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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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Voyez combien voilà de choses enchaînées

Et par la barette amenées!

La Fontaine.

Observons que, dans cette infamie du père Joseph, il y avait encore du chapeau pour le compte du moine qui voulait être cardinal. Telles étaient les causes secrètes, et alors ignorées, d'une trame ourdie, au nom de la religion, par deux hommes, dont l'un, après avoir le matin accepté la dédicace d'un livre de dévotion, faisait agiter le soir, dans sa maison de Ruel, une question de galanterie, une thèse d'amour; et dont l'autre, capucin voluptueux, dictait, au sein des délices du siècle, les statuts d'un ordre religieux très-sévère (les Annonciades) dont il était le fondateur. Il est instructif, il est philosophique de se représenter ce cardinal et ce moine, confidens et complices en intrigues, en voluptés, en vengeances sacerdotales, en atrocités ministérielles, causant familièrement à table du supplice d'Urbain Grandier, de Marillac, et tutti quanti, des charmes de Marion de Lorme, de Ninon de Lenclos et tutte quante. Ces deux prêtres trouvaient sans doute que tout allait le mieux du monde, et surtout que les Français d'alors étaient de fort bonnes gens.

Le temps n'est plus de semblables pratiques.

Voilà donc comme les rois étaient servis aux temps qu'on voudrait leur faire regretter, et qu'on leur représente comme la plus brillante époque de leur puissance et de leur grandeur.

Ce qui surprend sans cesse dans la lecture de cet ouvrage, c'est la protection et souvent la faveur royale accordées à des monstres qui ont prêché le détrônement, l'assassinat, l'empoisonnement des rois. On en trouve vingt exemples depuis Saint-Thomas-d'Aquin, fort attaché à ce dogme du meurtre des rois, jusqu'au jésuite Moya, confesseur d'Anne d'Autriche. Celui-ci établissait, dans un opuscule théologique, qu'il était permis d'assassiner ses ennemis en cachette, quand on ne pouvait faire mieux. Et ce monstre en fut quitte pour voir son livre condamné en Sorbonne; et il continua de jouir de son crédit attaché à sa place, de calomnier, auprès de la reine sa pénitente, les honnêtes gens qui détestaient ces maximes, et les écrivains qui les dévouaient à l'exécration publique. C'est ainsi que le cardinal du Perron allait perdre l'avocat-général Servin, en le représentant comme un sacrilège qui voulait qu'on violât le sacrement de la confession, dont le secret fait la base. Servin, mandé à la cour, répondit aux reproches de la reine, en montrant le Directoire des inquisiteurs, de 1585, qui contient la forme dont, à l'inquisition, on procède contre les rois, et la manière secrète dont on peut leur ôter la vie. La cour frémit en lisant ces horreurs, et remercia Servin.

Cette conduite de la Sorbonne, sous le syndicat de Richer, est le beau moment de cette société; c'est une époque honorable pour elle. Elle parut encore s'en souvenir en 1664, lorsqu'elle condamna un livre de jésuite, qui établissait encore ces maximes de suprématie pontificale. Le jugement de la Sorbonne déplut au pape Alexandre VII. Le pontife adressa à Louis XIV un bref, où il lui demanda la suppression de ce décret. Ce bref, jugé scandaleux, fut condamné par le parlement; l'avocat-général Talon composa un réquisitoire où il passait en revue les excès de Rome, et donnait une liste des papes qui avaient erré dans la morale et dans la foi. Louis XIV avait alors vingt-six ans. Il aurait pu à cet âge apprendre à se défier des bulles pontificales. Il aurait dû se souvenir de celle-ci quarante ans après, lorsque le saint siège lui dépêcha la bulle Unigenitus, qui bouleversa son royaume, et à laquelle il ne put jamais rien comprendre, comme il l'avoua lui-même en mourant.

Nous n'irons pas plus loin, et nous laisserons la Sorbonne dans sa gloire. Après des papes condamnés ou protégés, après des rois détrônés, dégradés, réintégrés, qu'est-ce, pour un corps si célèbre, qu'est-ce que sa querelle avec Saint-Cyran, avec Arnaud même? Qu'est-ce que la décision de la Sorbonne sur les visions de Marie Agreda, historienne de la sainte vierge, en huit gros volumes, condamnée à Paris et canonisée à Rome? Qu'est-ce que la tracasserie faite à la mémoire de Descartes, au lieu d'une bonne persécution qu'il aurait pu éprouver de son vivant, mais à laquelle il sut échapper par ses amis et par sa volonté connue, feinte ou simulée, de dédier à la Sorbonne son livre intitulé les Méditations? Nous n'oserons pas parler avec cette légèreté des querelles du jansénisme. Elles ont occupé trop de grands hommes; elles ont fait écrire trop de gros volumes au célèbre Arnaud, homme de génie, né pour éclairer son siècle bien plus que pour écrire, comme il l'a fait victorieusement contre M. l'abbé Picoté. On rit en songeant à la célébrité que ces querelles donnèrent à de certains personnages; c'est un amusement de voir quel respect ils s'attiraient de la part de nos plus grands hommes. Racine, couvert de gloire, et revenu aux illusions du jansénisme, après avoir abjuré celles du théâtre; Racine a écrit ces mots, l'illustre Tronson, le grand Petitpied (c'étaient des docteurs de Sorbonne): et l'année suivante, il composa Athalie. Il y a place pour tout dans l'homme.

Ce serait supposer à nos lecteurs un goût excessif pour le ridicule, que de leur offrir le résultat des décisions de la Sorbonne, dans les procès portés depuis cent ans à cet auguste tribunal; nous n'en citerons qu'un exemple; la dispute des récollets et des jésuites, au sujet des Hurons et des Iroquois, incapables, selon les récollets, de comprendre la transubstantiation, et selon la partie adverse, très-capables de la bien concevoir, si les récollets s'y fussent bien pris: question importante, très-bien résolue par la Sorbonne, en décidant que, pour être admis au baptême, il faut au moins la connaissance implicite de ce qu'on reçoit. Rien de plus clair: aussi tout le monde fut-il content. Même sagacité, même force de jugement dans la décision du procès des jésuites et des dominicains sur la croyance religieuse des Chinois; affaire qui ressortissait évidemment du tribunal de la Sorbonne, et dont le succès dut inquiéter beaucoup la cour de Pekin. Quant à la bulle Unigenitus, on sait que cette bulle, admise sous Louis XIV, rejetée sous la régence, fut admise de nouveau sous Louis XV, à la satisfaction du docteur Grand-Colas, qui se fit alors un nom immortel. M. de Vernet s'est contenté de donner un court précis de cette grande affaire, n'ignorant pas que toutes ces merveilles forment une partie essentielle de l'Histoire de France. On a dit que l'Histoire d'Angleterre, dans un certain période, devait être écrite par le bourreau. Ce même historien aurait bien droit à composer aussi quelques chapitres dans celle de France; mais il faut convenir que, pour une grande moitié de cette histoire, il pourrait remettre sa plume à Rabelais. Il paraît que telle était l'opinion de Rabelais lui-même, si l'on en juge par les allusions fréquentes aux événemens dont il était le témoin. Mais son véritable lot était l'Histoire de la Sorbonne; aussi montre-t-il un grand respect pour les jugemens de ce corps, et s'en rapporte-t-il à ses lumières dans les affaires embarrassantes qui surviennent à Pantagruel. M. l'abbé du Vernet, moins gai, sans être moins philosophe que Rabelais, a mis heureusement en valeur un grand nombre de ridicules que son sujet lui présentait; mais, il paraît quelquefois embarrassé de leur multitude, et l'abondance des biens lui a peut-être nui vers la fin de son ouvrage. C'est que l'ouvrage devenait moins susceptible de variété; c'est que, depuis la mort de Louis XIV, l'importance de la Sorbonne a diminué par degrés, et a fini par disparaître. On croit voir un fleuve qui, après des débordemens et des ravages, finit par se perdre dans des sables. En effet, dans l'espace d'environ quatre-vingts ans, l'Histoire de la Sorbonne n'offre presque rien de sérieux, si ce n'est le don fait par elle à Louis XIV de toutes les propriétés de ses sujets. Ceci passe la raillerie. Heureusement, le roi ne se prévalut point de cette libéralité et se contenta modestement de l'impôt du dixième: il croyait même, avant la consultation, n'avoir pas le droit d'y prétendre; mais la Sorbonne leva ses scrupules, et fit pécher son maître en conscience.

Cet ouvrage, achevé il y a plus de quinze ans, et qui fait beaucoup d'honneur au talent de M. l'abbé du Vernet; cet ouvrage, encore utile à présent, eût été d'une utilité beaucoup plus grande, s'il eût paru au moment où il fut composé. Ainsi, la persécution qui conduisait l'auteur à la Bastille, lui a dérobé une partie de sa gloire, et sans doute la plus précieuse à ses yeux, celle d'avancer la victoire de la raison et la ruine des préjugés nuisibles à la société. Il eût déterminé cette victoire qu'il rend aujourd'hui plus complète. Il porte les derniers coups à l'ennemi qu'il aurait alors terrassé. Son livre est l'abrégé des annales du fanatisme, du moins en France. C'est l'extrait mortuaire de la théologie, rendu public à la renaissance du vrai christianisme, de la liberté et des principes utiles au bonheur des hommes.

Entraînés par les choses, nous nous sommes peu occupés du style, quelquefois pénible et incorrect, mais souvent vif, piquant et animé. Plusieurs morceaux annoncent un élève et un heureux imitateur de Voltaire, dont M. du Vernet a été l'historien, après en avoir été l'ami [10].


Sur les Œuvres de Jean Law, contrôleur-général des finances sous le Régent; contenant les principes sur le numéraire, le commerce, le crédit et les banques, avec des notes. — 1791.

Les objets traités dans ce recueil deviennent de jour en jour d'un intérêt plus général, et la classe d'hommes qui s'en occupent devient aussi plus nombreuse; cet ouvrage ne saurait donc manquer d'être recherché par ceux qui se livrent aux spéculations de ce genre. Il est difficile d'avoir un meilleur maître que Jean Law. On convient maintenant que cet homme, qui a ruiné la France, était doué d'un génie à la fois très-profond et très-étendu. Appliqué de bonne heure à cette science déjà très-avancée en Angleterre par les écrits de Locke, Davenant, Child, et plusieurs autres, Law s'était montré l'élève et le rival de ces hommes célèbres. Il avait été devancé en France par cette réputation, et ce fut elle qui lui donna d'abord accès auprès du régent. Il paraît que les fautes qui perdirent le système, la banque et l'auteur, étaient toutes contre ses principes, et même contre sa volonté. Mais on sait qu'il ne fut pas long-temps maître absolu, qu'il eut souvent la main forcée, et qu'il fut entraîné par-delà ses mesures; c'est ce qui ne surprendra pas dans une cour telle que celle du régent, gouverné par l'abbé Dubois.

Quoi qu'il en soit, son ouvrage sur le numéraire et sur la banque d'Écosse, le principal de ceux qui sont contenus dans ce volume, s'est soutenu malgré la catastrophe du système, et a conservé en Europe la célébrité qu'il obtint à sa naissance. Il est regardé comme un livre classique. Il s'en fit à Londres une édition nouvelle en 1751, qui donna lieu à plusieurs traductions françaises. La meilleure est insérée dans le livre de M. Forbonnais, sur les finances. Celle qui se trouve dans le recueil que nous annonçons, est accompagnée de notes très-instructives.

Le reste du recueil est composé d'une suite de mémoires et de lettres adressées au régent, prince rempli, comme on sait, d'esprit et de pénétration; mais qui, étranger à des spéculations si nouvelles pour lui et même pour la nation entière, avait besoin d'instruction. Il savait en demander. Il proposait ses doutes à Law: celui-ci les éclaircissait sur-le-champ. C'est donc dans cette suite de lettres et de mémoires, que le lecteur s'instruira comme le prince. On conçoit que Law ne négligeait rien pour être entendu et rendre l'instruction plus facile.

Elle le deviendra encore davantage pour le lecteur, par le soin qu'a pris l'éditeur de mettre à la tête du recueil un excellent discours préliminaire, ouvrage d'une main habile et exercée, sur le crédit et sur les banques. L'auteur s'est attaché à être plus simple encore, plus élémentaire que Law lui-même. On ne peut que lui applaudir de vouloir bien descendre et se mettre à la portée du plus grand nombre de ses lecteurs; tous n'ont pas la perspicacité du régent; et la science dont on traite ici, est trop peu avancée pour qu'on puisse négliger d'en rendre les premiers élémens simples et faciles. Il observe qu'à cet égard nous sommes à cent ans des Anglais; et il en trouve la preuve dans plusieurs préjugés encore subsistans parmi nous, et détruits en Angleterre depuis plus d'un siècle.

L'auteur de ce discours préliminaire paraît doué de cet esprit philosophique, qui, en approfondissant son sujet, indique rapidement des rapports nouveaux avec d'autres objets qu'il ne peut ou ne doit pas approfondir. Il sait ainsi jeter du jour sur des questions intéressantes qu'il se contente d'effleurer. C'est principalement dans les notes de son discours préliminaire qu'on trouve plusieurs de ces heureuses indications; nous voudrions pouvoir en citer quelques exemples, mais la plupart sont de nature à ne pouvoir être isolés. En voici une qui peut l'être; et sa singularité, qui montre le tour d'esprit de l'auteur, la rendra remarquable et la fera lire avec plaisir.

On a dit et répété souvent que les succès à la guerre appartiennent à celui qui a le dernier écu; et l'on a eu raison. Mais il n'est pas clair qu'on ait employé les écus le mieux possible. Par exemple:

«On entretient en France une armée qui coûte cent millions par an; c'est deux milliards pour vingt ans.

»Nous n'avons pas plus de cinq ans de guerre chaque vingt ans; et cette guerre, en outre, nous met en arrière d'un milliard au moins.

»Voilà donc trois milliards qu'il nous en coûte pour guerroyer cinq ans. Quel en est le résultat? car le succès définitif est incertain.

»Avec bien du bonheur, on peut espérer de détruire cent cinquante mille ennemis par le feu, le fer, l'eau, la faim, les fatigues, les maladies, etc. Ainsi, la destruction directe ou indirecte d'un soldat allemand, nous coûte vingt mille livres, sans compter la perte sur notre population, qui n'est réparée qu'au bout de vingt-cinq ans.

»Au lieu de cet attirail dispendieux, incommode et dangereux d'une armée permanente, ne vaudrait-il pas mieux en épargner les frais et acheter l'armée ennemie, lorsque l'occasion s'en présenterait? Le chevalier Guillaume Petit estimait un homme 480 livres sterling. C'est la plus forte évaluation, et ils ne sont pas tous aussi chers, comme on sait. Mais enfin, il y aurait encore moitié à gagner en finance, et tout en population; car pour son argent, on aurait un homme nouveau, au lieu que, dans le systême actuel, on perd celui qu'on avait, sans profiter de celui qu'on a détruit si dispendieusement.»

Cette idée rappelle un trait connu de la plupart de ceux qui ont eu l'avantage de vivre avec le célèbre Francklin. Il racontait, qu'à son dernier voyage à Londres, et peu de temps avant la guerre, il avait mandé à ses commettans: «Calculez en conscience les sommes que peuvent vous coûter la guerre, et envoyez-moi seulement la moitié de ces sommes; je vous promets d'en acquérir votre indépendance, en achetant tout le parlement et le roi lui-même. Il est même vraisemblable que, du surplus, je pourrai me faire de bonnes rentes, si vous permettez que j'en dispose.» C'est dommage que la proposition n'ait pas été acceptée. Outre l'économie du sang humain, qu'il faudra bien tôt ou tard compter pour quelque chose, l'Angleterre et la France y eussent épargné cinq ou six milliards, et le succès de cette négociation eût fait prendre un tour nouveau à la politique européenne, qui a grand besoin d'être un peu rajeunie.


Sur l'Ouvrage intitulé: Observations faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à des Observations sur les Alpes, insérées dans une traduction des Lettres de W. Coxe, sur la Suisse. — 1791.

On se rappelle le succès mérité des lettres de M. William Coxe sur la Suisse, et le succès non moins grand des observations faites dans le même pays par le traducteur, M. Ramond. Elles jetèrent un nouvel intérêt sur un ouvrage déjà si intéressant par lui-même. Les remarques ne furent pas moins recherchées que le texte; elles ne lui furent inférieures en rien, et parurent supérieures en beaucoup de choses. Il faut tout dire, M. Coxe, quoique très-riche, semble quelquefois l'être un peu moins auprès de son opulent associé. M. Ramond peint à grands traits la nature que M. Coxe se contente de décrire ou de dessiner. L'un se borne à vous communiquer ses pensées, et l'autre vous prodigue, avec ses pensées, l'abondance des sentimens qui les embellissent. L'un est un compagnon aimable; mais l'autre devient un ami dont on a peine à se séparer. A ce mérite de plaire et d'intéresser toutes les classes de lecteurs, mérite si rare et si décrié par les savans qui en sont dépourvus, M. Ramond associait des connaissances qui ont droit à leur estime et à leurs suffrages. Il présentait des vues neuves sur les montagnes et sur les glaciers; et l'on a plus d'une fois entendu à M. de Buffon que la manière dont M. Ramond avait présenté certains phénomenes des glaciers des Alpes, avait apporté du changement dans la manière dont il les considérait auparavant.

L'ouvrage que nous annonçons peut être considéré comme la suite du premier, et le développement des idées qui avaient si vivement frappé M. de Buffon. Le système de l'auteur se montre ici dans toute son étendue, comme son talent s'y montre dans sa plénitude, et enrichi des connaissances en tout genre, acquises pendant plusieurs années, depuis la publication de son premier ouvrage. C'est avec cet accroissement de connaissances en physique et en histoire naturelle, qu'il a voyagé dans la partie centrale et supérieure des Pyrénées. M. Ramond est le seul jusqu'à présent qui ait eu occasion de les comparer avec les Alpes. «J'y ai voyagé, dit-il, comme dans celles-là, à pied, seul, et me livrant sans réserve à leurs habitans. Ainsi, me trouvant dans une condition pareille, j'ai pu comparer ces monts entre eux, sous les mêmes rapports et avec cette conformité de vues qui résulte de la similitude des situations.»

»Dans ce voyage, je crois avoir vu des objets qui n'avaient point été vus, ou n'avaient point été décrits. J'ai rectifié quelques-unes de mes idées, j'en ai généralisé d'autres; et j'ai trouvé, dans la comparaison, des avantages et des plaisirs que je voudrais faire partager. Cette esquisse de la partie centrale des Alpes, rendra mon premier ouvrage moins imparfait, de tout ce dont mes propres idées sont moins imparfaites.»

L'auteur a soumis son ouvrage au jugement de l'académie des sciences, qui ne s'est pas bornée à une simple approbation. MM. de Dietrich et d'Arcet, savans distingués par leurs connaissances en physique, chimie, minéralogie, ont inséré, dans leur rapport, un extrait dont il suffira de citer ici quelques passages.

«Cet ouvrage est fait par un observateur, accoutumé à peindre les grands objets de la nature, auquel aucune science n'est étrangère, qui avait bien étudié les Alpes, et qu'aucun péril n'a arrêté. La chaleur et la vérité de ses descriptions, et la variété de ses observations, inspirent aux lecteurs de toutes les classes un intérêt qu'ils trouveront rarement dans les ouvrages qui traitent de pareils objets; il les amène par degrés, et sans le leur faire pressentir, aux discussions les plus sérieuses et les plus importantes; et des observations, qui d'abord ne paraissent que locales et purement géographiques, le conduisent à des résultats qui lui appartiennent tout entiers.»

MM. de Dietrich et d'Arcet indiquent ici plusieurs de ces résultats sur la disposition des végétaux, au penchant des montagnes, disposition relative à la température de leurs différentes zones; sur la hauteur des différens monts, comparés entre eux et avec ceux des Alpes; sur la formation des bassins au point de réunion des torrens; sur le caractère distinct de la roche qui forme chacun de ces sommets; sur la différence de l'escarpement de ces montagnes au midi et au nord; sur leur inflexion plus rapide et plus brusque de côté de l'Espagne que du côté de la France, etc.

«M. Ramond, poursuivent-ils, fixe l'état des glaces des Pyrénées. A peine croyait-on, avant lui, qu'il existât des glaciers dans ces montagnes; les considérations qu'il présente sur l'étendue de ces glaciers, comparés à celle des glaciers des Alpes, forment une des parties les plus intéressantes de l'ouvrage: elles nous ont paru absolument neuves.»

