche pouvait s'adresser à toute la France. J'ai prouvé de plus, par des faits publics et incontestables, qu'à partir de la publication de l'Encyclopédie, non seulement l'académie française n'avait point montré en général un esprit adulateur, mais qu'elle avait au contraire contribué d'une manière très-marquée au progrès de l'esprit public qui commençait à se former, de cet esprit philosophique et libre qui consistait à rappeler sans cesse les droits naturels des peuples, les principes du gouvernement légal, et à inspirer la haine du pouvoir arbitraire et l'amour de la liberté; que, pendant vingt ans, elle fut, sous ce rapport, constamment en butte aux invectives de tous les barbouilleurs, rimailleurs, prêchailleurs aux gages de la cour et du clergé; qu'elle fut, pendant tout ce temps, publiquement notée à Versailles comme un foyer de révolte, d'irréligion, d'indépendance (car c'est ainsi qu'on appelait alors tout ce qui tendait à combattre le fanatisme et la tyrannie); qu'on employa souvent contre elle l'arme empoisonnée de la délation secrète; et s'il faut aujourd'hui citer des faits que je croyais trop connus pour les rappeler, je dirai que le maréchal de Richelieu et l'avocat-général Séguier la diffamaient habituellement, l'un à la cour, l'autre au parlement; qu'ils empêchèrent l'impression du discours de Thomas, en réponse à celui de l'archevêque de Toulouse; qu'ils firent annuler par Louis XV l'élection du traducteur des Géorgiques; qu'ils firent supprimer par arrêt du conseil l'éloge de Fénélon; qu'enfin l'animosité alla si loin, que le chancelier Maupeou annonça le projet de dissoudre l'académie. Voilà une petite partie des faits que je pourrais citer sur cette période très-remarquable dans l'histoire littéraire: je défie quiconque lit ou écrit d'en nier un seul. On peut penser aujourd'hui de l'académie ce qu'on voudra, et en faire ce qu'on jugera à propos; mais il ne faut pas la calomnier: il faut rendre justice et à ce qu'elle a fait et à ce qu'elle a souffert; et quand M. Soulavie, qui s'annonce comme très-savant en littérature, puisqu'il en veut faire l'histoire, ne dit pas un seul mot de tous ces faits si constatés, quand il se tait absolument sur un état de choses qui a duré jusqu'à la mort de Louis XV, j'ai le droit de lui dire que, s'il n'est pas instruit de ces faits, c'est une ignorance honteuse, et que, s'il les dissimule, c'est une lâcheté plus honteuse encore. Quand il exprime que «Constantinople n'a pas d'expressions turques plus viles, plus rampantes, plus heureuses en tournures orientales, que celles qu'il a recueillies de cet amas étrange de complimens et de harangues académiques,» je lui répondrai d'abord qu'il aurait pu, du moins en lisant ces harangues, apprendre à parler français un peu mieux qu'il ne fait; que Constantinople qui a des expressions et des expressions heureuses en tournures, forme un jargon ridicule; que les tournures orientales, attribuées aux éloges académiques, sont une autre espèce d'ineptie qui prouve seulement qu'il ne connaît pas plus le style oriental que le style français; que le mauvais goût d'un grand nombre de ces éloges, relevé et senti long-temps avant qu'il en parlât, n'a rien de commun avec les tournures orientales. Quand il ajoute que l'académie a perfectionné la structure physique de la langue, mais qu'elle a dénaturé, avili les moralités de cette langue; je lui répondrai qu'à l'exemple de ces écrivains qui, de leur vie, n'ont rien étudié ni rien su, il entasse au hasard une foule d'expressions qu'il n'entend pas; que, si la structure physique d'une langue pouvait signifier quelque chose, ce serait l'alphabet matériel et l'articulation, et qu'assurément l'académie n'a rien perfectionné de tout cela; que les moralités d'une langue sont une expression absolument inintelligible. Quand il s'avise encore de joindre à ce style d'un mauvais écolier le ton d'un maître, de prononcer que le cardinal de Retz, Rousseau et Raynal sont les seuls «qui se soient montrés capables de parler véritablement le langage de la liberté,» je lui répondrai encore que d'abord il associe très gauchement à Rousseau et à Raynal un homme qui n'a rien de commun avec eux que le talent d'écrire, quoique dans un degré fort éloigné d'eux; que le langage du cardinal de Retz n'est point du tout le langage de la liberté, mais presque partout celui d'un politique machiavéliste, et quelquefois, mais rarement, celui de Salluste; que c'est le dernier excès de la présomption, surtout dans un auteur aussi inconnu que M. Soulavie, de rayer, de son autorité, Fénélon, Massillon, La Bruyère, Voltaire, Montesquieu, Thomas, etc. (sans parler des vivans), du nombre des écrivains dignes de parler le langage de la liberté; que cette confiance arrogante, que des écrivains de sa trempe prennent pour une noble audace et pour des inspirations de notre nouvelle liberté, n'est autre chose que le délire de l'ignorance et de l'amour-propre, et ne peut inspirer que le mépris et la pitié. Enfin, quand il affirme que «ces tournures et ces bassesses orientales qui dominent dans nos ouvrages, ont obligé tout orateur de les conserver dans les discours oratoires publiquement prononcés,» je lui dirai nettement que cela est faux, de toute fausseté; que je le défie notamment de me citer dans les éloges de Thomas (et puisqu'il ne s'agit pas ici de talent), dans les miens qui sont bien des discours oratoires publiquement prononcés, un seul exemple de ces tournures et de ces bassesses orientales; et comme je puis, au contraire, attester quiconque les a lus, que ces ouvrages ne respirent, d'un bout à l'autre, que les sentimens chers à tout ami de l'humanité, de la liberté et des lois, j'ai le droit de dire à M. Soulavie, en face du public, qu'il est un calomniateur.
