Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
54.—DEUX PRINCIPES.
7 Février 1847.
—Je viens de lire un chef-d'œuvre sur le libre-échange.
—Qu'en pensez-vous?
—J'en penserais tout le bien possible, si je n'avais lu immédiatement après un chef-d'œuvre sur la protection.
—Vous donnez donc la préférence à ce dernier?
—Oui; si je n'avais lu le premier immédiatement avant.
—Mais enfin, lequel des deux vous a convaincu?
—Ni l'un ni l'autre, ou plutôt l'un et l'autre; car, arrivé au bout, je disais comme Henri IV sortant du plaid: Ils ont, ma foi, tous deux raison.
—En sorte que vous n'en êtes pas plus avancé?
—Heureux si je n'étais pas plus reculé! car il m'est ensuite tombé sous la main un troisième factum, intitulé: Contradictions économiques, où Liberté et Non-Liberté, Protection et Non-Protection sont arrangées de la belle manière. Vraiment, monsieur, la tête m'en tourne.
Vo solcando un mar crudele
Senza vele
E senza sarte.
Orient et Occident, Zénith et Nadir, tout se confond dans ma tête, et je n'ai pas la plus petite boussole pour me reconnaître au milieu de ce dédale. Ceci me rappelle la triste position où je me suis trouvé il y a quelques années.
—Contez-moi cela, je vous prie.
—Nous chassions, Eugène et moi, entre Bordeaux et Bayonne, dans ces vastes landes où rien, ni arbres ni clochers, n'arrête le regard. La brume était épaisse. Nous fîmes tant de tours et de détours à la poursuite d'un lièvre, qu'enfin.....
—Vous le prîtes?
—Non, ce fut lui qui nous prit, car le drôle parvint à nous désorienter complétement. Le soir une route ignorée se présente à nous. À ma grande surprise, Eugène et moi nous nous tournons le dos. Où vas-tu, lui dis-je?—À Bayonne.—Mais tu prends la direction de Bordeaux.—Tu te moques, le vent est Nord et il nous glace les épaules.—C'est qu'il souffle du Sud.—Mais ce matin le soleil s'est levé là.—Non, il a paru ici.—Ne vois-tu pas devant nous les Pyrénées?—Ce sont des nuages qui bordent la mer. Bref, jamais nous ne pûmes nous entendre.
—Comment cela finit-il?
—Nous nous assîmes au bord du chemin, attendant qu'un passant nous tirât de peine. Bientôt un voyageur se présente: Monsieur, lui dis-je, voici mon ami qui prétend que Bayonne est à gauche, et je soutiens qu'il est à droite.—Mes beaux Messieurs, répondit-il, vous avez, chacun de vous, un peu tort et un peu raison. Gardez-vous des idées arrêtées et des systèmes absolus. Bonsoir!—Et il partit. J'étais tenté de lui envoyer une pierre dans le dos, quand j'aperçus un second voyageur qui venait vers nous.—Je l'accostai le plus poliment du monde, et lui dis: Brave homme, nous sommes désorientés. Dites-nous si, pour rentrer à Bayonne, il faut marcher par ici ou par là.—Ce n'est pas la question, nous dit-il: l'essentiel est de ne pas franchir la distance qui vous sépare de Bayonne, d'un seul bond et sans transition. Cela ne serait pas sage, et vous risqueriez de vous casser le nez.—Monsieur, lui dis-je, c'est vous qui n'êtes pas dans la question. Quant à notre nez, vous y prenez trop d'intérêt. Soyez sûr que nous y veillerons nous-mêmes. Cependant, avant de nous décider à marcher vite ou lentement, il faut bien que nous sachions de quel côté il faut marcher.—Mais le maroufle insistant: Marchez progressivement, nous dit-il, et ne mettez jamais un pied devant l'autre sans avoir bien réfléchi aux conséquences. Bon voyage.—Ce fut heureux pour lui qu'il y eût du plomb de loup dans mon fusil; s'il n'y eût eu que de la grenaille, franchement, j'aurais criblé au moins la croupe de sa monture.
—Pour punir le cavalier. Ô justice distributive!
—Survint un troisième voyageur. Il avait l'air grave et posé. J'en augurai bien, et lui adressai ma question: De quel côté est Bayonne?—Chasseur diligent, me dit-il, il faut distinguer entre la théorie et la pratique. Étudiez bien la configuration du sol, et si la théorie vous dit que Bayonne est vers le bas, marchez vers le haut.
—Mille bombes! m'écriai-je, avez-vous tous juré?...
—Ne jurez pas vous-même. Et dites-moi quel parti vous prîtes.
—Celui de suivre la première moitié du dernier conseil. Nous examinâmes l'écorce des bruyères, la pente des eaux. Une fleur nous mit d'accord. Vois, dis-je à Eugène, elle a coutume de se pencher vers le soleil.
Et cherche encor le regard de Phébus.
Donc, Bayonne est là. Il se soumit à ce gracieux arbitrage, et nous cheminâmes d'assez bonne intelligence. Mais, chose singulière! Eugène avait de la peine à laisser le monde tel qu'il est, et l'univers, faisant un demi-tour dans son imagination, le replaçait sans cesse sous l'empire de la même erreur.
—Ce qui est arrivé à votre ami, en géographie, vous arrivera souvent en économie politique. La carte se retourne dans le cerveau, et l'on trouve alors des donneurs d'avis de la même force.
—Que faut-il donc faire?
—Ce que vous avez fait: apprendre à s'orienter.
—Mais dans les landes de l'économie politique, trouverai-je, pour me guider, une pauvre petite fleur?
—Non, mais un principe.
—Ce n'est pas si gracieux. Et y a-t-il véritablement une idée claire, simple, qui puisse servir de fil conducteur à travers ce labyrinthe?
—Il y en a une.
—Dites-la-moi de grâce.
—Je préfère que vous la disiez vous-même. Répondez-moi. À quoi le blé est-il bon?
—Eh parbleu! à être mangé.
—Voilà un principe.
—Vous appelez cela un principe? En ce cas, j'en fais souvent, comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir.
—C'est un principe, vous dis-je, et le plus méconnu quoique le plus vrai de tous ceux qui ont jamais figuré dans un corps de doctrine.—Et, dites-moi, le blé n'a-t-il pas encore une autre utilité?
—À quoi serait-il utile, sinon à être mangé?
—Cherchez bien.
—Ah! j'y suis: à procurer du travail au laboureur.
—Vous y êtes en effet. Voilà un autre principe.
—Diantre! je ne croyais pas qu'il fût si facile de faire des principes. J'en dis un à chaque mot.
—N'est-il pas vrai que tous les produits imaginables ont les deux genres d'utilité que vous venez d'assigner au blé?
—Que voulez-vous dire?
—À quoi sert la houille?
—À nous fournir de la chaleur, de la lumière, de la force.
—Ne sert-elle pas à autre chose?
—Elle sert encore à procurer du travail aux mineurs, aux voituriers, aux marins.
—Et le drap n'a-t-il pas deux espèces d'utilité?
—Si fait. Il garantit du froid et de la pluie. De plus, il donne du travail au berger, au fileur, au tisseur.
—Pour vous prouver que vous avez bien réellement émis deux principes, permettez-moi de les revêtir d'une forme générale. Le premier dit: Les produits sont faits pour être consommés; le second: Les produits sont faits pour être produits.
—Voilà que je recommence à comprendre un peu moins.
—Je vais donc varier le thème:
- Premier principe: L'homme travaille pour consommer.
- Second principe: L'homme consomme pour travailler.
- Premier principe: Le blé est fait pour les estomacs.
- Second principe: Les estomacs sont faits pour le blé.
- Premier principe: Les moyens sont faits pour le but.
- Second principe: Le but est fait pour les moyens.
- Premier principe: Le laboureur laboure afin qu'on mange.
- Second principe: On mange afin que le laboureur laboure.
- Premier principe: Les bœufs vont devant la charrette.
- Second principe: La charrette va devant les bœufs.
—Juste ciel! quand je disais: Le blé est utile parce qu'on le mange, et puis: Le blé est utile parce qu'on le cultive, j'émettais, sans m'en douter, ce torrent de principes?
Par la sambleu! Monsieur, je ne croyais pas être
Si savant que je suis.
—Tout beau! vous n'avez dit que deux principes, et moi, je les ai mis en variations.
—Mais où diable en voulez-vous venir?
—À vous faire connaître la bonne et la mauvaise boussole, au cas que vous vous égariez jamais dans le dédale économique. Chacune d'elles vous guidera, selon un orientement opposé, l'une vers le temple de la vérité, l'autre dans la région de l'erreur.
—Voulez-vous dire que les deux écoles, libérale et protectionniste, qui se partagent le domaine de l'opinion, diffèrent seulement en ceci, que l'une met les bœufs avant la charrette, et l'autre, la charrette avant les bœufs?
—Justement. Je dis que si l'on remonte au point précis qui divise ces deux écoles, on le trouve dans l'application vraie ou fausse du mot utilité. Ainsi que vous venez de le dire vous-même, chaque produit a deux espèces d'utilité: l'une est relative au consommateur, et consiste à satisfaire des besoins; l'autre a trait au producteur, et consiste à être l'occasion d'un travail. On peut donc appeler la première de ces utilités fondamentale, et la seconde occasionnelle. L'une est la boussole de la vraie science, l'autre la boussole de la fausse science. Si l'on a le malheur, comme cela est trop commun, de monter à cheval sur le second principe, c'est-à-dire de ne considérer les produits que dans leurs rapports avec les producteurs, on voyage avec une boussole retournée, on s'égare de plus en plus; on s'enfonce dans la région des priviléges, des monopoles, de l'antagonisme, des jalousies nationales, de la dissipation, de la réglementation, de la politique de restriction et d'envahissement; en un mot, on entre dans une série de conséquences subversives de l'humanité, prenant constamment le mal pour le bien, et cherchant dans des maux nouveaux le remède aux maux qu'on a fait surgir de la législation. Si, au contraire, on prend pour flambeau et pour boussole, au point de départ, l'intérêt du consommateur, ou plutôt de la consommation générale, on s'avance vers la liberté, l'égalité, la fraternité, la paix universelle, le bien-être, l'épargne, l'ordre et tous les principes progressifs du genre humain[84].
—Quoi! ces deux axiomes: Le blé est fait pour être mangé; le blé est fait pour être cultivé, peuvent conduire à des résultats si opposés?
—Très-certainement. Vous savez l'histoire de ces deux navires qui voyageaient de conserve. Un orage vint à éclater. Quand il fut dissipé, il n'y avait rien de changé dans l'univers, si ce n'est qu'une des deux boussoles, par l'effet de l'électricité, se tournait vers le sud. Mais c'est assez pour qu'un navire fasse fausse route pendant l'éternité entière, du moins tant qu'il obéit à cette fausse indication.
—Je vous avoue que je suis à mille lieues de comprendre l'importance que vous attachez à ce que vous appelez deux principes (quoique j'aie eu l'honneur de les trouver), et je serais bien aise que vous me fissiez connaître toute votre pensée.
—Eh bien! écoutez-moi, je divise mon sujet en...
—Miséricorde! je n'ai pas le temps de vous écouter. Mais dimanche prochain je suis tout à vous.
—Je voudrais bien pourtant.....
—Je suis pressé. Adieu.
—À présent que je vous tiens.....
—Oh! vous ne me tenez pas encore. À dimanche[85].
—À dimanche, soit. Dieu, que les auditeurs sont légers!
—Ciel! que les démonstrateurs sont lourds!
55.—LA LOGIQUE DE M. CUNIN-GRIDAINE.
2 Mai 1847.
M. Cunin-Gridaine, parlant des deux associations qui se sont formées, l'une pour demander à rançonner le public, l'autre pour demander que le public ne fût pas rançonné, s'exprime ainsi:
«Rien ne prouve mieux l'exagération que l'exagération qui lui est opposée. C'est le meilleur moyen de montrer aux esprits calmes et désintéressés où est la vérité, qui ne se sépare jamais de la modération.»
Il est certain, selon Aristote, que la vérité se rencontre entre deux exagérations opposées. Le tout est de s'assurer si deux assertions contraires sont également exagérées; sans quoi, le jugement à intervenir, impartial en apparence, serait inique en réalité.
Pierre et Jean plaidaient devant le juge d'une bourgade.
Pierre, demandeur, concluait à bâtonner Jean tous les jours.
Jean, défendeur, concluait à n'être pas bâtonné du tout.
Le juge prononça cette sentence:
«Attendu que rien ne prouve mieux l'exagération que l'exagération qui lui est opposée, coupons le différend par le milieu, et disons que Pierre bâtonnera Jean, mais seulement les jours impairs.»
Jean fit appel, comme on le peut croire; mais ayant appris la logique, il se garda bien cette fois de conclure à ce que son rude adversaire fût simplement débouté.
Quand donc l'avoué de Pierre eut lu l'exploit introductif d'instance finissant par ces mots: «Plaise au tribunal admettre Pierre à faire pleuvoir une grêle de coups sur les épaules de Jean.»
L'avoué de Jean répliqua par cette demande reconventionnelle: «Plaise au tribunal permettre à Jean de prendre sa revanche sur le dos de Pierre.»
La précaution ne fut pas inutile. Pour le coup, la justice se trouvait bien placée entre deux exagérations. Elle décida que Jean ne serait plus battu par Pierre, ni Pierre par Jean. Au fond, Jean n'aspirait pas à autre chose.
Imitons cet exemple; prenons nos précautions contre la logique de M. Cunin-Gridaine.
De quoi s'agit-il? Les Pierre de la rue Hauteville[86] plaident pour être admis à rançonner le public. Les Jean de la rue Choiseul plaident naïvement pour que le public ne soit pas rançonné. Sur quoi M. le ministre prononce gravement que la vérité et la modération sont au point intermédiaire entre ces deux prétentions.
Puisque le jugement doit se fonder sur la supposition que l'association du libre-échange est exagérée! ce qu'elle a de mieux à faire, c'est de l'être en effet, et de se placer à la même distance de la vérité que l'association prohibitionniste, afin que le juste milieu coïncide quelque peu avec la justice.
Donc, l'une demande un impôt sur le consommateur au profit du producteur; que l'autre, au lieu de perdre son temps à opposer une fin de non-recevoir, exige formellement un impôt sur le producteur au profit du consommateur.
Et quand le maître de forges dit: Pour chaque quintal de fer que je livre au public, j'entends qu'il me paye, en outre du prix, une prime de 20 fr.;
Que le public se hâte de répondre: Pour chaque quintal de fer que j'introduirai du dehors, en franchise, je prétends que le maître de forges français me paye une prime de 20 fr.
Alors, il serait vrai de dire que les prétentions des deux parties sont également exagérées, et M. le ministre les mettra hors de cause, disant: «Allez, et ne vous infligez pas de taxes les uns aux autres,»—si du moins il est fidèle à sa logique.
Fidèle à sa logique? Hélas! cette logique est toute dans l'exposé des motifs; elle ne reparaît plus dans les actes. Après avoir posé en fait que l'injustice et la justice sont deux exagérations, que ceux qui veulent le maintien des droits protecteurs et ceux qui en demandent la suppression sont également éloignés de la vérité, que devait faire M. le ministre pour être conséquent? Se placer au milieu, imiter le juge de village qui se prononça pour la demi-bastonnade; en un mot, réduire les droits protecteurs de moitié.—Il n'y a pas seulement touché. (V. le no 50.)
