Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
37.—LA TAXE UNIQUE EN ANGLETERRE.
27 Juin 1847.
Quelques journaux, intéressés à tourner contre nous les préventions nationales, font remarquer que nous allons souvent chercher des faits et des enseignements de l'autre côté du détroit. Le Moniteur industriel va même jusqu'à nous appeler un journal anglais, insulte dont le bon sens public fera justice.
Nous devons cependant à notre dignité d'expliquer pourquoi nous suivons avec soin le mouvement des esprits et de la législation en Angleterre, sur les matières qui se rattachent au but spécial de cette feuille.
De quelque manière qu'on juge la politique de l'Angleterre et le rôle qu'elle a pris dans le monde, il est impossible de ne pas convenir qu'en tout ce qui concerne le commerce, l'industrie, les finances et les impôts, elle a passé par des expériences que les autres nations peuvent et doivent étudier avec fruit pour elles-mêmes.
Dans aucun pays, les systèmes divers n'ont été mis en pratique avec plus de rigueur. Quand l'Angleterre a voulu protéger sa marine, elle a imaginé un acte de navigation beaucoup plus sévère que toutes les imitations qui en ont été faites ailleurs. Sa loi-céréale est bien autrement restrictive que celle de notre pays, son système colonial bien autrement étendu. Les dépenses publiques y ont pris depuis longtemps un développement prodigieux, et par conséquent toutes les formes imaginables de l'impôt y ont été essayées. Les banques, les caisses d'épargne, la loi des pauvres y sont déjà anciennes.
Il résulte de là que les effets bons ou mauvais de toutes ces mesures ont dû se manifester en Angleterre plus qu'en tout autre pays; d'abord parce qu'elles y ont été prises d'une manière plus absolue, ensuite, parce qu'elles y ont eu plus de durée.
En outre, le régime représentatif, la discussion, la publicité, l'usage des enquêtes et la statistique y ont constaté les faits plus que dans aucun autre pays.
Aussi, c'est en Angleterre d'abord qu'a dû se produire la réaction de l'opinion publique contre les faux systèmes, contre les dispositions législatives en contradiction avec les lois de l'économie sociale, contre les institutions séduisantes par leurs effets immédiats, mais désastreuses par leurs conséquences éloignées.
Dans ces circonstances, nous croirions manquer à nos devoirs et faire acte de lâcheté si, nous en laissant imposer par la stratégie du Moniteur industriel et du parti protectionniste, nous nous privions d'une source si riche d'informations. On l'a dit avec raison, l'expérience est le plus rigoureux des maîtres; et si l'exemple des autres peut nous préserver de quelques fautes, pourquoi n'essayerions-nous pas de faire tourner au profit de notre instruction nationale les essais et les épreuves qui se font ailleurs?
Une tendance bien digne d'être remarquée, c'est la disposition qui se manifeste en Angleterre, depuis quelque temps, à résoudre les questions d'économie politique par des principes.—Ce qui ne veut pas dire que les réformes s'y accomplissent du soir au lendemain, mais qu'elles ont pour but de réaliser d'une manière complète une pensée qu'on juge fondée sur la justice et l'utilité générale.
Tandis qu'il est de tradition, dans d'autres pays, qu'en matière d'impôts, de finances, de commerce, il n'y a pas de principes, qu'il faut se contenter de tâtonner, replâtrer et modifier au jour le jour, en vue de l'effet le plus prochain, il semble que, de l'autre côté du détroit, le parti réformateur admet comme incontestable cette donnée: L'utilité générale se rencontre dans la justice. Dès lors, tout se borne à examiner si une réforme est en harmonie avec la justice; et ce point une fois admis par l'opinion publique, on y procède vigoureusement sans trop s'embarrasser des inconvénients inhérents à la transition, sachant fort bien qu'il y a, en définitive, plus de biens que de maux à attendre de substituer ce qui est juste à ce qui ne l'est pas.
C'est ainsi qu'a été opérée l'abolition de l'esclavage.
C'est ainsi qu'a été effectuée la réforme postale. Une fois reconnu que les relations d'affections et d'affaires par correspondance n'étaient pas une matière imposable, on a réduit le port des lettres, ainsi que cela découlait du principe, au prix du service rendu.
La même conformité à un principe préside à la réforme commerciale. Ayant bien constaté que la protection est une déception en ce qu'elle ne profite aux uns qu'aux dépens des autres, avec une perte sèche par-dessus le marché pour la communauté, on a posé en principe ces mots: Plus de protection. Ce principe est destiné à entraîner la chute des lois-céréales, celle de l'acte de navigation, celle du système colonial, le bouleversement complet des vieilles traditions politiques et diplomatiques de la Grande-Bretagne. N'importe, il sera poussé jusqu'au bout. (V. tome III, pages 437 à 518.)
Il s'opère en ce moment un travail dans les esprits pour ramener au principe de liberté l'état religieux, l'éducation et la banque. Ces questions ne sont pas mûres encore; mais on peut être sûr d'une chose, c'est que si, en ces matières, la liberté sort triomphante de la discussion, elle ne tardera pas à être réalisée en fait.
Voici maintenant qu'un membre de la Ligue, M. Ewart, fait au Parlement la motion de convertir tous les impôts en une taxe unique sur la propriété, entendant par ce mot les capitaux de toute nature. C'est la pensée des physiocrates rectifiée, complétée, élargie, rendue praticable.
On s'imagine peut-être qu'une proposition aussi extraordinaire, qui ne tend à rien moins qu'à la suppression absolue de tous les impôts indirects (la douane comprise), a dû être repoussée et considérée par tout le monde, et spécialement par le ministre des finances, comme l'œuvre d'un rêveur, d'un cerveau fêlé, ou tout au moins d'un homme par trop en avant de son siècle. Point du tout. Voici la réponse du chancelier de l'Échiquier:
«Je crois exprimer l'opinion de toute la Chambre, en disant que l'honorable auteur de la motion n'avait nul besoin de parler de la pureté de ses intentions. Aucun de nos collègues n'a moins besoin de se défendre sur ce terrain, tout le monde sachant combien sont toujours désintéressés les motifs qui le font agir; et certainement, il est impossible d'attacher trop d'importance à la question qu'il vient de soumettre à la Chambre. En même temps j'espère que mon honorable ami ne regardera pas comme un manque de respect de ma part, si je refuse de le suivre dans tous les détails qu'il nous a soumis sur les impôts indirects, sur l'accise, la douane et le timbre. À la session prochaine, ce sera mon devoir de soumettre au Parlement la révision de notre système contributif. Alors il faudra se décider, d'une manière ou d'une autre, sur une des branches les plus importantes du revenu, l'income-tax; et ce sera le moment d'examiner la convenance de rendre permanente ou même d'étendre cette nature de taxe directe, en tant qu'opposée aux impôts indirects. On comprendra que ce n'est pas le moment de traiter cette question. Je puis néanmoins assurer la Chambre que c'est mon désir le plus ardent d'établir mon régime financier sur les bases les moins oppressives pour les contribuables, les plus propres à laisser prendre au travail, au commerce et à l'industrie tout le développement dont ils sont susceptibles.»
Sans doute, ce qui a pu déterminer le chancelier de l'Échiquier à accueillir avec tant de bienveillance la motion de M. Ewart, c'est le désir de s'assurer pour l'année prochaine le triomphe définitif de l'income-tax, mesure toujours présentée jusqu'ici comme temporaire. Dans tous les pays, les ministres des finances procèdent ainsi à l'égard des nouveaux impôts. C'est un décime de guerre, un income-tax; c'est ceci ou cela, né des circonstances, et certainement destiné à disparaître avec elles, mais qui, néanmoins, ne disparaît jamais. Il est donc possible que le chancelier de l'Échiquier se soit montré seulement habile et prévoyant au point de vue fiscal. Mais si l'income-tax ne se développe qu'accompagné de suppressions correspondantes dans les impôts indirects, il sera toujours vrai de dire, quelles que soient les intentions, qu'un grand pas aura été fait vers l'avènement de l'impôt unique.
Quoi qu'il en soit, la question est posée; elle ne tombera pas.
Il n'entre pas dans nos vues de nous prononcer sur une matière aussi grave et encore si controversée. Nous nous bornerons à soumettre à nos lecteurs quelques réflexions.
Voici ce que disent les partisans de la taxe unique:
De quelque manière qu'on s'y prenne, l'impôt retombe toujours à la longue sur le consommateur. Il est donc indifférent pour lui, quant à la quotité, que la taxe soit saisie par le fisc au moment de la production ou au moment de la consommation. Mais le premier système a l'avantage d'exiger moins de frais de perception, et de débarrasser le contribuable d'une foule de vexations qui gênent les mouvements du travail, la circulation des produits et l'activité des transactions. Il faudrait donc faire le recensement de tous les capitaux, terres, usines, chemins de fer, fonds publics, navires, maisons, machines, etc., etc., et prélever une taxe proportionnelle. Comme rien ne peut se faire sans l'intervention du capital, et que le capitaliste fera entrer la taxe dans son prix de revient, il se trouverait en définitive que l'impôt serait disséminé dans la masse; et toutes les transactions subséquentes, intérieures ou extérieures, à la seule condition d'être honnêtes, jouiraient de la plus entière liberté.
Les défenseurs des taxes indirectes ne manquent pas non plus de bonnes raisons. La principale est que la taxe, dans ce système, se confond tellement avec le prix vénal de l'objet, que le contribuable ne les distingue plus, et qu'on paye l'impôt sans le savoir; ce qui ne laisse pas que d'être commode, surtout pour le fisc, qui parvient ainsi progressivement à tirer quelque cinq et six francs d'un objet qui ne vaut pas vingt sous[45].
Après tout, si jamais l'impôt unique se réalise, ce ne sera qu'à la suite d'une discussion prolongée ou d'une grande diffusion des connaissances économiques; car il est subordonné au triomphe d'autres réformes, plus éloignées encore d'obtenir l'assentiment public.
Nous le croyons, par exemple, incompatible avec une administration dispendieuse, et qui, par conséquent, se mêle de beaucoup de choses.
Quand un gouvernement a besoin d'un, deux ou trois milliards, il est réduit à les soutirer du peuple; pour ainsi dire par ruse. Le problème est de prendre aux citoyens la moitié, les deux tiers, les trois quarts de leurs revenus, goutte à goutte, heure par heure, et sans qu'ils y comprennent rien. C'est là le beau côté des impôts indirects. La taxe s'y confond si intimement avec le prix des objets qu'il est absolument impossible de les démêler. Avec la précaution de n'établir d'abord, selon la politique impériale, qu'un impôt bien modéré, afin de ne pas occasionner une variation trop visible des prix, on peut arriver ensuite à des résultats surprenants. À chaque nouveau renchérissement le fisc dit: «Qu'est-ce qu'un centime ou deux par individu en moyenne?» ou bien: «Qui nous assure que le renchérissement ne provient pas d'autres causes?»
Il n'est pas probable qu'avec l'impôt unique, lequel ne saurait s'envelopper de toutes ces subtilités, un gouvernement puisse arriver jamais à absorber la moitié de la fortune des citoyens.
Le premier effet de la proposition de M. Ewart sera donc vraisemblablement de tourner l'opinion publique de l'Angleterre vers la sérieuse réduction des dépenses, c'est-à-dire vers la non-intervention de l'État en toutes matières où cette intervention n'est pas de son essence.
Il me semble impossible de n'être pas frappé de l'effet probable de cette nouvelle direction imprimée au système contributif de la Grande-Bretagne, combiné avec la réforme commerciale.
Si d'une part le système colonial s'écroule, comme il doit nécessairement s'écrouler devant la liberté des échanges; si d'un autre côté le gouvernement est réduit à l'impuissance de rien prélever sur le public au delà de ce qui est strictement nécessaire pour l'administration du pays, le résultat infaillible doit être de couper jusque dans sa racine cette politique traditionnelle de nos voisins qui, sous les noms d'intervention, influence, prépondérance, prépotence, a jeté dans le monde tant de ferments de guerres et de discordes, a soumis toutes les nations et la nation anglaise plus que toute autre à un si écrasant fardeau de dettes et de contributions.
38.—M. DE NOAILLES À LA CHAMBRE DES PAIRS.
24 Janvier 1847.
Notre mission est de combattre cette fausse et dangereuse économie politique qui fait considérer la propriété d'un peuple comme incompatible avec la prospérité d'un autre peuple, qui assimile le commerce à la conquête, le travail à la domination. Tant que ces idées subsisteront, jamais le monde ne pourra compter sur vingt-quatre heures de paix. Nous dirons plus, la paix serait une absurdité et une inconséquence.
Voici ce que nous lisons dans le discours qu'a prononcé ces jours-ci M. de Noailles à la Chambre des pairs:
«On sait que l'intérêt de l'Angleterre serait l'anéantissement du commerce de l'Espagne pour qu'elle pût l'inonder du sien... L'anarchie entretient la faiblesse et la pauvreté, et l'Angleterre trouve son profit à ce que l'Espagne soit faible et pauvre... En un mot, et c'est dans la nature des choses, la politique de l'Angleterre la porte à vouloir posséder l'Espagne pour l'annuler, afin d'avoir... à nourrir et à vêtir un peuple nombreux.» (Très-bien.)
Nous mettons de côté, bien entendu, la question espagnole et diplomatique. Nous nous bornons à signaler l'absurdité et le danger de la théorie professée ici par le noble pair.
Dire qu'un pays commercial et industriel a intérêt à annuler tous les autres, afin de les inonder de ses produits, afin d'en nourrir, vêtir, loger, héberger les habitants, c'est renfermer en deux lignes un si grand nombre de contradictions, qu'on ne sait comment s'y prendre seulement pour les montrer[46].
Ce qui fait la richesse d'un négociant, c'est la richesse de sa clientèle; et, quand M. de Noailles affirme que l'Angleterre veut appauvrir ses acheteurs, j'aimerais autant lui entendre dire que la maison Delisle, notre voisine, attend pour faire fortune que Paris soit ruiné, qu'on n'y donne plus de bals et que les dames y renoncent à la toilette.
D'un autre côté, il semble, d'après M. de Noailles, qu'un peuple spécialement aspire à nourrir et vêtir tous les autres,—qu'en cela ce peuple fait un calcul, et, ce qui est fort étrange, un bon calcul. Ce peuple désire qu'on ne travaille nulle part, afin de travailler pour tout le monde. Son but est de mettre à la portée de chacun le vivre et le couvert, sans jamais rien accepter de personne, tout ce qu'il accepterait étant une perte pour lui; et enfin, voici le comble du merveilleux, M. de Noailles croit et dit, sans rire, que c'est par une semblable politique que l'Angleterre, donnant beaucoup et recevant peu, appauvrit les autres et s'enrichit elle-même.
En vérité, il est temps qu'un pareil tissu de banalités cesse d'être la pâture intellectuelle de notre pays. Nous sommes décidés, quant à nous, à flétrir ces doctrines à mesure qu'elles oseront se produire et de quelque bouche qu'elles émanent; car elles ne sont pas seulement ridiculement absurdes, elles sont surtout anarchiques et anti-sociales. En effet, à moins de vouloir s'en tenir à de puériles déclamations, il faut bien reconnaître que le mobile qui fait agir les producteurs est le même dans tous les pays. Si donc le travailleur anglais a intérêt à l'abaissement et à la ruine du globe, il en est de même de tous les travailleurs belges, français, espagnols, allemands; et nous vivons dans un monde où nul ne peut s'élever que par la destruction de l'humanité tout entière.
Mais, dira-t-on, M. de Noailles n'a fait qu'exprimer une idée généralement reçue. N'est-il pas vrai que les Anglais cherchent surtout des débouchés, et que par conséquent leur but principal est de vendre, non d'acheter?
Non, cela n'est pas vrai, et ne le serait pas alors que les Anglais le croiraient eux-mêmes. Nous convenons que, pour leur malheur et celui du monde, ce faux principe, qui est celui du régime protecteur, a dirigé toute leur politique pendant des siècles; ce qui explique et justifie les défiances universelles dont M. de Noailles a été l'organe. Mais enfin, l'Angleterre s'est placée aujourd'hui sous l'influence d'un principe diamétralement opposé, le principe de la liberté; et, dans cet ordre d'idées, ce qui est vrai, le voici; c'est beaucoup plus simple et beaucoup plus consolant:
Les Anglais désirent jouir d'une foule de choses qui ne viennent pas dans leur île, ou qui n'y viennent qu'en quantité insuffisante. Ils veulent avoir du sucre, du thé, du café, du coton, du bois, des fruits, du blé, du beurre, de la viande, etc. Pour obtenir ces choses au dehors, il faut les payer, et ils les payent avec les produits de leur travail.—Les importations d'un peuple sont les jouissances qu'il se procure, et ses exportations sont le payement de ces jouissances. Le but réel de toute nation (quoi qu'elle en pense elle-même) est d'importer le plus possible et d'exporter le moins possible, comme le but de tout homme, dans ses transactions, est d'obtenir beaucoup en donnant peu.
Que de peine il faut pour faire comprendre une vérité si simple!—Et pourtant il faut qu'elle soit comprise. La paix du monde est à ce prix.
39.—PARESSE ET RESTRICTION.
16 Janvier 1848.
Un de nos abonnés hommes de beaucoup de lumières et d'expérience, placé dans une haute position sociale, nous soumet l'objection suivante, à laquelle nous nous empressons de répondre, parce qu'elle préoccupe beaucoup d'esprits sincères.
«Comme le travail est une fatigue, beaucoup d'entre nous aiment mieux s'abstenir du travail que d'avoir à se reposer de la fatigue. Le climat nous y dispose plus ou moins. L'Espagnol, par exemple, est paresseux d'esprit et de corps. Admettez la liberté des échanges en Espagne. L'habitant sera mieux logé, nourri, vêtu, parce qu'avec ses produits il achètera à l'étranger des produits meilleurs et à plus bas prix que ceux qu'il pourrait fabriquer; mais il n'achètera toujours que dans la proportion de ce qu'il produit lui-même. La première amélioration obtenue, il en restera là, parce qu'il ne sait, ne veut et ne peut produire davantage. La protection (peu importe la forme) mesurée, limitée aux industries vitales, a pour but de le solliciter à vaincre sa tendance naturelle en lui assurant un dédommagement de ses efforts. L'homme d'État ne pourrait-il lui tenir ce langage: «Livré à tes instincts naturels, tu produis peu, tu achètes peu, tu restes pauvre; il est utile que tu produises davantage pour que tu puisses acheter un jour davantage. Pour te dédommager de ta peine, pour te stimuler à l'étude qui te donnera plus de savoir, à l'industrie qui te donnera de meilleurs instruments, à la pratique qui te donnera plus d'habileté, nous allons nous imposer un sacrifice. Produis, nous renoncerons, pour un temps, à acquérir les mêmes produits à l'étranger; nous te les payerons plus cher, afin que tu rentres dans tes avances, afin que tu nous donnes une production nouvelle, et par conséquent un nouveau moyen d'échanger, une faculté plus grande d'acheter.»