On peut trouver tout simple qu'un obscur et inepte compilateur, qui n'est rien et ne peut jamais être rien dans les lettres, les outrage avec cette fureur insensée; mais on doit trouver aussi très-naturel et très-juste que l'honneur des lettres soit cher à un homme qui leur a consacré sa vie, qui les honore par son témoignage après qu'elles l'ont honoré par l'usage qu'il en a fait; et que, tandis que la voix des hommes instruits et celle de nos législateurs a solennellement reconnu les services que les lettres ont rendus, il ne souffre pas qu'elles soient impunément l'objet des injures grossières et des calomnies absurdes de quelques intrus qui s'érigent en littérateurs, parce qu'il est arrivé, par hasard, qu'ils savaient lire au moment de la révolution.
N. B. On a déjà, dans l'avant dernier No., annoncé le 4e. volume de ces Mémoires, qui paraissait pendant qu'on rendait compte des trois premiers, et qui se vend séparément. Le comte de Maurepas s'y montre beaucoup plus juste envers Fleury qui n'était plus, et encore plus animé contre la marquise de Pompadour qui régnait. Il désavoue le couplet sur le bouquet de Fleurs blanches, et prétend que ce fut une malice du maréchal de Richelieu qui fit le couplet, le mit sur la cheminée du roi, et le répandit dans Paris sous le nom de Maurepas. Richelieu était en effet très-capable de ce tour de courtisan; cependant il n'y a aucune preuve du fait que l'assertion de l'accusateur. Et après tout, qu'importe? Quant à la chanson, voici ce qu'en dit le rédacteur de ses mémoires, Salé, son secrétaire: «Une chanson plus digne de M. de Maurepas, et dont l'histoire adoptera toutes les expressions, rendait avec plus de vérité ce qui se passait à la cour relativement à madame de Pompadour. M. de Maurepas ne désavouera jamais les grandes vérités qu'elle renferme.»
C'est faire entendre assez clairement qu'elle est de lui; et cependant j'ai oui dire plusieurs fois à M. d'Argental qu'elle était de son frère Pont-de-Veyle; d'autres l'ont ouï dire comme moi; et ce qui peut faire croire la chose vraie, c'est qu'on ne l'a dite qu'après la mort de Maurepas et de Pont-de-Veyle, pour ne compromettre et ne fâcher personne. Au reste, on peut dire encore, qu'importe? la chanson est assez plaisante, et d'une tournure un peu plus fine que toutes les calotes dont le même ministre se déclare l'auteur; mais il n'y avait que son secrétaire qui pût employer de si grands mots pour de si petites choses: une chanson plus digne de M. de Maurepas! l'histoire qui en adoptera toutes les expressions! les grandes vérités qu'elle renferme!
Si, dans les beautés choisies,
Elle était des plus jolies,
On excuse des folies
Quand l'objet est un bijou, jou, jou, jou.
Mais pour sotte créature,
Et pour si plate figure,
Exciter tant de murmure,
Chacun juge le roi fou, fou, fou, fou.
Je ne crois pas que ce soit-là ni de grandes vérités, ni des expressions à l'usage de l'histoire. De l'aveu de tous ses contemporains, madame de Pompadour était fort jolie; et ce n'était pas sur ce point que le roi méritait des reproches, tels que l'histoire peut les lui faire. Ce qui est vrai, c'est que dire d'une femme qu'elle est laide, est toujours ce qu'il y a de plus piquant pour elle: et en cela le but de la satire était rempli. Le but de l'histoire est un peu différent; et c'est ce que n'a pas senti le secrétaire Salé, ni même son maître dont il répétait l'esprit.