Sa dialectique, commentée par ses actes, revient donc à ceci: Pierre, vous demandez à frapper quatre coups; Jean, vous demandez à n'en recevoir aucun.
La vérité, qui ne se sépare jamais de la modération, est entre ces deux demandes. Selon ma logique, je ne devrais autoriser que deux coups; selon mon bon plaisir, j'en permets quatre, comme devant. Et, pour l'exécution de ma sentence, je mets la force publique à la disposition de Pierre, aux frais de Jean.
Mais le plus beau de l'histoire, c'est que Pierre sort de l'audience furieux de ce que le juge a osé, en paroles, comparer son exagération à celle de Jean. (Voir le Moniteur industriel.)
56.—LES HOMMES SPÉCIAUX.
28 Novembre 1847.
Il y a des personnes qui s'imaginent que les hommes d'étude, ou ce qu'elles nomment avec trop de bienveillance les savants, sont incompétents pour parler du libre-échange. La liberté et la restriction, disent-elles, c'est une question qui doit être débattue par des hommes pratiques.
Ainsi le Moniteur industriel nous fait observer qu'en Angleterre la réforme commerciale a été due aux efforts des manufacturiers.
Ainsi le comité Odier se montre très-fier du procédé qu'il a adopté, et qui consiste en de prétendues enquêtes, où tout se résume à demander tour à tour à chaque industrie privilégiée si elle veut renoncer à son privilége.
Ainsi un membre du conseil général de la Seine, fabricant de drap, protégé par la prohibition absolue, disait à ses collègues, en parlant d'un de nos collaborateurs: «Je le connais; c'était un juge de paix de village; il n'entend rien à la fabrique.»
Nos amis mêmes se laissent quelquefois dominer par cette prévention. Et dernièrement la Chambre de commerce du Havre, faisant allusion à notre déclaration de principes (qui est d'une page), faisait remarquer que nous n'y parlons pas des intérêts maritimes. Puis elle ajoute: «La Chambre ne pouvait jusqu'à un certain point se plaindre de cet oubli, parce que les noms qui figurent au bas de cette déclaration lui inspirent peu de confiance pour l'étude de ces questions.»
Celui de nos collaborateurs qui est ainsi désigné deux fois commence par déclarer très-solennellement qu'il n'a nullement la prétention de connaître les procédés nautiques mieux que les armateurs, les procédés métallurgiques mieux que les maîtres de forges, les procédés agricoles mieux que les agriculteurs, les procédés de tissage mieux que les fabricants, et les procédés de nos dix mille industries mieux que ceux qui les exercent.
Mais, franchement, cela est-il nécessaire pour reconnaître qu'aucune de ces industries ne doit être mise législativement en mesure de rançonner les autres? Faut-il avoir vieilli dans une fabrique de drap et obtenu de lucratives fournitures pour juger une question de bon sens et de justice, et pour décider que le débat doit être libre entre celui qui vend et celui qui achète?
Assurément nous sommes loin de méconnaître l'importance du rôle qui est réservé aux hommes pratiques dans la lutte entre le droit commun et le privilége.
C'est par eux surtout que l'opinion publique sera délivrée de ses terreurs imaginaires. Quand un homme comme M. Bacot, de Sédan, vient dire: «Je suis fabricant de drap; et qu'on me donne les avantages de la liberté, je n'en redoute pas les risques;» quand M. Bosson, de Boulogne, dit: «Je suis filateur de lin; et si le régime restrictif, en renchérissant mes produits, ne fermait pas mes débouchés au dehors et n'appauvrissait pas ma clientèle au dedans, ma filature prospérerait davantage;» quand M. Dufrayer, agriculteur, dit: «Sous prétexte de me protéger, le système restrictif m'a placé au milieu d'une population qui ne consomme ni blé, ni laine, ni viande, en sorte que je ne puis faire que cette agriculture qui convient aux pays pauvres;»—nous savons tout l'effet que ces paroles doivent exercer sur le public.
Lorsque ensuite la question viendra devant la législature, le rôle des hommes pratiques acquerra une importance à peu près exclusive. Il ne s'agira plus alors du principe, mais de l'exécution. On sera d'accord qu'il faut détruire un état de choses injuste et artificiel pour rentrer dans une situation équitable et naturelle. Mais, par où faut-il commencer? Dans quelle mesure faut-il procéder? Pour résoudre ces questions d'exécution, il est évident que ce seront les hommes pratiques, du moins ceux qui se sont rangés au principe de la liberté, qui devront surtout être consultés.
Loin de nous donc la pensée de repousser le concours des hommes spéciaux. Il faudrait avoir perdu l'esprit pour méconnaître la valeur de ce concours.
Il n'en est pas moins vrai cependant, qu'il y a, au fond de cette lutte, des questions dominantes, primordiales, qui, pour être résolues, n'ont pas besoin de ces connaissances technologiques universelles qu'on semble exiger de nous.
«Le législateur a-t-il mission de pondérer les profits des diverses industries?
«Le peut-il sans compromettre le bien général?
«Peut-il, sans injustice, augmenter les profits des uns en diminuant les profits des autres?
«Dans cette tentative, arrivera-t-il à répartir d'une manière égale ses faveurs?
«En ce cas même, n'y aurait-il pas, pour résidu de l'opération, toute la déperdition de forces résultant d'une mauvaise direction du travail?
«Et le mal n'est-il pas plus grand encore, s'il est radicalement impossible de favoriser également tous les genres de travaux?
«En définitive, payons-nous un gouvernement pour qu'il nous aide à nous nuire les uns aux autres, ou, au contraire, pour qu'il nous en empêche?»
Pour résoudre ces questions, il n'est nullement nécessaire d'être un habile armateur, un ingénieux mécanicien; un agriculteur consommé. Il est d'autant moins nécessaire de connaître à fond les procédés de tous les arts et de tous les métiers, que ces procédés n'y font absolument rien. Dira-t-on par exemple qu'il faut bien savoir le prix de revient du drap, pour juger s'il est possible de lutter avec l'étranger à armes égales?—Oui certes, cela est nécessaire, dans l'esprit du régime protecteur, puisque ce régime a pour but de rechercher si une industrie est en perte afin de faire supporter cette perte par le public; mais cela n'est pas nécessaire dans l'esprit du libre-échange, car le libre-échange repose sur ce dilemme: Ou votre industrie gagne, et alors la protection vous est inutile; ou elle perd, et alors la protection est nuisible à la masse.
En quoi donc une enquête spéciale est-elle indispensable, puisque, quel qu'en soit le résultat, la conclusion est toujours la même?
Supposons qu'il s'agisse de l'esclavage. On accordera sans doute que la question de droit passe avant la question d'exécution.—Que pour arriver à connaître le meilleur mode d'affranchissement, on fasse une enquête, nous le concevons; mais cela suppose la question de droit résolue. Mais s'il s'agissait de débattre la question de droit devant le public, si la majorité était encore favorable au principe même de l'esclavage, serait-on bien venu de fermer la bouche à un abolitionniste en lui disant: «Vous n'êtes pas compétent; vous n'êtes pas planteur, vous n'avez pas d'esclaves.»
Pourquoi donc oppose-t-on, à ceux qui combattent les monopoles, cette fin de non-recevoir qu'ils n'ont pas de monopoles?
Les armateurs du Havre ne s'aperçoivent-ils pas que cette même fin de non-recevoir, on la tournera contre eux?
S'ils ont, avec raison, la prétention de connaître à fond la question maritime, ils n'ont pas sans doute celle de posséder des connaissances universelles. Or, d'après leur système, quiconque ose réclamer contre un monopole doit préalablement fournir la preuve qu'il connaît à fond l'industrie à laquelle ce monopole a été conféré. Ils nous disent, à nous, que nous ne sommes pas aptes à juger si la loi doit se mêler de nous faire surpayer les transports, parce que nous n'avons jamais armé de navires. Mais alors on leur dira: Avez-vous jamais dirigé un haut fourneau, une filature, une fabrique de drap ou de porcelaine, une exploitation agricole? Quel droit avez-vous de vous défendre contre les taxes que ces industries vous imposent?
La tactique des prohibitionnistes est admirable. Par elle, si le public en est dupe, ils sont toujours sûrs au moins du statu quo. Si vous n'appartenez pas à une industrie protégée, ils déclinent votre compétence. «Tu n'es que rançonné, tu n'as pas la parole.»—Si vous appartenez à une industrie protégée, ils vous permettent de parler, mais seulement de votre intérêt spécial, le seul que vous êtes censé connaître. Ainsi, le monopole ne rencontrerait jamais d'adversaire[87].
57.—UN PROFIT CONTRE DEUX PERTES.
9 Mai 1847.
Il y a maintenant dix-sept ans qu'un publiciste, que je ne nommerai pas, dirigea contre la protection douanière un argument, sous forme algébrique, qu'il nommait la double incidence de la perte.
Cet argument fit quelque impression. Les privilégiés se hâtèrent de le réfuter; mais il arriva que tout ce qu'ils firent dans ce but ne servit qu'à élucider la démonstration, à la rendre de plus en plus invincible, et, en outre, à la populariser; si bien qu'aujourd'hui, dans le pays où s'est passée la chose, la protection n'a plus de partisans.
On me demandera peut-être pourquoi je ne cite pas le nom de l'auteur? Parce que mon maître de philosophie m'a appris que cela met quelquefois en péril l'effet de la citation[88].
Il nous dictait un cours parsemé de passages dont quelques-uns étaient empruntés à Voltaire et à Rousseau, invariablement précédés de cette formule: «Un célèbre auteur a dit, etc.» Comme il s'était glissé quelques éditions de ces malencontreux écrivains dans le collége, nous savions fort bien à quoi nous en tenir. Aussi nous ne manquions jamais, en récitant, de remplacer la formule par ces mots: Rousseau a dit, Voltaire a dit.—Mais aussitôt le pédagogue, levant les mains au ciel, s'écriait: «Ne citez pas, l'ami B...; apprenez que beaucoup de gens admireront la phrase qui la trouveraient détestable s'ils savaient d'où elle est tirée.» C'était le temps où régnait une opinion qui détermina notre grand chansonnier, je devrais dire notre grand poëte, à mettre au jour ce refrain:
C'est la faute de Voltaire,
C'est la faute de Rousseau.
Supprimant donc le nom de l'auteur et la forme algébrique, je reproduirai l'argument qui se borne à établir que toute faveur du tarif entraîne nécessairement:
- 1o Un profit pour une industrie;
- 2o Une perte égale pour une autre industrie;
- 3o Une perte égale pour le consommateur.
Ce sont là les effets directs et nécessaires de la protection. En bonne justice, et pour compléter le bilan, il faudrait encore lui imputer de nombreuses pertes accessoires, telles que: frais de surveillance, formalités dispendieuses, incertitudes commerciales, fluctuations des tarifs, opérations contrariées, chances de guerre multipliées, contrebande, répression, etc.
Mais je me restreins ici aux conséquences nécessaires de la protection.
Une anecdote rendra peut-être plus claire la démonstration de notre problème.
Un maître de forges avait besoin de bois pour son usine. Il avait traité avec un pauvre bûcheron, quelque peu clerc, qui, pour 40 sous, devait bûcher du matin au soir, un jour par semaine.
La chose paraîtra singulière; mais il advint qu'à force d'entendre parler protection, travail national, supériorité de l'étranger, prix de revient, etc., notre bûcheron devint économiste à la manière du Moniteur industriel: si bien qu'une pensée lumineuse se glissa dans son esprit en même temps qu'une pensée de monopole dans son cœur.
Il alla trouver le maître de forges, et lui dit:
—Maître, vous me donnez 2 francs pour un jour de travail; désormais vous me donnerez 4 francs et je travaillerai deux jours.
—L'ami, répondit le maître de forges, j'ai assez du bois que tu refends dans la journée.
—Je le sais, dit le bûcheron; aussi j'ai pris mes mesures. Voyez ma hache, comme elle est émoussée, ébréchée. Je vous assure que je mettrai deux jours pleins à hacher le bois que j'expédie maintenant en une journée.
—Je perdrai 2 francs à ce marché.
—Oui, mais je les gagnerai, moi; et, relativement au bois et à vous, je suis producteur et vous n'êtes que consommateur. Le consommateur! cela mérite-t-il aucune pitié?
—Et si je te prouvais qu'indépendamment des 40 sous qu'il me fera perdre, ce marché fera perdre aussi 40 sous à un autre producteur?
—Alors je dirais que sa perte balance mon gain, et que le résultat définitif de mon invention est pour vous, et par conséquent pour la nation en masse, une perte sèche de 2 francs. Mais quel est ce travailleur qui aura à se plaindre?
—Ce sera, par exemple, Jacques le jardinier, auquel je ne pourrai plus faire gagner comme aujourd'hui 40 sous par semaine, puisque ces 40 sous, je te les aurai donnés; et si je n'en prive pas Jacques, j'en priverai un autre.
—C'est juste, je me rends et vais aiguiser ma hache. Au fait, si par la faute de ma hache il se fait moins de besogne dans le monde pour une valeur de 2 francs, c'est une perte, et il faut bien qu'elle retombe sur quelqu'un... Mais, pardon, maître, il me vient une idée. Si vous me faites gagner ces 2 francs, je les ferai gagner au cabaretier, et ce gain compensera la perte de Jacques.
—Mon ami, tu ne ferais là que ce que Jacques fera lui-même tant que je l'emploierai, et ce qu'il ne fera plus si je le renvoie, comme tu le demandes.
—C'est vrai; je suis pris, et je vois bien qu'il n'y a pas de profit national à ébrécher les haches.
Cependant, notre bûcheron, tout en bûchant, ruminait le cas dans sa tête. Il se disait: Pourtant, j'ai cent fois entendu dire au patron qu'il était avantageux de protéger le producteur aux dépens du consommateur. Il est vrai qu'il a fait apparaître ici un autre producteur auquel je n'avais pas songé.
À quelque temps de là, il se présenta chez le maître de forges, et lui dit:
—Maître, j'ai besoin de 20 kilogrammes de fer, et voici 5 francs pour les payer.
—Mon ami, à ce prix je ne t'en puis donner que 10 kilogrammes.
—C'est fâcheux pour vous, car je sais un Anglais qui me donnera pour mes 5 francs les 20 kilogrammes dont j'ai besoin.
—C'est un coquin.
—Soit.
—Un égoïste, un perfide, un homme que l'intérêt fait agir.
—Soit.
—Un individualiste, un bourgeois, un marchand qui ne sait ce que c'est qu'abnégation, dévouement, fraternité, philanthropie.
—Soit; mais il me donne pour 5 francs 20 kilogrammes de fer, et vous, si fraternel, si dévoué, si philanthrope, vous ne m'en donnez que 10.
—C'est que ses machines sont plus perfectionnées que les miennes.
—Oh! oh! monsieur le philanthrope, vous travaillez donc avec une hache obtuse, et vous voulez que ce soit moi qui supporte la perte.
—Mon ami, tu le dois, pour que mon industrie soit favorisée. Dans ce monde, il ne faut pas toujours songer à soi et à son intérêt.
—Mais il me semble que c'est toujours votre tour d'y songer. Ces jours-ci vous n'avez pas voulu me payer pour me servir d'une mauvaise hache, et aujourd'hui vous voulez que je vous paye pour vous servir de mauvaises machines.
—Mon ami, c'est bien différent: mon industrie est nationale et d'une haute importance.
—Relativement aux 5 francs dont il s'agit, il n'est pas important que vous les gagniez si je dois les perdre.
