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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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26.—LA LIGUE ANGLAISE ET LA LIGUE ALLEMANDE.

Réponse à la Presse.

(Journal des Économistes.) Décembre 1845.

La Ligue anglaise représente la liberté, la Ligue allemande la restriction. Nous ne devons pas être surpris que toutes les sympathies de la Presse soient acquises à la Ligue allemande.

«Les États, dit-elle qui composent aujourd'hui l'association allemande, ont-ils à se féliciter du système qu'ils ont adopté en commun?... Si les résultats sont d'une nature telle que l'Allemagne, encouragée par les succès déjà obtenus, ne puisse que persévérer dans la voie où elle est entrée, alors nécessairement le système de la Ligue anglaise repose sur de grandes illusions...

«Or, voyez les résultats financiers... D'année en année le progrès est sensible et doublement satisfaisant: les frais diminuent, les recettes augmentent;... la masse de la population est soulagée,... etc.

«Les résultats économiques ne sont pas moins significatifs. De grandes industries ont été fondées; de nombreux emplois ont été créés pour les facultés physiques et pour l'intelligence des classes pauvres; d'abondantes sources de salaires se sont ouvertes; la population s'est accrue; la valeur de la propriété foncière s'est élevée; etc.

«Enfin, les résultats politiques se manifestent à tous les yeux,... etc.»

Après ce dithyrambe, la conclusion ne pouvait être douteuse.

«L'ensemble des faits acquis prouve que la pensée du Zollverein a été une pensée éminemment féconde;... que la combinaison des tarifs adoptés par le Zollverein a été favorable au développement de la prospérité intérieure. Nous en concluons que les principes qui ont présidé à l'organisation du Zollverein ne sont pas près d'être répudiés; qu'ils ne peuvent au contraire qu'exercer une influence contagieuse sur les autres parties du continent européen, et que, par conséquent, les doctrines de la Ligue anglaise risquent de rencontrer, dans le mouvement des esprits au dehors, des obstacles de plus en plus insurmontables...»

Nous ferons observer que la Presse a tort de parler de la pensée du Zollverein, car le Zollverein n'a pas eu qu'une pensée, il en a eu deux, et, qui plus est, deux pensées contradictoires: une pensée de liberté et une pensée de restriction. Il a entravé les relations des Allemands avec le reste des hommes, mais il a affranchi les relations des Allemands entre eux. Il a exhaussé la grande barrière qui ceint l'Association, mais il a détruit les innombrables barrières qui circonscrivaient chacun des associés. Tel État, par exemple, a vu s'accroître les difficultés de ses relations par sa frontière méridionale, mais s'aplanir les obstacles qu'elles rencontraient jusqu'alors sur ses trois autres frontières. Pour les États enclavés, le cercle dans lequel ils peuvent se mouvoir librement a été considérablement élargi.

Le Zollverein a donc mis en action deux principes diamétralement opposés. Or, il est clair que l'Allemagne ne peut attribuer la prospérité qui s'en est suivie à l'œuvre simultanée de deux principes qui se contredisent. Elle a progressé, d'accord; mais est-ce grâce aux barrières renforcées ou aux barrières renversées? car, quelque fond que fasse le journalisme sur la crédulité de l'abonné, je ne pense pas qu'il le croie encore descendu à ce degré de niaiserie qu'il faut lui supposer pour oser lui dire en face que oui et non sont vrais en même temps.

L'Allemagne ayant été tirée vers le bien et vers le mal, si le bien l'a emporté, comme on l'établit, il reste encore à se demander s'il faut en remercier l'abolition des tarifs particuliers ou l'aggravation du tarif général. La Presse en attribue toute la gloire au principe de restriction générale: en ce cas, pour être conséquente, elle devait ajouter que le bien a été atténué par le principe de liberté locale. Nous croyons, nous, que l'Allemagne doit ses progrès aux entraves dont elle a été dégagée, et c'est pourquoi nous concluons qu'ils eussent été plus rapides encore si, à l'œuvre de l'affranchissement, ne s'était pas mêlée une pensée restrictive.

L'argumentation de la Presse n'est donc qu'un sophisme de confusion. L'Allemagne avait ses deux bras garrottés; le Zollverein est survenu qui a dégagé le bras droit (commerce intérieur) et gêné un peu plus le bras gauche (commerce extérieur); dans ce nouvel état elle a fait quelque progrès. «Voyez, dit la Presse, ce que c'est pourtant que de gêner le bras gauche!» Et que ne nous montre-t-elle le bras droit?

Faut-il être surpris de voir la Presse, en cette occasion, confondre les effets de la liberté et du monopole? L'absence de principes, ou, ce qui revient au même, l'adhésion à plusieurs principes qui s'excluent, semble être le caractère distinctif de cette feuille, et il n'est pas invraisemblable qu'elle lui doit une partie de sa vogue. Dans ce siècle de scepticisme, en effet, rien n'est plus propre à donner un vernis de modération et de sagesse. «Voyez la Presse, dit-on, elle ne s'enchaîne pas à un principe absolu, comme ces hommes qu'elle appelle des songe-creux; elle plaide le pour et le contre, la liberté et la restriction, selon les temps et l'occurrence.»

Pendant longtemps encore cette tactique aura des chances de succès; car, au milieu du choc des doctrines, le grand nombre est disposé à croire que la vérité n'existe pas.—Et pourtant elle existe. Il est bien certain qu'en matière de relations internationales, elle se trouve dans cette proposition: Il vaut mieux acheter à autrui ce qu'il en coûte plus cher de faire soi-même.—Ou bien dans celle-ci: Il vaut mieux faire les choses soi-même, encore bien qu'il en coûte moins cher de les acheter à autrui.

Or, la Presse raisonne sans cesse comme si chacune de ces propositions était tour à tour vraie et fausse. L'article auquel je réponds ici offre un exemple remarquable de cette cacophonie.

Après avoir félicité le Zollverein des grands résultats qu'il a obtenus par la restriction, elle le blâme de restreindre l'importation du sucre, et ses paroles méritent d'être citées:

«Ç'a été, de la part de l'Association, une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, au sucre de betterave... Si elle n'avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son sucre, elle aurait pu établir, avec le continent américain et avec une portion de l'Asie, de relations très-profitables... Pour s'assurer ces relations fécondes, l'Allemagne était placée dans une position unique; elle avait le bonheur de ne posséder aucune colonie; par conséquent, elle échappait à la nécessité de créer des monopoles. Elle était libre d'ouvrir son marché à tous les pays de vaste production sucrière, au Brésil, aux colonies espagnoles, aux Indes, à la Chine; et Dieu sait la masse énorme de produits qu'elle aurait exportés comme contre-valeur de ces sucres exotiques, que ces populations auraient pu consommer à des prix fabuleusement bas. Cette magnifique chance, elle l'a perdue le jour où elle s'est mis en tête de faire sur son propre sol du sucre de betterave.»

Y a-t-il dans ce passage un argument, un mot qui ne se retourne contre toutes les restrictions imaginables qui ont pour but de protéger le travail, de provoquer la création de nouvelles industries; restrictions dont le but général de l'article est de favoriser sur le continent l'influence contagieuse?

Je suppose qu'il s'agisse de l'industrie métallurgique en France.

Vous dites: «L'Allemagne a commis une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, au sucre de betterave.»

Et moi, je dis: «La France a commis une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, à la production du fer.»

Vous dites: «Si l'Allemagne n'avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son sucre, elle aurait pu établir, avec le continent américain et une partie de l'Asie, des relations très-profitables.»

Et moi, je dis: «Si la France n'avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son fer, elle aurait pu établir, avec l'Espagne, l'Angleterre, la Belgique, la Suède, des relations très-profitables.»

Vous dites: «L'Allemagne était libre d'ouvrir son marché à tous les pays de vaste production sucrière, et Dieu sait la masse énorme de produits qu'elle aurait exportés comme contre-valeur de ces sucres exotiques, que sa population aurait consommés à des prix fabuleusement bas.»

Et moi, je dis: «La France était libre d'ouvrir son marché à tous les pays de vaste production métallurgique, et Dieu sait la masse énorme de produits qu'elle aurait exportés comme contre-valeur de ces fers exotiques, que sa population aurait consommés à des prix fabuleusement bas.»

Vous dites: «Cette magnifique chance, l'Allemagne l'a perdue le jour où elle s'est mis en tête de faire sur son propre sol du sucre de betterave.»

Et moi, je dis: «Cette magnifique chance, la France l'a perdue le jour où elle s'est mis en tête de faire chez elle tout le fer dont elle a besoin.»

Ou si, revenant à vos doctrines de prédilection, vous voulez justifier la protection que la France accorde à l'industrie métallurgique, je vous répondrai par les arguments que vous dirigez contre la protection que l'Allemagne accorde à l'industrie sucrière.

Direz-vous que la production du fer est une source de travail pour les ouvriers français?

J'en dirai autant de la production du sucre pour les ouvriers allemands.

Direz-vous que le travail allemand ne perdrait rien à l'importation du sucre exotique, parce qu'il serait employé à créer la contre-valeur?

J'en dirai autant du travail français à l'égard de l'importation du fer.

Direz-vous que si les Anglais nous vendent du fer, il n'est pas sûr qu'ils prennent en retour nos articles Paris et nos vins?

Je vous répondrai que si les Brésiliens vendent du sucre aux Allemands, il n'est pas certain qu'ils reçoivent en échange des produits allemands.

Vous voyez donc bien qu'il y a une vérité, une vérité absolue, et que, comme dirait Pascal, ce qui est vrai au delà ne saurait être faux en deçà du Rhin.

27.—ORGANISATION ET LIBERTÉ.

(Journal des Économistes.) Janvier 1847.

Je n'ai pas l'intention de répondre aux cinq lettres que M. Vidal a insérées dans la Presse, et qui formeraient un volume. J'attendais une conclusion que j'aurais essayé d'apprécier. Malheureusement M. Vidal ne conclut pas.

Je me trompe, M. Vidal conclut, et voici comme:

«La restriction ne vaut rien, ni la liberté non plus.»

Qu'est-ce donc qui est bon, selon M. Vidal?

Il vous le dit lui-même: «Un système rationnel et même trop rationnel pour être aujourd'hui possible.»

—En ce cas n'en parlons plus.

Si fait, parlons-en, puisque aussi bien M. Vidal nous accuse de manquer de logique, en ce que nous ne demandons pas son système rationnel-impossible.

«Si les libéraux étaient logiciens, dit-il, ils devraient demander (à qui?) l'association (sur quelles bases?) des producteurs et des consommateurs (vous dites qu'ils ne font qu'un) dans un centre déterminé (mais où, à Paris, à Rome ou à Saint-Pétersbourg?). Ensuite l'association des différents centres, enfin un système quelconque (cela nous met à l'aise) d'organisation de l'industrie... Ils devraient demander (mais à qui?) la participation proportionnelle aux produits pour tous les travailleurs, l'abolition préalable de la guerre, la constitution du congrès de la paix, etc., etc.»

M. Vidal fait injustice à ce qu'il nomme dédaigneusement les libéraux. (Il est de mode aujourd'hui de traiter du haut en bas la liberté et le libéralisme.) Si les libéraux ne demandent pas l'association dans un centre, puis l'association des centres, ce n'est pas qu'ils méconnaissent la puissance de l'organisation et le progrès qui est réservé à l'humanité dans cette voie. Mais quand on nous parle de demander une organisation à priori et de toutes pièces, qu'on nous dise donc ce qu'il faut demander, et à qui il faut le demander. Faut-il demander l'organisation Fourier, l'organisation Cabet, l'organisation Blanc, ou celle de Proudhon, ou celle de M. Vidal? Ou bien M. Vidal entend-il que nous devons aussi, tous et chacun de nous, inventer une organisation quelconque? Suffit-il de jeter sur le papier, ou, plus prudemment, de proclamer qu'on tient en réserve un système impossible-rationnel ou rationnel-impossible, pour être relevés, aux yeux de messieurs les socialistes, du rang infime qu'ils nous assignent dans la science? N'est-ce qu'à cette condition qu'ils diront de l'économiste:

Dignus, dignus est intrare
in nostro docto corpore!

Que messieurs les socialistes veuillent bien croire une chose, c'est que nous sommes en mesure, nous aussi, d'imaginer des plans magnifiques et qui rendront l'humanité aussi heureuse qu'elle puisse l'être, à la seule condition qu'elle voudra bien les accepter ou se les laisser imposer.—Mais c'est là la difficulté.

Ces messieurs nous disent: Demandez. Mais que faut-il demander?

Que messieurs les organisateurs me permettent de leur poser cette simple question:

Ils veulent l'association universelle.

Mais entendent-ils que les hommes y entrent librement ou par contrainte?

Si c'est par contrainte (ce qu'il est permis de supposer, à voir la répugnance que la liberté semble leur inspirer), voici une série de petites difficultés qu'ils ont à résoudre.

1o Trouver l'autorité ou plutôt l'homme qui assujettira tous les mortels à l'organisation demandée. Sera-ce Louis-Philippe? sera-ce le pape? sera-ce l'empereur Nicolas?—Louis-Philippe, on en conviendra, a peu de chances de réussir.—Le pape pourrait quelque chose sur les catholiques, mais bien peu sur les juifs et les protestants.—Et quant à Nicolas, autant il a d'ascendant en Moscovie, autant il en aurait peu en Suisse et aux États-Unis.

2o Mais supposons l'autorité trouvée, il s'agit de la déterminer dans le choix du plan à faire prévaloir. MM. Considérant, Blanc, Proudhon, Cabet, Vidal, etc., etc., défendront chacun le leur, c'est bien naturel; faudra-t-il se décider après une comparaison approfondie, ou bien tirer à la courte paille?

3o Cependant le choix est fait, je l'accorde, et ce n'est pas une petite concession. J'admets que le plan Vidal soit préféré. M. Vidal conviendra lui-même que son infaillibilité est bien désirable, car quand une fois le compelle intrare sera universellement en œuvre, il serait bien fâcheux que quelque plan plus beau vînt à se produire, puisque de deux choses l'une, ou il faudrait persévérer dans une organisation comparativement imparfaite, ou force serait à l'humanité de changer tous les matins d'organisation. Le seul moyen de sortir de là, c'est de décréter qu'à partir du jour où l'autorité aura jeté son mouchoir, le flambeau de l'imagination devra s'éteindre dans toutes les cervelles de la terre.

4o Enfin, il restera une difficulté qui n'est pas petite. Quand on aura armé l'autorité, comme il le faut bien dans l'hypothèse, de la puissance nécessaire pour vaincre toutes les résistances physiques, intellectuelles, morales, économiques, religieuses, comment empêchera-t-on cette autorité de devenir despotique et d'exploiter le monde à son profit?

Il n'est donc pas possible, et il ne m'est pas venu dans la pensée que M. Vidal ait entendu parler d'une association universelle imposée par la force brutale.

Reste donc l'association universellement persuadée, ou autrement dit volontaire.

Ici nous entrons dans une autre série d'obstacles.

Deux hommes ne s'associent volontairement qu'après que les avantages et les inconvénients possibles de l'association ont été par chacun d'eux mûrement pesés, mesurés et calculés. Et encore, le plus souvent, ils se séparent brouillés.