Ainsi, comme nous, notre honorable correspondant voit dans la restriction un appauvrissement, un dommage, une souffrance, une perte, un sacrifice, infligés à la population. Seulement, il se demande si elle ne peut pas agir comme stimulant, afin de faire sortir la population de son inertie naturelle.
La paresse d'un peuple étant posée en fait, notre correspondant conviendra bien que si ce peuple est pauvre, c'est à sa paresse et non aux importations qu'il doit s'en prendre. Celles-ci le mettent au contraire à même de retirer plus de jouissances du peu de travail auquel il se livre.
Si un homme d'État intervient et dit: «Nous allons exclure le produit étranger; tu le feras toi-même, et tes concitoyens te le payeront plus cher, afin de te déterminer au travail par l'appât d'un plus grand gain,» le résultat sera que tous ses concitoyens, payant le produit plus cher, seront moins riches d'autant, et favoriseront dans une moindre proportion des industries déjà existantes dans le pays. Tout ce qu'on aura fait, c'est d'encourager une forme de travail en en décourageant dix autres, et l'on ne voit pas alors comment le sacrifice atteint le but, qui est de détruire la paresse.
Mais voici qui est plus grave. On peut se demander si c'est bien la mission d'un homme d'État de diminuer les moyens de satisfaction d'un peuple, dans l'espérance de secouer son inertie. Après avoir établi sans arrière-doute, ainsi que le fait notre correspondant, que la restriction est un sacrifice général, demander si elle ne peut pas être utile comme moyen de forcer les hommes au travail, c'est demander s'il ne serait pas bon dans le même but, à supposer que cela fût praticable, de diminuer la fertilité du sol, d'enfoncer le minerai plus avant dans les entrailles de la terre, de rendre le climat plus rude, de prolonger les rigueurs de l'hiver, d'abréger la durée des jours, de donner à l'Espagne le climat de l'Écosse, afin de solliciter par la vive piqûre des besoins l'énergie des habitants. Il est possible que cela réussît. Mais est-ce là la mission des gouvernements? Le droit des hommes d'État va-t-il jusque-là? Et parce qu'un homme a été poussé par le vent des circonstances au timon des affaires, parce qu'il a reçu une commission de ministre, son omnipotence légitime sur tous ses semblables va-t-elle jusqu'au point de les faire souffrir, d'accumuler autour d'eux les difficultés et les obstacles, afin de les rendre actifs et laborieux[47]?
Une telle pensée a sa source dans cette doctrine fort répandue de nos jours, que les gouvernés sont de la matière inerte sur laquelle les gouvernants peuvent faire toutes sortes d'expériences.
Beaucoup de publicistes ont eu le tort de ne pas donner assez d'importance aux fonctionnaires publics et de les considérer comme une classe improductive. Les écoles modernes nous semblent tomber dans l'exagération contraire, en faisant des gouvernants des êtres à part, placés en dehors et au-dessus de l'humanité, ayant mission, comme dit Rousseau, de lui donner le sentiment et la volonté, le mouvement et la vie[48].
Nous contestons au législateur une telle autocratie, et plus encore quand elle se manifeste par des mesures qui, après tout, n'encouragent l'un dans une certaine proportion qu'en décourageant l'autre dans une proportion plus grande encore, comme c'est le propre du système protecteur, selon notre honorable correspondant lui-même.
40.—DEUX MODES D'ÉGALISATION DE TAXES.
4 Avril 1847.
Les partisans du libre-échange se font un argument de ce qui est advenu au sucre de betterave, pour prouver que la crainte de la concurrence est souvent chimérique.
«Tout ce qu'on prédit de la rivalité extérieure pour le fer, le drap, les bestiaux, disent-ils, on le prédisait, pour la betterave, de la rivalité coloniale. Les industries protégées n'invoquent pas un argument que le sucre indigène n'ait invoqué, quand il fut menacé du régime de l'égalité. Mettre aux prises les deux sucres, c'était condamner à mort le plus faible. Qu'est-il arrivé cependant? Sous l'aiguillon de la nécessité, les fabricants ont fait des efforts d'intelligence, de bonne administration, d'économie. Ils ont retrouvé de ce côté plus qu'ils ne perdaient du côté de la protection; en un mot, ils prospèrent plus que jamais. L'analogie ne nous dit-elle pas qu'il en sera de même des autres industries? La voie du progrès leur est-elle fermée? Nos manufacturiers ne feront-ils aucun effort pour lutter avec leurs rivaux et reconquérir, par leur habileté, plus qu'ils ne doivent au privilége?»
Ce raisonnement place le libre-échange sur un terrain défavorable. Il ôte à sa démonstration les deux tiers de ses forces, en insinuant qu'un dégrèvement sur les produits étrangers et une aggravation sur le produit national,—c'est la même chose. Il tend à faire penser qu'en dehors des progrès subits et extraordinaires, il n'y a pas de salut pour nos industries protégées, si la concurrence est permise. Il décourage ceux qui n'ont pas une foi complète dans ces progrès, qui, il faut bien le dire, peuvent bien n'être pas aussi rapides dans les autres branches de travail qu'ils l'ont été dans l'industrie saccharine.
Il ne faut pas laisser croire que le maintien de nos industries, soumises au régime de la liberté, est subordonné à des progrès probables, sans doute, mais dont personne ne saurait préciser la portée.
Ce qu'il faut faire voir, c'est ceci: que l'épreuve de l'égalisation par l'impôt est beaucoup plus dangereuse que celle de l'égalisation par le libre-échange, et que, par conséquent, si le sucre indigène s'est tiré de l'une, à fortiori l'industrie nationale se tirera de l'autre.
Deux circonstances différencient essentiellement ces épreuves.
La première frappe tous les esprits, et nous ne nous y arrêterons pas; c'est que la réforme douanière apporte par elle-même à chaque industrie un élément de succès et lui ouvre une source d'économie. En même temps que le libre-échange prive certains établissements de protection, il leur fournit à plus bas prix la matière première, le combustible, les machines et la subsistance. C'est là une première compensation que l'impôt et l'exercice n'offraient certes pas au sucre de betterave.
La seconde circonstance est moins aperçue, quoique bien autrement importante. Nous supplions nos amis, et plus encore nos adversaires, d'en peser toute la gravité; car du jour où ils tiendront compte du phénomène économique dont nous voulons parler, ils cesseront d'être nos adversaires. Telle est du moins notre profonde conviction.
Tout le monde sait que lorsqu'un produit baisse de prix, la consommation s'en accroît. Or, accroissement de consommation implique accroissement de demande, et par suite rehaussement de prix.
Supposons qu'un objet dont le prix de revient (y compris le profit du producteur) est 100 francs, soit grevé de 100 fr. de taxe: le prix vénal sera 200 fr.
Si l'on supprime la taxe, le prix vénal serait de 100 fr. si la consommation restait la même: mais elle augmentera; par suite, le prix tendra à hausser. Il y aura meilleure rémunération pour l'industrie que ce produit concerne.
Ceci montre que lorsque deux industries similaires sont inégalement imposées, il n'est pas indifférent de ramener l'égalité en surtaxant l'une ou en dégrévant l'autre. Dans le premier cas, on diminue; dans le second, on favorise le débouché de toutes les deux.
Il est bien évident que si l'on eût égalisé les conditions des deux sucres, en dégrévant le sucre colonial, au lieu d'imposer le sucre indigène, celui-ci eût pu soutenir la lutte plus avantageusement encore qu'il ne l'a fait, car la diminution de l'impôt eût abaissé le prix vénal, élargi la consommation, stimulé la demande, et en définitive, élevé pour l'un et l'autre sucre le prix rémunérateur.
Les libre-échangistes qui arguent de ce qui est arrivé au sucre de betterave pour en déduire ce qui arriverait aux autres industries, si on leur retirait la protection, privent donc leur argument de ce qui fait sa force; car ils assimilent deux procédés d'égalisation dont l'un est toujours avantageux et dont l'autre peut être mortel.
Avec le libre-échange, l'industrie indigène a trois voies ouvertes pour se mettre au niveau de l'industrie étrangère:
1o L'intervention d'une plus grande dose d'habileté stimulée par la concurrence;
2o L'abaissement du prix des matières premières, des moteurs, de la subsistance, etc.;
3o L'accroissement de la consommation, de la demande, et son action sur le prix rémunérateur.
Le sucre de betterave n'a eu pour lutter que la première de ces ressources, et elle a suffi. La liberté commerciale les met toutes trois à la disposition de nos industries. Est-il sérieusement à craindre qu'elles succombent?
On peut déduire de cette observation une théorie économique sur laquelle nous reviendrons souvent; et, par ce motif, nous nous bornons, quant à présent, à l'indiquer.
Le système restrictif a la prétention d'élever, au profit du producteur, le prix du produit; mais il ne peut le faire sans mettre ce produit hors de la portée d'un certain nombre de personnes, sans paralyser les facultés de consommation, sans diminuer la demande, et enfin, sans agir dans le sens de la baisse sur le prix même qu'il aspire à élever[49].
Sa première tendance, nous en convenons, est de renchérir en favorisant le producteur; sa seconde tendance est de déprécier en éloignant le consommateur; et cette seconde tendance peut aller jusqu'à surmonter la première.
Et, quand cela est arrivé, le public perd toute la consommation empêchée par la mesure, sans que le producteur gagne rien sur le prix.
Celui-ci joue alors le rôle ridicule dans lequel nous avons fait paraître le fisc anglais. On se rappelle que la taxe s'élevant sans cesse, et la consommation diminuant à mesure, il arriva un moment où, en ajoutant 5 p. % au taux de l'impôt, on eut 5 p. % de moins de recette[50].
41.—L'IMPÔT DU SEL.
20 Juin 1841.
Pour la seconde fois, la réduction de l'impôt sur le sel a été votée par la Chambre des députés à la presque unanimité; ce qui n'aura d'autre conséquence, à ce qu'il paraît, que de déterminer le ministère à mettre la question à l'étude pour l'année prochaine.
Parmi les arguments dont on s'est servi dans le débat, il en est un qui revient à propos de toute réduction de taxes et particulièrement au sujet des droits de douane. Par ce motif, nous croyons utile de rectifier les idées qui ont été émises à ce sujet.
Les députés qui ont soutenu la proposition de M. Demesmay ont cru devoir prédire un accroissement de consommation, d'où ils concluaient que le déficit du Trésor serait bientôt à peu près comblé.
Ceux qui repoussaient la mesure assuraient, au contraire, que la consommation du sel, en ce qui concerne l'emploi qui en est fait directement par l'homme, était aujourd'hui tout ce qu'elle peut être; qu'elle ne serait point modifiée par la réduction de la taxe, ni même alors que le sel serait gratuit; d'où la conséquence que le déficit du Trésor serait exactement proportionnel à la diminution de l'impôt.
Sur quoi, nous croyons devoir examiner rapidement et d'une manière générale cette question:
«Une diminution dans la taxe, et par conséquent dans le prix vénal de l'objet taxé, entraîne-t-elle nécessairement un accroissement de consommation?»
Il est certain que ce phénomène s'est produit si souvent, qu'on pourrait presque le considérer comme une loi générale.
Cependant, il y a une distinction à faire.
Si l'objet que frappe la taxe est d'une nécessité telle que ce soit une des dernières choses dont l'homme consente à se passer, la consommation, quelle que soit la taxe, sera toujours tout ce qu'elle peut être. Alors, à mesure que l'impôt en élève le prix, il arrive qu'on se prive de toute autre chose, mais non de l'objet supposé nécessaire. De même, si le prix baisse par suite d'une réduction d'impôt, ce n'est pas la consommation de cet objet qui augmentera mais celle des choses dont on avait été forcé de se priver pour ne pas manquer de l'objet indispensable.
Il faut à l'homme, pour respirer, une certaine quantité d'air. Supposons qu'on parvienne à le frapper d'une taxe élevée: l'homme fera évidemment tous ses efforts pour continuer à avoir la quantité d'air sans laquelle il ne pourrait vivre; il renoncera à ses outils, à ses vêtements et même à ses aliments, avant de renoncer à l'air; et si l'on vient à diminuer cette odieuse taxe, ce n'est pas la consommation de l'air qui augmentera, mais celle des vêtements, des outils, des aliments[51].
Il nous semble donc que ceux de MM. les députés qui ont repoussé la réduction de l'impôt du sel, en se fondant sur ce que la consommation, malgré la taxe, est tout ce qu'elle peut être, ont, sans s'en douter, produit le plus fort argument qu'on puisse imaginer contre l'exagération de cet impôt. C'est comme s'ils avaient dit: «Le sel est une chose si indispensable à la vie, que, dans tous les rangs, dans toutes les classes, on en consomme toujours, et quel qu'en soit le prix, une quantité déterminée et invariable. Maintenez-le à un prix élevé, n'importe; l'ouvrier se vêtira de haillons, il se passera de remèdes dans la maladie, il se privera de vin et même de pain plutôt que de renoncer à une portion quelconque du sel qui lui est nécessaire. Diminuez-en le prix, on verra l'ouvrier se mieux vêtir, se mieux nourrir, mais non consommer plus de sel.»
Il est donc impossible d'échapper à ce dilemme:
Ou la consommation du sel augmentera par suite de la réduction du prix; en ce cas, le trésor n'aura point à subir la perte annoncée;
Ou elle n'augmentera pas; et alors, cela prouve que le sel est un objet tellement nécessaire à la vie, que la taxe la plus exagérée n'a pu déterminer les hommes, même les plus pauvres, à en retrancher de leur consommation une quantité quelconque.
Et quant à nous, nous ne pouvons imaginer contre cet impôt un argument plus décisif.
Il est vrai que les besoins du Trésor sont toujours là, comme une fin de non-recevoir insurmontable. Qu'est-ce que cela prouve? hélas! une chose bien simple, quoiqu'elle paraisse peu comprise. C'est que, si l'on veut voter ces réductions d'impôts, il ne faut pas commencer par voter sans cesse des accroissements de dépenses. Combien de temps doit durer l'éducation constitutionnelle d'un peuple pour qu'il arrive enfin à la découverte ou du moins à l'application de cette triviale vérité? C'est un problème qu'il n'est pas aisé de résoudre.
Modérez l'excès des travaux publics, s'est écrié M. Dupin aîné qui, du reste, nous semble avoir donné à tout ce débat sa véritable direction. Nous répéterons ce mot avec une légère variante. Modérez l'excès des services publics, ne laissez à l'État que ses attributions véritables; alors il sera facile de diminuer les dépenses et par conséquent les impôts[52].
42.—DISCOURS À BORDEAUX.
23 Février 1846.
Messieurs,
En présence d'une assemblée si imposante, qui réunit dans cette enceinte tant de lumières, d'esprit d'entreprise, de richesses et d'influence, vous ne serez pas surpris que j'éprouve une émotion insurmontable, et que je commence par réclamer votre indulgence. Je parais devant vous, Messieurs, pour me conformer aux dispositions prises par notre honorable président. Eussions-nous à notre tête un chef moins expérimenté, il faudrait encore nous soumettre à sa direction; car mieux vaut un plan même médiocre que l'absence, ou, ce qui revient au même, la multiplicité des plans. Mais puisque l'Association a eu le bonheur de remettre la conduite de ses opérations à un de ces hommes rares, à la tête froide et au cœur chaud, qui tire plus d'autorité encore de son caractère personnel que de sa position élevée, il ne nous reste plus qu'à marcher au pas, sous sa conduite, et dans un esprit de discipline volontaire, à la conquête du grand principe que nous avons inscrit sur notre bannière: La Liberté des Échanges!
Messieurs, la première épreuve par laquelle est condamnée à passer notre grande entreprise, c'est le dénigrement, qui s'attache toujours à la pensée généreuse qui cherche à se traduire en fait. Grâce au ciel, la valeur individuelle et l'ensemble imposant des noms, qui figureront ce soir au bas de notre acte de société, imposeront silence à bien des insinuations malveillantes. On dira bien, on a déjà dit que notre association est une copie, une pâle copie de la Ligue anglaise; mais est-ce que les hommes de tous les pays, qui tendent au même but, ne sont pas amenés à prendre des moyens analogues? Non, nous ne copions pas la Ligue, nous obéissons aux nécessités de notre situation. D'ailleurs, est-ce la première fois que Bordeaux élève la voix pour la liberté des échanges? La Chambre de commerce de cette ville ne combat-elle pas depuis longues années pour cette cause? Cette cause n'est-elle pas un des objets de l'Union vinicole qui s'est fondée dans la Gironde? Si tant de nobles efforts ont échoué jusqu'ici, c'est qu'ils s'adressaient à la législation qui ne peut que suivre l'opinion publique. C'est donc pour poser la question là où elle doit être préalablement vidée,—devant le public,—que nous nous levons aujourd'hui; et en cela, si nous imitons quelqu'un, c'est notre adversaire, le monopole. Il y a longtemps qu'il fait ce que nous faisons; il y a longtemps qu'il a ses comités, ses finances, ses moyens de propagande, qu'il s'empare de l'opinion, et par elle de la loi. Nous l'imiterons en cela. Mais il y a une chose que nous ne lui emprunterons pas, c'est le mystère de son action. Il lui faut le secret, il lui faut des journaux achetés par-dessous main. À nous, il faut l'air, le grand jour, la sincérité.
Et puis, quand nous imiterions la Ligue en quelque chose? Sommes-nous dispensés de bon sens et de dévouement parce qu'il s'est rencontré du bon sens en Angleterre? Oh! plaise à Dieu que nous empruntions à la Ligue ce qui fera sa gloire éternelle! Plaise à Dieu que nous apportions à notre œuvre la même ardeur, la même persévérance et la même abnégation; que nous sachions comme elle nous préserver de tout contact avec les partis politiques; grandir, acquérir de l'influence, sans être tentés de la détourner à d'autres desseins, sans la mettre au service d'aucun nom propre! Et si jamais notre apostolat s'incarne dans un homme, puisse-t-il, à l'heure du triomphe, finir comme finit Cobden! Il y a deux mois, l'aristocratie anglaise, selon un usage invariable, voulut absorber cet homme. On lui offrit un portefeuille; M. Peel est lui-même le fils d'un manufacturier, et Cobden pouvait voir, en espérance, son fils premier lord de la trésorerie. Il répondit simplement: «Je me crois plus utile à la cause en restant son défenseur officieux.»—Mais ce n'est pas tout. Aujourd'hui que la Ligue l'a placé sur un piédestal qui l'élève plus haut que l'aristocratie elle-même, aujourd'hui qu'elle a remis en ses mains des forces populaires capables de tenir en échec les whigs et les tories; aujourd'hui que de toute part ses amis le pressent de faire tourner cette immense puissance à l'achèvement de quelque autre grande entreprise, aucune passion, aucune séduction ne peut l'émouvoir; il s'apprête à briser de ses mains l'instrument de son élévation, et il dit à l'aristocratie:
«Vous redoutez notre agitation, vous craignez qu'elle ne se porte sur un autre terrain. La Ligue s'est fondée pour l'abolition des monopoles: abolissez-les ce matin, et, dès ce soir, la Ligue sera dissoute.» Non, jamais, depuis dix-huit siècles, le monde n'a vu s'accomplir de plus grandes choses avec une si adorable simplicité.