—Et ne te souvient-il plus que lorsque tu me proposais de fendre mon bois avec une hache émoussée, je te démontrai qu'outre ma perte, il en retomberait sur le pauvre Jacques une seconde, égale à la mienne, et chacune d'elles égale à ton profit, ce qui, en définitive, constituait, pour la nation en masse, une perte sèche de 2 francs?—Pour qu'il y eût parité dans les deux cas, il te faudrait prouver que mon gain et ta perte se balançant, il y aura encore un préjudice causé à un tiers.
—Je ne vois pas que cette preuve soit très-nécessaire; car, selon vous-même, que j'achète à vous, que j'achète à l'Anglais, la nation ne doit rien perdre ni gagner. Et alors, je ne vois pas pourquoi je disposerais à votre avantage, et non au mien, du fruit de mes sueurs. Au surplus, je crois pouvoir prouver que si je vous donne 10 francs de vos 20 kilogrammes de fer, je perdrai 5 francs, et une autre personne perdra 5 francs; vous n'en gagnerez que 5, d'où résultera pour la nation entière une perte sèche de 5 francs.
—Je suis curieux de t'entendre bûcher cette démonstration.
—Et si je la refends proprement, conviendrez-vous que votre prétention est injuste?
—Je ne te promets pas d'en convenir; car, vois-tu, en fait de ces choses-là, je suis un peu comme le Joueur de la comédie, et je dis à l'économie politique:
Tu peux bien me convaincre, ô science ennemie,
Mais me faire avouer, morbleu, je t'en défie!
Cependant voyons ton argument.
—Il faut d'abord que vous sachiez une chose. L'Anglais n'a pas l'intention d'emporter dans son pays ma pièce de 100 sous. Si nous faisons marché, (—le maître de forges, à part: j'y mettrai bon ordre,—) il m'a chargé d'acheter pour 5 francs deux paires de gants que je lui remettrai en échange de son fer.
—Peu importe, arrive enfin à la preuve.
—Soit: maintenant calculons.—En ce qui concerne les 5 francs qui représentent le prix naturel du fer, il est clair que l'industrie française ne sera ni plus ni moins encouragée, dans son ensemble, soit que je les donne à vous pour faire le fer directement, soit que je les donne au gantier qui me fournit les gants que l'Anglais demande en échange du fer.
—Cela paraît raisonnable.
—Ne parlons donc plus de ces premiers 100 sous. Restent les autres 5 francs en litige. Vous dites que si je consens à les perdre, vous les gagnerez, et que votre industrie sera favorisée d'autant.
—Sans doute.
—Mais si je conclus avec l'Anglais, ces 100 sous me resteront. Précisément, je me trouve avoir grand besoin de chaussure, et c'est juste ce qu'il faut pour acheter des souliers. Voilà donc un troisième personnage, le cordonnier, intéressé dans la question.—Si je traite avec vous, votre industrie sera encouragée dans la mesure de 5 francs; celle du cordonnier sera découragée dans la mesure de 5 francs, ce qui fait la balance exacte.—Et, en définitive, je n'aurai pas de souliers; en sorte que ma perte sera sèche, et la nation, en ma personne, aura perdu 5 francs.
—Pas mal raisonné pour un bûcheron! mais tu perds de vue une chose, c'est que les 5 francs que tu ferais gagner au cordonnier,—si tu traitais avec l'Anglais,—je les lui ferai gagner moi-même si tu traites avec moi.
—Pardon, excuse, maître; mais vous m'avez vous-même appris, l'autre jour, à me préserver de cette confusion.
J'ai 10 francs.
Traitant avec vous, je vous les livre et vous en ferez ce que vous voudrez.
Traitant avec l'Anglais, je les livre, savoir: 5 francs au gantier, 5 francs au cordonnier, et ils en feront ce qu'ils voudront.
Les conséquences ultérieures de la circulation qui sera imprimée à ces 10 francs par vous dans un cas, par le gantier et le cordonnier dans l'autre, sont identiques et se compensent. Il ne doit pas en être question[89].
Il n'y a donc en tout ceci qu'une différence. Selon le premier marché, je n'aurai pas de souliers; selon le second, j'en aurai.
Le maître de forges s'en allant: Ah! où diable l'économie politique va-t-elle se nicher? Deux bonnes lois feront cesser ce désordre: une loi de douanes qui me donnera la force, puisque aussi bien je n'ai pas la raison,—et une loi sur l'enseignement, qui envoie toute la jeunesse étudier la société à Sparte et à Rome. Il n'est pas bon que le peuple voie si clair dans ses affaires[90]!
58.—DEUX PERTES CONTRE UN PROFIT.
30 Mai 1847.
À M. Arago, de l'Académie des sciences.
Monsieur,
Vous avez le secret de rendre accessibles à tous les esprits les plus hautes vérités de la science. Oh! ne pourriez-vous, à grand renfort d'x, trouver au théorème suivant une de ces démonstrations par a + b, qui ne laissent plus de place à la controverse! Son simple énoncé suffira pour montrer l'immense service que vous rendriez au pays et à l'humanité. Le voici:
Si un droit protecteur élève le prix d'un objet d'une quantité donnée, la nation gagne cette quantité une fois et la perd deux fois.
Si cette proposition est vraie, il s'ensuit que les nations s'infligent à elles-mêmes des pertes incalculables. Il faudrait reconnaître qu'il n'est aucun de nous qui ne jette des pièces d'un franc dans la rivière chaque fois qu'il mange ou qu'il boit, qu'il s'avise de toucher à un outil ou à un vêtement.
Et comme il y a longtemps que ce jeu dure, il ne faut pas être surpris si, malgré le progrès des sciences et de l'industrie, une masse bien lourde de misère et de souffrances pèse encore sur nos concitoyens.
D'un autre côté, tout le monde convient que le régime protecteur est une source de maux, d'incertitudes et de dangers, en dehors de ce calcul de profits et de pertes. Il nourrit les animosités nationales, retarde l'union des peuples, multiplie les chances de guerre, fait inscrire dans nos codes, au rang des délits et des crimes, des actions innocentes en elles-mêmes. Ces inconvénients accessoires du système, il faut bien s'y soumettre quand on croit que le système repose lui-même sur cette donnée: que tout renchérissement, de son fait, est un gain national.—Car, Monsieur, je crois avoir observé et vous aurez peut-être observé comme moi que, malgré le grand mépris que les individus et les peuples affichent pour le gain, ils y renoncent difficilement,—mais s'il venait à être prouvé que ce prétendu gain est accompagné d'abord d'une perte égale, ce qui fait compensation, puis d'une seconde perte encore égale, laquelle constitue une duperie bien caractérisée; comme dans le cœur humain l'horreur des pertes est aussi fortement enracinée que l'amour des profits, il faut croire que le régime protecteur et toutes ses conséquences directes et indirectes s'évanouiraient avec l'illusion qui les a fait naître.
Vous ne serez donc pas surpris, Monsieur, que je désire voir cette démonstration revêtue de l'évidence invincible que communique la langue des équations. Vous ne trouverez pas mauvais non plus que je m'adresse à vous; car, parmi tous les problèmes qu'offrent les sciences que vous cultivez avec tant de gloire, il n'en est certainement aucun plus digne d'occuper, au moins quelques instants, vos puissantes facultés. J'ose dire que celui qui en donnerait une solution irréfutable, n'eût-il fait que cela dans ce monde, aurait assez fait pour l'humanité et pour sa propre renommée.
Permettez-moi donc d'établir en langue vulgaire ce que je voudrais voir mettre en langue mathématique.
Supposons qu'un couteau anglais se donne en France pour 2 fr.
Cela veut dire qu'il s'échange contre 2 fr. ou tout autre objet valant lui-même 2 fr., par exemple une paire de gants de ce prix.
Admettons qu'un couteau semblable ne puisse se faire chez nous à moins de 3 fr.
Dans ces circonstances, un coutelier français s'adresse au gouvernement et lui dit: Protégez-moi. Empêchez mes compatriotes d'acheter des couteaux anglais, et moi je me charge de les pourvoir à 3 fr.
Je dis que ce renchérissement d'un franc sera gagné une fois, mais j'ajoute qu'il sera perdu deux fois par la France, et que le même phénomène se présentera dans tous les cas analogues.
D'abord, finissons-en avec les 2 fr. qui sont en dehors du renchérissement. En tant que cela concerne ces 2 fr., il est bien clair que l'industrie française n'aura rien gagné ni perdu à la mesure. Que ces 2 fr. aillent au coutelier ou au gantier, cela peut arranger l'un de ces industriels et déranger l'autre, mais cela n'affecte en rien l'ensemble du travail national. Jusque-là, il y a changement de direction, mais non accroissement ou décroissement dans l'industrie: 2 fr. de plus prennent le chemin de la coutellerie, 2 fr. de moins prennent celui de la ganterie, voilà tout. Injuste faveur ici, oppression non moins injuste là, c'est tout ce qu'il est possible d'apercevoir; ne parlons donc plus de ces 2 fr.
Mais il reste un troisième franc dont il est essentiel de suivre la trace; il constitue le surenchérissement du couteau; c'est la quantité donnée dont le prix des couteaux est élevé. C'est celle que je dis être gagnée une fois et perdue deux par le pays.
Qu'elle soit gagnée une fois, cela est hors de doute. Évidemment l'industrie coutelière est favorisée, par la prohibition, dans la mesure de un franc, qui va solder des salaires, des profits, du fer, de l'acier. En d'autres termes, la production des gants n'est découragée que de 2 fr. et celle des couteaux est encouragée de 3 fr., ce qui constitue bien pour l'ensemble de l'industrie nationale, tout balancé jusqu'ici, un excédant d'encouragement de 20 sous, 1 franc ou 100 centimes, comme on voudra les appeler.
Mais il est tout aussi évident que l'acquéreur du couteau, quand il l'obtenait d'Angleterre contre une paire de gants, ne déboursait que 2 fr., tandis que maintenant il en dépense 3. Dans le premier cas, il restait donc à sa disposition un franc au delà du prix du couteau; et, comme nous sommes tous dans l'habitude de faire servir les francs à quelque chose, nous devons tenir pour certain que ce franc aurait été dépensé d'une manière quelconque et aurait encouragé l'industrie nationale tout autant qu'un franc peut s'étendre.
Si, par exemple, vous étiez cet acheteur,—avant la prohibition vous pouviez acheter une paire de gants pour 2 fr., contre laquelle paire de gants vous auriez obtenu le couteau anglais.—Et, en outre, il vous serait resté 1 fr., avec lequel vous auriez acheté, selon votre bon plaisir, des petits pâtés ou un petit volume in-12.
Si donc nous faisons le compte du travail national, nous trouvons de suite à opposer au gain du coutelier une perte équivalente, savoir celle du pâtissier ou du libraire.
Il me semble impossible de nier que, dans un cas comme dans l'autre, vos 3 fr., puisque vous les aviez, ont encouragé dans une mesure exactement semblable l'industrie du pays. Sous le régime de la liberté, ils se sont partagés entre un gantier et un libraire; sous le régime de la protection, ils sont allés exclusivement au coutelier, et je crois qu'on pourrait défier le génie de la prohibition lui-même d'ébranler cette vérité.
Ainsi, voilà le franc gagné une fois par le coutelier et perdu une fois par le libraire.
Reste à examiner votre propre situation, vous acheteur, vous consommateur. Ne saute-t-il pas aux yeux qu'avant la prohibition, vous aviez pour vos 3 fr. et un couteau et un petit volume in-12, tandis que depuis, vous ne pouvez avoir pour vos mêmes 3 fr. qu'un couteau et pas de volume in-12? Vous perdez donc dans cette affaire un volume, soit l'équivalent d'un franc. Or, si cette seconde perte n'est compensée par aucun profit pour qui que ce soit en France, j'ai raison de dire que ce franc, gagné une fois, est perdu deux fois.
Savez-vous, Monsieur, ce qu'on dit à cela? car il est bon que vous connaissiez l'objection. On dit que votre perte est compensée par le profit du coutelier, ou, en termes généraux, que la perte du consommateur est compensée par le profit du producteur.
Votre sagacité aura bien vite découvert que la mystification ici consiste à laisser dans l'ombre le fait déjà établi que le profit d'un producteur, le coutelier, est balancé par la perte d'un autre producteur, le libraire; et que votre franc, par cela même qu'il a été encourager la coutellerie, n'a pu aller encourager, comme il l'aurait fait, la librairie.
Après tout, comme il s'agit de sommes égales, qu'on établisse, si on le préfère, la compensation entre le producteur et le consommateur, peu importe, pourvu qu'on n'oublie pas le libraire, et qu'on ne fasse pas reparaître deux fois le même gain pour l'opposer alternativement à deux pertes bien distinctes.
On dit encore: Tout cela est bien petit, bien mesquin. Il ne vaut guère la peine de faire tant de bruit pour un petit franc, un petit couteau, et un petit volume in-12. Je n'ai pas besoin de vous faire observer que le franc, le couteau et le livre sont mes signes algébriques, qu'ils représentent la vie, la substance des peuples; et c'est parce que je ne sais pas me servir des a, b, c, qui généralisent les questions, que je mets celle-ci sous votre patronage.
On dira encore ceci: Le franc que le coutelier reçoit en plus, grâce à la protection, il le fait gagner à des travailleurs.—Je réponds: Le franc que le libraire recevrait en plus, grâce à la liberté, il le ferait gagner aussi à d'autres travailleurs; en sorte que, de ce côté, la compensation n'est pas détruite, et il reste toujours que, sous un régime vous avez un livre, et sous l'autre vous n'en avez pas.—Pour éviter la confusion volontaire ou non qu'on ne manquera pas de faire à ce sujet, il faut bien distinguer la distribution originaire de vos 3 francs d'avec leur circulation ultérieure, laquelle, dans l'une et dans l'autre hypothèse, suit des parallèles infinies, et ne peut jamais affecter notre calcul[91].
Il me semble qu'il faudrait être de bien mauvaise foi pour venir argumenter de l'importance relative des deux industries comparées, disant: Mieux vaut la coutellerie que la ganterie ou la librairie. Il est clair que mon argumentation n'a rien de commun avec cet ordre d'idées. Je cherche l'effet général de la prohibition sur l'ensemble de l'industrie, et non si l'une a plus d'importance que l'autre. Il m'eût suffi de prendre un autre exemple pour montrer que ce qui, dans mon hypothèse, se résout en privation d'un livre est, dans beaucoup de cas, privation de pain, de vêtements, d'instruction, d'indépendance et de dignité.
Dans l'espoir que vous attacherez à la solution de ce problème l'importance vraiment radicale qu'il me semble mériter, permettez-moi d'insister encore sur quelques objections qu'on pourra faire.—On dit: La perte ne sera pas d'un franc, parce que la concurrence intérieure suffira pour faire tomber les couteaux français à 2 fr. 50, peut-être à 2 fr. 25. Je conviens que cela pourra arriver. Alors il faudra changer mes chiffres. Les deux pertes seront moindres, et le gain aussi; mais il n'y aura pas moins deux pertes pour un gain tant que la protection protégera.
Enfin, on objectera, sans doute, qu'il faut au moins protéger l'industrie nationale en raison des taxes dont elle est grevée. La réponse se déduit de ma démonstration même. Soumettre le peuple à deux pertes pour un gain, c'est un triste moyen d'alléger ses charges. Qu'on suppose les impôts aussi élevés qu'on voudra; qu'on suppose que le gouvernement nous prend les 99 centièmes de nos revenus, est-ce un remède proposable, je le demande, que de gratifier le coutelier surtaxé d'un franc pris au libraire surtaxé, avec perte par-dessus le marché d'un franc pour le consommateur surtaxé?
