← Retour

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

16px
100%

47.—SIXIÈME DISCOURS, À MARSEILLE.

Fin d'août 1847.

Messieurs,

Se faire valoir en commençant un discours, c'est certainement violer la première règle de la rhétorique. Je crois néanmoins pouvoir dire, sans trop d'inconvenance, que c'est faire preuve de quelque abnégation que de paraître, dans les circonstances où je me trouve, devant une assemblée aussi imposante. Je parle après deux orateurs, l'un aussi familier aux pratiques commerciales qu'aux profondeurs de la science économique, l'autre célèbre dans le monde littéraire où il a cueilli une palme si glorieuse et si méritée, tous deux jugés dignes de représenter dans les conseils de la nation la reine de la Méditerranée. Je parle devant le plus grand orateur du siècle, c'est-à-dire devant le meilleur et le plus redoutable des juges, s'il n'en était, je l'espère, le plus indulgent. Je vois dans l'auditoire cette phalange de publicistes distingués qui, dans ces derniers temps, et précisément sur la question qui nous occupe, ont élevé la presse marseillaise à une hauteur qui n'a été nulle part dépassée. Enfin, l'auditoire tout entier est bien propre à effrayer ma faiblesse; car l'éclat que jette la presse marseillaise ne peut guère être que l'indice et le reflet des lumières abondamment répandues dans cette grande et belle cité.

Il ne faut pas croire que toutes les objections qu'on a soulevées contre le libre-échange soient prises dans l'économie politique. Il est même probable que si nous n'avions à combattre que des arguments protectionnistes, la victoire ne se ferait pas longtemps attendre. J'ai assisté à beaucoup de conférences, composées d'hommes de lettres ou de jeunes gens parfaitement désintéressés dans la question, et je me suis convaincu qu'un patriotisme et une philanthropie fort respectables, mais peu éclairés, avaient ouvert contre le libre-échange une source d'objections aussi abondante au moins que l'économie politique du Moniteur Industriel.

Les rêveries sociales, qui, de nos jours, ont une circulation très-active, ne sont pas dangereuses, en ce sens qu'il n'y a pas à craindre qu'elles s'emparent jamais de la pratique des affaires; mais elles ont l'inconvénient de dévorer une masse énorme d'intelligences, surtout parmi les jeunes gens, et de la détourner d'études sérieuses. Par là elles retardent certainement le progrès de notre cause. Ne nous en plaignons pas trop cependant. Elles prouvent que la France est calomniée, et que souvent elle se calomnie elle-même. Non, l'égoïsme n'a pas tout envahi. Quoi que nous voyions à la surface, il existe au fond de la société un sentiment de justice et de bienveillance universelle, une aspiration vers un ordre social qui satisfasse d'une manière plus complète et surtout plus égale les besoins physiques, intellectuels et moraux de tous les hommes. Les utopies mêmes que ce sentiment fait éclore en constatent l'existence; et si elles sont bien souvent frivoles comme doctrine, elles sont précieuses comme symptôme. De tout temps on a fait des utopies; elles n'étaient guère que la manifestation de quelques bonnes volontés individuelles. Mais remarquez que de nos jours il n'est pas un écrivain, un orateur qui ne se croie tenu de mettre en tête de ses écrits et de ses discours, ne fût-ce que comme étiquette, ne fût-ce, passez-moi l'expression, que comme réclame, les mots: égalité, fraternité, émancipation du travailleur. Donc ce n'est pas dans celui qui s'adresse au public, mais dans le public lui-même que ce sentiment existe, puisqu'il signale à ceux qui lui parlent la voie qu'il faut qu'ils prennent pour en être écoutés.

Sans doute, Messieurs, guidés par cette indication, par cette exigence des lecteurs, les faiseurs de projets, les inventeurs de sociétés, tourmenteront souvent cette corde de la philanthropie jusqu'à la faire grincer[70]; mais comme on a dit que l'hypocrisie était un hommage rendu à la vertu, de même on peut dire que l'affectation philanthropique est un hommage à ce sentiment de justice et de bienveillance universelle qui prend de plus en plus possession de notre siècle et de notre pays; et félicitons-nous de ce que ce sentiment existe, car, dès qu'il sera éclairé, il fera notre force.

C'est pourquoi, Messieurs, je voudrais soumettre à votre examen une vue du libre échange qui réponde tout à la fois aux arguments des protectionnistes et aux scrupules du patriotisme et de la philanthropie. Je le ferai avec d'autant plus de confiance que la question a été parfaitement traitée sous d'autres aspects par les honorables orateurs qui m'ont précédé à cette tribune; et dès lors il me sera permis, devant une assemblée aussi éclairée, et malgré la défaveur qui s'attache au mot, de me lancer un peu dans le domaine de l'abstraction.

Et puisque ce mot se présente à mes lèvres, permettez-moi une remarque.

