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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 3): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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Eripuit cælo fulmen, sceptrumque tyrannis.

On ne peut nier que ce rapprochement ne soit ingénieux. En voici un d'un plus beau genre:

Un ministre de France, M. Turgot, alors en place, écrivant ce vers au bas du buste de Franklin, tandis qu'un simple particulier anglais rimait ceux dont on vient de lire la traduction; c'était-là un contraste qui n'était point à l'avantage du versificateur anglais; peut-être même annonçait-il un changement marqué dans l'esprit des deux peuples.


Sur une brochure intitulée: De l'autorité de Rabelais dans la Révolution présente et dans la Constitution civile du Clergé, ou Institutions royales, politiques et ecclésiastiques, tirées de Gargantua et de Pantagruel. — 1791.

Rabelais paraissait fort étranger à la révolution de France.

On ne s'attendait guère

A voir Ulysse en cette affaire.

Maître François n'en était pourtant pas si loin qu'il pouvait le paraître à ceux qui ne le connaissent point, ou ne le connaissent point assez. Peu d'écrivains se sont plus moqués des ridicules attachés aux abus, qui de son temps désolaient la France, et ont continué à la ravager plus de deux siècles après lui, en ne faisant que changer de formes. Rien ne prouve mieux l'inutilité des palliatifs. Rabelais, en sa qualité de médecin, serait sans doute convenu que, lorsque les maux sont extrêmes, il faut avoir recours aux remèdes appelés héroïques dans le jargon de la faculté. Ceux qu'il emploie sont plus doux et surtout plus plaisans: mais la dérision à laquelle il a livré les absurdités monacales, cléricales, pontificales, féodales, fiscales, judiciaires, parlementaires, etc., n'ont servi qu'à égayer les Français dans leurs calamités, à les faire rire au cabaret ou dans des orgies domestiques. C'est après avoir répété ou parodié ses plaisanteries sur les papegots, cardingots, évegots, qu'ils envoyaient acheter à Rome le droit d'épouser leurs cousines, qu'ils devenaient les instrumens d'un cardinal de Lorraine, d'un du Perron, d'un Pellevé, et qu'ils suivaient des moines en procession pour remercier Dieu du succès de la Saint-Barthélemi. Tel noble ou bourgeois bien joyeux, bien goguenard, qui savait Rabelais par cœur, finissait par déshériter sa femme et ses enfans, pour donner sa terre aux monegots ou aux moines les plus moinans de toute la moinerie. C'était le bon temps, le siècle de bonhomie, de la vraie gaîté française. On conçoit qu'il y eut des gens qui devaient trouver cela très-gai.

Rabelais a, comme on sait, deux réputations, celle d'un bon plaisant plein de philosophie, et celle d'un bouffon ivrogne et grossier, toutes les deux méritées presqu'également. L'auteur de cet écrit agréable et ingénieux, M. Ginguené, a soin de ne nous faire voir Rabelais que du beau côté; c'était le seul moyen de le faire accueillir en ce moment par des lecteurs d'un goût délicat.

Tout en accusant notre goût trop timide, notre fausse décence, il a eu soin de le ménager. Lui-même convient qu'il ne s'est laissé ennuyer qu'une fois par ce qui est extravagant, obscur à dessein, obscène sans gaîté, trivial et insignifiant; il n'a conservé que les traits d'une satire ingénieuse, où brillent un sens droit, une raison supérieure.

C'est ainsi que Rabelais peut plaire à tous les esprits cultivés; et c'est une idée heureuse que celle d'ajouter au piquant de sa lecture par des applications fréquentes aux divers événemens de notre révolution, aux abus qu'elle a proscrits, aux principes qu'elle a consacrés, etc.

On a dit que Rabelais avait jeté ses diamans sur un fumier, et cette comparaison n'était que trop juste. Le public les recevra avec plaisir dans l'écrin que l'esprit et le goût lui présentent; écrin qui lui-même a sa valeur, indépendante des diamans qu'il recèle.


Sur un ouvrage intitulé: Nouveaux Voyages dans les États-Unis de l'Amérique septentrionale, faits en 1788, par J. P. Brissot de Warville. — 1791.

On a observé, depuis la révolution, que, parmi les ouvrages nouveaux, étrangers aux affaires publiques, les seuls qui aient continué à s'attirer l'intérêt et l'attention, ce sont les voyages. Il semble que cette lecture soit le seul délassement que la nation se permette, depuis la conquête de la liberté. Le voyage que publie M. Brissot, joint, à l'intérêt des ouvrages de ce genre, l'avantage de ramener les esprits aux idées qui occupent aujourd'hui tous les Français. C'est la passion de l'auteur pour la liberté, qui le lui fit entreprendre en 1788; et c'est cette même passion qui le lui fait publier en 1791. Il a pensé qu'il fallait offrir à un peuple nouvellement libre, le tableau des mœurs qui maintiennent la liberté. «On peut, dit-il, la conquérir sans mœurs; mais, sans mœurs, on ne peut la conserver;» c'est l'épigraphe de son livre; et sans cesse, dans le cours de son ouvrage, il revient à cette vérité. On ne peut se dissimuler ce qu'elle a d'effrayant pour la France; mais au milieu des craintes qu'elle inspire, plusieurs considérations sont propres à rassurer. La précipitation même avec laquelle s'est opérée la révolution, a détruit ou encombré plusieurs des sources qui fournissaient un aliment aux mauvaises mœurs. Elle force tous ceux que d'anciennes habitudes n'ont pas entièrement pervertis, à revenir à des idées plus saines, à renoncer à des goûts frivoles et dispendieux, à s'occuper de travaux utiles pour eux-mêmes. Elle amène forcément une habitude de raison qui, après le retour de l'ordre et du calme, passera des mœurs privées aux mœurs publiques. Les Français, en se donnant une constitution plus forte que ne l'était la nation à l'époque où elle se l'est donnée, se sont mis dans la nécessité de hâter leur marche vers des mœurs simples et fortes, dignes de cette constitution. Le progrès que leurs idées ont fait depuis deux ans, donne la juste espérance de voir leurs mœurs se mettre en accord avec leurs idées, plus rapidement qu'on ne l'a vu chez aucun autre peuple. Ce sera le double effet et de la nécessité des circonstances, et de la souplesse agile du caractère français. Déjà des changemens marqués autorisent ces espérances trop repoussées par ceux qui veulent le mal, ou qui veulent trop faiblement le bien, ou enfin par ceux qui débitent d'anciens axiomes sur un état de choses sans exemple, dans l'histoire de tous les temps connus.

Ce sont des livres tels que le Voyage de M. Brissot, qui hâteront ce moment désiré. Les lecteurs patriotes, à qui nous en recommandons la lecture (c'est du poison pour les autres), y verront avec plaisir tous les effets de la liberté politique, la plus grande qui existe aujourd'hui parmi les hommes; ils y apprendront à évaluer un grand nombre de maximes politiques, réputées incontestables jusqu'à ce jour; ils se fortifieront dans le goût de la simplicité, de l'égalité, de la vie domestique, de la vie rurale, du travail; ils verront les vertus publiques naître du sein des vertus privées, et la félicité nationale sortir des mêmes sources que le bonheur particulier. A la vérité, le Cultivateur américain avait devancé M. Brissot dans la peinture de ces mœurs si intéressantes; et ses tableaux semblent ne laisser rien à désirer. Aussi M. Brissot ne rivalise-t-il point, à cet égard, avec M. Crevecœur, auquel il rend justice en plusieurs endroits de son ouvrage. Il ne fait qu'indiquer ou esquisser rapidement ce que son prédécesseur avait peint avec délices. L'un répand avec effusion le sentiment d'un bonheur qui fut celui de sa vie entière; l'autre jette, en passant, un coup d'œil sur ce bonheur qu'il envie. D'ailleurs le but de son Voyage en Amérique appelait son attention sur un trop grand nombre d'objets importans. Les mœurs américaines ne devaient point y être sa seule étude: agriculture, manufacture, arts, métiers, industrie de toute espèce, finances, commerce intérieur et extérieur, détails d'exportations, d'importations, etc., voilà ce que le voyageur avait à étudier, et il n'avait que peu de mois à donner à ce voyage. Parti de France à l'époque des événemens qui ont le plus provoqué la révolution, il voulait être de retour dans son pays au moment où elle allait s'opérer.

Quoique les objets dont M. Brissot occupe ses lecteurs, soient devenus d'un intérêt plus général et plus senti depuis que les Français se mêlent de leurs affaires, on sent que les bornes d'un extrait nous obligent de nous borner à l'indication de plusieurs de ces objets. Mais nous dénonçons plus formellement, aux amis de l'humanité, le morceau sur les quakers, et surtout le chapitre sur l'état des nègres dans l'Amérique septentrionale. On connaît le zèle ardent et infatigable avec lequel il défend, depuis plusieurs années, la cause de ces malheureuses victimes de notre avarice. Il achève ici de détruire les sophismes par lesquels la politique européenne s'efforce de justifier, et surtout de perpétuer son crime. Il développe tous les avantages du travail libre sur le travail esclave, et le prouve par les faits et par le raisonnement. On s'obstinait à n'accorder aux noirs qu'une intelligence médiocre et bornée. M. Brissot cite les noms des nègres libres, qui, en Amérique, exercent avec succès des professions qui exigent toute l'activité de la pensée: un noir entre autres, qui faisait de tête et sur-le-champ, des calculs prodigieux. Si l'on n'a vu de ces exemples que dans l'Amérique septentrionale, c'est que là seulement les nègres sont traités avec une indulgence inconnue dans les îles. Tout s'y prépare par degrés à leur affranchissement général, déjà effectué dans plusieurs des États-Unis, dans la majorité de neuf sur treize.

Déjà la culture du tabac, dans le Maryland et la Virginie, commence à baisser sensiblement. Celle du blé la remplace, et finira par amener l'abolition de la traite, déjà désirée par les citoyens les plus distingués. D'autres causes concourent encore à la hâter; mais la plus puissante de toutes, c'est la découverte d'un sucre qui, avec le temps, peut remplacer celui de la canne. Cet arbre précieux qui, pour les noirs, sera l'arbre de la vie, et qui plus est de la liberté, c'est l'érable: il croît naturellement, se propage avec la plus grande facilité, et couvre l'Amérique, depuis le Canada jusqu'en Virginie. Sa séve, pour être extraite, n'exige aucuns travaux préparatoires. Chaque arbre donne, sans se ruiner, cinquante à soixante pintes de séve, qui rendent au moins cinq livres de sucre. Un même arbre, s'il est traité avec ménagement, peut fournir cette liqueur pendant plusieurs années.

On n'a pu voir tant d'avantages, sans être frappé de l'influence qu'ils pouvaient avoir sur l'abolition de l'esclavage des noirs. Il s'est formé une société, dont l'objet particulier est de perfectionner la fabrique de ce sucre; et dès son origine, elle a eu les plus grands succès. D'habiles chimistes ont publié des procédés utiles. Ils pensent que le sucre de canne et le sucre d'érable sont les mêmes dans leur nature; et on croit qu'en perfectionnant la fabrication, il égalera un jour le sucre ordinaire. La découverte qui doit le conduire à cette perfection, formera une époque heureuse pour l'humanité; et combien ne le serait-elle pas davantage, si l'on naturalisait l'érable par toute l'Europe! «Si l'Amérique, dit M. Brissot, en offre de vastes forêts, on peut, en France, le planter en vergers, sous lesquels on pourra recueillir encore toutes sortes de fruits. Dans l'âge de leur moyenne vigueur, à trois livres de sucre par arbre, un acre qui contiendrait cent quarante arbres, rapporterait quatre cents vingt livres de sucre. Ce serait une grande économie de coups de fouet pour les noirs, et une grande économie d'argent pour les blancs; ce qui est, pour ceux-ci, une considération non moins forte.

Mais quelque adouci que soit, dans l'Amérique septentrionale, le sort des noirs; quelles que soient les espérances plus heureuses que l'avenir présente à cet égard, les amis de l'humanité n'en formeront pas des vœux moins ardens pour le succès d'un plan déjà connu en Amérique, celui de les transporter des États-Unis dans leur terre natale, de les y établir, de les encourager à y cultiver le sucre, le café, le coton, etc.; à y élever des manufactures, à ouvrir un commerce avec l'Europe. C'était l'idée du philantrope par excellence, le célèbre Foterghill; c'était celle d'un citoyen des États-Unis, le docteur Thornton, qui comptait exécuter lui-même ce projet. Il se proposait d'être lui-même le conducteur des nègres qui repasseraient en Afrique; et déjà il avait envoyé, à ses frais, un homme éclairé, pour choisir le lieu le plus convenable à cette émigration, préparer l'établissement de sa colonie, et indiquer les moyens de la mettre à l'abri de toute insulte. La mort l'a prévenu dans l'exécution de ce plan, auquel on n'a pas renoncé en Amérique; et de plus, il s'est formé en Angleterre une société qui se propose de le réaliser.

Il faut remarquer, que c'est parmi la secte des quakers que se trouve le plus grand nombre de ces hommes à qui l'amour de l'humanité a fait traverser les mers, former et accomplir les entreprises les plus périlleuses, et renouveler, par le zèle pur d'une bienfaisance universelle, ce que l'esprit de prosélytisme a fait faire à plusieurs chrétiens de la communion romaine. Cette observation seule réfuterait suffisamment les reproches multipliés contre les quakers. La plupart des ridicules qu'on leur a prodigués en Angleterre et surtout en France, ont disparu devant cette philosophie qui apprécie les hommes et les choses dans leurs rapports au bien de la société générale. Les noms de Miflin, de Benezets, ont pris la place qui leur était due. On songe à leurs actions, et non plus à leur habillement, ni à la singularité de quelques usages consacrés dans leur secte. M. Brissot repousse victorieusement les reproches dont on a voulu les flétrir. De toutes les objections multipliées contre eux, la plus forte est leur refus de prendre part aux guerres, et de payer les impôts établis pour les faire.

L'auteur convient avec franchise de ce que cette conduite peut avoir de blâmable; mais il oppose à cet effet nuisible de leur attachement pour le plus sacré de leurs principes religieux, tous les autres effets utiles de ce même attachement, tous les actes de bienfaisance dont ce principe fut la source intarissable. Les livres sacrés leur disaient qu'il viendra un temps où les nations ne lèveront plus le glaive contre les nations. Ils ont vu que le moyen d'accélérer la réalisation de cette prophétie, était de donner l'exemple, et que les discours ne serviraient à rien, si la pratique n'y était conforme. La preuve qu'ils portaient, dans leur refus, non le calcul de l'avarice, mais l'enthousiasme d'un zèle religieux, c'est qu'ils se sont laissés tourmenter, voler, emprisonner, plutôt que de déroger à leur principe, qui d'ailleurs leur avait long-temps réussi. Les quakers de la Pensilvanie avaient trouvé le secret de garantir cet état du fléau de la guerre, jusqu'à celle qui éclata, en 1755, entre Angleterre et la France. Quoique mêlés avec les Indiens, jamais aucune querelle ne les divisa ou ne fit couler de sang. C'est un fait que ne savait pas M. Mirabeau, observe l'auteur, lorsque, répondant, au nom de l'assemblée nationale, à une députation de quakers établis en France, et qui venaient demander l'exemption de porter les armes, il leur disait: «Et que seraient devenus vos frères de Pensilvanie, si de grandes distances ne les avaient pas séparés des sauvages, si ces derniers avaient égorgé leurs femmes, leurs enfans, etc.?» L'orateur de la députation aurait pu répondre: «Notre justice, notre douceur, notre bienfaisance universelle désarment les sauvages. C'est la rapacité et la fourberie des Européens qui les irritent; et nous avons vécu comme des frères avec ceux qu'on a représentés comme des brigands pour avoir le droit de les exterminer.» Cette réponse n'aurait pas déplu à Mirabeau, qui n'aurait pas manqué de la faire, si, au lieu d'être président de l'assemblée nationale, il eût été l'orateur de la députation.