Je ne sais, Monsieur, si je me fais illusion, mais il me semble que la démonstration rigoureuse que je sollicite de vous, si vous prenez la peine de la formuler, ne sera pas un objet de pure curiosité scientifique, mais dissipera bien des préjugés funestes.
Par exemple, vous savez combien on est impatient de toute concurrence étrangère. C'est le monstre sur lequel se déchargent toutes les colères industrielles. Eh bien! que voit-on dans le cas proposé? où est la rivalité réelle? quel est le vrai, le dangereux concurrent du gantier et du libraire français? N'est-ce pas le coutelier français qui sollicite l'appui de la loi, pour absorber à lui seul la rémunération de ses deux confrères, même aux dépens d'une perte sèche pour le public? Et de même, quels sont les vrais, les dangereux antagonistes du coutelier français? Ce n'est pas le coutelier de Birmingham; ce sont le libraire et le gantier français, qui, du moins s'ils n'ont pas une taie sur les yeux, feront des efforts incessants pour reprendre au coutelier une clientèle qu'il leur a législativement et injustement ravie. N'est-il pas assez singulier de découvrir que ce monstre de la concurrence, dont nous croyons entendre les rugissements de l'autre côté du détroit, nous le nourrissons au milieu de nous? D'autres points de vue aussi neufs qu'exacts sortiront de cette équation que j'ose attendre, Monsieur, de vos lumières et de votre patriotisme[92].
59.—LA PEUR D'UN MOT.
I
Un Économiste. Il est assez singulier que le Français, si plein de courage et même de témérité, qui n'a peur ni de l'épée, ni du canon, ni des revenants, ni guère du diable, se laisse quelquefois terrifier par un mot. Morbleu, j'en veux faire l'expérience. (Il s'approche d'un artisan et dit en grossissant la voix: Libre-Échange!)
L'artisan (tout effaré): Ciel! vous m'avez épouvanté. Comment pouvez-vous prononcer ce gros mot?
—Et quelle idée, s'il vous plaît, y attachez-vous?
—Aucune; mais il est certain que ce doit être une horrible chose. Un gros monsieur vient souvent dans nos quartiers, disant: Sauve qui peut! le libre-échange va arriver. Ah! si vous entendiez sa voix sépulcrale! tenez, j'en ai encore la chair de poule.
—Et le gros monsieur ne vous dit pas de quoi il s'agit?
—Non, mais c'est assurément de quelque invention diabolique, pire que la poudre-coton ou la machine Fieschi,—ou bien de quelque bête fauve récemment trouvée dans l'Atlas, et tenant le milieu entre le tigre et le chacal,—ou encore de quelque terrible épidémie, comme le choléra asiatique.
—À moins que ce ne soit de quelqu'un de ces monstres imaginaires dont on a fait peur aux enfants, Barbe-Bleue, Gargantua ou Croquemitaine.
—Vous riez? Eh bien! si vous le savez, dites-moi ce que c'est que le libre-échange.
—Mon ami, c'est l'échange libre.
—Ah! bah! rien que cela?
—Pas autre chose; le droit de troquer librement nos services entre nous.
—Ainsi, libre-échange et échange libre, c'est blanc bonnet et bonnet blanc?
—Exactement.
—Eh bien! tout de même, j'aime mieux échange libre. Je ne sais si c'est un effet de l'habitude, mais libre-échange me fait encore peur. Mais pourquoi le gros monsieur ne nous a-t-il pas dit ce que vous me dites?
—C'est, voyez-vous, qu'il s'agit d'une discussion assez singulière entre des gens qui veulent la liberté pour tout le monde, et d'autres qui la veulent aussi pour tout le monde, excepté pour leurs pratiques. Peut-être le gros monsieur est-il du nombre de ces derniers.
—En tout cas, il peut se vanter de m'avoir fait une fière peur, et je vois bien que j'ai été dupe comme le fut feu mon grand-père.
—Est-ce que feu votre grand-père avait pris aussi le libre-échange pour un dragon à trois têtes?
—Il m'a souvent conté que dans sa jeunesse on avait réussi à l'exalter beaucoup contre une certaine madame Véto. Il se trouva que c'était une loi qu'il avait prise pour une ogresse.
—Cela prouve que le peuple a encore bien des choses à apprendre, et qu'en attendant qu'il les sache il ne manque pas de personnes, comme votre gros monsieur, disposées à abuser de sa crédulité[93].
—En sorte donc que tout se réduit à savoir si chacun a le droit de faire ses affaires, ou si ce droit est subordonné aux convenances du gros monsieur?
—Oui; la question est de savoir si, subissant la concurrence dans vos ventes, vous ne devez pas en profiter dans vos achats.
—Voudriez-vous m'éclaircir un peu plus la chose?
—Volontiers. Quand vous faites des souliers, quel est votre but?
—De gagner quelques écus.
—Et si l'on vous défendait de dépenser ces écus, que feriez-vous?
—Je cesserais de faire des souliers.
—Votre vrai but n'est donc pas de gagner des écus?
—Il va sans dire que je ne recherche les écus qu'à cause de ce que je puis me procurer avec: du pain, du vin, un logis, une blouse, un paroissien, une école pour mon fils, un trousseau pour ma fille, et de belles robes pour ma femme[94].
—Fort bien. Négligeons donc les écus pour un instant, et disons, pour abréger, que lorsque vous faites des souliers c'est pour avoir du pain, du vin, etc. Mais alors pourquoi ne faites-vous pas vous-même ce pain, ce vin, ce paroissien, ces robes?
—Miséricorde! pour faire seulement une page de ce paroissien, ma vie entière ne suffirait pas.
—Ainsi, quoique votre état soit bien modeste, il met en votre pouvoir mille fois plus de choses que vous n'en pourriez faire vous-même[95].
—C'est assez plaisant, surtout quand je songe qu'il en est ainsi de tous les états. Pourtant, comme vous dites, le mien n'est pas des meilleurs, et j'en aimerais mieux un autre, celui d'évêque, par exemple.
—Soit. Mais mieux vaut encore être cordonnier et échanger des souliers contre du pain, du vin, des robes, etc., que de vouloir faire toutes ces choses. Gardez donc votre état, et tâchez d'en tirer le meilleur parti possible.
—J'y fais de mon mieux. Le malheur est que j'ai des concurrents qui me rabattent le caquet. Ah! si j'étais le seul cordonnier de Paris seulement pendant dix ans, je n'envierais pas le sort du roi, et je ferais joliment la loi à la pratique.
—Mais, mon ami, les autres en disent autant; et s'il n'y avait qu'un laboureur, un forgeron et un tailleur dans le monde, ils vous feraient joliment la loi aussi. Puisque vous subissez la concurrence, quel est votre intérêt?
—Eh parbleu! que ceux à qui j'achète mon pain et mes habits la subissent comme moi.
—Car si le tailleur de la rue Saint-Denis est trop exigeant...
—Je m'adresse à celui de la rue Saint-Martin.
—Et si celui de la rue Saint-Denis obtenait une loi qui vous forçât d'aller à lui?
—Je le traiterais de...
—Doucement; ne m'avez-vous pas dit que vous avez un paroissien?
—Le paroissien ne dit pas que je ne doive pas profiter de la concurrence, puisque je la subis.
—Non; mais il dit qu'il ne faut maltraiter personne et qu'il faut toujours se croire le plus pécheur de tous les pécheurs.
—Je l'ai lu bien souvent. Et, tout de même, j'ai peine à me croire plus malhonnête homme qu'un fripon.
—Croyez toujours, la foi nous sauve. Bref, il vous paraît que la concurrence doit être la loi de tous ou de personne?
—Justement.
—Et vous avez reconnu qu'il est impossible d'y soustraire tout le monde?
—Bien évidemment, à moins de ne laisser qu'un homme dans chaque métier.
—Donc, il faut n'y soustraire personne.
—Cela va tout seul. À chacun liberté de vendre, acheter, marchander, troquer, échanger,—honnêtement néanmoins.
—Eh! mon ami, c'est ce qui s'appelle libre-échange.
—Pas plus malin que cela?
—Pas plus malin que cela. (À part: En voilà un de converti.)
—En ce cas, vous pouvez déguerpir et me laisser tranquille avec votre libre-échange. Nous en jouissons complétement. Me donne sa pratique qui veut, et je donne la mienne à qui il me plaît.
—C'est ce qu'il nous reste à voir.
II
—Ah! monsieur l'éconi... l'écona... l'éconé... comment diable s'appelle votre métier?
—Vous voulez dire économiste.
—Oui, économiste. En voilà un drôle de métier! Je gage qu'il rapporte plus que celui de cordonnier; mais aussi, je lis quelquefois des gazettes où vous êtes joliment habillé! Quoi qu'il en soit, vous faites bien de venir un dimanche. L'autre jour vous m'avez fait perdre un quart de journée, avec vos échanges.
—Cela se retrouvera. Mais en effet, vous voilà tout endimanché. Dieu! le bel habit! L'étoffe en est mœlleuse. Où l'avez-vous prise?
—Chez le marchand.
—Oui; mais d'où le marchand l'a-t-il tirée?
—De la fabrique, sans doute.
—Et je suis sûr qu'il a fait un profit dessus. Pourquoi n'êtes-vous pas allé vous-même à la fabrique?
—C'est trop loin, ou, pour mieux dire, je ne sais où cela est, et n'ai pas le temps de m'en informer.
—Vous vous adressez donc aux marchands? On dit que ce sont des parasites qui vendent plus cher qu'ils n'achètent, et ont l'audace de se faire payer leurs services.
—Cela m'a toujours paru fort dur; car enfin, ils ne façonnent pas le drap comme je fais le cuir; tel qu'ils l'ont acheté, ils me le vendent; quel droit ont-ils de bénéficier?
—Aucun. Ils n'ont que celui de vous laisser aller chercher votre drap à Mazamet et vos cuirs à Buenos-Ayres.
—Comme je lis quelquefois la Démocratie pacifique, j'ai pris en horreur les marchands, ces intermédiaires, ces agioteurs, ces accapareurs, ces brocanteurs, ces parasites, et j'ai bien souvent essayé de m'en passer.
—Eh bien?
—Eh bien! je ne sais comment cela se fait, mais cela a toujours mal tourné. J'ai eu de mauvaise marchandise, ou elle ne me convenait pas, ou l'on m'en faisait prendre trop à la fois, ou je ne pouvais choisir; j'en étais pour beaucoup de frais, de ports de lettres, de temps perdu; et ma femme, qui a bonne tête, celle-là, et qui veut ce qu'elle veut, m'a dit: Jacques, fais des souliers[96].
—Et elle a eu raison. En sorte que vos échanges se faisant par l'intermédiaire des marchands et négociants, vous ne savez pas même de quel pays sont venus le blé qui vous nourrit, le charbon qui vous chauffe, le cuir dont vous faites des souliers, les clous dont vous les cuirassez, et le marteau qui les enfonce.
—Ma foi, je ne m'en soucie guère, pourvu qu'ils arrivent.
—D'autres s'en soucient pour vous; n'est-il pas juste qu'ils soient payés de leur temps et de leurs soins?
—Oui, mais il ne faut pas qu'ils gagnent trop.
—Vous n'avez pas cela à craindre. Ne se font-ils pas aussi concurrence entre eux?
—Ah! je n'y pensais pas.
—Vous me disiez l'autre jour que les échanges sont parfaitement libres. Ne faisant pas les vôtres par vous-même, vous ne pouvez le savoir.
—Est-ce que ceux qui les font pour moi ne sont pas libres?
—Je ne le crois pas. Souvent, en les empêchant d'aller dans un marché où les choses sont à bas prix, on les oblige à aller dans un autre où elles sont chères.
—C'est une horrible injustice qu'on leur fait là!
—Point du tout; c'est à vous qu'on fait l'injustice, car ce qu'ils ont acheté cher, ils ne peuvent vous le vendre à bon marché.
—Contez-moi cela, je vous prie.
—Le voici. Quelquefois, le drap est cher en France et à bon marché en Belgique. Le marchand qui cherche du drap pour vous va naturellement là où il y en a à bas prix. S'il était libre, voici ce qui arriverait. Il emporterait, par exemple, trois paires de souliers de votre façon, contre lesquels le Belge lui donnerait assez de drap pour vous faire une redingote. Mais il ne le fait pas, sachant qu'il rencontrerait à la frontière un douanier qui lui crierait: Défendu! Donc le marchand s'adresse à vous et vous demande une quatrième paire de souliers, parce qu'il en faut quatre paires pour obtenir la même quantité de drap français.
—Voyez la ruse! Et qui a aposté là ce douanier?
—Qui pourrait-ce être, sinon le fabricant de drap français?
—Et quelle est sa raison?
—C'est qu'il n'aime pas la concurrence.
—Oh! morguienne, je ne l'aime pas non plus, et il faut bien que je la subisse.
—C'est ce qui nous fait dire que les échanges ne sont pas libres.
—Je pensais que cela regardait les marchands.
—Cela vous regarde, vous, puisqu'en définitive c'est vous qui donnez quatre paires de souliers au lieu de trois pour avoir une redingote.
—C'est fâcheux; mais cela vaut-il la peine de faire tant de bruit?
—La même opération se répète pour presque tout ce que vous achetez; pour le blé, pour la viande, pour le cuir, pour le fer, pour le sucre, en sorte que vous n'avez pour quatre paires de souliers que ce que vous pourriez avoir pour deux.
—Il y a du louche là-dessous. Tout de même, je remarque, d'après ce que vous dites, que les seuls concurrents dont on se débarrasse sont des étrangers.
—C'est vrai.
—Eh bien! il n'y a que moitié mal; car, voyez-vous, je suis patriote comme tous les diables.
—À votre aise. Mais remarquez bien ceci: ce n'est pas l'étranger qui perd deux paires de souliers; c'est vous, et vous êtes Français!
—Je m'en vante!
—Et puis, ne disiez-vous pas que la concurrence doit être pour tous ou pour personne?
—Ce serait de toute justice.
—Cependant M. Sakoski est étranger, et nul ne l'empêche d'être votre concurrent.
—Et un rude concurrent encore. Comme ça vous trousse une botte!
—Difficile à parer, n'est-ce pas? Mais puisque la loi laisse nos fashionables choisir entre vos bottes et celles d'un Allemand, pourquoi ne vous laisserait-elle pas choisir entre du drap français et du drap belge?
—Que faut-il donc faire?
—D'abord, n'avoir pas peur du libre-échange.
—Dites l'échange libre, c'est moins effrayant. Et ensuite?
—Ensuite, vous l'avez dit: demander liberté pour tous ou protection pour tous.
—Et comment diable voulez-vous que la douane protége un avocat, un médecin, un artiste, un pauvre ouvrier?
—C'est parce qu'elle ne le peut pas qu'elle ne doit protéger personne; car favoriser les ventes de l'un, c'est nécessairement grever les achats de l'autre[97].
60.—MIDI À QUATORZE HEURES.
(Ébauche inédite.)
..... 1847.
On a fait de l'économie politique une science pleine de subtilités et de mystères. Rien ne s'y passe naturellement. On la dédaigne, on la persifle aussitôt qu'elle s'avise de donner à un phénomène simple une explication simple.
—Le Portugal est pauvre, dit-on; d'où cela vient-il?
—De ce que les Portugais sont inertes, paresseux, imprévoyants, mal administrés, répond-elle.