Mais si la Ligue nous offre de beaux modèles, ce n'est point à dire que nous ayons à copier servilement sa stratégie. À qui fera-t-on croire que ces hommes graves dont je suis entouré, que des négociants rompus aux affaires et versés dans la connaissance des mœurs et des institutions des peuples, n'aient pas compris, tout d'abord en quoi notre Association diffère de la Ligue anglaise?
En Angleterre, le système protecteur avait deux points d'appui: l'erreur économique et la puissance féodale. On conçoit sans peine que l'aristocratie, tenant en main le privilége de faire la loi, et avec lui, pour ainsi parler, le monopole des monopoles, les avait établis principalement en sa faveur.
Lors donc que des réformateurs véritables, non plus des Huskisson et des Baring, mais des réformateurs sortis du peuple, se sont levés contre le régime restrictif, ils se sont trouvés en face d'une difficulté dont heureusement notre voie est débarrassée depuis un demi-siècle.
Il s'agissait bien, comme chez nous, de réformer la loi, de détruire le monopole; mais leurs adversaires avaient seuls le droit, non point seulement le droit actuel, mais le droit exclusif, héréditaire, féodal, de faire la loi, de décréter la chute ou le maintien de leur propre monopole.
Il fallait ou arracher à l'aristocratie la puissance législative, c'est-à-dire faire une révolution, ou la déterminer par la peur à abandonner la part du lion qu'elle s'était faite à elle-même, par l'exploitation légale des tarifs.
La Ligue résolut, dès le premier jour, de rejeter les moyens révolutionnaires. Il ne lui restait donc qu'à instruire le peuple de la vérité économique, à lui faire comprendre l'injustice dont il était victime et à lui en donner un sentiment assez vif et assez pressant pour le porter jusqu'à l'extrême limite de la légalité, et pour ainsi dire jusqu'à ce degré d'irritation au delà duquel il n'y a que convulsions sociales.
Mais, si le poids que les ligueurs avaient à soulever était énorme, si énorme qu'on comprend à peine qu'ils n'en aient pas été effrayés, il faut dire que cette difficulté même mettait en leurs mains un puissant levier. Les mots magiques: liberté, droits de l'homme, oppression féodale, venaient naturellement se placer dans la question économique, lui enlever son aridité et lui faire trouver le chemin de la fibre la plus vibrante du cœur humain. On parlait aux cœurs, on parlait même aux estomacs, car, par une coïncidence qui s'explique naturellement, il arrivait que la part de l'aristocratie terrienne dans la protection pesait sur les aliments et principalement sur le pain.
Cette situation étant donnée, on comprend les procédés de la Ligue, meetings monstres, souscriptions monstres, appels au peuple, éloquence passionnée, inscription incessante des ouvriers sur les listes électorales, enfin toute l'agitation nécessaire pour mettre aux mains d'un seul homme, Cobden, des forces populaires capables de faire capituler la puissance des whigs et des tories. Hé bien! qu'a de commun cette situation avec la nôtre? Si, comme les Anglais, nous avons un préjugé économique à détruire, avons-nous comme eux une puissance féodale à combattre? Avons-nous un 89 à montrer toujours au bout de nos efforts, comme notre ultima ratio? Non; 89 a passé sur la France. Nous avons des pouvoirs publics qui empruntent à l'opinion la pensée de la loi; c'est donc sur l'opinion que nous devons agir, notre mission est purement enseignante; ce que nous demandons est ceci: Le droit de propriété est-il reconnu en France? Avons-nous ou n'avons-nous pas la propriété de nos facultés? Avons-nous ou n'avons-nous pas la propriété de notre travail? Si nous l'avons, comment se fait-il que cette chose qui est le fruit de mes sueurs, cette chose que je puis consommer directement et détruire pour mon usage, je ne la puisse pas porter sur quelque marché que ce soit dans le monde, pour l'y troquer contre une autre chose qui est plus à ma convenance; ou du moins comment se fait-il que je ne puisse pas rapporter en France cette autre chose qu'on a consenti à me donner en échange?—Parce que, dit-on, cela nuirait au travail national.—Mais en quoi cent mille trocs de ce genre peuvent-ils jamais porter atteinte au travail national, puisque tout travail étranger que je fais entrer dans le pays implique un travail national que j'en ai fait sortir? Je sais bien que le commerce ne se compose pas ainsi de trocs directs entre le producteur immédiat et le consommateur immédiat. Mais tout ce vaste mécanisme qu'on appelle commerce, ces navires, ces banquiers, négociants, marchands, ce numéraire, peuvent-ils altérer la nature intime de l'échange, qui est toujours troc de travail contre travail? Qu'on y regarde de près, et l'on se convaincra qu'ils n'ont d'autre destination et d'autre résultat que de faciliter et multiplier à l'infini les échanges.
Ainsi, si nous n'avons pas le levier populaire que la Ligue anglaise a mis en œuvre, il ne nous est pas nécessaire. Nous n'avons point à exalter les passions démocratiques jusqu'à les rendre menaçantes. Nous n'attaquons pas les intérêts d'un corps de législateurs héréditaires; la seule chose que nous ayons à combattre, c'est une erreur, une fausse notion, un préjugé profondément enraciné dans les esprits, et qui développe sur sa tige ce fruit empoisonné, le monopole. Nous n'attaquons pas même spécialement telle ou telle restriction en particulier. Comme le laboureur n'arrache pas un à un tous les joncs qui infestent sa prairie, mais la saigne, et en détourne l'humidité malfaisante qui leur sert d'aliment, nous attaquons dans les intelligences le principe même de la protection qui nourrit tous les monopoles. La tâche est immense sans doute; mais ne trouvons-nous pas de puissants auxiliaires dans les faits qui s'accomplissent autour de nous? Les États-Unis sont sur le point d'affranchir les importations. Qui n'a lu le message du président Polk et l'admirable rapport du secrétaire Walker? Le Zollverein suspend les réunions où devait se décider l'élévation de ses tarifs; et que dirai-je de la grande mesure de sir Robert Peel, précédée d'expériences si réitérées et si décisives? À ce propos, qu'il me soit permis d'exprimer ici le profond regret qu'ont éprouvé les amis de la liberté commerciale, quand ils ont vu, dans cette magnifique conception, des lacunes et des tâches contraires à l'esprit de son imposant ensemble. Comment le grand homme qui a aspiré à la gloire de cette réforme n'a-t-il pas voulu que le monde, et l'Angleterre surtout, en recueillissent tout le fruit? Pourquoi a-t-il placé dans l'exception les vins, comme pour attester qu'au moment même où il rejetait la déception de la réciprocité, il en voulait retenir quelques lambeaux? comment surtout a-t-il enveloppé, dans les replis de ce grand document, une demande de subsides? Oh! si, au lieu de parler d'accroître l'armée et la marine, sir Robert Peel avait dit: «Puisque nous affranchissons les échanges, puisque nous ouvrons au monde le marché de l'Angleterre, il n'y a plus pour nous de guerre à craindre. Le jour où le bill que je vous présente recevra la sanction de notre gracieuse souveraine, j'enverrai des instructions à M. Packenham pour qu'il abandonne aux États-Unis l'Orégon contesté, l'Orégon incontesté; et au consul d'Angleterre à Alger, pour qu'il cesse toute opposition directe ou indirecte aux vues de la France; la suite nécessaire de cette politique nouvelle est une diminution considérable des forces de terre et de mer, et une réduction correspondante de subsides.» Si M. Peel eût tenu ce langage, qui peut calculer l'effet moral qu'il eût produit sur l'Europe? Nous n'aurions pas besoin aujourd'hui de prouver péniblement la lumière, elle jaillirait radieuse de la réforme anglaise.
On dira, j'en suis sûr: Mais ce sont là des chimères, des rêves généreux peut-être, mais plus vains encore que généreux.—Non, ce ne sont pas des chimères. Ces conséquences sont contenues dans le principe que l'Angleterre a proclamé, et j'ose affirmer qu'il n'y a pas un ligueur qui les désavoue. Il y a un an, si quelqu'un avait prédit la réforme commerciale, on l'aurait traité de visionnaire. Et moi, je dis: L'Angleterre en a fini avec les guerres de débouchés, non par vertu, mais par intérêt; et rappelez-vous ces paroles: Pourvu que son honneur soit ménagé, elle renoncera à l'Orégon, dont elle n'aura que faire, qui lui appartiendra toujours par droit de commerce autant et mieux que par droit de conquête. Pour moi, Messieurs, je tiens autant qu'un autre au développement du bien-être matériel de mon pays; mais si je ne voyais clairement l'intime connexité qui existe entre ces trois choses: liberté commerciale, prospérité, paix universelle, je ne serais pas sorti de ma solitude pour venir prendre à ce grand mouvement la part que votre bienveillance m'a assignée. (V. tome VI, page 507.)
Donc l'Angleterre, les États-Unis, l'Allemagne, l'Italie même, s'avancent vers l'ère nouvelle qui s'ouvre à l'humanité. La France voudra-t-elle se laisser retenir, par quelques intérêts égoïstes, à la queue des nations? Après s'être laissé ravir le noble privilége de donner l'exemple, dédaignera-t-elle encore de le suivre? Non, non; le moment est venu, élevons intrépidement principe contre principe. Il faut savoir, enfin, de quel côté est la vérité. Si nous nous trompons, si l'on nous démontre qu'on enrichit les peuples en les isolant, alors, poussons la protection jusqu'au bout. Renforçons nos barrières internationales, ne laissons rien entrer du dehors, comblons nos ports et nos rivières, et demandons à nos navires, pour dernier service, d'alimenter pendant quelques jours nos foyers! Que dis-je, et pourquoi n'élèverions-nous pas des barrières entre tous les départements? Pourquoi ne les affranchirions-nous pas tous des tributs qu'ils se payent les uns aux autres, et pourquoi reculerions-nous devant la protection du travail local sur tous les points du territoire, afin que les hommes, forcés de se suffire à eux-mêmes, soient partout indépendants, et qu'on cultive le sucre et le coton jusqu'au sommet glacé des Pyrénées?—Mais, si nous sommes dans le vrai, enseignons, réclamons, agitons, tant que nos intérêts seront sacrifiés et nos droits méconnus.
Proclamons le principe de la liberté, et laissons au temps d'en tirer les conséquences. Demandons la réforme, et laissons aux monopoleurs le soin de la modérer. Il est des personnes qui reculent devant l'Association parce qu'elles redoutent la liberté immédiate. Ah! qu'elles se tranquillisent! Nous ne sommes point des législateurs; la réforme ne dépend pas de nos votes; la lumière ne se fera pas instantanément, et le privilége a tout le temps de prendre ses mesures. Ce mouvement sera même un avertissement pour lui, et l'on doit le considérer comme un des moyens tant cherchés de transition. Levons-nous calmes, mais résolus. Appelons à nous Nantes, Marseille, Lyon, le Havre, Metz, Bayonne, tous les centres de lumière et d'influence, et Paris surtout, Paris qui ne voudra pas perdre le noble privilége de donner le signal de tous les grands progrès sociaux. Voulez-vous que je vous dise ma pensée? Dans deux heures nous saurons si le mouvement ascensionnel de la protection est arrêté; si l'arbre du monopole a fini sa croissance. Oui! que Bordeaux fasse aujourd'hui son devoir, et il le fera,—et j'ose dire ici à haute voix: Je défie tous les prohibitionnistes et tous leurs comités, et tous leurs journaux de faire désormais hausser le chiffre des tarifs d'une obole, c'est quelque chose.
Mais pour cela, soyons forts; et, pour être forts, soyons unis et dévoués. Ce conseil, dit-on, est tombé d'une bouche officielle: «Soyez forts, disait-elle, et nous vous soutiendrons.» Je m'en empare et je répète: «Soyons forts, et nous serons soutenus; ne le fussions-nous pas par le pouvoir, nous le serons par la vérité.» Mais ne croyons pas que le pouvoir nous soit hostile. Pourquoi le serait-il? Il sait bien que nous plaidons sa cause aussi bien que la nôtre. Vienne la liberté du commerce, et c'en est fait de ces obsessions protectionnistes qui pèsent si lourdement sur l'administration du pays. Vienne la liberté du commerce, et c'en est fait de ces questions irritantes, de ces nuages toujours gros de la guerre, qui ont rendu si laborieux le règne de la dynastie de Juillet.
Je ne puis me défendre d'une profonde anxiété quand je pense à ce qui va se décider bientôt dans cette enceinte. Ce n'est pas seulement l'affranchissement du commerce qui est en question. Il s'agit de savoir si nous entrerons, enfin, dans les mœurs constitutionnelles. Il s'agit de savoir si nous savons mettre en œuvre des institutions acquises au prix de tant d'efforts et de tant de sacrifices. Il s'agit de savoir si les Français, comme on les en accuse, trouvant trop longue la route de la légalité et de la propagande, ne savent poursuivre que par des moyens violents des réformes éphémères. Il s'agit de savoir s'il y a encore parmi nous du dévouement, de l'esprit public, de la vie,—ou si nous sommes une société assoupie, indifférente, léthargique, incapable d'une action suivie, et tout au plus animée encore par quelques rares et vaines convulsions. La France a les yeux sur vous, elle vous interroge; et bientôt notre honorable Président proclamera votre réponse.
43.—SECOND DISCOURS[53].
Prononcé à Paris, salle Montesquieu, 29 septembre 1846.
La première partie de ce discours est à l'adresse de ceux qui accusent les libre-échangistes de ne pas ménager les transitions.
Dans mon village, il y avait un pauvre menuisier; il ne travaillait que six heures par jour. Hélas! mon village et bien d'autres ont été ruinés par le régime protecteur; on n'y a pas toujours le nécessaire, à plus forte raison on s'y passe de superflu. Bref, notre menuisier ne travaillait que six heures.—Il devint aveugle; mais comme il ne manquait pas d'énergie, il parvint à expédier le même ouvrage, en y consacrant douze heures de pénible labeur.
Un de ses voisins, menuisier comme lui, venait le voir souvent et lui disait: «Vous êtes bien heureux d'avoir la cataracte; avant, vous n'aviez pas de quoi vous occuper, maintenant vous êtes occupé toute la journée; et, vous le savez, M. de Saint-Cricq l'a dit: le travail, c'est la richesse.» (Hilarité.)
Le pauvre aveugle le crut. Il se voyait déjà millionnaire, et il s'encroûta si bien de cette doctrine qu'il refusait opiniâtrement de se laisser opérer.
Alors ses parents et ses amis se concertèrent pour le tirer d'erreur. Ils cherchèrent à lui démontrer que le travail n'est de la richesse qu'autant qu'il est suivi de quelques résultats. Je crois même que mon ami, M. Wolowski, leur a dérobé l'argument du tread-mill, qu'il vous soumettait tout à l'heure avec tant d'à-propos.—Le malade était sur le point d'être persuadé.
Que fit son perfide concurrent? Il vint trouver l'aveugle et lui dit: Vos parents sont de beaux théoriciens, et peut-être ont-ils raison en principe. Mais vous ont-ils parlé du danger de la transition?—Ils ne m'en ont pas dit un mot, dit l'aveugle.—Ah! je les y surprends; ils veulent exposer vos yeux subitement à la clarté du soleil et vous faire perdre à jamais la vue. (L'hilarité redouble.)
Le malade, toujours crédule, s'en fut à ses parents et leur dit: Vous ne m'aviez pas parlé de la transition. Vous voulez donc me rendre aveugle?
—Vous ne seriez pas pis que vous n'êtes, répondirent les parents. (Rires.) Cependant, soyez tranquille. Nous ne voulons pas vous faire perdre la vue, mais vous la rendre. Nous n'avons pas parlé de transition, parce que cela ne nous regarde pas, c'est l'affaire de l'oculiste. Il fallait bien vous décider à l'appeler. Nous n'étions préoccupés que de combattre votre égarement. Une fois cela obtenu, nous laisserons faire l'opérateur, pourvu toutefois qu'il ne s'entende pas avec votre perfide conseiller, et ne vous laisse pas un bandeau sur les yeux toute votre vie, sous prétexte de ménager la transition. (Éclats de rires.)
L'aveugle fut convaincu, se laissa opérer, et la transition ne fit aucune difficulté; car malgré tous les raisonnements du concurrent, qui ne cessait de crier: «N'ôtez pas le bandeau ou tout est perdu,» le malade était le premier à demander la lumière. (Très-bien! très-bien!)
Ce petit conte, messieurs, me semble assigner assez fidèlement le rôle de chacun dans le grand débat qui nous occupe. Le pauvre aveugle, c'est le peuple, qui a perdu une faculté précieuse, ce qui l'oblige à plus de travail. Le faux ami, ce sont les théoriciens de la protection, qui, après avoir cherché à persuader au peuple qu'il était trop heureux d'être privé d'une faculté, et ne pouvant plus tenir ce terrain, lui font peur maintenant de la transition. Les vrais amis du peuple, c'est l'Association, qui croit n'avoir autre chose à faire qu'à le tirer de son erreur, bien convaincue qu'il exigera ensuite de lui-même la liberté des échanges. L'opérateur, c'est le gouvernement, et l'Association n'a rien à démêler avec lui, si ce n'est de veiller à ce qu'il ne se coalise pas avec le conseiller perfide, auquel cas elle dirait au malade: Adressons-nous à un autre; il n'en manque pas. (Rires et bravos.)
L'hilarité générale interrompt un moment la séance.
La seconde parabole de M. Bastiat avait pour but une démonstration économique assez difficile, l'orateur a triomphé de son sujet avec un grand bonheur. Voici comment il a démontré, à son tour, qu'il y a au fond du système protecteur une grande déception, même pour les industries qui croient le plus en profiter.
Il y avait une fois... encore un conte. Mais rassurez-vous, celui-ci est très-court.—Vraiment, Messieurs, je me demande si ce style familier est bien de mise devant un auditoire si éclairé. Je m'empresse de me placer sous l'autorité du bon La Fontaine, qui était bien Français, et qui disait:
«Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.»