C'est ce refus de payer les impôts qui fut la source de toutes les calomnies répandues contre eux parmi leurs concitoyens. On attribuait à leurs principes politiques ce qui était l'effet de leurs idées religieuses. Le général Washington y fut quelque temps trompé lui-même; mais ayant eu fréquemment occasion de les observer, il finit par leur rendre justice, conçut pour eux beaucoup d'estime, comme a pu le voir l'auteur de ce Voyage, dans ses conversations avec cet homme célèbre.

M. Brissot a trop d'avantage, lorsqu'il justifie le refus que les quakers font de prêter le serment. Leur probité ayant fait de leur parole un serment, ils ont juré lorsqu'ils ont promis ou affirmé; et il devrait en être ainsi de tous les hommes.

Quant à leur principe ultérieur et à la foi qu'ils lui accordent, les railleurs et les plaisans ne songent pas que ce principe des quakers se trouve, sous différentes dénominations, chez un grand nombre de philosophes anciens: la grande lumière de Pythagore, l'âme divine d'Anaxagore, le démon de Socrate, le dieu au dedans de l'homme d'Hiéron, etc.

Tout ce morceau sur les quakers laisse peu de chose à désirer pour la connaissance de cette intéressante société, trop peu connue et trop calomniée jusqu'aujourd'hui. Il est à remarquer que Voltaire, tout porté qu'il était à répandre le ridicule sur ce qui en était susceptible, est encore, de tous les écrivains français, celui qui a le plus rendu justice aux quakers: son grand sens lui faisait apprécier tout ce que leurs principes avaient de respectable, et combien l'exemple de leur morale pratique pouvait être utile aux hommes. Le bien qu'ils ont fait en Amérique depuis un siècle, n'a pas peu contribué à y répandre, parmi les autres sectes, cette généreuse émulation, cet amour de l'humanité qui se montre dans tous les établissemens publics, et qui, dans ces derniers temps, a commencé à se répandre en Europe. Ce qui s'est fait en cent ans dans un pays inculte, et avec de si faibles moyens, montre ce que la liberté peut faire en France dans un plus court espace, avec les ressources de tous les arts, et d'une civilisation perfectionnée. Nous sommes forcés de renvoyer à l'ouvrage de M. Brissot, pour le détail de tous les établissemens publics et particuliers; usages, inventions, méthodes que l'exemple, le commerce, la communication des deux peuples, l'intérêt et le besoin, transplanteront nécessairement parmi nous. Son livre ouvre au genre humain la perspective la plus consolante. Il est doux de se livrer à l'espérance de voir un vaste continent conquis à la civilisation par le courage infatigable des Américains, par l'activité de leurs défrichemens, leur ardeur à pénétrer dans les forêts, à s'y former de nouvelles habitations, par leur hardiesse dans les entreprises de tout genre, par la découverte de toutes les communications entre les fleuves et des fleuves aux deux mers, par l'audace de leur navigation, par leur désir de s'ouvrir le commerce du Mississipi. Il est doux de voir la liberté voyager et s'étendre avec eux, fonder partout la société sur des principes trop long-temps méconnus de la vieille Europe qui les retrouve enfin, les adoptera progressivement, et avec le temps sera régénérée par le bienfait d'une terre autrefois engloutie sous les eaux et ignorée pendant des siècles.

On a proposé au concours, dans ces derniers temps, la question si la découverte de l'Amérique avait été nuisible ou utile aux hommes. La question s'applique-t-elle aux contemporains de la découverte, et aux cinq ou six générations suivantes? il ne paraît guère douteux que cette découverte n'ait été une calamité désastreuse. Se rapproche-t-on de la génération actuelle? le bien et le mal se mêlent, se confondent, et la question devient compliquée. Embrasse-t-elle les générations à venir? elle cesse d'être une question; et la découverte de l'Amérique devient, pour l'humanité entière, un véritable bienfait du ciel. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir le livre de M. Brissot. Les progrès de la société chez les Américains, progrès sensibles même depuis la guerre et dans un si petit nombre d'années, repoussent les prédictions sinistres, les augures malveillans des ennemis de la liberté. Il paraît même que, depuis le départ d'Amérique de M. Brissot, ces progrès ont été d'une rapidité prodigieuse. Voici ce qu'un savant américain (M. Rush), souvent cité avec honneur dans ce nouveau Voyage, écrivait tout à l'heure, vers la fin de mai, à un de ses amis actuellement en France:

«Nous voyons enfin les espérances les plus étendues des amis de la liberté et de l'humanité, accomplies dans les États-Unis d'Amérique. Notre gouvernement national est parfaitement établi. Il répand partout la paix, l'ordre et la justice. Contraire à Brutus, je puis m'écrier, en terminant mes travaux politiques: «O liberté! je t'ai adorée comme un être réel, et ne t'ai point trouvée un fantôme!»


Sur un Ouvrage intitulé: Discussions importantes débattues au parlement d'Angleterre, par les plus célèbres orateurs, depuis trente ans, renfermant un choix de discours, motions, adresses, répliques, etc., accompagné de Réflexions politiques analogues à la situation de la France, depuis les états-généraux; ouvrage traduit de l'anglais. — 1791.

Ce recueil, intéressant par lui-même, le devient encore plus par les circonstances où nous sommes. Un extrait ou un choix des meilleurs morceaux répandus dans les annales parlementaires des Anglais, publié au moment où les Français commencent des annales de la même espèce; c'est servir à la fois l'éloquence et la patrie; c'est multiplier les modèles de l'éloquence politique chez un peuple qui ne connaissait que celle des Grecs et des Romains. Il est vrai qu'en ne la considérant que dans ses formes, les modèles que nous ont laissés ces deux nations, pouvaient nous suffire, puisque les Anglais leur sont restés inférieurs: mais en passant de la forme au fond; en considérant, sous des rapports qui nous sont communs avec eux, et qui ne peuvent exister entre les anciens et nous, plusieurs des questions agitées dans le parlement d'Angleterre; questions qui, pour la plupart, seront agitées chez nous avant peu d'années, et dont plusieurs intéressent nos relations avec les Anglais, on sent combien cette collection peut être utile. Une foule de traits, qui peignent les mœurs et les idées générales d'une nation, des détails curieux dont l'histoire, ni même les détails particuliers ne se chargent pas toujours, ajouteront aux connaissances que peuvent avoir de l'Angleterre les Français qui prétendent en avoir beaucoup. Combien de faits de l'antiquité grecque ou romaine, combien d'usages, combien de lois même ne sont parvenus jusqu'à nous, que par les discours qui nous restent de leurs orateurs!

Le traducteur a renfermé son travail et le choix de ces discours dans l'espace des trente dernières années; si l'on en excepte quelques-uns de Walpole, Pulteney, Shippin, et quelques autres qui remontent à l'année 1734. Sans doute, il pouvait remonter plus haut; et les débats parlementaires ont produit, avant cette époque, des discussions de la plus hante importance; mais on a pensé avec raison qu'en se rapprochant du moment actuel, l'intérêt serait à la fois plus vif et plus général. Les noms de lord Chatham, Wilkes, Sheridan, Sawbridge, Littleton, plus connus des Français contemporains que ceux des précédens orateurs anglais, inspireraient une curiosité plus vive, quand même leurs discours ne rouleraient pas sur des événemens qui ont préparé la révolution française. C'est surtout à cette époque que l'éloquence anglaise s'est élevée à la hauteur des intérêts discutés dans le parlement. On se rappelle encore, même en France, l'effet que produisit le discours du lord Chatham, en faveur des Américains, ou plutôt des Anglais, qu'il voulait préserver des suites d'une guerre funeste. On n'a pas oublié non plus celui de M. Wilkes, dans la même occasion, et surtout ce passage remarquable qu'il nous sera permis de transcrire.

«On les nomme rebelles (les Américains). Leur état présent est-il effectivement un état de rebellion? ou n'est-ce qu'une résistance convenable et juste à des coups d'autorité qui blessent la constitution, qui envahissent leur propriété et leur liberté? Mais voici ce que je sais très-bien. Une résistance couronnée du succès, est une révolution et non une rebellion. La rebellion est écrite sur le dos du révolté qui fuit; mais la révolution brille sur la poitrine du guerrier victorieux. Qui peut savoir si, en conséquence de la violente et folle adresse de ce jour, les Américains, après avoir tiré l'épée, n'en jetteront pas le fourreau aussi bien que nous, et si, dans peu d'années, ils ne fêteront pas l'ère glorieuse de la révolution de 1775, comme nous célébrons celle de 1688? Si le ciel n'avait pas couronné du succès les généreux efforts de nos pères pour la liberté, leur noble sang aurait teint nos échafauds, au lieu de celui des traîtres et rebelles écossais; et ce période de notre histoire, qui nous fait tant d'honneur, aurait passé pour une rebellion contre l'autorité légitime du prince, et non pour une résistance autorisée par toutes les lois de Dieu et de l'homme, et non pour l'expulsion d'un tyran.»

Il est inutile de remarquer que les plus beaux discours insérés dans ce recueil, sont ceux qui ont été prononcés en faveur de la cause américaine, soit pour prévenir, soit pour faire cesser la guerre: les harangues prononcées contre eux et dans le sens opposé, font pitié en comparaison. Il est vrai que, de leur côté, se trouvaient les Pitt, les Fox, les Wilkes, les Sheridan, et que l'opinion contraire n'avait point de pareils défenseurs; mais il est à croire que, si ces hommes célèbres se fussent trouvés dans le parti ministériel, ils se seraient abstenus de parler en cette occasion. Ce sentiment profond d'où part l'éloquence des hommes de génie, est pour l'ordinaire accompagné de ce sens droit qui marche vers la vérité, source de cette conviction qui donne à l'éloquence tout son éclat et toute son énergie. Les vrais orateurs se sentent parfaitement bien; et fussent-ils sans vertu, le seul intérêt de leur amour-propre les écarterait d'une mauvaise cause, comme un général habile s'éloigne du terrein où il ne peut déployer ses forces. Les hommes de talent, à qui les jésuites avaient la sottise de s'adresser pour la réfutation des Lettres provinciales, auraient pu leur répondre: «la puissance de votre adversaire est moins celle de son génie que celle de la vérité; et maintenant qu'elle s'est montrée, on pourrait défier Pascal de se réfuter lui-même.»

Plusieurs de ces discours ont reçu, de la révolution française, un mérite qu'ils n'avaient pas dans le temps où ils furent prononcés, celui d'offrir des allusions fréquentes à divers événemens de la révolution. Des circonstances analogues ont dû, à diverses époques, faire dire les mêmes choses à ceux qui se croyaient intéressés à les dire; et ce n'est pas les Français qui s'étonneront aujourd'hui de voir les nobles lords au ruban bleu, dire, dans le parlement d'Angleterre, que le visage d'un seul soldat anglais ferait fuir des centaines d'Américains.

Si l'on ne jugeait des orateurs anglais que par ceux dont les discours ont trouvé place dans cette collection (ce qui serait très-injuste, et ce qui ne conviendrait pas à un étranger, surtout d'après une traduction), on serait porté à croire que M. Wilkes et M. Fox laissent bien loin derrière eux tous leurs rivaux. Tous les deux pleins de véhémence, ils savent tous les deux varier habilement leurs tons, et manier plaisamment l'ironie, figure favorite de l'éloquence républicaine. Nous pourrions en citer plusieurs exemples dans M. Wilkes et M. Fox; mais nous n'en indiquerons qu'un seul de ce dernier, d'après lequel on ne prendra pas une haute idée de la crainte qu'inspire aux ministres anglais cette responsabilité qu'on croit si redoutable aux nôtres. Il s'agit d'environ 1,500,000 liv. dont il doit rendre compte. Le ministre indique, pour l'emploi de cette somme, un envoi de rasoirs et de guimbardes aux sauvages de l'Amérique; et quand on lui demande combien de temps il lui faut pour produire la preuve de l'emploi et la vérification du compte, il répond: «quatorze ou quinze ans tout au plus.» Si l'occasion de plaisanter était heureuse pour M. Fox, la manière dont il raconte cette petite hardiesse ministérielle, prouve qu'il ne manque pas à l'occasion.

L'éditeur a enrichi sa collection des meilleurs discours prononcés dans le parlement d'Irlande et dans le congrès américain. Il y a joint diverses adresses, proclamations, etc., publiées dans les occasions les plus importantes. Il semble qu'il ait cherché à former un cours d'éloquence à l'usage de la liberté.

Qui croirait après cela que ce recueil fût l'ouvrage d'un ennemi de la révolution? C'est ce qu'on aperçoit avec surprise à la lecture de sa préface. Il y règne un ton d'aigreur qui perce de phrase en phrase, et qui finit par ne pouvoir plus se contenir. Comment, occupé plus ou moins des idées anglaises et américaines; au moins pendant qu'il les traduisait en langue Française, a-t-il pu descendre jusqu'à ce sophisme trivial, qui consiste à imputer à la liberté les désordres inévitables à sa naissance, à invectiver contre des abus passagers, comme contre des calamités durables.

Est-ce le traducteur des lettres de Washington et de Hancock, qui devait faire cette description de l'état de la France avant 1789? «La France riche de son sol, de sa position, de sa population, résistait aux abus; la noblesse partageait la souveraineté; le clergé s'était souvent mis au dessus; le peuple avait ignoré longtemps qu'il était malheureux, ou croyait qu'il était né pour l'être. Quelques livres remplis de vérités amères contre les traitans, consolaient leurs victimes; les finances n'étaient pas réparées: mais on écrivait qu'elles le seraient, et le calme momentané revenait. La cour se permettait toute sorte de prodigalités, mais les individus recueillaient; les grands imitaient les princes, mais c'était autant de canaux par où coulait l'abondance. Des hommes trop savans peut-être pour notre bonheur, vinrent nous dire que nous étions malheureux, pauvres, ruinés, etc.» C'est dommage; sans eux, nous n'en aurions jamais rien su. Ne nous fâchons pas contre l'auteur, qui sans doute n'a qu'une humeur passagère, et qui convient, dès la page suivante, qu'on a déjà fait beaucoup de chemin, et que, dans les prochaines législatures, on s'apercevra bien vîte des pas immenses faits dans une science presque inconnue aux Français. On voit que le mal n'est pas incurable, et nous exhortons le traducteur, quel qu'il soit, à nous avancer dans cette science, en ajoutant à son utile collection, un choix de ce qu'il trouvera de meilleur dans les annales parlementaires, avant ou après l'époque dans laquelle il avait d'abord jugé à propos de se renfermer. Le succès paraît sûr, le plus grand nombre des Français ayant aujourd'hui la permission de s'intéresser à ces questions politiques, qui autrefois n'occupaient que quelques philosophes, et dont se souciaient même assez peu la plupart de ceux qu'on appelait fastueusement hommes d'état.


Sur les Voyages et Mémoires de Maurice-Auguste, comte de Benyowski, magnat des royaumes de Hongrie et de Pologne, etc., contenant ses opérations militaires en Pologne, son exil au Kamschatka, son évasion et son voyage à travers l'Océan pacifique, au Japon, à Formose, à Canton en Chine, et les détails de l'établissement qu'il fut chargé, par le ministère français, de former à Madagascar. — 1791.