Maintenant, comment déterminer un milliard d'hommes à former une Société?

Rappelons-nous que les cinq sixièmes ne savent pas lire, qu'ils parlent des langues diverses et ne s'entendent pas entre eux; qu'ils ont les uns contre les autres des préventions souvent injustes, quelquefois fondées; qu'un grand nombre, malheureusement, ne cherchent que l'occasion de vivre aux dépens du prochain, qu'ils ne s'accordent jusqu'ici sur rien, pas même sur la question de savoir ce qui vaut mieux de la restriction ou de la liberté. Comment rallier immédiatement toutes ces convictions à un système quelconque d'organisation?

Alors surtout qu'on leur en présente une quarantaine à la fois, et que l'imprimerie peut en jeter trente tous les matins sur la place?

Ramener instantanément le genre humain à une conviction uniforme! Hélas! j'ai vu trois hommes s'unir dans la même entreprise, sincèrement persuadés qu'un même principe les animait; je les ai vus en désaccord après une heure d'explication.

Mais quand un plan, entre mille autres, obtiendrait l'assentiment au moins de la majorité, dans l'exécution vous retrouveriez presque toutes les difficultés de l'association forcée, le choix de l'autorité, la puissance à lui confier, les garanties contre l'abus de cette puissance, etc.[33].

Vous voyez bien qu'une organisation de toutes pièces n'est pas réalisable; et cela seul devrait nous induire à rechercher s'il n'y a point dans l'ordre social une organisation naturelle non point parfaite, mais tendant au perfectionnement. Pour moi, je le crois, et c'est cette naturelle organisation que j'appelle l'économie de la société.

Les socialistes admettent le libre-échange en principe. Seulement ils en ajournent l'avénement après la réalisation d'un de leurs systèmes quelconques.—C'est plus qu'une question préjudicielle, c'est une fin de non-recevoir absolue.—Mais, après tout, qu'est-ce donc qu'une association volontaire? Elle suppose au moins que les hommes ont une volonté. Pour mettre en commun sa propriété, il faut avoir une propriété, être libre d'en disposer, ce qui implique le droit de la troquer. L'association elle-même n'est qu'un échange de services, et je présume bien que les socialistes l'entendent ainsi. Dans leur système rationnel, celui qui rendra des services en recevra à son tour, à moins qu'ils n'aient décidé que tous les services rendus seront d'un côté et tous les services reçus de l'autre, comme sur une plantation des Antilles.

Si donc ce à quoi vous aspirez est une association volontaire, c'est-à-dire un échange volontaire de services, c'est précisément ce que nous appelons liberté des échanges, qui n'exclut aucune combinaison, aucune convention particulière, en un mot, aucune association, pourvu qu'elle ne soit ni immorale ni forcée. Que ces messieurs trouvent donc bon que nous réclamions la liberté d'échanger, sans attendre que tous les habitants de notre planète, depuis le Patagon jusqu'au Hottentot, depuis le Cafre jusqu'au Samoïède, se soient préalablement mis d'accord s'ils s'associeront, c'est-à-dire s'ils régleront l'échange de leurs services, selon l'invention Fourier ou selon la découverte Cabet. De grâce, qu'il nous soit permis d'abord d'échanger selon la forme vulgaire: Donne-moi ceci, et je te donnerai cela; fais ceci pour moi, et je ferai cela pour toi. Plus tard nous adopterons peut-être ces formes perfectionnées par les socialistes, si perfectionnées qu'eux-mêmes les déclarent au-dessus de l'intelligence de notre pays et de notre siècle.

Que les socialistes ne concluent pas de là que nous repoussons l'association. Qui pourrait avoir une telle pensée? Quand certaines formes d'association, par exemple les sociétés par actions, se sont produites dans le monde, nous ne les avons pas excommuniées au nom de l'économie politique; seulement, nous ne pensons pas qu'une forme définitive d'association puisse naître, à un jour donné, dans la tête d'un penseur et s'imposer au genre humain. Nous croyons que l'association, comme tous les principes progressifs de l'humanité, s'élabore, se développe, s'étend successivement avec la diffusion des lumières et le perfectionnement des mœurs.

Il ne suffit pas de dire aux hommes: Organisez-vous! il faut qu'ils aient toutes les connaissances, toute la moralité que l'organisation volontaire suppose; et pour qu'une organisation universelle prévale dans l'humanité (si c'est sa destinée d'y arriver), il faut que des formes infinies d'associations partielles soient soumises à l'épreuve de l'expérience, et aient développé l'esprit d'association lui-même. En un mot, vous mettez au point de départ et sous une forme arbitraire la grande inconnue vers laquelle gravite l'humanité.

Il y a dix-huit siècles, une parole retentit dans le monde: Aimez-vous les uns les autres. Rien de plus clair, de plus simple, de plus intelligible. En outre, cette parole fut reçue non comme un conseil humain, mais comme une prescription divine.—Et pourtant, c'est au nom de ce précepte que les hommes se sont longtemps entre-égorgés en toute tranquillité de conscience.

Il n'y a donc pas un moment où l'humanité puisse subir une brusque métamorphose, se dépouiller de son passé, de son ignorance, de ses préjugés, pour commencer une existence nouvelle sur un plan arrêté d'avance. Les progrès naissent les uns des autres, à mesure que s'accroît le trésor des connaissances acquises. Chaque siècle ajoute quelque chose à l'imposant édifice, et nous croyons, nous, que l'œuvre spéciale de celui où nous vivons est d'affranchir les relations internationales, de mettre les hommes en contact, les produits en communauté et les idées en harmonie, par la rapidité et la liberté des communications.

Cette œuvre ne vous paraît-elle pas assez grande?—Vous nous dites: «Commencez par demander l'abolition préalable de la guerre.» Et c'est ce que nous demandons, car certainement l'abolition de la guerre est impliquée dans la liberté du commerce. La liberté assure la paix de deux manières: dans le sens négatif, en extirpant l'esprit de domination et de conquête, et dans le sens positif, en resserrant le lien de solidarité qui unit les hommes.—Vous nous dites: «Provoquez la constitution du congrès de la paix.» Et c'est ce que nous faisons; nous provoquons un congrès, non d'hommes d'État et de diplomates, car de ces congrès il ne sort bien souvent que des arrangements artificiels, des équilibres factices, des forces nullement combinées et toujours hostiles; mais le grand congrès des classes laborieuses de tous les pays, le congrès où, sans mémorandum, ultimatum et protocole, se stipulera, par l'entrelacement des intérêts, le traité de paix universelle.

Comment se fait-il donc que les socialistes, dans leur amour de l'humanité, ne travaillent pas avec nous à l'œuvre de la liberté, qui n'est au fond que l'affranchissement et la réhabilitation du travailleur?—Le dirai-je? C'est que, lancés à la poursuite d'organisations imaginaires, ils ont trop dédaigné d'étudier l'organisation naturelle, telle qu'elle résulte de la liberté des transactions. Que M. Vidal me permette de le lui dire: je crois sincèrement qu'il condamne l'économie politique sans l'avoir suffisamment approfondie. J'en trouve quelques preuves dans ses lettres à la Presse.

Adoptant la distinction favorite de ce journal, M. Vidal ferait bon marché de la protection agricole et métallurgique, et voici pourquoi:

«Une simple modification dans les tarifs peut jeter la perturbation dans l'industrie manufacturière. À la différence des produits agricoles et des produits des mines, les produits manufacturés peuvent être multipliés indéfiniment..... Ici donc il faut opérer avec une prudence extrême.»

Toujours des subtilités pour échapper à la grande loi de justice.

Et ces subtilités, quelle valeur ont-elles en elles-mêmes?

Faites-nous donc la grâce de nous dire comment on peut multiplier indéfiniment le drap, produit manufacturé, sans multiplier indéfiniment la laine, produit agricole? Comment expliquez-vous que la production du fil et de la toile puisse être illimitée, si celle du lin est forcément bornée? Le contraire serait plus vrai. La laine étant la matière dont le drap est fait, on peut concevoir qu'il se produise plus de laine que de drap, mais non assurément plus de drap que de laine. Et voilà par quels raisonnements on justifie l'inégalité devant la loi!

«On peut dégréver notablement tous les objets que la France ne produit pas.»

Sans doute, on le peut, en faisant un vide au trésor.

Direz-vous qu'on le comblera avec d'autres impôts? Reste à savoir s'ils ne seront pas plus onéreux que celui qui grève le thé et le cacao. Direz-vous qu'on diminuera les dépenses publiques? Reste à savoir s'il ne vaut pas mieux faire servir l'économie à dégréver la poste et le sel que le cacao et le thé.

M. Vidal pose encore ce principe:—«Les tarifs protecteurs devraient toujours tendre à garantir à nos agriculteurs et à nos ouvriers leurs frais rigoureux

Ainsi, on ne sera plus déterminé à faire la chose parce qu'elle couvre ses frais, mais l'État assurera les frais, au moyen d'une subvention, parce qu'on se sera déterminé à faire la chose. Il faut convenir que, sous un tel régime, on peut tout entreprendre, même de dessaler l'Océan.

«N'est-il pas étrange, s'écrie M. Vidal, que nos manufacturiers manquent de débouchés, quand les deux tiers de nos concitoyens sont vêtus de haillons?»

Non, cela n'a rien d'étrange sous un système où l'on commence par ruiner la puissance de consommation des deux tiers de nos concitoyens pour assurer aux industries privilégiées leurs frais rigoureux.

Si les deux tiers de nos concitoyens sont couverts de haillons, cela ne prouve-t-il point qu'il n'y a pas assez de laine et de drap en France, et n'est-ce point un singulier remède à la situation que de défendre à ces Français mal vêtus de faire venir du drap et de la laine des lieux où ces produits surabondent?

Sans pousser plus loin l'examen de ces paradoxes, nous croyons devoir, avant de terminer, protester avec énergie contre l'attribution d'une doctrine qui, non-seulement n'est pas la nôtre, mais que nous combattons systématiquement comme nos devanciers l'ont combattue, doctrine qu'exclut le mot même économie politique, économie du corps social. Voici les paroles de M. Vidal:

«Le principe fondamental des libéraux, ce qui domine leurs théories politiques et leurs théories économiques, c'est l'individualisme, l'individualisme poussé jusqu'à l'exagération, poussé même jusqu'au point de rendre toute société impossible. Pour eux, tout émane de l'individu, tout se résume en lui. Ne leur parlez point d'un prétendu droit social supérieur au droit individuel, de garanties collectives, de droits réciproques: ils ne reconnaissent que les droits personnels. Ce qui les préoccupe surtout, c'est la liberté dont ils se font une idée fausse, c'est la liberté purement nominale. Selon eux, la liberté est un droit négatif bien plutôt qu'un droit positif; elle consiste non point dans le développement progressif et harmonique de toutes les facultés humaines, dans la satisfaction de tous les besoins intellectuels, moraux et physiques, mais dans l'absence de tout frein, de toute limite, de toute règle, principalement dans l'absence de subordination à toute autorité quelconque. C'est la faculté de faire tout ce qu'on veut, du moins tout ce qu'on peut, le bien comme le mal, à la rigueur, sans admettre d'autre principe de conduite que l'intérêt personnel.

«L'état de société, ils le subissent parce qu'ils sont forcés de reconnaître que l'homme ne peut s'y soustraire: mais leur idéal serait ce qu'ils appellent l'état de nature, ce serait l'état sauvage. L'homme libre par excellence, à leurs yeux, c'est celui qui n'est soumis à aucune règle, à aucun devoir, dont le droit n'est point limité par le droit d'autrui; c'est l'homme complétement isolé, c'est Robinson dans son île. Ils voient dans l'état social une dérogation à la loi naturelle; ils pensent que l'homme ne peut s'associer à ses semblables sans sacrifier une partie de ses droits primitifs, sans aliéner sa liberté.

«Ils ne comprennent pas que l'homme, créature intelligente et sympathique, c'est-à-dire essentiellement sociable, naît, vit et se développe en société, et ne peut naître, vivre, se développer sans cela; que dès lors le véritable état de nature, c'est précisément l'état de société. Dans un accès de misanthropie, ou plutôt dans un accès de colère contre les vices de notre civilisation, Rousseau avait voulu réhabiliter la sauvagerie. Les libéraux sont encore aujourd'hui sous l'influence de cet audacieux sophisme. Ils croient que tous sont d'autant plus libres que chacun peut donner le plus libre essor à ses caprices, à sa liberté personnelle, sans s'inquiéter de la liberté et de la personnalité d'autrui. Autant vaudrait dire:—Dans une sphère déterminée, plus chacun prend d'espace, plus il en reste pour tous les autres.»

M. Vidal nous ferait presque douter qu'il eût jamais ouvert un livre d'économie politique, car ils ne sont autre chose que la réfutation méthodique de ce sophisme que M. Vidal leur impute.

J.-B. Say commence ainsi son cours: «Les sociétés sont des corps vivants,» et ses six volumes ne sont que le développement de cette pensée.

Quant à Rousseau et à son prétendu état de nature, il n'a jamais été réfuté, à ma connaissance, avec autant de logique que par Ch. Comte (Traité de législation).

M. Dunoyer, prenant l'homme à l'état sauvage, et le suivant dans tous les degrés de civilisation, montre que plus il déploie de qualités sociales, plus il approche de sa vraie nature (De la liberté du travail).

Ce n'est donc point dans nos rangs qu'il faut chercher des admirateurs de cette théorie de Rousseau. Pour les trouver dans notre dix-neuvième siècle, il faut s'adresser à une école qui se croit fort avancée, parce que, selon elle, le pays n'est pas en état de la comprendre. Voici ce qu'on lit dans la Revue indépendante. C'est M. Louis Blanc qui donne des conseils aux Allemands:

Après avoir opposé l'école démocratique à l'école libérale;

Après avoir dit que l'école démocratique est issue du Contrat social, qu'elle domina la Révolution par le Comité de salut public, et (afin qu'il n'y ait point de méprise) qu'elle fut vaincue au 9 thermidor;

Après avoir fait de l'école libérale le même portrait qu'en donne M. Vidal: «elle proclame le laissez faire, elle nie le principe d'autorité, elle livre chacun à ses propres forces, etc.;»

M. Blanc harangue ainsi son vaste auditoire:

«Et maintenant, souvenez-vous, Allemands, que le représentant de la Démocratie, fondée sur l'unité et la fraternité, au dix-huitième siècle, ce fut J.-J. Rousseau. Or, J.-J. Rousseau n'avait pas été conduit par la pensée dans le désert où quelques-uns de vous s'égarent; Jean-Jacques n'était pas athée; Jean-Jacques, de la même plume qui nous donna le Contrat social, écrivait la Profession de foi du vicaire savoyard. Songez-y bien, Allemands, si vous prenez votre point de départ dans la philosophie matérialiste où nous avons pris le nôtre, philosophie que combattit en vain Jean-Jacques, grand homme venu trop tôt, vous exposez l'Allemagne aux troubles mortels qui ont désolé la France.»

Ainsi la filiation est bien tracée: Rousseau pour point de départ, le Comité de salut public et les hommes vaincus au 9 thermidor pour modèles.

À la bonne heure. Mais, quand on nous accuse, d'un côté de ne pas descendre de Rousseau, on ne devrait pas nous reprocher, de l'autre, d'être sous l'influence de cet audacieux sophiste.