J'ai bien souvent maudit la scolastique pour avoir inventé le mot abstraction, qui exige tant de commentaires, quand elle avait à sa disposition le mot si simple et si juste: vérité universelle. Car, regardez-y de près, qu'est-ce qu'une abstraction, si ce n'est une vérité universelle, un de ces faits qui sont vrais partout et toujours?

Un homme tient deux boules à sa main droite et deux à sa main gauche. Il les réunit et constate que cela fait quatre boules. S'il fait l'expérience pour la première fois, tout ce qu'il peut énoncer, c'est ce fait particulier: «Aujourd'hui, à quatre heures, à Marseille, deux boules et deux boules font quatre boules.» Mais s'il a renouvelé l'expérience de jour et de nuit, sur plusieurs points du globe, avec des objets divers, il peut à chaque fois éliminer les circonstances de temps, de lieux, de sujet, et proclamer que «deux et deux font quatre.» C'est une abstraction de l'école, soit; mais c'est surtout une vérité universelle, une de ces formules qu'on ne peut interdire à l'arithmétique sans en arrêter immédiatement les progrès.

Et voyez, Messieurs, l'influence des mots. Vous savez combien nos adversaires nous dépopularisent et nous ridiculisent, en nous jetant à la face le mot abstraction. Vous êtes dans l'erreur, s'écrient-ils, car ce que vous dites est une abstraction! et ils ont les rieurs pour eux. Mais voyez quelle figure ils feraient, si l'école n'eût pas inventé ce mot et qu'ils fussent réduits à nous dire: «Vous êtes dans l'erreur, car ce que vous dites est une vérité universelle.» (Rires.) Vous riez, Messieurs, et cela prouve que les rieurs passeraient de notre côté. (Nouveaux rires.)

La science économique a aussi une formule, promulguée par J. B. Say, formule qui ruine de fond en comble le régime restrictif. C'est celle-ci: Les produits s'échangent contre des produits. On peut contester la vérité de cette formule, mais une fois reconnue vraie, on ne peut nier qu'elle ne renverse tous les arguments protectionnistes, particulièrement celui du travail national; car si chaque importation implique et provoque une exportation correspondante, il est clair que les importations peuvent aller jusqu'à l'infini sans que le travail national en reçoive aucune atteinte.

Qu'est-ce donc que le commerce? Je dis que le commerce est un troc, un ensemble, une série, une multitude de trocs.

Un homme se promène sur le port de Marseille. À chaque étranger qui débarque, il fait des propositions de ce genre: «Voulez-vous me donner ces bottes? je vous donnerai ce chapeau;» ou: «Voulez-vous me donner ces dattes? je vous donnerai ces olives.» Est-il possible de voir là une atteinte à l'intérêt des tiers, au travail national? Quoi! alors que chacun reconnaît à cet homme la propriété de ces olives, alors qu'on lui reconnaît le droit de les détruire par l'usage, alors que chacun sait qu'elles n'ont pas même d'autre destination au monde que d'être détruites par l'usage, comment pourrait-on dire qu'il nuit aux intérêts des tiers si, au lieu de les consommer, il les échange? Et si le troc, qui est l'élément du commerce, est avantageux, alors qu'il est déterminé par l'influence si clairvoyante de l'intérêt personnel, comment le commerce, qui n'est qu'un vaste appareil au moyen duquel les négociants, le numéraire, les lettres de change, les routes, les voiles et la vapeur facilitent les trocs et les multiplient; comment le commerce, dis-je, pourrait-il être nuisible?

Pour vous assurer que les produits s'échangent contre les produits, suivez par la pensée une cargaison de sucre, par exemple. Assurément tous ceux qui ont concouru à la former ont reçu quelque chose en compensation et, d'un autre côté, lorsque, divisée en fractions infinies, elle est arrivée aux derniers acheteurs, aux destinataires, aux consommateurs, ceux-ci ont donné quelque chose en retour. Donc, quoique l'opération ait pu être fort compliquée, il y a eu, de part et d'autre, produits donnés et produits reçus, ou échanges.

J'avoue cependant qu'il est une autre formule qui me semble plus complète, plus féconde, qui ouvre à la science de grands et admirables horizons, qui donne une solution plus exacte de la question du libre-échange, et qui, lavant l'économie politique du reproche de sécheresse, est destinée, je l'espère, à rallier les écoles dissidentes. Cette formule est celle-ci: Les services s'échangent contre les services.

D'abord, Messieurs, vous remarquerez que cette seconde formule fait rentrer dans le domaine de la science une foule de professions que la première semble en exclure; car on ne saurait, sans forcer le sens des termes, donner le nom de produit à l'œuvre qu'accomplissent dans la société les magistrats, les militaires, les écrivains, les professeurs, les prêtres et même les négociants; ils ne créent pas des produits, ils rendent des services.