La haine de ce ministre pour Voltaire perce particulièrement dans la manière dont il parle du moment très-court de faveur très-légère dont ce grand homme jouit à Versailles, non pas grâce à ses talens, mais grâce à la favorite qui lui voulait du bien. Maurepas le représente comme tellement ébloui de cette lueur éphémère, qu'il pense déjà au ministère. «M. de Voltaire a, dit-on, une secrète démangeaison d'être ministre.» Il répète la même chose quelques pages après. Ceux qui ont bien connu Voltaire, n'en croiront pas un seul mot. La vérité est que, révolté de ce préjugé si orgueilleusement absurde qui mettait au dernier rang, dans la hiérarchie sociale, quiconque n'avait que du génie, et n'était ni possesseur d'un office quelconque, ni héritier d'un nom, Voltaire aurait voulu joindre, à la considération personnelle que l'opinion attachait aux talens, l'existence de convention qu'on attachait aux titres. Il y en avait où il pouvait prétendre, parce que d'autres gens de lettres les avaient possédés. Il eût désiré le brevet de conseiller d'état, qu'avait eu Balzac, dont Balzac se moquait, et dont lui-même se serait aussi moqué. Il ne voulait pas qu'un conseiller du parlement ou même du châtelet affectât de se mettre au-dessus de lui, en disant ce n'est qu'un auteur; il connaissait la toute-puissance des sots qui avait tout arrangé pour eux dans ce monde (comme l'a dit heureusement M. de Boufflers); et il voulait que ces sots vissent en lui, non pas l'auteur de Zaïre et de la Henriade, mais un conseiller d'état; ce qui, comme on sait, est bien autre chose. Mais quant au ministère, il savait trop son monde pour ignorer que jamais un grand poète ne pouvait, en France, parvenir à une grande place: l'exclusion était trop formelle. Un simple amateur, un poète de société pouvait ne désespérer de rien; l'abbé de Bernis en fut la preuve; et depuis, un faiseur de petits vers, infiniment au-dessous de l'abbé de Bernis, Pezai, fut au moment d'être ministre. La raison en est simple: ils étaient ce qu'on appelait des hommes du monde, et dès-lors susceptibles de tout; mais dès qu'on était formellement homme de lettres, on n'était plus homme du monde; et dès-lors la ligne de démarcation était tirée: vous n'étiez plus propre à rien de considérable. Voilà nos mœurs; et qui pouvait en juger mieux que Voltaire?
«Nous l'avons envoyé espion chez le roi de Prusse; et parce qu'il a arraché une seule phrase, il estime assez son savoir pour se croire un homme d'état. A présent, il cherche à plaire à madame de Pompadour; mais le parti de la reine et des jésuites qui redoute ses opinions, est celui de tout le monde qui ne peut soutenir ses sarcasmes.»
Ce ton d'aigreur et de mépris entraîne beaucoup d'inconséquence et d'injustice. Le terme d'espion est ici très-déplacé, surtout dans la bouche d'un ministre, qui devait être expert en ces matières, et savoir que rien n'aurait été plus ridicule qu'une commission d'espion donnée à un homme du caractère et de la réputation de Voltaire. On voit bien ici l'intention de rabaisser extrêmement l'espèce de négociation dont il fut chargé; elle n'était pourtant pas si méprisable, et surtout le plan était fort bien adapté à ces deux hommes extraordinaires. Il s'agissait, en 1743, de savoir si le roi de Prusse, qui s'était accommodé avec Marie-Thérèse moyennant la cession de la Silésie, et avait abandonné la France, serait disposé à renouer de nouveau avec cette puissance, comme les circonstances et ses intérêts pouvaient l'y engager. La reine de Hongrie avait repris le dessus; la Hollande, l'Angleterre, la Savoie s'étaient jointes à elle; nous avions été battus à Ettinghen, et Frédéric ne pouvait pas trop compter sur cette cession forcée de la Silésie, à moins que l'Autriche ne se trouvât absolument hors d'état de la réclamer par les armes. C'est dans ces conjonctures qu'on imagina que Voltaire faisant un voyage à Berlin, sans aucun caractère public, et comme pour aller voir un roi qui le traitait comme son ami, pouvait, dans l'espèce de familiarité habituelle entre eux, et dans la liberté d'un commerce intime qui ne ressemblait en rien aux défiances réciproques inséparables de toute négociation, tirer du roi de Prusse quelques-unes de ces paroles toujours décisives de la part d'un homme tel que Frédéric, qui ne disait que ce qu'il voulait dire. C'est précisément ce qui arriva. Il dit un jour à Voltaire, que, si le ministère de France, qui paraissait flotter entre la guerre et la paix, et prêt à entrer en composition avec tout le monde, voulait faire une démarche décidée en déclarant la guerre à l'Angleterre, il était prêt, lui, à marcher en Bohême avec cent mille hommes. C'est là cette parole que Voltaire avait arrachée au roi de Prusse, suivant l'expression du comte de Maurepas, et il me semble qu'elle était assez importante. Elle ne fut pas vaine; car, sur cette assurance, la guerre fut déclarée aux Anglais; et Frédéric, avec qui la France traita de nouveau, entra en effet dans la Bohême et dans la Moravie.
Si Voltaire s'était cru pour cela un homme d'état, sans doute il aurait eu tort: il est plus que probable que Frédéric devina sans peine la mission secrète du poète, et qu'il ne fut pas fâché de lui parler de manière à encourager la France à traiter de nouveau avec lui pour un intérêt commun; mais enfin, c'était un service réel que Voltaire avait rendu, qu'il était plus que tout autre à portée de rendre sans compromettre la cour; et s'il n'en fut pas récompensé, comme tant d'autres l'ont été pour avoir fait moins, c'est qu'un changement dans le ministère et la mort de madame de Châteauroux ne permirent pas qu'on pensât à lui.