28.—RÉPONSE À LA PRESSE SUR LA NATURE DES ÉCHANGES.

10 Juillet 1847.

À propos du tableau des importations et exportations en 1846, récemment publié par le Moniteur, la Presse a fait quelques remarques que nous ne pouvons laisser passer sans commentaire.

Après avoir constaté un accroissement considérable dans l'importation des blés, et une diminution notable dans l'exportation de nos vins et eaux-de-vie, la Presse dit:

«C'est donc avec nos épargnes que nous avons soldé nos achats de blé, non avec notre travail de l'année. Aussi, qu'est-il arrivé? L'activité de nos usines et de nos manufactures s'est ralentie et devait se ralentir sous peine d'engorgement. Le prix de l'argent s'est élevé à mesure que le numéraire émigrait, et une crise qui dure encore est venue peser sur toutes les affaires. Ce seul fait, qui est aussi visible que le jour, que personne n'osera contester, renverse toute la théorie de ceux qui soutiennent qu'il est indifférent pour un peuple de payer ses acquisitions au dehors avec de l'argent ou avec des produits. Payer avec de l'argent, c'est diminuer à l'intérieur la masse des ressources disponibles, c'est accroître la difficulté des transactions, paralyser le travail, réduire les salaires, nuire plus ou moins profondément à tous les intérêts. Payer avec des produits, c'est, au contraire, fournir de nouveaux aliments au travail, créer des moyens d'utiliser tous les bras, répandre, avec des salaires durables et abondants, l'aisance et le bien-être dans toutes les classes. Il n'est donc pas vrai que ces deux modes d'échanges se ressemblent, et qu'il n'y ait aucun intérêt pour une nation à suivre celui-ci plutôt que celui-là. Chacun a pu, dans la sphère de ses relations ou de ses affaires, en acquérir la preuve depuis un an.»

Nous sommes d'accord avec la Presse sur le fait que, cette année, «la masse des ressources disponibles à l'intérieur a diminué, que la difficulté des transactions s'est accrue, que le travail a été paralysé, que les salaires ont été réduits, que tous les intérêts ont été plus ou moins profondément lésés.»

Nous ne sommes pas d'accord avec la Presse sur la cause de ce fait. Les calamités qu'elle vient de décrire, la Presse les attribue à ce que nous avons payé le blé étranger avec de l'argent. Nous les attribuons, nous, à ce que le blé a été cher; et comme il a été cher parce que la récolte a manqué, nous considérons tous les malheurs ultérieurs, la baisse des salaires, la difficulté des transactions, etc., etc., comme les conséquences du déficit de nos récoltes.

Nous disons plus: une fois ce déficit décidé, tous les malheurs qui en sont la suite ont été décidés également. Ces malheurs eussent été bien plus grands encore, s'il ne nous était resté au moins la faculté de faire venir du blé du dehors, même contre notre argent, même contre nos épargnes. Cela est si vrai, que les restrictionnistes les plus renforcés ont acquiescé unanimement à l'ouverture de nos ports. Ils ont bien compris que mieux vaut donner son argent pour avoir du pain, que de manquer de pain et garder son argent. Le déficit de la récolte étant donné, l'exportation du numéraire, loin de causer la crise dont on se plaint, l'a atténuée. La Presse prend donc le remède pour le mal; et, pour être conséquente, elle aurait dû demander, cette année plus que jamais, l'expulsion des blés étrangers.

Mais n'aurait-il pas mieux valu payer les blés avec des vins, des eaux-de-vie et des produits de notre industrie?—Oui, certes, cela aurait mieux valu; et probablement c'est de cette manière que nous aurions acquitté nos achats, au moins dans une beaucoup plus forte proportion, si la liberté des échanges avait, de temps immémorial, habitué les peuples producteurs de blé à consommer nos produits, et notre industrie à faire ce qui convient à ces peuples. Il n'en est pas ainsi; chaque pays veut se suffire à lui-même; et lorsqu'un fléau enlève à l'un d'entre eux les choses les plus nécessaires à la vie, il faut bien, ou qu'il s'en passe, ce qui équivaut à mourir, ou que, pour les obtenir de l'étranger, il lui livre la seule marchandise qui est partout accueillie, l'instrument de l'échange, le numéraire. Mais, encore une fois, le manque de la récolte et le système restrictif étant supposés, l'exportation de l'argent, loin d'être un mal, est un remède; à moins qu'on ne prétende qu'il vaut mieux mourir d'inanition que de livrer ses écus contre des aliments. (V. le no 20 qui précède.)

La Presse insistera, nous en sommes persuadés, et dira: Reste toujours que la fameuse maxime: Les produits s'échangent contre des produits, est fausse et s'est montrée fausse dans cette circonstance.

Non, elle ne s'est pas montrée fausse. Les écus que nous avons envoyés en Russie étaient eux-mêmes venus du Mexique; et de même que, pour les avoir des Français, les Russes ont exporté du blé, pour les obtenir des Mexicains nous avions exporté des tissus, des vins et des soieries. En sorte qu'en définitive nous avons échangé des produits contre des produits.

Il aurait mieux valu garder ses écus, dit-on.—Oui, si nous avions eu assez de blé. Le mieux est d'avoir à la fois le blé et les écus. Mais cela n'est pas possible du jour où la sécheresse brûle nos moissons. Donc c'est là l'origine et la cause du mal.

La Presse affirme que nous avons payé le blé, non-seulement avec nos écus, mais encore avec nos épargnes.—C'est fort possible.—Et rien n'est plus heureux, quand on comptait sur une moisson qui vous manque, que d'avoir au moins des épargnes pour acheter du pain.

Est-ce que la Presse s'attend, par hasard, lorsqu'un fléau emporte nos récoltes, à ce qu'il n'en résulte pas des maux qui se manifestent d'une manière quelconque? La forme la plus directe de ce malheur c'eût été l'inanition.

Grâce à nos épargnes et au sacrifice que nous avons fait, ce malheur a affecté une autre forme, celle d'une crise commerciale et d'une gêne industrielle. Sans doute, il aurait bien mieux valu ne souffrir d'aucune manière, recevoir tout le blé qui nous a manqué, et cependant, voir hausser les salaires, fleurir le travail, n'éprouver aucune difficulté dans nos transactions. Mais cela était-il possible? Et puisque une année de souffrance a été décidée le jour où les épis de nos champs ont été frappés de mort, ne valait-il pas mieux, qu'à l'inanition générale, qui en était la conséquence naturelle, se substituât une crise financière, quelque déplorables qu'en soient les effets?

On complique beaucoup ces questions en se méprenant sur les causes, ou en confondant les causes avec les effets. Après tout, une nation n'est qu'une grande famille, un peuple n'est qu'un grand individu collectif; et les lois de l'économie sociale ne sont autres que celles de l'économie domestique sur un plus vaste développement.

Un cordonnier fait des souliers; c'est là son gagne-pain. Du produit des souliers qu'il vend, il achète les choses qui lui sont nécessaires; et certes, pour lui, il est vrai de dire que les produits s'échangent contre des produits, ou, si l'on veut, les services contre des services.

Cependant, il est prévoyant. Il ne veut pas consommer immédiatement tous les services auxquels son travail lui donne droit; en un mot, il fait des épargnes. L'invention du numéraire sert merveilleusement ses desseins. À mesure qu'il livre ses services à la société, la société lui donne des écus, qui ne sont autre chose que des bons au moyen desquels il peut aller, quand il veut et dans la mesure qu'il veut, puiser dans la communauté des services équivalents à ceux qu'il lui a livrés. Il ne retire de ces services que ce qui lui est indispensable, et ménage prudemment ses bons, soit qu'il les accumule, soit qu'il les prête moyennant rétribution.

Un jour fatal survient où notre homme se casse un bras. C'est un grand malheur qui en entraînera bien d'autres. Évidemment les choses ne peuvent aller comme si le malheur ne fût pas arrivé. Au lieu d'augmenter ses épargnes il les entame, et cela durera jusqu'à ce qu'il soit guéri. Il lui est pénible sans doute de toucher à ses épargnes, de se défaire de ses bons si laborieusement acquis. Mais s'il ne le faisait pas, il mourrait, ce qui serait plus pénible encore. Entre deux maux, qui sont la conséquence inévitable du malheur qui lui est survenu, il choisit le moindre. Il s'adresse à la communauté, et, ses bons à la main, il réclame des produits, équitable payement de ceux qu'il lui a livrés; des services, juste rémunération de ceux qu'il lui a rendus. C'est toujours des produits échangés contre des produits; des services contre des services. Seulement, les services dont le cordonnier réclame le prix effectif, ont été rendus depuis longtemps et par lui transformés en simples bons, en écus.

Maintenant, dira-t-on que le vrai malheur de cet honnête artisan est de se défaire de ses écus? Non; son vrai malheur est de s'être cassé le bras.

Faisant abstraction de ce funeste accident, comme on fait abstraction de la perte des récoltes; et appliquant à l'individu ce que la Presse dit de la nation, dira-t-on:

«C'est donc avec ses épargnes que le cordonnier solde ses achats et non avec son travail de chaque jour. Aussi qu'est-il arrivé? L'activité de son atelier s'est ralentie, et une crise qui dure encore est venue peser sur toutes ses affaires.

«Ce seul fait, qui est aussi visible que le jour, que personne n'osera contester, renverse toute la théorie de ceux qui soutiennent qu'il est indifférent pour un cordonnier de payer ses acquisitions avec de l'argent ou avec des souliers. Payer avec de l'argent, c'est diminuer dans l'intérieur de son ménage la masse des ressources disponibles. C'est accroître la difficulté des transactions, paralyser le travail, réduire les salaires de ses ouvriers ou même les renvoyer, nuire plus ou moins profondément à tous les intérêts. Payer avec des souliers, c'est au contraire fournir de nouveaux aliments au travail, créer des moyens d'utiliser les bras, répandre, avec les salaires, l'aisance et le bien-être dans la classe des ouvriers cordonniers. Il n'est donc pas vrai que ces deux modes d'échanges se ressemblent, ni qu'il n'y ait aucun intérêt pour un cordonnier à suivre celui-ci plutôt que celui-là.»

Tout cela est fort vrai; mais dans le cas national comme dans l'hypothèse individuelle, il y a un fait primitif qu'on laisse dans l'ombre, dont on ne parle même pas, à savoir, la perte de la récolte et le bras cassé. Voilà la vraie calamité, source de toutes les autres. Il est véritablement illogique de n'en pas tenir compte quand on s'afflige de voir une nation exporter son numéraire, ou un artisan se défaire de ses écus; car c'est la perte de la récolte et le bras cassé qui déterminent le procédé qu'on signale comme la cause du mal, et qui, bien loin d'en être la cause, en est l'effet et même le remède.

Si, pour rendre la comparaison plus exacte, on supposait qu'au lieu de se casser le bras, notre cordonnier a éprouvé un incendie, le raisonnement serait le même.

Mais enfin, où en veut venir la Presse? à quoi conclut-elle?

Veut-elle insinuer qu'on a eu tort d'ouvrir nos frontières? il le semble à son langage. Mais alors qu'elle dise donc nettement que, pour un peuple, l'exportation des écus est pire que la famine. Elle pourra, sans se contredire, invoquer plus que jamais la restriction.

Approuve-t-elle l'ouverture des ports? C'est dire qu'il valait mieux exporter des écus et importer du blé que mourir de faim; mais en ce cas, et quand, grâce à la liberté, nous avons pu entre ces deux maux choisir le moindre, quelle inconséquence n'est-ce pas de lui attribuer le moindre mal qu'elle nous a permis de choisir, sans lui tenir compte du mal plus grand qu'elle nous a permis d'éviter[34]?

29.—L'EMPEREUR DE RUSSIE.

8 Mai 1847.

Il est maintenant certain que l'empereur de Russie, renouvelant l'opération faite récemment avec la Banque de France, envoie une somme considérable à Londres pour y acheter des fonds étrangers.

Certains journaux voient là un acte de perfidie, d'autres un acte de munificence. Il n'y faut voir qu'une spéculation amenée par la nature des choses et l'empire des circonstances.

Un retour aussi prompt du numéraire envoyé en Russie, depuis quelques mois, pour l'achat des céréales, est bien fait, ce nous semble, pour calmer les craintes de ceux qui s'imaginent qu'un pays peut être épuisé de métaux précieux par l'importation de marchandises étrangères[35].

Lorsque des circonstances malheureuses, comme la perte partielle de plusieurs récoltes successives, réduisent une nation à aller acheter à l'étranger d'immenses quantités de blé, par un commerce tout exceptionnel, pour lequel rien n'est préparé de longue main et qui par conséquent ne peut s'exécuter que par l'intervention du numéraire, nous ne nions point qu'il n'en résulte de grands embarras, de la gêne et même une crise financière pour le pays importateur.

Nous croyons même que la crise est d'autant plus violente que ce pays s'est plus appliqué à se suffire à lui-même par le régime protecteur; car alors, il est obligé d'aller se pourvoir dans des contrées qui n'ont pas l'habitude de consommer de ses produits manufacturés, et les achats de blé doivent se faire, non en partie, mais en totalité, contre du numéraire.

Cependant, si l'on y regarde de près, on s'assurera que le vrai malheur n'est pas dans l'exportation de l'argent, mais dans la disette. La disette étant donnée, il est au contraire fort heureux que l'on puisse au moins, avec de l'argent, se procurer des moyens d'existence. (V. le no 20.)

Quoi qu'il en soit, le résultat forcé d'une telle situation est que le numéraire devient fort rare et fort recherché dans le pays importateur, et au contraire fort abondant dans le pays exportateur. Il acquiert donc une très-forte tendance à revenir de celui-ci vers celui-là, et remarquez qu'il n'y peut revenir que contre des produits.

Cela posé, examinons l'enchaînement de cette opération si diversement commentée par la presse.

La France et l'Angleterre manquent de blé.—Il y en a en Russie.—Mais la France et l'Angleterre ayant toujours fermé la porte à ce blé, les Russes ne connaissent pas nos objets manufacturés. Si l'on veut avoir leur blé, il faut leur donner de l'argent, et c'est ce qu'on fait; car, après tout, l'argent ne saurait être mieux employé qu'à se préserver de l'inanition.

Il en résulte une grande gêne monétaire en France et en Angleterre. D'un autre côté, les Russes ont beaucoup plus de numéraire que ne le comporte l'état de leurs transactions. Il tend à revenir au point d'où il est parti.

Comment ce numéraire est-il parvenu en si peu de temps dans le trésor impérial? C'est ce que nous n'avons pas à expliquer, et nous croyons même que les cent millions dont il s'agit ne sont pas exactement ceux que nous avons exportés. Cela est de peu d'importance; que ce soient les mêmes pièces d'or ou d'autres, qu'elles reviennent par le commerce, ou par le trésor public, peu importe. Il s'agit de suivre l'opération jusqu'au bout.

Le ministre des finances de Saint-Pétersbourg, voyant que l'état des marchés, relativement au numéraire, s'est modifié de telle sorte qu'il ne se place plus que très-mal en Russie, tandis qu'il se place très-bien en France et en Angleterre, conçoit le projet, non dans notre intérêt, mais dans le sien, de nous envoyer celui dont il ne sait plus que faire.