Il est des hommes dont la vie n'est qu'un tissu d'aventures extraordinaires, lesquelles semblent l'effet d'une fatalité aussi invincible qu'inexplicable; mais en observant avec soin ces personnages singuliers, on s'aperçoit que leur caractère joue, dans leur destinée, un rôle pour le moins égal à celui de cette fatalité dont ils paraissent poursuivis. Le hasard, qui engage leurs premiers pas dans cette carrière d'aventures, les abandonne ensuite à leur caractère, qui s'y développe et s'y complaît. Ils y prennent des habitudes qui les font agir d'après des déterminations secrètes, inconnues à la plupart des hommes. De-là, un éloignement naturel, quelquefois même une aversion marquée pour les scènes ordinaires d'une destinée commune, dans laquelle ils ne pourraient déployer les qualités qui les distinguent, et dont l'exercice les a consolés de tout dans des positions souvent cruelles, mais non pas dénuées de charme et d'intérêt. Ils se plaisent dans les orages, comme certains oiseaux de mer dans les tempêtes; c'est que, dans ces situations désastreuses, ces hommes ont pris, sur les compagnons de leurs infortunes, l'empire qui appartient à la supériorité du courage, du génie, des ressources de tout genre: ils régnent sur eux-mêmes et sur les autres, quand ceux-ci, incapables de se gouverner, sont trop heureux d'obéir. C'est ce qu'on a souvent occasion de remarquer dans ces Mémoires, dont nous allons donner une idée à ceux qui n'ont pas le temps de lire de gros volumes.

Maurice-Auguste de Benyowsky, magnat de Hongrie et de Pologne, naquit à Verbowa en 1741. Il se distingua pendant la guerre de sept ans, et se trouva à quatre batailles, sous les généraux Brown, Landon et le prince Charles de Lorraine. Héritier d'un oncle qui avait possédé de grandes terres en Lithuanie, il n'en crut pas moins avoir des droits à la succession de son père, qui venait de mourir en Hongrie; mais ses beaux-frères s'en étaient déjà emparés, et le repoussèrent, par la force, du château de son père, où ils s'étaient déjà établis. Le comte se met à la tête de ses vassaux pour conquérir son bien; et il y réussit. Cette manière de plaider, qui devait attirer aux deux parties l'indignation de la cour de Vienne, ne fut pourtant funeste qu'à Benyowsky. Ses adversaires parvinrent à le dépouiller, et à le faire regarder comme un perturbateur du repos public. Il retourna dans ses terres de Lithuanie; et bientôt après, dès le commencement des troubles de Pologne, il s'engagea dans la confédération contre les Russes. Il lui rendit de grands services, fut fait prisonnier et racheté par ses amis; mais par malheur, il fut repris et relégué à Casan avec les autres prisonniers polonais. Là, il eut quelque connaissance d'une conspiration contre le gouverneur, tramée par de jeunes seigneurs russes, mécontens de l'impératrice; et quoique Benyowsky se fût conduit avec prudence, n'ayant voulu engager avec eux ni ses amis ni lui-même, il fut transporté à Pétersbourg, d'où il fut relégué au Kamschatka, après la détention la plus injuste et les traitemens les plus odieux. On peut juger de son courage et de la force de son caractère, par toutes les instructions et les connaissances que, malgré ses infirmités, suite de sa prison et de ses blessures, il se procura, dans une route de plus de seize cents lieues, entre des montagnes couvertes de neige, des précipices; voyageant sur des traîneaux conduits par des chevaux, puis des élans, et enfin des chiens; traversant des torrens, des rivières, des fleuves dans des canots d'écorce de bouleau. C'est ainsi qu'il arrive à Ochozk, au 59e degré de latitude nord, ville peuplée de neuf cents exilés. C'est l'entrepôt du commerce du Kamschatka, commerce beaucoup plus considérable qu'on ne l'avait cru jusqu'alors en Europe, et sur lequel le comte donne des instructions assez étendues. Il évalue à des sommes immenses le profit que font les Russes sur les fourrures qu'ils tirent de ces pays, des îles Kuriles, des îles Aléoutiennes, etc. C'est, selon lui, une des sources de la richesse de l'empire. Il se plaint de la négligence des nations européennes, qui abandonnent ce commerce aux Russes. Les derniers voyages des Anglais à Nootkasund prouvent qu'ils ne méritent plus ce reproche; et l'état des choses exposé par le comte de Benyowsky, les monopoles des gouverneurs, les vexations qu'ils se permettent, les émigrations des commerçans qui passent du continent aux îles Aléoutiennes, tout concourt à persuader que cette branche de commerce russe diminuera tous les jours au profit des autres nations. Il paraît même convaincu que ces vastes contrées du Kamschatka et de la Sibérie ne peuvent tarder très-long-temps à se détacher de l'empire: «La prétendue forteresse, dit-il, qui défend le port d'Ochozk, est peu importante; ce sont les exilés qui sont employés dans la marine, et il n'y a point d'année qui ne soit marquée par une révolte. Cette disposition entretenue par le désespoir, ouvrira la Sibérie au premier venu; et je puis assurer avec confiance que l'arrivée du premier vaisseau étranger produira une révolution en Sibérie; car d'Ochozk à Tobolsk, il y a au moins cent soixante mille exilés ou descendans d'exilés, tous portant les armes. Les différentes hordes de Tartares se joindront à la cause commune pour renverser la domination russe. Cet événement ne peut être éloigné; et par un coup de cette nature, la Russie se trouvera privée de tout l'appui qui seul la met en état de jouer un principal rôle en Europe, par une considérable augmentation de richesses.» Revenons aux aventures particulières du comte.

Le désir de recouvrer sa liberté avait été, comme de raison, le premier objet de ses pensées; il avait pris, sur ses compagnons d'infortunes, l'ascendant que donne le courage et le génie. Tous avaient en lui une confiance qu'il avait nourrie avec soin, et qui s'était accrue de jour en jour, jusqu'à leur arrivée à Boltza-Reskoi-Ostrog: c'est le nom du lieu destiné à la résidence de ces malheureux. Ils furent présentés au gouverneur, M. de Nilow, qui distingua particulièrement Benyowsky; il lui demanda qui il était. »Je suis un soldat, répond-il, autrefois général, maintenant un esclave.» Cette réponse le prévint en faveur d'un homme qui déjà était recommandé par le mérite d'avoir sauvé, dans un gros temps, le navire qui portait les prisonniers, et que l'ivresse du capitaine russe avait pensé faire périr.

M. de Nilow, après avoir fait quelques honnêtetés aux principaux exilés, leur fit lecture des lois auxquelles ils étaient soumis, et des obligations qui leur étaient imposées; ces lois font frémir. On donne aux exilés des provisions pour trois jours, un mousquet, une livre de poudre, quatre livres de plomb, quelques armes, quelques outils; après quoi ils sont tenus de pourvoir à leur subsistance. Il ne leur reste plus qu'à payer à la chancellerie un tribut d'environ quatre-vingts fourrures précieuses, à travailler un jour par semaine à la corvée pour le gouvernement, et à payer en fourrures, la première année seulement, la valeur de cent roubles, pour dédommager le gouverneur de ses avances. Ces lois sont du czar Pierre-le-Grand: c'est-là le code civil de la Sibérie; le code pénal s'y rapporte merveilleusement, et lui est très-bien approprié.

Le comte, qui se flattait de ne pas vivre long-temps sous de pareilles lois, en écouta à peine la lecture. Bientôt il fit part de ses espérances à ses associés; ils étaient au nombre de cinquante-sept. Il les fait consentir à la formation d'un comité de huit personnes, dont il devient le chef: il en dresse les statuts qui sont acceptés. Un des articles décernait la peine de mort contre tout membre traître à la société, ou seulement indiscret. Ici le comte déploie tous les talens d'un chef de conspiration: il en avait besoin. Qu'on se figure ses peines, ses craintes, ses angoisses entre un si grand nombre d'hommes, de caractères différens ou opposés, inquiets, défians, sachant tous que les plus grandes faveurs du gouvernement attendent le premier traître; les faux soupçons, les vaines terreurs nées d'un incident imprévu, un de leurs complices mandé par le gouverneur, une lettre équivoque surprise, le découragement de plusieurs, etc.

Une circonstance particulière, mais importante, avait applani, vers le commencement, une partie des difficultés que le comte aurait éprouvées pour l'exécution de son dessein. Le gouverneur avait une femme et trois filles: Benyowsky savait plusieurs langues; la mère l'invite à les apprendre à ses filles; il y consent. Une de ses filles conçoit une passion violente pour son maître; il devient nécessaire au gouverneur et à sa société. Il l'aidait de plus à gagner des sommes considérables en jouant aux échecs avec l'hettmann des cosaques; celui-ci qui, après avoir perdu son argent chez le gouverneur, crut le regagner en jouant avec de riches commerçans, se lie avec Benyowsky, dont le talent pouvait le servir dans ce dessein; l'argent se partageait entre les deux vainqueurs; et le gain de Benyowsky était employé utilement pour la conspiration. Madame de Nilow servait les amours de sa fille; elle voulait lui faire épouser le comte, dont elle connaissait la naissance. Celui-ci se gardait bien de dire qu'il était marié en Lithuanie: l'intérêt de sa délivrance et celui de ses associés demandaient qu'il laissât la jeune personne dans l'erreur. L'histoire de Jason et de Thésée se renouvelait auprès de la mer Glaciale; le goût de M. de Nilow pour le comte devenait tous les jours plus vif; il voyait, dans les talens de son gendre futur, un moyen d'arriver plus vîte à la fortune; car, sous le pôle comme sous l'équateur, il faut faire fortune. L'ambition de M. Nilow était d'être gouverneur d'Ochozk; place infiniment plus avantageuse que le gouvernement de Boltza-Reskoi-Ostrog. La plume du comte pouvait le servir dans ce dessein; et il le pressait de faire une description du Kamschatka, digne d'être imprimée: ce que le comte exécuta; et sans doute c'est celle qui se trouve dans ses Mémoires. Cependant les amis de Benyowsky prirent de grands soupçons de ses assiduités au château, qui pensèrent lui être funestes. Il fut mandé au comité, où il vit sur une table, en entrant, un vase de poison entre deux sabres nus. On lui fit part de la défiance qu'il avait inspirée; sa justification fut facile, mais il fut forcé de dévoiler le secret de mademoiselle de Nilow, les nuits passées au château, le projet de mariage, etc.: tout cela fut fort approuvé des associés, hors d'un seul; c'était un rival malheureux, qui conçut une haine atroce pour Benyowsky, lui causa de grands embarras, inquiéta beaucoup la société, devint fou par intervalles, et enfin apprit à madame et à mademoiselle de Nilow que Benyowsky était marié en Lithuanie. Ce fut un terrible incident; mais l'excès de l'amour de cette jeune personne devint le remède du mal qu'on avait voulu faire au comte. Il obtint sa grâce en représentant sa situation, sans confier son secret et celui de ses amis. Aphanasie (c'était le nom de mademoiselle de Nilow) ne s'en attacha que plus à son amant; et telle fut cette passion, qu'après la mort de son père, tué dans un des combats occasionnés par les suites du complot, elle monta sur le vaisseau qui livrait les conjurés à la merci des mers; et vêtue en homme, sous le nom d'Achille qui lui fut donné, elle partagea toutes les calamités d'une navigation désastreuse. Elle mourut à Macao.

Tout le plan de Benyowsky roulait sur l'espérance de se saisir d'un des vaisseaux du gouvernement, qui se trouvait dans le port: la ruse était ici plus nécessaire que la force, l'hettmann des cosaques étant dans la ville à la tête de sept cents hommes qui seraient venus au secours. Heureusement, on découvrit qu'un capitaine de la corvette Saint-Pierre et Saint-Paul se faisait une peine de retourner à Ochozk, où il avait des dettes. On négocia avec lui, en dissimulant le but qu'on se proposait. Mais la nécessité d'un grand approvisionnement, le nombre de ceux qui devaient y concourir, les différens intérêts de chaque associé, l'un voulant emmener sa maîtresse, l'autre un ami, des rumeurs sourdes et des démarches équivoques donnèrent des soupçons au chancelier (on appelle ainsi le premier officier civil). Il les communiqua au gouverneur, qui, d'abord, n'en voulut rien croire, mais qui enfin, ébranlé par des vraisemblances, manda Benyowsky: c'était le moment de la crise.

Le chancelier s'était concerté avec l'hettmann pour s'assurer du comte; celui-ci, après avoir distribué les rôles entre ses associés, refuse de se rendre au fort; l'hettmann lui rend visite, et l'engage poliment à venir au château, pour dissiper quelques soupçons du chancelier. Sur un second refus, l'hettmann ordonne à ses deux cosaques de le saisir: mais un coup de sifflet fait paraître cinq hommes armés, qui se saisissent des cosaques et de l'hettmann, les lient et les déposent dans une cave. Une troisième tentative du gouverneur ne fut pas plus heureuse. Benyowsky s'étant emparé du colonel, se servit de lui pour s'emparer de tout le détachement; il obligea le chef, le pistolet sous la gorge, d'appeler ses soldats un à un; et à mesure qu'ils entraient, ils étaient arrêtés et enchaînés. Alors les combats se multipliaient entre les divers pelotons des conjurés et les soldats du gouvernement répandus dans la ville. Le fort est attaqué et pris. M. de Nilow est tué. Mais il restait encore de grandes difficultés à vaincre. Pendant ce trouble, quelques soldats avaient délivré l'hettmann prisonnier dans la maison du comte. L'hettmann avait rallié ses soldats au nombre de plus de sept cents hommes, et s'était retiré sur une hauteur voisine. Le comte voyant qu'il faudrait succomber un peu plus tôt, un peu plus tard, prend une résolution désespérée; il envoie dans la ville quelques petits détachemens, avec ordre de faire entrer dans l'église toutes les femmes et tous les enfans, ensuite de faire entasser, tout autour, tout le bois et toutes les matières combustibles qu'on pourrait trouver, et quand tout serait prêt (ce qu'il était possible d'effectuer avant le point du jour) d'avertir les femmes de se préparer à la mort, en leur apprenant que leur existence et celle de leurs familles dépendaient de la détermination de leurs maris. Ces femmes demandèrent à choisir parmi elles celles qui seraient députées aux cosaques, leurs maris ou leurs parens; on y consentit; un tambour les précéda; et sur l'exposé qu'elles firent de l'état des choses, du danger imminent des personnes enfermées dans l'église, les cosaques signèrent la capitulation qu'on voulut, livrèrent leurs armes, leur chef, et donnèrent des ôtages; le comte en choisit encore cinquante-deux parmi les plus considérables de la ville, et dont la vie répondait de la conduite du peuple. Tranquille à cet égard, il eut alors tout le loisir de pourvoir aux soins de son embarquement. Le nombre des associés s'accrut par celui de quatorze exilés qui demandèrent à être admis sur le vaisseau. Il leur distribua, avant son départ, l'argent du trésor impérial. Devenu ainsi maître du sort de la place et des forces de la province dans laquelle il était arrivé esclave quelques mois auparavant, il en partit le 7 mai 1771, arborant sur son vaisseau l'étendart de la confédération polonaise.