—Non, réplique-t-on, c'est l'échange qui fait tout le mal;—c'est le traité de Méthuen, l'invasion des draps anglais à bon marché, l'épuisement du numéraire, etc.
Puis on ajoute: Les Anglais travaillent beaucoup, et cependant il y a beaucoup de pauvres parmi eux; comment cela se peut-il?
—Parce que, répond-elle naïvement, ce qu'ils gagnent par le travail on le leur prend par l'impôt. On le distribue à des colonels, à des commodores, à des gouverneurs, à des diplomates. On va faire au loin des acquisitions de territoire, qui coûtent beaucoup à obtenir et plus à conserver. Or ce qui est gagné une fois ne peut être dépensé deux; et ce que l'Anglais met à satisfaire sa gloriole, il ne le peut consacrer à satisfaire ses besoins réels.
—Quelle explication misérable et terre à terre! s'écrie-t-on. Ce sont les colonies qui enrichissent l'Angleterre.
—Vous disiez tout à l'heure qu'elle était pauvre, quoiqu'elle travaillât beaucoup.
—Les travailleurs anglais sont pauvres, mais l'Angleterre est riche.
—C'est cela: le travail produit, la politique détruit; et voilà pourquoi le travail n'a pas sa récompense.
—Mais c'est la politique qui provoque le travail, en lui donnant les colonies pour tributaires.
—C'est au contraire à ses dépens que sont fondées les colonies; et c'est parce qu'il sert à cela qu'il ne sert pas à nourrir, vêtir, instruire et moraliser le travailleur.
—Mais voici un peuple qui est laborieux et n'a pas de colonies. Selon vous, il doit s'enrichir.
—C'est probable.
—Eh bien! cela n'est pas. Tirez-vous de là.
—Voyons, dit-elle: peut-être que ce peuple est imprévoyant et prodigue. Peut-être est-ce sa manie de convertir tous ses revenus en fêtes, jeux, bals, spectacles, brillants costumes, objets de luxe, fortifications, parades militaires?
—Quelle hérésie! quand c'est le luxe qui enrichit les nations... Cependant ce peuple souffre. Comment n'a-t-il pas seulement du pain à discrétion?...
—Sans doute que la récolte a manqué.
—C'est vrai. Mais les hommes n'ont-ils pas le droit de vivre? D'ailleurs, ne peut-on pas faire venir des aliments du dehors?
—Peut-être que ce peuple a fait des lois qui s'y opposent.
—C'est encore vrai. Mais n'a-t-il pas bien fait, pour encourager la production des aliments au dedans?
—Quand il n'y a pas de vivres dans le pays, il faut pourtant bien choisir entre s'en passer ou en faire venir.
—Est-ce là tout ce que vous avez à nous apprendre? Ne sauriez-vous suggérer à l'État une meilleure solution du problème?...
Ainsi toujours on veut donner des explications compliquées aux faits les plus simples, et l'on ne se croit savant qu'à la condition d'aller chercher midi à quatorze heures.
Les faits économiques agissant et réagissant les uns sur les autres, effets et causes tour à tour, présentent, il faut en convenir, une complication incontestable. Mais, quant aux lois générales qui gouvernent ces faits, elles sont d'une simplicité admirable, d'une simplicité telle qu'elle embarrasse quelquefois celui qui se charge de les exposer; car le public est ainsi fait, qu'il se défie autant de ce qui est simple qu'il se fatigue de ce qui ne l'est pas. Lui montrez-vous que le travail, l'ordre, l'épargne, la liberté, la sécurité sont les sources des richesses,—que la paresse, la dissipation, les folles entreprises, les guerres, les atteintes à la propriété, ruinent les nations; il hausse les épaules, en disant: «Ce n'est que cela! C'est là l'économie des sociétés!... La plus humble des ménagères se gouverne d'après ces principes. Il n'est pas possible que de telles trivialités soient la base d'une science; et je vais la chercher ailleurs. Parlez-moi de Fourier.
On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé;
mais il y a dans ses pivots, ses arômes, ses gammes, ses passions en ton majeur et mineur, ses papillonnes, ses postfaces, cisfaces et transfaces, quelque chose qui ressemble au moins à un appareil scientifique.»
Cependant, à beaucoup d'égards, les besoins, le travail, la prévoyance collective, ressemblent aux besoins, au travail, à la prévoyance individuels.
Donc une question économique nous embarrasse-t-elle, allons observer Robinson dans son île, et nous obtiendrons la solution.
S'agit-il de comparer la liberté à la restriction?
De savoir ce que c'est que travail et capital?
De rechercher si l'un opprime l'autre?
D'apprécier les effets des machines?
De décider entre le luxe et l'épargne?
De juger s'il vaut mieux exporter qu'importer?
Si la production peut surabonder et la consommation lui faire défaut?
Courons à l'île du pauvre naufragé. Regardons-le agir. Scrutons et le mobile, et la fin, et les conséquences de ses actes. Nous n'y apprendrons pas tout, ni spécialement ce qui concerne la répartition de la richesse au sein d'une société nombreuse; mais nous y verrons poindre les faits primordiaux. Nous y observerons les lois générales dans leur action la plus simple; et l'économie politique est là en germe.
Faisons à quelques problèmes seulement l'application de cette méthode.
—Ce qui tue le travail, Monsieur, ne sont-ce pas les machines? Elles se substituent aux bras; elles sont cause que la production surabonde et que l'humanité en est réduite à ne pouvoir plus consommer ce qu'elle produit.
—Monsieur, permettez-moi de vous inviter à m'accompagner dans l'île du Désespoir..... Voilà Robinson qui a bien de la peine à se procurer de la nourriture. Il chasse et pêche tout le long du jour; pas un moment ne lui reste pour réparer ses vêtements et se bâtir une cabane.—Mais que fait-il maintenant? Il rassemble des bouts de ficelle et en fait un filet qu'il place au travers d'un large ruisseau. Le poisson s'y prend de lui-même, et Robinson n'a plus qu'à donner quelques heures par jour à la tâche de se pourvoir d'aliments. Désormais il peut s'occuper de se vêtir et de se loger.
—Que concluez-vous de là?
—Qu'une machine ne tue pas le travail, mais le laisse disponible, ce qui est bien différent; car un travail tué, comme lorsque l'on coupe le bras à un homme, est une perte, et un travail rendu disponible, comme si l'on nous gratifiait d'un troisième bras, est un profit.
—En est-il de même dans la société?
—Sans doute, si vous admettez que les besoins d'une société, comme ceux d'un homme, sont indéfinis.
—Et s'ils n'étaient pas indéfinis?
—En ce cas, le profit se traduirait en loisirs.
—Cependant vous ne pouvez pas nier que, dans l'état social, une nouvelle machine ne laisse des bras sans ouvrage.
—Momentanément certains bras, j'en conviens; mais l'ensemble du travail, je le nie. Ce qui produit l'illusion, c'est ceci: on omet de voir que la machine ne peut mettre une certaine quantité de travail en disponibilité, sans mettre aussi en disponibilité une quantité correspondante de rémunération.
—Comment cela?
—Supposez que Robinson, au lieu d'être seul, vive au sein d'une société et vende le poisson, au lieu de le manger. Si, ayant inventé le filet, il continue à vendre le poisson au même prix, chacun, excepté lui, aura pour s'en procurer à faire le même travail qu'auparavant. S'il le vend à meilleur marché, tous les acheteurs réaliseront une épargne qui ira provoquer et rémunérer du travail[98].
—Vous venez de parler d'épargne. Oseriez-vous dire que le luxe des riches n'enrichit pas les marchands et les ouvriers?
—Retournons à l'île de Robinson, pour nous faire une idée juste du luxe. Nous y voici; que voyez-vous?
—Je vois que Robinson est devenu Sybarite. Il ne mange plus pour satisfaire sa faim; il tient à la variété des mets, donne à son appétit une excitation factice, et, de plus, il s'occupe à changer tous les jours la forme et la couleur de ses vêtements.
—Par là il se crée du travail. En est-il réellement plus riche?
—Non; car tandis qu'il chiffonne et marmitonne, ses armes se rouillent et sa case se délabre..
—Règle générale bien simple et bien méconnue: chaque travail donne un résultat et non pas deux. Celui qu'on dissipe à contenter des fantaisies puériles ne peut satisfaire des besoins plus réels et d'un ordre plus élevé.
—Est-ce qu'il en est de même dans la société?
—Exactement. Pour un peuple, le travail qu'exige le goût des modes et des spectacles ne peut être consacré à ses chemins de fer ou à son instruction.
—Si les goûts de ce peuple se tournaient vers l'étude et les voyages, que deviendraient les tailleurs et les comédiens?
—Professeurs et ingénieurs.
—Avec quoi la société payerait-elle plus de professeurs et d'ingénieurs?
—Avec ce qu'elle donnerait de moins aux comédiens et aux modistes.
—Voulez-vous insinuer par là que, dans l'état social, les hommes doivent exclure toute diversion, tous les arts, et se couvrir simplement au lieu de se décorer?
—Ce n'est pas ma pensée. Je dis que le travail qui est employé à une chose est pris sur une autre; que c'est au bon sens d'un peuple, comme à celui de Robinson, de choisir. Seulement il faut qu'on sache bien que le luxe n'ajoute rien au travail; il le déplace.
—Est-ce que nous pourrions étudier aussi le traité de Méthuen dans l'île du Désespoir?
—Pourquoi pas? Allons y faire une promenade..... Voyez: Robinson est occupé à se faire des habits pour se garantir du froid et de la pluie. Il regrette un peu le temps qu'il y consacre; car il faut manger aussi, et son jardin réclame tous ses soins. Mais voici qu'une pirogue aborde l'île. L'étranger qui en descend montre à Robinson des habits bien chauds et propose de les céder contre quelques légumes, en offrant de continuer à l'avenir ce marché. Robinson regarde d'abord si l'étranger est armé. Le voyant sans flèches ni tomahawk, il se dit: Après tout, il ne peut prétendre à rien que je n'y consente; examinons.—Il examine les habits, suppute le nombre d'heures qu'il mettrait à les faire lui-même, et le compare au nombre d'heures qu'il devrait ajouter à son travail horticole pour satisfaire l'étranger.—S'il trouve que l'échange, en le laissant tout aussi bien nourri et vêtu, met quelques-unes de ses heures en disponibilité, il accepte, sachant bien que ces heures disponibles sont un profit net, soit qu'il les emploie au travail ou au repos.—Si, au contraire, il croit le marché désavantageux, il le refuse. Qu'est-il besoin, en ce cas, qu'une force extérieure le lui interdise? Il sait se l'interdire lui-même.
Revenant au traité de Méthuen, je dis: La nation portugaise ne prend aux Anglais du drap contre du vin que parce qu'une quantité donnée de travail lui donne en définitive, par ce procédé, plus de vin à la fois et plus de drap. Après tout, elle échange parce qu'elle veut échanger. Il n'était pas besoin d'un traité pour l'y décider. Remarquez même qu'un traité, dans le sens de l'échange, ne peut être que la destruction de conventions contraires; si bien que, lorsqu'il arrive à stipuler le libre-échange, il ne stipule plus rien du tout. Il se borne à laisser les parties stipuler pour elles-mêmes.—Le traité de Méthuen ne dit pas: Les Portugais seront forcés de donner du vin pour du drap. Il dit: Les Portugais prendront du drap contre du vin, s'ils veulent.
—..... Ah! ah! ah! Vous ne savez pas?
—Pas encore.
—Je suis allé tout seul à l'île du Désespoir. Robinson est ruiné.
—En êtes-vous bien sûr?
—Il est ruiné, vous dis-je.
—Et depuis quand?
—Depuis qu'il donne des légumes contre des vêtements.
—Et pourquoi continue-t-il?
—Ne savez-vous pas l'arrangement qu'il fit autrefois avec l'insulaire du voisinage?
—Cet arrangement lui permet de prendre des habits contre des légumes, mais ne l'y force pas.
—Sans doute, mais ce coquin d'insulaire a tant de peaux à sa disposition, il est si habile à les préparer et à les coudre, en un mot, il donne tant d'habits pour si peu de légumes, que Robinson ne résiste pas à la tentation. Il est bien malheureux de n'avoir pas au-dessus de lui un état qui dirigerait sa conduite.
—Que pourrait faire l'État en cette occurrence?
—Prohiber l'échange.
—En ce cas, Robinson ferait ses vêtements comme autrefois. Qui l'en empêche, si c'est son avantage?
—Il a essayé; mais il ne peut les faire aussi vite qu'il fait les légumes qu'on lui demande en retour. Et voilà pourquoi il persiste à échanger. Vraiment, à défaut d'un État, qui n'a pas besoin de raisonner lui, et procède par voie d'injonctions, ne pourrions-nous pas envoyer au pauvre Robinson un numéro du Moniteur industriel pour lui ouvrir les yeux?
—Mais d'après ce que vous me dites, il doit être plus riche qu'avant.
—Ne pouvez-vous comprendre que l'insulaire offre une quantité toujours plus grande de vêtements contre une quantité de légumes qui reste la même?
—C'est pour cela que l'affaire devient toujours meilleure pour Robinson.
—Il est ruiné, vous dis-je. C'est un fait. Vous ne prétendez pas raisonner contre un fait.
—Non; mais contre la cause que vous lui assignez. Faisons donc ensemble un voyage dans l'île..... Mais que vois-je! Pourquoi me cachiez-vous cette circonstance?
—Laquelle?
—Voyez donc comme Robinson est changé! Il est devenu paresseux, indolent, désordonné. Au lieu de bien employer les heures que son marché mettait à sa disposition, il dissipe ces heures-là et les autres. Son jardin est en friche; il ne fait plus ni vêtements ni légumes; il gaspille ou détruit ses anciens ouvrages. S'il est ruiné, qu'allez-vous chercher une autre explication?
—Oui; mais le Portugal?
—Le Portugal est-il paresseux?
—Il l'est, je n'en saurais disconvenir.
—À un degré incontestable.
—Se fait-il la guerre à lui-même? Nourrit-il des factions, des sinécures, des abus?
—Les factions le déchirent, les sinécures y pullulent, et c'est la terre des abus.
—Alors sa misère s'explique comme celle de Robinson.
—C'est trop simple. Je ne puis pas me contenter de cela. Le Moniteur industriel vous accommode les choses bien autrement. Ce n'est pas lui qui expliquerait la misère par le désordre et la paresse. Prenez donc la peine d'étudier la science économique pour en venir là[99]!...
61.—LE PETIT MANUEL DU CONSOMMATEUR OU DE TOUT LE MONDE.
(Ébauche inédite.)
..... 1847.
Consommer,—Consommateur,—Consommation,—vilains mots qui représentent les hommes comme des coureurs d'estaminet, sans cesse en face de la demi-tasse et du petit verre.
Mais l'économie politique est bien forcée de s'en servir. (Je parle des trois mots et non du petit verre.) Elle n'ose en faire d'autres, ayant trouvé ceux-là tout faits.
Disons pourtant ce qu'ils signifient. Le travail, celui de la tête comme celui du bras, a pour fin de satisfaire un de nos besoins ou de nos désirs. Il y a donc deux termes dans l'évolution économique: la peine et la récompense. Celle-ci est le produit de celle-là. Prendre la peine, c'est produire; jouir de la récompense, c'est consommer.