D'ailleurs, je vous ai prévenus, je ne suis pas orateur; je n'ai pas fait mon cours de rhétorique, et je ne puis pas même dire comme Lindor:
«Je ne suis qu'un simple bachelier,»
Et je dois avouer, ainsi que la servante de Chrysale:
«Que je parle tout dret comme on parle cheux nous.»
Donc un homme descendait une montagne, le baromètre à la main. Quand il fut au fond de la vallée: Oh! oh! dit-il, qu'est-ce ceci? Le mercure a monté! Il faut de toute nécessité qu'il ait perdu de son poids.
Cet homme se trompait. Ce n'était pas le mercure, c'était l'atmosphère qui avait changé. Il ne prenait pas garde que la hauteur d'un fluide dans un tube dépend de deux circonstances: de sa pesanteur spécifique sans doute, et aussi du poids de la colonne d'air qui le presse.
Voilà, Messieurs, la source de toutes les erreurs économiques. On cherche la valeur d'un objet en lui-même, dans son utilité intrinsèque, dans le travail qu'il a occasionné; et l'on oublie que cette valeur dépend aussi du milieu dans lequel l'objet est placé. Par exemple, si le sol sur lequel je suis était à vendre, il trouverait probablement des acquéreurs à des centaines, à des milliers de francs la toise carrée. Dans mon pays des Landes, une égale superficie de terrain se donnerait pour cinq centimes. D'où vient la différence? Est-elle dans les qualités intrinsèques de la terre? Non, messieurs, on peut faire des fossés aussi profonds et élever des murs aussi hauts chez nous qu'à Paris. Mais ici le terrain à bâtir est dans un autre milieu: il est environné d'une population nombreuse, riche, qui veut être logée.
Ce que je dis des choses est vrai des hommes. L'Auvergnat qui descend de sa montagne, où il ne gagnait peut-être pas dix sous par jour, ne subit pas, en arrivant à Paris, une transformation instantanée. Ses muscles ne prennent pas tout à coup de la force et son esprit du développement. Cependant il gagne 2 et 3 francs. Pourquoi? Parce qu'il est dans un autre milieu[54].
Mais je crains que ces détails techniques ne vous fatiguent. (Non! non!—Parlez! parlez!).
Le monde, au point de vue économique, peut être considéré comme un vaste bazar où chacun de nous apporte ses services et reçoit en retour... quoi? des écus, c'est-à-dire des bons qui lui donnent droit à retirer de la masse des services équivalents à ceux qu'il y a versés.
Chacun de nous comprend instinctivement que nos services seront d'autant plus recherchés, d'autant plus demandés, auront d'autant plus de valeur, d'autant plus de prix, qu'ils seront plus rares, toutes choses égales d'ailleurs, c'est-à-dire le grand réservoir commun, le milieu demeurant également pourvu. Et voilà pourquoi nous avons tous l'instinct du monopole. Tous nous voudrions opérer la rareté du service qui fait l'objet de notre industrie, en éloignant nos concurrents.
Mais il est bien clair que, si nous réussissions tous dans ce vœu, la rareté se manifesterait, non-seulement dans l'objet spécial que nous présentons au grand réservoir commun, mais encore à l'égard de tous les produits qui le composent et qui forment, relativement à chaque service déterminé, cette atmosphère, ce milieu dont je parlais tout à l'heure. En sorte que, de même qu'il n'y aurait aucune variation dans la hauteur du mercure alors qu'il perdrait de son poids, s'il était promené dans une atmosphère constamment allégée en même proportion, de même il n'y a aucune variation dans la valeur nominale, dans le prix des choses lorsque la rareté s'opère également sur toutes à la fois.
Et c'est là ce que fait précisément le régime protecteur. Il dit au maître de forges: «Tu n'es pas content de ta position, tu ne trouves pas que tu t'enrichisses assez vite; mais j'ai la force en main, et je vais élever la valeur du fer en le rendant plus rare. Pour cela, j'écarterai le fer étranger.»
S'il s'arrêtait là, il commettrait une injustice envers tous ceux qui échangent leurs services contre du fer. Mais il va plus loin. Après avoir opéré la rareté du fer, poussé par le même motif, il opère la rareté des bestiaux, du drap, du blé, des combustibles, de l'huile, en un mot, de l'atmosphère dans laquelle le fer est plongé. Il en détruit les ressources, les moyens d'échange, les débouchés, la force d'absorption: en un mot, il rétablit au taux primitif toutes les valeurs nominales.
Mais n'y a-t-il rien de changé cependant? n'y a-t-il que des compensations? Oh! si fait, il y a l'abondance changée en rareté. Les produits ont conservé leur valeur relative, mais il y en a moins, et par conséquent les hommes sont moins bien pourvus de toutes choses.
De cette démonstration, on peut tirer plusieurs conséquences.
La première, c'est que le système protecteur est une déception, et qu'il trompe même ceux qu'il prétend favoriser. Il aspire à leur conférer le triste privilége de la rareté, dont le propre, il est vrai, est d'élever le prix d'un objet, quand elle est relative; mais opérant de même sur tout, ce n'est pas la rareté relative, mais bien la rareté absolue qu'il procure, manquant même son but immédiat[55].
Une autre conséquence plus importante encore qui vous aura frappés, c'est celle-ci: pour chaque individu, pour chaque industrie, pour chaque nation, le moyen le plus sûr de s'enrichir, c'est d'enrichir les autres, puisque la richesse générale est ce milieu qui donne de l'emploi, des débouchés et des rémunérations aux services de chacun; et nous sommes ainsi conduits à reconnaître que la fraternité humaine n'est pas un vain sujet de déclamation, mais un phénomène susceptible de démonstration rigoureuse[56].
Enfin, il s'ensuit encore que le régime protecteur est essentiellement injuste.—Il est injuste même à l'égard des industries privilégiés, car il ne lui est pas possible d'accorder à toutes,—il n'en a pas la prétention,—la faveur d'une rareté exactement proportionnelle.
Mais que dirai-je, Messieurs, des nombreux services humains qui payent tribut au monopole et ne reçoivent, ne sont pas même susceptibles de recevoir aucune compensation par l'action des tarifs?
Ces services sont si nombreux qu'ils occupent le fond même de la population. Je crois qu'on ne l'a point assez remarqué, et je vous prie de me permettre d'en faire passer sous vos yeux la nomenclature.
Pour qu'un service puisse recevoir la protection douanière il faut que le travail auquel il donne lieu s'incorpore dans un objet matériel susceptible de passer la frontière; car ce n'est que sous cette forme que le produit similaire étranger peut être repoussé ou grevé d'une taxe.
Or, il est un produit extrêmement précieux qui n'est pas dans ce cas, je veux parler de la sécurité. Ce service absorbe, ou est censé absorber les facultés d'une multitude de personnes, depuis les ministres du roi jusqu'aux gardes champêtres, magistrats, militaires, marins, collecteurs de taxes, etc., etc.
Une autre classe qui ne peut pas être protégée, c'est celle qui rend des services immatériels: avocats, avoués, médecins, notaires, greffiers, huissiers, auteurs, artistes, professeurs, prêtres, etc., etc.
Une troisième classe est celle qui s'occupe exclusivement de distribuer les produits: banquiers, négociants, marchands en gros et en détail; agents de change, assureurs, courtiers, voituriers, etc., etc.
Une quatrième se compose de tous ceux qui font un travail qui se consomme sur place et à mesure qu'il se produit: tailleurs, cordonniers, menuisiers, maçons, charpentiers, forgerons, jardiniers, etc., etc.
Enfin, il faut aussi compter comme radicalement exclus des faveurs de la protection tous ceux qui cultivent ou fabriquent des choses qui ne craignent pas la concurrence étrangère: les vins, les soies, les articles de Paris, etc.
Toutes ces classes, Messieurs, payent tribut au monopole, et n'en peuvent jamais recevoir aucune compensation. À leur égard, l'injustice de ce système est évidente.
Messieurs, j'ai insisté principalement sur la question de justice, parce qu'elle me semble de beaucoup la plus importante. Le monopole a deux faces comme Janus. Le côté économique a des traits incertains; il faut être du métier pour en discerner la laideur. Mais du côté moral on ne peut pas s'y tromper, et il suffit d'y jeter les yeux pour le prendre en horreur. Il y en a qui me disent: Voulez-vous faire de la propagande? Parlez aux hommes de leurs intérêts, montrez-leur comment le monopole les ruine.—Et moi je dis que c'est surtout la question de justice qui passionne les masses. J'ai du moins cette foi dans mon siècle et dans mon pays.—Et voilà pourquoi, tant que ma main pourra tenir une plume ou mes lèvres proférer un son, je ne cesserai de crier: Justice pour tous! liberté pour tous! égalité devant la loi pour tous![57]»
44.—TROISIÈME DISCOURS.
Prononcé le 3 juillet 1847, à la salle Taranne, devant une réunion de jeunes gens appartenant presque tous à l'école de droit.
Messieurs,
J'ai ardemment désiré me trouver au milieu de vous. Bien souvent quand, sur des matières qui intéressent l'humanité, je sentais dans mon esprit l'évidence, et dans mon cœur ce besoin d'expansion inséparable de toute foi, je me disais: Que ne puis-je parler devant la jeunesse des écoles!—car la parole est une semence qui germe et fructifie surtout dans les jeunes intelligences. Plus on observe les procédés de la nature, plus on admire leur harmonieux enchaînement. Il est bien clair, par exemple, que le besoin d'instruction se fait sentir surtout au début de la vie. Aussi, voyez avec quelle merveilleuse industrie elle a placé, dans cette période, la faculté et le désir d'apprendre, non-seulement la souplesse des organes, la fraîcheur de la mémoire, la promptitude de la conception, la puissance d'attention, et ces qualités pour ainsi dire physiologiques, qui sont l'heureux privilége de votre âge, mais encore cette condition morale si indispensable pour discerner le vrai du faux, je veux dire le désintéressement[58].
Loin de moi la pensée de faire ici la satire de la génération dont je suis le contemporain. Mais je puis dire, sans la blesser, qu'elle a moins d'aptitude à secouer le joug des erreurs dominantes. Même dans les sciences naturelles, dans celles qui ne touchent pas aux passions, un progrès a bien de la peine à se faire accepter par elle. Harvey disait n'avoir jamais rencontré un médecin au-dessus de cinquante ans qui ait voulu croire à la circulation du sang. Je dis voulu parce que, selon Pascal, «la volonté est un des principaux organes de la créance.» Et comme l'intérêt agit sur les dispositions de la volonté, est-il surprenant que les hommes que leur âge met aux prises avec les difficultés de la vie, qui sont parvenus au temps de l'action, qui agissent en conséquence de convictions enracinées, qui se sont tracé par elles une route dans le monde, repoussent instinctivement une doctrine qui pourrait déranger leurs combinaisons, et ne croient, en définitive, que ce qu'ils ont intérêt à croire?
Il n'en est pas ainsi de l'âge destiné à l'étude et à l'examen. La nature eût contrarié ses propres desseins, si elle n'avait pas fait cet âge désintéressé. Il se peut, par exemple, que la doctrine du Libre-Échange froisse les intérêts de quelques-uns d'entre vous ou du moins de leurs familles. Eh bien! j'ai la certitude que cet obstacle, insurmontable ailleurs, n'en est pas un dans cette enceinte. Voilà pourquoi j'ai toujours désiré me mettre en communication avec vous.
Et pourtant, vous le comprendrez, je ne puis songer à traiter à fond, ni même à aborder aujourd'hui la question du libre-échange. Une séance ne suffirait pas. Mon seul objet est de vous montrer son importance et sa connexité avec d'autres questions fort graves, afin de vous inspirer le désir de l'étudier.
Une des accusations les plus fréquentes qu'on dirige contre l'Association du libre-échange, c'est de ne pas se borner à réclamer quelques modifications de tarifs que le temps a rendues opportunes, mais de proclamer le principe même du libre-échange. Ce principe, on ne le combat guère, on le respecte, on le salue quand il passe; mais on le laisse passer. On ne veut à aucun prix ni de lui ni de ceux qui le soutiennent. Ce qui me détermine à choisir ce sujet, ce sont les faits qui viennent de se passer dans une élection récente, et qui peuvent se résumer dans le dialogue suivant entre les électeurs et le candidat:
«Vous êtes un homme honorable; vos opinions politiques sont les nôtres; votre caractère nous inspire toute confiance; votre passé nous garantit votre avenir; mais vous voulez la réforme des tarifs?—Oui.
—Nous la voulons aussi. Vous la voulez prudente et graduelle?—Oui.
—Nous l'entendons de même. Mais vous la rattachez à un principe que vous exprimez par le mot libre-échange?
—Oui.
—En ce cas, vous n'êtes pas notre homme. (Rires.) Nous avons une foule d'autres candidats qui nous promettent à la fois les avantages de la liberté et les douceurs de la restriction. Nous allons choisir un d'entre eux.»
Messieurs, je crois qu'un des grands malheurs, un des grands dangers de notre époque, c'est cette disposition à repousser les principes, qui ne sont après tout que la logique de l'esprit. Par là, on décourage les hommes à conviction; on les induit à introduire dans leur profession de foi des phrases ambiguës, destinées à satisfaire, au moins à demi, les opinions les plus contradictoires. On n'entre pas par cette porte dans la vie publique sans que la pureté de la conscience en soit altérée. Je sais bien comment raisonne le candidat en face de ces exigences. Il se dit: Pour cette fois, je vais déserter le principe et avoir recours à l'expédient. Il s'agit de réussir. Mais une fois nommé, je reprendrai toute la sincérité de mes convictions... Oui, mais quand on a fait un premier pas dans la voie dangereuse de l'équivoque, il se rencontre toujours quelque motif qui décide à en faire un second, jusqu'à ce qu'enfin, alors même que les circonstances extérieures vous rendraient toute votre liberté, le mal a pénétré dans la conscience elle-même; et l'on se trouve descendu de ce niveau de rectitude où l'on aurait voulu se tenir. Et voyez les conséquences! De toutes parts on se plaint et on dit: Les conservateurs n'ont pas de plan; l'opposition n'a pas de programme. Si l'on remontait à la cause, peut-être la trouverait-on dans l'esprit du corps électoral lui-même, qui exige des candidats la renonciation à un principe, c'est-à-dire à toute idée arrêtée, à toute logique, à toute foi.
Et certes, s'il est un droit qu'on puisse réclamer à titre de droit, c'est-à-dire en conformité d'un principe, c'est bien la liberté des échanges.
Ainsi que nous l'avons dit dans notre programme, nous considérons l'échange non-seulement comme un corollaire de la propriété, mais comme se confondant avec la propriété elle-même, comme étant un de ses éléments constitutifs. Il nous est impossible de concevoir la propriété respective de choses que deux hommes ont créées par le travail, si ces deux hommes n'ont pas le droit de les troquer, l'un d'eux fût-il étranger. Et quant au dommage national qui doit, dit-on, résulter de ce troc, nous ne pouvons comprendre qu'on nuise à son pays en cédant à un étranger, contre un objet de valeur équivalente, la chose même qu'on a le droit de consommer et de détruire.
Je vais plus loin. Je dis que l'échange c'est la Société. Ce qui constitue la sociabilité des hommes, c'est la faculté de se partager les occupations, d'unir leurs forces, en un mot d'échanger leurs services. S'il était vrai que dix nations pussent augmenter leur prospérité en s'isolant les unes des autres, cela serait vrai de dix départements. Je défie que les protectionnistes fassent un argument en faveur du travail national, qui ne s'applique au travail départemental, puis au travail communal, puis à celui de la famille, et enfin au travail individuel; d'où il suit que la restriction, poussée à ses dernières conséquences, c'est l'isolement absolu, c'est la destruction de la société[59].
Nos adversaires disent, il est vrai, qu'ils ne vont pas jusque-là; qu'ils ne restreignent les échanges que dans certaines circonstances et quand cela leur convient. Ce n'est pas là une justification pour des esprits logiques. Quand nous les combattons, ce n'est pas à l'occasion des échanges qu'ils laissent libres, mais à l'occasion de ceux qu'ils interdisent. C'est dans ce cercle que nous déclarons leur principe faux, nuisible, attentatoire à la propriété, antagonique à la société. Ils ne le poussent pas jusqu'au bout, soit; et c'est précisément ce qui en prouve l'absurdité qu'il ne puisse soutenir cette épreuve.
Vous voyez bien que nous avions en présence un principe faux. Et que pouvions-nous lui opposer, si ce n'est un principe vrai?
Mais, Messieurs, je suis de ceux qui pensent que lorsqu'une idée a envahi un grand nombre de bons esprits, lorsqu'un sentiment, même instinctif, est généralement répandu, il doit y avoir en eux quelque chose qui les explique et les justifie. Cette terreur du libre-échange, considérée comme principe absolu, terreur qui s'est emparée de ceux-là mêmes qui veulent la réforme commerciale, provient d'une confusion. Permettez-moi de l'éclaircir.
On suppose que vouloir la liberté des échanges, en principe, c'est vouloir que les échanges ne puissent subir de restrictions en aucun cas et sous aucun prétexte.
D'abord, mettons de côté les échanges immoraux, frauduleux, déshonnêtes. C'est la mission principale de la loi, c'est le droit et le devoir du Gouvernement de réprimer l'abus de toutes les facultés, de celle d'échanger comme de toutes les autres.
Quant aux échanges qui ne blessent pas l'honnêteté, ils peuvent être restreints, nous en convenons, dans un but spécial. Le principe n'est engagé que lorsque la restriction est décrétée à cause de l'avantage qu'on prétend trouver dans la restriction elle-même.
Si, par exemple, l'État a besoin de revenus, et qu'il ne puisse s'en procurer suffisamment, et par d'autres procédés moins onéreux, qu'en taxant certains échanges, il est impossible de dire que la taxe blesse le principe de la liberté, pas plus que l'impôt foncier n'infirme le principe de la propriété. Mais alors tout le monde reconnaît que la restriction est un inconvénient attaché à la perception de la taxe. De là à restreindre pour restreindre, il y a l'infini.
Le port des lettres est taxé en moyenne à 45 centimes, et rend au Trésor, si je ne me trompe, 20 millions. Mais jamais le ministre des finances n'a dit qu'il a porté la taxe à ce taux pour empêcher d'écrire, parce que les relations épistolaires sont mauvaises en elles-mêmes. S'il pouvait compter sur un revenu égal d'une taxe moindre, il n'hésiterait pas à la réduire. Mais que penseriez-vous, s'il venait dire à la tribune: «Il est funeste en principe qu'on s'écrive, et pour l'empêcher, sacrifiant même les 20 millions que je retire de cette taxe, je vais la porter à 10 fr., 50 fr., 100 fr., enfin, jusqu'à ce qu'on n'écrive plus. Et quant au revenu actuel, qui sera compromis, je le retrouverai en frappant sur le peuple d'autres impôts?»