Le journal maritime du comte compose le reste de ce premier volume et une partie du second; il parcourt plusieurs des îles Kuriles, Alécutiennes, de Jedzo, du Japon, sur lesquelles il donne des détails intéressans pour le commerce; il est poussé vers l'île Formose, où il projette l'établissement d'un comptoir; il arrive à Macao, d'où il revient en Europe, après s'être arrêté à Madagascar, et s'être procuré sur cette île des connaissances qui, à l'arrivée de Benyowsky en France, le rendirent intéressant pour les ministres alors en place. C'étaient MM. d'Aiguillon et de Boynes. Ils le renvoyèrent à Madagascar pour y fonder l'établissement royal dont Benyowski leur avait fait agréer l'idée. Il paraît qu'il jouissait auprès d'eux d'une certaine faveur; mais elle fut inutile à l'établissement, qui n'était point approuvé par les subalternes, intendans, commis, etc. Ils traversèrent les vues de Benyowsky en tout ce qui dépendait d'eux, et parvinrent à faire échouer tous ses projets. Il est vrai que son esprit romanesque leur donna de grandes facilités, et ils furent secondés par des événemens bizarres. Une vieille négresse qu'il avait amenée de l'île de France, parvint à le faire passer pour descendant d'un chef d'une certaine peuplade, et le comte devenait ainsi l'héritier d'une portion de l'île. Il accueillit et propagea cette fable absurde, sous prétexte qu'elle lui donnait le moyen de civiliser la contrée, et de servir utilement la France dans le projet d'un établissement de commerce. Ce qu'il y a d'inconcevable, c'est qu'après avoir quitté l'habit français et le service de France, après avoir été déclaré roi d'une province dans l'île de Madagascar, il osa revenir en France, où on l'a vu libre et bien traité par le ministère. On sait qu'il partit pour le Maryland, où il fut mis à la tête d'une expédition projetée par une maison de commerce, et qu'il retourna à Madagascar. Il y avait laissé des souvenirs qui lui firent trouver des secours parmi les naturels. Le gouverneur de l'île de France, auquel il était resté suspect, envoya contre lui un vaisseau armé, avec un détachement de troupes de ligne. Le comte, attaqué dans un petit fort qu'il venait de faire construire, y fut tué d'un coup de balle dans la poitrine. On regrette que tant de courage et d'énergie n'ait pas été conduit par un esprit plus sage et moins bizarre: il aurait pu être un homme utile, et il ne fut qu'un aventurier remarquable.


Sur les Ruines, ou Méditations sur les Révolutions des Empires; par M. Volney.

Un jeune voyageur, après avoir parcouru la Turquie, l'Égypte, la Syrie, frappé des maux qui affligent l'espèce humaine, et qui dans ces climats ont anéanti les grands empires; étonné du contraste de leur ancienne population et de la dévastation actuelle, s'arrête dans une ville presque abandonnée sur les bords de l'Oronte, à quelque distance de Palmyre, dont il contemple de loin les débris. Là, sur d'autres ruines, celles d'un temple qui fut jadis dédié au soleil, et dont le parvis est maintenant occupé par les cabanes de quelques paysans arabes, il se livre à une mélancolie profonde, qui devient par degrés un recueillement religieux. Bientôt sa rêverie fait place à des pensées grandes et austères. Vingt peuples fameux ont existé dans ces contrées. Il se peint l'Assyrien sur les rives du Tigre, le Chaldéen sur celles de l'Euphrate, le Perse régnant de l'Indus à la Méditerranée. Où sont-ils ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbec et de Jérusalem? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d'Arad, les ateliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands? Et cependant ces peuples étaient livrés à des superstitions cruelles ou avilissantes, tandis qu'aujourd'hui, possédées par un peuple de croyans, un peuple qui se dit saint, elles ne présentent plus que de vastes solitudes. Plein de ces pensées, dont la succession produit en son âme un retour vers l'Europe et vers sa patrie, ses yeux se remplissent de larmes; il lui semble qu'une nécessité funeste, une aveugle fatalité régissent le sort des mortels; et il s'abandonne à une affliction voisine du désespoir. Tout à coup un bruit frappe son oreille; et du sein des tombeaux, le voyageur croit voir sortir un spectre. C'est un génie dont la voix se fait entendre et lui apporte des instructions consolantes. Il lui montre la justice des cieux toujours invariable, et les lois de la nature toujours les mêmes, Dieu prodigant les bienfaits de la terre à ceux qui la fertilisent. Pourquoi serait-elle féconde sous les pas de ceux qui la ravagent, dont l'avidité pille le laboureur, ou qui font des lois destructives de l'agriculture? Quelle était cette infidélité qui fonda des empires par la prudence, les défendit par le courage, les affermit par la justice? Quelle est cette vraie croyance, cette sainteté qui consiste à détruire les cultures, à réduire la terre en solitude? Dieu devait-il réparer par des miracles les fautes des mortels, ressusciter les laboureurs qu'on égorge, relever les murs qu'on a détruits, etc., etc.? Et de là, ces dogmes odieux de l'ignorance ou de l'hypocrisie: le hasard a tout fait, le ciel avait tout décrété.

Touché des sentimens du jeune voyageur, uniquement occupé du bonheur des hommes, le génie alors le transporte dans une région supérieure, d'où il lui montre une moitié de notre globe, une partie de l'Europe, de l'Afrique, et surtout cette portion de l'Asie où s'élevèrent autrefois de si puissans empires. Il lui développe les causes de la prospérité et du malheur des nations, les principes des sociétés, l'origine des gouvernemens et des lois, et enfin les vices qui entraînèrent la ruine des anciens états. De l'amour de soi, éclairé, bien ordonné, naquit le bonheur individuel, et ensuite le bonheur social; de l'amour de soi, aveugle et mal ordonné, naquirent d'abord tous les maux individuels, et depuis tous les maux politiques. Partout où les lois conventionnelles se trouvèrent conformes aux lois de la nature, une grande prospérité fut le signe et la récompense de cet accord. Là, les hommes, jouissant de la liberté et de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés, purent déployer toute l'étendue de leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même; et lorsque, dans certains lieux, à certaines époques, les peuples réunirent l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de la circulation la plus active, il se forma chez eux des entrepôts florissans de commerce et des siéges puissans de domination. Telles furent les causes qui amenèrent sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de l'Inde et de l'Europe, qui les y entassèrent, et accrurent successivement la splendeur de cent métropoles.

Les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque état, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit, de ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces forteresses du Désert, de ces aqueducs de Palmyre, etc.

L'auteur passe ensuite au développement des maux politiques qui minent par degrés les états, et les conduisent au despotisme, et à cet état de choses où le peuple ne voit plus dans ses chefs qu'une faction d'ennemis publics. Il applique ses principes à tous les grands empires de l'Asie; et il voit ces empires décroître, s'affaiblir, s'anéantir, lorsque les lois physiques du cœur humain s'y trouvèrent enfreintes et audacieusement violées. Pendant que le jeune homme remplissait son esprit des leçons du génie bienfaisant qui daigne l'instruire et l'éclairer, des tourbillons de fumée et de flammes s'élèvent des bords de la mer Noire et des champs de la Crimée; affligé, il regarde le génie bienfaiteur qui lui apprend le sujet de ces combats: le gouvernement, la religion, les mœurs, le fanatisme réciproque des Russes et des Turcs, qui, dans leurs prières, associent le ciel à leurs fureurs, en lui demandant sa faveur et la victoire. «Prières sacriléges, retombez sur la terre! s'écrie le génie avec véhémence; et vous, cieux, repoussez des vœux homicides!» Cette superstition lui rappèle toutes celles des deux peuples ennemis; et renforçant ici les traits dont il a peint plus haut la tyrannie, il recueille tous ceux qui caractérisent le despotisme ottoman. Le jeune homme qui retrouve en Europe et dans notre siècle, les mêmes crimes, les mêmes erreurs qui ont détruit les anciens empires de l'Orient, croit que l'homme est destiné à renouveler sans cesse le même cercle d'égaremens et d'infortunes. Cette idée le jette dans une profonde consternation. Son guide s'en aperçoit, et combat cette méprise funeste. Il fait repasser sous ses yeux les différentes époques de l'histoire. Il lui montre qu'au moins les malheurs du genre humain n'ont point été perdus pour son instruction. Il combat surtout l'idée d'une perfection rétrograde, par laquelle les tyrans s'attachent à détruire l'espérance d'une perfection progressive. Il lui rend sensibles tous les progrès de la société, par la comparaison des siècles passés et des temps modernes, par la destruction d'un grand nombre de préjugés politiques et religieux, par les hasards heureux qui ont fait tourner à l'avantage des peuples certains abus, certains inconvéniens, surtout par le bienfait divin de l'art de l'imprimerie. A ces motifs de consolation, le voyageur oppose le tableau affligeant que présente encore la société sur la plus grande partie du globe: l'Asie entière ensevelie dans les ténèbres; le Chinois gouverné par des coups de bambou; l'Indien accablé de préjugés, enchaîné par les liens sacrés de ses castes; l'Arabe affaibli dans l'anarchie de ses tribus; l'Africain dégradé de la condition d'homme; les peuples du Nord réduits à celle des troupeaux, jouets de grands propriétaires, etc.

La douleur et l'affliction qui pénètrent le voyageur, excitent un nouveau degré d'intérêt dans l'âme du génie; et anticipant de quelques années sur le siècle prêt à naître, il le fait jouir du plus grand tableau qu'ait présenté la révolution française.

Au sein d'une vaste cité, dans le mouvement prodigieux qu'excite une sédition violente, on voit un peuple innombrable s'agiter et se répandre à flots dans les places publiques. «Quel est donc disent-ils, ce prodige nouveau? Quel est ce fléau cruel et mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! Nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! Nous sommes actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! Nous payons des tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! Nous sommes en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?»

Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: «Elevez un étendart distinctif, autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, vous connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.»

L'étendart ayant été levé se trouva tout à coup partagé en deux corps inégaux et d'un aspect contrastant: l'un, innombrable, offrait dans la pauvreté générale des vêtemens, et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail; l'autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des vêtemens, et dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et l'abondance.

Ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation, de l'autre, une espèce d'effroi; et le grand corps dit au plus petit: «Pourquoi êtes-vous séparé de nous? n'êtes-vous donc pas de notre nombre?—Non, répondit le groupe, vous êtes le peuple; nous autres, nous sommes une classe distinguée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits particuliers.

LE PEUPLE.

«Et quel travail exerciez-vous dans notre société?

LA CLASSE DISTINGUÉE.

»Aucun: nous ne sommes pas faits pour travailler.

LE PEUPLE.

»Comment avez-vous acquis ces richesses?

LA CLASSE DISTINGUÉE.

»En prenant la peine de vous gouverner.

LE PEUPLE.

«Quoi! voilà ce que vous appelez gouverner! Nous fatiguons, et vous jouissez! Nous produisons, et vous dissipez! Les richesses viennent de nous, et vous les absorbez! Hommes distingués, classe qui n'êtes pas le Peuple, formez une Nation à part, et gouvernez-vous vous-mêmes.»

Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques-uns dirent: «Il faut nous rejoindre au peuple, et partager ses fardeaux et ses occupations; car ce sont des hommes comme nous;» et d'autres dirent: «Ce serait une honte, une infamie de nous confondre avec la foule; elle est faite pour nous servir.»

Et les gouverneurs civils dirent: «ce Peuple est doux et naturellement servile; il faut lui parler du roi et de la loi, et il va rentrer dans le devoir, «Peuple, le Roi veut, le Souverain ordonne

LE PEUPLE.

»Le roi ne peut vouloir que le salut du peuple; le souverain ne peut ordonner que selon la loi.

LES GOUVERNEURS CIVILS.

»La loi veut que vous soyez soumis.

LE PEUPLE.

»La loi est la volonté générale, et nous voulons un ordre nouveau.

LES GOUVERNEURS CIVILS.

»Vous serez un peuple rebelle.

LE PEUPLE.

»Les nations ne se révoltent point: il n'y a de rebelles que les tyrans.

LES GOUVERNEURS CIVILS.

»Le roi est avec nous, et il vous prescrit de vous soumettre.

LE PEUPLE.

»Les rois sont indivisibles de leurs nations. Le roi de la nôtre ne peut être chez vous; vous ne possédez que son fantôme.»

Et les gouverneurs militaires s'étant avancés, dirent: «Le peuple est timide; il faut le menacer; il n'obéit qu'à la force: «Soldats, châtiez cette foule insolente.»

LE PEUPLE.

»Soldats, vous êtes notre sang, frapperez-vous vos frères? Si le peuple périt, qui nourrira l'armée?»

Et les soldats, baissant leurs armes, dirent à leurs chefs: «Nous sommes aussi le peuple; montrez-nous l'ennemi.»

Alors les gouverneurs ecclésiastiques dirent: «Il n'y a plus qu'une ressource; le peuple est superstitieux, il faut l'effrayer par les noms de dieu et de la religion. Nos chers frères, nos enfans, Dieu nous a établis pour vous gouverner.»

LE PEUPLE.

«Montrez-nous vos pouvoirs célestes.

LES PRÊTRES.

»Il faut de la foi; la raison égare.

LE PEUPLE.

»Gouvernez-vous sans raisonner?

LES PRÊTRES.

»Dieu veut la paix; la religion prescrit l'obéissance.

LE PEUPLE.

»La paix suppose la justice: l'obéissance veut connaître la loi.

LES PRÊTRES.

»On n'est ici-bas que pour souffrir.

LE PEUPLE.

»Donnez-nous l'exemple.

LES PRÊTRES.

»Vivrez-vous sans dieu et sans rois?

LE PEUPLE.

»Nous voulons vivre sans tyrans.

LES PRÊTRES.

»Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.

LE PEUPLE.

»Médiateurs auprès de dieu et des rois, courtisans et prêtres, vos services sont trop dispendieux: nous traiterons désormais directement nos affaires.»

Et alors le petit groupe dit: «Nous sommes perdus, la multitude est éclairée.»

Et le peuple répondit: «Vous êtes sauvés; car puisque nous sommes éclairés, nous n'abuserons pas de notre force; nous ne voulons que nos droits; nous avons des ressentimens, nous les oublions; nous étions esclaves, nous pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, nous le sommes.»

Continuant alors de dévoiler au jeune voyageur cet avenir si heureux et si prochain, le génie lui montre le même peuple, l'assemblée de législateurs choisis pour poser les bases de la société sur la justice, l'égalité, la liberté. Ce spectacle fait couler de ses yeux des larmes d'attendrissement et de joie; et s'adressant au génie, il s'écrie: «Que je vive maintenant, car désormais j'ai tout espéré.»

Cependant le cri solennel de la liberté et de l'égalité réveille par-tout toutes les classes des tyrans civils et sacrés, qui trompent les rois et oppriment les peuples. Ils forment une ligue contre l'ennemi commun; mais la nation libre garde le silence; et se montrant toute entière en armes, elle tient une attitude imposante.

Ici M. Volney, assuré de l'intérêt de ses lecteurs, et continuant à faire du merveilleux un usage aussi heureux que hardi, ouvre à leurs yeux une scène non moins attachante, et non moins dramatique. Il suppose que, pour dissiper entièrement ses alarmes sur les destinées futures du genre humain, le génie le rend présent à une assemblée générale de toutes les nations. Il voit réunis dans une vaste enceinte tous les peuples de l'univers, qu'il caractérise tous par la différence de leurs traits et de leurs costumes. L'objet de cette assemblée n'est point le même que celui de la précédente. Dans la première partie de son ouvrage, l'auteur fait l'histoire du despotisme politique. La seconde est dirigée contre le fanatisme religieux. Il passe en revue tous les systèmes de religion, toutes les sectes; Musulmans, Chrétiens, Juifs, Perses, Bramines, le Houre, le Sintoiste, le Chinois sectateur de Fô, le Siamois sectateur de Sammonokodom, le Tibétain adorateur de la, etc., etc., etc., enfin les nations sauvages qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur dieu, ni sur l'âme, ni sur une autre vie, ne forment aucun système de culte.