Or, quand on envoie de l'argent dans un pays, il n'y a pas d'autre moyen de s'en faire donner la contre-valeur que de recevoir des produits en échange, ou de le placer à intérêt. Acheter ou prêter, voilà les deux seuls moyens de se défaire de l'argent.

Si l'empereur de Russie eût acheté en France et en Angleterre pour cent millions de produits, il serait clair qu'en définitive nous pourrions ne pas tenir compte du mouvement des espèces, et nous serions autorisés à dire que nous avons échangé des produits de notre industrie contre du blé.

Mais l'empereur de Russie n'a pas besoin, sans doute, tout présentement de nos produits agricoles ou manufacturés pour une aussi forte somme. En conséquence, il achète des fonds publics, c'est-à-dire qu'il se met au lieu et place des prêteurs originaires ou de leurs représentants. La portion d'intérêts afférente à ces cent millions (intérêts que les gouvernements, ou plutôt les contribuables, étaient en tous cas tenus de servir) sera payée désormais à l'empereur de Russie au lieu de l'être aux rentiers actuels. Mais ceux-ci n'ont perdu le droit de toucher 3 francs tous les ans au trésor, que parce qu'ils ont reçu 78 francs une fois de l'autocrate russe.

Tous les six mois, nous aurons donc à lui payer environ un million, pour notre part.

Il y a des personnes que cela alarme. Elles voient dans ce payement une lourde charge au profit de l'étranger. Ces personnes perdent de vue que l'étranger a donné le capital. Sans doute, l'opération, dans son ensemble, peut être mauvaise, si ce capital vient remplacer un autre capital dissipé en guerres ruineuses ou en folles entreprises. Elle serait mauvaise encore si nous prodiguions le nouveau capital en de semblables folies. Mais alors, c'est dans le fait de la dissipation qu'est le mal et non dans le fait de l'emprunt; car si, par exemple, nous mettons ces fonds qui nous coûtent 4 pour 100 dans des travaux qui en rapportent 10, l'opération est évidemment excellente.

Il reste à savoir comment l'Angleterre et la France payeront à la Russie deux millions tous les six mois. Sera-ce en numéraire? Cela n'est guère probable, car le numéraire, comme le prouve la transaction elle-même, est une marchandise peu recherchée en Russie.

On peut affirmer que le payement s'exécutera par l'une des deux voies suivantes:

1o Nous enverrons des produits en Russie. Pour nous rembourser nous tirerons des traites sur les négociants russes. Ces traites seront achetées sur place par les banquiers de Londres et de Paris, qui auront reçu les rentes pour compte de l'empereur. Et ces banquiers enverront ces traites à leurs confrères de Saint-Pétersbourg, qui les recouvreront et en verseront le produit au trésor impérial.

2o Ou bien, nous enverrons nos marchandises en Italie, en Allemagne, en Amérique. Le mouvement des billets sera un peu plus compliqué, et le résultat sera le même.

Un beau jour, S. M. Impériale nous revendra ses fonds. Alors, tout rentrera dans l'ordre actuel. Toutes les phases de l'opération seront révolues, et on peut les résumer ainsi: Dans un moment de détresse, la Russie nous envoie des blés; nous les payons peu à peu avec des produits envoyés d'année en année; dans l'intervalle, nous payons, jusqu'à due concurrence, l'intérêt de la valeur des blés.

Voilà les trois termes réels de l'opération. La circulation du numéraire et des billets n'est que le moyen d'exécution.

30.—LA LIBERTÉ A DONNÉ DU PAIN AU PEUPLE ANGLAIS.

1er Janvier 1848.

La Presse analyse les documents statistiques émanés du Board of trade et constate ces trois faits:

1o Récolte très-abondante de blé;

2o Importation de viande et de blé toujours croissante et plus considérable aujourd'hui que pendant la disette même;

3o Affluence des métaux précieux.

À ces trois faits, nous en ajouterons deux autres non moins certains:

4o Le prix du blé n'est pas avili au point de faire supposer qu'on refuse de l'acheter;

5o Les fermiers sont de toutes les classes laborieuses celle qui se plaint le moins.

Maintenant, des deux premiers faits, il nous semble impossible de ne pas tirer cette conclusion, que le peuple d'Angleterre est mieux nourri qu'il ne l'était autrefois.

Si la récolte a été abondante, s'il arrive du dehors des avalanches de blé, et si cependant tout se vend comme l'indique la fermeté des prix, la Presse peut en être contrariée, mais enfin elle ne peut se refuser à reconnaître qu'on mange en Angleterre plus de pain que jamais. (V. le no 20.)

Et ceci nous montre que le peuple anglais a dû bien souffrir avant la réforme des tarifs, et qu'il n'avait pas si tort de se plaindre, puisque, quand les récoltes étaient moins abondantes, et que néanmoins l'importation était défendue, il devait y avoir nécessairement en Angleterre moins de pain qu'aujourd'hui dans une énorme proportion.

Qu'on raisonne tant qu'on voudra sur les autres effets de la réforme, celui-ci est du moins certain: LE PEUPLE EST MIEUX NOURRI; et c'est quelque chose.

Protectionnistes, démocrates, socialistes, généreux patrons des classes souffrantes, vous qui vous remplissez sans cesse la bouche des mots philanthropie, générosité, abnégation, dévouement; vous qui gémissez sur le malheureux sort de nos voisins d'outre-Manche qui voient les métaux précieux abandonner leurs rivages, avouez du moins que ce malheur, s'il existe, n'est pas sans compensation.

Vous disiez qu'en Angleterre les riches étaient trop riches, et les pauvres trop pauvres; mais voici, ce nous semble, une mesure qui commence à rapprocher les rangs; car si l'or s'en va, ce n'est pas de la poche des pauvres qu'il sort, et si la consommation du blé dépasse tout ce qu'on aurait pu prévoir, ce n'est pas dans l'estomac du riche qu'il s'engloutit.

Mais, quoi! il n'est pas même vrai que le numéraire, s'exporte. Vous constatez vous-mêmes qu'il rentre à pleins chargements.

Moralité. Quand les hommes qui font la loi veulent se servir de leur puissance pour ôter à leurs concitoyens la liberté, cette maudite liberté, cette liberté si impopulaire aujourd'hui auprès de nos démocrates,—ils devraient au moins commencer par avouer qu'elle donne du pain au peuple, et affirmer ensuite, s'ils l'osent, que c'est là un affreux malheur.

31.—INFLUENCE DU LIBRE-ÉCHANGE SUR LES RELATIONS DES PEUPLES.

7 Mars 1847.

Se conserver, subsister, pourvoir à ses besoins physiques et intellectuels, occupe une si grande place dans la vie d'une nation, qu'il n'y a rien de surprenant à ce que sa politique dépende du système économique sur lequel elle fonde ses moyens d'existence[36].

Certains peuples ont eu recours à la violence. Dépouiller leurs voisins, les réduire en esclavage, telle fut la base de leur prospérité éphémère.

D'autres ne demandent rien qu'au travail et à l'échange.

Entre ces deux systèmes, il en est un, pour ainsi dire mixte. Il est connu sous le nom de Régime prohibitif. Dans ce système, le travail est bien la source de la richesse, mais chaque peuple s'efforce d'imposer ses produits à tous les autres.

Or, il nous semble évident que la politique extérieure d'un peuple, sa diplomatie, son action en dehors doit être toute différente, selon qu'il adopte un de ces trois moyens d'exister et de se développer.

Nous avons dit que l'Angleterre, instruite par l'expérience et obéissant à ses intérêts bien entendus, passe du régime prohibitif à la liberté des transactions, et nous regardons cette révolution comme une des plus imposantes et des plus heureuses dont le monde ait été témoin.

Nous sommes loin de prétendre que cette révolution soit, dès aujourd'hui, accomplie; que la diplomatie britannique ne se ressentira plus désormais des traditions du passé; que la politique de ses gouvernants ne doit plus inspirer aucune défiance à l'Europe. Si nous nous exprimions ainsi, les faits contemporains et récents se dresseraient pour condamner notre optimisme. Ne savons-nous pas que le parlement est peuplé de législateurs héréditaires qui représentent le principe d'exclusion, qui ont opposé et opposent encore la résistance la plus opiniâtre et au principe de liberté qui s'est levé à l'horizon, et à la politique de justice et de paix qui en est l'infaillible corollaire?

Mais cette résistance est vaine. L'échafaudage tout entier s'écroule entraînant dans sa chute et la loi céréale, et l'acte de navigation, et le système colonial, et par conséquent toute la politique d'envahissement et de suprématie qui, sous le régime de liberté qui se prépare, n'a plus même sa raison d'être.

Le Moniteur industriel traite nos idées de folies. Il nous inflige l'épithète de philanthropes. Il nous apprend que, bien que la violence et la liberté soient opposées par nature, elles produisent exactement les mêmes effets, à savoir la domination du fort et l'oppression du faible, et qu'il importe peu à la paix du monde que les peuples échangent volontairement leurs produits ou essayent de se les imposer réciproquement par la force. À cela nous avons dit: S'il est dans la nature de la justice et de la liberté de laisser subsister entre les peuples le même antagonisme qu'ont engendré le monopole et l'exclusion, il faut désespérer de la nature humaine; et puisque, sous quelque régime que ce soit, la lutte et la guerre sont l'état naturel de l'homme, tous nos efforts sont infructueux et le progrès des lumières n'est qu'un mot. Le Moniteur industriel trouve cette réflexion ridicule, presque impertinente et surtout fort déclamatoire. Ne serait-ce point parce qu'il veut maintenir le monopole et l'exclusion? Il est du moins bien clair que les accusations qu'il dirige contre nous sont parfaitement conséquentes avec ce dessein. Nous en conviendrons en toute franchise, si le Moniteur industriel parvient à nous prouver que la liberté des transactions doit mettre entre les nations le même esprit de jalousie et d'hostilité que le régime restrictif, nous renoncerons pour toujours à notre entreprise. Nous nous ferons un égoïsme rationnel pour nous y renfermer à jamais, nous efforçant, nous aussi, d'arracher, pour notre part, quelque lambeau de monopole à la législature. Nous lui demanderons d'imposer des taxes à nos concitoyens pour notre avantage, d'aller conquérir des nations lointaines et de les forcer d'acheter exclusivement nos produits à un prix qui nous satisfasse, de nous débarrasser au dedans et au dehors de toute concurrence importune, enfin, de mettre la fortune publique, les vaisseaux de nos ports, les canons de nos arsenaux et la vie de nos soldats au service de notre cupidité.

Il ne peut pas y avoir de recherche plus utile que celle des effets comparés de la liberté et de la restriction sur la politique extérieure des peuples et sur la paix du monde. Nous remercions le Moniteur Industriel de nous provoquer à nous y livrer souvent. C'est ce que nous ne manquerons pas de faire. Aujourd'hui nous nous bornerons à dire quelques mots sur la forme polémique dans laquelle notre antagoniste paraît décidé à persévérer. Nous pouvons d'autant plus nous abstenir de traiter la question de fond que nous l'avons fait dans un article de février, intitulé: De la domination par le travail, article resté sans réponse[37]. Il était pourtant naturel que le Moniteur daignât s'en occuper, puisque cet article était la solution d'une objection posée par nous-même dans le numéro précédent. Le Moniteur industriel a préféré reproduire l'objection et passer la réponse sous silence.

Le Moniteur met en fait que nous demandons la liberté pour le compte et dans l'intérêt de l'Angleterre. Ce n'est plus une insinuation, une conjecture, c'est une chose convenue et notoire: L'Angleterre, dit-il, nous prêche et nous fait prêcher la réciprocité des franchises commerciales; l'Angleterre prêche à la France les doctrines d'une liberté qu'elle est loin d'adopter pour elle-même. L'Association du libre-échange est en France l'instrument le plus actif de la propagande britannique, etc., etc.

Est-il nécessaire d'insister sur ce que cette forme de discussion a d'odieux, nous dirons même de criminel? Les champions du monopole connaissent l'histoire de notre révolution. Ils savent que c'est avec des imputations de ce genre que les partis se sont décimés, et sans doute ils espèrent nous imposer silence en faisant planer une nouvelle terreur sur nos têtes. Cela ne serait-il pas bien habile et bien commode de nous rançonner, et, à notre première plainte, bien plus, à notre premier effort pour obtenir qu'on discute nos droits, de tourner contre nous toutes les fureurs populaires, si l'on réussissait à les exciter, en disant: «Ôtez-lui la faculté de parler; c'est un agent de Pitt et de Cobourg?»—Faut-il dire toute notre pensée? Cette tactique, empruntée aux mauvais jours de 93, est plus méprisable aujourd'hui; et si elle n'est pas aussi dangereuse, rendons-en grâce au bon sens public et non pas aux monopoleurs. Nous disons qu'elle est plus méprisable. À cette funèbre époque au moins les défiances populaires, quels qu'en aient été les terribles effets, étaient au moins sincères. On vivait au milieu de périls imminents, de trahisons quelquefois certaines, l'exaltation était arrivée à son plus haut degré de paroxysme. Aujourd'hui rien de semblable. Les insinuations des monopoleurs ne sont autre chose qu'un froid calcul, une manœuvre préméditée, une combinaison concertée à l'avance. Ils jouent avec l'immoralité de cette rouerie, non pour sauver la patrie, mais pour continuer à accroître leurs richesses mal acquises.

Aussi qu'arrive-t-il? C'est que, malgré tous leurs efforts, le public ne les croit pas, parce qu'ils ne se croient pas eux-mêmes, et M. Muret de Bord a décrédité à jamais cet odieux machiavélisme, quand il en a glacé l'expression sur les lèvres de M. Grandin, par cette interruption ineffaçable: Vous ne croyez pas ce que vous dites.

Nous comprenons que dans des temps de troubles, de périls, d'émotions populaires, les hommes s'accusent réciproquement de trahison; mais émettre de telles imputations de sang-froid et sans croire un mot de ce que l'on dit, c'est assurément le plus déplorable moyen auquel puisse avoir recours celui qui aurait la conscience de défendre une cause juste.

Ce n'est pas que nous prétendions soustraire à nos adversaires l'argument tiré de ce que le libre-échange pourrait favoriser l'Angleterre au détriment de la France. C'est leur droit de développer, s'ils la croient vraie, cette théorie, qu'un peuple ne prospère jamais qu'aux dépens d'un autre; ce que nous demandons, c'est qu'ils veuillent bien croire que nous pouvons, avec tout ce que l'Europe a produit d'hommes éclairés dans les sciences économiques, professer une doctrine toute contraire. Ce que nous leur demandons, c'est de ne pas affirmer, puisque aussi bien ils n'en croient pas un mot, que nous sommes les instruments de la propagande britannique.

Et où avez-vous vu, Messieurs, que le principe de la liberté des transactions fût purement, exclusivement anglais? Ne souhaitons-nous pas tous la liberté des mers et la liberté des mers est-elle autre chose que la liberté commerciale? Ne nous plaignons-nous pas tous que l'Angleterre, par ses vastes conquêtes, a fermé à nos produits la cinquième partie du globe, et pouvons-nous recouvrer ces relations perdues autrement que par le libre-échange?