A l'égard des talens d'un homme d'état, on voit bien que Maurepas se flatte de les avoir, parce qu'il est ministre, et croit Voltaire très-ridicule d'y prétendre, parce qu'il est poète; mais ni le ministère, ni la poésie n'y font rien. Voltaire avait beaucoup plus d'esprit qu'il n'en faut pour avoir des lumières en administration; mais ce qui fait surtout l'homme d'état, c'est le caractère, c'est la connaissance réfléchie, non pas de l'homme, mais des hommes; celle-ci fait l'administrateur; l'autre, le philosophe ou le poète. Il est fort douteux que Voltaire eût pu jamais être homme d'état; il avait trop d'imagination; mais il est sûr que Maurepas ne l'était point: c'était un courtisan, et rien de plus. Il reproche à Voltaire de vouloir l'être; Voltaire n'avait en effet que la grâce d'un courtisan, et n'en avait pas la finesse; Maurepas l'avait. Il fait grand bruit des sarcasmes de Voltaire, et il est très-vrai qu'il ne put jamais commander à ses saillies et à son humeur; l'on sait trop que ce fut une plaisanterie un peu amère qui le perdit à Berlin; mais cela même prouve qu'il n'eut jamais l'âme d'un esclave, même à la cour, comme on l'a très-mal à propos répété d'après ses détracteurs. J'aurai peut-être occasion d'en dire ailleurs davantage sur ces différens reproches, si légèrement hasardés contre un homme qui n'était point difficile à connaître, mais qui pourtant n'a pu être bien connu que par ceux qui l'ont vu de près et sans passion: il a eu trop de célébrité et trop d'ennemis pour n'être pas jugé souvent par des hommes qui n'étaient ni instruits, ni équitables.
QU'EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE?
Hatimthai se dit un jour: «Je veux être heureux; l'esprit et la vertu procurent seuls des plaisirs purs et durables.»
Il ouvrit son salon aux hommes de lettres; il nourrit tous les pauvres à sa porte; on voyait chaque jour la nombreuse population, qui n'a pas le nécessaire parce que d'autres ont le superflu, se presser, aux heures des repas, sur le seuil de son palais; et chaque jour il avait à sa table les hommes d'esprit les plus distingués de l'empire. Outre les festins qu'ils y trouvaient avec plaisir, ils recevaient de lui des présens à chaque ouvrage qu'ils lui dédiaient, et presque à chaque lecture qu'ils faisaient devant ses sociétés habituelles.
Cependant, en un moment de réflexion, il remarqua que Saphar ne s'était jamais présenté chez lui: Saphar, qui a écrit la Chronique de l'empire, qui a publié le plus savant ouvrage de méthaphysique, et qui a dédié aux dames son poëme du Jardin des roses. Cet homme universel vit solitaire; la promenade au fond des forêts est son seul délassement; et il a soin de se cacher dans l'épaisseur des taillis, quand la chasse vient de son côté.
Hatimthai ne l'a jamais vu. On cherche toujours la nouveauté, avec une curiosité qui procure une émotion vive et agréable. Il veut absolument interroger ce philosophe; et il ordonne une chasse au cerf, dont le seul objet est d'entourer et de prendre l'homme de lettres le plus sauvage du monde.
Le projet s'accomplit; Hatimthai est en face de Saphar:
«Pourquoi ne t'ai-je jamais vu?»
—«Parce que ni toi ni moi n'avons besoin de nous voir.»
—«Me dédaignes-tu?»
—«Je te loue de faire le bonheur des autres.»
—«Qui t'empêche d'y prendre ta part?»
—«Parce que ce qui fait leur bonheur, ne ferait pas le mien.»
—«Aimes-tu mieux ta vie misérable?»
—«Sans doute. Mon père est pauvre, je ne veux recevoir de lui que peu de chose, mais ce peu me suffit. Je n'ai donc pas besoin que tu me donnes davantage.»
—«Quelle vertu, se dit Hatimthai en se retirant!»
Avant de rentrer dans son palais, il aperçoit Gemmade, qui portait avec peine un lourd fagot sur ses épaules.
—«Pourquoi te fatigues-tu, lui dit-il, au lieu d'aller recevoir ta nourriture à la porte d'Hatimthai?
Gemmade lui répondit:
«Parce que celui qui sait se suffire à soi-même ne veut rien devoir à Hatimthai.»
Celui-ci réfléchit.
«Quelle noblesse, dit-il dans un si pauvre homme. Eh quoi! n'aurais-je à ma porte, et même dans mon salon, que les deux parties les plus viles de l'espèce humaine? et ceux qui ont un peu de vertu ou de fierté rougiraient-ils d'accepter mes bienfaits?»
Mais ceci, me dira-t-on, est le pont aux ânes; c'est ce qui a été dit partout. On a prouvé mille fois que la philosophie rendait un homme heureux dans la solitude, et qu'elle lui faisait dédaigner ces joies du monde qui ne satisfont ni l'âme ni le cœur. Serait-ce donc là le seul bienfait de la philosophie? Rousseau a-t-il raison?
Hatimthai, en rentrant au palais, traverse la foule des pauvres vivant des restes de ses festins. Il voit entre autres Zilcadé, ce jeune paresseux, qui court devant ses pas en semant des roses sur la terre, et qui est toujours le premier à crier: «Vive Hatimthai!»
—«Tu es bien brillant de santé, lui dit-il?»
—«C'est que les carcasses de tes faisans sont depuis quelque temps plus grasses et plus succulentes encore.»
—«Parce que mon estomac leur donne de la force, et que je les exerce peu.»
—«Ton dos n'est pas voûté par les travaux?»
—«Depuis qu'Hatimthai me nourrit, je ne me fatigue jamais.»
—«De tout cela, je conclus que tu pourrais porter des fagots.»
—«Sans doute, et je serais alors inutile à la société.»
Hatimthai est tout à coup saisi d'étonnement.