La recherche de la vérité est l'objet de cette assemblée. Tous prétendent la posséder: elle leur a été révélée par dieu même. Tous allèguent leurs miracles, leurs martyrs; tous veulent l'être, et mourir pour leur religion. Cette ardeur étant commune à tous, n'est donc pas une preuve de la vérité, puisque chacun d'eux prétend la posséder exclusivement. Alors on procède avec ordre. Un Musulman obtient la parole. A peine a-t-il ouvert la bouche, que des Musulmans d'une autre secte le récusent et le réfutent. Enfin, l'un d'eux parvient à faire entendre les dogmes de Mahomet; il s'élève contre la plupart de ces dogmes une réclamation générale. Un théologien catholique prouve que la religion de Mahomet n'est pas révélée, puisque la plupart des idées qui en font la base existaient long-temps avant elle. Le Catholique n'est pas mieux traité par le rabbin; tous deux se réunissent aux Musulmans, pour traiter les Parsis d'idolâtres. Les brames, à qui leur religion même ordonne le silence sur leurs dogmes, refusent de les révéler; mais quelques Européens, qui, dans ces derniers temps, ont eu connaissance de leurs livres, ayant révélé leurs rites et leurs mystères, il s'éleva de toutes parts des murmures mêlés d'éclats de rire qui interrompaient l'orateur. Un lama du Tibet prétend que cette religion n'est qu'un mélange du paganisme des occidentaux, mêlé grossièrement à la doctrine spirituelle; et sur l'exposé qu'il fait de cette doctrine, il s'attire un reproche à peu près pareil d'un théologien catholique. Alors le lama prouve aux chrétiens, par leurs auteurs même, que cette doctrine était répandue dans l'Orient plus de mille ans avant le christianisme.

Ces disputes ayant excité dans l'assemblée un grand tumulte, les législateurs, après avoir obtenu silence, non sans peine, réduisent la question à savoir comment se sont transmises de peuple à peuple toutes les idées métaphysiques devenues opinions religieuses. Ils invitent les hommes de l'assemblée qui se sont occupés de ces études, à lui faire part de leurs lumières.

Alors s'avance un groupe formé d'hommes qui abandonnent leurs divers étendards (chaque religion, chaque secte avait le sien), et qui, sans arborer d'étendard particulier, s'avancent dans l'arène; et l'un d'eux prend la parole.

L'orateur, prenant la société à son origine, établit que, dans les premiers temps, l'homme a modelé ses idées de l'être suprême, sur celle des puissances physiques qu'il a personnifiées par le mécanisme du langage et de l'entendement. Il en résulta, dans les siècles de cette grossière ignorance, que la divinité fut d'abord variée et multipliée, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: chaque être fut une puissance, un génie; et l'univers, pour les premiers hommes, fut rempli de dieux innombrables.

A la seconde époque, les besoins de l'agriculture ayant amené l'observation et la connaissance des cieux, les idées prises dans un système astronomique firent envisager sous un nouveau point de vue les puissances dominatrices et gouvernantes; et alors s'établit le sabéisme ou culte des astres.

Les progrès de l'astronomie avant fait saisir les rapports entre telles étoiles ou tel groupe d'étoiles, et la raison de telle ou telle production de la terre, ou l'apparition de tel animal, cette production et cet animal devinrent des symboles dont le nom fut avec le temps une source d'erreurs et d'équivoques; de-là le culte des animaux, c'est-à-dire l'idolâtrie.

Cependant il se faisait chaque jour de nouveaux progrès dans les sciences, et le systême du monde se développant graduellement aux yeux des hommes, il s'éleva dans les pays où les prêtres étaient astronomes, diverses hypothèses sur ses effets et ses agens; et ces hypothèses devinrent autant de systèmes théologiques. On observa que toutes les opérations de la nature, dans sa période annuelle, se résumaient en deux principales, celle de produire et celle de détruire; on vit, dans la nature, deux puissances contraires, une puissance de fécondité, de création, une autre de destruction et de mort. C'est la doctrine du dualisme, d'où découle celle des génies, des anges de bienfaisance, de science et de vertu, et celle des génies, des anges d'ignorance, de méchanceté, de vice.

Les idées, en s'éloignant de leur source, produisirent celle d'un nouveau ciel, d'un autre monde, etc.

Enfin, les analyses savantes d'une physique perfectionnée ayant fait découvrir, dans la composition de tous les corps, un feu élémentaire ou qui paraît l'être, de nouveaux systèmes de théologie firent de Dieu un être à la fois effet et cause, agent et patient, principe moteur et chose mue; d'autres, le séparant de la matière, l'appelèrent âme intelligente, esprit; et les religions anciennes découlèrent d'une de ces sources.

Ici l'auteur appuie ses idées de toutes les ressources d'une vaste érudition. Plusieurs de ces idées ne seront point nouvelles pour la plupart des hommes instruits; mais ce qui lui appartient et ce qui plaira à tous, ce sont les développemens qu'il leur donne, et l'intérêt qu'il sait y répandre. Cependant l'étendue qu'il leur donne paraîtra sans doute excessive et trop hasardée. Il sera attaqué à la fois par les partis érudits et les théologiens.

Clamore incendunt cœlum Troësque Latinique.

Ceux qui ont lu ou qui liront l'ouvrage de M. Volney, sentiront que ce vers s'applique particulièrement à un des chapitres de son livre, où l'auteur paraît avoir été emporté trop loin par l'esprit systématique. Cette fois, les théologiens pourront avoir de leur côté quelques philosophes, avantage auquel, depuis assez long-temps, ils ne sont plus accoutumés. M. Volney doit s'attendre à être fortement réfuté; mais sans doute il s'est muni d'armes suffisantes contre ses adversaires: il doit avoir le sentiment de sa force et se flatter comme un des personnages de l'Enéide.

Se satis ambobus Teucrisque venire, Latinisque.

Revenons à l'orateur de M. Volney, dont le discours a mis en fureur tous les théologiens de toutes les sectes. Les législateurs ramènent la paix: un groupe d'hommes sauvages et simples font sentir aux docteurs l'inutilité de leurs connaissances, et les embarrassent par des argumens que leur simplicité même rend péremptoires. Les législateurs ayant fait sentir que les causes de ces dissentimens n'existaient pas dans les objets eux-mêmes, mais dans l'esprit de ceux qui contestaient, en concluent que, si les hommes veulent vivre en paix, il faut tracer une ligne de démarcation entre les objets vérifiables, c'est-à-dire, qu'il faut ôter tout effet civil aux opinions théologiques et religieuses.

Ce résultat, désagréable aux prêtres, excite leurs réclamations, auxquelles on réplique par le récit de la conduite qu'ils ont tenue dans tous les siècles et dans tous les pays. Convaincus de la justice de ces reproches, ils avouent leurs crimes, qu'ils excusent sur la superstition des peuples et sur les besoins d'être trompés, comme les rois justifient leur despotisme par la disposition des peuples à la servitude: deux profondes vérités que les législateurs recommandent au souvenir des nations.

Cet ouvrage, fruit des méditations de plusieurs années, avait été commencé au moment où M. Volney, de retour en France, eut publié son Voyage de Syrie. La révolution française, en nourrissant les idées dont le germe était soutenu dans son Voyage, a mis le talent de l'auteur au niveau de son sujet. Son talent s'est élevé avec les circonstances qui ont fait passer sous ses yeux le tableau des grands événemens qu'avait pressentis sa sagacité. Si quelques esprits sévères s'étonnaient de l'emploi qu'il a fait du merveilleux dans un écrit de ce genre, rempli de vérités austères, et quelquefois même abstraites, on pourrait répondre que peut-être n'existait-il pas d'autre moyen d'en adoucir la sécheresse, de les rendre sensibles, et de faire briller d'évidence celles que, sans cet artifice, il eût fallu développer longuement, avec fatigue pour ses lecteurs et pour lui-même. Egalement riche d'imagination et d'érudition, l'usage sobre et mesuré qu'il fait de l'un et de l'autre n'est pas le moindre éloge qu'on puisse faire de son ouvrage, quoiqu'elles n'y soient toutes les deux qu'un mérite bien subordonné à celui de la philosophie forte et profonde qui a dicté cet excellent écrit.


Sur l'Éloge historique de Louis-Joseph-Stanislas Le Féron, premier Commandant de la Garde nationale de Compiègne; par M. Chabanon l'aîné, de l'Académie française, de celle des Inscriptions. (1791).

On peut compter, parmi les bienfaits de la liberté, la juste distribution de la louange publique. Réservée autrefois presque exclusivement au rang, à la naissance, aux grandes places, elle était accueillie froidement par des hommes qui ne pouvaient y prétendre, qui entendaient célébrer des vertus et des talens auxquels ils ne croyaient guère, ou tout au plus, vanter des services rendus au gouvernement pour obtenir ses récompenses, et non pas à la nation pour mériter son estime. Ces idées, quoique peu développées dans des hommes peu réfléchis, n'en exerçaient pas une influence moins réelle, défavorable au panégyriste comme à son héros: nul intérêt commun n'attirait à eux ni l'auditeur ni le lecteur. La liberté seule pouvait créer cet intérêt qui anime tout, qui paie d'un sentiment intime tous les services rendus à l'état, qui regarde comme une propriété nationale toute vertu, tout talent, en quelque lieu de l'empire que l'un ou l'autre se soit développé. La mort du jeune Le Féron, qui fut une calamité pour ses concitoyens à Compiègne, fut ressentie douloureusement, même dans la capitale, quoiqu'occupée alors des plus grands intérêts. En le voyant pleuré ou regretté par ceux qu'il avait servis sur un théâtre si resserré, on fut touché de la mort prématurée d'un jeune homme qui donnait de grandes espérances à la patrie. Honoré à Compiègne de deux éloges publics, un ami a senti le besoin de rendre un troisième hommage à sa mémoire. M. Chabanon, lié avec lui par les mêmes principes, par la passion de la liberté et de l'égalité qui les animait l'un et l'autre, a répandu quelques fleurs sur la tombe de son ami.

Après avoir fait valoir les actions publiques du jeune Le Féron, il le fait aimer en révélant tous les sentimens honnêtes qui ne se manifestent guère qu'aux yeux de l'amitié. Tel fut, entr'autres, l'empressement avec lequel le jeune Le Féron satisfit au décret qui abolit la noblesse. «Il avait, dit M. Chabanon, l'instinct naturel de l'égalité; et le décret qui l'établit entre les citoyens, ne fit que promulguer une loi déjà reconnue et sanctionnée dans le fond de son cœur.» Cependant Le Féron était dominé d'une grande ambition, et cette passion fut le mobile de sa vie entière.

«Quel est donc, dit M. Chabanon, ce sentiment si puissant, qui obtient de l'ambition l'abnégation volontaire d'une distinction telle que la noblesse? Quel est ce sentiment? Une humanité éclairée, qui fait trouver plus de plaisir à se rapprocher de ses semblables, qu'à les dominer par sa naissance. Quel est ce sentiment? La conscience d'une grande âme, qui, remise au niveau de tous, se rend compte des moyens qu'elle trouve en soi pour s'élever. Arrachons à l'orgueil du noble l'aveu que dissimule sa réticence polie. Sa prétention mise à nu, énoncée dans toute son insultante franchise, est d'avoir, sur un grand nombre d'hommes, un droit de mépris, bien avéré, bien reconnu; cependant, tandis qu'il exerce au-dessous de lui ce droit d'humiliante supériorité, le noble d'une classe supérieure le foule et l'humilie lui-même. O l'admirable système d'organisation morale et politique! dont le vice de l'orgueil est le principe et le mobile, où le mépris, de degrés en degrés, se transmet et s'échange, où la classe infirme supporte seule le fardeau de tous les mépris, où, vers le faîte enfin, comme vers la fin d'un cône alongé, un petit nombre d'hommes jouit seul de l'abaissement de tous ses semblables. O sainte égalité! détruis cet édifice élevé par la folie, et remets tous les hommes à ce niveau qui les avertit de s'aimer.

Une autre singularité non moins grande, c'est que Le Féron avait été poussé, par les circonstances, à devenir courtisan. C'était l'effet de cette même ambition. Il avait obtenu une lieutenance dans les gardes d'un des princes français. Jamais homme n'avait mis plus de disconvenance entre son état et son caractère. On en jugera par ce trait. C'est son ami qui parle.

«Nous nous promenions ensemble dans la galerie de Versailles; il vit passer l'un des favoris du prince qu'il servait; il le couvrit d'un regard de mépris, accompagné de paroles injurieuses que je pouvais seul entendre. Étonné de cette brusque sortie, je lui en demandai la raison: «ce misérable, me répondit-il, n'est occupé qu'à pervertir les mœurs de mon prince.» Eh! quoi, dira-t-on, les mœurs de Le Féron étaient-elles à tel point sévères?.... Eh! faut-il tant de sévérité pour s'indigner qu'un vieux courtisan donne à l'un des enfans du trône les premières leçons du vice, et qu'il soit doté de riches pensions pour salaire de sa coupable instruction?

L'orateur arrive au moment où la révolution ouvre à son jeune ami une carrière plus brillante. Il déploie, dans l'espace de deux ans, toutes les vertus de la liberté. Il sauve plusieurs citoyens, prévient divers désastres, répare plusieurs calamités, protège ses ennemis personnels en s'exposant lui-même au danger, nourrit lui-même les familles pauvres de ceux que la sûreté publique le forçait d'emprisonner dans les premiers troubles.

«En voyant ces effets de la liberté sur une grande âme, on est porté à croire, dit M. Chabanon, que cette passion occupe le centre de nos affections les plus belles, qu'elles y répondent, et que de ce centre d'activité partent les mouvemens qui leur sont transmis et l'ardeur dont elles se sentent enflammées.» Nous ne transcrirons de ce morceau que la réflexion suivante, qui peut en fournir plusieurs autres.

«L'excellence de la liberté n'est guère plus contestée que celle de la vertu même; et ce qui les rapproche encore davantage, c'est que le vice est l'ennemi naturel de l'une et de l'autre. Que l'on cite un seul homme, un seul homme de bien qui, placé entre la liberté et le gouvernement absolu, ait senti pencher vers celui-ci la préférence de ses désirs; s'il exista jamais, l'auteur d'un choix si bizarre, l'estime et l'admiration du moins n'ont pas consacré sa mémoire; et tandis que la liberté conduit en triomphe après elle des millions de héros qu'elle immortalise, le despotisme dévoue ses partisans, ses lâches satellites à une honteuse obscurité, ou à une liberté pire que l'oubli.»

«J'ai vu des militaires français, poursuit M. Chabanon, colorer à leurs propres yeux du beau nom d'amour pour leur roi, leur répugnance pour la liberté. Aveugles que vous êtes, qui pensez qu'un roi, pour être heureux, doit être tout-puissant, lisez donc l'histoire de Marc-Aurèle, de ce prince à qui l'on n'en compare aucun autre: il venait au sénat déposer l'excès de son autorité, courber majestueusement, sous le joug de la loi, cette tête, la première du monde: il demandait à la loi de restreindre ses pouvoirs; et c'est en se faisant un monarque moins puissant, qu'il s'est créé le plus grand de tous les hommes: et vous plaignez la condition de Louis XVI, lorsqu'on l'égale à celle du sage Antonin!»

Quelque agréable que soit la lecture de cet écrit, nous aurions peut-être négligé d'occuper le public d'une production peu volumineuse, si elle n'eût été rehaussée à nos yeux par un singulier contraste entre la manière dont l'auteur parle de la liberté et les effets affligeans pour lui-même, dont elle est, sinon la cause, au moins l'occasion. Ceux qui ne croyent pas à la vertu, auront quelque peine à concevoir que M. Chabanon, au moment où sa ruine déjà commencée, est achevée par le désastre de Saint-Domingue, écrive à l'un de ses amis, ces propres paroles: «Ceux qui accusent de ce malheur la révolution, sont des fous ou des hommes stupides: elle a pu y contribuer, mais la cause véritable est le féroce entêtement des colons à vouloir changer les hommes en bêtes pour le service de leurs sucreries; ces gens-là admettraient le procédé chimique qui changerait en or le sang humain. »Ce qui enrichit l'état et moi, diraient-ils, est de toute justice et d'une politique supérieure. Si la terre leur reste, ils tenteront encore d'y mettre des esclaves.» Je doute que cela leur réussisse.»