On peut donc consommer l'œuvre de l'intelligence comme l'œuvre des bras,—un drame, un livre, une leçon, un tableau, une statue, un sermon, comme du blé, des meubles, des vêtements;—par les yeux, par les oreilles, par l'intelligence, par le cœur, comme par la bouche et par l'estomac. En ce cas, le mot consommer est bien étroit, bien vulgaire, bien impropre, bien bizarre,—j'en conviens. Mais je n'en sais pas d'autre; et tout ce que je puis faire, c'est de répéter que j'entends par là—jouir de la récompense d'un travail[100].
Il n'est aucune échelle métrique, barométrique ou dynamométrique qui puisse donner la mesure normale de la peine et de la récompense; et il n'y en aura jamais jusqu'à ce qu'on ait trouvé le moyen de toiser une répugnance et de pondérer un désir.
Chacun y est pour soi. La récompense et la charge de l'effort me regardant, c'est à moi de les comparer et de voir si l'une vaut l'autre. À cet égard, la contrainte serait d'autant plus absurde qu'il n'y a pas deux hommes sur la terre qui fassent, dans tous les cas, la même appréciation.
Le troc ne change pas la nature des choses. Règle générale: c'est à celui qui veut la récompense à prendre la peine. S'il veut la récompense de la peine d'autrui, il doit céder en retour la récompense de sa propre peine. Alors il compare la vivacité d'un désir avec la peine qu'il se donnerait pour le satisfaire et dit: Qui veut prendre cette peine pour moi? j'en prendrai une autre pour lui.
Et comme chacun est seul juge du désir qu'il éprouve, de l'effort qu'on lui demande, le caractère essentiel de ces transactions c'est la liberté.
Quand la liberté en est bannie, soyez sûr que l'une des parties contractantes est soumise à une peine trop grande ou reçoit une récompense trop petite.
De plus, l'action de contraindre son semblable est elle-même un effort, et la résistance à cette action un autre effort, lesquels sont entièrement perdus pour l'humanité.
Il ne faut pas perdre de vue qu'il n'y a pas une proportion uniforme et immuable entre un effort et sa récompense. L'effort nécessaire pour avoir du blé est moins grand en Sicile qu'au sommet du mont Blanc; l'effort nécessaire pour obtenir du sucre est moins grand sous les tropiques qu'au Kamtchatka. La bonne distribution du travail, sur les lieux où il est le mieux secondé par la nature, et la perfectibilité de l'intelligence humaine, tendent à diminuer sans cesse la proportion de l'effort à la récompense.
Puisque l'effort est le moyen, le côté onéreux de l'opération, et que la récompense en est le but, la fin et le fruit; et puisque, d'un autre côté, il n'y a pas une proportion invariable entre ces deux choses, il est bien clair que, pour savoir si une nation est riche, ce n'est pas l'effort qu'il faut regarder, mais le résultat. Le plus ou moins d'efforts ne nous apprend rien. Le plus ou moins de besoins et de désirs satisfaits nous dit tout[101]. C'est ce que les économistes entendent par ces mots, qu'on a si étrangement commentés: «L'intérêt du consommateur ou plutôt de la consommation est l'intérêt général.» Le progrès des satisfactions d'un peuple, c'est évidemment le progrès de ce peuple lui-même. Il n'en est pas nécessairement ainsi du progrès de ses efforts.
Ceci n'est pas une observation oiseuse; car il est des temps et des pays où l'on a pris, pour pierre de touche du progrès, l'accroissement de l'effort en durée et en intensité. Et qu'est-il arrivé? La législation s'est appliquée à diminuer le rapport de la récompense à la peine, afin que, poussés par la vivacité des désirs et le cri des besoins, les hommes accrussent incessamment leurs efforts.
Si un ange, un être infaillible, était envoyé pour gouverner la terre, il pourrait dire à chacun comment on doit s'y prendre pour que tout effort soit suivi de la plus grande récompense possible. Cela n'étant pas, il faut se confier à la LIBERTÉ.
Nous avons déjà dit que la liberté était de toute justice. De plus, elle tend fortement au résultat cherché: obtenir de tout effort la plus grande récompense ou, pour ne pas perdre de vue notre sujet spécial, la plus grande consommation possible.
En effet, sous un régime libre, chacun est non-seulement porté mais contraint à tirer le meilleur parti de ses peines, de ses facultés, de ses capitaux et des avantages naturels qui sont à sa disposition.
Il y est contraint par la concurrence. Si je m'avisais d'extraire le fer du minerai qui se trouve à Montmartre, j'aurais un grand effort à accomplir pour une bien petite récompense. Si je voulais ce fer pour moi-même, je m'apercevrais bientôt que j'en aurais davantage par l'échange, en donnant une autre direction à mon travail. Et si je voulais échanger mon fer, je verrais encore plus vite que, bien qu'il m'ait coûté de grands efforts, on ne veut m'en céder que de très-légers à la place.
Ce qui nous pousse tous à diminuer la proportion de l'effort au résultat, c'est notre intérêt personnel. Mais, chose étrange et admirable! il y a, dans le libre jeu du mécanisme social, quelque chose qui, à cet égard, nous fait marcher de déception en déception et déjoue nos calculs, mais au profit de l'humanité.
En sorte qu'il est rigoureusement exact de dire que les autres profitent plus que nous de nos propres progrès. Heureusement il y a compensation, et nous profitons infailliblement des progrès d'autrui.
Ceci mérite d'être brièvement expliqué.
Prenez les choses comme vous voudrez, par le haut ou le bas, mais suivez-les attentivement et vous reconnaîtrez toujours ceci:
Que les avantages qui favorisent le producteur et les inconvénients qui le gênent ne font que glisser sur lui, sans pouvoir s'y arrêter. À la longue, ils se traduisent en avantages ou en inconvénients pour le consommateur, qui est le public. Ils se résument en un accroissement ou une diminution des jouissances générales. Je ne veux pas disserter ici, cela viendra plus tard peut-être. Procédons par voie d'exemples.
Je suis menuisier et fais des planches à coups de hache. On me les paye 4 fr. la pièce, car il me faut un jour pour en faire une.—Désirant améliorer mon sort, je cherche un moyen plus expéditif, et j'ai le bonheur d'inventer la scie. Me voilà faisant 20 planches par jour et gagnant 80 fr.—Oui, mais ce gros profit attire l'attention. Chacun veut avoir une scie; et bientôt on ne me donne plus que 4 fr. pour la façon de 20 planches.—Le consommateur économise les 19/20 de sa dépense, tandis qu'il ne me reste plus que l'avantage d'avoir, comme lui, des planches avec moins de peine quand j'en ai besoin[102].
Autre exemple, en sens inverse.
On met sur le vin un impôt énorme, perçu à la récolte. C'est une avance exigée du producteur, dont il s'efforce d'obtenir le remboursement du consommateur. La lutte sera longue, la souffrance longtemps partagée. Le vigneron sera réduit peut-être à arracher sa vigne. La valeur de sa terre décroîtra. Il la vendra un jour à perte; et alors, le nouvel acquéreur, ayant fait entrer l'impôt dans ses calculs, n'aura pas à se plaindre.—Je ne nie pas tous les maux infligés au producteur, pas plus que les avantages momentanément recueillis par lui dans l'exemple précédent. Mais je dis qu'à la longue l'impôt se confond avec les frais de production; et il faut que le consommateur les rembourse tous, celui-là comme les autres. Au bout d'un siècle, deux siècles peut-être, l'industrie de la vigne se sera arrangée là-dessus; on aura arraché, aliéné, souffert dans les vignobles, et finalement le consommateur supportera l'impôt[103].
Pour le dire en passant, ceci prouve que si l'on nous demande quel est l'impôt le moins onéreux, il faut répondre: le plus ancien, celui qui a donné le temps aux inconvénients et dérangements de parcourir tout leur cycle funeste.
De tout ce qui précède, il résulte que le consommateur recueille à la longue tous les avantages d'une bonne législation comme tous les inconvénients d'une mauvaise; ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que les bonnes lois se traduisent en accroissement, et les mauvaises en diminution de jouissances pour le public. Voilà pourquoi le consommateur, qui est le public, doit avoir l'œil alerte et l'esprit avisé; et voilà aussi pourquoi je m'adresse à lui.
Malheureusement, le consommateur est d'une bonhomie désespérante, et cela s'explique. Comme les maux ne lui arrivent qu'à la longue et par cascades, il lui faudrait beaucoup de prévoyance. Le producteur, au contraire, reçoit le premier choc; il est toujours sur le qui-vive.
L'homme, en tant que producteur, est chargé de la partie onéreuse de l'évolution économique, de l'effort. C'est comme consommateur qu'il recueille la récompense.
On a dit que le producteur et le consommateur ne font qu'un.
Si l'on considère un produit isolé, il n'est certainement pas vrai que le producteur et le consommateur ne font qu'un; et l'on peut avoir souvent le spectacle de l'un exploitant l'autre.
Si l'on généralise, l'axiome est parfaitement exact, et c'est en cela que consiste l'immense déception qui se rencontre au bout de toute injustice, de toute atteinte à la liberté; le producteur, en voulant rançonner le consommateur, se rançonne lui-même.
Il est des gens qui croient qu'il y a compensation. Non, il n'y a pas compensation: d'abord, parce qu'aucune loi ne peut faire à chacun une part égale d'injustice, ensuite, parce que dans l'opération de l'injustice il y a toujours une déperdition de jouissances, surtout lorsque cette injustice consiste, comme dans le régime restrictif, à déplacer le travail et les capitaux, à diminuer la récompense générale sous prétexte d'accroître le travail général.
En résumé, avez-vous deux lois, deux systèmes à comparer, si vous consultez l'intérêt du producteur, vous pouvez faire fausse route; si vous consultez l'intérêt du consommateur, vous ne le pouvez pas. Il n'est pas toujours bon d'accroître la généralité des efforts, il n'est jamais mauvais d'accroître la généralité des satisfactions...
62.—REMONTRANCE.
Auch, le 30 Août 1847.
Mes chers collaborateurs,
Quand la fatigue ou le défaut de véhicules me retient dans une ville, je fais ce que tout voyageur consciencieux doit faire, je visite les monuments, les églises, les promenades et les musées.
Aujourd'hui je suis allé voir la statue érigée à M. d'Étigny, intendant de la généralité d'Auch, par la reconnaissance éclairée des bons habitants de ce pays. Ce grand administrateur, et je puis dire ce grand homme, a sillonné de magnifiques routes la province confiée à ses soins. Sa mémoire en est bénie; mais il n'en fut pas ainsi de sa personne, car il éprouva une opposition qui ne se manifesta pas toujours en doléances verbales ou écrites. On raconte qu'il fut bien souvent réduit, dans les ateliers, à faire usage de la force extraordinaire dont la nature l'avait doué. Il disait aux habitants des campagnes: «Vous me maudissez, mais vos enfants me béniront.» Quelques jours avant sa mort, il écrivait à M. le contrôleur général ces paroles qui rappellent celles du fondateur de notre religion: «Je me suis fait beaucoup d'ennemis, Dieu m'a fait la grâce de leur pardonner, car ils ne connaissent pas encore la pureté de mes intentions.»
M. d'Étigny est représenté tenant un rouleau de papier à la main droite et un autre sous le bras gauche. Il est naturel de penser que l'un de ces rouleaux est le plan du réseau de routes dont il a doté le pays. Mais à quoi peut faire allusion le second rouleau? À force de frotter mes yeux et mon binocle, j'ai cru y lire le mot Remontrance. Pensant que le statuaire, dans un esprit de satire, ou plutôt pour donner aux hommes une salutaire leçon, avait voulu perpétuer le souvenir de l'opposition que ce pays avait faite à la création des routes, j'ai couru aux archives de la bibliothèque, et j'y ai découvert le document auquel l'artiste a sans doute voulu faire allusion. Il est en patois du pays; j'en donne ici la traduction fidèle, pour l'édification du Moniteur industriel et du comité protectionniste. Hélas! ils n'ont rien inventé. Leurs doctrines florissaient ici il y a près d'un siècle.
«Monseigneur,
«Les bourgeois et manants de la généralité d'Auch ont entendu parler du projet que vous auriez conçu d'ouvrir, dans toutes les directions, des voies de communications. Ils viennent, les yeux remplis de larmes, vous prier de bien examiner la triste position où vous allez les réduire.
«Y pensez-vous, Monseigneur? vous voulez mettre la généralité d'Auch en relation avec les pays circonvoisins! Mais c'est notre ruine certaine que vous méditez. Nous allons être inondés de toutes sortes de denrées. Que voulez-vous que devienne notre travail national devant l'invasion de produits étrangers que vous allez provoquer par l'ouverture de vos routes? Aujourd'hui, des montagnes et des précipices infranchissables nous protégent. Notre travail s'est développé à l'abri de cette protection. Nous n'exportons guère, mais, notre marché au moins nous est réservé et assuré.—Et vous voulez le livrer à l'avide étranger! Ne nous parlez pas de notre activité, de notre énergie, de notre intelligence, de la fertilité de nos terres. Car, Monseigneur, nous sommes de tous points et à tous égards d'une infériorité désespérante. Remarquez, en effet, que si la nature nous a favorisés d'une terre et d'un climat qui admettent une grande variété de produits, il n'en est aucun pour lequel un des pays voisins ne soit dans des conditions plus favorables. Pouvons-nous lutter pour la culture du blé avec les plaines de la Garonne? pour celle du vin avec le Bordelais? pour l'élève du bétail avec les Pyrénées? pour la production de la laine avec les Landes de Gascogne, où le sol n'a pas de valeur? Vous voyez bien que si vous ouvrez des communications avec ces diverses contrées, nous aurons à subir un déluge de vin, de blé, de viande et de laines. Ces choses-là sont bien de la richesse; mais c'est à la condition qu'elles soient le produit du travail national. Si elles étaient le produit du travail étranger, le travail national périrait et la richesse avec lui[104].
«Monseigneur, ne veuillons point être plus sages que nos pères. Loin de créer pour les denrées de nouvelles voies de circulation, ils obstruaient fort judicieusement celles qui existaient. Ils ont eu soin de placer des douaniers autour de nos frontières pour repousser la concurrence du perfide étranger. Quelle inconséquence ne serait-ce pas à nous de favoriser cette concurrence?
«Ne veuillons pas être plus sages que la nature. Elle a placé des montagnes et des précipices entre les diverses agglomérations d'hommes, afin que chacune pût travailler paisiblement à l'abri de toute rivalité extérieure. Percer ces montagnes, combler ces précipices, c'est faire un mal analogue et même identique à celui qui résulterait de la suppression des douanes. Qui sait même si votre dessein actuel ne fera pas germer quelque jour cette funeste pensée dans la tête de quelque théoricien! Prenez-y garde, Monseigneur, la logique est impitoyable. Si une fois vous admettez que la facilité des communications est bonne en elle-même, et qu'en tous cas, si elle froisse les hommes à quelques égards, elle leur confère, dans l'ensemble, plus d'avantages que d'inconvénients, si vous admettez cela, c'en est fait du beau système de M. Colbert. Or, nous vous mettons au défi de prouver que vos projets de routes soient fondés sur autre chose que sur cette absurde supposition.
«Monseigneur, nous ne sommes point des théoriciens, des hommes à principes; nous n'avons pas de prétention au génie. Mais nous parlons le langage du bon sens. Si vous ouvrez notre pays à toutes les rivalités extérieures, si vous facilitez ainsi l'invasion sur nos marchés du blé de la Garonne, du vin de Bordeaux, du lin du Béarn, de la laine des Landes, des bœufs des Pyrénées, nous voyons clair comme le jour comment s'exportera notre numéraire, comment s'éteindra notre travail, comment se tarira la source des salaires, comment se perdra la valeur de nos propriétés.—Et quant aux compensations que vous nous promettez, elles sont, permettez-nous de le dire, fort problématiques; il faut se creuser la tête pour les apercevoir.