Messieurs, ne voyez-vous pas qu'entre cette taxe prohibitive et la taxe actuelle il y a toute l'épaisseur d'un principe, puisque, dans le premier cas, on déplore que la taxe restreigne les relations épistolaires, et que, dans le second, on a, au contraire, pour but systématique de détruire ces relations?
Et c'est là le caractère que nous combattons dans la douane. Elle restreint, elle prohibe, non point pour un objet particulier, comme de créer des ressources au trésor, mais, au contraire, elle sacrifie le trésor par l'exagération des taxes, et même par la prohibition, dans le but avoué, intentionnel, systématique, d'empêcher des échanges. En tant qu'elle agit ainsi, elle se fonde donc très-expressément sur le principe antisocial de la restriction. Elle cherche la restriction pour la restriction même, la considérant comme bonne en soi, et même comme si bonne, qu'elle vaut la peine d'un sacrifice de revenu. C'est à ce principe que nous opposons le principe de la liberté.
On cherche encore à prévenir, à épouvanter le public de ce que nous voulons, à ce qu'on assure, passer sans transition d'un système à l'autre. Quelle niaiserie! Et jusqu'à quand la France sera-t-elle dupe de ces manœuvres stratégiques des gens qui exploitent la restriction?
Tout ce que nous voulons, c'est faire comprendre à l'opinion que le principe de la liberté est juste, vrai et avantageux,—et que celui de la restriction est inique, faux et nuisible.
Nous n'avons jamais dit, nous ne dirons jamais que lorsqu'on est engagé dans une fausse voie, il faut franchir d'un bond la distance qui nous sépare de la bonne. Nous disons qu'il faut faire volte-face, revenir sur ses pas, et marcher vers l'orient au lieu de continuer à marcher vers le couchant.
Et quand nous demanderions une réforme instantanée, est-ce que cela dépend de nous? sommes-nous ministres? disposons-nous de la majorité? n'avons-nous pas assez d'adversaires, assez d'intérêts en présence pour être bien assurés que la réforme sera lente, et ne sera que trop lente?
Dans quelle direction faut-il marcher?—Faut-il marcher vite ou lentement?—Ce sont deux questions indépendantes l'une de l'autre, et qui n'ont même aucun rapport entre elles. Elles en ont si peu, que, dans le sein de notre association, encore que nous soyons tous d'accord sur le but qu'il faut atteindre, nous pouvons différer d'avis sur la durée convenable de la transition. Ce sur quoi nous sommes unanimes, c'est pour dire que, puisque la France est engagée dans une mauvaise voie, il faut l'en faire sortir avec le moins de perturbation possible. L'immense majorité de nos collègues pense que cette perturbation sera d'autant plus amoindrie que la transition sera plus lente. Quelques-uns, et je dois dire que je suis du nombre, croient que la réforme la plus subite, la plus instantanée, la plus générale, serait en même temps la moins douloureuse; et si c'était ici le moment de développer cette thèse, je suis sûr que je l'appuierais sur des raisons dont vous seriez frappés. Je ne suis pas comme ce Champenois qui disait à son chien: «Pauvre bête, il faut que je te coupe la queue; mais sois tranquille, pour t'épargner des souffrances, je ménagerai la transition et ne t'en couperai qu'un morceau tous les jours.»
Mais, je le répète, la question pour nous n'est pas de savoir combien de kilomètres la réforme fera à l'heure; la seule chose qui nous occupe, c'est de décider l'opinion publique à prendre la route de la liberté au lieu de prendre celle de la restriction. Nous voyons un équipage qui prétend aller vers les Pyrénées, et qui, selon nous, y tourne le dos; nous avertissons le cocher et les passagers; nous mettons en œuvre, pour les tirer d'erreur, tout ce que nous savons de géographie et de topographie; voilà tout.
Il y a cependant une différence. Quand on prouve à un cocher qu'il se trompe, son erreur se dissipe tout à coup, et il tourne bride au plus tôt. Il n'en est pas ainsi de la réforme commerciale. Elle ne peut que suivre le progrès de l'opinion, et, en ces matières, ce progrès est lent et successif. Vous voyez donc bien que, d'après nous-mêmes, l'instantanéité d'une réforme, fût-elle désirable, est une impossibilité.
Après tout, je m'en console aisément, Messieurs, et je vous dirai pourquoi. C'est que les lumières qu'une discussion prolongée concentrera sur la question du libre-échange, devront nécessairement éclairer d'autres questions économiques qui ont, avec le libre-échange, la plus étroite affinité.
Je vous en citerai quelques-unes.
Par exemple, vous connaissez ce vieil adage: Le profit de l'un est le dommage de l'autre. On en a conclu qu'un peuple ne pouvait prospérer qu'aux dépens des autres peuples; et la politique internationale, il faut le dire, est fondée sur cette triste maxime. Comment a-t-elle pu entrer dans les convictions publiques?
Il n'y a rien qui modifie aussi profondément l'organisation, les institutions, les mœurs et les idées des peuples que les moyens généraux par lesquels ils pourvoient à leur subsistance; et ces moyens, il n'y en a que deux: la spoliation, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue, et la production.—Car, Messieurs, les ressources que la nature offre spontanément aux hommes sont si limitées, qu'ils ne peuvent vivre que sur les produits du travail humain; et ces produits, il faut qu'ils les créent ou qu'ils les ravissent à d'autres hommes qui les ont créés.
Les peuples de l'antiquité, et particulièrement les Romains,—dans la société desquels nous passons tous notre jeunesse,—qu'on nous accoutume à admirer et que l'on propose sans cesse à notre imitation, vivaient de rapine. Ils détestaient, méprisaient le travail. La guerre, le butin, les tributs et l'esclavage devaient alimenter toutes leurs consommations.
Il en était de même des peuples dont ils étaient environnés.
Il est bien évident que, dans cet ordre social, cette maxime: Le profit de l'un est le dommage de l'autre, était de la plus rigoureuse vérité. Il en est nécessairement ainsi entre deux hommes ou deux peuples qui cherchent réciproquement à se spolier.
Or, comme c'est chez les Romains que nous allons chercher toutes nos premières impressions, toutes nos premières idées, nos modèles et les sujets de notre vénération presque religieuse, il n'est pas bien surprenant que cette maxime ait été considérée par nos sociétés industrielles comme la loi des relations internationales[60].
Elle sert de base au système restrictif; et si elle était vraie, il n'y aurait pas de remède entre l'incurable antagonisme que la Providence se serait plu à mettre entre les nations.
Mais la doctrine du libre-échange démontre rigoureusement, mathématiquement, la vérité de l'axiome opposé, à savoir: Que le dommage de l'un est le dommage de l'autre, et que chaque peuple est intéressé à la prospérité de tous.
Je n'aborderai pas ici cette démonstration qui résulte d'ailleurs du fait seul que la nature de l'échange est opposée à celle de la spoliation. Mais votre sagacité vous fera apercevoir d'un coup d'œil les grandes conséquences de cette doctrine, et le changement radical qu'elle introduirait dans la politique des peuples, si elle venait à obtenir leur universel assentiment.
S'il était bien démontré, comme est démontré un théorème de géométrie, que tout progrès fait par un peuple dans une industrie, encore qu'il contrarie chez les autres peuples celui qui se livre à l'industrie similaire, n'en est pas moins favorable à l'ensemble de leurs intérêts, que deviendraient ces efforts dangereux vers la prépondérance, ces jalousies nationales, ces guerres de débouchés, etc., et par suite, ces armées permanentes, toutes choses qui sont certainement un reste de barbarie?
L'orateur signale ici quelques questions d'une haute gravité qu'une discussion sur le libre-échange doit éclairer d'une vive lumière, entre autres ce problème fondamental de la science politique: Quelles doivent être les bornes de l'action gouvernementale?
En appelant votre attention sur quelques-uns des graves problèmes que soulève la question du libre-échange, j'ai voulu vous montrer l'importance de cette question et l'importance de la science économique elle-même.
Depuis quelque temps, de nombreux écrivains se sont élevés contre l'économie politique et ont cru qu'il suffisait, pour la flétrir, d'altérer son nom. Ils l'ont appelée l'économisme. Messieurs, je ne pense pas qu'on ébranlerait les vérités démontrées par la géométrie, en l'appelant géométrisme.
On l'accuse de ne s'occuper que de richesse, et de trop abaisser ainsi l'esprit humain vers la terre. C'est surtout devant vous que je tiens à la laver de ce reproche, car vous êtes dans l'âge où il est de nature à faire une vive impression.
D'abord, quand il serait vrai que l'économie politique s'occupât exclusivement de la manière dont se forment et se distribuent les richesses, ce serait déjà une vaste science, si l'on veut prendre ce mot richesses, non dans le sens vulgaire, mais dans son acception scientifique. Dans le monde l'expression richesses implique l'idée du superflu. Scientifiquement, la richesse, c'est l'ensemble des services réciproques que se rendent les hommes, et à l'aide desquels la société existe et se développe. Le progrès de la richesse, c'est plus de pain pour ceux qui ont faim, des vêtements qui non-seulement mettent à l'abri des intempéries, mais encore donnent à l'homme le sentiment de la dignité; la richesse, c'est plus de loisirs et par conséquent la culture de l'esprit; c'est, pour un peuple, des moyens de repousser les agressions étrangères; c'est, pour le vieillard, le repos dans l'indépendance; pour le père, la faculté de faire élever son fils et de doter sa fille; la richesse, c'est le bien-être, l'instruction, l'indépendance, la dignité.
Mais si l'on jugeait que même dans ce cercle étendu l'économie politique est une science qui s'occupe trop d'intérêts matériels, il ne faut pas perdre de vue qu'elle conduit à la solution de problèmes d'un ordre plus élevé, ainsi que vous avez pu vous en convaincre quand j'ai appelé votre attention sur ces deux questions: Est-il vrai que le profit de l'un soit le dommage de l'autre? Quelle est la limite rationnelle de l'action du gouvernement?
Mais ce qui vous surprendra, Messieurs, c'est que les socialistes, qui nous reprochent de nous trop préoccuper des biens de ce monde, manifestent eux-mêmes, dans l'opposition qu'ils font au libre-échange, le culte exclusif et exagéré de la richesse. Que disent-ils en effet? Ils conviennent que la liberté commerciale aurait, au point de vue politique et moral, les résultats les plus désirables. Personne ne conteste qu'elle tend à rapprocher les peuples, à éteindre les haines nationales, à consolider la paix, à favoriser la communication des idées, le triomphe de la vérité et le progrès vers l'unité. Sur quoi donc se fondent-ils pour repousser cette liberté? Uniquement sur ce qu'elle nuirait au travail national, soumettrait nos industries aux inconvénients de la concurrence étrangère, diminuerait le bien-être des masses et, pour trancher le mot, la richesse.
En présence de l'objection, ne sommes-nous pas forcés de traiter la question économique, de montrer que nos adversaires ne voient la concurrence que par un de ses côtés, et que la liberté commerciale a autant d'avantages au point de vue matériel que sous tous les autres rapports? Et quand nous le faisons, on nous dit: Vous ne vous occupez que de la richesse; vous donnez trop d'importance à la richesse.
Après avoir repoussé le reproche fait à l'économie politique d'être une science d'importation anglaise, l'orateur termine ainsi:
Messieurs, je m'arrête, et j'ai peut-être déjà trop abusé de votre patience. Je terminerai en vous engageant de toutes mes forces à consacrer quelques instants pris sur vos loisirs à l'étude de l'économie politique. Permettez-moi aussi un autre conseil. Si jamais vous entrez dans l'Association du libre-échange, ou toute autre qui ait en vue un grand objet d'utilité publique, n'oubliez pas que les débats de cette nature ont pour juge l'opinion, et qu'ils veulent être soutenus sur le terrain du principe et non sur celui de l'expédient. J'appelle Expédient, par opposition à Principe, cette disposition à juger les questions au point de vue des circonstances du moment, et même, trop souvent, des intérêts de classe ou des intérêts individuels. À une association il faut un lien, et ce ne peut être qu'un principe. À l'intelligence il faut un guide, une lumière, et ce ne peut être qu'un principe. Au cœur humain il faut un mobile qui détermine l'action, le dévouement, et au besoin le sacrifice; et l'on ne se dévoue pas à l'expédient, mais au principe. Consultez l'histoire, Messieurs, voyez quels sont les noms chers à l'humanité, et vous reconnaîtrez qu'ils appartiennent à des hommes animés d'une foi vive. Je gémis pour mon siècle et pour mon pays de voir l'expédient en honneur, la dérision et le ridicule réservés au principe; car jamais rien de grand et de beau ne s'accomplit dans le monde que par le dévouement à un principe. Ces deux forces sont souvent aux prises, et il n'est que trop fréquent de voir triompher l'homme qui représente le fait actuel, et succomber le représentant de l'idée générale. Cependant, portez plus loin votre regard, et vous verrez le Principe faire son œuvre, l'Expédient ne laisser aucune trace de son passage.
L'histoire religieuse nous en offre un admirable exemple. Elle nous montre le principe et l'expédient en présence dans le plus mémorable événement dont le monde ait été témoin. Qui jamais fut plus entièrement dévoué à un principe, au principe de la fraternité, que le fondateur du christianisme? Il fut dévoué jusqu'à souffrir pour lui la persécution, la raillerie, l'abandon et la mort. Il ne paraissait pas se préoccuper des conséquences, il les remettait entre les mains de son Père et disait: Que la volonté de Dieu soit faite.
La même histoire nous montre, à côté de ce modèle, l'homme de l'expédient. Caïphe, redoutant la colère des Romains, transige avec le devoir, sacrifie le juste et dit: «Il est expédient (expedit) qu'un homme périsse pour le salut de tous.» L'homme de la transaction triomphe, l'homme du principe est crucifié. Mais qu'arrive-t-il? Un demi-siècle après, le genre humain tout entier, Juifs et Gentils, Grecs et Romains, maîtres et esclaves, se rallient à la doctrine de Jésus; et, si Caïphe avait vécu à cette époque, il aurait pu voir la charrue passer sur la place où fut cette Jérusalem qu'il avait cru sauver par une lâche et criminelle transaction[61].
45.—QUATRIÈME DISCOURS.
Prononcé à Lyon, au commencement d'août 1847, sur les conséquences comparées du régime protecteur et du libre-échange.
Messieurs, il semble qu'en se permettant de convoquer un grand nombre de ses concitoyens autour d'une chaire pour leur adresser ce qu'on appelle un «discours,» on s'engage par cela même à remplir toutes les difficiles conditions de l'art oratoire. Je suis pourtant bien éloigné d'une telle prétention, et mon insuffisance me force de réclamer toute votre indulgence. Vous serez peut-être portés à me demander pourquoi, me sentant aussi dépourvu des qualités qu'exige la tribune, j'ai la hardiesse de l'aborder. C'est, Messieurs, qu'en considérant attentivement les souffrances et les misères qui affligent l'humanité,—le travail souvent excessif, la rémunération plus souvent insuffisante,—les entraves qui retardent ses progrès et font particulièrement obstacle à ses tendances vers l'égalité des conditions, j'ai cru très-sincèrement qu'une bonne part de ces maux devait être attribuée à une simple erreur d'économie politique, erreur qui s'est emparée d'assez d'intelligences pour devenir l'opinion, et, par elle, la loi du pays;—et dès lors j'ai considéré comme un devoir de combattre cette erreur avec les deux seules armes honnêtes qui soient à ma disposition, la plume et la parole. Voilà mon excuse, Messieurs. J'espère que vous voudrez bien l'accueillir, car j'ai remarqué de tout temps que les hommes étaient disposés à beaucoup pardonner en faveur de la sincérité des intentions.
J'ai parlé d'une erreur qui prévaut, non-seulement dans la législation, mais encore et surtout dans les esprits. Vous devinez que j'ai en vue le système restrictif, cette barrière par laquelle les nations s'isolent les unes des autres, dans l'objet, à ce qu'elles croient, d'assurer leur indépendance et d'augmenter leur bien-être.
Je ne voudrais pas d'autres preuves de la fausseté de ce système que le langage qu'il a introduit dans l'économie politique, langage toujours emprunté au vocabulaire des batailles. Ce ne sont que tributs, invasions, luttes, armes égales, vainqueurs et vaincus, comme si les effets des échanges pouvaient être les mêmes que ceux de la violence. L'impropriété du langage ne révèle pas seulement la fausseté de l'idée, elle la propage; car, après s'être servi de ces locutions dans le sens figuré, on les emploie dans leur acception rigoureuse, et l'on a entendu un de nos honorables protectionnistes s'écrier: «J'aimerais mieux une invasion de Cosaques qu'une invasion de bestiaux étrangers.» Je me propose d'exposer aujourd'hui les conséquences comparées du régime protecteur et du libre-échange; mais, avant, permettez-moi d'analyser une des expressions que je viens de citer, celle de lutte industrielle. Cette expression, comme toutes celles qui trouvent un accès facile dans l'usage, a certainement un côté vrai. Elle n'est pas fausse, elle est incomplète. Elle se réfère à quelques effets, et non à l'ensemble des effets. Elle induit à penser que lorsque, dans un pays, une industrie succombe devant la rivalité de l'industrie similaire du dehors, la nation en masse en est affectée de la même manière que cette industrie. Et c'est là une grande erreur, car la lutte industrielle diffère de la lutte militaire en ceci: Dans la lutte armée, le vaincu est soumis à un tribut, dépouillé de sa propriété, réduit en esclavage; dans la lutte industrielle, la nation vaincue entre immédiatement en partage du fruit de la victoire. Ceci paraît étrange et semble un paradoxe; c'est pourtant ce qui constitue la différence entre ce genre de relations humaines qu'on nomme échanges, et cet autre genre de relations qu'on appelle guerres. Et, certes, on conviendra qu'il doit y avoir une dissemblance, quant aux effets, entre deux ordres d'action si différents par leur nature.
Comment se fait-il que le résultat de la lutte industrielle soit de faire participer le vaincu aux avantages de la victoire? J'expliquerai ceci par un exemple familier, trop familier peut-être pour cette enceinte, mais que je vous demande la permission de vous soumettre comme très-propre à faire comprendre ma pensée.