Tel est le témoignage rendu par MM. de Dietrich et d'Arcet à l'ouvrage de M. Ramond, et que l'académie a confirmé en le faisant imprimer sous son privilège. Les examinateurs nommés par elle ont cru devoir n'insister que sur les objets dont elle était plus immédiatement juge; mais en faisant entendre que cet ouvrage a droit d'intéresser les lecteurs de toutes les classes, son jugement peut être regardé comme une prédiction.

La richesse, la variété des descriptions de tout genre suffirait presque pour le recommander au grand nombre de ceux qui, dans leur lecture, ne cherchent que l'amusement. La peinture des délicieuses vallées de Campan, de Bagnères, celles des environs de Tarbes, de Pau, des sites sauvages ou terribles, quelquefois auprès d'un paysage enchanteur; Gavarnie, sa cascade, son pont de neige, ses vallées et ses précipices; le Marboré, et ses glaciers; tant de phénomènes intéressans que les montagnes offrent à chaque pas; quelle riche moisson pour un homme observateur, poète et peintre, également doué d'imagination et de sensibilité, et chez qui toutes deux se réveillent l'une par l'autre! Un seul morceau, parmi tant d'autres que nous pourrions choisir, suffit pour donner l'idée du talent de M. Ramond: c'est la peinture des sensations qu'éprouve l'auteur au retour d'une course à Gavarnie, au coucher du soleil.

«A chaque pas, je sentais changer la température. Du haut du rocher à Gavarnie, j'avais passé de l'hiver au printemps. De Gavarnie à Gedro, je passai du printemps à l'été. Ici, j'éprouvais une chaleur douce et calme. Les foins nouvellement fauchés, exhalaient leur odeur champêtre. Les plantes répandaient ce parfum que les rayons du soleil avaient développé, et que sa présence ne dissipait plus. Les tilleuls tout en fleurs embaumaient l'atmosphère. La nuit tombait, et les étoiles perçaient, successivement et par ordre de grandeur, le ciel obscurci. Je quittai le torrent et le fracas de ses flots, pour aller respirer encore l'air de la vallée et son parfum délicieux. Je remontai lentement le chemin que j'avais descendu, et je cherchais à me rendre compte de la part qu'avait mon âme dans la sensation douce et voluptueuse que j'éprouvais. Il y a je ne sais quoi dans les parfums, qui réveille puissamment le souvenir du passé. Rien ne rappelle à ce point des lieux chéris, des situations regrettées, de ces minutes dont le passage laisse d'aussi profondes traces dans le cœur, qu'elles en laissent peu dans la mémoire. L'odeur d'une violette rend à l'âme la jouissance de plusieurs printemps. Je ne sais de quels instans plus doux de ma vie le tilleul en fleurs fut témoin; mais je sentais vivement qu'il ébranlait des fibres depuis long-temps tranquilles; qu'il excitait d'un profond sommeil des réminiscences liées à de beaux jours. Je trouvais, entre mon cœur et ma pensée, un voile qu'il m'aurait été doux, peut être.... triste, peut-être.... de soulever. Je me plaisais dans cette rêverie vague et voisine de la tristesse, qu'excitent les images du passé; j'étendais sur la nature l'illusion qu'elle avait fait naître, en lui alliant, par un mouvement involontaire, le temps et les faits dont elle suscitait la mémoire, je cessais d'être isolé dans ces sauvages lieux: une secrète et indéfinissable intelligence s'établissait entre eux et moi; et seul sur les bords du torrent de Gedro, seul, mais sous ce ciel qui voit s'écouler tous les âges et qui enserre tous les climats, je me livrais avec attendrissement à cette sécurité si douce, à ce profond sentiment de co-existence qu'inspirent les champs de la patrie. Invisible main qui répands quelques doux momens dans la vie, comme ces fleurs dans un désert, sois bénite pour ces heures passagères, où l'esprit inquiet se repose, où le cœur s'entend avec la nature, et jouit; car jouir est à nous, êtres frêles et sensibles que nous sommes, et connaître est à celui qui, en livrant la terre à nos partages et l'univers à nos disputes, étendit entre la création et nous, entre nous et nous mêmes, la sainte obscurité qui le couvre.»

Il nous semble que ces deux pages, écrites dans les Pyrénées, pouvaient être datées du Valais, et qu'elles ne dépareraient pas une lettre de Saint-Preux à Julie. On voit que l'académie avait raison de dire que l'ouvrage de M. Ramond inspirait aux lecteurs de toutes les classes un intérêt qu'ils trouveraient rarement dans les écrits de ce genre. On retrouve, en vingt endroits de celui-ci, la délicate et profonde sensibilité qui respire dans ce morceau; mais il serait trop long de les indiquer, et celui qu'on vient de lire, suffit pour donner l'idée du coloris qui anime les tableaux qu'il trace de la vie champêtre, des mœurs pastorales, etc. Celui qui représente une famille de bergers espagnols, passant du sol de leur patrie et du revers de la montagne, sur la partie française des Pyrénées, est digne du pinceau de Teniers. On peut appliquer à ce tableau ce que M. Ramond dit de la nature, qui, tous les ans, reproduit cette scène patriarcale: «qu'il réunit la vénérable empreinte de l'antiquité aux charmes d'une immortelle jeunesse.»

Une autre source non moins féconde de l'intérêt que M. Ramond a su répandre sur son ouvrage, c'est la variété de ses connaissances en différentes parties de l'économie sociale, autre étude qui semble avoir partagé sa vie avec celle des sciences naturelles: c'est ce dont les Lettres sur la Suisse offraient déjà la preuve. Les Pyrénées ne pouvaient lui fournir des occasions aussi fréquentes de montrer et de communiquer cet autre genre d'instruction; cependant il ne se trouve guère moins dans ce dernier écrit, et il se trouve orné du charme de cette sensibilité, aussi prompte à se réveiller chez M. Ramond, par le désir du bonheur des hommes, que par la contemplation des beautés de la nature. C'est dans l'ouvrage même qu'il faut lire ce que dit l'auteur sur les résultats de l'opposition entre les limites naturelles et les limites politiques de la France et de l'Espagne, en certaines parties des Pyrénées; les diverses comparaisons répandues dans l'ouvrage, entre le sort, les mœurs, les habitudes des bergers des Pyrénées et celles des habitans des Alpes; enfin le morceau sur les influences politiques et morales des prohibitions, à l'occasion de la mort d'un jeune homme tué sur ces montagnes, dans une querelle de contrebandiers.

Des deux parties qui composent cet ouvrage, l'une est principalement consacrée à des considérations locales, géographiques, particulières aux Pyrénées, ou communes aux Pyrénées et aux Alpes. Dans la seconde, l'auteur se livre à des idées plus générales. C'est ici qu'il développe tout son systême sur les montagnes, sur la part qu'elles prennent ensemble au dessein de notre continent, enfin ses idées sur les montagnes primitives. Il examine les deux principaux systêmes, l'inondation du globe et son incandescence, le systême de M. de Saussure et celui de M. de Buffon.

Mais le chapitre le plus brillant du livre, celui qui montre le mieux l'étendue des connaissances de M. Ramond, c'est celui qui termine l'ouvrage, et dans lequel, considérant les Pyrénées relativement aux mines, il passe en revue les différens peuples qui en ont recueilli les produits; il examine l'influence que ces différens peuples, Phéniciens, Romains, Carthaginois, et depuis les barbares du Nord, eurent sur les mœurs des Espagnols et des indigènes habitans des Pyrénées. Il semble s'être attaché à découvrir, parmi tous ces mélanges, le peuple primitif, comme il s'était attaché, dans les montagnes, à démêler la roche primitive, le pur granit parmi les rocs secondaires. Ce peuple primitif, et dont la race est restée pure et sans mélange, c'est le peuple des Vaccées, c'est-à-dire, les Biscayens et les Basques. C'est ce qui paraît attesté par l'élégance et la vivacité de l'Ibère et du Gaulois, conservées dans ces montagnes, et modifiées dans le reste des Pyrénées par la gravité du Romain, et la grossièreté du barbare: dégradation qui se remarque, depuis le centre de ces monts jusqu'à la Méditerranée, dans des vallées habitées de tout temps par les étrangers, et que l'on peut regarder comme le grand chemin des peuples, tant barbares que civilisés, qui se disputaient l'Espagne et les Gaules.

Telle est la cause que M. Ramond indique de la dissemblance des peuples qui habitent actuellement les Pyrénées, de l'appesantissement des uns et de la vivacité des autres; il pense que les races sont, dans l'histoire de l'homme, une donnée primitive; et il s'est confirmé dans cette idée, en voyant que, depuis quinze siècles, le même climat n'a point rapproché des races différentes, que des climats divers n'ont point séparé des races pareilles. Même résultat dans l'Inde, où les principes, soit religieux, soit civils, préviennent le mélange des castes... L'Arabe, le Copte, le Grec, le Musulman en sont de nouvelles preuves; et plus que tout le reste, la nation juive, conservant dans tout l'univers sa physionomie asiatique, et parlant la plupart des langues avec les inflexions de l'Arabe. Ainsi, de nos jours, des observations plus exactes ont ôté aux climats l'influence exagérée qu'on leur accordait au physique comme au moral; et loin de lui accorder une influence capable de déterminer la nature du gouvernement, on lui refuse l'influence illimitée qu'on lui attribuait sur les races et sur les hommes.


Sur la Vie privée du maréchal de Richelieu.

Ce livre qui, dans tous les temps, eût piqué la curiosité, doit en ce moment la réveiller encore davantage, et intéresser sous plus d'un aspect. Il suffirait seul pour nous faire mesurer l'abîme dont nous sortons. Il présente, dans la vie d'un seul homme, le tableau de tous les abus, de tous les vices moraux et politiques, qui, en conduisant la nation au dernier terme du malheur et de l'avilissement, l'ont placée dans l'alternative de périr, ou de changer entièrement les bases de l'édifice social. On a vu des hommes, affligés et même consternés de la révolution, convenir, après la lecture de ce livre, qu'elle était inévitable et nécessaire. Un court précis de la vie de cet homme singulier rendra cette opinion très plausible.

La vie de M. de Richelieu est comme partagée en trois portions égales; la première, entièrement livrée aux plaisirs, à la débauche, et même à tous les genres de débauche; la seconde, partagée entre l'ambition, les affaires et les plaisirs; la troisième, marquée par tous les abus du pouvoir, par le mépris de toutes les convenances, par les vices les plus odieux et les intrigues les plus avilissantes. Parcourons rapidement ces trois époques.

On a dit que le cardinal de Fleury avait commencé sa fortune à soixante-treize ans, par être roi de France. On peut dire que Richelieu, à quatorze ans, pensa commencer sa carrière de galanterie à peu près de même, c'est-à-dire, par une princesse, héritière présomptive du trône. On crut qu'il était distingué par la duchesse de Bourgogne. On le crut: et cette opinion était presque, aux yeux de Richelieu, l'équivalent de la réalité. Il acquérait une célébrité précoce par cette aventure un peu précoce elle-même, qui lui valut d'être marié, et mis à la Bastille. L'éclat même de la punition accréditait ce bruit, si favorable à l'amour-propre du jeune homme. Il convient lui-même qu'il prit soin de confirmer ce soupçon. Sa grande excuse, outre la vanité, c'est que cela ne pouvait nuire à la princesse qui était morte; et il est vrai que les morts se laissent calomnier tant qu'on veut. Richelieu se vit tout-à-coup l'objet des complaisances de plusieurs femmes de la cour; et le mot que lui dit Louis XIV, à son retour de l'armée de Villars, lorsqu'il vint annoncer la nouvelle de la victoire de Denain; ce compliment flatteur, «Vous êtes destiné à faire de grandes choses,» était un oracle qui le recommandait à l'attention des dames. Mais, tant que le roi vécut, ses galanteries furent décentes, c'est-à-dire, ignorées. On ignora, par exemple, une aventure avec une madame Michelin, aventure dans laquelle Richelieu développa une atrocité froide, monstrueuse à son âge: c'est ce fond de barbarie que Richardson dit être dans le cœur d'un vrai libertin, et qu'il a si bien exprimé dans le caractère de Lovelace. Richelieu lui-même nous a conservé tous les détails de cette horrible anecdote: nous y reviendrons. Madame Michelin n'était qu'une bourgeoise; qu'elle attende: il est juste que les femmes présentées passent avant elle. Honneur, par exemple, à madame de Guébriant, qui, écrivant à Richelieu un billet daté du Palais-Royal, lui indique un rendez-vous à la cour des Cuisines: «Restez-y, lui répond le duc, et charmez-y les marmitons pour lesquels vous êtes faite. Adieu, mon ange.»

La cour du Palais-Royal n'était pas, comme on voit, celle de Louis XIV: aussi ce billet est-il des beaux jours de la régence, pour lesquels Richelieu semblait né. Il serait impassible et inutile de raconter ses succès en ce genre; car c'en était un, comme on le voit par le mot même de succès, appliqué à ses turpitudes. Nous renvoyons, sur toute cette époque de la régence, aux précédens Mémoires de Richelieu. On aurait pu croire qu'ils ne laissent rien à désirer; mais la Vie privée contient de nouveaux détails dont quelques-uns sont assez piquans dans ce misérable genre; d'autres vont au-delà même de ce qu'on imaginait. Nous osons blâmer l'auteur de la vie privée de les avoir recueillis; ils seraient mieux à leur place dans quelques-uns de ces ouvrages dont la licence est annoncée par leur titre même, et que la pudeur ou seulement le bon goût rejettent avec dédain, en se reprochant une indiscrète curiosité. L'auteur remarque, d'après Richelieu lui-même, que lorsque le récit de ces indignités parvenait jusqu'au peuple, qui, alors connaissant peu les grands, les respectait, il n'en voulait rien croire et rejetait ces bruits comme absurdes ou calomnieux. Rien de plus simple: il ne pouvait attacher l'idée de plaisir à ces inconcevables folies, à ces produits monstrueux d'une imagination dépravée. La vérité perdait, à force d'invraisemblance, son effet et ses droits: et le vice, protégé en quelque sorte par son excès même, trouvait, dans l'incrédulité publique, un asile contre le mépris et l'horreur qu'il aurait inspirés.

Laissons donc là les amours de Richelieu avec la duchesse de Berri, la princesse de Conti, mademoiselle de Charolois, mesdames d'Averne, de Tencin, Sabran, de Nèle, Villars, Mouchy, Villeroi, Gontaut, Parabère, e tutte quante, etc; ses duels, ses emprisonnemens, les visites des princesses rivales, etc.; mais remarquons jusqu'où l'air et la mode peuvent pousser le délire, et le rendre en quelque sorte contagieux. Croirait-on qu'à son dernier emprisonnement à la Bastille, où il fut mis pour la conspiration de Cellamare, toutes ces femmes que nous venons de nommer, et beaucoup d'autres encore, prirent, pour promenade journalière, les environs de la Bastille? C'est là que se rendaient ses maîtresses délaissées, outragées même par lui. Les voitures descendaient depuis le bas des tours jusqu'à la porte Saint-Antoine, pour recommencer à parcourir le même espace jusqu'à la retraite du duc. Toutes ces femmes le saluaient; et les gestes finirent par former un langage. Le chapeau en l'air exprimait: Je vous aime; et la réponse de la dame était de lever la main hors de la voiture. Le nombre des carosses était quelquefois si grand, qu'il obstruait le passage de la porte Saint-Antoine, et y occasionnait la foule. C'est un fait attesté par les vieillards contemporains.

Ce qui n'est pas moins surprenant, ce qui a fait dire à plusieurs de ses maîtresses qu'il avait un charme pour se faire aimer, c'est que la plupart de ces femmes lui sont restées constamment attachées, quelques-unes même jusqu'à leur mort. On connaît l'excès et la durée de la passion de mademoiselle de Valois. Ce fut pour elle, il est vrai, qu'il fit les choses les plus extraordinaires; mais il les aimait encore plus qu'il n'aimait ses maîtresses. Le duc de Modène, son mari, et mari très jaloux, s'empressa de l'arracher à la vie du Palais-Royal, et de la conduire dans ses états; Richelieu part incognito pour l'Italie, arrive à Modène, se présente à la princesse, suivi d'un seul valet, déguisé, comme son maître, en marchand de livres. Méconnu d'abord, reconnu ensuite, tendrement défrayé de son voyage, et surpris à une troisième entrevue par le prince qui survint, il ose soutenir son personnage. Heureusement le duc de Modène n'avait jamais vu le rival dont il savait sa femme éprise; il lui demande des nouvelles de France, du duc de Richelieu, à qui le brocanteur se vante d'avoir vendu de mauvais livres, et surtout beaucoup de libelles contre le régent et l'abbé Dubois; excellent commerce dont il s'est bien trouvé: c'est une scène digne du Légataire. Richelieu eut toujours un goût vif pour cette sorte de passe-temps; et le hasard le servit souvent à souhait: comme, par exemple, lorsque, déguisés en abbés, lui et l'un de ses amis, pour aller voir au couvent deux jeunes pensionnaires, dont il était amoureux, il se vit sollicité d'abord et enfin forcé, par l'absence du prédicateur ordinaire du couvent, de prononcer un sermon à sa place, quoiqu'il prétendît n'avoir pas les pouvoirs. Il s'en tira très-bien, et fut fort applaudi; étonné, dit-il en descendant de chaire, de n'avoir pas débité plus d'extravagances. Le goût pour les bizarreries le suivait jusques dans sa vieillesse, et lui fit attacher du prix à séduire une jeune dévote de Bordeaux, par l'entremise innocente d'un gardien des capucins chargé, sans le savoir, d'un billet doux pour sa pénitente. C'est ce qui fait que cinquante années de la vie d'un duc et pair, ambassadeur, gouverneur de province, maréchal de France, présentent une foule de détails dignes de figurer dans les aventures de Mazulim, de Mizapouf, et ressemblent trop souvent aux Six semaines du chevalier de Faublas [11].

Il semble que ce don de se faire aimer s'étendit jusqu'à ses rivaux, à ceux qu'il trompait sans cesse: témoin le régent qui se plaignait de lui fréquemment, qui voyait Richelieu lui enlever ses maîtresses, ses propres filles, toutes les femmes de sa cour, même les filles de théâtre, et qui ne finissait pas moins par l'admettre de nouveau dans sa société intime et dans sa grande familiarité. Il n'y a pas jusqu'à Dubois, qui ne devint pour lui moins brutal que pour tout autre, et qui ne semblât quelquefois même le rechercher, quoiqu'il eût contre lui les mêmes sujets de plainte que le régent. Ce prêtre indigne, las de trouver sans cesse Richelieu sur son chemin, finit par lui demander quartier, et le prier de lui laisser quelques femmes, par grâce. Le duc promit; mais il n'était pas en son pouvoir de tenir parole: aussi, bientôt après, il fut pris sur le fait par l'abbé, qui entra en fureur, invoqua la foi des traités; Richelieu prétendit cause d'ignorance, et dit à l'abbé: «Pour prévenir les méprises nouvelles, que ne me donnez-vous votre liste? je la respecterai.» Dubois se mit à rire, s'adoucit, et, malgré quelque reste d'humeur, lui dit presque poliment: «Je ne veux vous avoir pour confrère qu'à l'académie.»

Ils en étaient en effet tous les deux, et y étaient aussi bien placés l'un que l'autre. Richelieu avait déjà cet honneur, qui, comme on a vu, ne lui était pas arrivé en dormant. Richelieu à l'académie à l'âge de vingt-six ans, et vingt-trois ans avant Voltaire, qui n'y fut admis qu'à cinquante ans passés! C'est là un des ridicules les plus innocens de l'ancien régime; mais telle était la convenance d'alors. Cette réception faisait d'ailleurs tant de plaisir à mesdames de Villars, de Villeroi, à nombre d'autres, qu'il y aurait eu une malhonnêteté gratuite à les en priver. Richelieu a imprimé les lettres qui attestent la joie de ces dames sur ce grand événement, et sur l'importance qu'elles attachaient au titre d'académicien. Rien ne montre mieux à quel point les futilités consacrées par la mode peuvent tourner les têtes. Qu'importait un honneur littéraire à un homme qui ne savait pas orthographier! Lui-même nous a laissé son discours de réception, transcrit de sa main, et depuis imprimé figurativement avec les fautes d'orthographe. Le discours, comme on le devine, n'était pas l'ouvrage du nouvel académicien. Tous ceux qui ont vu des lettres particulières de M. de Richelieu, savent que cet homme si brillant dans la société, écrivait comme un de ces hommes si méprisés par lui, que des circonstances ont privés des premiers élémens de l'éducation.