«Nous osons donc espérer que vous laisserez la généralité d'Auch dans l'heureux isolement où elle est; car, si nous succombons dans cette lutte contre des rêveurs, qui veulent fonder la facilité du commerce, nous prévoyons bien que nos fils auront à soutenir une autre lutte contre d'autres rêveurs qui voudront fonder aussi la liberté du commerce.
63.—LE MAIRE D'ÉNIOS.
6 Février 1848.
C'était un singulier Maire que le maire d'Énios. D'un caractère... Mais il est bon que le lecteur sache d'abord ce que c'est qu'Énios.
Énios est une commune de Béarn placée.....
Pourtant, il semble plus logique d'introduire d'abord monsieur le Maire.
Bon! me voilà bien empêché dès le début. J'aimerais mieux avoir l'algèbre à prouver que Peau d'âne à conter.
Ô Balzac! ô Dumas! ô Suë! ô génies de la fiction et du roman moderne, vous qui, dans des volumes plus pressés que la grêle d'août, pouvez dévider, sans les embrouiller, tous les fils d'une interminable intrigue, dites-moi au moins s'il vaut mieux peindre le héros avant la scène ou la scène avant le héros.
Peut-être me direz-vous que ce n'est ni le sujet ni le lieu, mais le temps qui doit avoir la priorité.
Eh bien donc, c'était l'époque où les mines d'asphalte.....
Mais je ferai mieux, je crois, de compter à ma manière.
Énios est une commune adossée du côté du midi à une montagne haute et escarpée, en sorte que l'ennemi (c'est de l'échange que je parle), malgré sa ruse et son audace, ne peut, comme on dit en stratégie, ni tomber sur ses derrières, ni le prendre à revers.
Au nord, Énios s'étale sur la croupe arrondie de la montagne dont un Gave impétueux baigne le pied gigantesque.
Ainsi protégé, d'un côté par des pics inaccessibles, de l'autre par un torrent infranchissable, Énios se trouverait complétement isolé du reste de la France, si messieurs des ponts et chaussées n'avaient jeté au travers du Gave un pont hardi, dont, pour me conformer au faire moderne, je suis tenté de vous donner la description et l'histoire.
Cela me conduirait tout naturellement à faire l'histoire de notre bureaucratie: je raconterais la guerre entre le génie civil et le génie militaire, entre le conseil municipal, le conseil général, le conseil des ponts et chaussées, le conseil des fortifications et une foule d'autres conseils; je peindrais les armes, qui sont des plumes, et les projectiles, qui sont des dossiers. Je dirais comment l'un voulait le pont en bois, l'autre en pierre, celui-ci en fer, celui-là en fil de fer; comment, pendant cette lutte, le pont ne se faisait pas; comment ensuite, grâce aux sages combinaisons de notre budget, on commença plusieurs années de suite les travaux en plein hiver, de manière à ce qu'au printemps il n'en restât plus vestige; comment, quand le pont fut fait, on s'aperçut qu'on avait oublié la route pour y aboutir; ici, fureur du maire, confusion du préfet, etc. Enfin, je ferais une histoire de trente ans, trois fois plus intéressante par conséquent que celle de M. Louis Blanc. Mais à quoi bon? Apprendrais-je rien à personne?
Ensuite qui m'empêcherait de faire, en un demi-volume, la description du pont d'Énios, de ses culées, de ses piles, de son tablier, de ses garde-fous? N'aurais-je pas à ma disposition toutes les ressources du style à la mode, surtout la personnification? Au lieu de dire: On balaye le pont d'Énios tous les matins, je dirais: Le pont d'Énios est un petit maître, un dandy, un fashionable, un lion. Tous les matins son valet de chambre le coiffe, le frise, car il ne veut se montrer aux belles tigresses du Béarn, qu'après s'être assuré, en se mirant dans les eaux du Gave, que sa cravate est bien nouée, ses bottes bien vernies et sa toilette irréprochable.—Qui sait? On dirait peut-être du narrateur, comme Géronte de Damis: Vraiment il a du goût!
C'est selon ces règles nouvelles que je me propose de raconter, dès que j'aurai fait rencontre d'un éditeur bénévole à qui cela convienne. En attendant, je reprends la manière de ceux qui n'ont à leur disposition que deux ou trois petites colonnes de journal.
Figurez-vous donc Énios, ses vertes prairies, au bord du torrent, et, d'étage en étage, ses vignes, ses champs, ses pâturages, ses forêts et les sommets neigeux de la montagne pour dominer et fermer le tableau.
L'aisance et le contentement régnaient dans la commune. Le Gave donnait le mouvement à des moulins et à des scieries; les troupeaux fournissaient du lait et de la laine; les champs, du blé; la cour, de la volaille; les vignes, un vin généreux; la forêt, un combustible abondant. Quand un habitant du village était parvenue à faire quelques épargnes, il se demandait à quoi il valait mieux les consacrer, et le prix des choses le déterminait. Si, par exemple, avec ses économies il avait pu opter entre fabriquer un chapeau ou bien élever deux moutons, dans le cas où de l'autre côté du Gave on ne lui aurait demandé qu'un mouton pour un chapeau, il aurait cru que faire le chapeau eût été un acte de folie; car la civilisation, et avec elle le Moniteur industriel, n'avaient pas encore pénétré dans ce village.
Il était réservé au maire d'Énios de changer tout cela. Ce n'est pas un maire comme un autre que le maire d'Énios: c'était un vrai pacha.
Jadis, Napoléon l'avait frappé sur l'épaule. Depuis, il était plus Napoléoniste que Roustan, et plus Napoléonien que M. Thiers.
«Voilà un homme, disait-il, en parlant de l'empereur; celui-là ne discutait pas, il agissait; il ne consultait pas, il commandait. C'est ainsi qu'on gouverne bien un peuple. Le Français surtout a besoin d'être mené à la baguette.»
Quand il avait besoin de prestations pour les routes de sa commune, il mandait un paysan: Combien dois-tu de corvées (on dit encore corvées dans ce pays, quoique prestations soit bien mieux).—Trois, répond le paysan.—Combien en as-tu déjà fait?—Deux.—Donc il t'en reste deux à faire.—Mais, monsieur le Maire, deux et deux font.....—Oui, ailleurs, mais...
Dans le pays béarnois,
Deux et deux font trois;
et le paysan faisait quatre corvées, je veux dire prestations.
Insensiblement, M. le maire s'était habitué à regarder tous les hommes comme des niais, que la liberté de l'enseignement rendrait ignorants, la liberté religieuse athées, la liberté du commerce gueux, qui n'écriraient que des sottises avec la liberté de la presse, et feraient contrôler les fonctions par les fonctionnaires avec la liberté électorale. «Il faut organiser et mener toute cette tourbe,» répétait-il souvent. Et quand on lui demandait: «Qui mènera?»—«Moi,» répondait-il fièrement.
Là où il brillait surtout, c'était dans les délibérations du conseil municipal. Il les discutait et les votait à lui tout seul dans sa chambre, formant à la fois majorité, minorité et unanimité. Puis il disait à l'appariteur:
«C'est aujourd'hui dimanche?—Oui, monsieur le Maire.
—Les municipaux iront chanter vêpres?—Oui, monsieur le Maire.
—De là ils se rendront au cabaret?—Oui, monsieur le Maire.
—Ils se griseront?—Oui, monsieur le Maire.
—Eh bien, prends ce papier.—Oui, monsieur le Maire.
—Tu iras ce soir au cabaret.—Oui, monsieur le Maire.
—À l'heure où l'on y voit encore assez pour signer.
—Oui, monsieur le Maire.
—Mais où l'on n'y voit déjà plus assez pour lire.—Oui, monsieur le Maire.
—Tu présenteras à mes braves municipaux cette pancarte ainsi qu'une plume trempée d'encre, et tu leur diras, de ma part, de lire et de signer.—Oui, monsieur le Maire.
—Ils signeront sans lire et je serai en règle envers mon préfet. Voilà comment je comprends le gouvernement représentatif.»
Un jour, il recueillit dans un journal ce mot célèbre: La légalité nous tue. Ah! s'écria-t-il, je ne mourrai pas sans avoir embrassé M. Viennet.
Il est pourtant bon de dire que, quand la légalité lui profitait, il s'y accrochait comme un vrai dogue. Quelques hommes sont ainsi faits; ils sont rares, mais il y en a.
Tel était le maire d'Énios. Et maintenant que j'ai décrit et le théâtre et le héros de mon histoire, je vais la mener bon train et sans digressions.
Vers l'époque où les Parisiens allaient cherchant dans les Pyrénées des mines d'asphalte, déjà mises en actions au capital d'un nombre indéfini de millions, M. le maire donna l'hospitalité à un voyageur qui oublia chez lui deux ou trois précieux numéros du Moniteur industriel... Il les lut avidement, et je laisse à penser l'effet que dut produire sur une telle tête une telle lecture. Morbleu! s'écria-t-il, voilà un gazetier qui en sait long. Défendre, empêcher, repousser, restreindre, prohiber, ah! la belle doctrine! C'est clair comme le jour. Je disais bien, moi, que les hommes se ruineraient tous, si on les laissait libres de faire des trocs! Il est bien vrai que la légalité nous tue quelquefois, mais souvent aussi c'est l'absence de légalité. On ne fait pas assez de lois en France, surtout pour prohiber. Et, par exemple, on prohibe aux frontières du royaume, pourquoi ne pas prohiber aux frontières des communes? Que diable, il faut être logique.
Puis, relisant le Moniteur industriel, il faisait à sa localité l'application des principes de ce fameux journal. Mais cela va comme un gant, disait-il, il n'y a qu'un mot à changer; il suffit de substituer travail communal à travail national.
Le maire d'Énios se vantait, comme M. Chasseloup-Laubat, de n'être point théoricien; aussi, comme son modèle, il n'eut ni paix ni trêve qu'il n'eût soumis tous ses administrés à la théorie (car c'en est bien une) de la protection.
La topographie d'Énios servit merveilleusement ses projets. Il assembla son conseil (c'est-à-dire il s'enferma dans sa chambre), il discuta, délibéra, vota et sanctionna un nouveau tarif pour le passage du pont, tarif un peu compliqué, mais dont l'esprit peut se résumer ainsi:
Pour sortir de la commune, zéro par tête.
Pour entrer dans la commune, cent francs par tête.
Cela fait, M. le maire réunit, cette fois tout de bon, le conseil municipal, et prononça le discours suivant que nous rapporterons en mentionnant les interruptions.
«Mes amis, vous savez que le pont nous a coûté cher; il a fallu emprunter pour le faire, et nous avons à rembourser intérêts et principal; c'est pourquoi je vais frapper sur vous une contribution additionnelle.
Jérôme. Est-ce que le péage ne suffit plus?
—Un bon système de péage, dit le maire d'un ton doctoral, doit avoir en vue la protection et non le revenu.—Jusqu'ici le pont s'est suffi à lui-même, mais j'ai arrangé les choses de manière à ce qu'il ne rapportera plus rien. En effet, les denrées du dedans passeront sans rien payer, et celles du dehors ne passeront pas du tout.
Mathurin. Et que gagnerons-nous à cela?
—Vous êtes des novices, reprit le maire; et déployant devant lui le Moniteur industriel, afin d'y trouver réponse au besoin à toutes les objections, il se mit à expliquer le mécanisme de son système, en ces termes:
Jacques, ne serais-tu pas bien aise de faire payer ton beurre un peu plus cher aux cuisinières d'Énios?
—Cela m'irait, dit Jacques.
—Eh bien, pour cela, il faut empêcher le beurre étranger d'arriver par le pont. Et toi, Jean, pourquoi ne fais-tu pas promptement fortune avec tes poules?
—C'est qu'il y en a trop sur le marché, dit Jean.
—Tu comprends donc bien l'avantage d'en exclure celles du voisinage. Quant à toi, Guillaume, je sais que tu as encore deux vieux bœufs sur les bras. Pourquoi cela?
—Parce que François, avec qui j'étais en marché, dit Guillaume, est allé acheter des bœufs à la foire voisine.
—Tu vois bien que s'il n'eût pu leur faire passer le pont, tu aurais bien vendu tes bœufs, et Énios aurait conservé 5 ou 600 francs de numéraire.
Mes amis, ce qui nous ruine, ce qui nous empêche au moins de nous enrichir, c'est l'invasion des produits étrangers.
N'est-il pas juste que le marché communal soit réservé au travail communal?
Soit qu'il s'agisse de prés, de champs ou de vignes, n'y a-t-il pas quelque part une commune plus fertile que la nôtre pour une de ces choses? Et elle viendrait jusque chez nous nous enlever notre propre travail! Ce ne serait pas de la concurrence, mais du monopole; mettons-nous en mesure, en nous rançonnant les uns les autres, de lutter à armes égales.
Pierre, le sabotier. En ce moment, j'ai besoin d'huile, et on n'en fait pas dans notre village.
—De l'huile! vos ardoises en sont pleines. Il ne s'agit que de l'en retirer. C'est là une nouvelle source de travail, et le travail c'est la richesse. Pierre, ne vois-tu pas que cette maudite huile étrangère nous faisait perdre toute la richesse que la nature a mise dans nos ardoises?
Le maître d'école. Pendant que Pierre pilera des ardoises, il ne fera pas de sabots. Si, dans le même espace de temps, avec le même travail, il peut avoir plus d'huile en pilant des ardoises qu'en faisant des sabots, votre tarif est inutile. Il est nuisible si, au contraire, Pierre obtient plus d'huile en faisant des sabots qu'en pilant des ardoises. Aujourd'hui, il a le choix entre les deux procédés; votre mesure va le réduire à un seul, et probablement au plus mauvais, puisqu'on ne s'en sert pas. Ce n'est pas tout qu'il y ait de l'huile dans les ardoises, il faut encore qu'elle vaille la peine d'être extraite; et il faut, de plus, que le temps ainsi employé ne puisse être mieux employé à autre chose. Que risquez-vous à nous laisser la liberté du choix?»
Ici, les yeux de M. le maire semblèrent dévorer le Moniteur industriel pour y chercher réponse au syllogisme; mais ils ne l'y rencontrèrent pas, le Moniteur ayant toujours évité ce côté de la question. M. le maire ne resta pas court pour cela. Il lui vint même à l'esprit le plus victorieux des arguments: «Monsieur le régent, dit-il, je vous ôte la parole et vous destitue.»
Un membre voulut faire observer que le nouveau tarif dérangerait beaucoup d'intérêts, et qu'il fallait au moins ménager la transition.—La transition! s'écria le maire, excellent prétexte contre les gens qui réclament la liberté; mais quand il s'agit de la leur ôter, ajouta-t-il avec beaucoup de sagacité, où avez-vous entendu parler de transition?
Enfin, on alla aux voix, et le tarif fut voté à une grande majorité. Cela vous étonne? Il n'y a pas de quoi.
Remarquez, en effet, qu'il y a plus d'art qu'il ne semble dans le discours du premier magistrat d'Énios.
N'avait-il pas parlé à chacun de son intérêt particulier? De beurre à Jacques le pasteur, de vin à Jean le vigneron, de bœufs à Guillaume l'éleveur? N'avait-il pas constamment laissé dans l'ombre l'intérêt général?