Dans une petite ville, la maîtresse de maison fait ce qu'on nomme le pain du ménage. Mais voici qu'un boulanger s'établit aux environs. Notre ménagère calcule qu'elle aurait plus de profit à s'adresser à l'industrie rivale. Cependant elle essaye de lutter. Elle s'efforce de mieux faire ses achats de blé, de ménager le combustible et le temps. Mais, de son côté, le boulanger fait des efforts semblables. Plus la ménagère diminue son prix de revient, plus le boulanger diminue son prix de vente, jusqu'à ce qu'enfin l'industrie du ménage succombe. Mais remarquez bien qu'elle ne succombe que parce qu'elle confère au ménage plus de profit en succombant qu'elle n'eût fait en se maintenant.
Il en est de même quand deux nations sont en lutte industrielle sur le terrain du bon marché; et si les Anglais, par exemple, placés dans des conditions plus favorables, nous fournissent de la houille, ou le Brésil du sucre, à si bas prix qu'on n'en puisse plus faire en France, renoncer à en produire chez nous, c'est constater précisément l'avantage supérieur que nous trouvons à l'acheter ailleurs.
Entre ces deux cas, il n'y a qu'une différence: dans l'un, les qualités de producteur et de consommateur se confondent dans la même personne, et dès lors tous les effets de la prétendue défaite se montrent en même temps et sont faciles à comprendre; dans l'autre, le consommateur de la houille ou du sucre n'est pas le même que le producteur, et il est alors aisé d'introduire dans le débat cette conclusion, qui consiste à ne montrer le résultat de la lutte que par un côté, celui du producteur, faisant abstraction du consommateur. Évidemment pour ne rien négliger dans l'appréciation du résultat général, il faut considérer la nation comme un être collectif, qui comprend l'intérêt producteur et l'intérêt consommateur; et alors on s'apercevra que la lutte industrielle l'affecte exactement comme elle affecte ce ménage que j'ai cité pour exemple. C'est, dans l'un et l'autre cas, l'acquisition par voie d'échange, choisie de préférence à l'acquisition par voie de production directe[62].
Mais, Messieurs, je veux, pour un moment, faire aussi abstraction de cette compensation que le consommateur recueille en cas de défaite industrielle, compensation dont les protectionnistes ne tiennent jamais compte. Je veux examiner la lutte industrielle sous le point de vue exclusif des industries qui y sont engagées, et rechercherai c'est la restriction ou la liberté qui leur donne les meilleures chances.
C'est encore une question intéressante; car quand une grande ville, comme Lyon, par exemple, a fondé, au moins en grande partie, son existence sur une industrie, il est bien naturel qu'elle ne veuille pas la voir succomber par la considération des avantages qu'en pourraient recueillir les consommateurs.
Quel est le champ de bataille de deux industries rivales? Le bon marché. Comment l'une peut-elle vaincre l'autre? Par le bon marché. Si, d'une manière permanente, les Suisses peuvent vendre à 80 fr. la même pièce d'étoffe que vous ne pouvez établir qu'à 100 fr., vous serez battus.
Aussi, voyons-nous tous les hommes poursuivre instinctivement un but: la réduction des prix de revient.
Messieurs, je ne sais pourquoi on a voulu faire de l'économie politique une science mystérieuse, car, s'il est une science qui se tienne toujours près des faits et du bon sens, c'est certainement celle-là. Observez ce qui se passe dans vos comptoirs, dans vos ateliers, dans vos ménages, à la campagne, à la ville: que cherchent tous les hommes sans distinction de rangs, de races, de profession? À diminuer le prix de revient.
C'est pour cela qu'ils ont substitué la charrue à la houe, la charrette à la hotte, la vapeur au cheval, le rail au pavé, la broche au fuseau; toujours, partout, on veut diminuer le prix de revient. N'est-ce pas une indication que les bons gouvernements doivent faire de même, agir dans le même sens? Mais, au contraire, ils se sont fait une économie politique en vertu de laquelle, autant qu'il est en eux, ils enflent vos prix de revient; car que fait le régime protecteur? Il renchérit tous les éléments qui entrent dans vos prix de revient et les constituent. Ce n'est pas seulement son résultat, c'est sa prétention; ce n'est pas un accident, c'est un système, un but, un parti pris. Ainsi, il se met en contradiction avec toutes les tendances de l'humanité. Et on appelle cela de l'économie politique sage et prudente!
Mais voyons un peu. De quoi se compose le prix de revient d'une pièce d'étoffe? D'abord de toutes les matières qui entrent dans sa confection; ensuite du prix de tous les objets qui ont été consommés par les travailleurs pendant le cours entier de l'opération. Il faut évidemment, pour que l'industrie continue, pour que l'opération se renouvelle, qu'à chaque fois le prix total de la vente couvre tous ces débours partiels.
Or, que fait le régime protecteur? En tant qu'il agit, il ajoute, et il a la prétention d'ajouter à tous ces prix partiels. Il aspire méthodiquement à les élever. Il dit: Vous payerez un peu plus cher la machine, le combustible, la teinture, le lin, le coton et la laine qui entrent dans cette pièce d'étoffe. Vous payerez un peu plus cher le blé, le vin, la viande, les vêtements que vous et vos ouvriers aurez consommés et usés pendant l'opération, et de tout cela, il résultera pour vous un prix de revient plus élevé qu'il ne devrait l'être; mais, en compensation, je vous donnerai un privilége sur les consommateurs du pays, et, quant à ceux du dehors, nous tâcherons de les décider à vous surpayer par les ruses diplomatiques, ou par un grand déploiement de forces qui retomberont encore à la charge de votre prix de revient.
Eh quoi! Messieurs, ai-je besoin de vous dire toute l'inanité et tout le danger d'un pareil système? À supposer que la contrebande ne vienne pas vous chasser du marché intérieur, ni les belles phrases, ni les canons, ni la complaisance avec laquelle les ministres vantent leur prudence et leur sagesse ne forceront l'étranger à vous donner 100 fr. de ce qu'il trouve ailleurs à 80.
Jusqu'ici vous n'avez peut-être pas beaucoup souffert de ce système (je me place toujours au point de vue producteur), mais pourquoi? Parce que les autres nations, excepté la Suisse, s'étaient soumises aux mêmes causes d'infériorité. J'ai dit excepté la Suisse; et remarquez que c'est aussi la Suisse qui vous fait la plus rude concurrence. Et cependant, qu'est-ce que la Suisse? Elle ne recueille pas des feuilles de mûriers sur ses glaciers; elle n'a ni le Rhône ni la Saône; elle vous offusque néanmoins. Que sera-ce donc de l'Italie qui a commencé la réforme, et de l'Angleterre qui l'a accomplie?
Car, Messieurs, on vous dit sans cesse que l'Angleterre n'a fait qu'un simulacre de réforme; et, quant à moi, je ne puis assez m'étonner qu'on puisse, en France, au dix-neuvième siècle, en imposer aussi grossièrement au public sans se discréditer. Sans doute l'Angleterre n'a pas complétement achevé sa réforme; mais pour qui comprend quelque chose dans la marche des événements, il est aussi certain qu'elle l'achèvera, qu'il est certain que l'eau du Rhône, qui passe sous les ponts de Lyon, se rendra à la Méditerranée. Et en attendant, on peut dire que la réforme est si avancée, en ce qui touche notre question, qu'on peut la considérer comme complète. L'Angleterre a affranchi de tous droits, et d'une manière absolue, la soie, la laine, le coton, le lin, le blé, la viande, le beurre, le fromage, la graisse, l'huile, c'est-à-dire les 99/100 de ce qui entre dans la valeur d'une pièce d'étoffe. Et vous n'êtes pas effrayés, voyant ce que peut la Suisse, de ce que pourra bientôt l'Angleterre! Vous résisterez, je le sais par la supériorité de votre goût, par les qualités artistiques qui distinguent vos fabricants. Mais il y a une chose à quoi rien ne résiste: c'est le bon marché.
On vous dit: «Pourquoi vous mêler d'économie politique? Occupez-vous de vos affaires.» Vous le voyez, Messieurs, l'économie politique pénètre au cœur de vos affaires. Elle vous intéresse, aussi directement que le bon état de vos machines ou de vos routes, qui ont pour objet de diminuer vos prix de revient.
Hier, on me citait un fait qui doit être ici à la connaissance de tout le monde, et qui est bien-propre à vous faire réfléchir. On m'assurait, et je n'ai pas de peine à le croire, car c'est bien naturel, qu'à cause de l'influence de l'octroi sur la cherté de la vie, toutes les industries qui n'ont pas besoin de s'exercer au milieu d'une grande agglomération d'hommes tendaient à aller s'établir à la campagne.
Eh bien! Messieurs, entre une nation et une autre, la douane fait exactement ce que fait l'octroi entre la ville et la campagne; et, par la même raison qu'on va tisser aux environs plutôt que de tisser à Lyon, on ira tisser en Angleterre plutôt que de tisser en France.
Et remarquez que l'octroi ne renchérit que les objets de consommation. La douane renchérit et les objets de consommation et toutes les matières qui entrent dans la confection du produit. N'est-il pas clair, Messieurs, que la tendance à laquelle je fais ici allusion serait bien plus manifeste si l'octroi frappait la soie, la teinture, les machines, le fer, le coton et la laine?
Le régime prohibitif ne surcharge pas les prix de revient seulement par les droits et les entraves; il les grève encore par la masse énorme d'impôts qu'il traîne à sa suite.
D'abord, il paralyse l'action de la douane, en tant qu'instrument fiscal, cela est évident. Quand on prohibe textuellement ou non le drap et le fer, on renonce à tout revenu public de ce côté. Il faut donc tendre les autres cordes de l'impôt, le sel, la poste, etc.
Une ville a mis un droit d'octroi sur l'entrée des légumes, et tire de cet impôt un revenu de 20,000 fr., indispensable à sa bonne administration. Dans cette ville, il y a plusieurs maisons qui jouissent de l'avantage d'avoir des jardins. Le hasard, ou l'imprévoyance des électeurs, fait que les propriétaires de ces maisons forment la majorité du conseil municipal. Que font-ils? Pour donner de la valeur à leurs jardins, ils prohibent les légumes de la campagne. Je n'examine point ici le point de vue moral ni le côté économique de cette mesure. Je me renferme dans l'effet fiscal. Il est clair comme le jour que la caisse de la ville aura perdu 20,000 fr., quoique les habitants payent leurs légumes plus cher que jamais; et je prévois que M. le maire, s'il a un grain de sagesse dans la cervelle, viendra dire à son conseil: Messieurs, je ne puis plus administrer. Il faut de toute nécessité, puisque vous repoussez les légumes étrangers, dans l'intérêt, dites-vous, des habitants frapper ces mêmes habitants d'un impôt de quelque autre espèce.
C'est ainsi que l'exagération de la douane a conduit à des taxes de nouvelle invention.
Ensuite, le régime prohibitif nécessite un grand développement des forces militaires et navales; et ceci, Messieurs, mérite que nous nous y arrêtions un instant.
Ce régime est né de l'idée que la richesse, c'est le numéraire. Partant de là, voici comment on a raisonné: il y a une certaine quantité de numéraire dans le monde; nous ne pouvons augmenter notre part qu'en diminuant celle des autres,—d'où, par parenthèse, cette conclusion désespérante: la prospérité d'un peuple est incompatible avec la prospérité d'un autre peuple.
Mais ensuite, comment faire pour soutirer l'argent des autres nations et pour qu'elles ne nous soutirent pas le nôtre? Il y a deux moyens. Le premier, c'est de leur acheter le moins possible. Ainsi nous garderons notre numéraire; de là la restriction et la prohibition. Le second, c'est de leur vendre le plus possible. Ainsi nous attirerons à nous leurs métaux précieux; de là le système colonial. Car, Messieurs, pour assurer la vente, il faut donner à meilleur marché;—et la restriction, comme nous venons de voir, est un empêchement invincible. Il a donc fallu songer à vendre cher, plus cher que les autres; mais cela ne pouvait se faire qu'en subjuguant les consommateurs, en leur imposant nos lois et nos produits; en un mot, en ayant recours à ce principe de destruction et de mort: la violence.
Mais, si ce principe est bon et vrai pour un pays, il est bon et vrai pour tous les autres. Ils ont donc tous tendu vers ces deux choses contradictoires: vendre sans acheter,—et de plus, vers les acquisitions de colonies et les agrandissements de territoire.
En d'autres termes, le principe de la restriction a jeté dans le monde un antagonisme radical, et un ferment de discorde pour ainsi dire méthodique.
Or, quand les choses en sont là, quand la tendance de tous les peuples à la fois est de se ruiner réciproquement et de se dominer les uns les autres, il est bien clair que chacun doit se soumettre aussi à un autre effort, quelque pénible qu'il soit, celui de se donner de fortes armées permanentes et de puissantes marines militaires.
Et cela ne se peut sans de lourds impôts, d'interminables entraves; ce qui aboutit encore, et toujours, à augmenter le prix de revient des produits.
Ainsi, entraves, gênes, impôts, priviléges, inégalités, renchérissement des objets de consommation, renchérissement des matières premières, infériorité industrielle, jalousies nationales, principe d'antagonisme, armées permanentes, puissantes marines, guerres imminentes, développement de la force brutale, voilà le programme du régime restrictif. Je voudrais vous présenter aussi celui du libre-échange. Mais quoi! ai-je autre chose à faire pour cela que de prendre justement le contre-pied de ce que je viens de dire?
Le libre-échange est non-seulement une grande réforme, mais c'est la source obligée de toutes les réformes financières et contributives.
Quand on a demandé la réduction du port des lettres, l'abaissement de l'impôt du sel, la simple exécution de la loi sur les surtaxes, qu'a-t-il été répondu? «Rien de tout cela ne peut se faire sans que le fisc perde quelques millions!» Le problème, l'éternel problème est donc de trouver ces quelques millions, quelque chose qui fasse l'office qu'a fait l'income-tax entre les mains de sir Robert Peel.
Eh bien! par un bonheur providentiel, pour le salut de nos finances, il se rencontre que la douane se présente, parmi tous nos impôts, avec ce caractère unique, étrange, qu'en soulageant le contribuable on élève le revenu. C'est ce qu'avouent, de la manière la plus explicite, les deux grands apôtres de la restriction! «Si la douane n'était que fiscale, dit M. Ferrier, elle donnerait peut-être le double de revenu.» «Il n'est pas étonnant, ajoute M. de Saint-Cricq, que la douane rende peu, puisque son objet est précisément d'éloigner les occasions de perception!»
Donc, en transformant la douane protectrice en douane fiscale, c'est-à-dire en faisant une institution nationale de ce qui n'est qu'une machine à priviléges, vous avez de quoi faire face à la réforme de la poste et du sel.
Mais ce n'est pas tout, je vous ai fait voir que la restriction était un principe de guerre; par cela même le libre-échange est un principe de paix. Qu'on dise que je suis un rêveur, un enthousiaste, peu m'importe, je soutiens qu'avec le libre-échange et l'entrelacement des intérêts qui en est la suite, nous n'avons plus besoin, pour maintenir notre indépendance, de transformer cinq cent mille laboureurs en cinq cent mille soldats. Quand les Anglais pourront aller, comme nous, à la Martinique et à Bourbon, quand nous pourrons aller, aussi bien qu'eux, à la Jamaïque et dans l'Inde, quel intérêt aurions-nous à nous arracher des colonies et des débouchés ouverts à tout le monde?
Non, je ne me laisse pas aller ici à un désir, à un sentiment, à une vague espérance. J'obéis à une conviction entière, fondée sur ce qui est pour moi une démonstration rigoureuse, quand je dis que l'esprit du libre-échange est exclusif de l'esprit de guerre, de conquête et de domination. Dès que l'on comprendra que la prospérité réelle, durable, inébranlable de chaque industrie particulière est fondée, non sur les monopoles nuisibles aux masses, mais au contraire sur la prospérité des masses qui sont sa clientèle, c'est-à-dire du monde entier; quand les Lyonnais croiront que plus les Américains, les Anglais, les Russes, seront riches, plus ils achèteront de soieries; quand la même conviction existera dans chaque centre de population et d'industrie; en un mot, quand l'opinion publique sanctionnera le libre-échange, je dis que la dernière heure des agressions violentes aura sonné, et que, dès ce moment, nous pourrons diminuer dans une forte proportion nos forces de terre et de mer.
Car le meilleur des boulevards, la plus efficace des fortifications, la moins dispendieuse des armées, c'est le libre-échange, qui fait plus que de repousser la guerre, qui la prévient; qui fait mieux que de vaincre un ennemi, qui en fait un ami.
Et, à cet égard, ma foi dans le libre-échange est telle que je veux la mettre ici à l'épreuve d'une prédiction, quoique je sache combien il est dangereux de faire le prophète, même hors de son pays. Si ma prédiction ne se vérifie pas, je consens, il le faudra bien, à ce que mes paroles perdent le peu d'autorité qui peut s'y attacher. Mais aussi, si elle s'accomplit, j'aurai peut-être droit à quelque confiance. L'Angleterre a adopté le libre-échange. Je prédis solennellement que d'ici à sept ans, c'est-à-dire pendant le cours de la législation actuelle, elle aura licencié la moitié de ses forces de mer.—On me dira sans doute: Cela est si peu probable que, le jour même où sir Robert Peel a introduit la réforme, et, dans le même exposé des motifs, il a demandé une allocation pour augmenter la marine.—Je le sais; et j'ose dire que c'est la plus grande faute, sous tous les rapports, et la plus grande inconséquence qu'ait faite cet homme d'État, d'ailleurs alors nouveau converti au libre-échange.—Mais cette circonstance, en rendant ma prédiction plus hasardée, ne fait que lui donner plus de poids si elle se réalise[63].
Nos forces de terre et de mer ramenées ainsi successivement à des proportions moins colossales, je n'ai pas besoin de dire la série de réformes financières et contributives qui deviendraient enfin abordables. Trop de précision à cet égard me ferait sortir de mon sujet. Je crois pouvoir dire cependant que, procédant du libre-échange, ces réformes seraient faites dans son esprit et s'attaqueraient d'abord aux impôts qui présentent un caractère évident d'inégalité, ou gênent les mouvements du travail et la circulation des hommes et des produits. C'est nommer l'octroi et la législation des boissons.
Il me sera permis aussi de faire observer qu'une réduction des forces de terre et de mer amènerait de toute nécessité un adoucissement de la loi du recrutement, si lourde pour la population des campagnes, et de l'inscription maritime, plus onéreuse encore pour notre population du littoral, en même temps qu'elle est, après le régime restrictif, le plus grand fléau de notre marine marchande. (V. le no 36.)