Ensuite, cette formule efface la fausse distinction qu'on a faite entre les classes dites productives et improductives; car, si l'on y regarde de près, on reste convaincu que ce qui s'échange entre les hommes, ce n'est précisément pas les produits, mais les services; et ceci devant nous conduire à de vastes aperçus, je vous demande, Messieurs, un instant d'attention.

Si vous décomposez un produit quel qu'il soit, vous vous apercevrez qu'il est le résultat de la coopération de deux forces: une force naturelle et une force humaine. Prenez-les tous, l'un après l'autre, depuis le premier jusqu'au dernier, et vous reconnaîtrez que pour amener une chose à cette condition d'utilité qui la rend propre à notre usage, il faut toujours le concours de la nature et souvent le concours du travail.

Or, il est démontré, pour moi, que ce concours de la nature est toujours gratuit. Ce qui fait l'objet de la rémunération, c'est le service rendu à l'occasion d'un produit. On nous livre un produit; on nous fait payer la peine, l'effort, la fatigue dont il a été l'occasion, en un mot, le service rendu, mais jamais la coopération des agents naturels[71].

Messieurs, je n'ai certes pas la prétention de faire ici un cours d'économie politique; mais la distinction que je soumets à votre examen est si importante en elle-même et par ses conséquences, que vous me permettrez de m'y arrêter un moment.

Je dis que la nature et le travail concourent à la création des produits. Or, la coopération de la nature étant nécessairement gratuite, nous payons les produits d'autant moins cher que cette coopération est plus grande. Voilà pourquoi tout progrès industriel consiste à faire concourir la nature dans une proportion toujours plus forte.

Le produit n'a aucune valeur, quelle que soit son utilité, quand la nature, ayant tout fait, ne laisse rien à faire au travail. La lumière du soleil, l'air, l'eau des torrents sont dans ce cas.

Cependant, si vous voulez de la lumière pendant la nuit, vous ne pouvez vous la procurer sans peine; et là apparaît le principe de la rémunération.

Quoique cette combinaison de gaz, qu'on appelle l'air respirable, soit dans le domaine de la communauté, si vous désirez un des gaz particuliers qui le composent, il faut le séparer; c'est une peine à prendre, ou à rémunérer si un autre la prend pour vous.

Quand l'eau est à vos pieds et dans un état de pureté qui la rend potable, elle est gratuite; mais s'il faut l'aller chercher à cent pas, elle coûte. Elle coûte davantage, s'il faut l'aller chercher à mille pas, et davantage encore si, de plus, il faut la clarifier. C'est une peine à votre charge, puisque vous devez en profiter; et, si un autre la prend pour vous, c'est un service, qu'il vous rend et que vous payez par un autre service.

La houille est à cent pieds sous terre; c'est certainement la nature qui l'a faite et placée là à une époque antédiluvienne. Ce travail de la nature n'a ni valeur ni prix; il ne peut être le principe d'aucune rémunération; mais pour avoir la houille, ce que vous avez à rémunérer, c'est la peine que prennent ceux qui l'extraient et la transportent, et ceux qui ont fait les instruments d'extraction ou de transport.

Tenons-nous donc pour assurés que ce ne sont pas les produits qui se payent, mais les services rendus à l'occasion des produits.

Vous me demanderez où je veux en venir et quel rapport il y a entre cette théorie et le libre-échange; le voici:

S'il est vrai que nous ne payions que le service, cette part d'utilité que le travail a ajoutée au produit, et si nous recevons gratuitement, par-dessus le marché, toute l'utilité qu'a mise dans ce produit la coopération de la nature, il s'ensuit que les marchés les plus avantageux que nous puissions faire sont ceux où, pour un très-léger service humain, on nous donne, par-dessus le marché, une très-grande proportion de services naturels.

Si une marchandise m'est portée dans un bateau à voiles, elle me coûtera moins cher que si elle m'est portée dans un bateau à rames. Pourquoi? parce que dans le premier cas il y a eu travail de la nature, qui est gratuit.

Afin de me faire comprendre complétement, il me faudrait exposer ici les lois de la concurrence. Cela n'est pas possible; mais j'en ai dit assez pour vous montrer d'autres conséquences de cette théorie.

Elle doit détruire jusque dans leur germe les jalousies internationales. Remarquez ceci: la nature n'a pas distribué ses bienfaits sur le globe d'une manière uniforme; un pays a la fertilité, un autre l'humidité, un troisième la chaleur, un quatrième des mines abondantes, etc.