Ce peu de lignes fait voir qu'il n'est pas vrai que tous les colons se ressemblent.


Sur l'ouvrage intitulé: Lettres sur les Confessions de J.-J. Rousseau; par M. Ginguené.

Cinq hommes célèbres ont formé et en partie effectué le projet hardi de se peindre eux-mêmes, et se montrer tels qu'ils étaient. Saint Augustin, Montaigne, Cardan, le cardinal de Retz, J.-J. Rousseau: mais le sacrifice complet de l'amour-propre, si difficile à consommer, n'a pu l'être que par les deux derniers, Cardan et Jean-Jacques. Saint Augustin, en dégradant l'homme de la nature pour le montrer agrandi par le christianisme, trouvait, dans les dispositions de ses lecteurs, le remède aux blessures que son amour-propre s'était faites à lui-même, et peut-être ses blessures étaient une jouissance de son amour-propre.

Montaigne, restant toujours aimable au milieu des vices et des défauts qu'il reconnaît en lui, laisse voir trop de vanité dans ses aveux, pour qu'on ne croie pas qu'il s'est permis des réticences; et Jean-Jacques l'accuse nettement de la caresser plus qu'il ne l'égratigne.

Le cardinal de Retz, au commencement de ce siècle, étonna ses lecteurs par sa franchise; un prêtre, un archevêque, se déclarant factieux, conspirateur, libertin, scandalisa la France: c'était une confession de ses crimes, de ses péchés; mais cette confession était faite par l'orgueil, et par plus d'une espèce d'orgueil, celui de la naissance, celui du génie, etc.

Restent Cardan et Rousseau; dans ceux-ci, le sacrifice paraît complet, en ce qu'ils avouent des fautes avilissantes, et des actions qui semblent dégrader entièrement le caractère, sans laisser à l'amour-propre le plus petit dédommagement. A cet égard, ils peuvent passer pour des phénomènes; Cardan surtout, qui va même plus loin que Rousseau, et qui se montre abject comme pour le plaisir de l'être. Son livre excita la plus grande surprise dans l'Europe; mais tout se passait entre des savans et des littérateurs: cette bizarrerie fut bientôt oubliée.

Il n'en sera point ainsi de J.-J. Rousseau; son génie, ses succès, son nom, le nom de ceux dont il fait la confession en même temps que la sienne, le rapport de cet écrit à ses ouvrages les plus célèbres, l'influence des événemens de sa vie sur son caractère, de son caractère sur son talent, les résultats de morale et d'instruction que présentent ces rapprochemens, toutes ces causes assurent aux Confessions de Jean-Jacques, sinon le même degré d'estime, au moins la même durée qu'à ses meilleures écrits. C'est le sentiment confus de cette vérité qui sembla redoubler, après sa mort, la haine de ses ennemis, lorsqu'ils apprirent que J.-J. Rousseau avait en effet composé les Mémoires de sa vie. La mort prématurée des dépositaires successifs de son manuscrit le rendit public avant l'époque désignée par Rousseau; et ses ennemis subirent, de leur vivant, la punition qu'il ne réservait qu'à leur mémoire. Mais il faut avouer que celle de Rousseau en parut avilie. L'aveu d'une bizarre disposition au larcin, de l'abandon d'un ami délaissé au coin d'une rue, d'une calomnie qui entraîna le déshonneur et la ruine d'une pauvre domestique innocente, la révélation de toutes les fautes d'une jeunesse aventurière exposée à tous les hasards que poursuivent l'indigence, enfin le coupable et systématique égarement d'un père qui envoie ses cinq enfans à l'hôpital des enfans trouvés: voilà ce qu'apprit avec surprise une génération nouvelle, remplie d'admiration pour Rousseau, nourrie de ses ouvrages, non moins éprise de ses vertus que de ses talens, qui, dans l'enthousiasme de la jeunesse, avait marqué les hommages qu'elle lui rendait, de tous les caractères d'un sentiment religieux. C'est de cette hauteur que J.-J. Rousseau descendit volontairement. Nous ajoutons ce dernier mot, parce qu'en effet, comme l'observe très-bien M. Ginguené, plusieurs de ces fautes étaient ignorées, et pouvaient rester ensevelies dans l'obscurité de sa malheureuse jeunesse, parce qu'il pouvait se permettre une demi-confession, rédigée avec cette apparente franchise qui en impose beaucoup mieux qu'une dissimulation entière, et que la postérité, prenant désormais pour règle ce qu'il aurait avoué dans ses Mémoires, eût mis le reste sur le compte de la calomnie.

L'auteur de ces lettres entre ensuite dans le détail des causes cachées qui ont fait pousser tant de clameurs contre les Confessions de Jean-Jacques au moment où elles parurent, et il révèle le secret de plusieurs amours-propres. Développant ensuite le caractère de Rousseau d'après lui-même, il rapproche les contrastes dont il était composé; il explique avec finesse, ou excuse avec l'indulgence qu'on doit aux passions, mères du génie, plusieurs fautes de son jeune âge, que lui reprochent avec amertume des hommes qui, élévés dans le sein d'une aisance heureuse, n'ont été mis à aucune des épreuves réservées à Rousseau.

Au reste, M. Ginguené insiste sur la différence de deux époques en effet très-distinctes, dans la vie de Jean-Jacques, dont la seconde est celle qu'il appelle lui-même celle de sa grande réforme; et c'est celle qui est la plus intéressante, par l'essor de ses talens et par le développement de son génie. C'est ici que la tâche de l'apologiste devient plus facile. Les torts qu'on reproche à Rousseau sont liés à l'histoire littéraire de cette époque, encore présente au souvenir d'un grand nombre de contemporains. Dans cette partie embarrassante et difficile de son ouvrage, M. Ginguené sait allier au vif intérêt qu'il prend à la mémoire de Jean-Jacques, l'admiration ou l'estime due aux talens de ses adversaires; et dans une cause qu'il affectionne vivement, il montre la plus exacte impartialité. Appuyé de faits, de dates, de preuves qui paraissent sans réplique, il discute, il raisonne, il conclut en faveur de Rousseau, et semble garder en réserve, pour ses ennemis, une partie de l'indulgence qu'il demande et qu'il obtient pour les fautes de ce grand homme.

Il sait, en convenant de ses torts, le faire aimer: c'est ce qu'il y avait de mieux à faire. Les maux qu'il a soufferts et le bien qu'il a fait: voilà ses titres et son excuse. Qu'on se représente, d'une part, le tort de sa société, les opinions établies dans le temps où Rousseau a vécu dans le monde, c'est-à-dire à l'époque de ses succès; qu'on se figure, de l'autre, Jean-Jacques au milieu de ces conventions absurdes, dont la plupart sont si bien jugées maintenant; qu'on se rappelle ses goûts, ses habitudes, son attachement aux convenances naturelles et premières, et qu'on juge de quel œil il devait voir les convenances factices que la société leur opposait, l'importance mise aux petites choses, la nécessité de déférer aux sottises respectées, aux sots en crédit; la tyrannie des riches, leur insolence polie, l'orgueil qui, pour se ménager des droits, se déguise en bienfaisance; la fausseté du commerce entre les gens de lettres et les gens du monde: on sentira ce que de pareilles sociétés devaient être pour Rousseau, et ce qu'il était lui-même pour elles. C'est là que se formèrent les inimitiés qui empoisonnèrent le reste de la vie de Jean-Jacques, et qui l'engagèrent dans une lutte où il ne pouvait avoir que du désavantage. Lui-même en avait le sentiment; il savait le parti que ses ennemis tireraient de ses vivacités brusques, de ses étourderies passionnées; et disposé sans doute à la défiance, quoiqu'il ait prétendu le contraire, il parvint à tourner cette disposition contre lui-même, à en faire le tourment de sa vie, à n'oser plus risquer ni un pas ni un mot; enfin à justifier l'heureuse application que M. Ginguené fait à Rousseau de deux vers de l'Arioste, de soupçonneux qu'il était d'abord, il était devenu le soupçon même.

Cet ouvrage, qui fera beaucoup d'honneur à l'esprit et à la sagacité de M. Ginguené, sera lu avec plaisir de tous les amis de Rousseau, expression à laquelle nous ne nous réduirions pas, si maintenant elle ne signifiait à peu près le public tout entier. C'est le servir utilement que de lui présenter l'analyse de l'âme et du caractère des grands hommes; ils sont en quelque sorte des variétés de l'espèce humaine qu'il faut étudier à part, étude qui perfectionne la connaissance de l'espèce même.


Sur l'ouvrage intitulé: La Police dévoilée; par Pierre Manuel. — 1792.

On se rappèle l'effet qu'a produit le livre intitulé la Bastille dévoilée. Celui-ci est d'un autre genre, mais son succès ne sera pas moins grand. L'un présente le despotisme dans toute son horreur, l'autre dans toute sa bassesse; et en rapprochant ces deux livres, on peut dire:

Le ciel voulut ici rassembler tous les crimes.

Il est un grand nombre de lecteurs à qui ce livre n'apprendra que peu de chose; et ce sont ceux qui, ayant vécu dans le monde, comme on s'exprimait il y a deux ans, connaissant une partie de ses iniquités et de ses scandales, pourraient aisément deviner le reste. Mais le recueil offrira à la génération naissante, aux Français placés loin de la capitale, surtout aux étrangers, la peinture d'un état de choses dont il est presque impossible de se faire l'idée; et sans doute ils le considéreront comme une des causes qui a le plus concouru à la rapidité de la révolution qui les étonne. Ils verront que le premier moment où tant de chaînes sont tombées des mains d'un peuple ainsi garrotté, a du être un moment terrible. Ils cesseront d'être surpris que le sentiment d'un malheur commun ait d'abord réuni toutes les classes contre les agens d'une autorité maintenue par de pareils moyens. Enfin, ils verront comment la révélation progressive de tant de honteux mystères a nourri l'enthousiasme des Français pour une constitution nouvelle, et a fait de la liberté une passion constante, qui, en s'éclairant de toutes les lumières, cherche à se fortifier de tous les appuis.

Il restera pourtant, après la lecture de ce recueil, un grand sujet de surprise pour ceux qui pensent qu'une entière perversité des mœurs est un obstacle éternel à la liberté. C'est une maxime répandue et accréditée par les oppresseurs de toute espèce, que les nations vieilles et corrompues ne peuvent revenir à la liberté, qu'elle n'est faite que pour les nations neuves et vierges; et comme la nôtre n'est ni neuve ni vierge, ils en concluaient que nous étions des insensés de vouloir être libres. Ainsi, le prix des soins qu'avait pris le despotisme, de corrompre les mœurs, devait être la perpétuité du despotisme. Cet argument ne laissait pas que d'ébranler d'assez bons esprits: heureusement, il s'en est trouvé de meilleurs. Ceux-ci ont dit aux nations que les lumières pouvaient leur tenir lieu de virginité; que si, au courage de conquérir la liberté, elles joignaient les lumières requises pour créer un ordre social qui fît naître et encourageât les vertus et non pas les vices, elles arriveraient, vierges ou non, au but de toute société politique, le bonheur de tous, ou du moins de l'immense majorité. C'était là une hérésie il y a quelques années; mais il paraît qu'elle s'accrédite de jour en jour.

Nous n'arrêterons point les yeux de nos lecteurs sur toutes les turpitudes dévoilées dans ce livre. Ce n'est pas à la malignité humaine que nous le recommandons, mais à la curiosité philosophique. Au reste, l'équité demande qu'on n'accorde pas le même degré de croyance à toutes ces anecdotes. Un très-grand nombre ne sont que des notes données par les inspecteurs ou espions de police à leur général. On sait la confiance due à de pareils témoins, qui mesuraient la vraisemblance d'une aventure sur la grandeur du scandale; qui faisaient leur cour à monseigneur, en l'amusant et en le mettant à portée de faire sa cour et d'amuser le roi. Le porte-feuille de ces messieurs devenait le rendez-vous de tous les bruits de ville, de toutes les délations de haine. La seule envie de se divertir, ou de montrer de l'esprit, suffisait pour engager les rédacteurs du bulletin à charger leurs récits de circonstances controuvées, mais plaisantes; les mauvaises mœurs publiques suppléaient abondamment aux preuves qui manquaient; et un témoin oculaire, qui eût rétabli le fait en supprimant une circonstance fausse, mais plaisante, aurait été traité de pédant, et aurait eu pour réponse: est-ce que cela n'était pas mieux de l'autre manière? C'est ce que l'auteur du recueil n'ignorait pas; et cette réflexion aurait dû lui faire supprimer les noms d'un grand nombre de personnes compromises dans ce répertoire de police; il faut espérer que l'indulgente justice du public réparera cette faute, en ne faisant pas d'attention aux personnes, en ne s'occupant que des choses, en ne regardant les individus cités que comme des noms en l'air, de pures abstractions.

Il serait inutile d'exiger du public la même indulgence pour ceux qui ont pris la peine de se dégrader eux-mêmes d'une manière authentique, en écrivant les lettres signées de leur nom, et imprimées figurativement dans ce recueil. Que répondre? Ce sont eux-mêmes qui sont leurs propres délateurs. Tout ce qu'on peut faire, c'est d'entrer dans leur peine. On dit qu'elle est très-grande. On prétend que plusieurs même ont déjà quitté Paris. Il y en a de pires, et ceux-là resteront. Il est vrai que quelques-uns y sont retenus par leurs places et par le patriotisme subit qu'ils ont montré en remplacement du zèle qu'ils avaient voué au despotisme précédent. Ce recueil qui les désoriente, les rendra plus circonspects et moins prompts à susciter contre eux de justes ressentimens par des provocations gratuites. Quand l'antre de Cacus fut ouvert par le sommet, Cacus trembla.... mais ceci devient sérieux. Revenons à la police de Paris, devenue elle-même la délatrice des délateurs, par les suites de cette malheureuse journée du 14 juillet.

Si l'on veut se faire une idée juste de ce qu'était l'état des gens de lettres en France avant la révolution, il faut parcourir, dans ce livre, le chapitre intitulé: de la Police sur la librairie, sur les gens de lettres, sur les censeurs royaux, sur les nouvelles à la main, sur les comédiens. On a quelque peine à comprendre comment la raison a pu se faire jour à travers tant d'obstacles. Il faut voir nos meilleurs écrivains réduits à flatter un lieutenant de police, à caresser un censeur, à tromper un ministre et tous ses agens. Voltaire mit peut-être plus de temps à intriguer pour faire représenter Mahomet, et à prévenir les dangers que pouvaient attirer sur lui l'impression et la publication de son ouvrage, qu'il n'en mit à le composer. Un de messieurs fut très-scandalisé à la première représentation de cette comédie; c'est ainsi qu'on désignait Mahomet dans la grande chambre. Aussitôt cette comédie est dénoncée par M. Joly de Fleury. Voilà Voltaire entre le parlement, le cardinal de Fleury, M. de Maurepas, le lieutenant de police Marville, et se moquant d'eux tous comme de raison. On convient que la pièce sera retirée du théâtre, et qu'elle ne sera point livrée à l'impression. Par malheur, Voltaire se laisse dérober son manuscrit; il se plaint de ce vol au lieutenant de police, écrit au cardinal pour obtenir qu'on prévienne l'impression; il avait pris soin que cela fût impossible. Il écrit aux ministres pour se plaindre de ce contre-temps, qu'ils avaient prévu; et l'auteur de Mahomet en est quitte pour quelques complimens épistolaires, en dépit du parlement, toujours furieux contre cette comédie de Mahomet, toute propre, disaient messieurs, à produire des Ravaillac, quoique l'objet de la pièce soit de dessiller les yeux et d'arracher les poignards aux Ravaillac.