Malgré cet inconvénient, M. de Richelieu ne fut point embarrassé de sa harangue. Pour être plus sûr de son fait, il en fit faire trois: l'une par Campistron, l'autre par Fontenelle, et la troisième par Destouches. De ces ouvrages réunis et confondus par centons rapprochés, auxquels il fit les changemens qu'il voulut, il composa un tout qu'il copia lui-même: voilà son seul tort. Sa harangue eut, comme de raison, le plus grand succès; car M. de Richelieu avait le sentiment des convenances. On conçoit que, non-seulement il n'était pas obligé d'écrire comme un homme de lettres, mais qu'il devait même s'en abstenir avec soin: c'eût été une dérogeance, et Richelieu ne pouvait pas faire une pareille faute. On connaît cette phrase qui a duré jusqu'à nos jours: un style d'homme de qualité, écrire en homme de qualité; c'est-à-dire, bien, pas trop bien pourtant; non comme un homme de lettres, qui doit y regarder, qui tâche; mais en homme comme il faut, qui fait bien tout, naturellement, cela comme le reste, sans prétention; qui a de l'esprit il est vrai, du talent même si l'on veut, mais qui en serait dispensé, et dans le fond n'est tenu à rien. C'est dommage que la révolution tarisse la source de tous ces bons ridicules. Quelle suppression! quelle réforme! Cela est fâcheux pour les plaisans. Mais qu'y faire? il faut que tout le monde y perde. Par bonheur, cette même révolution, brisant les entraves de toutes ces bienséances conventionnelles, délivre et met à l'aise le génie et le talent des ci-devant privilégiés; cela console. Revenons au véritable talent de M. de Richelieu, celui de séduire les femmes. Nous n'avons pas oublié notre promesse sur l'aventure de madame Michelin.

C'était une jeune femme d'une beauté rare, du maintien le plus modeste et le plus touchant, pleine d'honnêteté, de religion, et jusqu'alors très-attachée à ses devoirs. Par malheur, ses devoirs n'étaient pas tous également agréables: son mari était vieux, un bonhomme occupé de son commerce; c'était un miroitier du faubourg Saint-Antoine. Le duc de Fronsac (c'était alors son nom) la vit et en devint amoureux. Il se déguise, se présente chez le marchand comme pour acheter des meubles, cherche à plaire à sa femme, ne peut s'en faire écouter, s'aperçoit pourtant qu'il plaît, et qu'il ne trouve d'obstacles à sa passion que dans l'honnêteté de celle qui en est l'objet. Il se résout à employer la ruse et la violence; mais il manquait d'argent: son père vivait. Que fait le jeune duc? il va chez une femme de la cour, dont il est amoureux et aimé, et lui emprunte l'argent dont il a besoin pour la tromper elle-même. Il s'était déjà fait meubler un appartement par le bonhomme Michelin, qui n'était point surpris qu'un jeune homme eût un asile à offrir à ses maîtresses. Mais il s'agissait de conduire dans cet asile la femme du bonhomme. Qu'elle y vint de son gré, c'est ce qui était impossible: comment l'y conduire? Il suppose qu'une certaine duchesse veut donner sa pratique à M. Michelin, lui commander un ameublement; mais pour cela on veut causer avec madame Michelin. Cette duchesse était à la campagne. Un carrosse devait venir chercher la femme du miroitier, la vient chercher en effet, un jour qu'on avait eu soin d'éloigner le mari. La voiture emmène la femme dans une maison inconnue. Elle entre dans un appartement où elle trouve le duc de Fronsac. Surprise, effroi de la malheureuse femme. Elle se défend contre ses entreprises; mais le duc avait fait fermer toutes les portes. La victime succombe. Le coupable était aimé: il obtint sa grâce, et de plus un second rendez-vous, non dans cette maison, mais chez madame Michelin même. Là, toujours échauffant le cœur et les sens d'une femme faible, mais honnête, et intéressante même dans sa faute, chassant les remords par l'amour, il parvient à obtenir, dans une nuit indiquée, le partage du lit nuptial.

Quel était son but? Il avait aperçu une amie de madame Michelin, logée dans la maison, jeune et belle comme sa voisine, mais d'une beauté différente. Il se reprochait de ne l'avoir pas assez remarquée, d'avoir été injuste envers elle. Le mal fut facilement réparé. Celle-ci, n'ayant pour elle que sa figure, était une bourgeoise vaniteuse et sotte, flattée d'attirer les regards d'un duc, donnant l'idée d'une femme née pour le vice, comme madame Michelin pour la vertu. L'affaire ne traîna pas en longueur; mais il fallait au duc de Fronsac quelque chose qui le dédommageât de cette facilité, qui rendît l'aventure piquante. Il imagina de choisir, pour le rendez-vous donné à madame Renaud (c'est le nom de cette femme), la même nuit obtenue avec tant de peine, et qui devait appartenir à madame Michelin; nuit dont l'espérance avoit été achetée par des remords terribles, que redoublait l'idée, effrayante pour une bourgeoise dévote, d'assoupir une servante avec de l'opium. Qu'on juge de sa surprise, lorsqu'avant deux heures du matin, le duc de Fronsac, trompant sa maîtresse par une fable, par un récit romanesque, sort de chez elle, et est supposé sortir de la maison. Il monte chez madame Renaud, et reste chez celle-ci jusqu'à neuf heures du matin.

Mais, s'il aimait les scènes piquantes, il eut tout sujet d'être content. Voilà madame Michelin qui, probablement pour distraire sa douleur, ou pour échapper un moment à ses remords, vient voir son amie. C'est le duc de Fronsac qui s'offre à sa vue. Elle ne revient pas de son étonnement: aucune des deux femmes n'est confidente de l'autre. Madame Renaud redoutait sa dévote amie, qu'elle croyait inabordable. La dévote a peine à se croire trompée, loin de se croire trahie; pour trahie, elle ne l'était pas encore, puisque M. de Fronsac n'avait rien dit à madame Renaud. Mais il n'était pas homme à se priver du surcroît d'agrément que jetait dans cette scène la révélation du mystère. Il apprend à madame Renaud, trop humiliée, que son amie a des raisons d'être indulgente; qu'une nuit partagée entre deux rivales honnêtes ne saurait les brouiller ni entr'elles, ni avec leur amant. Madame Renaud reste confondue, en apprenant l'emploi des deux premières heures données à sa voisine. Celle-ci ne peut concevoir l'étrange mortel dans les mains de qui elle est tombée. La douleur de l'amour outragé, le dépit de l'orgueil humilié devant une rivale étonnée et indigne de l'être, le bouleversement de toutes les idées, le mélange de toutes les passions, tout cela formait un tableau ravissant pour un homme tel que le duc de Fronsac. Cependant cette scène avait encore besoin d'être égayée; et c'est pour cela qu'il propose aux deux rivales de vivre de bon accord, de former entre trois cœurs unis une société vraiment douce et charmante; et là-dessus, nombre d'exemples pris dans la société, tirés de l'histoire tant profane que sacrée. Cette proposition, qui ne paraissait pas effrayer infiniment madame Renaud, confondait et accablait madame Michelin; mais enfin il parvint à l'appaiser, à la consoler; et, resté seul avec elle, il obtint encore son pardon.

Ce n'est pas tout: toujours séduite, toujours, entraînée, elle consent d'accepter un déjeûner chez le duc de Fronsac. Cette fois, elle croit bien être seule et n'avoir pas de rivale à craindre. Mais Fronsac tenait à son plan, et voulait le réaliser. Madame Renaud paraît: nouvelle peinture des délices attachées à un sentiment commun à trois belles âmes; et toujours redoublant le désordre de leurs idées par son ton, sa vivacité, ses manières, il oblige les deux femmes à tirer à la première lettre à qui passerait la première du salon dans un cabinet. L'une et l'autre, ayant eu audience alternativement, s'en retournent, l'une assez contente, l'autre la mort dans le cœur: on devine assez que c'était la pauvre madame Michelin. L'honnête bourgeoise, peu faite à ces mœurs, et ne trouvant qu'une source de peines dans l'erreur qui l'avait séduite, confuse, déchirée de remords, avilie à ses propres yeux, devient triste, languissante, malade: il crut qu'elle n'était qu'ennuyeuse. Il avait dès lors arrangé tout son plan d'égoïsme (nous verrons la théorie, il l'a tracée lui-même: elle est curieuse). Il laissa là madame Michelin. Elle voulut le voir, et lui parla comme fit Clarisse à Lovelace, comme une âme tendre et dévote qui, renonçant à la vie, s'occupe avec effroi de l'avenir et du salut de ce qu'elle aime. On juge comme elle fut reçue. Il alla conter toute cette belle aventure à la duchesse qui lui avait prêté l'argent pour les meubles achetés chez le miroitier, et jouir de l'effet de cette belle histoire sur une femme qu'il avait aimée, et qu'il se plaisait à désoler de temps en temps.

Cependant sa victime dépérissait, et mourut enfin; ce qu'il apprit en rencontrant le mari en deuil, qu'il fit monter dans sa voiture. Il convient ou il prétend qu'il fut touché du récit de cette mort: «Mais je savais déjà, disait-il, qu'il n'est pas prudent de se concentrer dans sa douleur, et j'allai chez la duchesse de.... où il ne fut question que du voyage de la princesse de... (c'était une de ses nouvelles maîtresses); et le plaisir d'entendre parler d'elle me rendit bientôt ma belle humeur.» Tel était M. de Richelieu à l'âge de seize ans; et tel il se peint lui même. Mais ce qui rend cette aventure encore plus odieuse, c'est qu'on s'aperçoit que cette lâche et cruelle atrocité prend sa source, non dans l'étourderie et dans la frivolité de son âge, mais dans un mépris féroce pour quiconque n'était pas de sa classe; sentiment qui chez lui se reproduit sans cesse: et les gens de notre sorte, et un amant tel que moi, et un rien de nous autres charme ces femmes-là.

Mais que dire du passage suivant? C'est au moment qu'il veut quitter la malheureuse qu'il a séduite, et qu'il représente lui-même comme la plus honnête personne qu'il ait connue: «Et comme Mercure, poursuit-il, qui a pris la figure de Sosie, et qui va ensuite se nétoyer dans l'Olympe avec de l'ambroisie, je promis bien de me décrasser de ces deux liaisons roturières auprès de la céleste princesse de.....» Ce trait et cent autres de même espèce, répandus dans ses Mémoires, montrent à quel point cet orgueil nobiliaire peut détruire l'humanité dans le cœur de ceux qu'il a corrompus. Nous n'en citerons qu'un seul exemple. Le lendemain de la bataille d'Ettinghen, Richelieu fut chargé de faire enlever les morts. On sait que la vue d'un champ de bataille est affreuse le lendemain d'une action; mais celui-là, surtout, faisait horreur: on en jugera par un seul trait: M. de Richelieu vit les corps des gens de son espèce, mêlés et confondus sans ménagement avec ceux des simples soldats. C'est ce mélange dont il fut le plus saisi. M. de Richelieu avait raison: c'est là une des calamités qui consternent profondément une âme noble. N'est-ce pas en effet une chose indécente que cette confusion des rangs parmi des gens tués la veille, et chez qui on eût pu si aisément rétablir l'ordre? n'est-ce pas une malhonnêteté grossière, un manque d'éducation dans le général ennemi, de n'avoir pas, immédiatement après sa victoire, commandé le triage des cadavres, afin de séparer du moins les espèces? Cet usage devrait être établi par les lois de la guerre, et même par le droit des gens. Grotius et Puffendorf sont impardonnables de n'y avoir pas songé. Quant à l'assemblée nationale..... n'en parlons pas. Elle a fait bien pis: elle a confondu les espèces dans le genre, et même les espèces vivantes, ce qui est un peu plus contrariant.

On serait tenté un moment de croire ces vaniteuses sottises assez châtiées par le ridicule qui les poursuit; mais, avec un peu d'attention, on s'aperçoit bientôt qu'il fallait quelque chose de plus. Encore un petit exemple, rien n'éclaircit mieux les idées.

Un des gens de M. de Richelieu battit si fort un homme, que le battu mourut quelques jours après: c'est ce qu'on appelle vulgairement tuer. La femme du défunt eut l'insolence de se plaindre: «Je fus obligé, dit M. de Richelieu, d'écrire à d'Argenson pour la faire taire.» On sait que faire taire un homme du peuple, une femme du peuple, c'était, en langage de police, menacer de Bicêtre. On voit que le peuple a gagné à se faire appeller la nation. Ceci, par parenthèse, explique assez bien le plaisir qu'il trouve à se servir de ce mot; et, sans justifier l'abus qu'en a fait quelquefois son ignorance passagère, on peut dire qu'il s'est trouvé assez mal du mot peuple, pour vouloir lui en substituer un autre. Revenons au mot de M. de Richelieu: Je fus obligé d'écrire à d'Argenson.... Il a regret à la peine de se mettre à son bureau, de prendre la plume pour exiger d'un magistrat le silence des lois, c'est-à-dire, leur violation, en arrêtant la poursuite d'un homicide! Et que dire de la tranquille certitude qu'il a d'être obéi par ce d'Argenson, auquel il commande une honteuse prévarication, comme un hommage dû à la grandeur? Sans doute il regrettait aussi de prendre la plume, quand il fit mettre pour six mois à Bicêtre un bourgeois de Paris, qui avait cru reconnaître sa femme dans la personne de madame de Charolois, conduite chez un commissaire; quand il fit enfermer au Fort-l'Évêque un de ses valets de chambre, pour avoir été préféré à lui par une jolie ouvrière; quand il fit mettre pour six mois à l'hôpital cette malheureuse, pour la punir, disait-il, d'avoir un mauvais goût, et de préférer un valet à un grand seigneur.

Il faut convenir que tous ces traits, et tant d'autres effets immédiats d'une féroce arrogance, trop commune en différentes classes autrefois privilégiées, ont dû provoquer d'autres punitions que celle du ridicule. C'est du souvenir de tant d'outrages que sont nés les plus grands événemens d'une révolution qui foule aux pieds ce stupide orgueil, et qui absout un peu les Français de leur longue patience. La destruction presque subite de ce monstre, vil bâtard de la féodalité, rappelle un fameux passage de Suétone [12] applicable à l'état dont nous sortons. Les Français, ayant souffert ces opprobres et ces horreurs pendant plusieurs siècles, les firent enfin cesser en 1789.

Les désordres dans lesquels se plongeait la jeunesse du duc de Richelieu, lui étaient communs avec toute la jeune noblesse de France; mais il avait surpassé tous ces rivaux dans cet art, alors si célèbre, d'orner le vice, de le revêtir de l'agrément des manières, de toutes les grâces de l'esprit; de lui prêter la séduction d'une amusante légèreté, qui tourne en passe-temps le mal qu'elle fait et jouit du scandale qu'elle cause: talent fort estimé des descendans de l'ancienne chevalerie, et par lequel Richelieu était devenu l'objet de l'émulation générale. Il pouvait se flatter d'être le meilleur élève du fameux comte de Grammont, ou plutôt d'Hamilton, son historien. Ce livre a été long-temps, comme on sait, le bréviaire de la jeune noblesse. C'est lui qui a le plus contribué à fonder en France une école d'immoralité prétendue agréable, et d'une perversité réputée charmante. Réussir auprès des femmes fut d'abord le premier mérite; les tromper fut le second; et, comme tous les arts vont en se perfectionnant, les livrer au déshonneur et à la dérision publique devint la jouissance la plus délicieuse. C'est ce qui paraît inconcevable; mais ce n'est pas tout: le comte de Grammont étendit beaucoup les bornes de l'art et les ressources du talent; celui de friponner au jeu devint une gentillesse parmi les adeptes ou les concurrens; et enfin la science fut portée au comble par l'admission des friponneries de toute espèce, et même de la filouterie. C'était pousser un peu loin les droits de l'honneur français; mais, d'un autre côté, c'était lui faire d'illustres et de nombreux partisans; c'était appeler à son secours tous les ennemis de la morale moins complaisante, moins arbitraire, et qui, par cette raison, a paru long-temps un peu bourgeoise: grand défaut, devenu moins choquant, depuis qu'au lieu de bourgeois la France a des citoyens. On commence à s'apercevoir que l'abolition des ordres lui a déjà fait prendre une meilleure contenance, et l'on croit qu'avec le temps elle pourra triompher de son fantastique adversaire, l'honneur français, dont M. de Richelieu était alors un des plus illustres représentans, ayant affiché plus de cent femmes, et tué ou blessé deux ou trois hommes. On l'a vu depuis, dans sa vieillesse, tenir le sceptre de l'honneur, d'une main odieuse, avilie aux yeux de la morale, mais non pas aux yeux de cet honneur: observation qui rend inutiles toutes celles qu'on pourrait y ajouter.

Il était probable que ce seraient là les plus grands exploits de M. de Richelieu, et que les succès de cette espèce, ceux de la table et du jeu composeraient toute sa gloire. Il n'en serait pas moins parvenu à tout; c'était le privilége des hommes de sa classe.

Mais M. de Richelieu joignait à ses vices quelques qualités heureuses; et aux préjugés qui dégradaient sa raison, comme celle de tant d'hommes nés dans le même rang, il unissait un esprit fin, une certaine sagacité indéfinissable, un tact heureux et prompt qui, en toute affaire, lui faisait saisir le point de la difficulté, et chercher les moyens de la vaincre. Il savait ce qu'il voulait, chose plus rare qu'on ne pense; et, malgré une foule d'inconséquences dans les détails de sa vie privée, il marchait toujours à son but. C'est ce qu'avait démêlé Voltaire à travers les folies dont il avait été témoin, et que lui-même avait partagées. Richelieu, dès sa première jeunesse, avait arrangé son plan d'égoïsme: ce qui suppose, à la vérité, une âme froide et un esprit déjà pervers, mais capable de réflexion. Ce plan s'étendit ensuite avec les succès et avec les espérances qu'ils font naître; mais il le rapporta toujours à un même objet, à un calcul de bonheur tel que ses idées et ses passions lui permettaient de le concevoir. Rechercher tous les plaisirs, tirer de leur publicité même une sorte de gloire et un moyen de les multiplier, courir à la fortune par toutes les voies qui étaient à son usage (et presque toutes y étaient), se maintenir auprès du maître, avoir une place à la cour et un gouvernement où il pût faire tout ce qu'il voudrait: voilà les idées qui l'occupaient dans le sein des plaisirs même. A la vérité, telles sont à peu près celles des courtisans qui se trouvent à portée de former de pareils projets; mais nul n'avait, plus que Richelieu, l'art de deviner et de ménager quiconque pouvait le servir dans ses vues. Il dut même en être occupé plus constamment, persuadé, d'après une prédiction d'astrologue, qu'il remplirait la carrière d'un siècle: il ne s'est trompé que de huit ans.

Ce fut immédiatement après la mort du régent, que Richelieu commença de mêler les affaires aux plaisirs. Le plaisir même préparait le succès des affaires, ou du moins des intrigues qui le conduisaient à s'en occuper utilement pour lui. A cette époque, madame de Prie régnait, car M. le duc était premier ministre. C'était peu de s'être assuré de mademoiselle de Charolois, sa sœur (s'assurer était le mot technique); il fallait encore être sûr de madame de Prie: et Richelieu s'en assura de la même manière. Il fit mieux encore, il se laissa quitter. Un de ses principes (car il en avait beaucoup de cette espèce) était de gagner de primauté toutes les femmes; mais cette fois, il jugea que le rôle d'un amant affligé, résigné, philosophe indulgent, qui connaît l'inconstance du cœur humain et qui la pardonne, convenait merveilleusement au succès de son affaire. Il acquit ainsi la confiance de la maîtresse de M. le duc. Il la prit encore par un autre faible: il la servit dans le projet de renvoyer l'infante, et de donner une femme de son choix à Louis XV. Il proposait une princesse de Saxe, et remit même un Mémoire à madame de Prie sur ce sujet. C'était une idée de madame de Gontaut, qui depuis peu s'était attachée à M. de Richelieu. Ainsi les femmes faisaient tout pour lui, et lui faisait tout pour les femmes. Cet embarras de marier le roi était la suite du renvoi de l'infante. On avait scandalisé l'Europe, offensé le roi d'Espagne, indisposé l'Empereur. On manquait à la mémoire de Louis XIV, à la personne de Louis XV: mais ce désordre arrangeait madame de Prie; et l'intérêt personnel d'une vile intrigante, maîtresse du prince ministre, s'appela politique, raison d'état, pendant tout le ministère de M. le duc: c'est la règle. Une chose remarquable, et qui prouve combien les événemens peuvent, en politique, devenir favorables aux plus mauvaises mesures, comme nuisibles aux meilleures, c'est que ce renvoi de l'infante, ce refus de lui substituer une princesse de Saxe, cette étrange préférence donnée à la fille d'un roi détrôné, ces fausses combinaisons valurent à la France, par une suite de hasards impossibles à prévoir, la possession de la Lorraine et du duché de Bar; avantages très-supérieurs à ceux que pouvait apporter l'infante d'Espagne ou la princesse de Saxe.