«Sache, ajoute Zilcadé, quelle est ma philosophie. Il plaît à la vanité d'Hatimthai d'avoir des pauvres à sa porte; il est peut-être orgueilleux, et peut-être heureux seulement de sa bienfaisance. Que m'importe? Je reçois ses dons qui m'évitent les maux de la vie, et me laissent du temps libre que j'emploie à faire autant de bien que lui.»
Hatimthai est encore plus étonné.
«Sans doute, ajoute Zilcadé, quand j'ai reçu à ta porte le déjeûner du matin, je me sens fort et bien portant. Je vais chez cette pauvre et faible Rhége, qui demeure au bord du fleuve, et qui a six enfans en bas âge. C'est moi qui jette et qui attache ses filets; et après le repas du soir, je vais les retirer. Le poisson qu'elle recueille ainsi, lui suffit pour nourrir sa famille. Dans le cours de la journée, je me promène au marché sans rien faire; mais j'y vois le prix de chaque denrée, et je vais en rendre compte à nos riches marchands, qui évitent ainsi de se déranger de leur commerce. Très-souvent je découvre des tromperies dont je préviens les acheteurs; et souvent aussi je donne de bons conseils aux hommes des campagnes, pour qu'ils nous fournissent les marchandises qui se vendront le mieux. On peut être utile sans travailler; et pourrais-je rendre de tels services, si j'étais occupé tout le jour à couper du bois pour chauffer mon potage?»
Hatimthai ne répondit pas; et, à peine rentré dans son palais, il trouva, à la porte de son sérail, la jolie Fatmé, qui l'attendait pour recevoir ses ordres; et, dans son salon, le vif, l'ingénieux Ricca, qui était arrivé déjà pour le repas du milieu du jour; car Fatmé, en se retirant, devait avoir, peu d'heures après, un concert et un bal avec ses compagnes; et elle était pressée de passer à sa toilette, pour paraître toujours la plus belle.
Hatimthai pensait encore aux diverses réponses qu'il avait entendues; il s'arrêta un moment près de Fatmé, et l'interrogea de manière à ce qu'elle lui prouvât bien vîte l'utilité dont elle était dans ce monde.
«Hatimthai, lui dit-elle, il y a près d'ici une pauvre mère de famille, qui a besoin de tes secours: elle veut te vendre une parure de perles les plus fines et les plus égales; elle est réduite à s'en défaire, et tu ne me la refuseras pas. Je te demande encore quelques-uns de ces jolis oiseaux que vend ce pauvre mollak; et souviens-toi aussi de nos nouvelles danses. Rhédi, qui les invente, n'a que cela pour vivre. Voilà quels sont aujourd'hui mes caprices; tu vois qu'ils feront des heureux.»
Hatimthai se retire, et appelle Ricca. C'est le poète de ses spectacles; les opéras qu'il compose sont brillans d'esprit dans le dialogue, de féerie dans l'action, et de magie dans les décorations. Ils excitent la surprise au plus haut degré.
«Ricca, lui dit Hatimthai, j'ai vu Saphar; il est heureux à lui seul: c'est le philosophe le plus sage.»
—«T'a-t-il dit, répond Ricca, ce que son père est devenu?»
—«Non, mais il lui coûte peu de chose.»
—«Il est vrai; toutefois son père était un des riches marchands de ton empire; devenu vieux et aveugle, il avait compté sur son fils pour tenir ses livres, régler ses paiemens et défendre ses intérêts. Lorsque Saphar se mit à composer dans les forêts, son père fut obligé de prendre un commis à sa place. Il en eut un infidèle, qui l'a trompé; et il ne s'en est aperçu, que lorsque sa ruine a été complète. Il a abandonné ses biens, qui n'ont pas suffi au paiement de ses créanciers; il est aujourd'hui commis lui-même chez un de ses anciens amis; et le peu qu'il donne à son fils lui est plus onéreux que le plus brillant état qu'il lui eût donné chez lui autrefois.
«Hatimthai, ajoute Ricca, je suis plus philosophe que Saphar; il vit dans les bois; il n'a de relations qu'avec lui-même; il n'entre pas dans les ambitions; et il évite, j'en conviens, tous les vices de la société: mais il n'est utile à personne. La malheureuse Zilia tirait avec peine quelques grains de blé de son jardin; je lui ai enseigné une nouvelle manière de cultiver les roses; et elle en récolte maintenant une si grande abondance, qu'elle s'est enrichie avec l'essence qu'elle vend, et m'en donne, sans se faire tort, pour verser à flots sur les habits d'Hatimthai. Le malheureux Calva, qui publie chaque jour les ordres et rend compte des plaisirs d'Hatimthai, était tombé dans la misère, parce qu'il avait imprimé les œuvres des écrivains médiocres que le public dédaigne; je consacre quelques heures par jour à lire les manuscrits qu'on lui porte; et il nourrit à présent sa famille avec le produit des bons ouvrages que je lui conseille de publier. Je ne pourrais pas rendre de tels services, si j'étais forcé de m'occuper de moi-même. Mais Hatimthai, que j'amuse, doit en échange me nourrir grassement; moi, j'enrichis Calva, parce que j'en tire à mon tour l'avantage de lui faire imprimer mes poésies, et j'ai acquis ainsi une réputation qui satisfait mon amour-propre.
«O Hatimthai! ajoute Ricca, le vrai philosophe est un ministre d'Oromaze dans l'état social.»