Puisque ces avantages sont gratuits, on ne peut nous les faire payer. Par exemple, les Anglais, pour nous livrer une quantité donnée de houille, exigent de nous un service d'autant moindre, que la nature a été pour eux plus libérale relativement à la houille, et que, par conséquent, ils prennent à cette occasion une moindre peine. Quant à nous, Provençaux, qui n'avons pas de houille, que devons-nous désirer? Que la houille anglaise soit enfouie dans les entrailles de la terre à des profondeurs inaccessibles? qu'elle soit éloignée des routes, des canaux, des ports de mer? Ce ne serait pas seulement un vœu immoral, ce serait un vœu absurde; car ce serait désirer d'avoir plus de peine à rémunérer, c'est-à-dire plus de peine à prendre nous-mêmes. Dans notre propre intérêt, nous devons donc désirer que tous les pays du monde soient le plus favorisés possible par la nature; que partout la chaleur, l'humidité, la gravitation, l'électricité entrent dans une grande proportion dans la création des produits, qu'il reste de moins en moins à faire au travail; car cette peine humaine qu'il reste à prendre est seule la mesure de celle qu'on nous demande pour nous livrer le produit.—Que la houille anglaise soit à la surface du sol, que la mine touche le rivage de la mer, qu'un vent toujours propice la pousse vers nos rivages, que les capitaux en Angleterre soient si abondants que la rémunération en soit de plus en plus réduite, que des inventions merveilleuses viennent diminuer le concours onéreux du travail, ce n'est pas les Anglais qui profiteront de ces avantages, mais nous; car ils se traduisent tous en ces termes: Bon marché, et le bon marché ne profite pas au vendeur, mais à l'acheteur. Ainsi ce bienfait que la nature semblait avoir accordé à l'Angleterre, c'est à nous qu'elle l'a accordé, ou du moins nous entrons en participation de ce bienfait par l'échange.

D'un autre côté, si les Anglais veulent avoir de l'huile ou de la soie, la nature ne leur ayant accordé qu'une intensité de chaleur qui laisserait beaucoup à faire au travail, quels vœux doivent-ils faire conformément à leur vrai intérêt? Que les choses se fassent en Provence le plus possible par l'intervention de la nature; que la nature ne laisse au travail qu'une coopération supplémentaire très-restreinte, puisque c'est cette coopération seule qui se paye[72].

Ainsi, vous le voyez, Messieurs, l'économie politique bien comprise démontre, par le motif que je viens de dire et par bien d'autres, que chaque peuple, loin d'envier les avantages des autres peuples, doit s'en féliciter; et il s'en félicitera certainement dès qu'il comprendra que ces avantages ont beau nous paraître localisés,—par l'échange, ils sont le domaine commun et gratuit de tous les hommes.

La claire perception de cette vérité réalisera, ce me semble, dans la pratique même des affaires, le dogme de la fraternité.

Sans doute, la fraternité prend aussi sa source dans un autre ordre d'idées plus élevées. La religion nous en fait un devoir; elle sait que Dieu a placé dans le cœur de l'homme, avec l'intérêt personnel, un autre mobile: la sympathie. L'un dit: Aimez-vous les uns les autres; et l'autre: Vous n'avez rien à perdre, vous avez tout à gagner à vous aimer les uns les autres. Et n'est-il pas bien consolant que la science vienne démontrer l'accord de deux forces en apparence si contraires? Messieurs, ne nous faisons pas illusion. On a beau déclamer contre l'intérêt, il vit, et il vit par décret imprescriptible de celui qui a arrangé l'ordre moral. Jetons les yeux autour de nous; regardons agir tous les hommes, descendons dans notre propre conscience; et nous reconnaîtrons que l'intérêt est dans la société un ressort nécessaire, puisqu'il est indomptable. Ne serait-il pas dès lors bien décourageant qu'il fût par sa nature, et alors même qu'il serait bien compris, un aussi mauvais conseiller qu'on le dit? et ne faudrait-il pas en conclure qu'il a pour triste mission d'étouffer la sympathie? Mais s'il y a harmonie et non discordance entre ces deux mobiles, si tous deux tendent à la même fin, c'est un avenir certain ouvert au règne de la fraternité parmi les hommes. Y a-t-il pour l'esprit une satisfaction plus vive, pour le cœur une jouissance plus douce, que de voir deux principes qui semblaient antagonistes, deux lois providentielles qui paraissaient agir en sens opposés sur nos destinées, se réconcilier dans un effet commun et proclamer ainsi que cette parole qui, il y a dix-huit siècles, annonça la fraternité au monde, n'était pas aussi contraire à la pente du cœur humain que le disait naguère une superficielle philosophie?

Messieurs, après avoir essayé de vous donner une idée de la doctrine du libre-échange, je vous dois une peinture du régime restrictif.