Dans l'inquiétude que causait cette célèbre tracasserie, dont il pouvait résulter une guerre, l'ambassade d'Allemagne devenait d'une extrême importance. Richelieu osa présumer assez de son esprit et de ses talens, pour la solliciter. Il trouva la cour de Charles VI livrée à l'Espagne, prévenue de la faiblesse de notre ministère, et disposée à développer cet orgueil que le faible oppose à ceux qu'il croit encore plus faibles que lui. Richelieu n'eut d'abord que des dégoûts à essuyer. L'Empereur lui refusa long-temps la permission de faire son entrée: on répandait dans Vienne que, vu sa jeunesse, il ne pouvait être qu'un espion. C'est ce qui l'affligea le plus, attendu que ce rôle, dit-il, n'appartient qu'à un homme du peuple. On ne conçoit pas un pareil reproche à l'égard d'un ambassadeur avoué par sa cour, qui certainement ne va pas dans une cour étrangère pour espionner, mais simplement pour épier, observer, surprendre les secrets, ce qui est bien différent.

Le moment où Richelieu s'offensait d'être pris pour un espion, était précisément celui où Voltaire, son ami, faisait réciter au théâtre ces beaux vers, dans Brutus:

L'ambassadeur d'un roi m'est toujours redoutable:

Ce n'est qu'un ennemi, sous un titre honorable,

Qui vient, rempli d'orgueil ou de dextérité,

Insulter ou trahir avec impunité.

Observons que celui qui débite ces vers est un consul romain, Valérius surnommé Publicola, qui cultive le peuple, qui s'est voué au peuple, homme du peuple, si l'on veut, mais dans un sens fort différent de celui que Richelieu attachait à ce mot.

Les obstacles mis à l'entrée de l'ambassadeur de France étaient l'ouvrage du duc de Riperda, Hollandais, ambassadeur d'Espagne. Richelieu résolut de se débarrasser de cet adversaire, sans compromettre de nouveau la cour de Versailles avec celle de Madrid. Tel était et tel est encore l'état des mœurs en Europe, que le talent de se battre en duel n'est pas toujours étranger à celui des négociations (quoique l'abbé de Mably n'en parle pas) et peut contribuer à leur succès. Une insulte personnelle faite à Riperda, et dont celui-ci négligea de demander raison, dégrada l'ambassadeur d'Espagne, et lui rendit le séjour de Vienne encore plus désagréable qu'il ne l'avait été au duc de Richelieu. Celui-ci obtint l'honneur de faire son entrée: c'était l'honneur de se ruiner. Elle fut remarquable par un faste sans exemple jusqu'alors; mais Richelieu voulait éblouir, comme il voulait que sa cour intimidât celle de Vienne, qui prenait le ton d'une supériorité offensante. On continua de prodiguer les dégoûts à l'ambassadeur de France. L'Empereur, qui ne l'invitait ni aux bals ni aux fêtes de la cour, le réservait pour les messes, les vêpres, et tous les offices, qui étaient d'une longueur insupportable à tout autre que sa majesté impériale, laquelle était dévote. L'ambassadeur tint bon contre l'ennui: courage qui lui fit beaucoup d'honneur, et montra qu'il était propre aux affaires. C'est ce que l'on ne croyait pas; mais on en fut parfaitement sûr, lorsqu'on le vit travailler douze ou quinze heures de suite, quelquefois même passer les nuits à chiffrer. La patience avec laquelle il supporta ce travail, il l'attribua toute sa vie aux différentes stations qu'il avait faites à la Bastille, où il lut avec fruit l'histoire, et principalement celle de France. C'était le seul temps de sa vie qu'il eût donné à l'étude, et il aimait à rappeler l'obligation qu'il avait à cette forteresse.

La pénétration naturelle de Richelieu lui fit apercevoir bien vite qu'on lui avait mal fait entamer la négociation; et il vit mieux et plus juste que tout le conseil de France: ce qui n'était pas bien difficile. Le plus simple bon sens avertissait que, dans le dessein d'appaiser Philippe V, il fallait choisir pour médiateur, non pas le roi d'Angleterre qui lui était suspect, mais l'Empereur lui-même alors disposé en faveur du roi d'Espagne. Croira-t-on qu'il fallut beaucoup de temps et de soin à Richelieu pour convaincre de cette vérité le duc de Bourbon et Morville, ministre des affaires étrangères? On n'a indiqué, dans la vie privée du maréchal, que le principal objet de cette négociation. Les détails sont réservés à sa vie publique, et contiendront vraisemblablement un gros volume: c'est plus que la seconde guerre punique dans Tite-Live; mais tout devient important chez les modernes.

L'étonnement que causait à Paris et à Versailles le genre de vie qu'il menait à Vienne, la facilité avec laquelle il se prêtait à des mœurs si nouvelles, lui firent donner le nom d'Alcibiade. Il avait de plus avec le héros grec une autre conformité: celle de se consoler de tout, comme lui, dans le commerce des femmes. Mesdames de Badiani et de Lichtenstein prirent pitié de ses tourmens diplomatiques. L'une d'elles lui déclara qu'elle estimait beaucoup le zèle qu'il avait pour sa cour, et l'en récompensa en lui révélant les secrets de la sienne.

L'intrigue de madame de Lichtenstein fut secrète, celle de madame de Badiani publique. C'était la maîtresse de prince Eugène. Il prit de l'humeur; mais il était vieux; et, malgré sa haine pour la cour de France, presque Français, il pardonna. Richelieu avait mis ainsi sur la même ligne à peu près Eugène et Villars. Les vainqueurs, les vaincus, Français, étrangers, amis, ennemis, Voltaire comme les autres, tout subit le sort commun: Madame du Châtelet se reprocha toujours cette faiblesse, du moins à ce qu'elle prétend. Il paraît que Voltaire prit très-mal la chose, et presqu'en bourgeois; c'est beaucoup dire: au moins est-il vrai qu'il n'y mit pas une grâce parfaite.

Tandis que l'ambassadeur, aidé de ces dames, menait à bien sa négociation, M. le duc de Bourbon fut renvoyé du ministère. Richelieu en fut plus affligé que surpris. Il s'était, comme on dit, tenu en mesure avec l'évêque de Fréjus; et, par un heureux hasard, il se trouva en position de servir utilement le nouveau ministre. Le suffrage de l'Empereur était nécessaire au précepteur du roi de France, qui sollicitait le chapeau de cardinal. Cette partie de la négociation devint bientôt, comme de raison, la plus importante: elle réussit; le cordon bleu en fut la récompense. Il en eût désiré quelqu'autre plus solide, «connaissant, dit-il, des choses beaucoup meilleures que le cordon bleu.» Cependant, comme il l'obtint trois ans avant l'âge, sa vanité fut satisfaite; et ce cordon lui tint lieu d'une récompense plus réelle. Il quitta Vienne, et revint triomphant du séjour de la dévotion à celui des plaisirs, pour lesquels il avait une vocation plus marquée.

Richelieu, de retour à Paris, se rendit à tous les goûts de sa jeunesse. Il redevint le héros de toutes les aventures galantes. Il ne put plus faire un pas à la cour, sans trouver quelqu'une de ses maîtresses anciennes ou nouvelles. Ce fut alors qu'il acheva de mériter la gloire qu'on lui a depuis accordée, celle d'avoir perfectionné les mauvaises mœurs. Les femmes de la ville furent aussi l'objet de ses soins; et là, parmi les hommes, la classe de ceux à qui leur fortune permettait de vivre avec la classe supérieure, le prit pour modèle; l'imitation descendit même dans les rangs inférieurs, et y produisit de ridicules copies dignes d'être jouées sur le théâtre, et qui en effet y ont été jouées. Mais la représentation de ces ridicules reproduits sur la scène, loin de les corriger, a semblé quelque temps les multiplier dans le monde et dans la société. C'est ce qui, plusieurs années après, a fait dire à J.-J. Rousseau que le théâtre renforçait les mœurs, au lieu de les réformer: observation juste et profonde d'un phénomène bizarre, qui ne peut avoir lieu que dans une nation entièrement dégradée, où la dépravation de tous a corrompu le jugement de tous; où, par le renversement de toutes les idées naturelles, et par l'oubli complet de toute morale, la peinture du vice est prise naïvement pour son éloge; enfin, où l'on accepte comme modèle présenté à l'imagination ce qui est offert au mépris et à l'indignation publiques.

S'il pouvait exister un spectacle plus affligeant et plus odieux, ce serait de voir ce même peuple, assemblé au théâtre, se réjouir et rire aux éclats de sa propre dégradation, en applaudissant sur la scène à des traits qui l'avilissent lui-même, dans la personne d'un bourgeois ou d'une bourgeoise insultés par un monsieur le comte ou une madame la marquise, dont les insolences étaient à coup sûr honorées de la faveur du parterre. Des pièces entières roulent sur ce fond et sont dirigées vers ce but méprisable. Certes, on peut presque pardonner à ceux qui, méconnaissant l'influence des lumières régénératrices des empires, ont cru la révolution impossible, ou ont pensé du moins qu'on ne pouvait long-temps tenir soulevé hors de la fange un peuple qui semblait s'y complaire et s'y enfoncer avec délices. Il est à croire que, lorsque la génération actuelle aura disparu et fait place à d'autres Français, à des hommes vraiment dignes de la liberté, ces turpitudes dramatiques, bannies du théâtre qui ne pourra plus les supporter, mais conservées dans les bibliothèques, comme tant de mauvais ouvrages, accuseront la bassesse inconcevable qui faisait de l'avilissement national le divertissement de tous les jours. Revenons à M. de Richelieu.

Il avait perdu sa femme, mademoiselle de Noailles, qu'il avait épousée malgré lui, et à laquelle il était toujours resté étranger. Il se remaria, ne consultant que son cœur et son orgueil: c'était presque la même chose. Il épousa mademoiselle de Guise, à laquelle il fut fidèle six mois, ce qui parut une merveille. C'est à l'occasion de ce mariage, que Voltaire fit sa jolie pièce:

Un prêtre, un oui, trois mots latins

A jamais fixent vos destins, etc.

Le public s'amusa beaucoup d'une saillie plaisante, par laquelle Richelieu rappelait une aventure de sa première femme. Madame de Richelieu, première du nom, avait long-temps aimé son mari passionnément; mais, constamment négligée, même rebutée par lui, elle s'était enfin consolée avec un écuyer; son mari l'avait su, et avait tiré parti de cette connaissance pour s'amuser quelquefois de l'embarras de sa femme; c'eût été un travers d'en faire un autre usage. La mort de madame de Richelieu le débarrassa de cet écuyer auquel il ne pensait plus. Croirait-on que cet homme, ayant eu connaissance du mariage de M. de Richelieu, avant qu'il fût devenu public, osa venir lui demander cette même place d'écuyer auprès de sa seconde femme? «Quoi, monsieur, lui dit le duc, encore cette fois! vous êtes bien alerte. Non, monsieur, on n'a pas besoin de vos services.» Cette légèreté, dans la manière de considérer cet accident et d'y faire allusion, fut généralement goûtée: c'était la perfection.

On approuva beaucoup aussi les ménagemens qu'il eut pour sa seconde femme; elle était de la maison de Lorraine, et parente de l'Empereur. M. de Richelieu poussa l'attention pour elle jusqu'à se gêner et à lui cacher ses infidélités et ses intrigues. Il tint aussi une conduite excellente à l'égard de madame de La Martelière, femme de la ville, mais d'une beauté rare, à laquelle il continua de rendre ses soins pendant une longue maladie et jusqu'à sa mort. C'est ainsi qu'il en usa encore, quelques années ensuite, avec madame de La Popelinière, devenue si célèbre par l'aventure de la cheminée tournante, et à laquelle il fit une pension, ce qui n'étonne pas; mais qui fut payée, ce qui est très-remarquable. Tous ces procédés, toutes ces honnêtetés dont personne ne chercha l'explication dans les principes de la morale universelle, tiennent chez M. de Richelieu à des convenances locales, à des détails de mœurs qu'il est à propos d'éclaircir. M. de La Martelière, M. de La Popelinière n'étaient point des miroitiers du faubourg Saint-Antoine, comme le mari de la pauvre madame Michelin: c'étaient de bons fermiers généraux de la place Vendôme, donnant d'excellens soupés aux gens de la cour, et tous les deux parfaitement ridicules. Ils défrayaient ainsi doublement leurs hôtes, et il eût fallu de terribles raisons pour se brouiller avec de pareils amis. Songeons que c'était le temps où une femme connue, voulant se justifier du mauvais choix d'un amant, a dit, dans un couplet très-joli:

Je le pris sans scrupule,

Et je le fis exprès

Pour voir de près

Son ridicule.

Comment rompre avec M. de La Martelière, qui avait mené M. de Richelieu chez sa femme et chez une fille qu'il entretenait, se vantait et se plaignait presque d'être adoré des deux, était désolé de n'avoir point d'enfans ni de l'une ni de l'autre, et à qui M. de Richelieu en promettait, gageant même le double contre le simple? Il gagna, et M. de la Martelière eut des enfans.

Quant à M. de la Popelinière, ce fut lui qui se mit dans son tort, et qui rompit le premier, ayant découvert la cheminée tournante par laquelle M. de Richelieu entrait dans la chambre de sa femme: il ne tenait qu'à lui de se taire. Ce fut bien ce que lui dit le maréchal de Saxe, qui, après avoir admiré l'invention de la cheminée, blâmait seulement la préférence donnée à Richelieu, et ajoutait plaisamment: Encore si c'était moi! Ce dernier trait prouve que le héros avait daigné descendre aux manières françaises. Voltaire avait raison de dire, dans le poëme de Fontenoi:

C'est là ce fier Saxon qu'on croit né parmi nous.

C'est un éloge qu'on ne peut donner à M. de La Popelinière, qui s'emporta, se couvrit de ridicule, et mit sa femme hors de chez lui. Madame de La Popelinière, ainsi chassée, perdue et déshonorée plus qu'il n'était d'usage, il convenait, il était décent que M. de Richelieu la traitât bien, vu le monde où elle avait vécu, et où n'avait pas vécu madame Michelin.

Rajeunissons M. de Richelieu, déjà vieux à l'époque de la cheminée, et suivons les progrès de sa fortune. Il avait poursuivi le cours de ses prospérités. Sa bonne conduite à Philisbourg lui avait valu le grade de brigadier des armées du roi. Il avait tué en duel M. le prince de Lixen, un allemand nommé M. de Penterieder: il avait eu de plus, dans l'intervalle, beaucoup de femmes et quelques filles. Le commandement de Languedoc vint à vaquer, et il l'obtint. On ne peut nier que sa conduite n'y ait été infiniment plus honnête que partout ailleurs, surtout pendant la vie de madame de Richelieu. Il mérite un grand éloge pour la résistance qu'il opposa à M. de Saint-Florentin, éternel persécuteur des protestans, et qui voulait faire de M. de Richelieu un instrument de persécution. C'est ce qu'il ne voulut pas être. Il envoya même à Versailles un Mémoire en leur faveur, rempli des principes de la tolérance: c'est ainsi qu'on appelait alors le simple bon sens et l'humanité. C'était le fruit de sa liaison avec Voltaire, dont, à cet égard, il se reconnaît le disciple. Ce Mémoire, et son indulgence envers les protestans, ne furent pas sans danger pour lui, et lui firent grand tort à la cour; mais Richelieu jouissait d'une faveur trop ancienne, trop personnelle, pour pouvoir être perdu par une seule bonne action: un parvenu, un intendant, un homme sans entours, à la bonne heure. Le duc se soutint, il pouvait même se compromettre encore davantage, et, en dépit de M. de Saint-Florentin, risquer toutes les bonnes actions qu'il aurait voulu, d'autant plus que madame de Châteauroux, sa nièce, parvint, peu de temps après, à la faveur déclarée du jeune monarque: c'est ainsi qu'on s'exprimait alors. L'état de maîtresse du roi n'était point encore une dignité: on ne lui disait point: le poste où vous êtes élevée; elle ne répondait pas: la place que j'occupe. Ce langage est postérieur de quelques années: il faut toujours remarquer le progrès des mœurs.

On accusa M. de Richelieu d'avoir tramé cette intrigue; mais il est certain qu'il n'y eut aucune part: il ne l'apprit même que par la confidence immédiate du roi. Ce n'est pas que cette accusation lui fît beaucoup de peine, puisqu'il déclare que cette complaisance est la moindre qu'on puisse avoir pour son roi, et qu'il voit fort peu de différence entre lui procurer une maîtresse ou lui faire agréer un bijou. Ces dispositions, connues du public, lui ont attiré long-temps après, et vers l'année 1770, le reproche plus grave, selon lui, d'avoir trempé dans une intrigue du même genre, mais d'une espèce beaucoup moins noble à ses yeux. Rien n'était plus contraire à ses principes. Il pensait qu'un roi se devait à lui-même de n'arrêter son choix, ou ses choix, que sur des femmes présentées ou faites pour l'être. C'était, selon lui, dégrader cette place que d'y élever des personnes d'un rang inférieur; et les femmes de la cour étaient de cet avis. A la vérité, quand le maître avait failli à cette règle de convenance, le devoir des courtisans était d'honorer le choix du roi, et d'en tirer tout le parti possible. C'est à quoi M. de Richelieu ne manqua jamais. Il fit à toutes les maîtresses de Louis XV une cour assidue; et même, dans sa vieillesse, on le vit approuver le dernier goût du roi, et lui citer les noms des princes, rois et empereurs qui avaient choisi, dans les derniers rangs de la société, leurs maîtresses et même leurs épouses. C'est ainsi qu'il rajeunissait, dans ses récits amusans, l'érudition historique qu'il avait acquise à la Bastille: Qualis ab incepto!

M. de Richelieu, admis dans l'intimité du roi et de madame de Châteauroux, devint, comme de raison, le guide de sa nièce dans sa périlleuse carrière. Il fut le confident de ses chagrins, et ils étaient grands. Elle aimait le roi, qui n'aimait que les plaisirs; elle le sentait, s'en affligeait; elle voulait la gloire de son amant qui ne voulait point de gloire; elle se désespérait de la prodigieuse indifférence du roi sur toutes les affaires. «Je ne pouvais pas croire, écrit-elle, ce dont je suis témoin, et qui, tôt ou tard, si on n'y remédie, occasionnera un grand bouleversement.» Ce mot est remarquable. Madame de Tencin, à la même époque, parlait aussi d'un renversement total. Ainsi, dès l'année 1742, des femmes, par le seul avantage de leur position, devançaient de quinze ou vingt ans les pronostics, qui depuis ont fait honneur à la sagacité de plusieurs philosophes et de quelques hommes d'état.

Ce qui étonnait madame de Châteauroux, causera sans doute la même surprise à la postérité. On aura quelque peine à croire que, dans la guerre de Bavière, le roi écrive de sa main, le 23 janvier (la lettre existe): «Il y a des nouvelles de Bavière du 13 (décembre précédent), mais je ne les ai pas vues.» Il était resté trois semaines, sans se faire rendre compte des nouvelles de la Bavière.

Madame de Châteauroux, pour tirer le roi de cette apathique indolence, souhaita qu'il parût à la tête de ses armées. Ce désir avait quelque chose de généreux; il tourna contre elle; mais il accrut la célébrité et la gloire de son oncle, le duc de Richelieu.

Distingué à l'affaire d'Ettinghen, où il n'eut de chagrin que ce spectacle cruel dont nous avons parlé (les corps morts des gens de son espèce confondus impitoyablement avec ceux des soldats), il était devenu premier gentilhomme de la chambre et lieutenant général. Il se distingua encore sous les yeux du roi, à la campagne de Flandre et à la prise de Courtrai. Son assiduité auprès de lui pendant sa maladie à Metz, l'obstination avec laquelle il refusa de croire au danger réel de la maladie, tout servit à l'affermir dans la faveur du roi. Richelieu était sincère et vrai dans cette occasion: il ne crut jamais au danger de cette maladie de Metz, dont l'exagération lui parut l'ouvrage des prêtres et des courtisans, ligués pour écarter d'un prince faible et superstitieux madame de Châteauroux. Pendant cette crise, elle se désolait, elle prévoyait sa perte prochaine. Au retour du roi dans la capitale, sa maîtresse, confondue dans la foule, la mort dans le cœur, jouissait de l'allégresse publique. Mais quelle jouissance! elle avait vu le roi attendri de l'amour de son peuple. «Il paraissait ému, écrit-elle, il est donc susceptible d'un sentiment tendre!» Quel mot après trois ans de liaison! Tenue à l'écart, et souhaitant d'être rappelée, elle croit le roi arrêté par la crainte d'avouer ses torts envers elle. «Il croit peut-être, dit-elle, avoir trop de torts à effacer, et c'est ce qui l'empêche de revenir: ah! il ne sait pas qu'ils sont tous oubliés.»