Lettre à M. le duc de B***, lieutenant-général des armées du roi, sur la glorieuse campagne de M. le maréchal de Broglie, en 1789 [14].
Je viens d'apprendre, Monsieur le duc, une nouvelle qui me comble de joie, et je me hâte de vous faire partager mon plaisir.
M. le maréchal de Broglie a l'honneur d'être nommé généralissime des troupes françaises: depuis long-temps, je m'affligeais de voir de si grands talens inutiles à la patrie. Eh quoi! disais-je, M. le maréchal de Stainville a pu, par sa belle conduite dans sa campagne de Rennes, obtenir le pardon de ses fautes et de ses disgraces en Franconie; nous avons vu mourir, presque dans les bras de la victoire, M. le maréchal de Biron, qui, loin d'avoir épuisé son génie dans ses travaux et dans la guerre de la farine, semble l'avoir réservé tout entier pour sa belle campagne du faubourg St.-Germain; nous avons admiré la savante manœuvre qui, par la jonction subite de deux corps de troupes, a pris en tête et en queue six mille bourgeois dans la rue St.-Dominique, et a décidé du sort de cette grande journée! Ces grands hommes laissent une mémoire adorée; et le vainqueur de Berghen est le seul à qui le sort refuse de rajeunir une renommée vieillie, et d'emporter au tombeau l'hommage des cœurs vraiment français.
Non, Monsieur le duc, les grands destins de M. le duc de Broglie ne sont pas encore remplis; et c'est avec transport, que je vois s'ouvrir devant lui une nouvelle carrière de gloire et de prospérité. La première opération de M. le maréchal a été d'ordonner la formation d'un camp de trente mille hommes à quelques lieues de Paris; et, pour ne parler d'abord que de l'intention politique de ce camp, vous sentez l'avantage immense qu'il y a, pour le bon parti, de persuader au roi la grandeur du péril où nous sommes; et comment n'y serait-il pas trompé, en voyant cet amas de troupes étrangères et nationales, ce train formidable d'artillerie, etc.? De plus, vous voyez quelle abondance de numéraire va jeter dans Paris le voisinage de trente mille soldats qui arrivent chargés d'argent, fruit de leurs économies; cet abondant numéraire refluera vers le trésor royal, ranimera la circulation, rétablira la confiance et se répandra dans tous les canaux du commerce et de l'industrie. On objecte le danger de la disette, auquel ce surcroît de consommation expose la capitale; mais quel est le bien sans inconvénient? D'ailleurs, ne connaît-on pas les intentions hostiles et dangereuses des capitalistes, des rentiers et en général des bourgeois de Paris? N'est-il pas à craindre que cette ville formidable ne se déclare contre sa majesté? Et, dans ce cas, est-il si mal de tenir l'ennemi en échec, et de lui donner de la jalousie sur les subsistances?
Je passe, Monsieur le duc, aux dispositions purement militaires. M. le maréchal a daigné me communiquer son plan: rien de plus beau et pourtant de plus simple. Le corps de l'armée s'étendra dans la plaine à gauche entre Viroflai et Meudon, l'arrière-garde postée de manière à n'avoir rien à craindre de l'assemblée nationale, des gardes avancées trop fortes pour être entamées par les escarmouches de la députation bretonne. Meudon sera occupé par les deux régimens qui arrivent du fond de la Guyenne; on fait venir des hussards d'Alsace pour nétoyer le bois de Boulogne; on a mandé des dragons de Nancy pour fouiller les bois de Verrières, qui sont bien autrement fourrés; deux officiers des plus braves et des plus intelligens répondent sur leur tête de Fleury et du Plessis-Piquet; un détachement de grenadiers suffira (du moins on l'espère) pour contenir Fontenay-aux-Roses; tout est tranquille à Clamart; M. le maréchal compte y établir un hôpital militaire; on s'est assuré des bateleurs de Saint-Cloud, et on ne négligera rien pour s'assurer de Châville. On est maître du pont de Neuilly. M. le baron de Bezenval n'a pas le moindre doute sur Courbevoye, malgré l'insubordination de plusieurs soldats suisses qui chicanent sur les termes du traité de la France avec les cantons. A la vérité, on craint que M. le duc d'Orléans ne remue dans sa presqu'île de Gennevilliers; et que n'a-t-on pas à redouter d'un prince si peu patriote? Mais vous savez que le roi dispose absolument des deux bacs d'Anières et d'Argenteuil; et si l'on place un cordon de troupes depuis Colombe jusqu'à la Seine, M. le duc d'Orléans se trouverait dans une position vraiment critique. Observez que, s'il s'avisait d'armer les gondoles de sa pièce d'eau, il suffirait de retenir, pour le compte du roi, les batelets de Saint-Cloud; et, pourvu que la galiote se tint neutre, on présume que la victoire resterait aux troupes de sa majesté.
D'après la sagesse de ces dispositions, Monsieur le duc, il ne paraît pas douteux que M. de Broglie ne prenne Sèves, contre lequel on a déjà fait avancer des canons; et cette place une fois prise, on convient que Vaugirard ne saurait tenir long-temps: c'est comme Mézières et Charleville, l'un tombe nécessairement avec l'autre. Je ne doute pas que vous ne soyez ravi de ce plan; et je suis bien sûr qu'il obtiendra l'approbation de M. le prince Henry et de M. le duc de Brunswick. Je suppose, comme on doit le penser de ces deux grands hommes, que la jalousie ne saurait égarer leur jugement.