Où avez-vous vu que l'Angleterre prêche et fait prêcher au dehors la réciprocité? L'Angleterre, par une lutte acharnée et qui remonte au ministère de Huskisson, confère à ses concitoyens le droit d'échanger. Sans s'occuper de la législation des autres peuples, elle modifie sa propre législation selon ses intérêts. Qu'elle compte sur l'influence de l'exemple, sur le progrès des lumières, qu'elle se dise: «Si nous réussissons, les autres peuples entreront dans la même voie,» nous ne le nions pas. N'est-ce pas là de la propagande légitime? Mais ce qu'elle fait, elle le fait pour elle et non pour nous. Si elle rend à ses concitoyens le droit de se procurer du blé à bas prix, c'est-à-dire de recevoir une plus grande quantité d'aliments contre une somme donnée de travail; à ses colons le droit d'acheter leurs vêtements sur tous les marchés du monde; à ses négociants le droit d'exécuter leurs transports avec économie, n'importe par quel pavillon, c'est parce qu'elle juge ces réformes conformes à ses intérêts. Nous le croyons aussi, et il paraît que vous partagez cette conviction: voilà donc un point convenu. En renonçant au régime protecteur, en adoptant la liberté, l'Angleterre suit la ligne de ses intérêts[38].

La question, la vraie question entre nous est de savoir si ces deux principes si opposés par leur nature sont néanmoins identiques dans leurs effets; si ce sont les intérêts de l'Angleterre tels qu'elle les comprenait autrefois, ou tels qu'elle les comprend aujourd'hui, qui coïncident avec les intérêts de l'humanité; si le principe restrictif ayant engendré cette politique envahissante et jalouse qui a infligé tant de maux au monde, un autre principe diamétralement opposé à celui-là, le principe de liberté, peut engendrer aussi la même politique. Vous dites oui, nous disons non: voilà ce qui nous divise. Ne saurait-on puiser une conviction à cet égard que dans les inspirations et peut-être dans la bourse de l'étranger?

Au reste, le temps est venu où l'abus de ces accusations en émousse le danger sans leur rien ôter de ce qu'elles ont d'odieux. Nous voyons les partis politiques prendre tour à tour cette arme empoisonnée. L'opposition l'a longtemps dirigée sur le centre, le centre la décoche aujourd'hui sur l'opposition. Vous la lancez sur nous, nous pourrions vous la renvoyer, car ne vous proclamez-vous pas sans cesse les serviles imitateurs de l'Angleterre? Toute votre argumentation ne consiste-t-elle pas à dire: L'Angleterre a prospéré par le régime protecteur; elle lui doit sa prépondérance, sa force, sa richesse, ses colonies, sa marine: donc la France doit faire comme elle? «Vous êtes donc les importateurs d'un principe anglais.»

Mais non, nous n'aurons pas recours à ces tristes moyens. Dans vos rangs, il y a des personnes sincèrement attachées à la protection; elles y voient le boulevard de notre industrie; à ce titre, elles défendent ce principe et c'est leur droit. Elles n'ont point à se demander s'il est né en France, en Angleterre, en Espagne ou en Italie. Est-il juste? est-il utile? C'est toute la question.

Nous non plus, nous n'avons pas à nous demander si le principe de la liberté est né en Angleterre ou en France. Est-il conforme à la justice? est-il conforme à nos intérêts permanents et bien entendus? est-il de nature à replacer toutes les branches de travail, à l'égard les unes des autres, sur le pied de l'égalité? implique-t-il une plus grande somme de bien-être général en proportion d'un travail donné? S'il en est ainsi, nous devons le soutenir, se fût-il révélé pour la première fois, ce qui n'est pas, dans un cerveau britannique. Si, de plus, il est en harmonie avec le bien de l'humanité, s'il tend à effacer les jalousies internationales, à détruire les idées d'envahissements et de conquêtes, à unir les peuples, à détrôner cette politique étroite et pleine de périls dont, à l'occasion d'un mariage récent, nous voyons se produire les tristes et derniers efforts; s'il laisse à chaque peuple toute son influence intellectuelle et morale, toute sa puissance de propagande pacifique, s'il multiplie même les chances des doctrines favorables à l'humanité, nous devons travailler à son triomphe avec un dévouement inaltérable, dussent les sinistres insinuations du Moniteur industriel tourner contre nous des préventions injustes, au lieu d'appeler sur lui le ridicule.

32.—L'ANGLETERRE ET LE LIBRE-ÉCHANGE.

6 Février 1847.

Pendant quelque temps, la tactique des prohibitionnistes consistait à nous représenter comme des dupes et presque comme des agents de l'Angleterre. Obéissant au mot d'ordre du comité central de Paris, tous les comités de province, d'un bout de la France à l'autre, ont répété que l'Anglais Cobden était venu inspirer et organiser l'Association pour la liberté des échanges. En ce moment encore, une société d'agriculture met en fait que—Cobden parcourt la France pour y propager ses doctrines, et elle ajoute, par voie d'insinuation, que les manufacturiers ses compatriotes ont mis à cet effet deux millions à sa disposition.

Nous avons cru devoir traiter cette stratégie déloyale avec le mépris qu'elle mérite. Les faits répondaient pour nous. L'association du libre-échange a été fondée à Bordeaux le 10 février, à Paris en mars, à Marseille en août, c'est-à-dire plusieurs mois avant le triomphe inattendu de la ligue anglaise, avant les réformes de sir R. Peel, avant que Cobden eût jamais paru en France. C'est plus qu'il n'en faut pour nous justifier d'une accusation plus absurde encore qu'odieuse.

D'ailleurs, Bordeaux n'a-t-il pas réclamé de tout temps contre l'exagération des tarifs? MM. d'Harcourt et Anisson-Duperron ne défendent-ils pas, depuis qu'il y a une tribune en France, le principe de la liberté commerciale? M. Blanqui ne l'enseigne-t-il pas depuis dix-sept ans au Conservatoire, et M. Michel Chevalier depuis six ans au Collége de France? M. Léon Faucher n'a-t-il pas publié, dès 1845, ses Études sur l'Angleterre? MM. Wolowski, Say, Reybaud, Garnier, Leclerc, Blaise, etc., ne soutiennent-ils pas la même cause dans le Journal des économistes, depuis la fondation de cette revue? Enfin, la grande lutte entre le Droit commun et le Privilége ne remonte-t-elle pas au temps de Turgot, et même de Colbert et de Sully?

Loin de croire que ces clameurs ridicules pussent arrêter le progrès de notre cause, il nous paraissait infaillible qu'elles tournassent tôt ou tard à la confusion de ceux qui se les permettent. Nous sommes, disions-nous, devant un public intelligent, par qui de semblables moyens sont bientôt appréciés ce qu'ils valent. Quand une grande question se pose devant lui, calomnier, incriminer les intentions, dénaturer les faits, tout cela n'a qu'un temps. Il arrive un moment où il faut enfin donner des raisons.

C'est là que nous attendions nos adversaires, et c'est là qu'ils seront amenés. Déjà la dernière brochure émanée du comité Odier s'abstient de ces emportements haineux et colériques qui ne prouvent qu'une chose: c'est que ceux qui s'y livrent sentent la faiblesse de leur cause.

Cependant, n'avons-nous pas trop dédaigné les traits empoisonnés de la calomnie? Il y a longtemps que Basile l'a dit: «Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose.»

Il en reste quelque chose, surtout quand, après avoir émis l'accusation, on a les moyens de la semer dans les ateliers où l'on sait bien que le démenti ne parviendra pas; quand on s'est assuré le concours de plusieurs organes de la presse, de ceux qui comptent leurs abonnés par dizaines de mille; quand on peut ainsi répéter un fait faux, le sachant faux, pendant plusieurs mois, tous les matins, imprimé en lettres majuscules.

Oh! il faut avoir une bien grande foi dans la liberté de la discussion et le triomphe de la vérité, pour ne pas se sentir découragé à l'aspect de cette triple alliance entre la calomnie, le monopole et le journalisme.

Mais une circonstance qui seconde et rend plus dangereuse encore la machiavélique stratégie des monopoleurs, c'est que, lorsqu'ils cherchent à irriter le sentiment de la nationalité et à soulever les passions populaires contre l'Angleterre, ils s'adressent à un sentiment existant dans le pays, qui y a de profondes racines, qui s'explique, nous dirons même qui se justifie par l'histoire. Ils n'ont pas besoin de le faire naître; il leur suffit de lui donner une mauvaise direction, de l'égarer dans une fausse voie. Nous croyons le moment venu de nous expliquer sur ce point délicat.

Une théorie, que nous croyons radicalement fausse, a dominé les esprits pendant des siècles, sous le nom de système mercantile. Cette théorie, faisant consister la richesse, non dans l'abondance des moyens de satisfaction, mais dans la possession des métaux précieux, inspira aux nations la pensée que, pour s'enrichir, il ne s'agit que de deux choses: acheter aux autres le moins possible, vendre aux autres le plus possible. C'était, pensait-on, un moyen assuré d'acquérir le seul trésor véritable, l'or, et en même temps d'en priver ses rivaux; en un mot, de mettre de son côté la balance du commerce et de la puissance.

Acheter peu conduisait aux tarifs protecteurs. Il fallait bien préserver, fût-ce par la force, le marché national de produits étrangers qui auraient pu venir s'y échanger contre du numéraire.

Vendre beaucoup menait à imposer, fût-ce par la force, le produit national aux marchés étrangers. Il fallait des consommateurs assujettis. De là, la conquête, la domination, les envahissements, le système colonial.

Beaucoup de bons esprits croient encore à la vérité économique de ce système; mais il nous semble impossible de ne pas s'apercevoir que, pratiqué en même temps par tous les peuples, il les met dans un état forcé de lutte. Il est manifeste que l'action de chacun y est antagonique à l'action de tous. C'est un ensemble d'efforts perpétuels qui se contrarient. Il se résume dans cet axiome de Montaigne: «Le profit de l'un est le dommage de l'autre.»

Or, cette politique, nul peuple ne l'a embrassée avec autant d'ardeur, ou, si l'on veut, de succès, que le peuple anglais. L'intérêt oligarchique et l'intérêt commercial, ainsi compris, se sont trouvés d'accord pour infliger au monde cette série d'exclusions et d'empiétements, qui a enfanté ce qu'il y a d'artificiel dans la puissance britannique telle que nous la voyons aujourd'hui. Le point de départ de cette politique fut l'acte de navigation, et le préambule de ce document disait en propres termes: «Il faut que l'Angleterre écrase la Hollande ou qu'elle soit écrasée.»

Il n'est pas surprenant, il est même très-naturel que cette action malfaisante de l'Angleterre sur le monde ait provoqué une réaction plus ou moins sourde, plus ou moins explicite chez tous les peuples, et particulièrement chez le peuple français; car l'Angleterre ne peut manquer de rencontrer toujours la France en première ligne sur son chemin, soit que celle-ci, obéissant à la même politique, aspirât à la même domination, soit qu'elle cherchât à propager les idées d'affranchissement et de liberté.

Cet antagonisme d'idées et d'intérêts n'a pu se poursuivre pendant des siècles, amener tant de guerres, se manifester dans tant de négociations, sans déposer dans le cœur de nos concitoyens un levain d'irritation et de défiance toujours prêt à éclater. L'Angleterre, sous l'action du système mercantile, y a subordonné toutes ses forces militaires, navales, financières, diplomatiques. Garantie par la mer contre toute invasion, placée entre le nord et le sud de l'Europe, elle a profité de cette situation pour saper toute puissance qui osait se manifester, tantôt menaçant le despotisme septentrional des mouvements démocratiques du Midi, tantôt étouffant les aspirations libérales du Midi sous le despotisme soudoyé du Nord.

Les personnes, et elles sont nombreuses, qui croient encore, par un faux raisonnement ou par un faux instinct, au système mercantile, considèrent et doivent considérer le mal comme irrémédiable et la lutte comme éternelle. C'est ce qu'elles expriment par cette assertion qu'on croit profonde et qui n'est que triste: «Les Français et les Anglais sont des ennemis naturels

Cela dépend de savoir si la théorie mercantile, qu'a jusqu'ici professée et pratiquée l'Angleterre, et qui ne pouvait manquer de lui attirer la haine des peuples, est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise.—Voilà la question.

Nous croyons, nous, qu'elle est fausse et mauvaise: mauvaise pour l'Angleterre elle-même, surtout pour elle; qu'elle devait aboutir à la mettre en guerre avec le genre humain, à lui créer des résistances sur tous les points du globe, à tendre tous les ressorts de sa puissance, à la mêler à toutes les intrigues diplomatiques, à accroître indéfiniment le nombre de ses fonctions parasites, ses forces de terre et de mer, à l'écraser d'impôts et de dettes, à élever un édifice toujours prêt à crouler, et si dispendieux que toute son énergie industrielle n'y pourrait suffire; et tout cela pour poursuivre un but chimérique et absurde en lui-même, celui de vendre sans acheter, celui de donner sans recevoir, celui de nourrir et vêtir les peuples ruinés (comme le disait M. de Noailles)[39], c'est-à-dire, en définitive, celui de soumettre ses propres citoyens à un travail excessif et comparativement privé de rémunération effective.

Or, ce système spécieux mais faux, pourquoi ne provoquerait-il pas une réaction parmi les classes laborieuses d'Angleterre, puisque c'est sur elles qu'en devraient retomber à la longue les funestes conséquences?

Et c'est là tout ce que nous disons. Nous soutenons, non-seulement parce que c'est une déduction rationnelle à notre point de vue, mais encore parce que c'est un fait qui crève les yeux, nous soutenons qu'il y a en Angleterre un parti nombreux, animé d'une foi économique précisément contraire à celle qui a dominé jusqu'ici dans les conseils de cette nation.

Nous affirmons que, par les efforts de ce parti, soutenu par le progrès des lumières et les leçons de l'expérience, l'Angleterre est amenée à changer du tout au tout son système commercial et par suite son système politique.

Nous disons qu'au lieu de chercher la richesse par l'accroissement indéfini des exportations, l'Angleterre comprend enfin que ce qui l'intéresse est de beaucoup importer, et que ce qu'elle donne de ses produits n'est et ne peut être que le payement de ce qu'elle reçoit et consomme de produits étrangers.

C'est là, quoi qu'on en dise, l'inauguration d'une politique toute nouvelle, car si recevoir est l'essentiel, il s'ensuit qu'elle doit ouvrir ses portes au lieu de les fermer; il s'ensuit qu'elle doit désirer, dans son propre intérêt, le développement du travail et l'activité de la production chez tous les peuples; il s'ensuit qu'elle doit successivement démolir tout cet échafaudage de monopoles, d'envahissements, d'empiétements et d'exclusion élevé sous l'influence du régime protecteur; il s'ensuit, enfin, qu'elle doit renoncer à cette politique anti-sociale qui lui a servi à fonder un monstrueux édifice[40].

Sans doute nos adversaires ne peuvent comprendre ce changement. Attachés par conviction à la théorie mercantile, c'est-à-dire à un principe d'antagonisme international, ils ne peuvent pas se figurer qu'un autre peuple adopte le régime de la liberté, parce que, à leur point de vue, cela supposerait un acte de dévouement, d'abnégation et de pure philanthropie.