Voilà la nature; c'est le sentiment et le langage d'Ariane dans la pièce de ce nom:

Plus de ressentiment de ton crime passé;

Tu n'as qu'à dire un mot, ce crime est effacé:

C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère.

Rien de plus touchant; mais Ariane, en adressant ces paroles à Thésée dans Naxos, n'avait à prétendre, pour ses parens, ni commandement d'armées, ni gouvernement de province. Voilà pourquoi elle est encore plus intéressante que madame de Châteauroux, qui néanmoins, vu le temps, le lieu et la place, ne manquait pas d'une certaine honnêteté. Mais elle-même, malgré son zèle pour le bien de l'état, faisait faire des fautes à son amant. Après la malheureuse affaire d'Ettinghen, il écrit au duc de Richelieu: «Dites au maréchal de Noailles (proche parent de madame de Châteauroux) que je ne lui écris pas, mais que je suis très-content de lui.» C'est ainsi qu'il écrit au maréchal de Soubise après la bataille de Rosbac; il fait plus, il lui donne le bâton de maréchal de France. Voilà une de ces fautes que le despotisme aurait dû à jamais s'interdire. On a quelque peine à concevoir ces scandales authentiques, prodigués gratuitement, sans prétexte et sans objet. Trois puissances gouvernent les hommes: le fer, l'or et l'opinion; et quand le despotisme a lui-même détruit cette dernière, il ne tarde pas à perdre les deux autres.

Nous rompons un peu trop souvent le fil des événemens publics, et nous donnons trop d'attention à la partie morale du dernier règne. Revenons à M. de Richelieu qu'on trouve partout, et jusqu'alors presque toujours brillant.

Il le fut surtout à Fontenoi; et, quoiqu'aient pu dire ses ennemis, ainsi que ceux de Voltaire, qui accusaient ce dernier d'immoler à son idole la gloire du maréchal de Saxe, il paraît qu'on ne peut lui refuser l'honneur du conseil qui détermina le gain de la bataille. Cette idée d'entamer avec du canon la colonne anglaise, paraît d'ailleurs si simple, qu'on ne peut attribuer qu'à la maladie du maréchal de Saxe l'oubli d'un pareil ordre. Le courage de Richelieu, égal à sa présence d'esprit, le précipita dans les premiers rangs de la colonne éclaircie par le canon; et c'est là un des beaux momens de sa vie.

Il est peut-être de tous les Français, celui qui a rendu le plus saillant ce bizarre contraste du courage d'un guerrier intrépide et des mœurs de Tanzaï: Lawfeldt lui vit déployer la même bravoure et la même intelligence. Sa réputation militaire devint alors assez grande pour que les Génois, à la mort du duc de Boufflers, désirassent de le mettre à la tête des forces de la république soulevée contre les Autrichiens. On ne peut nier que sa conduite n'y ait été habile et vigoureuse. Elle lui fit pardonner les folies qu'il fit pour Pelinetta Brignolet, belle-sœur du doge, la seule femme connue près de laquelle il n'ait pu réussir. Richelieu avait alors cinquante ans; mais il ne voulait point s'en apercevoir; et à Gênes même, plusieurs femmes le lui firent oublier. Il avait eu le même avantage dans son ambassade de Dresde, célèbre autant que celle de Vienne par le faste qu'il y déploya: c'était une de ses passions.

Il réparait, comme tant d'autres, par l'avarice, les dommages qu'elle lui causait. La même cour étrangère le vit abandonner à l'avidité du public reçu dans son hôtel, de superbes décorations de dessert, même son argenterie, et refuser à ses valets de pied le remboursement de leurs frais pour leurs habits de gala. On le vit depuis, dans son gouvernement de Bordeaux, s'approprier douze mille francs d'appointemens attachés à la place de capitaine de ses gardes, payés par la ville; et en détacher généreusement douze cents livres, disant qu'à ce prix il aurait des capitaines des gardes tant qu'il voudrait. Ce capitaine des gardes était pourtant bon gentilhomme, considération très-importante pour M. de Richelieu; mais les principes s'affaiblissent quelquefois dans la vieillesse. Nous ne parlons point de la réduction proportionnelle faite sur les six mille livres payés par la ville au secrétaire. Celui-ci n'était pas gentilhomme; il n'y a rien à dire, si ce n'est que le gentilhomme et le roturier furent ici confondus sans ménagement, comme à la bataille d'Ettinghen.

Nous arrivons au moment où M. de Richelieu, toujours jeune, brillant d'exploits guerriers et d'aventures galantes, n'ayant été malheureux en amour que dans la ville où il avait une statue, va jeter encore un nouvel éclat, et accroître sa gloire militaire.

Il avait été l'un des courtisans les plus empressés de madame de Pompadour, qui avait succédé au poste de madame de Châteauroux. Madame de Pompadour, n'étant point de la classe des femmes présentées, la manière de penser du duc ne lui permettait point d'approuver ce choix, tant qu'il n'était pas fait; mais, une fois fait et déclaré, Richelieu se comportait comme s'il l'eût approuvé: c'était son principe. Cette conduite avait singulièrement flatté madame de Pompadour, et redoublé pour Richelieu la bienveillance du monarque. Ce début était bon; mais, par un caprice bizarre, Richelieu ne persévéra point: il avait de l'orgueil, et il désobligea cruellement madame de Pompadour. Elle avait, de son mariage, une fille chérie; et, voyant la cour à ses pieds, elle crut pouvoir proposer au duc de Richelieu un projet de mariage entre son fils et Alexandrine: c'était le nom de cette jeune personne. Richelieu fit une de ces réponses, qui, sans être précisément un refus ou une offense, laissent de longs souvenirs à la vanité mécontente. Il est probable qu'il s'en repentit, et que, s'il eût prévu la mort de cette jeune Alexandrine, il se fût épargné, par une réponse plus obligeante, les désagrémens que lui attira sa réplique.

Par malheur, ces petites tracasseries décidaient quelquefois du sort d'une campagne et de la destinée de l'état. Elles pensèrent, comme on verra, faire échouer l'entreprise sur Minorque, et occasionnèrent probablement les délais mis dans le renvoi du courrier dépêché à Versailles, après l'affaire de Closter-Seven, délais qui rendirent inutiles à la France une avantageuse capitulation. Il est affligeant de songer que toutes ces petites intrigues soient une portion essentielle de l'histoire. Quant à M. de Richelieu, il croyait que c'était l'histoire toute entière, et pensait qu'elle ne pouvait être écrite que par des hommes initiés aux mystères du gouvernement: ministres, généraux, courtisans. A la vérité, elle peut, selon lui, être rédigée par un historien que choisirait le roi; «car pourquoi (ce sont ses termes) laisser à tout le monde le droit d'écrire l'histoire?» M. de Richelieu avait ses raisons de préférer les historiographes aux historiens. Cependant on peut voir, par la manière dont il est traité dans les Mémoires de Duclos, que personnellement il n'avait pas plus à gagner avec les uns qu'avec les autres.

Quoi qu'il en soit, les uns et les autres doivent convenir que M. de Richelieu développa, dans l'entreprise sur Minorque, les talens et les ressources d'un général. Il arrive à Toulon: rien n'est prêt; il en est peu surpris: il connaissait la haine des ministres secrètement appuyés par madame de Pompadour. Il ne se rebute pas; il presse l'armement, trouve des secours dans le zèle des Marseillais; il s'embarque, arrive à Mahon, forme le siége de la citadelle, veille à tout, et s'expose comme un simple soldat. On se souviendra long-temps de la manière dont il fit cesser dans son camp l'habitude de s'enivrer. «Je déclare, dit-il, que ceux d'entre vous qui s'enivreront désormais, n'auront pas l'honneur de monter à l'assaut.» C'était connaître les Français.

Pendant ce temps, qu'est-ce qui se passait à Versailles? Ses ennemis, et surtout les ministres, faisaient des vœux contre le succès du siége. On répandait, avec la joie de la malignité triomphante, les nouvelles fâcheuses, les bruits défavorables; madame de Pompadour disait hautement que Richelieu était rempli d'une présomption qui méritait d'être châtiée, humiliée par un revers. Pour le roi, il était indécis, et comme neutre entre sa maîtresse et son général. Il trouvait sans doute le châtiment un peu fort; mais il convenait de la présomption. «Au surplus, ajoutait-il, si la chose tourne mal, cela le regarde, il l'aura voulu.» Par bonheur, la chose tourna bien. Mahon fut pris: le roi, dans le fond, en fut fort aise; madame de Pompadour se consola, fit du conquérant son héros, l'appela son cher Minorquin, composa des chansons pour lui, les lui chanta; il les trouva charmantes: et tout se passa le mieux du monde.

Tous ces détails sont attestés par les lettres de la duchesse de Lauraguais, long-temps amie, et alors maîtresse du duc de Richelieu (les soixante ans n'y faisaient rien). Elle était sœur de madame de Châteauroux, et terminait ce récit par ces mots: «Ma sœur avait raison de dire quelquefois qu'on serait tenté de voir tout comme un songe, puisqu'il est impossible de remédier au mal avec un maître qui se plaît à n'être rien.»

Des désastres, des scandales, des ridicules, forment, comme on sait, l'histoire des campagnes suivantes. Madame de Pompadour, malgré ses chansons pour M. de Richelieu, paraissait ne pas lui destiner de commandement; mais le duc, exerçant sa fonction de premier gentilhomme de la chambre, au commencement de l'année marquée par le crime de Damiens, se trouva, par sa place, le garde-malade, et en quelque sorte le consolateur de son maître. Il sut, des premiers, que la blessure du roi n'était pas dangereuse; et sa sagacité, qui avait pressenti à Metz la chute de madame de Châteauroux, immolée à l'intrigue des prêtres et des ministres, lui fit deviner que madame de Pompadour sortirait victorieuse d'une épreuve à peu près pareille. Il lui rendit des soins, quand d'autres avaient la maladresse de l'abandonner. Il était juste qu'un commandement fût la récompense de cette attention. La France avait deux armées en Allemagne: l'une aux ordres de M. de Soubise, intime ami de madame de Pompadour, par conséquent inamovible; l'autre aux ordres de M. d'Estrées, général estimé, mais qu'elle n'aimait pas: ce fut donc celui-ci qu'il convenait de dépouiller. L'un des ministres, M. de Puisieux, son beau-père, le prévit, et lui écrivait: «Vous êtes desservi; déjà même on vous donne un successeur. Donnez la bataille; si vous la gagnez, on vous regrettera; si vous la perdez, il n'en sera ni plus ni moins.» Vingt ou trente mille Français tués sans objet, étaient peu de chose pour M. de Puisieux, quand son gendre était prêt de ne plus commander. Le gendre profita du conseil, risqua tout pour rien, livra la bataille et la gagna: succès inutile, c'était le signal de son rappel.

M. de Richelieu, nommé son successeur, le rencontra à Strasbourg, déjà traité, quoique loin de la cour, en général disgracié, abandonné de ses officiers généraux, et resté seul avec sa victoire qui n'avait point réussi à Versailles. Le nouveau général ne put s'empêcher de dire à cette occasion: «C'est donc presque toujours aux places que nous devons les hommages qu'on nous rend!» A la nuance d'étonnement que suppose cette réflexion, on ne reconnaît pas l'esprit et l'expérience de M. de Richelieu; l'exemple de l'abandon où étaient tombés les maréchaux de Saxe et de Lowendal, devait l'avoir instruit suffisamment. Il aurait dû être plus accoutumé à ce spectacle, moins surpris, plus fait à la fatigue.

Une anecdote particulière achève de montrer l'accord et l'harmonie qui régnaient dans le conseil. M. de Richelieu était déjà parti pour Strasbourg, que M. de Belle-Isle, ministre de la guerre, ignorait encore la nouvelle du commandement donné à M. de Richelieu. Il traita d'imbécile celui qui la lui apportait.

On connaît aujourd'hui tous les détails de cette campagne brillante et inutile, terminée par la capitulation de Closter-Seven. Il paraît certain que la conduite militaire de M. de Richelieu ne mérite que des éloges. Il paraît que l'infraction faite par les ennemis à ce traité provisoire, ne doit être imputée qu'aux délais coupables des ministres français, qui en différèrent à dessein la ratification. M. de Richelieu, toujours actif et vigilant pour son compte, s'occupait même de M. de Soubise. Il lui faisait passer de très-bons conseils, et l'avertissait de prendre garde à lui. M. de Soubise n'y prit point garde: c'était le roi de Prusse qui s'était chargé de ce soin. Il l'avait dit formellement: «Quant au petit Soubise, j'en fais mon affaire.» Il tint parole, et la bataille de Rosbac acheva d'annuller la convention de Closter-Seven, déjà ébranlée par la négligence malintentionnée du ministère français.

M. de Richelieu revint à Paris jouir d'une gloire contestée, mais réelle. Il embellit son hôtel d'un pavillon magnifique, à qui le mécontentement public avait donné le nom de pavillon d'Hanovre, dénomination adoptée par M. de Richelieu lui-même, soit pour la faire tomber, soit pour la faire tourner en son honneur, soit pour braver le public, plaisir auquel il n'était pas indifférent. On supposait à ses nouvelles richesses, qu'on exagérait sans doute, une source malhonnête. Il avait, disait-on, tiré du pays ennemi des contributions immenses; et, selon d'autres bruits plus calomnieux probablement, l'argent français entrait pour beaucoup dans ce surcroît d'opulence. Ses amis répondaient que le maréchal de Villars avait fait bien pis encore. Sous l'ancien régime, les malheurs et les scandales, soit publics, soit particuliers, avaient à choisir entre ces deux réponses consolantes: c'était bien pis autrefois, ou un jour ce sera bien pis. M. de Richelieu savait les employer à propos l'une et l'autre.

Nous ne nous étendrons pas sur les trente dernières années de M. de Richelieu; elles sont trop connues de la génération actuelle, composée en partie de ses contemporains. Il sembla, dans sa vieillesse, revenir entièrement aux mœurs de la régence dont il ne s'était jamais beaucoup écarté. Toujours plein de l'idée qu'il vivrait cent ans, il avait souhaité, dans tous les temps de sa vie, de se placer dans une position capable d'assurer l'impunité à ses vices et à toutes ses fantaisies. C'est à quoi un gouvernement de province était merveilleusement propre. Une place dans le ministère n'offrait cet avantage que passagèrement, et de plus l'exposait à tous les orages de la cour: aussi la refusa-t-il, à la grande surprise des courtisans, dont l'égoïsme calculait autrement que le sien. C'est après la mort du maréchal de Belle-Isle que cette offre lui fut faite; mais il était trop empressé d'aller prendre possession de son gouvernement de Guienne, «où il pourrait faire tout ce qu'il voudrait, et où personne n'oserait lui rien dire, étant bien avec le maître:» ce sont ses termes. C'est en effet à quoi se réduisait tout le mystère, et M. de Richelieu l'avait très-bien saisi. Il se rendit à Bordeaux après une maladie longue et affligeante, mais utile et secourable: une lèpre universelle qui renouvela toutes ses humeurs, le rajeunit en quelque sorte et le régénéra pour le vice. Il portait à Bordeaux la réputation que devait avoir le vainqueur de Mahon, celle d'être bien à la cour, non moins désirable en province, enfin celle d'homme aimable, qualité qui relevait toutes les autres. Aussi fut-il reçu comme un triomphateur, au milieu des acclamations publiques, et avec une sorte d'ivresse. Son désir et son talent de plaire prolongèrent quelque temps cette faveur publique; mais il se lassa bientôt d'être aimé; et les vexations, les tyrannies de tout genre le rendirent odieux à la ville et à toute la province: licence effrénée, encouragemens donnés aux mauvaises mœurs, aux jeux, défense de port-d'armes, etc. Le mal était sans remède; car M. de Richelieu était bien avec le maître. Il venait souvent à la cour renouveler sa faveur, et donner à son crédit la force nécessaire pour exercer dans sa province un despotisme illimité, qui s'accrut de jour en jour pendant le règne de Louis XV.

Les querelles du gouverneur de Guienne avec les divers membres du parlement de Bordeaux, ou même avec le corps entier, ne pouvaient être un grand démérite aux yeux du roi qui détestait les parlemens. Richelieu était à cet égard son confident le plus intime, comme on le voit par les lettres de Louis XV au maréchal, imprimées à la fin du troisième volume. Vindicatif comme l'était M. de Richelieu, on sent quelle fut sa joie d'être chargé de faire enregistrer l'édit de suppression du parlement de Bordeaux. Louis XV lui écrivait: «C'est le désir d'avoir la paix qui m'a déterminé à détruire des corps orgueilleux qui s'opposent depuis si long-temps à mes volontés. J'ai trop à me plaindre de mes parlemens pour revenir jamais sur leur sort. Je leur ferai voir que je ne tiens mon pouvoir que de Dieu, que je n'ai de compte à rendre qu'à lui, et que personne ne doit s'opposer à ma volonté.» Telle était, dès sa première jeunesse, la profonde conviction du roi; et pouvait-on lui en faire un reproche? On avait lié cette doctrine à toutes les parties de son éducation, et on l'avait consacrée par la religion même. Il écrivait, en 1753, au sujet des querelles du parlement et du clergé: «Je veux qu'on rende à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César; or, César ne tient que de Dieu ce qui est à César; mais il ne le lâchera à personne sur la terre française.»

La réponse qu'on pouvait faire au roi, et qu'il fallait adresser aux courtisans et aux prêtres, est celle d'Athalie à Josabet, après avoir entendu le jeune Eliacin:

.... J'aime à voir comme vous l'instruisez;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sa mémoire est fidèle, et dans tout ce qu'il dit,

De vous et de Joad je reconnais l'esprit.

Louis XV avait un sentiment si intime de sa puissance illimitée, qu'il n'attribue qu'à sa bonté la clémence dont il usa envers les parlemens, et qu'il les menace d'un successeur moins doux, d'un maître plus sévère. Il ne pouvait prévoir que son successeur se lasserait de voir son autorité combattue par des corps orgueilleux, éternellement compromise en de ridicules débats entre des ministres intrigans et des cours de judicature; et qu'il aimerait mieux se voir chéri par une grande nation puissante et heureuse, que de régner sur un peuple avili et infortuné, qui ne peut apercevoir les vertus de son roi à travers les crimes de ses ministres.

C'est dans cette correspondance très-curieuse de Louis XV, qu'on trouve l'explication de la constance que ce prince a portée dans la destruction des parlemens. On en fut étonné; mais la surprise redoubla en lisant ces étranges paroles écrites en 1753, après avoir juré de déployer contre les parlemens toute sa puissance royale: «Je répandrai mon sang avec plaisir.» Cette même lettre est terminée par ces mots: «Vous pouvez faire usage de ceci. Je ne le signe pas, vous connaissez assez mon écriture pour être sûr qu'elle est de moi; mais je le ferais même avec grand plaisir, s'il fallait, d'une autre couleur.»

C'est ainsi que parlait, dans cette seule occasion, un prince qui, se tenant comme étranger aux affaires publiques, laissait quelquefois manquer de respect à son nom, et même contrarier ses goûts personnels par ses propres ministres. On connaît son mot: «Quand je vous disais qu'ils sont plus maîtres que moi! Ils font des sottises; c'est leur faute: pourquoi ne m'écoutent-ils pas?»

Cette faiblesse avait tellement enhardi l'insolence des ministres, qu'ils affichaient leur mépris pour ses volontés connues, et même pour sa signature. «Le roi m'a donné une pension, disait un homme à l'abbé Terray, en lui montrant la signature du roi.—Que le roi vous paie, répondait l'abbé.» Un autre présentait un bon du roi. «Ce n'est pas le mien, disait le contrôleur général.» Ce contraste entre tant de faiblesse et l'espèce de force qu'il déploie dans l'affaire des parlements, tient à des idées et à des habitudes de sa jeunesse. L'évêque de Fréjus, devenu ministre, s'étant trouvé engagé, comme ses prédécesseurs, dans ces querelles avec les parlemens, se vit forcé d'en impatienter l'insouciante jeunesse du monarque, et de lui donner un rôle personnel dans ces farces ministérielles et parlementaires. De là naquit l'importance que le roi continua d'y attacher. C'est ainsi que des circonstances particulières placent dans le caractère et dans l'esprit certains contrastes bizarres qu'il n'est pas toujours facile d'expliquer. Ce qui était plus facile, c'était d'épargner au jeune roi tout cet embarras: il suffisait, pour anéantir l'importance des parlemens, de ne point en mettre à des disputes scolastiques, déguisées en questions religieuses. Mais alors M. de Fréjus n'eût point fait sa cour au saint siège; dès lors, plus de chapeau; et rien de plus désagréable pour un évêque premier ministre. On ne saurait trop répéter que telles sont les belles idées qui ont influé pendant cinq ou six cents ans sur le sort des empires, et qui sont bien loin d'être anéanties partout.