Je compte, Monsieur le duc, publier le journal militaire de cette glorieuse campagne. Il paraîtra tous les jours et servira de pendant à l'un des journaux de l'assemblée nationale; ainsi le lecteur pourra, avec deux souscriptions seulement, voir marcher de front les opérations civiles et militaires; il pourra voir et admirer la parfaite intelligence et l'heureux accord qui règne entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ces deux monumens littéraires suffiraient seuls pour écrire l'histoire de cette grande époque; et l'emploi de notre digne historiographe, M. Moreau, sera du moins, pour cette année, aussi facile que lucratif.
Voulez-vous, bien, Monsieur le duc, puisque vous vous trouvez en ce moment à Versailles, me donner des nouvelles de M. d'Eprémesnil, de M. de Cazalès, de M. Martin d'Auch et de M. l'abbé Maury? Ce sont les seuls députés des trois ordres qui intéressent M. le maréchal.
PORTRAIT DE RULHIÈRE.
Il cachait un esprit très délié sous un extérieur assez épais. Très-malicieux avec le ton de l'aménité, très-intrigant sous le masque de l'insouciance et du désintéressement, réunissant toutes les prétentions de l'homme du monde et du bel esprit, il faisait servir ses galanteries à ses bonnes fortunes littéraires, et les lectures mystérieuses de ses productions à s'introduire chez les belles dames. Fort circonspect avec les hommes qui pouvaient l'apprécier, il était extrêmement hardi, à tous égards, auprès des femmes qui ne doutaient point de son mérite. Tout dévoué à la faveur et aux gens en place, il n'évitait, dans son manège, que les bassesses qui l'auraient empêché de se faire valoir. Souple et réservé, adroit avec mesure, faux avec épanchement, fourbe avec délices, haineux et jaloux, il n'était jamais plus doux et plus mielleux que pour exprimer sa haine et ses prétentions. Superficiellement instruit, détaché de tous principes, l'erreur lui était aussi bonne que la vérité, quand elle pouvait faire briller la frivolité de son esprit. Il n'envisageait les grandes choses que sous de petits rapports, n'aimait que les tracasseries de la politique, n'était éclairé que par des bleuettes, et ne voyait dans l'histoire que ce qu'il avait vu dans les petites intrigues de la société.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
NOTES:
[1] Voltaire cite et fait valoir les quatre années de tailles arriérées que le roi remit au peuple; mais on sait que le peuple ne doit quatre années de tailles que lorsqu'il est hors d'état d'en payer une.
[2] En 1789.
[3] Cette suite a paru depuis en cinq volumes.
[4] On peut reprocher à M. Rivière, dont les intentions très-pures seront peut-être calomniées, de n'avoir pas supposé cette même pureté dans les intentions d'autrui. Tous ceux qui connaissent M. l'abbé Auger, savent qu'il est impossible de pousser plus loin le désintéressement. Il a pu se tromper, et s'est trompé en effet, en donnant à l'étude des langues grecque et latine un trop grand rôle dans l'éducation nationale; mais cette erreur n'est-elle pas bien pardonnable dans un homme qui a consacré à l'étude de ces deux langues la plus grande partie de sa vie? S'il a poussé trop loin son zèle pour l'université, ce n'est pas, comme le prétend M. Rivière, pour assurer le débit de ses traductions, c'est que sa reconnaissance l'a trop prévenu en faveur d'un corps qui savait au moins exciter une vive émulation entre ses élèves les plus distingués; c'est que M. l'abbé Auger a pris pour une bonne éducation nationale, celle où il avait conçu une sorte de passion pour le travail; et pouvait-il, sans cette passion, traduire plus de quarante harangues de Démosthènes, soixante des autres orateurs grecs, celles des historiens grecs, trente discours de Cicéron, etc.? Un si grand travail, utile dans tous les temps, ne le devient-il pas davantage dans les circonstances présentes? et M. l'abbé Auger ne se trouve-t-il pas, au moins par l'évènement, avoir fait un usage patriotique de l'éducation, en reproduisant les chefs-d'œuvres de l'éloquence grecque, au moment où la liberté, qui fera naître chez nous des modèles, peut et doit encore en aller chercher dans Athènes et dans Rome?
[5] Expression de Voltaire.
[6] M. de la Millière, intendant des hôpitaux; M. de la Rudelle, ancien administrateur de l'hôpital général; M. de Boncerf, connu par des recherches et des ouvrages sur la mendicité; M. Thouret, inspecteur-général des hôpitaux; M. Lambert, inspecteur des apprentis de différentes maisons de l'hôpital général.
[7] Voyez le plan de travail du comité de mendicité et les trois premiers rapports, rédigés par M. de la Rochefoucault-Liancourt, imprimés chez Baudoin, à l'imprimerie nationale.
[8] M. Bonnet.
[9] La différence de communion entre M. Bonnet et les catholiques ne saurait diminuer le poids de son opinion, puisque son église admet quelques-uns de nos mystères les plus impénétrables, auxquels il paraît aussi attaché que peut l'être le catholique le plus croyant.