Cependant, ses efforts, son éloquence municipale, ses conceptions administratives, ses vues profondes d'économie sociale, tout devait venir se briser contre les pierres de l'hôtel de la Préfecture.
M. le préfet, brutalement, sans ménagement aucun, cassa le tarif protecteur du pont d'Énios.
M. le maire, accouru au chef-lieu, défendit vaillamment son œuvre, ce noble fruit de sa pensée fécondée par le Moniteur industriel. Il en résulta, entre les deux athlètes, la plus singulière discussion du monde, le plus bizarre dialogue qu'on puisse entendre; car il faut savoir que M. le préfet était pair de France et fougueux protectionniste. En sorte que tout le bien que M. le préfet disait du tarif des douanes, M. le maire s'en emparait au profit du tarif du pont d'Énios; et tout le mal que M. le préfet attribuait au tarif du pont, M. le maire le retournait contre le tarif des douanes.
«Quoi! disait M. le préfet, vous voulez empêcher le drap du voisinage d'entrer à Énios!
—Vous empêchez bien le drap du voisinage d'entrer en France.
—C'est bien différent, mon but est de protéger le travail national.
—Et le mien de protéger le travail communal.
—N'est-il pas juste que les Chambres françaises défendent les fabriques françaises contre la concurrence étrangère?
—N'est-il pas juste que la municipalité d'Énios défende les fabriques d'Énios contre la concurrence du dehors?
—Mais votre tarif nuit à votre commerce, il écrase les consommateurs, il n'accroît pas le travail, il le déplace. Il provoque de nouvelles industries, mais aux dépens des anciennes. Comme vous l'a dit le maître d'école, si Pierre veut de l'huile, il pilera des ardoises; mais alors il ne fera plus de sabots pour les communes environnantes. Vous vous privez de tous les avantages d'une bonne direction du travail.
—C'est justement ce que les théoriciens du libre-échange disent de vos mesures restrictives.
—Les libre-échangistes sont des utopistes qui ne voient jamais les choses qu'au point de vue général. S'ils se bornaient à considérer isolément chaque industrie protégée, sans tenir compte des consommateurs ni des autres branches de travail, ils comprendraient toute l'utilité des restrictions.
—Pourquoi donc me parlez-vous des consommateurs d'Énios?
—Mais, à la longue, votre péage nuira aux industries mêmes que vous voulez favoriser; car, en ruinant les consommateurs, vous ruinez la clientèle, et c'est la richesse de la clientèle qui fait la prospérité de chaque industrie.
—C'est encore là ce que vous objectent les libre-échangistes. Ils disent que vouloir développer une branche de travail par des mesures qui lui ferment les débouchés extérieurs, et qui, si elles lui assurent la clientèle du dedans, vont sans cesse affaiblissant cette clientèle, c'est vouloir bâtir une pyramide en commençant par la pointe.
—Monsieur le maire, vous êtes contrariant, je n'ai pas de compte à vous rendre, et je casse la délibération du conseil municipal d'Énios.»
Le maire reprit tristement le chemin de sa commune, en maugréant contre les hommes qui ont deux poids et deux mesures, qui soufflent le chaud et le froid, et croient très-sincèrement que ce qui est vérité et justice dans un cercle de cinq mille hectares, devient mensonge et iniquité dans un cercle de cinquante mille lieues carrées. Comme il était bonhomme au fond: J'aime mieux, se dit-il, la loyale opposition du régent de la commune, et je révoquerai sa destitution.
En arrivant à Énios, il convoqua le conseil pour lui annoncer d'un ton piteux sa triste déconvenue. Mes amis, dit-il, nous avons tous manqué notre fortune. M. le préfet, qui vote chaque année des restrictions nationales, repousse les restrictions communales. Il casse votre délibération et vous livre sans défense à la concurrence étrangère. Mais il nous reste une ressource. Puisque l'inondation des produits étrangers nous étouffe, puisqu'il ne nous est pas permis de les repousser par la force, pourquoi ne les refuserions-nous pas volontairement? Que tous les habitants d'Énios conviennent entre eux de ne jamais rien acheter au dehors.
Mais les habitants d'Énios continuèrent à acheter au dehors ce qu'il leur en coûtait plus de faire au dedans; ce qui confirma de plus en plus M. le maire dans cette opinion, que les hommes inclinent naturellement vers leur ruine quand ils ont le malheur d'être libres.
64.—ASSOCIATION ESPAGNOLE POUR LA DÉFENSE DU TRAVAIL NATIONAL.
7 Novembre 1847.
L'Espagne a aussi son association pour la défense du travail national.
L'objet qu'elle a en vue est celui-ci:
Étant donné un capital et le travail qu'il peut mettre en œuvre, les détourner des emplois où ils donneraient du profit, pour les lancer dans une direction où ils donneront de la perte, sauf, par une taxe déguisée, à reporter législativement cette perte sur le public.»
En conséquence, cette société demande, entre autres choses, l'exclusion des produits français, non de ceux qui nous reviennent cher (il n'est pas besoin de lois pour les exclure), mais de ceux que nous pouvons livrer à bon marché. Plus même nous les offrons à prix réduit, plus l'Espagne, dit-on, a raison de s'en défendre.
Ceci m'inspire une réflexion que je soumets humblement au lecteur.
Un des caractères de la Vérité, c'est l'Universalité.
Veut-on reconnaître si une association est fondée sur un bon principe; il n'y a qu'à examiner si elle sympathise avec toutes celles, sous quelque degré de latitude que ce soit, qui ont adopté un principe identique.
Telles sont les associations pour le libre-échange. Un de nos collègues peut aller à Madrid, à Lisbonne, à Londres, à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, à Florence et à Rome, même à Pékin; s'il y a dans ces villes des associations pour le libre-échange, il en sera certainement bien accueilli. Ce qu'il dit ici, il le peut dire là, bien sûr de ne froisser ni les opinions, ni même les intérêts comme ces associations les comprennent. Entre les libre-échangistes de tous les pays, il y a, en cette matière, unité de foi.
En est-il de même parmi les protectionnistes? Malgré la communauté des idées ou plutôt des arguments, lord Bentinck, venant de voter l'exclusion des bestiaux français, agissait-il conformément aux vues de nos éleveurs? Celui qui repoussait au parlement notre rouennerie serait-il bien venu au comité de Rouen? Ceux qui soutiendront l'année prochaine l'acte de navigation et les droits différentiels dans l'Inde exciteront-ils l'enthousiasme de nos armateurs? Supposez qu'un membre du comité Odier soit introduit au sein de l'association espagnole pour la défense du travail national; que pourra-t-il dire? quelle parole pourra-t-il prononcer sans trahir ou les intérêts de son pays ou ses propres convictions? Conseillera-t-il aux Espagnols d'ouvrir leurs ports et leurs frontières aux produits de nos manufactures? de ne pas s'en tenir à la fausse doctrine de la balance du commerce? de ne point considérer comme avantageuses les industries qui ne se soutiennent que par des taxes sur la communauté? Leur dira-t-il que les faveurs douanières ne créent pas des capitaux et du travail, mais les déplacent seulement et d'une manière fâcheuse? Un tel abandon de principes et de dignité personnelle sera peut-être applaudi par ses coreligionnaires de France (car nous nous rappelons qu'il fut beaucoup question, au comité de Rouen, il y a dix-huit mois, de l'opportunité de prêcher le libre-échange... en Espagne), mais à coup sûr il excitera la risée des auditeurs castillans. Mettant donc ses principes au-dessus de ses intérêts, voudra-t-il se montrer héroïque? Imaginez ce Brutus de la restriction haranguant les Espagnols en ces termes: «Vous faites bien d'exhausser les barrières qui nous séparent. Je vous approuve de repousser nos navires, nos offreurs de services, nos commis-voyageurs, nos tissus de coton, de laine, de fil et de chanvre, nos mules, nos papiers peints, nos machines, nos meubles, nos modes, notre mercerie, notre orfévrerie, notre poterie, notre horlogerie, notre quincaillerie, notre parfumerie, notre tabletterie, notre ganterie, notre librairie. Ce sont toutes choses que vous devez faire vous-mêmes, quelque travail qu'elles exigent, et même d'autant plus qu'elles en exigent davantage. Je ne vous reproche qu'une chose, c'est de rester à moitié chemin dans cette voie. Vous êtes bien bons de nous payer un tribut de quatre-vingt-dix millions et de vous mettre dans notre dépendance. Méfiez-vous de vos libre-échangistes. Ce sont des idéologues, des niais, des traîtres, etc.» Ce beau discours serait sans doute applaudi en Catalogne. Serait-il approuvé à Lille et à Rouen?
Il est donc certain que les associations protectionnistes des divers pays sont antagoniques entre elles, quoiqu'elles se donnent la même étiquette et professent en apparence les mêmes doctrines; et, pour comble de singularité, si elles sympathisent avec quelque chose, d'un pays à l'autre, c'est avec les associations de libre-échange.
La raison en est simple. C'est qu'elles veulent à la fois deux choses contradictoires: des restrictions et des débouchés. Donner et ne pas recevoir, vendre et ne pas acheter, exporter et ne pas importer, voilà le fond de leur bizarre doctrine. Elle les conduit très-logiquement à avoir deux langages, non-seulement différents, mais opposés, l'un pour le pays, l'autre pour l'étranger, avec cette circonstance bien remarquable que, leurs conseils fussent-ils admis des deux côtés, elles n'en seraient pas plus près de leur but.
En effet, à ne considérer que les transactions de deux peuples, ce qui est exportation pour l'un est importation pour l'autre. Voyez ce beau navire qui sillonne la mer et porte dans ses flancs une riche cargaison. Dites-moi, s'il vous plaît, quel nom il faut donner à ces marchandises. Sont-elles importation ou exportation? N'est-il pas clair qu'elles sont à la fois l'un et l'autre, selon qu'on a en vue le peuple expéditeur ou le peuple destinataire? Si donc aucun ne veut être destinataire, aucun ne pourra être expéditeur; et il est infaillible que, dans l'ensemble, les débouchés se restreignent juste autant que les restrictions se resserrent. C'est ainsi qu'on arrive à cette bizarre politique: ici, pour déterminer la cargaison à sortir, on lui confère une prime aux dépens du public; là, pour l'empêcher d'entrer, on lui impose une taxe aux dépens du public. Se peut-il concevoir une lutte plus insensée? Et qui restera vainqueur? Le peuple le plus disposé à payer la plus grosse prime ou la plus grosse taxe.
Non, la vérité n'est pas dans cet amas de contradictions et d'antagonismes. Tout le système repose sur cette idée, que l'échange est une duperie pour la partie qui reçoit; et, outre que le mot même échange contredit cette idée, puisqu'il implique qu'on reçoit des deux côtés, quel homme ne sent pas la position ridicule où il se place quand il ne peut tenir à l'étranger que ce langage: Je vous conseille d'être dupe, alors surtout qu'il est dupe lui-même de son propre conseil?
Voici du reste un petit échantillon de la propagande protectionniste au dehors.
Un homme partit de Paris, rue Hauteville, avec la prétention d'enseigner aux nations l'économie politique. Il arriva devant la Bidassoa. Il y avait beaucoup de monde sur le pont, et un aussi nombreux auditoire ne pouvait manquer de tenter notre professeur. Il s'appuya donc contre le garde-fou, tournant le dos à l'Océan; et, ayant eu soin, pour prouver son cosmopolitisme, de mettre sa colonne vertébrale en parfaite coïncidence avec la ligne idéale qui sépare la France de l'Espagne, il commença ainsi:
«Vous tous qui m'écoutez, vous désirez savoir quels sont les bons et les mauvais échanges. Il semble d'abord que je ne devrais avoir rien à vous apprendre à cet égard; car enfin, chacun de vous connaît ses intérêts, au moins autant que je les connais moi-même; mais l'intérêt est un signe trompeur, et je fais partie d'une association où l'on méprise ce mobile vulgaire. Je vous apporte une autre règle infaillible et de l'application la plus facile. Avant d'entrer en marché avec un homme, faites-le jaser. Si, lui ayant parlé français, il vous répond en espagnol, ou vice versâ, n'allez pas plus loin, l'épreuve est faite, l'échange est de maligne nature.
Une voix.—Nous ne parlons ni espagnol ni français; nous parlons tous la même langue, l'escualdun, que vous appelez basque.
l'objection. Il faut que je me retourne.—Eh bien! mes amis, voici une règle tout aussi aisée: Ceux d'entre vous qui sont nés de ce côté-ci de la ligne (montrant l'Espagne) peuvent échanger, sans inconvénient, avec tout le pays qui s'étend à ma droite jusqu'aux colonnes d'Hercule, et pas au delà; et ceux qui sont nés de ce côté (montrant la France) peuvent échanger à leur aise dans toute la région qui se développe à ma gauche, jusqu'à cette autre ligne idéale qui passe entre Blanc-Misseron et Quiévrain... mais pas plus loin. Les échanges ainsi faits vous enrichiront. Quant à ceux que vous feriez par-dessus la Bidassoa, ils vous ruineraient avant que vous puissiez vous en apercevoir.
Une autre voix.—Si les échanges qui se font par-dessus la Nivelle, qui est à deux lieues d'ici, sont bons, comment les échanges qui se font par-dessus la Bidassoa peuvent-ils être mauvais? Les eaux de la Bidassoa dégagent-elles un gaz particulier qui empoisonne les échanges au passage?
—Vous êtes bien curieux, répondit le professeur; beau Basque, mon ami, vous devez me croire sur parole.
Cependant notre homme, ayant réfléchi sur la doctrine qu'il venait d'émettre, se dit en lui-même: «Je n'ai fait encore que la moitié des affaires de mon pays.» Ayant donc demandé du silence, il reprit son discours en ces termes:
«Ne croyez pas que je sois un homme à principes et que ce que je viens de vous dire soit un système. Le ciel m'en préserve! Mon arrangement commercial est si peu théorique, si naturel, si conforme à votre inclination, quoique vous n'en ayez pas la conscience, que l'on vous y soumettra aisément à grands coups de baïonnette. Les utopistes sont ceux qui ont l'audace de dire que les échanges sont bons quand ceux qui les font les trouvent tels: effroyable doctrine, toute moderne, importée d'Angleterre, et à laquelle les hommes se laisseraient aller tout naturellement si la force armée n'y mettait bon ordre.
«Mais, pour vous prouver que je ne suis ni exclusif ni absolu, je vous dirai que ma pensée n'est pas de condamner toutes les transactions que vous pourriez être tentés de faire d'une rive à l'autre de la Bidassoa. J'admets que vos charrettes traversent librement le pont, pourvu qu'elles y arrivent PLEINES de ce côté-ci (montrant la France), et VIDES de ce côté-là (montrant l'Espagne). Par cet ingénieux arrangement, vous gagnerez tous: vous, Espagnols, parce que vous recevrez sans donner, et vous, Français, parce que vous donnerez sans recevoir. Surtout ne prenez pas ceci pour un système.»
Les Basques ont la tête dure. On a beau leur répéter: Ceci n'est pas un système, une théorie, une utopie, un principe; ces précautions oratoires n'ont pas le pouvoir de leur faire comprendre ce qui est inintelligible. Aussi, malgré les beaux conseils du professeur, quand on le leur permet (et même quelquefois quand on ne le leur permet pas), ils échangent selon l'ancienne méthode (qu'on dit nouvelle), c'est-à-dire comme échangeaient leurs pères, et quand ils ne le peuvent faire par-dessus la Bidassoa, ils le font par-dessous, tant ils sont aveugles!