Le plaisir que M. de Richelieu avait trouvé à faire exécuter les ordres du roi pour la destruction du parlement, lui fit accepter la commission de les porter à la cour des aides de Paris. Ces deux expéditions, et principalement la dernière, furent ce qui acheva de le plonger dans l'avilissement où il était déjà tombé. On fut indigné de voir le vainqueur de Mahon se rendre l'instrument ostensible d'une intrigue abjecte dont on le crut alors l'auteur, il n'en était que le confident; mais il l'était à sa manière: comme un vieillard corrompu qui s'amuse de tout, encourage sans se compromettre, ne désespère du succès d'aucune absurdité, et, en fait de vices ou de ridicules, ne croit rien d'impossible. Il eut raison; rien ne l'était: mais, par malheur pour le vieux favori, Louis XV mourut. Un nouveau règne fut pour lui l'équivalent d'une disgrâce. Rebuté à Versailles, il alla régner en Guienne; c'était un pis aller très-supportable: et voilà ce que ces gouvernemens de province avaient de bon. Mais cette fois l'honneur d'être bien avec le maître, condition requise pour y faire tout ce qu'on voulait, sans que personne osât rien dire, cette condition essentielle manquait à M. de Richelieu. Les Bordelais le savaient; ils osaient le dire: et le gouverneur n'était pas aussi absolu qu'il le désirait. Un procès ridicule l'obligea de revenir à Paris, où le roi le fixa par la défense expresse de retourner à Bordeaux. Ce fut un moment désagréable; mais avec lui les chagrins, comme les plaisirs, ne duraient qu'un moment.

Sa place de premier gentilhomme lui donnait des comédiens à gouverner, des caprices à satisfaire. Tout allait mal là, comme en Guienne: et quand on se plaignait: «Ce sera bien pis, répondait-il, sous mon successeur:» il faisait ainsi les honneurs de M. de Fronsac, qu'il impatientait de toutes manières, et surtout par sa longue vie. Il se divertissait à lui en présenter l'espérance; et lui-même la considérait comme la punition des mauvais déportemens de son fils: la punition était sévère. Celui-ci, rongé de goutte, l'ayant mérité, mais pas si bien, voyait son père, le seul, entre les quatre premiers gentilshommes et leurs survivanciers, qui se trouvât en état d'être de service auprès du roi. Il recevait, dans son lit, la visite du maréchal, qui le consolait pour le désoler, le grondait de sa molesse, et se promenant lestement dans la chambre du malade, lui disait que «lorsqu'on a la goutte à un pied, il fallait se tenir sur l'autre, chose facile, ajoutait le malin vieillard;» et il le prouvait en restant quelques minutes dans l'attitude qu'il indiquait comme une recette. De la chambre du malade, il allait faire sa cour aux femmes, et quelquefois réussissait, dit-on. On prétend même que, pour mieux prouver sa jeunesse, il se battit en duel ou offrit de se battre à soixante dix-huit ans. Ce qui est certain, c'est qu'il fut vu sortant de chez lui, le soir, seul, à pied, et dans le costume ordinaire en pareil cas. La célébrité attachée à son nom répandait dans le public tous ces scandales ridicules; et le bruit qu'ils faisaient, était sa récompense. C'étaient les mêmes mœurs que jadis un autre vieillard avait affichées sous la régence, et avait conservées, ainsi que sa santé, jusque dans un âge où les autres hommes touchent à la décrépitude; et Richelieu était, à cet égard, le Lauzun de son siècle.

Cependant une légère incommodité l'ayant averti qu'il vieillissait, il se maria, calcul bien entendu, qui intéressait à sa conservation une femme vertueuse dont les soins prolongèrent probablement sa vie.

Le plaisir de contrarier son fils, et la singularité d'avoir été marié sous trois règnes, entrèrent, dit-on, dans ses motifs; mais il suffisait d'un égoïsme bien conçu, au moins dans cette occasion, tel que Richelieu avait dès long-temps arrangé le sien.

Madame de Richelieu pouvait se flatter de fixer son époux: c'est ce qui fut impossible. Il fut infidèle, même volage, à quatre-vingt-cinq ans. Il fit plus, c'est-à-dire pis: on le vit balbutier de vils hommages à ces beautés ambulantes, opprobre et scandale des grandes villes; et le rebut des passans ne fut pas toujours le sien. C'était, au reste, le seul chagrin qu'il donnait à son épouse, pour laquelle il montra toujours les plus grands égards: à moins qu'on ne compte pour des chagrins (et c'en était sans doute un très-grand pour une personne aussi honnête), de voir son mari se permettre, par habitude, des injustices odieuses, des vexations coupables, et d'énormes abus de crédit. On peut citer, entre autres exemples, sa conduite à l'égard d'un particulier, voisin du maréchal, et qui ne put jamais, du vivant de M. de Richelieu, disposer d'un terrain qu'il avait acquis du roi, et où il voulait faire bâtir. Ce mot de crédit peut étonner dans son application à un homme assez maltraité du maître. Mais tel était l'effet d'une ancienne faveur, que lors même qu'elle n'existait plus, il en restait toujours le crédit d'opprimer à la ville: c'était bien la moindre chose. Maréchal de France et premier gentilhomme de la chambre, M. de Richelieu, avec ses entours et sa célébrité, avait des droits certains à la complaisance des gens en place, qui pouvaient craindre encore son habileté en intrigues. De plus, il faut savoir qu'indépendamment de la réserve qu'imposait la prudence, une convention tacite avait tourné en mode, chère à l'orgueil, la nécessité des ménagemens entre gens de la même espèce. Ainsi faciliter ou du moins permettre l'oppression d'un inférieur, était une convenance d'état dont on ne pouvait, entre honnêtes gens, se dispenser sans indécence. Protéger le faible ou l'innocent contre certains persécuteurs, paraissait un oubli des usages reçus entre personnes d'un certain rang: c'était un manque de savoir vivre. Peu de reproches étaient plus graves. Aussi, en pareil cas, n'y recourait-on qu'à la dernière extrémité, qu'après avoir épuisé toutes les conjectures, qu'après avoir supposé des motifs d'intérêt personnel, d'inimitié secrète, d'intrigue prête à éclore; rien n'était moins naturel que de manquer à des personnes d'un certain ordre, pour protéger, qui?... un homme du peuple, autrement dit, de rien.

C'est peut-être ici le lieu d'observer que M. de Richelieu n'a jamais pu prononcer le nom d'un bourgeois exactement et sans l'estropier. Quiconque n'était pas gentilhomme, était à ses yeux un quidam qu'il suffisait de désigner, puisque le besoin l'exigeait; mais savoir de pareils noms lui semblait un ridicule dont il se préserva toujours. Nous tenons ce petit détail de vingt personnes, entre autres de M. l'abbé Arnaud, que le maréchal, en dépit de la confraternité académique, appela toujours l'abbé Renaud. Peut-être aussi était-ce un souvenir machinal accordé aux mânes de madame Renaud, l'amie de madame Michelin. En ce cas, ce ne serait que l'effet du radotage, qui, avec la surdité, fut presque la seule incommodité de sa décrépitude. Il s'éteignit par degrés, presque sans douleur, sans agonie, et mourut l'année qui précéda la révolution. Heureux jusqu'au dernier moment, l'enfance dans laquelle il était tombé, lui déroba le sentiment des approches de la liberté, comme celui des approches de la mort: deux spectres également horribles à ses yeux.

Telle fut la destinée de cet homme singulier; tel fut son caractère, si l'on peut donner ce nom au mélange bizarre de tant de qualités disparates. Nul n'eût été plus heureux, si les jouissances des sens composaient tout le bonheur de l'homme: nul ne sut mieux se conserver dans le genre de vie le plus fait pour abréger ses jours. Au reste, on a cru que la plupart des excès auxquels il parut se livrer, ne furent pour l'ordinaire qu'apparens. On dit que dans ses débauches, plus indécentes que répétées, dans ses plaisirs affichés avec tant de bruit, il savait se commander une prudente et habile économie de lui-même; en un mot, qu'il n'était qu'un avare fastueux, là comme ailleurs.

La fortune lui fut presque toujours favorable; mais il faut convenir qu'il provoqua ses faveurs avec esprit, adresse et activité. Il sut tourner surtout à son profit tous les vices de son siècle, dont il peut dire: Et quorum pars magna fui. Il eut des qualités brillantes, et aucune vertu. Il s'abstint de chasser, après avoir eu le malheur de tuer un homme à la chasse; mais dans le même temps, il laissait languir et mourir dans les prisons plusieurs innocens, qu'il y avait fait enfermer pour en avoir été contrarié dans ses goûts et dans ses fantaisies. Aussi, le peu d'actions honnêtes qui purent lui échapper dans le cours d'une longue vie, n'y paraissent que de caprices, des inconséquences qui surprennent plus qu'elles ne plaisent; comme on voit, dans quelques ouvrages d'esprit, certains traits saillans, mais déplacés, dont l'effet est détruit par cette raison.

Nous ne comptons point, parmi ses singularités, celle d'avoir mêlé à l'incrédulité en fait de religion, une grande foi à l'astrologie, la divination, la pierre philosophale: lui-même fait hommage de son incrédulité à Voltaire, et les trois autres superstitions lui étaient communes avec un grand nombre de courtisans. Les recherches occasionnées par les crimes de la Brinvilliers et de la Voisin prouvent à quel point la cour de Louis XIV était livrée à ces absurdes illusions. Mais ce fut là le moins mauvais effet de son admiration pour cette cour. Le goût d'un faste effréné, les maximes de la tyrannie, tous les préjugés de son état portés au plus haut degré, et si funestes dans un homme qui a joui presque toute sa vie d'une grande faveur et souvent d'une grande puissance: voilà ce qui a fait de sa longue existence un scandale et une calamité publics. On peut dire qu'à l'exception du vieux duc d'Épernon, comme lui gouverneur de la Guienne, et mort à peu près au même âge, aucun des ci-devant grands seigneurs n'a insulté plus long-temps et plus impunément la nation française. Il faut leur pardonner, ils n'y retomberont plus.

Nous avons eu occasion de citer plus d'une fois des Mémoires particuliers de M. de Richelieu, écrits par lui-même, ou plutôt rédigés sous ses yeux, puisque, indépendamment de l'orthographe qui est irréprochable, le style n'est pas sans agrément. Ces Mémoires, qui ne vont pas même jusqu'à la fin de la régence, font regretter qu'il ne les ait pas continués, au moins jusqu'à son départ pour la Guienne. Ils eussent été très-curieux, parce qu'il eût à peu près tout dit. Nul homme ne paraît avoir fait moins de cas de l'opinion qu'on aurait de lui après sa mort. C'est ce qu'on a pu voir dans le récit de l'aventure de madame Michelin, qui compose près de la moitié de ses Mémoires: le reste est l'histoire de ses aventures galantes jusqu'à cette époque. Il les commença à l'âge de cinquante ans, en Languedoc, où il commandait. C'était une complaisance pour une femme qui lui avait promis de le récompenser à son retour. On ne sait par quel caprice il a gardé le secret à cette femme, et à deux autres qui ne sont pas même désignées par une lettre initiale. Cette réserve surprend dans un homme qui, pour tant d'autres femmes, a étendu jusqu'à la postérité la confiance intime dont, à cet égard, il avait honoré le public contemporain. Quelle que soit cette femme, on est surpris que M. de Richelieu, en cherchant à lui plaire, soit aussi franc avec elle. C'est dans cet écrit qu'il développe au long sa théorie de l'infidélité. «C'est un goût, dit-il, né avec nous. L'homme n'a pas plus le pouvoir d'être constant, que celui d'écarter les maladies. L'objet quitté n'a été que prévenu, voilà tout. Quelques mois de plus ou de moins sont la seule différence entre l'infidèle et l'abandonné.»

Il parle de son amitié à cette même femme, à laquelle il expose avec la même loyauté sa théorie de l'égoïsme. «Quand l'évangile nous prescrit d'aller pleurer avec les tristes, et rire avec les joyeux, il nous donne un conseil salutaire pour notre bonheur physique, autant que pour notre bonheur moral. C'est une folie de se mettre à la place de ses amis malheureux. Les gens qui regardent l'égoïsme comme un mal, ne voient pas qu'il est dans la nature. L'animal est égoïste; il ne pense et n'agit que pour lui. Ceux qui, séduits par les prestiges d'une philosophie déplacée, mettent leur bonheur à faire celui des autres, sont toujours dupes de ce système: il faut rapporter tout à soi. L'homme qui ne vit pas pour lui seul est toujours dupe de ses sentimens. Vous êtes convenue plusieurs fois, belle amie, que j'avais raison, et vous m'avez dit que c'était votre système.» On voit qu'entre les deux amans, l'union des cœurs était préparée par la conformité de principes, et surtout évaluée d'avance.

Nous regrettons de ne pouvoir présenter à nos lecteurs les idées politiques de M. de Richelieu «sur la nécessité de changer le peuple suffisamment; sur le danger d'une aisance qui lui permettrait de raisonner, et de connaître peut-être ses forces, ce qui occasionnerait une insubordination, à la vérité, facile à calmer en répandant un peu de sang, mais qu'il faut toujours prévenir..... M. le duc de Bourgogne, si regretté, aurait suivi la route tracée; il aurait été forcé de faire ce que les ministres de son fils ont exécuté.» Tout ceci s'écrivait en 1746, lorsque M. de Richelieu était devenu un homme d'état profond.

C'est bien dommage aussi que nous ne puissions rapporter et abandonner au commentaire de nos lecteurs, les divers jugemens de M. de Richelieu sur les différentes parties de l'administration sous Louis XIV, les réponses de M. de Richelieu aux reproches faits à la mémoire de ce prince, etc., etc. Le rire et l'indignation se confondent à cette lecture. C'est le code de la tyrannie fondu dans celui de la fatuité. C'est Atys ou Médor vieillissant, devenu raisonneur, et écrivant des atrocités futiles sous la dictée de Machiavel en délire.

Nous recommandons aussi à la curiosité de nos lecteurs un long passage de ces Mémoires en faveur des substitutions. Le moment où ce morceau paraît pour la première fois, le fera paraître plus piquant. On dirait que l'auteur, qui embrasse leur défense, a pris soin de rassembler les raisons qui doivent entrer dans le considérant du décret par lequel elles seront détruites.

Chacun des trois volumes de cette Vie est terminé par un recueil de lettres, presque toutes de femmes. Elles n'apprennent rien, sinon que chacune avait sa manière d'aimer M. de Richelieu. Celles de madame d'Averne et de madame de Tencin sont un peu plus curieuses, attendu que ces deux dames, aimant pour intriguer, développent quantité de petits secrets alors reputés importans. Les lettres de madame du Châtelet sont celles qui donnent la meilleure idée de M. de Richelieu et d'elle-même. Elle lui parle comme à un ami aimable qui fut son amant quelques jours, ou peut-être un instant, et devant qui elle se reproche d'avoir offensé le sentiment durable qu'elle avait pour Voltaire.

Mais ce qui mérite le plus d'attention, ce sont les lettres de madame de Châteauroux et celles de madame de Lauraguais. C'est le langage de l'amitié, c'est celui de l'amour, s'exprimant avec la même confiance, et dévoilant tout l'intérieur de Versailles, pendant les campagnes de Flandre en 1743 et 1744, pendant le siége de Mahon: nous en avons cité quelques traits; ils doivent donner envie de lire le reste.

La correspondance de M. de Richelieu avec M. de Bernis, M. de Paulmy, le comte de Broglie, et madame de Pompadour (car il faut la mettre avec les ministres et les généraux), jettera un grand jour sur la campagne de 1757.

Les lettres de madame de Pompadour portent l'empreinte de la gêne avec un homme qu'on ménage, qu'on veut bien traiter, et qu'on n'aime pas, en dépit du baiser qu'on lui promit et qu'on lui donna pour le surcroît des contributions qu'il avait obtenu des états du Languedoc en 1752. Madame de Lauraguais, sa maîtresse quatre ans après, le blâme beaucoup de s'être arrêté en si beau chemin, et attribue à cette indifférence la mauvaise volonté de madame de Pompadour à l'égard de M. de Richelieu. «Je parle à mon ami, dit-elle, qui ayant été si souvent coupable, devait continuer à l'être, pour son avancement et ma tranquillité. Je comprends qu'après ce que vous m'avez dit, l'objet ne doit pas vous tenter; mais ne fait-on pas quelques petits sacrifices pour jouir tranquillement de ce qu'on mérite?» On voit que madame de Lauraguais aimait par-dessus tout la tranquillité.

Plusieurs lettres de Louis XV à M. de Richelieu ne font pas le moindre intérêt de ce recueil. Nous nous contenterons d'en citer quelques traits.

»Le roi a soupé jeudi dans ses cabinets avec une princesse ou deux et une duchesse, et on croit qu'il recommencera demain; mais on ne sait si les princesses y seront ou duchesses, ou marquises, ou comtesses. On remarque que, depuis quelque temps, les comtesses ont beaucoup déchu de leur faveur. Le mot de l'énigme est que madame de La Tournelle sera duchesse.» Elle le fut en effet, sous le nom de madame de Châteauroux.

«Sa majesté a paru fort contente à son soupé, de la truite du lac de Genève, que M. de Richelieu lui a envoyée.

«Il gèle ici comme tous les diables. Vous avez plus chaud que nous où vous êtes (à l'armée de Flandres); mais nous aimons mieux être ici.

«Sa majesté a décidé l'affaire des parasols, et la décision a été que les dames et les duchesses pouvaient en avoir à la procession, en conséquence elles en ont eu.

«Non, assurément, M. de Broglie n'avait point d'ordre de quitter la Bavière; et, s'il est martyr de la politique, je vous assure que la politique l'est bien de lui.

«La semaine prochaine nous donnera vraisemblablement sujet à nouvelles tant de Turquie que d'Italie.» (Les nouvelles d'Italie, où Louis XV avait une armée, étaient plus intéressantes que celles de la Turquie. Mais ceci ne doit point étonner: c'est quatre lignes après avoir dit qu'il n'a point lu, au 23 janvier, les lettres de Bavière arrivées le 13 décembre. Il faut répéter que la lettre existe écrite de la main de Louis XV.)

«Vous savez que je vous ai défait de M. de Bernage (intendant de Languedoc), et que je l'ai remplacé par M. Le Nain; qu'en pensez-vous? L'on dit qu'il a une femme et un premier secrétaire bien jansénistes; je ne l'ai su que depuis. J'espère qu'il ne l'est pas.»

Ces citations, ainsi rapprochées, auraient suffi pour annoncer, dès l'année 1743, ce que devait être le règne. Elles eussent dit dès-lors tout ce qu'il est inutile d'exprimer à présent.

La dernière lettre du roi, celle qui termine cette correspondance, a pour objet de faire agréer à la noblesse la préférence donnée à mademoiselle de Lorraine pour l'honneur de danser au bal du mariage de M. le Dauphin.

Suivent les représentations et le placet de la noblesse qui réclame ses droits, avec respect sans doute, mais pourtant avec l'énergie convenable dans une occasion de cette importance. On se rappèle, après vingt ans, le trouble et l'agitation des esprits, pendant la discussion de cette affaire. Aussi n'était-ce pas une bagatelle, comme l'affaire des parasols.

Qu'il nous soit permis, en finissant, d'adresser à tout homme de bon sens et de bonne foi une seule question: Combien de temps pouvait subsister, sur les mêmes bases, une grande société dont le gouvernement, l'état politique et moral présentaient partout, et sous cent aspects différens, le tableau de vices, d'absurdités, d'horreurs et de ridicules qu'un petit nombre de pages vient de rassembler sous les yeux du lecteur, dans le cadre étroit de la vie privée d'un seul homme?


Sur les Mémoires secrets des Règnes de Louis XIV et de Louis XV, par Duclos, de l'Académie française.