Les personnes qui fréquentent le jardin des Plantes à Paris, ont été à même d'observer un phénomène assez singulier. Vous savez qu'il y a un grand nombre de singes renfermés chacun dans sa cage. Quand le gardien met les aliments dans l'écuelle que chaque cage renferme, on croit d'abord que les singes vont dévorer chacun ce qui lui est attribué. Mais les choses ne se passent pas ainsi. On les voit tous passer les bras entre les barreaux et chercher à se dérober réciproquement la pitance; ce sont des cris, des grimaces, des contorsions, au milieu desquels bon nombre d'écuelles sont renversées et beaucoup d'aliments gâtés, salis et perdus. Cette perte retombe aujourd'hui sur les uns, demain sur les autres et, à la longue, elle doit se répartir à peu près également sur tous, à moins que quelques singes des plus vigoureux n'y échappent; mais alors vous comprenez que ce qui n'est pas perdu pour eux retombe en aggravation de perte sur les autres.

Voilà l'image fidèle du régime restrictif.

Pour montrer cette similitude, j'aurais à prouver deux choses: d'abord que le régime restrictif est un système de spoliation réciproque; ensuite qu'il entraîne nécessairement une déperdition de richesses à répartir sur la communauté. Cette démonstration, que je pourrais rendre mathématique, m'entraînerait trop loin. Je la confie à votre sagacité; et vous reconnaîtrez, avec quelque confusion, que si souvent les singes singent les hommes, dans cette circonstance ce sont les hommes qui ont singé les singes.

L'heure me presse, et je ne voudrais pas perdre l'occasion d'appeler votre attention sur un autre aspect de la question: je veux parler des chances qu'ouvre le libre-échange à toutes ces réformes financières après lesquelles nous soupirons tous si ardemment et si vainement. J'en ai parlé à Lyon, et le sujet me paraît si grave que je me suis promis d'en parler partout où je pourrai me faire entendre.

Messieurs, il ne peut pas entrer dans ma pensée de heurter les convictions politiques de qui que ce soit. Mais ne me sera-t-il pas permis de dire qu'il n'existe aucun parti politique (je ne dis pas aucun homme politique, mais aucun parti) qui se présente devant les Chambres et devant le pays avec un plan de réforme financière clair, net, précis, actuellement praticable? Car, si je regarde du côté du ministère, je ne vois rien de semblable dans ses discours, et encore moins dans ses actes; et si je me tourne du côté de l'opposition, je n'y vois qu'une tendance marquée vers l'accroissement des dépenses, ce qui n'est certes pas un acheminement vers la diminution des charges publiques.

Eh bien! je ne sais si je me fais illusion (vous allez en juger), mais il me semble que le libre-échangiste tient en ses mains ce programme si désiré.

Je suppose qu'à l'ouverture de la prochaine session, un homme investi de la confiance de la couronne se présente devant les mandataires du pays et leur dise:

«Le libre-échange laissera entrer en France une multitude d'objets qui maintenant sont repoussés de nos frontières, et qui, par conséquent, verseront dans le Trésor des recettes dont je me servirai pour réduire l'impôt du sel et la taxe des lettres.»

«Le libre-échange créera plus de sécurité pour la France qu'elle ne peut s'en donner par le développement onéreux de la force brutale. Il me permettra donc de réduire, dans de fortes proportions, nos forces de terre et de mer; et avec les fonds que cette grande mesure laissera libres, nous doterons les communes de manière à ce qu'elles puissent supprimer leurs octrois, nous transformerons l'impôt des boissons, et nous aurons l'avantage d'adoucir la loi du recrutement et de l'inscription maritime.»

Messieurs, il me semble que ce langage serait de nature à faire quelque impression, même sur les hommes qui ont le plus contracté l'habitude de ce qu'on appelle opposition systématique.

Vous remarquerez, Messieurs, qu'il y a deux parties dans ce programme.

D'abord deux réformes importantes, celles du sel et de la poste, découlent immédiatement de la réforme commerciale. Les autres sont l'effet de la sécurité que, selon nous, le libre-échange doit garantir aux nations.

Quant à la première partie du programme, il n'y a pas d'objection possible. Il est évident que le drap, le fer, les tissus de coton, etc., s'ils pouvaient entrer en acquittant des droits modérés, donneraient un revenu au Trésor. Cet excédant de recettes serait-il suffisant pour combler le déficit laissé par le sel et le port des lettres? Je le crois tellement, que j'ose dire qu'une compagnie de banquiers assumerait sur elle les chances de cette triple opération, et qu'elle dirait au gouvernement: La douane, le sel et la poste vous donnent actuellement 250 millions. Levez les prohibitions, abaissez les droits prohibitifs, en même temps réduisez l'impôt du sel et la taxe des lettres; s'il y a déficit, nous le comblerons, s'il y a excédant, vous nous le donnerez.—Et si une telle offre était repoussée, ce serait, certes, la meilleure preuve que le système restrictif n'est pas destiné à protéger, mais à exploiter le public. (V. tome V, pages 407 et suiv.)