Mais ils devraient au moins reconnaître qu'à nos yeux il n'en est pas ainsi. Jamais nous n'avons dit que les réformes accomplies en Angleterre dans le sens libéral, et celles qui se préparent encore, soient dues à un accès de philanthropie qui aurait saisi tout à coup la classe laborieuse de l'autre côté du détroit.

Notre conviction est qu'un peuple qui adopte le régime restrictif se précipite dans une politique antisociale et en même temps fait pour lui-même un mauvais calcul; qu'au contraire une nation qui affranchit ses échanges fait un bon calcul pour elle-même, tout en agissant dans le sens du bien universel. On peut dire que nous nous faisons illusion; on ne peut pas dire que ce ne soit pas là notre foi.

Or, si telle est notre foi, comment pourrions-nous, sans inconséquence, envelopper dans la même réprobation et cette ancienne politique qui, depuis l'acte de navigation jusqu'à nos jours, a fait le malheur de l'humanité, et cette politique nouvelle que nous avons vue poindre en Angleterre, et qui grandit à vue d'œil, développée et soutenue par une opinion publique éclairée?

On nous dit: «Vous êtes dupes d'un simple revirement de tactique; l'Angleterre change de moyens, elle ne change pas de but: elle aspire toujours à la domination. Maintenant qu'elle a tiré de la protection, de la force, de la diplomatie, du machiavélisme, tout ce qu'ils peuvent donner, elle a recours à la libre concurrence. Elle a commencé l'œuvre de sa domination par la supériorité de ses flottes, elle veut l'achever par la supériorité de son travail et de ses capitaux. Loin de renoncer à ses vues, le moment est venu pour elle de les réaliser et d'étouffer partout le travail et l'industrie sous l'action de sa rivalité irrésistible.»

Voilà ce qu'on dit. Et nous trouvons ces appréhensions très-naturelles chez les personnes qui n'ont point approfondi les lois générales par lesquelles les peuples prospèrent et dépérissent.

Pour nous, nous ne croyons point qu'on puisse arriver à la domination par la supériorité du travail libre. Il répugne à notre intelligence d'assimiler ainsi des choses contradictoires, telles que le travail et la force, la liberté et le monopole, la concurrence et l'exclusion. Si des principes aussi opposés devaient conduire aux mêmes résultats, il faudrait désespérer de la nature humaine et dire que l'anarchie, la guerre et le pillage sont l'état naturel de l'humanité.

Nous examinerons dans un prochain article[41] l'objection que nous venons de reproduire. Ici nous avons voulu expliquer le sentiment de défiance qui existe dans notre pays à l'égard de l'Angleterre. Nous avons voulu dire ce qui le justifie et dans quelle mesure nous le partageons. En Angleterre, deux partis, deux doctrines, deux principes sont en présence et se livrent en ce moment une lutte acharnée. L'un de ces principes s'appelle privilége; l'autre se nomme droit commun. Le premier a constamment prévalu jusqu'à nos jours, et c'est à lui que se rattache toute cette politique jalouse, astucieuse et antisociale qui a excité en France, en Europe, et en Angleterre même, parmi les classes laborieuses, un sentiment de répugnance et de résistance que nous comprenons et que nous éprouvons plus que personne. Par un juste retour des choses d'ici-bas, nous pensons que ce sentiment pèsera sur l'Angleterre et lui fera obstacle, même longtemps après qu'elle aura officiellement renoncé à la politique qui l'a fait naître.

Mais nous ne nous croyons pas tenus de partager à cet égard le préjugé vulgaire; et si nous voyons surgir de l'autre côté du détroit le principe du droit commun, si nous le voyons soutenu par des hommes éclairés et sincères, si c'est notre conviction que ce principe mine en dessous et fera bientôt crouler l'édifice élevé par le principe opposé, nous ne voyons pas pourquoi, tout en attachant sur les manœuvres oligarchiques un regard vigilant, nous n'accompagnerions pas de nos vœux et de nos sympathies un mouvement libéral dans lequel nous voyons le signal de l'affranchissement du monde, le gage de la paix et le triomphe de la justice.

33.—CURIEUX PHÉNOMÈNE ÉCONOMIQUE.

21 Février 1847.

Dans la séance du 9, M. Léon Faucher a appelé l'attention de la Chambre sur les circonstances financières qui ont hâté en Angleterre l'avénement des réformes commerciales. Il y a là tout un enchaînement de faits, aussi intéressants qu'instructifs, qui nous paraissent mériter d'être soumis aux sérieuses méditations de nos lecteurs, principalement de ceux qui exercent des industries privilégiées. Ils y apprendront peut-être que les monopoles, non plus que les taxes élevées, ne tiennent pas toujours ce qu'ils semblent promettre.

En 1837, l'insurrection du Canada ayant amené un accroissement de dépenses qui vint se combiner avec un affaiblissement dans la recette, l'équilibre des finances fut rompu en Angleterre, et elles présentèrent un premier déficit de 16 millions de francs.

L'année suivante, second déficit de 10 millions; 1839 laisse un découvert de 37 millions, et 1840 de 40 millions.

L'administration songea sérieusement à fermer cette plaie toujours croissante. Il y avait à choisir entre deux moyens: diminuer les dépenses ou accroître les recettes. Soit qu'aux yeux du ministère, le cercle des réformes possibles, dans la première de ces directions, eût été parcouru depuis 1815, soit que, selon l'usage de tous les gouvernements, il se crût obligé d'épuiser le peuple avant de toucher aux droits acquis des fonctionnaires, toujours est-il que sa première pensée fut celle qui s'offre à tous les ministres: demander à l'impôt tout ce qu'il peut rendre.

En conséquence, le cabinet Russel provoqua, et le parlement vota un bill qui autorisait un prélèvement additionnel de 10 pour 100 sur l'impôt foncier, 5 pour 100 sur la douane et l'accise, et 4 pence par gallon sur les spiritueux.

Avant d'aller plus loin, il est bon de jeter un coup d'œil sur la manière dont étaient réparties, à cette époque, les contributions publiques du Royaume-Uni.

Le chiffre des recettes s'élevait à environ 47 millions sterling.

Elles étaient puisées à trois sources: la douane et l'accise, nature d'impôts qui frappe tout le monde d'une manière à peu près égale, c'est-à-dire qui retombe, dans une proportion énorme, sur les classes laborieuses; les assessed taxes ou impôt foncier, qui atteint directement le riche, surtout en Angleterre; et le timbre, qui est d'une nature mixte.

L'impôt du peuple rendait 37 millions ou 9/12 de la totalité;

L'impôt du riche, 4 millions ou 1/12 de la totalité;

L'impôt mixte, 2 millions ou 2/12.

D'où il suit que le commerce, l'industrie, le travail, les classes moyennes et pauvres de la société acquittaient les cinq sixièmes des charges publiques, ce qui avait fait dire, sans doute, à M. Cobden: «Si notre code financier parvenait sans commentaires dans la lune, les habitants de ce satellite n'auraient pas besoin d'autre document pour en induire que l'Angleterre est gouvernée par une aristocratie maîtresse du sol et de la législation.»

Faisons remarquer ici en passant, et à l'honneur de la France, que, pendant que les possesseurs de la terre ne payent en Angleterre que 8 pour 100 des contributions totales, chez nous ils acquittent 33 pour 100, et qu'en outre, ils prennent une beaucoup plus grande part, vu leur nombre, dans les impôts de consommation.

D'après ce qui précède, le prélèvement additionnel imaginé par les whigs devait produire:

1,426,040 liv. st. 5 pour 100 sur la douane et l'accise, spiritueux non compris;

186,000 liv. st. 4 pence par gallon, sur les spiritueux;

400,000 liv. st. 10 pour 100 sur l'impôt foncier.

Ici encore le peuple était appelé à réparer, dans la proportion des 4/5, le déficit amené par les fautes de l'oligarchie.

Le bill fut mis à exécution au commencement de 1840. Au 5 avril 1841, on procéda avec anxiété à la balance; et ce ne fut pas sans une surprise mêlée d'effroi qu'on constata, au lieu de l'accroissement attendu de 2,200,000 liv. st., une diminution sur la recette de l'année précédente de quelques centaines de mille livres.

Ce fut une révélation subite. C'était donc en vain que le peuple avait été frappé de nouvelles taxes; ce serait en vain qu'on aurait recours désormais à ce moyen. L'expérience venait de mettre au jour un fait capital, c'est que l'Angleterre était arrivée à la limite extrême de ses ressources contributives, et qu'il devenait à l'avenir impossible, par l'accroissement des impôts, de lui arracher un schelling. Cependant le déficit était toujours béant. (V. à l'introduction du tome III, pages 42 et suiv.)

Les théoriciens, comme on les appelle, se mirent à étudier le menaçant phénomène. Il leur vint à l'idée qu'on pourrait peut-être augmenter les recettes en diminuant les impôts, idée qui semblait impliquer une contradiction choquante. Outre les raisons théoriques qu'ils alléguaient en faveur de leur opinion, quelques expériences antérieures donnaient une certaine autorité à leur avis. Mais, pour les personnes qui, quoique vouées au culte des faits, n'ont pas cependant horreur de la raison des faits, nous devons dire comment ils soutenaient leur opinion.

«Le produit d'un impôt sur un objet de consommation, disaient-ils, est en raison du taux de la taxe et de la quantité consommée. Exemple: si, l'impôt étant un, il se consomme dix livres de sucre, la recette sera dix. Cette recette s'accroîtra, soit que le taux de la taxe s'élève, la consommation restant la même, soit que la consommation s'étende, le taux de la taxe ne variant pas. Elle baissera si l'un ou l'autre de ces éléments s'altère; elle baissera encore quoique l'un des deux augmente, si l'autre diminue dans une plus forte proportion. Ainsi, quoiqu'on élève la taxe à 2, si la consommation se réduit à 4, la recette ne sera que de 8. Dans ce dernier cas, la privation pour le peuple sera énorme,—sans profit, bien plus, avec dommage pour le Trésor.

Cela posé, ce multiplicateur et ce multiplicande sont-ils indépendants entre eux, ou ne peut-on grossir l'un qu'aux dépens de l'autre? Les théoriciens répondaient: «La taxe agit comme tous les frais de production, elle élève le prix des choses, et les place hors de la portée d'un certain nombre d'hommes. D'où cette conclusion mathématique: si un impôt est graduellement et indéfiniment élevé, par cela même qu'à chaque degré d'élévation il restreint un peu plus la consommation ou la matière imposable, un moment arrive nécessairement où la moindre addition à la taxe diminue la recette.

Que les protectionnistes sincères, et ils sont nombreux, nous permettent de recommander ce phénomène à leur attention. Nous verrons plus tard que l'excès de la protection leur fait jouer le même rôle qu'au Trésor l'exagération des taxes.

Les théoriciens ne se bornèrent pas à ce théorème arithmétique. Creusant un peu plus dans la question, ils disaient: Si le gouvernement eût mieux connu l'état déplorable des ressources du peuple, il n'aurait pas fait une tentative qui le couvre de confusion.

En effet, si la condition individuelle des citoyens était stationnaire, le revenu des taxes indirectes augmenterait exactement comme la population. Si, en outre, le capital national, et avec lui le bien-être général, vont croissant, le revenu doit augmenter plus vite que le nombre des hommes. Enfin, si les facultés de consommation sont rétrogrades, le Trésor doit en souffrir. Il suit de là que lorsqu'on a sous les yeux ce double phénomène: accroissement de population, diminution de recettes, on a une double raison pour conclure que le peuple est soumis à des privations progressives. Élever dans ce moment le prix des choses, c'est soumettre les citoyens à des privations additionnelles, sans aucun avantage fiscal.

Or, quel était, à ce point de vue, l'état des choses en 1840?

Il était constaté que la population augmentait de 360,361 habitants par année.

D'après cela, en supposant les ressources individuelles seulement stationnaires, quel aurait dû être le produit de la douane et de l'accise, et quel fut-il en réalité? C'est ce qu'on verra dans le tableau suivant:

ANNÉES. POPULATION. PRODUIT PROPORTIONNEL
des taxes indirectes.
PRODUIT RÉEL.
1836 26,158,524 36,392,472 l. s. 36,392,472 l. s.
1837 26,518,885 30,938,363   33,958,421  
1838 26,879,246 37,484,254   34,478,417  
1839 27,239,607 38,030,145   35,093,633  
1840 27,599,968 38,567,036   [42]35,536,469  

Ainsi, même en l'absence de tout progrès industriel, et par la force seule du nombre, le revenu, qui avait été de 36 millions en 1836, aurait dû être de 38 millions en 1840. Il tomba à 35 millions, malgré la surtaxe de 5 pour 100, résultat que l'affaiblissement des années précédentes aurait dû faire prévoir. Ce qu'il y a de singulier, c'est que dans les cinq années antérieures le contraire était arrivé. La douane et l'accise ayant été dégrévées, le revenu public s'était amélioré dans une proportion supérieure à l'accroissement de la population.

Le lecteur devine peut-être quelles conséquences les théoriciens tiraient de ces observations. Ils disaient au ministère: Vous ne pouvez plus grossir utilement le multiplicateur (le taux de la taxe) sans altérer dans une proportion plus forte le multiplicande (la matière imposable); essayez, en abaissant l'impôt, de laisser s'accroître les ressources du peuple.

Mais c'était là une entreprise pleine de périls. En admettant même qu'elle pût être couronnée de succès dans un avenir éloigné, on sait positivement qu'il faut du temps avant que les réductions de taxes comblent les vides qu'elles font, et, ne l'oublions pas, on avait en face le déficit.

Il ne s'agissait donc de rien moins que de creuser de plus en plus cet abîme, de compromettre le crédit de la vieille Angleterre, et d'ouvrir la porte à des catastrophes incalculables.

La difficulté était pressante. Elle accabla le ministère whig. Peel entra aux affaires.

On sait comment il résolut le problème. Il commença par mettre un impôt sur les riches. Il se créa ainsi des ressources, non-seulement pour combler le déficit, mais encore pour parer aux découverts momentanés que devaient entraîner les réformes qu'il méditait.

Grâce à l'income-tax, il soulagea le peuple du fardeau de l'accise, et, à mesure que la Ligue propageait les saines idées économiques, des restrictions de la douane. Aujourd'hui, malgré la suppression de beaucoup de taxes, l'abaissement de toutes les autres, l'Échiquier serait florissant, sans les calamités imprévues qui sont venues fondre sur la Grande-Bretagne.

Il faut en convenir, M. Peel a conduit cette révolution financière avec une énergie, une audace qui étonnent. Ce n'est pas sans raison qu'il caractérisait souvent ces mesures par ces mots: «Bold experiment,» expérience hardie. Ce n'est pas nous qui voudrions altérer la renommée de cet homme d'État et la reconnaissance des classes laborieuses d'Angleterre, et on peut dire de tous les pays. Mais, l'exécution c'est assez pour sa gloire, et nous devons dire en toute justice que l'invention appartient tout entière à un théoricien, à un simple journaliste, M. James Wilson, dont les conseils, s'ils étaient suivis, sauveraient peut-être l'Irlande de 1847 comme ils ont sauvé l'Angleterre de 1840.