Messieurs, je livre ces remarques à vos méditations. Examinez-les en toute sincérité: vous vous convaincrez qu'il n'y a rien de chimérique, rien d'impraticable; que celui qui vous parle n'est pas un illuminé; que ces réformes naissent les unes des autres, et ont leur base dans celle de notre législation commerciale. Que faut-il pour réaliser le bien dont je n'ai pu vous tracer qu'une bien incomplète esquisse? Rien qu'une seule chose, partager l'esprit du libre-échange. Aidez-nous dans cette entreprise; j'en appelle à vous tous, Messieurs, et particulièrement à ceux d'entre vous qui tiennent en leurs mains les véhicules de l'instruction, les organes de la publicité. Ils savent aussi quelle responsabilité morale se lie à cette puissance. Je les en conjure, qu'aucune considération de personne ou de parti ne les détourne de se dévouer à la cause, à la sainte cause de la libre communication et de l'union des peuples. À Dieu ne plaise que je demande à qui que ce soit le moindre sacrifice de ses convictions politiques! mais, grâce au ciel, la foi dans le libre-échange peut s'allier avec les opinions les plus divergentes en d'autres matières. On l'a vue soutenue par le journal des Débats, par le Siècle, par le Courrier; et le National a déclaré que la liberté du travail et de l'échange était la fille de ses œuvres. En voulez-vous un autre exemple? Voyez-la régner, de temps immémorial sur le pays le plus démocratique de la terre, la Suisse, et s'établir au sein de la nation la plus aristocratique du monde, l'Angleterre. Hommes de toutes les opinions politiques, unissons-nous pour éclairer l'opinion. Ne disons pas qu'il ne se présentera point un grand ministre pour réaliser nos vœux. L'opinion publique est le foyer où se forment les grands hommes. Quand nous avons eu à défendre ou notre territoire, ou le principe de la révolution française, ce ne sont ni les généraux habiles, ni les soldats dévoués qui nous ont manqué. De même, quand l'opinion voudra la liberté commerciale, ce n'est pas un homme d'État qui nous fera défaut, un homme sincère et dévoué se présentant devant la chambre avec le plan de réforme que je viens d'esquisser, et osant dire: Voilà un programme de justice et de paix; il triomphera avec moi, ou je tomberai avec lui!
46.—CINQUIÈME DISCOURS.
Prononcé dans la seconde réunion publique tenue à Lyon, en août 1847, sur l'influence du régime protecteur à l'égard des salaires.
Messieurs,
Si dans ces communications, que vous voulez bien me permettre d'avoir avec vous, j'avais en vue un succès personnel, certes, je ne paraîtrais pas aujourd'hui à cette tribune. Ce n'est pas que, sur le vaste sujet qui m'est proposé, les idées ou les convictions me fassent défaut. Au contraire, car, quand j'ai voulu mettre quelque ordre dans les démonstrations que j'avais à vous soumettre, elles se sont présentées en si grand nombre à mon esprit que, malgré mes efforts, il m'a été impossible de faire entrer tous ces matériaux dans le cadre d'un discours; et j'ai dû prendre le parti de m'en remettre beaucoup à l'inspiration du moment et à votre bienveillance.
Et cependant, cette grande question du salariat, je dois la circonscrire à un seul point de vue, car vous n'attendez pas que je la traite ici dans tous ses aspects moraux, sociaux, philosophiques et politiques.
Cela me conduirait à scruter les fondements de la propriété, l'origine et les fonctions du capital, les lois de la production, de la répartition des richesses, et infime de la population; à rechercher si le salariat est, pour une portion de l'humanité, une forme naturelle, équitable et utile de participation aux fruits du travail; si cette forme a toujours existé, si elle est destinée à disparaître, et, enfin, si elle est une transition entre un mode imparfait et un mode moins défectueux de rémunération, entre le servage dans le passé et l'association dans l'avenir.
Loin de moi de blâmer les hardis pionniers de la pensée qui explorent ces vastes régions. Quelquefois, il est vrai, j'ai souhaité de leur voir poser le pied sur le terrain solide des vérités acquises, plutôt que de rester dans le vague ou d'emprunter les ailes de l'imagination. J'ai peu de foi, je l'avoue, dans ces arrangements sociaux, dans ces organisations artificielles que chaque matin voit éclore et que chaque soir voit mourir. Il n'est pas probable qu'à un signal donné l'humanité se laisse jeter dans un moule, quelque séduisante qu'en soit la forme, quel que soit le génie de l'inventeur. La société m'apparaît comme une résultante. Les faits passés qui exercent tant d'influence sur le présent, les traditions, les habitudes, les erreurs dominantes, les vérités acquises, les expériences faites, les préjugés, les passions, les vertus, les vices, voilà les forces diverses qui déterminent nos institutions et nos lois. Comment croire que la société s'en dépouillera tout à coup, comme on rejette un vêtement pour en prendre un à la mode?—Je n'en rends pas moins justice aux bonnes intentions des publicistes qui poursuivent cette chimère, et je crois qu'ils ont rendu un service à la science en la forçant de scruter ces grandes questions et d'élargir le champ de ses études[64].
Mais s'il est vrai que le progrès soit subordonné à la diffusion de la lumière et de l'expérience, je ne vois pas qu'on puisse blâmer, comme on le fait, un homme ou une association d'hommes qui s'attaquent à une erreur déterminée, laquelle a donné naissance à une institution funeste.
On nous dit sans cesse que le libre-échange ne donne pas la clef du grand problème de l'humanité. Il n'a pas cette prétention. Il ne s'annonce pas comme devant panser toutes les plaies, guérir tous les maux, dissiper tous les préjugés, fonder à lui seul le règne de l'égalité et de la justice parmi les hommes, et ne laisser, après lui, rien à faire à l'humanité.
Nous croyons qu'il est en lui-même un très-grand progrès, et, de plus, par l'esprit qu'il propage, par les lumières qu'il suppose, une excellente préparation à d'autres progrès encore. Mais nous nous rendrions coupables d'exagération si nous le présentions, ainsi qu'on nous en accuse souvent, comme une panacée universelle, particulièrement à l'égard des classes laborieuses.
Je me renfermerai donc dans cette question:
Quelle est l'influence du régime restrictif sur le taux des salaires, ou plutôt sur la condition des ouvriers?
Voilà tout ce que je veux examiner. Je ne cherche pas ce que deviendrait le sort de cette classe dans un phalanstère ou en Icarie. Je prends la société telle qu'elle est, telle que le passé nous l'a léguée. Dans cette société je vois le capital rémunérant le travail. C'est un premier fait. Je vois en outre des légions d'hommes occupés à entraver la circulation des produits; c'est un second fait. Je cherche comment le second de ces faits agit sur le premier.
Et d'abord une première question se présente à moi. Qui a placé là cette légion armée? Ce ne sont pas les ouvriers, puisqu'ils n'ont pas la voix au chapitre; ce sont les maîtres. Donc, en vertu de la maxime: Id fecit cui prodest, la présomption est que cette institution, si elle profite à quelqu'un, profite aux maîtres.
Messieurs, permettez-moi de raisonner provisoirement sur cette hypothèse que le régime restrictif, dans l'ensemble de ses effets, bons et mauvais, entraîne une certaine déperdition de forces utiles ou de richesses. Cette hypothèse n'est pas tellement absurde qu'on ne puisse s'en servir un instant. Je n'ai jamais rencontré personne qui ne m'ait fait cette concession sous cette forme: Vous avez raison en principe. Le fondateur du système restrictif en France l'a lui-même considéré comme transitoire, ce qu'il n'aurait pas fait s'il avait reconnu dans son essence une vertu productive. Il paraît certain qu'empêcher les produits du Midi de pénétrer dans le Nord, et réciproquement, favoriser par là dans le Nord des industries que seconderait mieux le climat du Midi, c'est paralyser partout une certaine portion de ces forces gratuites que la nature avait mises à la disposition des hommes. Je puis donc sans témérité raisonner un instant sur cette hypothèse, admise d'ailleurs par les protectionnistes eux-mêmes, que le régime prohibitif, dans l'ensemble de ses effets, tout compensé, entraîne la déperdition d'une certaine quantité de richesses.
De plus, l'instrument lui-même coûte quelque chose. Les incertitudes que les tarifs sujets à changement font planer sur l'industrie et le commerce, les collisions qu'ils peuvent amener entre les peuples, et contre lesquelles il faut se précautionner, le développement qu'il faut donner à l'action de la justice pour réprimer des actions innocentes en elles-mêmes, que cette législation fait inscrire au nombre des délits et des crimes, les obstacles, les visites, les retards, les erreurs, les contestations,—ce sont autant d'inconvénients inséparables du système, et qui se traduisent en déperdition de forces. Tout le monde sait que le seul retard, apporté cette année à la suspension de l'échelle mobile, a peut-être coûté à la France cinquante millions.
Or, si, au total, dans la généralité de ses effets directs ou indirects, le système restrictif entraîne une déperdition de richesses, il faut nécessairement que cette perte retombe sur quelqu'un.
Lors donc que les législateurs protectionnistes affirment que la classe ouvrière, non-seulement n'entre pas en participation de la perte définitive, mais encore bénéficie par ce régime, c'est comme s'ils disaient:
«Nous, qui faisons la loi, voulant procurer à la classe ouvrière un profit extra-naturel, nous nous infligeons encore une seconde perte égale à tout le bénéfice que nous prétendons conférer aux ouvriers.»
Je le demande: Y a-t-il aucune vraisemblance que les législateurs aient agi ainsi[65]?
Qu'on me permette de formuler ma pensée dans la langue des chiffres, non pour arriver à des précisions exactes, mais par voie d'élucidation.
Représentons par 100 le revenu national sous l'empire des relations libres. Nous n'avons aucune donnée pour savoir comment le revenu se partage entre le capital et le travail. Mais comme, si les capitalistes sont plus riches, les travailleurs sont plus nombreux, admettons 50 pour les uns, et 50 pour les autres. Survient la restriction. Et d'après notre hypothèse le revenu général descend à 80.—Or, selon les protectionnistes, la part des ouvriers étant augmentée, nous pouvons la supposer de 60, d'où il suit que celle des capitalistes tomberait à 20.
Je défie les protectionnistes de sortir de ce cercle. S'ils conviennent que le régime protecteur entraîne une perte comme résidu général de tous ses effets, et s'ils affirment néanmoins qu'il enrichit les ouvriers, la conséquence nécessaire est que ceux qui n'ont pas fait la loi recueillent un profit, et que ceux qui ont fait la loi encourent deux pertes[66].
Et, s'il en est ainsi, il faudrait regarder comme attaqués de folie les hommes qui, dans l'intérêt des ouvriers, réclament une extension de droits politiques; car, certes, jamais les ouvriers, dans leur esprit de justice, ne feraient aussi bien leurs affaires, et n'infligeraient aux capitalistes une loi aussi rigoureuse.
Mais voyez à quelle absurde contradiction on arrive. Qui m'expliquera comment il se fait que, le capital se détruisant, le travail se développe, et que, pour comble d'absurdité, la loi qui détruit le capital soit précisément celle qui enrichit le travail?
Je ne pense pas qu'on puisse contester la rigueur de ces déductions. Seulement, on pourra dire: Elles reposent sur l'assertion que le régime restrictif entraîne une déperdition de forces, et c'est là une concession que les protectionnistes ont faite, il est vrai, mais qu'ils se hâtent de retirer.
Eh! Messieurs, c'est précisément où je voulais vous amener à reconnaître qu'il faut étudier le régime restrictif en lui-même; savoir si, au total, il entraîne ou n'entraîne pas une déperdition de richesses. S'il l'entraîne, il est jugé; et lorsqu'on met en avant les ouvriers et leurs salaires, je ne dirai pas qu'on ajoute l'hypocrisie à la cupidité, mais qu'on entasse erreur sur erreur.
La vérité est qu'en vertu de la loi de solidarité, de l'effort que chacun fait pour se débarrasser du fardeau, de cette vis medicatrix qui est au fond de la société humaine, le mal tend à se répartir sur tous, maîtres et ouvriers, en proportions diverses.
Ne nous en tenons pas à des présomptions, et attaquons directement le problème.
Un simple ouvrier l'a admirablement posé en ces termes pleins de justesse et de clarté:
Quand deux ouvriers courent après un maître, les salaires baissent.
Quand deux maîtres courent après un ouvrier, les salaires haussent.
L'économie politique ne fait qu'habiller cette pensée d'un vêtement plus doctoral quand elle dit: Le taux du salaire dépend du rapport de l'offre à la demande.
Le capital et le travail, voilà les deux éléments de ce taux. Quand il y a sur le marché une quantité de capital et une quantité de travail déterminées, le taux moyen des salaires s'en déduit de toute nécessité. Les maîtres voulussent-ils l'élever par bienveillance, ils ne le pourraient pas. Si le capital est représenté par 100 fr. et le travail par 100 hommes, le salaire ne peut être que de 1 fr. Si la philanthropie des maîtres ou de la loi le portait à 2 fr., le capital restant à 100, comme de 100 fr. on ne peut tirer que 50 fois 2 fr., il n'y aurait que 50 ouvriers d'employés. L'humanité en masse n'en serait que plus malheureuse, et l'inégalité des conditions plus choquante: et, sans parler de la perte résultant de l'inactivité de 50 ouvriers, il est clair que la position ne serait plus tenable, que ces 50 ouvriers viendraient offrir leurs bras au rabais, et que la force des choses ramènerait la répartition primitive.
Il n'y a donc pas d'autre moyen au monde d'augmenter le taux des salaires que d'augmenter la proportion du capital disponible, ou de diminuer la quantité du travail offert[67].
Cela posé, voyons comment le régime protecteur agit sur chacun de ces deux éléments.
Une nation est sous le régime libre, et elle possède, de temps immémorial, une fabrique de drap. La présomption est que, puisqu'une certaine portion de capital et de travail a pris naturellement cette direction, cette industrie, malgré la concurrence étrangère, réalise des profits égaux à ceux des autres entreprises analogues. Si elle donnait beaucoup moins, elle ne se serait pas établie; si elle donnait plus, elle ne serait pas seule.
Cependant elle provoque la prohibition du drap étranger. Voyons ce qui se passe.
D'abord, le premier effet, l'effet le plus immédiat est que le drap renchérit; et tous les habitants, y compris les ouvriers de toute sorte qui se vêtissent de drap, sont frappés comme d'une taxe. C'est pour eux une perte bien réelle. Je vous prie d'en prendre bonne note, de ne pas la perdre de vue; je vous la rappellerai plus tard, quand nous aurons vu si nous lui trouvons ou non une compensation.
Puisque le drap est plus cher, notre fabrique fait plus de profits; et puisque ses profits antérieurs étaient égaux aux profits moyens des industries analogues, ses profits actuels seront supérieurs. Or, vous savez que la tendance des capitaux est de se porter et d'entraîner le travail là où sont les plus gros bénéfices. Il y aura donc, dans la fabrication du drap, un surcroît de demande de travail et un surcroît de capital pour y faire face, c'est-à-dire ce qui constitue précisément les conditions dans lesquelles le salaire hausse. C'est là que les protectionnistes triomphent.
Mais, ainsi que je le répète souvent, les sophismes ne sont pas des raisonnements faux, ce sont des raisonnements incomplets. Ils ont le tort de ne montrer qu'une chose là où il y en a deux; et la médaille par un seul côté.
D'où sort ce capital qui va étendre la fabrication du drap? Voilà ce qu'il faut examiner; et voilà sur quoi j'appelle toute votre attention; car évidemment, Messieurs, si nous venions à découvrir que le plein ne s'est fait d'un côté qu'aux dépens d'un vide qui se serait fait d'un autre, et que la prohibition a agi comme cette servante qui prenait par le dessous d'une pièce de vin de quoi combler ce qui manquait au-dessus, évidemment, dis-je, nous ne serions pas plus avancés, et nous serions en droit de reprocher au sophisme d'avoir dissimulé cette circonstance.
Donc, d'où sort ce capital? Le soleil ou la lune l'ont-ils envoyé mêlé à leurs rayons, et ces rayons ont-ils fourni au creuset l'or et l'argent, emblèmes de ces astres? ou bien l'a-t-on trouvé au fond de l'urne d'où est sortie la loi restrictive? Rien de semblable. Ce capital n'a pas une origine mystérieuse ou miraculeuse. Il a déserté d'autres industries, par exemple, la fabrication des soieries. N'importe d'où il soit sorti, et il est positivement sorti de quelque part, de l'agriculture, du commerce et des chemins de fer, là, il a certainement découragé l'industrie, le travail et les salaires, justement dans la même proportion où il les a encouragés dans la fabrication du drap.—En sorte que vous voyez, Messieurs, que le capital ou une certaine portion de capital ayant été simplement déplacé, sans accroissement quelconque, la part du salaire reste parfaitement la même. Il est impossible de voir, dans ce pur remue-ménage (passez-moi la vulgarité du mot), aucun profit pour la classe ouvrière. Mais, a-t-elle perdu? Non, elle n'a pas perdu du côté des salaires (si ce n'est par les inconvénients qu'entraîne la perturbation, inconvénients qu'on ne remarque pas quand il s'agit d'établir un abus, mais dont on fait grand bruit et auxquels les protectionnistes s'attachent avec des dents de boule-dogues quand il est question de l'extirper); la classe ouvrière n'a rien perdu ni gagné du côté du salaire, puisque le capital n'a été augmenté ni diminué, mais seulement déplacé. Mais reste toujours cette cherté du drap que j'ai constatée tout à l'heure, que je vous ai signalée comme l'effet immédiat, inévitable, incontestable de la mesure; et à présent, je vous le demande, à cette perte, à cette injustice qui frappe l'ouvrier, où est la compensation? Si quelqu'un en sait une, qu'il me la signale.
Et songez, Messieurs, qu'une perte semblable se renouvelle vingt fois par jour,—à propos du blé, à propos de la viande, à propos de la hache et de la truelle. L'ouvrier ne peut ni manger, ni se vêtir, ni se chauffer, ni travailler, sans payer ce tribut au monopole. On parle de sa malheureuse condition. Pour moi, ce qui m'étonne, en présence de tels faits, c'est que cette condition ne soit pas cent fois plus malheureuse encore.
Heureusement que cette cherté ne se maintient jamais, grâce au ciel, à la hauteur où les monopoleurs voulaient l'élever. Je le reconnais ici, parce qu'avant tout il faut être vrai. La concurrence intérieure vient toujours déjouer, dans une certaine mesure, les espérances et les calculs des protectionnistes.
Aux entrepreneurs d'industrie, le régime restrictif offre des compensations. S'ils payent plus cher ce qu'ils achètent, ils font payer plus cher ce qu'ils vendent; non qu'ils ne perdent, en définitive, mais enfin leur perte est atténuée; pour l'ouvrir, il n'y a aucune atténuation possible.