L'authenticité de ces mémoires n'est pas suspecte. Plusieurs amis particuliers de Duclos, et nombre de gens de lettres, savaient depuis long-temps leur existence; mais ils pensaient qu'il se passerait un grand nombre d'années, et peut-être un demi-siècle avant qu'on pût les rendre publics. La révolution, qui a ouvert les prisons et les bastilles, ouvre aussi les porte-feuilles. La vérité s'en échappe avant la mort de ceux qu'elle offense. Ce moment est, comme on le sait trop, l'époque des honteuses révélations. Mais, depuis ces deux dernières années, le nombre en est devenu si grand, que ces Mémoires secrets des règnes de Louis XIV et de Louis XV apporteront heureusement plus d'instruction que de scandale. Ils ont, pour recommandation auprès du public, le nom, la probité, le talent de l'auteur. Il est probable que cette dernière production de Duclos lui donnera, parmi les historiens, une place plus distinguée que celle où l'a mis son Histoire de Louis XI, objet de tant de critiques, dont plusieurs ne sont que trop justes. On connaît le mot du chancelier d'Aguesseau sur cette histoire de Louis XI: «C'est un ouvrage composé aujourd'hui avec l'érudition d'hier.» L'auteur des Mémoires secrets ne méritera point ce reproche. C'est le fruit du travail de plusieurs années; c'est le tableau des événemens qui se sont passés sous ses yeux, dont il a pénétré les causes, dont il a en quelque sorte manié les ressorts. L'auteur a vécu avec la plupart de ceux qu'il a peints. Il les avait observés avec cette sagacité fine et profonde qu'il a développée dans les Considérations sur les Mœurs. C'était le vrai caractère de son esprit. Il se retrouve dans les Mémoires secrets, et ne pouvait se retrouver dans l'Histoire de Louis XI: c'est que l'auteur s'était déplacé. Il a écrit les Mémoires de Louis XIV et de Louis XV avec le talent qu'il tenait de la nature; et il avait composé l'Histoire de Louis XI avec le talent auquel il prétendait. Cette différence, en marquant celle de leur mérite, semble présager celle de leur succès.

La révolution, loin de nuire à cet ouvrage, semble lui attacher un intérêt nouveau. Il est écrit, sinon dans les principes qui ont prévalu, au moins dans les idées de liberté qui ont préparé la victoire de ces principes. Duclos mérite à cet égard une place distinguée parmi les gens de lettres de la génération précédente. Il pensait et s'exprimait en homme libre: c'est ce ton qui a fait en partie le succès de son livre des Considérations sur les Mœurs. On le retrouve dans ces Mémoires. Louis XIV, son règne, ses ministres, ses courtisans y sont jugés d'une manière qui eût semblé bien étrange, bien audacieuse, si ce morceau eût paru à l'époque où il fut composé. On eût, pour le moins, trouvé qu'un historiographe prenait un peu trop le ton d'un historien. Il y avait là de quoi faire tort à sa place: Voltaire, qui l'avait quittée sans doute pour exercer plus librement l'emploi d'historien, n'use point de ses droits dans son Siècle de Louis XIV, aussi librement que Duclos dans ses Mémoires. Il est aisé de sentir les raisons de cette différence: Voltaire voulait faire jouir le public d'un ouvrage utile, et jouir lui-même de sa gloire, sans compromettre sa tranquillité. Duclos, s'étant déterminé à ne point imprimer ses Mémoires de son vivant, ne se crut pas obligé à couvrir d'un voile, encore moins à rendre respectables les faiblesses d'un grand roi. Il le montre tel qu'il est, jouet de ses ministres et de ceux qui l'approchaient, aveuglé par sa seconde femme, esclave de son confesseur, croyant vouloir et recevant d'autrui sa volonté, couvrant le royaume de ses espions, et ignorant des faits publics et connus de tout le monde.

On s'afflige, on gémit sur le sort des hommes, sur la fatalité qui préside aux choses humaines, lorsqu'on jette les yeux sur les trois portions du tableau que Duclos présente dans le premier livre de son ouvrage: la cour de France, celle d'Espagne, celle de Rome.

En France, un vieux roi, accablé des malheurs d'une guerre, effet d'une ambition dont il devait prévoir les suites; idolâtré de sa cour, et haï de son peuple; élevé au rang des saints parmi les monumens de ses adultères; se croyant un Théodose, quand on versait pour la foi le sang de ses sujets, et rendant son âme à Dieu avec la confiance d'un parfait chrétien, sur la parole d'un prêtre barbare.

En Espagne, son petit-fils, prince faible et dévot, avec du courage et du bon sens, renfermé dans son palais entre un prie-dieu, sa femme et son confesseur; soumis, ainsi que son épouse, à l'empire d'une vieille intrigante française (la princesse des Ursins), dont l'insolence osa retarder de plusieurs mois, pour une prétention extravagante, la signature de la paix d'Utrecht, qui doit affermir sur le trône d'Espagne le monarque qu'elle asservit.

A Rome, un vieux pontife, doux et humain, instrument des fureurs d'un jésuite français, et qui, prétendant à l'honneur d'être un grand latiniste, compose lui-même, quoiqu'un peu aidé de Jouvanci, l'exorde d'une bulle qu'il déteste; et condamne, comme pape, un livre qu'il aimait, dans lequel, disait-il, il s'édifiait sans cesse, comme chrétien. Il faut convenir qu'on a quelque peine à voir le monde ainsi gouverné.

Nous écartons une foule d'anecdotes, la plupart piquantes, dont Duclos égaie un peu le fond de ce tableau si triste; mais nous en rappelerons une qui montre plaisamment sous quel aspect on avait fait envisager la religion à Louis XIV.

Le duc d'Orléans, allant, en 1706, commander l'armée d'Italie, voulut emmener avec lui Angrand de Fontpertuis, homme de plaisir, et qui n'était pas dans le service. Le roi, l'ayant su, demanda à son neveu pourquoi il emmenait avec lui un janséniste?—«Lui! janséniste! dit le prince?—N'est-ce pas, reprit le roi, le fils de cette folle qui courait après Arnaud?—J'ignore, répondit le prince, ce qu'était la mère; mais, pour le fils, je ne sais s'il croit en Dieu.—On m'avait donc trompé, dit ingénument le roi, qui laissa partir Fontpertuis, puisqu'il n'était d'aucun danger pour la foi?» Tel était le christianisme d'un monarque, par lequel on faisait persécuter quinze cents mille de ses sujets pour la gloire de Dieu.

La partie de ces Mémoires la plus importante, la plus soignée, c'est l'Histoire de la Régence. Des six livres qui composent les Mémoires de Duclos, elle en occupe quatre. C'est la plus complète que nous ayons, et elle ne laisse presque rien à désirer. Il a fallu tout le talent de Duclos pour soutenir si long-temps l'attention du lecteur dans cette suite de folies, de désastres, de brigandages, dans le récit de ces querelles entre les princes et les légitimés, entre les légitimés et les ducs et pairs, etc.

C'est quelque chose aussi d'avoir fait supporter la vue de tous ces fripons subalternes, que la faiblesse du régent et la scélératesse de Dubois produisirent sur la scène.

Un P. Laffiteau, depuis évêque de Sisteron, émissaire de Dubois à Rome, payé pour intriguer en sa faveur, et intrigant pour son propre compte; rappelé par Dubois, qui lui donne un évêché pour s'en débarrasser, et allant passer quarante jours chez un chirurgien, ce qui, selon Dubois, lui tenait lieu de séminaire.

Un abbé de Tencin, convaincu de faux et de parjure à Paris en pleine audience, remplaçant Laffiteau à Rome, pour qu'on n'y crût pas avoir perdu au change.

Un abbé de Gamache, auditeur de rote, qui, rappelé à Paris, refuse net d'obéir au gouvernement, se fait craindre de Dubois, mérite l'honneur d'en être acheté, et serait devenu cardinal, si une mort prématurée n'y eût mis ordre.

Un abbé de la Fare, qui subjugue Dubois par une audace astucieuse, arrache de lui, en faveur de l'archevêque de Reims, son protecteur, la permission de porter la barette obtenue de Rome sans l'aveu du régent. On déployait dans ces intrigues, pour un évêché, pour un chapeau, des talens et des ressources admirables: ce sont des ruses et des subtilités dignes de Mascarille et de Sbrigani. Le peuple s'en doutait; mais il ignorait les détails, réservés, comme de raison, à la bonne compagnie, qui a eu tort de n'en pas garder le secret. On avouera que, si de certaines dignités, de certains honneurs paraissent tombés considérablement dans l'opinion, c'est un peu la faute de ceux qui en ont si mal adroitement disposé et qui les ont si follement avilis.

Parmi le grand nombre de faits rapportées par Duclos, qui, sous le régent, rendirent l'autorité ridicule, en voici un moins connu et qui mérite de n'être point oublié. Le duc d'Orléans, pendant les troubles du système, avait exilé, comme on sait, le parlement à Pontoise. Dès le soir, le régent fit porter au procureur général cent mille livres en argent et autant en billets, pour en aider ceux qui en auraient besoin. Le premier président eut une somme encore plus forte pour soutenir sa table, et tira, à diverses reprises plus de cinq cents mille livres du régent; de sorte que la séance de Pontoise devint une vacance de plaisir. Le premier président tenait table ouverte, l'après midi tables de jeu dans ses appartemens, calèches toutes prêtes pour ceux et celles qui préféraient la promenade; le soir, un souper somptueux pour toutes les jolies femmes et les hommes du bel air, qui, dans cette belle saison, venaient journellement de Paris, et y retournaient la nuit. Les fêtes, les concerts se succédaient perpétuellement: la route de Pontoise était aussi fréquentée que celle de Versailles l'est aujourd'hui: «Il n'eût peut-être pas été impossible d'y amener le régent». Ce dernier trait est un excellent coup de pinceau. Duclos en a plusieurs de cette espèce. C'est ainsi qu'à propos de l'abbesse de Fontevrault, sœur de madame de Montespan, qui paraissait fréquemment à Versailles, et qui venait montrer son voile et sa croix dans cette cour de volupté, il dit: «Personne n'y trouvait d'indécence; et l'on en aurait été édifié, si le roi l'eût voulu». Ce mot ne paraîtra exagéré qu'à ceux qui ne connaissent pas à fond l'esprit de ce temps. «Quelques-uns des courtisans, poursuit Duclos, n'osaient pas même juger intérieurement leur maître: ils respectaient en lui ce qu'ils se seraient crus coupables d'imiter: semblables à certains payens que la pureté de leurs mœurs n'empêchait pas d'adorer un Jupiter séducteur et adultère.»

Si quelque chose pouvait paraître plus étrange que ce trait de faiblesse du régent, ce serait l'inconcevable aveu que fait de la sienne Philippe V, dans une lettre écrite à sa nouvelle épouse, la princesse de Parme. Il envoyait au-devant d'elle la princesse des Ursins. Il était réglé secrètement entre les deux époux, que la reine, à la première entrevue, cherchant querelle à madame des Ursins, la chasserait sur-le-champ de sa présence. «Mais, ajoutait le roi, ne manquez point votre coup d'abord, car, si elle vous voit seulement deux heures, elle vous enchaînera, et nous empêchera de coucher ensemble, comme avec la feue reine.»

La faiblesse de ces deux princes (le duc d'Orléans et le roi d'Espagne), si proches parens, mais d'un caractère si opposé, fut la vraie cause de tant d'événemens bizarres, en France et en Espagne, soit dans l'intérieur des deux royaumes, soit dans les combinaisons de la politique extérieure. Ce fut cette faiblesse qui enhardit et poussa presque aux derniers excès l'imprudence des cardinaux Dubois et Alberoni. Il serait curieux, mais il serait trop long de conter les occasions où chacun d'eux trompa son maître, comme on trompe un vieillard dans les comédies; et quelquefois ils se jouaient de lui dans des affaires auxquelles était attachée la destinée de l'empire. Duclos prétend qu'une de ces perfidies du cardinal Alberoni fit perdre à l'Espagne l'occasion unique de recouvrer Gibraltar. En ajoutant foi au fond de son récit, nous avons peine à croire que le recouvrement de Gibraltar eût été la suite du fait qu'il raconte; le voici. Le régent, lié avec le roi d'Angleterre George Ier, avait dépêché au roi d'Espagne, un des anciens menins de Philippe V, un gentilhomme nommé Louville, qu'Alberoni empêcha de voir le roi, par des moyens qui sont toujours au pouvoir d'un ministre. «Les mesures étaient si bien prises, dit Duclos, que si Louville eût pu voir le roi d'Espagne, il lui eût fait aisément accepter et signer les conditions peu importantes qu'exigeait le roi George; et celui-ci envoyait aussitôt au roi d'Espagne l'ordre, pour le gouverneur, de remettre la place. Un corps de troupes paraissait à l'instant pour en prendre possession; et Gibraltar eût été au pouvoir des Espagnols, avant que le parlement d'Angleterre en eût eu la première nouvelle.» Voilà un fait qui doit paraître au moins douteux; et, s'il était cru en Angleterre, la mémoire du roi George y serait aussi détestée que celle de Charles II, qui vendit Dunkerque aux Français. L'historien devrait dire où il a pris cette indication. Une dépêche du ministre anglais ne serait pas une preuve suffisante, et laisserait encore plus de place au soupçon d'une ruse diplomatique, qu'à celui d'une pareille trahison. Comment imaginer que le roi George, chef d'une maison nouvellement établie sur le trône d'Angleterre, eût osé jouer ainsi sa nation, avec bien plus de risques que n'en courait Alberoni en négligeant l'intérêt de l'Espagne? Il est bien plus probable qu'on n'avait pas dessein de remettre vraiment Gibraltar à Philippe V, et que le cabinet de Londres, par une de ces ruses ministérielles si communes, tenait en réserve quelque moyen d'éluder sa promesse.

Nous avons eu de si fréquentes occasions, en rendant compte des Mémoires de Richelieu, de passer en revue les événemens et les personnes les plus connues à cette époque, que nous éprouvons une sorte de dégoût à revenir sur les mœurs et sur les idées qu'elle présente. Nous étendons cette réflexion au ministère de M. le duc, et aux premières années du cardinal de Fleuri, les seules dont Duclos ait écrit l'histoire. Mas nous croyons devoir recommander à nos lecteurs un morceau très-intéressant sur la Russie et sur le czar Pierre, composé sur des Mémoires dont il garantit l'authenticité. Ce morceau épisodique trouve sa place sous le ministère de M. le duc, à l'occasion de l'embarras où l'on fut de marier Louis XV après le renvoi de l'infante. Catherine Ire, impératrice de Russie, fit offrir, pour épouse du jeune roi, sa seconde fille, la princesse Élisabeth, qui régna depuis en Russie: elle promettait pour récompense à M. le duc, le trône de Pologne, après la mort du roi Auguste. Il est probable que cet arrangement ne convint pas à la marquise de Prie, maîtresse de M. le duc; il refusa la princesse pour le roi, et la demanda pour lui-même, «dans l'espérance plus sûre des secours de l'impératrice, quand elle les accorderait à son gendre.» Quelque projet qu'on fasse de ne plus s'étonner, on est toujours surpris malgré soi de la manière dont les ministres traitent quelquefois leurs maîtres; les rois et les peuples, c'est tout un pour eux: Tros Rutulusve ruat.

Nous ignorons si ces six livres des Mémoires de Duclos composent en effet tout son ouvrage, et nous sommes portés à croire que non. En effet, comment n'aurait-il rien écrit sur les événemens qui se passaient sous ses yeux, au moment où il était plus en état de juger les choses et les personnes? On peut soupçonner, que, vivant, il aura pu prendre des arrangemens d'après lesquels il aurait marqué deux époques différentes pour la publication de son ouvrage; en ce cas, celle-ci paraîtrait la première, par des raisons qu'il est facile de deviner; l'autre, dans les idées que Duclos pouvait avoir alors, plus délicate et plus épineuse, ne paraîtrait que beaucoup plus tard. Cette conjecture deviendra plus vraisemblable, si l'on fait attention à la manière dont il traite l'Histoire de la Guerre de 1756, qui termine le second volume. Nous le croyons détaché de cette seconde partie, comme pouvant être livré au public séparément.

L'auteur semble y avoir eu pour objet de justifier, à certains égards, le traité de Vienne, ou plutôt M. de Bernis, que l'on en crut l'auteur, mais qui ne fit que s'y prêter, dans des limites qui bientôt se trouvèrent franchies, et avec des restrictions au-delà desquelles on passa, malgré les réclamations de M. de Bernis, qui donna sa démission. L'auteur rappèle l'ivresse générale qu'excita la signature de ce traité: ivresse qui dura jusqu'aux disgrâces dont il ne pouvait être la cause. Ce ne fut pas ce traité qui fit naître les cabales, les haines, les dissensions entre les ministres, les généraux, les subalternes; qui fit faire tant de mauvais choix dans tous les genres: et là-dessus l'historien récapitule nos sottises. Il les compte; le dénombrement ne tient que huit pages: ce n'est pas trop. Les adversaires du traité de Vienne posent la question autrement; ainsi, les raisons de Duclos restent sans force pour eux. Mais il est inutile d'entrer dans cette discussion, sur laquelle l'opinion publique est fixée.


Sur le Voyage en Italie, ou les Considérations sur l'Italie; par Duclos, de l'Académie française, etc.

Cet écrit, que l'auteur ne destinait pas à l'impression, ne peut qu'honorer la mémoire et le talent de Duclos. On y retrouve son esprit d'observation, sa philosophie libre et mesurée, sa manière de peindre par des faits, des anecdotes, des rapprochemens heureux. L'auteur des Considérations sur les Mœurs, écrivain doué d'une grande sagacité, mais dénué d'imagination, presqu'étranger aux beaux-arts, ne dut s'en occuper que très-peu, même dans leur patrie. Il n'affecte point de parler de ce qu'il ne sait pas. Les gouvernemens, les hommes, les mœurs générales et celles des différentes classes de la société, voilà presque les seuls objets de son attention. Quant à la description des monumens de curiosité de toute espèce, des chefs-d'œuvre qui attirent les voyageurs, il renvoie, sur tous ces objets, à cette multitude d'ouvrages qui en traitent bien ou mal. Il se renferme à la fois dans son goût et dans son talent: c'est ce qu'il pouvait faire de mieux pour ses lecteurs et pour lui-même.

Ce Voyage fut fait et écrit en 1767 et 1768, dans un temps où Duclos se trouvait en quelque sorte contraint de sortir de France, pour échapper à la persécution dont il était menacé pour la liberté de ses propos dans l'affaire de M. de La Chalotais. Il était de la classe de ceux qu'on cherche à faire taire sans les mettre à la Bastille; les ministres d'alors avaient des idées très-précises sur ce qui leur convenait, en calculant la position, les entours, les appuis, le degré de célébrité, et ce qu'on appelait la considération de ceux qu'ils étaient tentés de prendre pour victimes. Duclos n'était point en position de braver un ministre, mais il pouvait l'inquiéter. Une absence, un voyage, était une sorte de transaction qui arrangeait à la fois le philosophe et le ministre.

Duclos, arrivé en Italie avec la réputation d'un écrivain distingué, historiographe de France, membre de plusieurs académies, connu de la plupart des ambassadeurs, et lié surtout avec M. le cardinal de Bernis, se trouva bientôt à portée de connaître les principaux personnages du théâtre sur lequel il était transplanté. Il trace leur caractère d'un pinceau qui paraît fidèle; il dévoile plusieurs intrigues alors secrètes; il raconte plusieurs faits alors intéressans. L'histoire des deux derniers conclaves, la lutte des factions opposées, les ruses, les contre-ruses et toutes les ressources de l'astuce italienne, employées par les concurrens, tout cela peut encore amuser, même aujourd'hui; il est toujours bon de savoir comment les hommes ont été gouvernés. Duclos prétend néanmoins que toutes ces ruses sont souvent inutiles, et que les augustes assemblées nommées conclaves se séparent quelquefois par l'ennui, la chaleur et les punaises: «car, ajoute-t-il, le saint esprit se sert de tout.» L'élection de Rezzonico, homme sans aucune espèce de talens, mais le fils d'un riche banquier, prouve que l'argent peut y servir aussi; et le hardi voyageur ne doute pas qu'avec deux millions habilement distribués, on ne pût faire pape un janséniste. Il faut pardonner ces réflexions à un auteur français mis à l'index, même avant son voyage d'Italie. Il n'en fut pas moins présenté au pape, n'en reçut pas moins sa bénédiction et une belle médaille d'or. C'est une des moindres contradictions de ce monde.