Quant à l'étroite relation qui existe entre le libre-échange et la paix des peuples, cela est-il davantage contestable? Je ne développerai pas théoriquement cette pensée. Mais voyez ce qui se passe en Angleterre: il y a deux ans, elle a aboli la loi céréale, ce qui a été considéré comme une révolution intérieure et même politique. Ne saute-t-il pas aux yeux que par là elle a rendu plus difficile toute collision avec les États-Unis et les autres pays d'où elle tirera désormais ses subsistances? L'année dernière, elle a réformé la législation sur les sucres; il y a là bien autre chose qu'une révolution intérieure et politique, c'est vraiment une révolution sociale, une ère nouvelle ouverte aux destinées de la Grande-Bretagne et à son action sur le monde.

On nous dit sans cesse que nous sommes anglomanes, et on prend soin de nous rappeler que l'Angleterre a toujours suivi une politique machiavélique et oppressive pour les autres nations. Est-ce que nous ne le savons pas? Est-ce que l'histoire est lettre close pour nous? Nous le savons, et nous détestons cette politique plus et mieux que nos adversaires; car nous en détestons non-seulement les effets, mais encore les causes. Et où cette politique a-t-elle ses racines? Dans le système restrictif, dans la funeste pensée de vouloir toujours vendre sans jamais acheter. C'est pour cela que l'Angleterre a suscité tant de guerres, mis le Nord aux prises avec le Midi, affaibli les peuples les uns par les autres, afin de profiter de cet affaiblissement général pour étendre ses conquêtes et ses colonies.

Je dis que c'est une pensée de restriction qui la poussait dans cette voie, et à tel point que, tant que cette pensée a pesé dans ses déterminations, la paix des nations n'a pu être qu'une inconséquence de sa politique.

Mais enfin, l'Angleterre a réussi; elle a des conquêtes, des colonies; elle est parvenue à ses fins, et peut approvisionner sans concurrence la moitié du globe.

Et que fait-elle?

Elle dit à ses colonies: Je ne veux plus vous donner des priviléges sur mon marché, mais, en esprit de justice, je ne puis en exiger pour moi sur les vôtres; et, en conséquence, vous réglerez vous-mêmes vos tarifs.

N'est-ce pas, Messieurs, l'affranchissement réel des colonies, du moins au point de vue commercial et social, sinon au point de vue administratif? N'est-ce pas revenir au point de départ et proclamer qu'on a fait fausse route[73]?

Qu'on ne nous fasse point dire que nous voyons là de la générosité, de l'abnégation, de l'héroïsme; non, nous n'y voyons que de l'intérêt, mais de l'intérêt bien entendu, de l'intérêt qui est d'accord avec l'intérêt de l'humanité.

Le principe restrictif est mauvais à nos yeux; s'il est mauvais, il entraîne des conséquences funestes, il n'est même mauvais que par là; s'il entraîne des conséquences funestes, les Anglais, qui ont poussé plus loin ce régime que tout autre peuple, ont dû les premiers apercevoir ces conséquences et en souffrir; ils changent de route, quoi de surprenant? Mais je dis que ce changement est une révolution immense dans les affaires du monde, une des plus grandes révolutions dont le globe ait été témoin. Je dis qu'elle est d'autant plus solide que les Anglais l'ont faite, non par abnégation, mais par intérêt; je dis qu'elle ouvre devant les peuples un avenir de paix et de concorde, puisqu'elle leur enseigne que lorsqu'on arrive à une domination injuste, ce qu'on a de mieux à faire, c'est d'y renoncer. Je dis que plus les nations entreront dans cette voie, plus elles pourront sans danger se soulager du poids des armées permanentes et des marines militaires.

On dit qu'il y a d'autres causes de guerre que les conflits commerciaux. Je le sais; mais avec ces trois choses: libre-échange, non-intervention, attachement des citoyens pour les institutions du pays, une nation de 36 millions d'âmes n'est pas seulement invincible, elle est inattaquable.

Mais ce programme, il faut en convenir, a un côté chimérique. L'opinion n'en veut pas; ce n'est pas une petite objection. Le public est tellement infatué des prétendus avantages du régime protecteur, qu'il repousse la liberté commerciale même avec ce cortége de réformes que je viens d'énumérer. Laissez-moi, dit-il, dans toute leur pesanteur, les impôts du sel, de la poste, des boissons, l'octroi, le recrutement et l'inscription maritime plutôt que de me rendre participant, par l'échange, aux bienfaits que la nature a départis aux autres peuples.