Maintenant, les hommes qui cherchent les succès de leur industrie dans le monopole nous demanderont quelle analogie il y a entre les faits que nous venons de rappeler et le régime protecteur.

Nous les prions de regarder les choses de près et de voir s'ils ne sont pas dans la position assez ridicule où s'est trouvé l'Échiquier en 1840.

Qu'est-ce que la protection? Une taxe sur les consommateurs. Vous dites qu'elle vous profite. Sans doute, comme les taxes profitent au Trésor. Mais vous ne pouvez pas empêcher que ces taxes n'amoindrissent les facultés du public consommateur, sa puissance d'acheter, de payer, d'absorber des produits. Certainement, il consomme moins de blé et de drap que s'il lui en venait de toutes les parties du monde. C'est déjà un grand mal, nous dirons même une grande injustice; mais, relativement à vous, à votre intérêt, la question est de savoir si vous ne subirez pas le sort du fisc; s'il n'y a pas un moment où cet anéantissement des forces de la consommation vous prive de débouchés dans une telle mesure, que cela fait plus que compenser le taux de la protection; en d'autres termes, si dans cette lutte entre l'exhaussement artificiel du prix dû au droit protecteur et l'abaissement du prix occasionné par l'impuissance des acheteurs, ce dernier effet ne prévaut pas sur le premier, auquel cas évidemment vous perdriez et sur le prix de vente et sur la quantité vendue.

À cela vous dites qu'il y a contradiction. Que, puisque c'est à l'élévation du prix qu'est imputable l'impuissance relative des consommateurs, on ne peut admettre que, sous le régime de la liberté, le prix s'élevât, sans admettre par cela même un rétrécissement de débouchés; que, par la même raison, un accroissement de débouchés implique un abaissement du prix, puisque l'un est effet et l'autre cause.

Il y a à répondre que vous vous faites illusion. On peut certainement concevoir un pays où tout le monde soit assez dans l'aisance pour qu'on y puisse vendre les choses même à un bon prix, et un autre pays où tout le monde soit si dénué qu'on n'y peut trouver du débit même à bon marché. C'est vers ce dernier état que nous conduisent et les grosses taxes qui vont au Trésor, et les grosses taxes qui vont aux fabricants; et il arrive un moment où le Trésor et les fabricants n'ont plus qu'un moyen de maintenir et d'accroître leurs recettes, c'est de relâcher le taux de la taxe et de laisser respirer le public.

Au reste, ce n'est pas là une argumentation dénuée de preuves. Chaque fois qu'on a soustrait un peuple à la pression d'un droit protecteur, il est survenu que deux tendances opposées ont agi sur le prix. L'absence de protection l'a certainement poussé vers la baisse; mais l'accroissement de demande l'a poussé tout aussi certainement vers la hausse; en sorte que le prix s'est au moins maintenu, et le profit net de l'opération a été un excédant de consommation. Vous dites que cela n'est pas possible. Nous disons que cela est; et si vous voulez consulter les prix courants du café, des soieries, du sucre, des laines, en Angleterre, dans les années qui ont suivi la réduction des droits protecteurs, vous en resterez convaincus[43].

34.—LES ARMEMENTS EN ANGLETERRE.

15 Janvier 1848.

S'il n'y avait pas, quoi qu'on en dise, dans un principe, dans la vérité, plus de force que dans un fait contingent et éphémère, rien ne serait plus affligeant, plus décourageant pour les défenseurs de la liberté commerciale sur toute la surface du globe, que cette perversion étonnante et momentanée de l'esprit public dont l'Angleterre nous donne en ce moment le spectacle. Elle se prépare à augmenter son armée et sa marine.

Disons-le d'abord, nous avons la confiance, la certitude même que la liberté commerciale tend à accroître et à égaliser le bien-être au sein de toute nation qui l'adoptera; mais ce motif, quoique grave, n'est pourtant pas le seul qui nous ait déterminés à consacrer nos efforts au service de cette cause. Ce n'est même pas, il s'en faut de beaucoup, le plus puissant.

Nous sommes profondément convaincus que le libre-échange, c'est l'harmonie des intérêts et la paix des nations; et certes nous plaçons cet effet indirect et social mille fois au-dessus de l'effet direct ou purement économique.

Car la paix assurée des nations, c'est le désarmement, c'est le discrédit de la force brutale, c'est la révision, l'allégement et la juste répartition des taxes publiques, c'est, pour les peuples, le point de départ d'une ère nouvelle.

Supposant donc que la nation qui proclame la première le libre-échange était pénétrée et imbue de l'esprit du libre-échange, nous nous croyons fondés à penser qu'elle serait aussi la première à réduire son état militaire.

La raison dominante des onéreux efforts auxquels les nations modernes se soumettent, dans le sens du développement de la force brutale, étant manifestement la jalousie industrielle, l'ambition des débouchés exclusifs et le régime colonial, il nous paraissait absurde, contradictoire, qu'un peuple voulût se soumettre à l'aggravation de ce lourd fardeau militaire, précisément au moment où, par d'autres mesures, il rend ce fardeau irrationnel et inutile.

Nous concevrions, sans l'approuver, que l'Angleterre armât si elle avait des craintes pour ses colonies, ou l'arrière-pensée d'en acquérir de nouvelles.

Mais, quant à ses possessions actuelles, jamais elle n'a eu moins raison de craindre, puisqu'elle entre dans un système commercial qui ôte aux nations rivales tout intérêt à s'en emparer.

Quelle raison aura la France de se jeter dans les hasards d'une guerre pour conquérir le Canada ou la Jamaïque, quand, sans aucuns frais de surveillance, d'administration et de défense, elle pourra y porter ses produits sur ses propres navires, y accomplir ses ventes, ses achats et ses transactions aux mêmes conditions que les Anglais eux-mêmes?

S'il plaît aux Anglais de s'imposer tous les frais du gouvernement de l'Inde, quel motif aurons-nous de leur disputer, l'arme au poing, ce singulier privilége, quand, du reste, par la liberté des échanges, nous retirerons du commerce de l'Inde tous les avantages dont pourrait nous investir la possession elle-même?

Tant que les Anglais nous excluent, nous et les autres peuples, d'une partie considérable de la surface du globe, c'est une violence; et il est clair que toute violence, constamment menacée, ne se maintient qu'à l'aide de la force. Armer, dans cette position, c'est une nécessité fatale; ce n'est pas au moins une inconséquence.

Mais armer pour défendre des possessions qu'on ouvre au libre commerce du monde entier, c'est planter un arbre et en rejeter soi-même les fruits les plus précieux.

Est-ce pour voler à de nouvelles conquêtes que l'Angleterre renforce ses escadres et ses bataillons?

Cela peut entrer dans les vues de l'aristocratie. Elle recouvrerait par là plus qu'elle n'a perdu dans le monopole du blé! Mais de la part du peuple travailleur, c'est une contradiction manifeste.

Pour justifier de nouvelles conquêtes, même aux yeux de sa propre ambition, il faudrait commencer par reconnaître qu'on s'est bien trouvé des conquêtes déjà accomplies. Or, on y renonce, et on y renonce, non par abnégation, mais par calcul, mais parce qu'en posant des chiffres on trouve que la perte surpasse le profit. Le moment ne serait-il pas bien choisi pour recommencer l'expérience?

En agissant ainsi, le peuple anglais ressemblerait à ce manufacturier qui, à côté d'une ancienne usine, en élevait une nouvelle. Il renouvelait toutes les machines du vieil établissement, parce que, les jugeant mauvaises, il voulait les remplacer par un mécanisme plus perfectionné, et, en même temps, il faisait construire à grands frais des machines de l'ancien modèle pour le nouvel établissement.

Dans l'esprit du système exclusif, un peuple augmente ses colonies pour élargir le cercle de ses débouchés privilégiés; mais lorsqu'il s'aperçoit enfin que c'est là une politique décevante; lorsqu'il est forcé par son propre intérêt d'ouvrir au commerce du monde les colonies déjà acquises; lorsqu'il renonce par calcul à la seule chose qui les lui avait fait acquérir, le privilége, ne faudrait-il pas qu'il fût frappé de vertige pour songer à augmenter ses possessions? Et pourquoi y songerait-il? Serait-ce pour arriver encore à l'affranchissement en passant par cette route de guerres, de violences, de dangers, de taxes et de monopoles, alors qu'il déclare la route ruineuse, et, qui pis est, le but absurde?

Le parti guerroyant, en Angleterre, assigne, il est vrai, un autre motif aux mesures qu'il sollicite. Il redoute l'esprit militaire de la France; il craint une invasion.

Le moment est singulièrement choisi. Cependant, qu'en conséquence de cette crainte, l'Angleterre organisât ses forces défensives, qu'elle constituât ses milices, nous n'y trouverions rien à redire; mais qu'elle accroisse ses armées permanentes et sa marine militaire, en un mot, ses forces agressives, c'est là une politique qui nous semble en complète contradiction avec le système commercial qu'elle vient d'inaugurer, et qui n'aura d'autre résultat que d'ébranler toute foi dans l'influence pacifique du libre-échange.

On accuse souvent l'Angleterre de n'avoir décrété la liberté commerciale que pour entraîner les autres nations dans cette voie. Ce qui se passe donne un triste démenti à cette accusation.

Certes, si l'Angleterre avait voulu agir fortement sur l'opinion du dehors, si elle avait eu elle-même une foi complète au principe du libre-échange considéré dans tous ses aspects et dans tous ses effets, son premier soin aurait été d'en recueillir les véritables fruits, de réduire ses régiments, ses vaisseaux de guerre, d'alléger le poids des taxes publiques, et de faire disparaître ainsi les entraves que les exigences d'une vaste perception infligent toujours au travail du peuple.

Et, dans cette politique, l'Angleterre aurait trouvé, par surcroît, les deux grandes sources de toute sécurité: la diminution du danger et l'accroissement des véritables énergies défensives.—Car, d'une part, c'est affaiblir le danger de l'invasion que de suivre envers tous les peuples une politique de justice et de paix, que de leur présenter un front moins menaçant, que de leur donner accès sur tous les points du globe aux mêmes titres qu'à soi-même, que de laisser libres toutes les routes de l'Océan, que de renoncer à cette diplomatie embrouillée et mystérieuse qui avait pour but de préparer de nouvelles usurpations.—Et, d'un autre côté, le meilleur moyen de fonder la défense nationale sur une base inébranlable, c'est d'attacher tout un peuple aux institutions de son pays, de le convaincre qu'il est le plus sagement gouverné de tous les peuples, d'effacer successivement tous les abus de sa législation financière, et de faire qu'il n'y ait pas un homme sur tout le territoire qui n'ait toutes sortes de motifs d'aimer sa patrie et de voler au besoin à sa défense.

Pendant que cette ridicule panique se manifeste en Angleterre (et nous devons dire que la réaction de l'opinion commence à en faire justice), le contre-coup s'en fait ressentir de ce côté-ci du détroit. Ici, l'on se persuade que, sous prétexte de défense, l'Angleterre, en réalité, prépare des moyens d'invasion; et certes nos conjectures sont au moins aussi fondées que celles de nos voisins. Déjà la presse commence à demander des mesures de précaution; car, de toutes les classes d'hommes, la plus belliqueuse c'est certainement celle des journalistes. Ils ont le bonheur de ne laisser sur le champ de bataille ni leurs jambes, ni leurs bras; c'est le paysan qui est la chair à canon, et quant à eux, ils ne contribuent aux frais de la guerre qu'autant que leur coûtent une fiole d'encre et une main de papier. Il est si commode d'exciter les armées, de les faire manœuvrer, de critiquer les généraux, de montrer le plus ardent patriotisme, la bravoure la plus héroïque, et tout cela du fond de son cabinet, au coin d'un bon feu!... Mais les journaux font l'opinion.

Donc, nous armerons aussi de notre côté. Nos ministres se laisseront sommer d'accroître le personnel et le matériel de guerre. Ils auront l'air de céder à des exigences irrésistibles, et puis ils viendront dire: «Vous voyez bien qu'on ne peut toucher ni au sel ni à la poste. Bien au contraire, c'est le moment d'inventer de nouveaux impôts; difficile problème, mais nous avons parmi nous d'habiles financiers.»

Il nous semble qu'il y a quelques hommes qui doivent rire dans leur barbe de tout ceci.

D'abord ceux qui, dans les deux pays, vivent sur le développement de la force brutale; ceux à qui les mésintelligences internationales, les intrigues diplomatiques et les préjugés des peuples, ouvrent la carrière des places, des grades, des croix, des avancements, de la fortune, du pouvoir et de la gloire.

Ensuite, les monopoleurs. Outre que leurs priviléges ont d'autant plus de chances de durer que les peuples, redoutant la guerre, n'osent pas se fier les uns aux autres pour leurs approvisionnements, quel beau thème pour le British-Lion et le Moniteur industriel, son confrère, si le free-trade aboutissait momentanément à cette mystification de faire courir les nations aux armes.

Enfin les gouvernements, s'il en est qui cherchent à exploiter le public, à multiplier le nombre de leurs créatures, ne seront pas fâchés non plus de cette belle occasion de disposer de plus de places, de plus d'argent et de plus de forces. Qu'on aille après leur demander des réformes: on trouvera à qui parler.

Nous avons la ferme confiance que cette ridicule panique, qui a agité un moment l'Angleterre, est un mouvement factice dont il n'est pas bien difficile de deviner l'origine. Nous ne doutons pas qu'elle ne se dissipe devant le bon sens public, et nous en avons pour garants les organes les plus accrédités de l'opinion, entre autres le Times, et surtout le Punch, car c'est une affaire de sa compétence[44].

35.—ENCORE LES ARMEMENTS EN ANGLETERRE.

29 Janvier 1848.

Il est assez ordinaire de voir les hommes qui ont épousé une cause ou un parti arranger les faits, les tourmenter, les supposer même dans l'intérêt de l'opinion qu'ils défendent.

C'est sans doute la tactique du Moniteur de la prohibition, car il ne tient pas à lui que nous n'entrions dans cette voie d'hypocrisie et de charlatanisme.

Cette feuille épluche avec grand soin nos colonnes, pour y trouver ce qu'elle appelle nos aveux.

Constatons-nous que certains journaux, qui se prétendent les défenseurs exclusifs de la liberté, ont déserté la liberté commerciale? Aveu.

Sommes-nous surpris que les ouvriers se montrent indifférents à l'égard d'un système qui élève le prix du pain, de la viande, du combustible, des outils, du vêtement, sans rien faire pour les salaires? Aveu.

Cherchons-nous à détruire les alarmes imaginaires que la liberté des transactions inspire à quelques esprits prévenus? Aveu.

Gémissons-nous de voir l'aristocratie britannique, un an après que le principe de la liberté lui a été imposé par l'opinion populaire, s'efforcer d'entraîner cette opinion dans la dangereuse et inconséquente voie des armements? Aveu.

Que faudrait-il donc faire pour se mettre à l'abri de la vigilance du Moniteur industriel? Eh! parbleu, la chose est simple: imiter les charlatans de tous les partis; affirmer que le régime protecteur n'a les sympathies de personne; que l'immense majorité des citoyens, soit en dedans, soit en dehors du pouvoir, possède assez de connaissances économiques pour apercevoir tout ce qu'il y a d'injustice et de déception dans ce système; nier les faits, en un mot, avocasser.