L'expulsion des jésuites de France était encore assez récente, et occupait à Rome tous les esprits. Duclos raconte, à ce sujet, un fait qui montre en même temps à quoi tiennent les plus grandes affaires, et ce que c'est que cette politique si vantée de la cour de Rome. On en peut juger par le refus que fit le saint père d'adhérer à la proposition, et presque à la prière de Louis XV, qui souhaitait une réforme dans l'institut des jésuites, et à ce prix promettait de les conserver. Duclos a lu la lettre, qui contenait plusieurs éloges affectueux de ces bons pères. Il en résulte de deux choses l'une: ou que le cardinal de Rochechouart, alors ambassadeur de France à Rome, fit sèchement la commission, évita habilement de lire la lettre au père Ricci, général des jésuites, au pape, au cardinal Torrigiani son ministre; et alors c'est le cardinal de Rochechouart qui se trouve la cause de la destruction des jésuites; ou le pape et le cardinal Torrigiani commirent une faute inconcevable. Ce bon ministre du souverain pontife croyait, à cette époque, être au temps de l'empereur Henri IV. Comment se peut-il qu'un gouvernement dont l'existence dépend de l'état de l'opinion dans les différens pays de l'Europe avec lesquels il a des rapports, soit si mal informé sur ce qui l'intéresse davantage? C'est une question qu'on pouvait faire alors, et qui, de nos jours a pu se renouveler, en 1791, à la lecture du dernier bref pontifical. Duclos prétend, relativement à l'affaire des jésuites, qu'il faut tout imputer à l'ignorance entêtée du cardinal Torrigiani, et que les parlemens, les jansénistes devaient lui ériger un autel, avec cette inscription: Deo ignaro. Ces autels aux dieux ignorans pourraient se multiplier en Europe, et la liberté française leur en doit déjà quelques-uns. Au reste, il attribue aux évêques de France à Rome, plusieurs fautes du saint siége en d'autres occasions. «J'ai ouï dire, dit Duclos au sujet de la bulle Unigenitus, que si nos évêques ne soufflaient pas le feu à Rome, on y serait fort tranquille sur la constitution.» Ne pourrait-on pas aujourd'hui appliquer mot à mot cette phrase à la constitution française? Il paraît qu'on le peut, si l'on en juge par l'indulgence avec laquelle on a vu à Rome les changemens opérés en Pologne, relativement au clergé.

Cette faute du saint siége, dans l'affaire des jésuites, rappelle au voyageur philosophe toutes celles que la cour de Rome venait de commettre, depuis quelques années, à l'égard de plusieurs puissances de l'Europe. Cette liste de maladresses pontificales se trouve assez longue; de ces dispositions à attirer de fâcheuses affaires par des prétentions maintenant déplacées, l'auteur concluait la destruction assez prochaine de cette puissance précaire. Il osa dire au cardinal Piccolomini, qu'il se flatterait même d'en être le témoin, s'il n'avait que dix-huit ans; et le cardinal ne le contredit pas. Il n'est pas rare de trouver dans Rome des gens d'esprit qui partagent cette crainte. «Mais ce qu'on y redoutait le plus, dit Duclos, ce sont les écrivains français, et même la nation française, qui, avec ses incommodes libertés et son habile obstination à ne point se séparer de l'église romaine, la rend plus dangereuse que ne le seraient des hérétiques déclarés.» Ces mots, écrits en 1768, sont devenus par circonstance tout à fait dignes d'attention en 1791.

On connaît assez tous les vices du gouvernement politique et économique de Rome; et, sous ce rapport, Duclos n'apprend que peu de chose aux lecteurs instruits. Mais les détails, secs et arides chez d'autres voyageurs, prennent sous sa plume de l'agrément et de l'intérêt. Dans l'exposé des défauts du gouvernement pontifical, il distingue ceux qui appartiennent au fond de ce gouvernement même, d'avec ce qui appartient à l'impéritie des papes et de leurs ministres. Cette part, qui est la plus considérable, lui rappelle fréquemment l'administration vigoureuse de Sixte-Quint, sous lequel la plupart de ces vices n'existaient pas. Cependant, il se trouve que c'est ce pape qui, pour détruire l'influence des grandes maisons et les désordres dont elle était la source, s'étant emparé de presque tout l'argent de Rome, et lui ayant substitué la monnaie de papier, a, pour enrichir quelque temps le trésor public, appauvri le peuple pour des siècles. «Bientôt, dit Duclos, il n'y aura plus d'argent dans Rome que celui que les voyageurs y portent dans leurs poches; car la plupart de leurs grosses dépenses se paient en lettres-de-change.» Ce trésor pontifical, qui, sous Sixte-Quint et ses premiers successeurs, était de vingt-quatre millions, était, en 1767, réduit à cinq, par la nécessité où les derniers pontifes s'étaient trouvés d'y puiser fréquemment. La révolution de France n'est pas propre à le recruter. Il faut pourtant convenir que le tribut payé à Rome par la nation, n'était pas aussi considérable que le prétendaient alors plusieurs écrivains français. Duclos en fait le relevé d'après les registres même de la daterie; et ce relevé donne, pour cinq ans, dix huit cents soixante-dix-neuf mille huit cents quatre-vingt-dix-sept livres. «Quelque modiques, dit-il, que soient ces sommes, c'est peut-être toujours trop.» Cette réflexion était une hardiesse philosophique en 1768: aussi fallait-il un peut-être pour la faire passer.

Le tableau des mœurs de Rome est et devait être, vu le talent de Duclos, le morceau le plus intéressant de ce voyage. Il y porte le coup d'œil d'un Français, qui rend saillant tout ce qui se trouve en opposition avec nos idées; et déjà cette opposition se marquant de jour en jour davantage, tous les excès de la superstition, les abus qu'elle entraîne, le monachisme, les secours indirects offerts à la mendicité, l'orgueil et l'ignorance des grands, le mépris des lois, leur impuissance à protéger le peuple, sa misère, la férocité qui en est la suite, etc., tout cela est peint avec la brusque vivacité particulière à Duclos. Les anecdotes forment ses pièces justificatives. En voici une d'un genre qui paraît presque incroyable. L'auteur développe plusieurs effets de ces abus de crédit, poussés à un excès monstrueux, et pour qui il a fallu même créer un mot prepotenza: abus en vertu duquel un coquin, protégé par une éminence, est à l'abri des poursuites de la justice, dans la franchise du palais de son protecteur. Pendant la guerre de 1745, l'empereur François Ier ayant été couronné à Francfort, une partie du peuple vouée à la faction autrichienne s'avisa d'aller sous les fenêtres des ambassadeurs de France et d'Espagne, alors ennemies de l'Autriche, témoignant sa joie par des cris de vive l'Empereur! L'ambassadeur de France jeta de l'argent à cette populace, qui cria vive France! et se retira. Mais il en fut autrement devant le palais du cardinal Aquaviva, protecteur d'Espagne. Celui-ci, se croyant bravé, ouvre sa fenêtre; et vingt coups de fusil, partis à la fois, jettent à terre autant de morts ou de blessés. Le peuple veut incendier le palais, et y brûler Aquaviva. Mais celui-ci s'était assuré de plus de mille braves dont il couvrit la place. Quatre pièces de canon, chargées à cartouches, en imposent au peuple. Qui croirait que le pape, avec l'autorité absolue et un corps de troupes, n'ait jamais songé à faire au peuple quelque justice du cardinal? Voilà de terribles effets de la prepotenza. Ce n'est pas tout: ce cardinal Aquaviva eut, dans les derniers jours de sa vie, tant de remords de ses violences, qu'il voulut en faire publiquement amende honorable: on en a fait à moins; mais le sacré collége ne voulut jamais le permettre, pour l'honneur de la pourpre. Ainsi, dans la capitale du monde chrétien, l'expression du remords, cette vertu du pécheur et sa seule ressource, fut interdite à un prêtre trop peu châtié par ses remords; et ce triomphe de l'orgueil sur une religion d'humilité, fut l'ouvrage de ceux qui se portent pour successeurs de ses premiers apôtres. La religion durera sans doute, mais la prepotenza ne peut pas durer.

Après quatre mois de séjour dans ce beau pays, Duclos passe à Naples; et c'est, après Rome, le théâtre qui lui fournit le plus d'observations politiques, morales, économiques, qu'il faut lire dans l'ouvrage même. Son goût le portait particulièrement à tracer le caractère de ceux qu'il fréquentait, ou même qu'il rencontrait. Il s'égaie surtout aux dépens d'un prince de Saint-Nicandre, gouverneur du roi, lequel lui ôtait des mains les Mémoires de Sully, faisait apprendre le français au jeune prince par un jésuite allemand, et réprimait avec soin tous les mouvemens honnêtes de son élève. «Le roi de Naples, dit Duclos, a montré qu'il était susceptible d'une autre éducation que celle qu'il a reçue.» Dans la dernière disette qu'il y eut, ayant ouï parler de la misère du peuple, il proposa à son gouverneur de vendre ses tableaux et ses bijoux, pour en donner le prix aux pauvres. Le prudent gouverneur remontra, avec beaucoup de dignité, à son élève, qu'il ne devait pas disposer ainsi de ce qui appartenait à la couronne; et ce fut tout ce qu'il crut devoir lui dire dans cette occasion. Le jeune prince a déjà senti et fait connaître ce qu'il pense du peu de soin qu'on a eu de l'instruire. L'Empereur et le grand-duc, étant à Naples avec la reine leur sœur, et la conversation ayant tourné sur l'histoire et d'autres matières, le roi, étonné d'entendre sa femme et ses beaux-frères traiter des sujets qu'il ne comprenait pas plus que s'ils eussent parlé une langue étrangère, se tourna vers le prince de Saint-Nicandre. «Il faut, lui dit-il, que vous m'ayez bien mal élevé, pour que je ne sois pas en état de converser avec des princes et même une princesse de mon âge.» Qui ne serait tenté, en lisant de pareils traits, de rapporter les fautes et les malheurs d'un règne à des instituteurs coupables, qui négligent et quelquefois même corrompent des naturels heureux? Ce crime, si impuni partout, est un des plus grands qui puissent se commettre à l'égard d'une nation soumise au despotisme. Il deviendra plus rare par l'effet de l'agitation des esprits en Europe. Les rois et les princes sentiront le besoin de faire instruire leurs enfans, pour l'intérêt d'une autorité qu'il faudra bien chercher à rendre utile et bienfaisante: et cela même peut déjà s'appeler une révolution. Ainsi, le sort de l'humanité sera un peu plus supportable, même dans les pays qui ne peuvent prétendre à la liberté civile et politique, source de tout bonheur, comme de toute vertu.


Sur les Mémoires de la Vie privée de Benjamin Franklin, écrits par lui-même, et adressés à son fils; suivis d'un Précis historique de sa vie privée, et de plusieurs Pièces relatives à ce père de la liberté. — 1791.

Quoique la partie de ces Mémoires de Franklin, écrite par lui-même, n'aille guère au-delà de sa trentième année, et s'arrête à une époque bien antérieure à sa vie politique, et même à la brillante réputation que lui donnèrent ses découvertes en physique, ces Mémoires n'exciteront pas moins la curiosité des lecteurs avides de connaître les détails de la vie d'un grand homme. Cette carrière de gloire ouverte sous des auspices si humilians aux yeux de l'orgueil européen; le futur législateur de l'Amérique, entrant de nuit dans Philadelphie, sans savoir où coucher, mangeant un morceau de pain le long des rues, dans une ville où, cinquante ans après, son nom devait être l'objet de la vénération publique; un garçon d'imprimerie destiné à devenir un des auteurs de la liberté dans sa patrie et l'un de ses héros dans une partie de l'Europe; voilà ce qui eût paru impossible au commencement du siècle, et ce qui n'est qu'admirable à la fin. C'est un plaisir de se représenter l'étonnement de nos grands d'Europe, vers l'année 1670, si un esprit prophétique, leur annonçant les destinées de Franklin et de J.-J. Rousseau, leur eût dit: «Deux hommes de la classe de ceux que vous nommez gens du peuple, pauvres, dénués jusqu'à coucher à la belle étoile; l'un, après avoir fondé la liberté dans son pays; l'autre, après avoir posé les premières bases de l'organisation sociale, auront l'honneur d'avoir, à côté l'un de l'autre, ou en regard, une statue dans le temple de la liberté.... française, à Paris.» Ces deux derniers mots n'eussent point paru faciles à expliquer. La surprise n'eût point diminué, si on eût dit à nos importans que les coopérateurs d'un de ces grandes hommes, membres d'une petite société fondée par lui, dans une ville de l'Amérique septentrionale, étaient de petits artisans, des gens de métier, un menuisier, un commis de marchand, un arpenteur, un clerc de notaire, un cordonnier, qui s'avisaient de mêler la culture de leur raison à leurs travaux journaliers, et dont quelques-uns avaient de profondes connaissances dans les mathématiques. Voilà des mœurs dont presque aucun Français n'avait l'idée: et de nos jours même, combien d'entre eux s'étonnaient en apprenant que Genève et la Suisse offraient ce mélange de la culture des sciences et de la pratique des métiers les plus vulgaires? C'est pourtant le spectacle que la France présentera presque partout dans un assez petit nombre d'années; et ce changement sera l'effet, non seulement de la révolution dans les idées, mais de la nature des choses, et de la nécessité qui forcera les hommes à faire usage de tous leurs moyens de subsistance, sans avoir à combattre d'absurdes préjugés qui n'existeront plus, ou qui rendront ridicule la classe de citoyens où ils pourront se conserver.

Les Mémoires de Franklin seraient encore recommandables, quand il n'eût été qu'un citoyen obscur, un bon père traçant à ses enfans le tableau de sa vie, et leur montrant, par son exemple, tous les fruits qu'on peut tirer de l'emploi du temps, de la sobriété, de l'industrie, de la vigilance, envisagés comme moyens de fortune et de considération publique, dans un pays libre. Ce fut, en effet, par ces qualités, que Franklin se mit à portée de cultiver ses talens littéraires et politiques, et de donner en tout genre l'essor à son génie. Il joint à ses leçons l'aveu de ses fautes; franchise qui, en le faisant aimer, ajoute à l'autorité de ses conseils; c'est la simplicité du bonhomme Richard, mêlée au ton de la paternité. Mais ce père est Franklin; et à l'histoire de sa vie, écrite pour ses enfans, il joint celle de son esprit et de son âme. Attentif à saisir les rapports des petites choses aux grandes, il montre l'influence des petits événemens de la jeunesse sur le caractère, sur les idées qui déterminent les habitudes de toute la vie, sur les principes qui dans la suite décident le parti qu'on prend dans les circonstances les plus importantes. Il raconte comment s'était formé en lui ce goût d'ironie socratique, de questions plaisantes ou captieuses, qu'il avait conservé jusque dans sa vieillesse. Ce fut le fruit de la lecture répétée de Xénophon, et particulièrement des choses mémorables de Socrate. Les vies de Plutarque, son autre livre favori, développèrent en lui ce grand sens qui depuis le dirigea dans sa vie politique comme dans sa vie privée.

On a joint à ces Mémoires la continuation de la Vie de Franklin, écrite par un Anglais qui paraît plus attaché aux intérêts de la mère patrie qu'à ceux du genre humain et aux principes de la liberté. On y rend justice à Franklin, comme homme de lettres et comme physicien. Mais on déplore le malheur qu'il eut de souiller sa gloire, en se jetant dans la carrière politique où il développa, dit-on, un grand machiavélisme. Les noms de boute-feu, d'incendiaire ne lui sont point épargnés, non plus que les épithètes de pervers et de perfide. Cette colère des petits fripons diplomatiques d'Europe contre un grand homme, contre un des auteurs de la liberté américaine, est tout-à-fait amusante. N'imaginant pas qu'en politique on puisse dire la vérité, et n'ayant pas voulu la croire, lorsque Franklin la leur dit, avec une franchise héroïque, à la barre du parlement d'Angleterre, ils ne regardent leur propre incrédulité que comme un piége qu'il leur avait tendu. Ce n'est à leurs yeux qu'une ruse nouvelle dont ils se reprochent d'avoir été dupes; et ne pouvant nier qu'on leur avait parlé vrai, ils s'imaginent qu'on leur avait parlé vrai pour les tromper et pour n'être pas cru; semblables à ce général qui, averti par son adversaire de tout ce que celui-ci projetait d'exécuter dans la campagne prochaine, ne prit que de médiocres précautions contre des projets annoncés, portant ailleurs une partie de son attention et de ses forces, ce qui fit dire à son adversaire vainqueur: «Je n'y conçois rien, je lui avais tout dit.»

La plus grande partie des reproches faits à Franklin dans l'ouvrage de l'écrivain anglais, prend sa source dans cette absurde idée que la révolution américaine est l'ouvrage d'un seul homme, ou de quelques hommes que l'on qualifie de factieux: méprise commune en tout pays aux agens du gouvernement qui vient de succomber. Accoutumés à voir souvent l'influence d'un seul homme dans le gouvernement, lorsqu'il était dans sa force, ils se persuadent que les changement qui surviennent sont aussi l'ouvrage d'un petit nombre d'hommes; et ne démêlant point la multitude de causes qui préparent et opérent une révolution, ils arrêtent leurs regards et leur haine sur un petit nombre de personnes que leurs talens, leurs places, leur réputation, ou même le hasard des circonstances exposent le plus au grand jour. On ne considère pas que ces hommes n'ont d'existence et de force, que parce qu'ils sont les organes d'un intérêt commun et du besoin général. Lui seul consomme des révolutions qui ne peuvent s'opérer que quand elles sont inévitables; chaque génération les regarde comme un fardeau qu'on voudrait rejeter sur la génération suivante, et dont on ne se charge que lorsque les maux publics sont devenus un fardeau non moins pesant. Dans ce dernier état de choses, quelques hommes de génie, calculant la pente de l'esprit national, et envisageant toutes les ressources qu'il multiplie, paraissent les chefs d'une opposition qui, étant générale ou presque générale ne peut, dans un pays libre ou qui cherche à le devenir, être l'ouvrage de quelques individus. Et en effet, quel autre motif que le sentiment d'un intérêt commun peut rassembler autour d'eux leurs égaux et la majorité du peuple? On cite en preuve de l'illusion qu'on peut faire à la multitude, plusieurs exemples pris dans l'histoire grecque ou romaine, ou même quelques exemples plus modernes; mais on oublie la prodigieuse différence des temps, des lieux, des mœurs, etc., etc. On oublie sur-tout ce moyen puissant qui manquait aux anciens, l'imprimerie qui, en peu de jours et à de grandes distances, rallie les esprits à la raison, à la cause publique, dissipe les illusions, détruit les erreurs, les mensonges, les calomnies qu'elle-même avait d'abord propagées; enfin amène cet instant où, les choses se substituant aux hommes, les petits ambitieux se trouvent bientôt démasqués, et où l'ambitieux, doué de génie, se voit contraint de fonder sur l'intérêt général le succès de son ambition.

A l'égard des peuples modernes, à qui l'imprimerie n'a procuré qu'une liberté imparfaite, achetée par de longs troubles ou par de grandes calamités, il faut considérer que la conquête de la liberté y fut essayée dans un temps où la raison publique n'était pas assez avancée, et lorsque les principes constitutifs d'un ordre social utile à tous, ne brillaient point d'une lumière qui pût attirer tous les yeux. Cette lumière brillait pour l'Amérique à l'époque de sa révolution; la France, à l'époque de la sienne, paraissait bien loin de ce terme; mais les causes qui l'y ont poussée rapidement, sont trop connues pour qu'il soit besoin de les rappeler. Quoi qu'il en soit, il est également vrai, pour l'Amérique et pour la France, que les chefs apparens de la révolution ont pu en être les fanaux, mais n'en ont point été les boute-feux. Franklin sur-tout est au-dessus d'un tel reproche. Il avait frémi des suites d'une rupture avec la mère patrie; il voulait la paix; mais il ne la voulait pas au prix de la servitude; et forcé de choisir entre la servitude et la guerre, il se détermina pour la guerre, plutôt que de subir le joug d'un gouvernement oppresseur.

Voilà ce que ne lui pardonne pas son historien, bien affligé que Franklin se soit avisé d'être un politique, et ne se soit pas borné à mettre au jour une infinité d'inventions utiles à l'humanité. Il admire beaucoup quelques stances tracées sur un petit poêle en forme d'urne, imaginé par le docteur Franklin, et pratiqué de manière que la flamme descend au lieu de monter. C'est de cette dernière circonstances que le poète tire un éloge malin.

«Il s'éleva, comme Newton, à une hauteur qu'on croyait inaccessible; il vit et observa de nouvelles régions, et remporta la palme de la philosophie.

»Avec une étincelle qu'il fit descendre du ciel, il déploya à nos yeux de hautes merveilles, et nous vîmes, avec autant de plaisir que de surprise, ses verges miraculeuses nous protéger contre le tonnerre.

»Oh! s'il eût été assez sage pour suivre, sans déviation, le sentier que lui avait tracé la nature, quel tribut d'éloges n'aurait pas été dû à l'instructeur, à l'ami de l'humanité! Mais hélas! le désir de se faire un nom en politique dégrada ses sublimes talens. Ce désir fut en lui une étincelle infernale qui alluma la sédition.

»Aussi la sincérité écrira sur son urne: «Ici repose l'inventeur renommé. Son génie devait, comme la flamme, s'élever vers les cieux; mais forcé et perverti, il descend vers la terre, et l'étincelle rentre au sombre séjour d'où elle était sortie.»

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