Messieurs, voilà le préjugé qu'il faut détruire; c'est notre mission, c'est le but de notre Association. L'œuvre est laborieuse, mais elle est grande et belle. Il s'agit de conquérir le libre-échange, et, avec lui, la paix du monde et l'adoucissement des charges publiques. Marseillais, je vous adjure, non-seulement au nom de vos intérêts, mais au nom de ce tribut que nous devons tous à la société, de marcher en esprit d'union et de concorde vers ces paisibles conquêtes, de poursuivre votre tâche avec vigueur et persévérance. Étendez la publicité de vos excellents journaux, provoquez des associations à Aix, à Avignon, à Cette, à Nîmes, à Montpellier, fondez des chaires d'économie politique, unissez-vous intimement à l'Association parisienne, prêtez-lui le concours de votre force morale, de votre intelligence, de votre expérience des affaires, et au besoin de vos finances; et alors, soyez-en sûrs, vous n'entendrez plus dire ce qu'on répète sans cesse en empruntant et parodiant les paroles de Bossuet: «Le libre-échange se meurt, le libre-échange est mort!» Le libre-échange est mort! Je ne sais si ceux qui le disent le croient; mais, quant à moi, je ne l'ai jamais cru, parce que, s'il y a beaucoup de choses périssables dans ce monde, il y en a une au moins qui ne meurt jamais: c'est la vérité.

Le terrain de la discussion peut être longtemps envahi par des erreurs opposées. La vérité peut être lente à s'y montrer. Mais dès qu'elle y paraît, elle est invincible; et pour que messieurs les protectionnistes suspendissent les chants funèbres qu'ils ont entonnés sur la tombe imaginaire du libre-échange, il suffirait peut-être qu'ils jetassent les yeux sur cette assemblée si nombreuse, si imposante, si éclairée et si sympathique.

Messieurs, soyons sûrs d'une chose: si le libre-échange pouvait mourir, ce qui le tuerait, ce n'est pas la discussion, c'est l'indifférence. Si on le discute, il vit. Je dirai même qu'il marche vers son triomphe. Or, voyez ce qui se passe. En Suisse et en Toscane, il règne. En Angleterre, il a surmonté des obstacles formidables. Aux États-Unis, l'intérêt national a vaincu le privilége. À Naples, le tarif a subi une réforme profonde. En Prusse, le développement du régime protecteur a été brusquement arrêté. On assure que l'empereur de Russie médite de révolutionner le système des douanes dans un sens libéral. En Espagne même, la discussion est portée sur un terrain officiel par une enquête dont les commencements promettent les plus heureux résultats. Des associations pour le libre-échange se sont formées à Gênes, à Rome, à Amsterdam; et, dans un mois, des hommes éminents, accourus de tous les points de l'Europe, se réuniront à Bruxelles pour y soutenir la sainte cause de la libre communication des peuples. Sont-ce là des signes de mort? et ne devons-nous pas plutôt concevoir l'espérance que nous sommes appelés à assister, plus tôt peut-être que nous ne le croyons, à ce grand écroulement des barrières qui séparent les peuples, les condamnent à d'inutiles travaux, tiennent l'incertitude toujours suspendue sur l'industrie et le commerce, fomentent les haines nationales, servent de motif ou de prétexte au développement de la force brutale, transforment les travailleurs en solliciteurs, et jettent parmi les citoyens eux-mêmes la discorde, toujours inséparable du privilége; car ce qui est privilége pour l'un est servitude pour l'autre.

Je n'ai pas parlé de la France. Mais, Messieurs, qui donc ose dire qu'une grande idée est morte en France, quand cette idée est conforme à la justice et à la vérité, et quand, sans compter Paris, des villes comme Marseille, Lyon, Bordeaux et le Havre se sont unies pour son triomphe?

Et puis, Messieurs, remarquez que, dans ce grand combat entre la liberté et la restriction, toutes les hautes intelligences dont le pays s'honore, pourvu qu'elles soient affranchies des mauvaises inspirations de l'esprit de parti, sont du côté de la liberté. Sans doute, tout le monde ne peut pas avoir l'expérience du négociant; tout le monde n'est pas obligé non plus de pénétrer dans toutes les subtilités de la théorie économique. Mais s'il est un homme, au regard d'aigle, qui n'ait pas besoin, comme nous, des lourdes béquilles de la pratique et de l'analyse, et qui ait reçu du ciel, avec le don du génie, l'heureux privilége d'arriver d'un bond et dans toutes les directions jusqu'aux bornes et par delà les bornes des connaissances du siècle, cet homme est avec nous. Tel est, j'ose le dire, l'inimitable poëte, l'illustre orateur, le grand historien, dont l'entrée dans cette enceinte a attiré vos avides regards. Vous n'avez pas oublié que M. de Lamartine a défendu la cause de la liberté, dans une circonstance où elle se confondait intimement avec l'intérêt marseillais. Je n'ai pas oublié non plus que M. de Lamartine, avec cette précision, ce bonheur d'expression qui n'appartiennent qu'à lui, a résumé toute notre pensée en ces termes: «La liberté fera aux hommes une justice que l'arbitraire ne saurait leur faire.» (Bruyants applaudissements.) J'espère donc, et j'ai la ferme confiance que M. de Lamartine ne me démentira pas, si je dis que sa présence dans cette assemblée est un témoignage de bienveillance envers des hommes qui essayent leurs premiers pas dans cette carrière du bien public, qu'il parcourt avec tant de gloire, mais qu'elle révèle aussi sa profonde sympathie pour la sainte cause de l'union des peuples et de la libre communication des hommes, des choses et des idées[74].