Mais alors comment expliquer notre Association? Si nous étions sûrs que l'opinion publique est parfaitement éclairée, qu'elle est pour nous, qu'elle n'a plus rien à apprendre, pourquoi nous serions-nous associés?

Dussions-nous fournir encore souvent au Moniteur industriel l'occasion de se réjouir de nos aveux, nous continuerons à exposer devant nos lecteurs tous les faits qui intéressent notre cause, aussi bien ceux qui peuvent retarder que ceux qui doivent hâter son succès.

Car nous avons foi dans la puissance de la vérité; et lorsque les temps sont arrivés, il n'y a rien qui ne concoure à son triomphe, même les obstacles apparents.

C'est ce qui arrivera certainement à l'occasion des fameux armements britanniques. Si, comme nous en avons la ferme espérance, l'opinion du peuple, un moment surprise, vient à se raviser, si elle s'oppose à un nouveau développement de forces brutales, si elle en demande même la réduction, ne sera-ce pas la plus forte preuve de la connexité qui existe entre la cause de la liberté commerciale et celle de la stabilité de la paix?

Le Moniteur industriel, par cela même qu'il soutient une mauvaise cause, ne peut, lui, rien laisser passer dans ses colonnes de ce qui ressemble à des aveux. Aussi s'en garde-t-il bien. Demandez-lui qu'il imprime le message du président ou le rapport du ministre des finances des États-Unis; demandez-lui qu'il rende compte des nombreux meetings où les hommes de la classe industrielle, chefs et ouvriers, combattent en Angleterre les desseins belliqueux de l'oligarchie: il ne le fera pas; car quand on soutient une mauvaise cause, ce qu'il faut surtout empêcher, c'est que la lumière ne se fasse.

Aussi, nous sommes quelquefois surpris que le comité protectionniste permette au Moniteur industriel de soutenir la discussion. Quand on a tort, la discussion ne vaut rien. Il eût été plus prudent de suivre les bons conseils du Journal d'Elbeuf (quoique le Journal d'Elbeuf ne les suive pas toujours lui-même) et de faire entrer aussi le Moniteur industriel dans la conspiration du silence.

Discutons donc avec le Moniteur industriel la question des armements.

Il fait à ce sujet un long article qui se termine ainsi:

«En résumé, les armements de l'Angleterre que les libre-échangistes s'efforcent de présenter comme en contradiction avec sa conduite économique, participent au contraire du même esprit et tendent au même but: le Libre-Échange a été une campagne dirigée par l'industrie britannique contre l'industrie étrangère, et les armements ont pour but d'obtenir à un jour donné par la force ce qu'elle n'aura pu obtenir par la propagande, à l'aide de l'esprit d'imitation.»

Que de choses à relever dans ces quelques lignes!

Singulière campagne de l'industrie britannique contre l'industrie étrangère, laquelle s'est terminée par l'abolition des droits sur les céréales, les bestiaux, le beurre, le fromage, la laine et tous les produits agricoles! L'Angleterre a donc espéré par là inonder le monde de blé, de viande, de laine et de beurre?

Singulière propagande que celle de la ligue qui a agité pendant sept ans les Trois-Royaumes, sans que personne en France en sût rien! (V. l'introduction du tome III.)

Mais le principal paradoxe du Moniteur consiste surtout à représenter l'Angleterre comme agissant sous l'influence d'une pensée unique et unanime. Le Moniteur ne veut pas voir, ou du moins il ne veut pas convenir qu'il y a deux Angleterres: l'une qui exploite et l'autre qui est exploitée; l'une qui dissipe et l'autre qui travaille; l'une qui soutient les monopoles et les profusions gouvernementales, l'autre qui les combat; l'une qui s'appelle oligarchie, l'autre qui s'appelle peuple.

Or, ce sont précisément les mêmes hommes qui, il y a deux ans, se mettaient en frais d'éloquence pour maintenir la restriction, les prohibitions, les priviléges, les monopoles; ce sont précisément ces mêmes hommes qui demandent aujourd'hui qu'on augmente le nombre des vaisseaux et des régiments et le chiffre des impôts. Pourquoi? parce que les impôts sont leur patrimoine, comme l'étaient les monopoles.

Et ce sont les mêmes hommes qui combattaient contre le monopole qui combattent aujourd'hui contre les armements. (V. tome III, pages 459 et suiv.)

Quels étaient, il y a deux ans, les chefs de la croisade protectionniste? c'étaient bien MM. Bentinck, Sibthorp, et le Morning-Post.

Quels étaient les chefs de la ligue? c'étaient bien Cobden, Bright, Villiers, Thompson, Fox, Wilson, Hume.

En Angleterre, les journaux publient les noms des membres du Parlement qui votent pour ou contre une mesure.

Nous saurons donc bientôt qui veut les armements et qui ne les veut pas.

Et si nous trouvons dans le parti belliqueux les nobles lords, les Bentinck, les Sibthorp, les Stanley et le Morning-Post; si nous retrouvons dans le parti de la paix les Cobden, les Bright, les Villiers, les Fox, etc., que devrons-nous en conclure?

Qu'il y a donc une connexité de fait, comme il y a une connexité en théorie, entre la liberté du commerce, la paix des nations et la modicité des taxes publiques.

Et qu'il y a aussi une connexité de fait, comme il y a une connexité en théorie, entre les monopoles, les idées de violence brutale et l'exagération des impôts.

Nous devrons tirer encore de là une autre conclusion.

Le Moniteur industriel nous accuse souvent d'anglomanie; mais il est pour le moins aussi anglomane que nous. Nous sympathisons, il est vrai, avec les idées de justice, de liberté, d'égalité, de paix, partout où nous les voyons se produire, fût-ce en Angleterre. Et c'est pour cela, soit qu'il s'agisse de liberté de commerce ou de réduction de forces brutales, qu'on nous voit du côté des Cobden, des Bright et des Villiers.

Le Moniteur industriel prêche l'exploitation du public par une classe. C'est pour cela qu'on le voit du côté des Bentinck et des Sibthorp, soit que l'exploitation se fasse par le monopole, soit qu'elle se fasse par l'abus des fonctions et des impôts.

La discussion sur les armements aura lieu bientôt à la Chambre des communes. Nous attendons là le Moniteur industriel. Lui qui nous reproche de sympathiser avec la cause du peuple anglais, nous verrons s'il ne s'enrôle pas encore cette fois à la suite de l'oligarchie britannique et du Morning-Post.

Messieurs les monopoleurs, permettez-nous de vous le dire: vous faites un grand étalage de sentiments patriotiques; mais votre patriotisme n'est pas de bon aloi.

Votre grand argument contre la liberté des transactions est: Que ferions-nous en cas de guerre, si nous tirions une partie de nos approvisionnements de l'étranger?

C'est par cet argument que vous parvenez à retenir l'opinion publique près de vous abandonner.

Vous aviez donc besoin, non pas de la guerre (ce serait une perversité dont nous vous croyons incapables), mais de l'éventualité toujours imminente d'une guerre. La durée de vos monopoles est à ce prix.

Vous êtes ainsi conduits à semer partout des alarmes, à faire alliance avec les partis qui, en tous pays, appellent la guerre, à flatter sans cesse, à égarer le plus délicat et le plus dangereux des sentiments, l'orgueil national; à empêcher autant qu'il est en vous que l'Europe ne réduise son état militaire, à cacher avec soin les garanties que la liberté donne à la paix.

Voilà le secret de ce prétendu patriotisme dont vous faites étalage.

Ce patriotisme, qu'en faisiez-vous quand il fut question d'une union douanière entre la France et la Belgique? Oh! alors vous avez bien su en sevrer vos lèvres et le mettre en réserve au fond de vos cœurs pour une autre occasion. Il se montre ou se cache selon les exigences de vos priviléges.

Nous voyons par les journaux anglais qu'une vraie panique a été habilement semée de l'autre côté du détroit parmi le peuple. Le ministère whig veut augmenter ses armements. Le résultat sera que la France augmentera les siens. Ce spectacle nous attriste, nous ne le cachons pas.—Il vous réjouit, vous; c'est tout aussi naturel. Votre joie éclate dans les colonnes du Moniteur industriel. Vous ne pouvez pas le contenir. Vous nous raillez, vous triomphez; car cela retarde le jour où vous serez bien forcés de rentrer dans le droit commun. Ce patriotisme-là, nous vous en laissons le triste monopole.

36.—SUR L'INSCRIPTION MARITIME.

22 Janvier 1847.

Un journal annonce que le gouvernement anglais, sentant que la presse des matelots serait inexécutable, est sur le point de constituer quelque chose de semblable à notre inscription maritime.

Si nous étions de ceux qui pensent que ce qui nuit à une nation profite nécessairement à une autre, nous encouragerions de toutes nos forces nos voisins à entrer dans cette voie. S'il est vrai que les mêmes causes produisent les mêmes effets, nous pourrions en conclure qu'une institution qui a été funeste à notre marine marchande, et par suite à notre marine militaire, ne le serait pas moins à la marine britannique.

Que notre marine marchande soit en décadence, c'est un fait qui n'a plus besoin de preuves. Sans doute, ainsi que l'a parfaitement démontré la chambre de commerce de Bordeaux, la cause principale en est dans le régime restrictif. Les chiffres et les paradoxes du comité Odier ne parviendront jamais à ébranler cette vérité, que si la France expédiait et recevait plus de marchandises, elle aurait plus de transports à faire. Le comité Odier cite avec complaisance le chiffre de nos importations et de nos exportations. Nous prendrons la liberté de lui faire observer que ce qui entre en France n'y entre pas en vertu du régime restrictif, mais malgré ce régime. Il nuit à notre marine, non en raison des choses qu'il laisse entrer, mais en raison de celles qu'il empêche d'entrer.

D'ailleurs, ce n'est pas seulement par la diminution sur l'ensemble de nos échanges qu'il froisse la navigation, mais par la fausse position où il met nos navires. Supposez la liberté absolue, et il est aisé de comprendre comment le prix du fret pourrait s'abaisser sans préjudice pour les armateurs.

Quand un bâtiment prend charge au Havre ou à Bordeaux, si l'armateur pouvait se dire: «Partout où ira mon navire, le capitaine s'adressera aux courtiers et prendra la première cargaison venue, n'importe la destination. Au Brésil, il n'attendra pas qu'il se présente du fret pour le Havre: il pourrait attendre longtemps, puisque nous ne voulons rien recevoir en France du Brésil. Mais s'il trouve à charger des cuirs pour New-York, si à New-York il rencontre du blé pour l'Angleterre, et en Angleterre du sucre pour Dantzick, il sera libre d'exécuter ces transports; ses périodes d'attente et d'inaction, ses chances de retour à vide en seront fort diminuées;» si, dis-je, l'armateur français pouvait faire ce raisonnement, il est probable qu'il serait plus facile relativement au prix du fret. On dit à cela qu'il est bien forcé par la concurrence de réduire ses prétentions au même niveau que les autres navigateurs. Cela est vrai; et c'est précisément pour cela qu'on construit moins et qu'on navigue moins en France, parce qu'à ce niveau la convenance ne s'y trouve plus, et la rémunération est insuffisante.

Nous ignorons combien il faudra de temps pour que les nations apprennent à ne pas voir un gain dans le tort qu'elles se font ainsi les unes aux autres.

Mais, si nous sommes bien informés, l'inscription maritime travaille presque aussi efficacement que le régime exclusif à la décadence de notre marine marchande.

Le métier de marin, qui a naturellement tant d'attraits pour la jeunesse de nos côtes, est aujourd'hui évité avec le plus grand soin. Les pères font des sacrifices pour empêcher leurs fils d'entrer dans cette noble carrière, car on n'y peut entrer sans perdre toute indépendance pour le reste de ses jours. Souvent, sans doute, l'attrait d'une profession aventureuse l'emporte sur les calculs de la prévoyance; mais alors le marin se dégoûte bientôt d'une carrière qui lui fait sentir constamment le poids d'une chaîne inflexible, et nous avons entendu des hommes pratiques se demander très-sérieusement si les sinistres fréquents, dont notre marine militaire est affligée depuis quelque temps, ne devaient pas être attribués à une certaine force d'inertie qui naît, dans le marin, de la répugnance avec laquelle il subit la triste destinée que lui fait l'inscription maritime. Quoi qu'il en soit, si l'on faisait une enquête sur les rivages de l'Océan, nous osons affirmer qu'elle révélerait, dans la population, une inclination toujours croissante à s'éloigner de toutes les professions qui assujettissent à l'inscription maritime.

Admettons pour un instant que ce régime vînt à être effacé de nos lois, et que, pour se procurer des marins, l'État n'eût d'autres ressources, comme aux États-Unis et en Angleterre, que de les payer à un taux plus élevé que celui du commerce.

Il pourrait en résulter une plus grande difficulté pour armer instantanément un grand nombre de vaisseaux de guerre. Il n'est pas douteux qu'avec un pouvoir despotique on va toujours plus vite en besogne. Mais cet inconvénient ne serait-il pas bien compensé par l'avantage de faire renaître le goût de la mer, de diminuer les entraves de notre marine marchande, et d'avoir ainsi à sa disposition une population maritime à la fois plus nombreuse et plus dévouée?

Il nous semble que les inconvénients, s'il y en a, porteraient sur nos moyens agressifs, l'agression exigeant toujours beaucoup de promptitude. Mais pour nos moyens de défense, ils seraient certainement fort accrus par le régime de la liberté. Raison de plus pour que nous lui accordions toutes nos sympathies.

Revenant à l'Angleterre, nous serions fâchés, par les motifs que nous venons d'exposer, de la voir entrer dans le système de l'inscription maritime. Ce système, il est vrai, peut faciliter ses moyens d'attaque, car il est commode de n'avoir qu'un ordre à signer pour réunir dans un moment et sur un point donné une grande force; mais en même temps, il nous paraît de nature à diminuer les vrais éléments de défense, qui sont et seront toujours, quand il s'agit de la mer, une navigation marchande florissante, une population maritime nombreuse et fortement attachée, par le sentiment de son indépendance et de sa dignité, aux institutions de son pays et aux nobles travaux de la mer.

C'est une circonstance heureuse, pour l'avenir de l'humanité, que les meilleurs moyens d'agression soient pour ainsi dire exclusifs de bons moyens de défense. Les premiers exigent qu'une multitude immense d'êtres humains soient sous la dépendance absolue d'un seul homme. Le despotisme en est l'âme; c'est l'inscription maritime pour la mer et l'armée permanente pour la terre. Les seconds ne demandent qu'une bonne organisation des citoyens paisibles et l'amour de la patrie: la garde nationale pour la défense des frontières et le service volontaire pour la défense des côtes. Aucun peuple impartial et raisonnable ne peut se formaliser de ce qu'une autre nation pourvoie à sa défense par des mesures qui excluent le danger de l'agression; mais, sous prétexte de défense, accroître les moyens agressifs, même aux dépens des vrais moyens défensifs, c'est répandre au loin des craintes, c'est provoquer des mesures analogues, c'est créer partout le danger, c'est agglomérer des forces qui ne demandent pas mieux que d'être utilisées. C'est, en un mot, retarder le progrès de la civilisation.

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