Il est heureux que Voltaire ait joint à ses talens celui de parvenir à faire jouer ses tragédies, et de se tirer ensuite des embarras qu'elles lui causaient. Si quelques moralistes sévères lui reprochaient trop durement cette souplesse flexible et cette habileté en intrigues, nous répondrions pour lui, que, dans son dessein de déniaiser les Français, il sacrifiait à ce grand but plusieurs considérations d'un ordre inférieur; qu'en faveur de cette intention philosophique, il se donnait l'absolution de ces petites peccadilles en morale; qu'enfin, il était naturellement espiégle, et qu'après tout, les plus honnêtes gens d'alors succombaient à la tentation de se moquer du gouvernement: car cela s'appelait gouvernement. Ce gouvernement était si étonné de l'être, si inquiet, si peu sûr de sa force, qu'il avait peur de tout. C'est un plaisir de voir ses transes à l'occasion du grand livre de madame Doublet. C'était un répertoire de nouvelles dont les faiseurs de bulletins trouvaient le secret d'attraper quelques bribes, accident qui alarma plus d'une fois Louis XV; c'était une grande affaire que ce livre de madame Doublet, à laquelle on essaya vainement d'imposer silence. Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas enfermer madame Doublet? L'objection est forte. Oui: mais il faut savoir que madame Doublet était femme de bonne compagnie, qu'elle tenait à tout, qu'elle était parente de M. d'Argenson, de M. de Choiseul. Il faut donc traiter avec madame Doublet, et capituler avec la toute-puissance du grand livre. C'était un tribunal d'opinions privées qui préparait l'opinion publique, toujours favorable à ceux qui contrariaient le despotisme. Plus d'une fois il fut forcé de reculer devant ce tribunal, comme pour annoncer avec quelle célérité il devait fuir un jour devant l'opinion nationale.

Ce peu de pages suffit pour inspirer le désir de parcourir un recueil, qui, en présentant aux Français le tableau de leurs mœurs, à l'époque de leur régénération, leur offre des motifs nouveaux de bénir la révolution qui les soulève hors de cette fange, et en même temps, montrant aux étrangers l'amas des chaînes et des liens de toute espèce sous lesquels gémissait la nation française, les met à la portée d'évaluer les reproches que le despotisme expirant a multipliés contre la liberté naissante.

Nous ne terminerons pas cet article sans recommander à la curiosité de nos lecteurs un morceau sur la police de Londres. L'auteur y relève plusieurs abus monstrueux qu'on s'étonne de trouver chez un peuple cité si long-temps pour modèle des peuples éclairés. Mais ce qui surprend davantage, et même au point d'exiger confirmation pour être cru, c'est l'excès de misère d'une immense portion du peuple. Il porte à deux cents mille hommes le nombre de ceux que cette misère accable dans des quartiers de Londres presque inconnus des étrangers. Le détail où il entre à cet égard fait frémir. Si ce tableau est fidèle, les conséquences peuvent être funestes à la veille des secousses qui menacent le gouvernement. Rapprochons de ce tableau les mots de la pétition faite par une société nombreuse et respectée, celle des amis de la constitution, «Nous croyons qu'il est impossible aux gens sages de ne pas s'apercevoir que le temps approche où la justice sera exigée d'un ton assez ferme pour ne pouvoir être refusée, quelque pénible qu'il puisse être pour certaines personnes de souscrire à cette demande.»

Dans un pays où l'on parle ainsi, et au sein d'une capitale, où une immense population présente l'aspect d'une misère hideuse, telle qu'on ne peut s'en former l'idée, en comparant les quartiers qu'ils habitent avec ceux qu'habite à Paris la classe la plus indigente (ce sont les termes de l'auteur); dans un tel état de choses, combien de temps peuvent subsister les abus politiques dont se plaignent en Angleterre les amis de la constitution, amis de la révolution française? Question intéressante et digne d'occuper le cabinet de Saint-James.


Sur les Mémoires du comte de Maurepas, ministre de la marine. — 1792.

Ceux qui, sur le titre de ce livre, et sur le nom de son auteur, qui a été long-temps ministre, et qui l'était quand il écrivit, s'attendraient à lire les mémoires d'un homme d'état, seraient bien trompés. Si l'on excepte deux morceaux qui font une partie du 3e volume, et qui sont une espèce de compte rendu au roi, en 1730, sur le commerce extérieur du royaume et sur les encouragemens dont il est susceptible, on ne trouve rien d'ailleurs qui concerne la politique et le gouvernement; on peut même douter que ces deux morceaux soient du comte de Maurepas, attendu l'usage, assez généralement établi dans le ministère, d'emprunter la plume d'un premier commis pour ces sortes de pièces ostensibles, dont un ministre se faisait honneur dans le conseil, mais que rarement il était en état de faire lui-même. Plus cet usage était commun, plus les exceptions étaient remarquées; elles sont si connues des gens instruits que je ne crains pas qu'on m'accuse d'avoir voulu les dissimuler pour généraliser le reproche. On n'ignore point, par exemple, que M. Turgot et M. Necker ne se servaient que de leur plume, et auraient eu tort d'emprunter celle d'aucun autre. Ce n'est pas que, dans cette tourbe si superficielle, qu'on appelait le grand monde, on n'ait répété mille fois que Thomas était le faiseur de M. Necker, et que les économistes qui entouraient Turgot, étaient les rédacteurs de ses édits. Ces propos de l'ignorance ou de l'envie étaient fondés principalement sur l'opinion reçue, qu'un homme en place ne faisait rien par lui-même. On oubliait que MM. Necker et Turgot étaient hommes de lettres dans toute l'étendue de ce terme; et les hommes à portée de voir et de juger ne pouvaient s'empêcher de rire, quand ils entendaient affirmer, avec un grand sérieux, que Thomas faisait les ouvrages de M. Necker, quoiqu'il n'y eût pas le moindre rapport entre le style et la manière de ces deux écrivains. Ces mêmes hommes qui savaient que l'abbé de Boismont avait fait le préambule fameux du fameux lit de justice de 1765, savaient aussi que si le chancelier Maupeou était hors d'état de rien écrire qui approchât de ce préambule, aucun des économistes, amis de Turgot, n'écrivait aussi bien que lui, mais cela n'empêche pas que tous ces ridicules ouï-dire ne se répètent dans des recueils d'anecdotes reproduits sous toutes les formes, commandés à tant la feuille par des libraires avides, composés par de pauvres diables qui n'ont jamais rien vu, et reçus comme parole d'évangile par des sots qui croient y entendre finesse.

Il n'est pas à craindre du moins que l'on conteste au comte de Maurepas ses Mémoires: ils sont écrits avec une telle négligence et en si mauvais langage, qu'il n'y a personne qui n'ait pu les faire: ils ressemblent assez, pour le style, au grand livre de madame Doublet, et aux Mémoires de Bachaumont (dont on a fait depuis les Mémoires secrets); mais il y a cette différence essentielle que ceux-ci, rédigés par quiconque apportait sa nouvelle, ou, faute de mieux, par un valet de chambre du vieux président de Bachaumont, sont remplis de sottises et de faussetés, et que les Mémoires de Maurepas, quoique roulant, le plus souvent, sur d'assez petits objets, sont du moins l'ouvrage d'un homme qui voit les choses de près, et qui sait d'origine ce que le public ne sait qu'après et avec le temps. Ils sont donc, sous ce point de vue, très-curieux: on peut d'ailleurs s'assurer de la véracité de l'auteur, en rapprochant son récit de beaucoup d'autres Mémoires que nous avions déjà sur la fin du règne de Louis XIV, sur la régence, sur le règne de Louis XV; époques qui nous sont aujourd'hui, grâce à tant de secours, assez bien connues jusques dans les détails les plus secrets, pour qu'il soit facile à présent d'en faire une histoire aussi fidèle qu'instructive.

Ces Mémoires ont un autre avantage, c'est de faire bien connaître leur auteur, et de confirmer l'opinion qu'il laissa de lui, lorsque, rappelé au gouvernement par un hasard imprévu et sans exemple, dans un âge qui est celui de l'expérience et de la sagesse, après trente ans de retraite qui supposent de longues réflexions, près d'un jeune roi dont il avait toute la confiance, il n'apporta pas dans l'administration une seule idée qui pût faire voir qu'il avait tiré quelque profit de ses années, de son expérience et de sa retraite. Il revenait cependant avec des présages avantageux. Il avait été renvoyé en 1749, pour avoir choqué une favorite, et cela seul était un titre de popularité; il passait pour aimer les lettres, et c'était à lui que les philosophes avaient dédié l'Encyclopédie. Ennemi des persécutions religieuses qu'exerçait le cardinal de Fleury avec un grand air de bénignité; assez favorable à la liberté d'écrire et de penser, autant du moins qu'un ministre pouvait l'être sous Louis XV, on pouvait présumer que, sous un nouveau règne qui annonçait toute sorte d'encouragemens et de réformes, il serait jaloux d'y contribuer autant que lui permettait la place éminente qu'il occupait. Mais dès qu'il y fut, il parut également au-dessous et de ce qu'il pouvait par cette place, et de ce qu'on avait espéré de son retour. Il n'affecta que la supériorité d'un vieux courtisan dans l'art de se maintenir, et la facilité de mettre sa vieillesse au ton d'une jeune cour, de lui tracer même des leçons d'insouciance et de frivolité, et de dire le premier bon mot du quart-d'heure sur chaque événement du jour. Ce qui se fit de bien dans quelques parties, il le laissa faire sans y prendre part, et fit congédier les ministres qui l'avaient fait, dès qu'ils ne parurent pas assez dépendans de lui. Il ne témoigna pas le moindre intérêt pour les lettres; il n'eut pas même l'esprit d'oublier ses petites animosités contre Voltaire, pour se faire honneur d'appeler à Versailles cet illustre vieillard qui avait la faiblesse de le désirer; et il eut la maladresse de laisser voir à la France et à l'Europe que l'opinion publique était devenue une puissance bien prépondérante, puisque Paris décernait à Voltaire des honneurs sans exemple, dont la cour demeurait spectatrice immobile et muette, entre les réclamations furieuses de l'archevêque et du clergé, et les sourdes menaces du parlement. Il n'a pas échappé aux observateurs que ce triomphe inoui qui consterna Versailles, où l'on osait à peine en parler, et plusieurs circonstances singulières du séjour de Voltaire à Paris, étaient un des événemens publics qui annonçaient déjà un grand changement dans les esprits.

Tout ce caractère du comte de Maurepas se trouve dans ses Mémoires: pour peu qu'on y porte un œil attentif, on y voit ce fond de frivolité, cette vanité jalouse, ce goût et cette habitude des petites choses qui étaient ses qualités distinctives. Ils offrent l'extrait de cinquante-deux volumes, rédigés entre lui et son secrétaire Salé, en partie pendant le cours de son ministère, et avec le plus grand soin. Qui croirait que ces 52 volumes, composés par un homme qui devait être occupé d'objets si importans, ne continssent guères, à en juger par l'extrait, que les petites anecdotes, les petites intrigues, les petites histoires de la cour et de la ville, ne fussent, en un mot, qu'une espèce d'Ana, ramassé (pour me servir ici des jolis vers de Gresset, qui viennent fort à propos)

Par un de ces oisifs errans,

Qui chaque jour, sur leur pupitre,

Rapportent tous les vers courans,

Et qui, dans le changeant empire

Des amours et de la satire,

Acteurs, spectateurs tour à tour,

Possèdent toujours à merveille

L'historiette de la veille

Avec l'étiquette du jour?

Qui croirait qu'on y emploie la moitié d'un volume à nous faire l'histoire détaillée et raisonnée du Régiment de la calotte? sottise aujourd'hui si profondément oubliée, que bien des lecteurs demanderont ce que c'est (et je leur en saurai bon gré); que cette histoire, enrichie d'une foule de pièces justificatives, ne nous est donnée que comme une très-faible partie de la grande histoire de ce régiment, digne ouvrage d'un ministre d'état; qu'on nous assure qu'elle contient plus de quatre cents pièces contre Voltaire seul (jugez du reste!); qu'enfin ce rare morceau commence ainsi: «Un des plus beaux monumens de l'histoire du dix-huitième siècle, est, sans contredit, celui du régiment de la calote». Et qu'on n'imagine pas que c'est une ironie; rien n'est plus sérieux; la suite ne permet pas d'en douter: j'y reviendrai tout à l'heure.

Le comte de Maurepas fait de justes reproches au cardinal de Fleury sur l'abandon où il laissa la marine, sur son ridicule entêtement pour la bulle, sur son dévoûment servile à la cour de Rome, et sur les oppressions arbitraires dont les jansénistes furent les victimes: il a raison; mais ce qui fait voir que ce n'est pas par un esprit de justice, c'est qu'il n'en rend aucune à ce que ce ministre a fait de bon, au soin qu'il eut d'écarter de nous la guerre, surtout avec les Anglais; repos nécessaire, qui donna le temps à la France de revenir de l'épuisement des dernières années de Louis XIV et des secousses du système, et qui la rendit, vers l'an 1740, aussi riche et aussi florissante qu'elle avait jamais pu l'être sous un gouvernement absolu. Il dénigre beaucoup toute la politique extérieure du cardinal, à l'époque de la guerre de 1734; et il est de fait que cette guerre est la seule du règne de Louis XV qui ait été bien entendue, la seule qui ait été heureuse sous tous les rapports, d'abord parce qu'elle fut très-courte (ce qui prouve que les mesures étaient bien prises); ensuite parce qu'on n'y eut que des avantages, et qu'ils coûtèrent peu; enfin parce qu'elle diminua capitalement la puissance de la maison d'Autriche en Italie, où la maison de Bourbon acquit le trône de Naples et de Sicile; enfin, parce qu'elle augmenta de la Lorraine et du Barrois la puissance territoriale des Français.

Il montre beaucoup d'humeur contre les premières maîtresses de Louis XV; mais en examinant l'état des choses au moment où il écrivait, on sent trop que sa censure n'a pour fondement, ni la morale, ni la politique. Pour la morale, il ne se montre nulle part austère en principes, et il en était fort éloigné: on pourrait même, en se rappelant la réputation du comte de Maurepas en fait de galanteries, lui citer la fable du Renard sans queue, qui voulait l'ôter à tous ses confrères les renards. Pour la politique, il faut se souvenir que, de son aveu, madame de Mailly ne se mêla de rien que d'aimer le roi, et ne coûta rien à la France; quant à elle, il lui en coûta le long repentir d'une faiblesse excusable et passagère, repentir qui dura toute sa vie, et dont la justice du peuple se souvint plus que de sa faute; qu'à l'égard de madame de Châteauroux, à l'instant même où il se déchaîne contre elle (tous ces écrits ont une date marquée), elle montrait un caractère noble et élevé, attesté par tous ses contemporains; elle voulait faire de son amant un homme et un roi; elle le déterminait à se mettre à la tête de ses armées, démarche qui le rendit si cher alors à tout un peuple facilement enthousiaste, et qui réellement lui faisait honneur; elle voulait qu'il sortît de son indolence et gouvernât par lui-même: il en existe des preuves. Sa mort, aussi affreuse que subite, fut attribuée au poison; et pour cette fois, ce crime, toujours si aisément soupçonné et si difficilement prouvé, n'était pas sans vraisemblance. Il est permis de présumer que l'animosité que le comte de Maurepas montre contre elle, et qu'il signala de même contre celle qui lui succéda, n'était au fond qu'une jalousie d'autorité.