Aussi, je me représente quelquefois un simple ouvrier, trouvant, je ne sais par quelle issue, accès dans l'enceinte législative. Ce serait certainement un spectacle curieux et même imposant, s'il se présentait à la barre de l'assemblée étonnée,—calme, modéré, mais résolu, et si, au milieu du silence universel, il disait: «Vous avez élevé, par la loi, le prix des aliments, des vêtements, du fer, du combustible; vous nous promettiez que le ricochet de ces mesures élèverait notre salaire en proportion et même au delà. Nous vous croyions, car l'appât d'un profit, fût-il illégitime, hélas! rend toujours crédule. Mais votre promesse a failli. Il est bien constaté maintenant que votre loi, n'ayant pu que déplacer le capital et non l'accroître, n'a eu d'autre résultat que de faire peser sur nous, sans compensation, le poids de la cherté. Nous venons vous demander d'élever législativement le taux des salaires, au moins dans la même mesure que vous avez élevé législativement le prix de la subsistance.»
Je sais bien ce qu'on répondrait à ce malencontreux pétitionnaire. On lui dirait, et avec raison: «Il nous est impossible d'élever par la loi le taux du salaire; car la loi ne peut pas faire qu'on tire d'un capital donné plus de salaires qu'il n'en renferme.»
Mais je me figure que l'ouvrier répliquerait: «Eh bien! ce que vous dites que la loi ne peut faire directement, elle ne l'a pas fait indirectement selon vos promesses. Puisqu'il n'est pas en votre pouvoir de renchérir le salaire, ne renchérissez pas la vie. Nous ne demandons pas de faveur, nous demandons franc jeu, et que les produits soient purs de toute intervention législative, puisque le salaire est inaccessible à l'intervention législative.»
En vérité, Messieurs, je n'imagine pas ce qu'on pourrait répondre. Et remarquez qu'en bonne justice, ce n'est pas avec des présomptions, des probabilités qu'on peut repousser une telle requête. Il faut une certitude absolue[68].
Beaucoup de personnes se sont laissé séduire par ce fait que les salaires sont plus élevés, par exemple, à Paris qu'en Bretagne, et elles en ont conclu qu'ils tendent à se mettre au niveau du prix de la vie. Mais la question n'est pas de savoir si les divers salaires, qui prennent leur source dans un capital donné, ne peuvent pas varier à l'infini selon une multitude de circonstances. Nous ne mettons pas cela en doute. Ce que nous nions, c'est que l'ensemble ou la grande moyenne des salaires s'élève dans un pays, en vertu d'une loi qui déplace le capital sans l'accroître.
Et, Messieurs, cette objection qu'on nous faisait il y a deux ans, quand nous avons commencé notre œuvre, les événements, avec une voix plus forte que la nôtre, se sont chargés d'y répondre; car la disette est survenue et la cherté avec elle. Or, qu'a-t-on vu? On a vu le salaire baisser plutôt que hausser. Ainsi, le fait nous a donné raison. Et, d'ailleurs, le fait s'explique de la manière la plus claire.
Quand le prix de la subsistance renchérit, l'universalité des hommes dépense davantage pour en avoir la quantité nécessaire. Il reste donc moins à dépenser à autre chose. On se prive, et par là on produit la stagnation de l'industrie, qui amène forcément la baisse des salaires. En sorte que, dans les temps de cherté, l'ouvrier est froissé par les deux bouts à la fois, par la diminution de ses profits et par l'élévation du prix de la vie.
La cherté artificielle a exactement les mêmes effets que la cherté naturelle; seulement, comme elle dure plus, il se fait, j'en conviens, certains arrangements sociaux sur cette donnée, car l'humanité a une souplesse merveilleuse. Mais les arrangements ne changent pas la nature des choses, ils s'y conforment, et savez-vous comment, à la longue, l'équilibre se rétablit? Par la mort. La mort prend soin, à la longue et après bien des souffrances, de faire descendre la population au niveau de ce que peuvent nourrir des salaires réduits, tout au plus restés invariables, et combinés avec la cherté de la vie.
Puisque j'ai touché à ce formidable sujet de la population, je relèverai une objection qui nous a été faite en sens inverse.
On nous a dit: Le libre-échange est impuissant à conférer à la classe ouvrière un bien permanent. Il est vrai qu'il baissera le prix de la vie sans altérer le salaire, et conférera par conséquent plus de bien-être aux travailleurs; mais ils multiplieront en vertu de ce bien-être même, et au bout de vingt ans, ils se trouveront replacés dans leur condition actuelle.
D'abord, cela n'est pas sûr; il est possible que le capital augmente pendant ses vingt années aussi rapidement que la population.
Ensuite, il faut tenir compte des habitudes et des idées de prévoyance que donnent vingt ans de bien-être.
Mais, enfin, en admettant cette loi fatale, ne voit-on pas la faiblesse de l'objection? N'est-ce rien que vingt années de bien-être? est-ce une chose à dédaigner? Mais c'est ainsi que la société progresse. D'ici à vingt ans elle aura accompli quelque autre œuvre qui prolongera le bien-être de vingt ans encore. Et quelle est la réforme à laquelle on ne pourrait opposer la même fin de non-recevoir? Trouvez-vous un moyen de supprimer l'octroi sans le remplacer par aucun autre impôt? Avez-vous imaginé un engrais qui ne coûte rien, et qui doit accroître prodigieusement la fertilité de la terre? Je vous dirai: À quoi bon? Brûlez votre invention financière ou agricole. Elle soulagerait, il est vrai, les hommes d'un lourd fardeau. Mais quoi! en vertu de ce bien-être même, ils multiplieraient, et reviendraient, sauf le nombre, au point de départ. Messieurs, l'humanité est ainsi faite que c'est précisément à multiplier qu'elle aime à consacrer ce qu'on lui laisse de bien-être; et faut-il pour cela considérer ce bien-être comme perdu, le lui refuser d'avance?
Comment trouverait-on ce raisonnement, s'il s'adressait à un individu au lieu de s'adresser à une nation ou à une classe?
Je suppose un jeune homme qui gagne 1,000 fr. par an. Il désire épouser une jeune personne qui en gagne autant; cependant il attend pour se mettre en ménage que leurs appointements soient doublés. Le moment arrive, mais le patron leur fait cette morale:
«Mes enfants, vous avez certainement droit à 4,000 fr. entre deux, ils vous sont dus en toute justice. Mais si je vous les donnais, vous vous marieriez; dans deux ou trois ans vous auriez deux enfants, vous seriez quatre, et ce ne serait jamais que 1,000 fr. par tête. Vous voyez qu'il ne vaut pas la peine que je vous paye le traitement que vous désirez, et dont d'ailleurs je reconnais la parfaite légitimité.»
La réponse que ferait le jeune homme est parfaitement celle que pourrait faire l'humanité à l'objection que je réfute. «Payez-moi ce qui m'est dû, dirait-il. Pourquoi vous occupez-vous de l'usage que j'en ferai, s'il est honnête? Vous dites qu'après m'être procuré les jouissances de la famille, je n'en serai pas plus riche; je serai toujours plus riche des jouissances éprouvées. Je sais que si j'emploie ainsi l'excédant de mes appointements, je ne pourrai pas l'employer à autre chose; mais est-ce une raison de dire que je n'en ai pas profité? Autant vaudrait me refuser mon dîner d'aujourd'hui sous prétexte que quand je l'aurai mangé, il n'en resterait plus rien.» Appliquée à un peuple, l'objection est de cette force. Elle revient à ceci: Sous le régime prohibitif, dans vingt ans la France aurait 40 millions d'habitants; sous un régime libre, comme elle aurait joui de plus de bien-être, elle en aurait 50 millions, lesquels, au bout de ce terme, ne seraient pas individuellement plus riches.
Et compte-t-on pour rien 10 millions d'habitants de plus; toutes les satisfactions que cela suppose, toutes les existences conservées, toutes les affections satisfaites, tous les désordres prévenus, toutes les existences allumées au flambeau de la vie? Et est-on bien certain que ce bien-être dû à la réforme, le peuple eût pu trouver une autre manière de le dépenser plus morale, plus profitable au pays, plus conforme au vœu de la nature et de la Providence[69]?
Messieurs, ainsi que je vous l'ai fait pressentir en commençant, je laisse de côté bien des considérations. Si, dans le petit nombre de celles que je vous ai présentées, et malgré le soin que j'ai mis à me renfermer dans mon sujet, il m'est échappé quelques paroles qui aient la moindre tendance à jeter quelque découragement ou quelque irritation dans les esprits, ce serait bien contre mon intention. Ma conviction est qu'il n'y a pas entre les diverses classes de la société cet antagonisme d'intérêts qu'on a voulu y voir. J'aperçois bien un débat passager entre celui qui vend et celui qui achète, entre le producteur et le consommateur, entre le maître et l'ouvrier. Mais tout cela est superficiel; et, si on va au fond des choses, on découvre le lieu qui unit tous les ordres de fonctions et de travaux, qui est le bien que chacun retire de la prospérité de tous. Regardez-y bien, et vous verrez que c'est là ce qui prévaudra sur de vaines jalousies de nation à nation et de classe à classe. Des classes! le mot même devrait être banni de notre langue politique. Il n'y a pas de classes en France; il n'y a qu'un peuple, et des citoyens se partageant les occupations pour rendre plus fructueuse l'œuvre commune. Et par cela même que les occupations sont partagées, que l'échange est intervenu, les intérêts sont liés par une telle solidarité qu'il est impossible de blesser les uns sans que les autres en souffrent.
Moi qui ne crois pas à l'antagonisme réel des nations, comment croirais-je à l'antagonisme fatal des classes? On dit que l'intérêt divise les hommes. Si cela est, il faut désespérer de l'humanité, et gémir sur les lacunes ou plutôt les contradictions du plan de la Providence; car, quoique je n'ignore pas l'existence et l'influence d'un autre principe, celui de la sympathie, tout nous prouve que l'intérêt a été placé dans le cœur de l'homme comme un mobile indomptable; et, si sa nature était de diviser, il n'y aurait pas de ressource. Mais je crois, au contraire, que l'intérêt unit, à la condition toutefois d'être bien compris; et c'est pour cela que Malebranche avait raison de considérer l'erreur comme la source du mal dans le monde. J'en citerai un exemple, tiré de la fausse application qu'on fait souvent de deux mots que j'ai souvent répétés aujourd'hui, les mots travail et capital.
On dit: Le capital fait concurrence au travail, et quand on dit cela, on est bien près d'avoir allumé une guerre plus ou moins sourde entre les travailleurs et les capitalistes. Et si cependant ce prétendu axiome, qu'on répète avec tant de confiance, n'était qu'une erreur, et plus qu'une erreur, un grossier non-sens! Non, il n'est pas vrai que le capital fasse concurrence au travail. Ce qui est vrai, c'est que les capitaux se font concurrence entre eux, et que le travail se fait concurrence à lui-même. Mais du capital au travail la concurrence est impossible. J'aimerais autant entendre dire que le pain fait concurrence à la faim; car, au contraire, comme le pain apaise la faim, le capital rémunère et satisfait le travail. Et voyez où conduit cette simple rectification! Si c'est avec lui-même et non avec le travail que le capital rivalise, que doivent désirer les travailleurs? Est-ce que les capitalistes soient ruinés? Oh! non. S'ils font des vœux conformes à leurs vrais intérêts, ils doivent désirer que les capitaux grossissent, s'accumulent, multiplient, abondent et surabondent, s'offrent au rabais, jusqu'à ce que leur rémunération tombe de degré en degré, jusqu'à ce qu'ils deviennent comme ces éléments que Dieu a mis à la disposition des hommes, sans attacher à sa libéralité aucune condition onéreuse, jusqu'à ce qu'ils descendent enfin autant que cela est possible, dans le domaine gratuit, et par conséquent commun de la famille humaine. Ils n'y arriveront jamais, sans doute; mais ils s'en rapprocheront sans cesse, et le monde économique est plein de ces asymptotes. Voilà la communauté, je ne dis point le communisme, que l'on ne peut mettre au commencement des temps et au point de départ de la société; mais la communauté qui est la fin de l'homme, la récompense de ses longs efforts, et la grande consommation des lois providentielles. D'un autre côté, que doivent souhaiter les possesseurs de capitaux? Est-ce d'être entourés d'une population chétive, souffrante et dégradée? Non; mais que toutes les classes croissent en bien-être, en richesse, en dignité, en goûts épurés, afin que la clientèle s'ouvre et s'élargisse indéfiniment devant eux. La clientèle! j'appelle votre attention sur ce mot; il est un peu vulgaire; mais vous trouverez en lui la solution de bien des problèmes, les idées d'union, de concorde et de paix. Sachons détacher nos regards de notre petit cercle, ne pas chercher la prospérité dans les faveurs, les priviléges, l'esprit d'exclusion, toutes choses qui nuisent aux masses et réagissent tôt ou tard sur nous-mêmes par la ruine de la clientèle. Accoutumons-nous au contraire à favoriser, à encourager ce qui étend la prospérité sur la vaste circonférence qui nous entoure, c'est-à-dire sur le monde entier, ne fût-ce qu'en considération du bien qui, sous forme d'une plus vaste et plus riche clientèle, se reflétera infailliblement, à la longue, dans notre propre sphère d'activité.
Enfin, Messieurs, puisque j'en suis à disséquer des mots, j'appellerai encore votre attention sur deux expressions que l'on ne saurait confondre sans danger. Le monde éprouve comme une sorte d'effroi, comme un poids pénible, comme un pressentiment triste, parce qu'il lui semble qu'il s'élabore au sein du corps social une aristocratie d'argent qui, sous le nom de bourgeoisie, va remplacer l'aristocratie de naissance. Il craint que ce phénomène ne prépare à nos fils les difficultés qu'ont surmontées nos pères; et il se demande si l'humanité est destinée à tourner toujours dans ce cercle de combats suivis de victoires et de victoires suivies de combats. J'ai aussi demandé à ce mot bourgeoisie ce qu'il portait en lui, ce qu'il voulait dire, quelle était sa signification; et je l'ai trouvé vide. Je vous disais, à la dernière séance, qu'il fallait beaucoup se méfier des métaphores; et je vous signalais, comme exemple, cette similitude absurde que, par l'abus des mots, on était parvenu à établir entre l'échange et la guerre. Il n'est pas plus vrai qu'il y ait similitude ou même analogie entre une bourgeoisie qui sort du peuple par le travail, et une aristocratie qui domine le peuple par la conquête. Il n'y a pas même d'opposition à établir entre bourgeoisie et peuple, puisque l'une et l'autre s'élèvent par le travail. Sans quoi, il faudrait dire que les vertus par lesquelles l'individualité s'affranchit du joug de la misère,—l'activité, l'ordre, l'économie, la tempérance,—sont le chemin de l'aristocratie et le fléau de l'humanité. Il y a certainement là des idées mal comprises. (V. ci-après le no 51.)
Il est vrai que, dans notre pays, un certain degré de richesse confère seul la fonction électorale. Quoi qu'il en soit de ce privilége, que je n'ai pas à examiner ici, il devrait au moins rendre la bourgeoisie attentive, ne fût-ce que par prudence, à ne faire que des lois justes et toujours empreintes de la plus entière impartialité. Or, j'ai eu occasion, aujourd'hui même, de prouver qu'elle n'a pas agi ainsi, quand elle a essayé de changer, par la loi positive, l'ordre et le cours naturel des rémunérations. Mais est-ce intention perverse? Non; je crois fermement que c'est simplement erreur. Et je n'en veux qu'une preuve, qui est décisive, c'est que le système qu'elle a établi l'opprime elle-même comme il opprime le peuple, et de la même manière, sinon au même degré. Pour qu'on pût voir le germe d'une aristocratie naissante dans cet acte et les actes analogues, il faudrait commencer par prouver que ceux mêmes qui les votent n'en sont pas victimes. S'ils le sont, leurs intentions sont justifiées; et le lien de la solidarité humaine n'est pas infirmé.
Une circonstance récente a un moment ébranlé, je l'avoue, ma confiance dans la pureté des intentions. En présence de la cherté des subsistances, deux de mes honorables amis avaient proposé un abaissement des droits sur l'entrée du bétail. La Chambre a repoussé cette mesure. Ce n'est pas de l'avoir repoussée que je la blâme; en cela elle n'aurait fait que persister dans un système qui, selon moi, n'est imputable qu'à l'erreur. Mais elle a fait plus que de repousser la mesure; elle a refusé de l'examiner, elle a fui la lumière, elle a mis une sorte de passion à étouffer le débat; et, par là, il me semble qu'elle a proclamé, à la face du monde, qu'elle avait bien réellement la conscience de son tort.
Mais, à moins que de pareilles expériences ne se renouvellent, je persiste à croire et à dire que la Chambre, ou si l'on veut la bourgeoisie, ne trompe pas le peuple; elle se trompe elle-même. La Chambre ne sait pas l'économie politique, voilà tout. Et le peuple, la sait-il? Allez au nord et au midi, au levant et au couchant, interrogez l'immense majorité des hommes, qu'ils payent ou ne payent pas le cens, que trouvez-vous partout? Des protectionnistes sincères. Et pourquoi? parce que le système restrictif est tellement spécieux, que la plupart des hommes s'y laissent prendre. Car comment se posent-ils le problème? le voici: «Admettrons-nous ou n'admettrons-nous pas la concurrence?» et fort naïvement ils répondent: «Non.»—Ne les blâmons pas trop; car la concurrence, vous devez le savoir, a une physionomie qui, au premier aspect, ne prévient pas trop en sa faveur. Il faut beaucoup étudier et réfléchir pour reconnaître que, malgré sa rébarbative figure, elle est l'antithèse du privilége, la loi du nivellement rationnel, et la force qui pousse notre race vers les régions de l'égalité. Pourrait-on voir des symptômes aristocratiques dans une loi sur l'hygiène, qui aurait été rendue il y a trois siècles, contrairement à la théorie de la circulation du sang? et cette loi, en blessant le peuple, ne blesserait-elle pas aussi ceux qui l'auraient faite?
Qui donc a le droit de reprocher à la législature d'avoir élevé le prix de la vie? Est-ce les ouvriers? ne font-ils pas en cela cause commune avec elle? ne partagent-ils pas les mêmes erreurs, les mêmes craintes, les mêmes illusions? ne voteraient-ils pas les mêmes restrictions, s'ils y étaient appelés? Qu'ils commencent donc par étudier la question, par découvrir la fraude, par la dénoncer, par mettre la législature en demeure, par réclamer justice; et si justice leur est refusée, ils auront acquis le droit de pousser un peu plus loin leurs investigations. Alors, le moment sera venu où ils pourront raisonnablement se poser cette terrible question que m'adressait ces jours-ci un homme illustre, un des plus ardents amis de l'humanité: Quel moyen y a-t-il de renverser une loi que le législateur vote dans son propre intérêt?—Puisse la législature rendre inutile la solution de ce problème!