[10] M. l'abbé du Vernet va publier une seconde édition de la Vie de Voltaire. La première a paru sous un régime peu favorable à de certains développemens. Il n'est pas impossible que la censure ait gêné l'auteur, et qu'il se soit souvenu de la Bastille. On pourra comparer les deux éditions, les deux manières, les variantes. Rien n'est plus propre à former le goût, comme on dit, et surtout le jugement.
[11] Petit roman fort connu.
[12] Tale monstrum per mille annos perpessus orbis terrarum tandem sustulit.
[13] Dans l'Extrait des Mémoires de Massillon.
[14] Cette facétie ne se trouve imprimée dans aucune édition des œuvres de Chamfort; elle paraît même avoir été inconnue à ses différens éditeurs.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.
| pages. | |
| Mélanges de Littérature et d'Histoire | 1 |
| Sur les Considérations sur l'esprit et les mœurs, par Sénac de Meilhan | 5 |
| — les Motifs essentiels de détermination pour les classes privilégiées | 20 |
| — les Vœux d'un Solitaire, pour servir de suite aux Études de la nature, par J.-Bernardin-H. de Saint-Pierre | 27 |
| — le Voyage de M. le Vaillant dans l'intérieur de l'Afrique par le Cap de Bonne-Espérance, dans les années 1780, 1781, 1782, 1783, 1784 et 1785 | 28 |
| — le Réveil d'Épiménide à Paris, comédie en un acte, en vers, par M. de Flins | 51 |
| — la Pétition des Juifs établis en France (28 janvier 1790) | 53 |
| — les quatre premiers volumes des Mémoires du maréchal de Richelieu | 57 |
| — les Observations sur les Hôpitaux, par M. Cabanis | 99 |
| — le Massacre de la Saint-Barthélemi, et l'influence des étrangers en France durant la ligue, par Gabriel Brizard | 104 |
| — le Despotisme des Ministres de France, ou Exposition des principes et moyens employés par l'aristocratie, pour mettre la France dans les fers | 113 |
| — la Constitution vengée des inculpations des ennemis de la révolution | 119 |
| — l'Exposé de la Révolution de Liège, en 1789, et la conduite qu'a tenue à ce sujet le roi de Prusse, par M. de Dohm; traduit de l'allemand, par M. Raynier | 124 |
| — la Véritable origine des Biens ecclésiastiques, par M. Roset | 138 |
| — le Palladium de la Constitution politique, ou Régénération morale de la France, par M. Rivière | 141 |
| — les Mémoires secrets de Robert comte de Paradès, écrits par lui-même au sortir de la Bastille, pour servir à l'Histoire de la dernière Guerre | 151 |
| — une Lettre d'un grand Vicaire à un Evêque, sur les Curés de Campagne, par M. Selis | 160 |
| — un Essai sur la mendicité, par M. de Montlinot | 165 |
| — les Prônes Civiques, ou le Pasteur patriote, par M. l'abbé Lamourette | 178 |
| — la Collection abrégée des Voyages faits autour du Monde, par les différentes nations de l'Europe, depuis le premier jusqu'à ce jour, par M. Béranger | 190 |
| — l'Histoire de la Sorbonne, par l'abbé du Vernet | 192 |
| — les Œuvres de Jean Law, Contrôleur général des finances sous la régence | 214 |
| — des Observations faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à des Observations sur les Alpes, insérées dans une traduction des lettres de W. Coxe, sur la Suisse | 219 |
| — la Vie privée du maréchal de Richelieu | 229 |
| — les Mémoires secrets des règnes de Louis XIV et Louis XV, par Duclos | 294 |
| — le Voyage en Italie, ou les Considérations sur l'Italie, par Duclos | 307 |
| — les Mémoires de la Vie privée de Benjamin Franklin, écrits par lui-même | 316 |
| — une brochure intitulée: De l'Autorité de Rabelais dans la Révolution présente et dans la Constitution civile du Clergé, ou Institutions royales, politiques et ecclésiastiques, tirées de Gargantua et de Pantagruel | 325 |
| — les Nouveaux Voyages dans les États-Unis de l'Amérique septentrionale, faits en 1788, par J. P. Brissot de Warville | 327 |
| — les Discussions importantes débattues au parlement d'Angleterre, par les plus célèbres orateurs, depuis trente ans, renfermant un choix de discours, etc., accompagné de Réflexions politiques, analogues à la situation de la France depuis les états-généraux | 339 |
| — les Voyages et Mémoires de Maurice-Auguste, comte de Benyowski, magnat des royaumes de Hongrie et de Pologne, etc. | 347 |
| — les Ruines, ou Méditations sur les Révolutions des Empires; par Volney | 359 |
| — l'Éloge historique de Louis-Joseph-Stanislas Le Féron, premier commandant de la garde nationale de Compiègne; par M. Chabanon l'aîné | 378 |
| — les Lettres sur les Confessions de J.-J. Rousseau; par M. Ginguené | 384 |
| — la Police dévoilée; par Pierre Manuel | 390 |
| — les Mémoires du comte de Maurepas, ministre de la marine | 398 |
| Qu'est-ce que la Philosophie? | 451 |
| Lettre à M. le duc de B***, lieutenant-général des armées du roi, sur la glorieuse campagne de M. le maréchal de Broglie | 458 |
| Portrait de Rulhière | 463 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TROISIÈME VOLUME.