A considérer la chose en elle-même, ce n'est pas un plus grand tort dans un roi que dans un autre homme, d'avoir des maîtresses, quand il n'est pas assez heureux pour trouver auprès de lui un bonheur légitime, assurément le plus désirable de tous, mais qui ne dépend pas toujours de nous: ce qui est important et difficile, c'est de ne pas donner son autorité avec son cœur; et pourtant nous en avons vu un exemple dans un prince naturellement passionné pour les femmes, Henri IV; ses amours n'influèrent point, du moins dans les choses graves, sur son gouvernement. Il soutint constamment son ami Sully contre toutes ses maîtresses; on sait même qu'il alla jusqu'à donner un soufflet à la plus emportée de toutes, la marquise de Verneuil. Ce soufflet n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus louable; ce pouvait bien n'être qu'une vivacité d'amant; mais ce qui est d'un homme et d'un roi, ce sont ces paroles que tout le monde a retenues: «Apprenez, madame, que je trouverai plutôt dix maîtresses comme vous, qu'un ministre comme lui.» Quand la conduite répond à un tel langage, et que, le lendemain, la maîtresse, après avoir bien pleuré, est obligée de faire les premières démarches près du ministre qu'elle voulait renvoyer; quand, depuis ce temps, elle, n'ose plus ouvrir la bouche contre lui, cela est peut-être plus beau que de n'avoir point de maîtresses. Ainsi, loin de dire comme Bayle (qui a laissé, je ne sais comment, échapper de sa plume cette phrase grossière et ridicule): «Il n'a manqué à Henri IV, pour sa gloire, que de n'être pas eunuque»; je dirai: rien n'a manqué à sa gloire, puisqu'il a eu celle de régner même sur ses passions.

L'auteur des Mémoires, en remontant jusqu'aux derniers temps de Louis XIV, fait un précis de la naissance et des commencemens de la célèbre Maintenon et des principaux événemens de sa vie. Il n'y a là que ce qui a été écrit partout; mais à propos de la prédiction qui lui fut faite par un maçon, qu'elle serait un jour épouse du roi, il ajoute: «On assure que, dès ce moment, elle ne fit pas un pas qui ne tendît à parvenir à la place qui lui avait été promise, quoiqu'elle en parût extrêmement éloignée.» Très-éloignée en effet, puisqu'alors elle était madame Scarron. Comment un homme de quelque esprit peut-il énoncer sérieusement une pareille ineptie? Si la femme de Scarron avait pu songer réellement à devenir celle de Louis XIV, elle eût été réellement folle. Celle qui eut assez de sens pour voir jour à tant d'élévation, lorsque l'amour du roi pour elle rendit au moins la chose possible, avait aussi trop de sens pour rêver un semblable projet, quand il était hors de toutes les vraisemblances morales; et ceux qui, dans les destinées extraordinaires, veulent toujours voir un même dessein depuis le premier pas jusqu'au dernier, montrent une bien grande ignorance des hommes et des choses. Plus un homme est habile, plus il règle sa marche sur les moyens que le hasard lui présente, et qui, le plus souvent, ne sont pas ceux qu'il a prévus ou préparés. Madame Scarron ne pouvait pas deviner que le hasard la ferait choisir pour élever en secret les enfans de madame de Montespan: ce fut là le premier échelon de sa fortune. Quand les circonstances l'eurent fait connaître du roi, elle put encore moins s'attendre qu'à l'âge de quarante-cinq ans, elle lui inspirerait une grande passion, et d'autant moins qu'il commença par avoir pour elle un éloignement marqué. Elle ne put donc jusque-là, sans être insensée, avoir le moindre pressentiment de son avenir. Mais quand elle vit le roi très-amoureux, et qu'elle le connut très-dévot, c'est alors qu'avec beaucoup d'esprit, elle put concevoir le projet de l'amener jusqu'au mariage. Cet esprit, après tout (car il en fallait), n'est pas très-rare dans une femme. Quelle est la femme (parmi celles qui ne sont ni sottes ni amoureuses) qui ne sache pas à peu près ce qu'elle peut faire de son amant? Madame de Maintenon n'était ni l'un ni l'autre. Elle était aimable, ambitieuse et adroite; le roi était sur le retour, tendre, faible, crédule, bigot. Elle dut voir alors, qu'avec des refus et des coquetteries d'un côté, de l'autre, avec des désirs et des scrupules, il y avait de quoi parvenir à tout; elle y parvint. Personne n'y fut trompé dans le temps: et toute son histoire est très-bien expliquée dans le fameux sonnet qui finit par ce vers:

Il eut peur de l'enfer, le lâche! et je fus reine.

Voilà le mot, et l'amour une fois donné, toute cette aventure n'est au fond qu'un mariage de conscience, que les noms de Louis XIV et de Scarron rendent plus singulier qu'un autre.

A peine a-t-on parlé de celui du dauphin, Monseigneur, avec mademoiselle Choin, qui n'est pas moins réel et guères moins hors des convenances, et qui eut les mêmes motifs: d'autres Mémoires l'avaient attesté: il l'est encore, et avec détail, dans ceux de M. de Maurepas. On sait ce qui fut dit alors: «On s'allie singulièrement dans cette maison-là!» Si Louis XV eût vécu, qu'il eût conservé une certaine santé, et acquis une certaine dévotion, qui peut répondre qu'il n'eût pas épousé madame du Barry? Avec un prêtre et du secret, n'est-il pas fort commode d'arranger son plaisir et sa conscience pour ce monde-ci et pour l'autre?

M. de Maurepas paraît croire que madame de Maintenon avait cédé a son amant long-temps avant de l'épouser. Cette opinion, contraire à celle de tous les historiens du temps, est bien peu réfléchie. Quand nous n'aurions pas les lettres de la favorite, quand nous n'y aurions pas lu ce mot si connu et si décisif: «Je le renvoie toujours affligé et jamais désespéré;» il suffirait de savoir quel plan de conduite elle a suivi dès le commencement, pour comprendre qu'elle ne pouvait pas céder sans aller directement contre son but, ce dont elle était incapable avec son esprit et son caractère. C'est surtout en mêlant la religion à l'amour qu'elle avait assujéti l'âme à la fois timorée et sensible de Louis XIV; c'est en jouant auprès de lui le double rôle d'une femme qui aime et d'une dévote qui prêche, en l'effrayant d'une liaison illégitime et lui faisant entrevoir les charmes d'une union irréprochable, qu'elle l'avait arraché des bras de madame de Montespan. Comment aurait-elle pu se démentir elle-même au point de faire ce qu'elle regardait comme si coupable? Elle perdait dès-lors tout son ascendant, et n'était plus qu'une femme comme une autre, aux yeux d'un homme qui avait le besoin d'aimer consciencieusement. L'excellente scène que Racine eût pu faire d'une conversation entre deux amans de ce genre, de celle, par exemple, qui décida le mariage! Sans doute, le charme de ses vers n'eût été qu'à lui; mais les deux personnages avaient assez d'esprit pour qu'il ne leur eût pas prêté d'autres idées et d'autres sentimens que ceux qu'ils ont pu exprimer entre eux.

Puisque nous en sommes aux mariages extraordinaires, il ne faut pas oublier celui de Bossuet avec mademoiselle de Mauléon. On a beaucoup crié contré Voltaire pour en avoir parlé le premier: M. de Maurepas le rapporte comme un fait certain.

Un autre mariage qui ne laisse pas d'avoir aussi des singularités, c'est celui d'un roi de France avec la fille d'un staroste polonais, que les armes de Charles XII avaient fait un moment roi de Pologne, et qui depuis, dépouillé et fugitif, s'était retiré à Weissembourg, où il était dans une telle misère, qu'il fallut d'abord envoyer des chemises à sa fille en lui offrant la couronne de France. Ce n'était pas qu'elle fût dans le cas de la belle Mazarin, à qui madame de Sévigné écrivait si plaisamment: «Vous voyagez comme une héroïne de roman; force diamans et point de chemises.» La fille de Stanislas n'avait pas plus de l'un que de l'autre; et pour premier présent de noces, elle reçut un trousseau complet. Le comte de Maurepas trouve cette alliance monstrueuse: il est bien vrai que c'était l'ouvrage d'une madame de Prie, maîtresse du premier ministre (M. le duc), et qui lui persuada que, pour rendre son pouvoir inébranlable, il fallait donner au roi une femme qui ne fût rien par elle-même, et qui devant tout au ministre, fût aussi tout entière à lui. Mais on peut quelquefois, par des motifs très-personnels, faire une chose bonne et sage en elle-même. Les mariages de nos rois avec des princesses étrangères ont eu le plus souvent des suites funestes, parce qu'ils font naître des prétentions qui sont des sources de guerre, et qu'on fait entrer les peuples comme une propriété dans les clauses du contrat: or, tout ce qui est une cause prochaine d'ambition et de guerre, est certainement un grand mal dans la saine politique, qui ne doit songer qu'au bonheur des peuples. Quant à la politique personnelle de M. le duc et de madame Prie, elle ne valait rien du tout: il ne faut point compter sur la reconnaissance, et à la cour moins qu'ailleurs; et puis, ce qu'une reine de France peut être dans le gouvernement ne dépend point de ce qu'elle était avant son mariage, mais de son caractère, du plus ou du moins d'envie de dominer, des moyens qu'elle peut avoir pour y parvenir, et des circonstances où elle se trouve. Catherine de Médicis n'était rien moins qu'une grande dame par sa naissance, et l'on sait quel terrible pouvoir elle exerça sous trois règnes.

Le comte de Maurepas a rassemblé le plus qu'il a pu de pièces satiriques contre le gouvernement de son temps; outre le goût naturel qu'il avait pour la satire, il ne pouvait souffrir la domination du cardinal de Fleury, qui asservissait les autres ministres; et la plupart de ces pièces étaient contre le cardinal. C'en était assez pour les rendre précieuses à Maurepas, qui, d'ailleurs, ne montre pas, dans la manière dont il parle de tous ces pamphlets, beaucoup de tact ni de jugement. Il rapporte une lettre écrite à Henri IV par des jeunes gens ivres, et il n'y a rien du tout dans cette lettre qui sente l'ivresse; elle est amère et quelquefois injuste, mais raisonnée. Il en cite une autre écrite au nom de Louis XIV à son successeur, et qui est une critique sanglante de toute l'administration de Fleury; il a l'air de la regarder comme une pièce victorieuse, qu'il n'était pas possible de mépriser; et il ne s'aperçoit pas qu'elle est d'un bout à l'autre d'une mal-adresse ridicule, en ce qu'elle suppose Louis XIV reprochant à son successeur tout ce que lui-même avait fait, et lui donnant des leçons qui retombent de tout leur poids sur celui qui les donne: passe encore si le mort qu'on fait parler, était censé faire une confession, et s'il avait soin de dire: Ne faites pas ce que j'ai fait. Point du tout: il ne s'excuse que sur la bulle; sur ce seul point, il avoue qu'il a été trompé; et sur tout le reste, il s'exprime comme un mentor avec son élève. Il lui fait surtout un grand crime de ne point déférer aux remontrances de ses parlemens. Cela n'a-t-il pas bonne grâce dans la bouche d'un prince qui avait supprimé même le droit de remontrances? Rien au monde n'était plus facile que de faire à cette satire, si mal imaginée, une réponse péremptoire, et, qui plus est, très-plaisante. Le cardinal aima mieux la faire brûler par le parlement. Brûler n'est pas répondre, dit fort bien Maurepas. Il a d'autant plus raison, que répondre n'était pas difficile, comme on vient de le voir; ce qui n'empêche pas que ce mot ne soit fort pour un ministre de ce temps-là: mais c'était un ministre mécontent.

On trouve ici les j'ai vu, qui firent mettre Voltaire à la Bastille pendant treize mois. Ils n'étaient pas de lui; il est facile de s'en convaincre en les lisant, quand on ne saurait pas que sur ce point l'innocence de Voltaire fut reconnue. Cependant l'auteur des Mémoires paraît persuadé qu'ils sont de Voltaire. En voici des passages:

J'ai vu même l'erreur en tous lieux triomphante,

La vérité trahie et la foi chancelante;

J'ai vu le lieu saint avili....

J'ai vu de saints prélats devenir la victime

Du feu qui les anime, etc.

Indépendamment de la platitude de ces vers, qui ne voit qu'il s'agit ici des querelles du jansénisme? et qui peut ignorer quel mépris Voltaire, dès ce temps-là, avait affiché pour ces folies? N'est-il pas plaisant d'entendre Voltaire s'apitoyer sur la foi chancelante etc.? Vous verrez que Voltaire avait beaucoup de foi! lui, que ses professeurs de rhétorique désignaient d'avance comme le drapeau des incrédules; c'étaient les expressions du jésuite Lejay. Qui peut douter que ces vers ne soient de quelque suppôt du jansénisme? Mais, comme disait très-bien Lagrange-Chancel (qui eut raison cette fois), en parlant, dans ses Philippiques, de cette inique détention du jeune Arouet:

On punit les vers qu'il peut faire,

Plutôt que les vers qu'il a faits.

Nous trouvons aussi deux couplets sur Villeroi, cet homme si nul et si vain, le seul que Louis XIV daigna nommer son favori, et qu'il fit entrer au conseil avant le vainqueur de Denain, quoique Villeroi fût de la même force au conseil qu'à l'armée. Il s'agit ici de l'affaire de Crémone; et des deux couplets, il y en a un de joli, sur l'air du branle de Metz.

Villeroi, grand prince Eugène,

Vous fait lever de matin;

Pâris fit moins de chemin

Pour prendre la belle Hélène.

On vous l'aurait envoyé,

Sans vous donner tant de peine;

On vous l'aurait envoyé,

Si vous l'aviez demandé.

Il est étonnant que Maurepas, grand collecteur de couplets et d'épigrammes, n'ait pas cité ce quatrain, qui pouvait être de quelque soldat, le loustic du régiment, mais qui n'en est pas moins le meilleur, sans comparaison, qu'on ait fait sur cette affaire de Crémone.

Palsembleu! l'aventure est bonne,

Et notre bonheur sans égal;

Nous avons recouvré Crémone,

Et perdu notre général.

Au reste, on fut toujours assez heureux en couplets sur ce courtisan dont la fortune nous a été si fatale. En voici un dont les Mémoires ne font pas mention, et qui méritait bien de n'être pas oublié: il est sur l'air Vendôme, Vendôme, qui ajoute beaucoup au sel des paroles.

Villeroi, Villeroi,

A fort bien servi le Roi

Guillaume, Guillaume.

Cette naïveté si piquante et si rare est la perfection de ce genre.

Il y a loin des couplets de cette tournure à ces calotes, qui tiennent une si grande place dans les travaux et dans l'opinion du comte de Maurepas. S'il n'y a pas de quoi s'en étonner, puisqu'il avoue franchement que la plupart sont de lui, il n'y a pas non plus de quoi se vanter, car elles sont toutes de la dernière platitude. Je m'en rapporte à qui pourra les lire jusqu'au bout: en voici des échantillons.

Que dites-vous de la momie? (Voltaire.)

La soif de l'or le sèche ainsi,

Et le corrosif de l'envie.

Est-il assis, debout, couché?

Non, sur deux flageolets il flotte,

Entouré d'une redingotte,

Qu'à Londre il eut à bon marché.

Son corps tout disloqué canotte;

Sa mâchoire avide grignotte;

Son regard est effarouché.

Vous connaissez ce don Quichotte

Qui dans la cage est attaché;

Son sec cadavre est embroché

A sa rapière encore pucelle, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Venez, savante Académie;

Encensez-le sur votre seuil;

Ces messieurs lui feront accueil,

Ou l'excuse la plus polie,

De n'avoir pas incorporé

Chez eux un mortel si taré.

Voltaire avec mépris les traite;

C'est leurs jetons seuls qu'il regrette, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais ciel! qui bouche les passages?

Qu'entendons nous? quelles clameurs!

Haro sur le roi des rimeurs!

On veut l'arrêter pour les gages;

C'est un monde de souscripteurs,

De libraires et d'imprimeurs,

Parlant de vols, de brigandages, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En voici un autre:

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