48.—SEPTIÈME DISCOURS, À PARIS, SALLE MONTESQUIEU.

7 Janvier 1848.

Messieurs, je me propose de démontrer que le libre-échange est la cause, ou du moins un des aspects de la grande cause du peuple, des masses, de la démocratie.

Mais, avant, permettez-moi de vous citer un fait qui vient à l'appui de la proposition que vient de développer avec tant de chaleur et de talent mon ami M. Coquelin.

J'ai visité à Marseille les ateliers d'un grand fabricant de machines. Cette entreprise se faisait d'abord sur de faibles dimensions, et vous en devinez le motif: le fer est fort cher en France; il est dans la nature de la cherté de diminuer la consommation, et l'on ne peut pas faire beaucoup de machines et de navires en fer là où le haut prix de la matière première restreint l'usage de ces choses. L'établissement n'avait donc qu'une médiocre importance, lorsque le chef se décida à demander l'autorisation de travailler à l'entrepôt. Vous savez, messieurs, ce que c'est que travailler à l'entrepôt. C'est mettre en œuvre des matières que l'on va chercher partout où on les trouve au plus bas prix, à la condition, soit d'exporter le produit, soit de payer le droit de douane, si on le livre à la consommation française.

Dès cet instant la fabrique prit des proportions considérables, et il fallut bientôt lui adjoindre une succursale. Les machines qui en sortent, faites avec du fer anglais ou suédois, vont se vendre sur les marchés extérieurs, en Italie, en Égypte, en Turquie, où elles rencontrent la concurrence étrangère. Et puisque l'établissement prospère, puisqu'il occupe 1,000 à 1,200 ouvriers français, c'est une preuve sans réplique que notre pays n'est pas affligé de cette infériorité dont on parle sans cesse, même à l'égard d'une fabrication où les Anglais excellent.

C'est là du libre-échange, mais, remarquez bien ceci, du libre-échange absolu quant au côté onéreux, et fort incomplet quant au côté favorable à cet établissement.

En effet, le manufacturier dont je parle ne jouit d'aucune espèce de privilége pour la vente sur les marchés neutres. Mais, pour la fabrication, il est loin de posséder tous les avantages de la liberté.

D'abord, ni lui ni ses ouvriers ne reçoivent en franchise les objets de leur consommation personnelle, comme les Anglais. Ensuite, on ne travaille à l'entrepôt qu'à la condition de se soumettre à beaucoup d'entraves. La douane estampille tout le fer étranger, et, en le manipulant, il faut s'y prendre de manière à laisser paraître le poinçon sacré, ce qui entraîne beaucoup de fausses manœuvres et de déchets. Enfin, la houille et l'outillage ont payé d'énormes droits.

Malgré cela, la fabrique prospère; et, chose bien remarquable, elle emploie aujourd'hui plus de fer national qu'elle n'en consommait avant d'être autorisée à mettre en œuvre du fer étranger. Pourquoi? Parce qu'alors ce n'était qu'un établissement mesquin, et aujourd'hui c'est une usine considérable; parce qu'elle a décuplé ses produits, et que le fer français étant nécessaire pour certaines pièces il en entre plus partiellement dans dix machines qu'il n'en entrait exclusivement dans une seule.

Voilà qui est assez satisfaisant pour notre pays, mais voici qui l'est beaucoup moins.

Quand un acquéreur se présente, notre manufacturier écoute attentivement de quelle manière il prononce le mot machine, car cela a une grande influence sur la transaction qui doit suivre.

Si le client dit: Combien cette maquina ou macine? le manufacturier répond: 20,000 francs. Mais si le client a le malheur d'articuler en bon français machine, on lui demande sans pitié 30,000 francs. Pourquoi cette différence? Quel rapport y a-t-il entre le prix de la machine et la manière dont le mot se prononce? Il y en a un très-intime; et notre fabricant, qui a beaucoup de sagacité, devine que le client qui dit macine est un Italien, et que le client qui dit machine est un Français. Or le Français, en qualité de citoyen protégé (rire prolongé), doit payer un travail exécuté en France un tiers de plus que l'étranger; car si la machine entre dans la consommation française, elle a 33 p. 100 de droits à acquitter, d'où il résulte que les étrangers nous battent avec nos propres armes. Mais que voulez-vous? la protection est une si bonne chose, qu'il faut bien subir quelques inconvénients pour elle. Nous aurions tort de nous plaindre, puisque nous sommes protégés, battus et contents. (Bruyante hilarité.)

Messieurs, cette machine française, vendue plus cher à nos compatriotes qu'aux étrangers, me met sur la voie d'une autre considération fort importante que je crois devoir vous soumettre.

Vous avez sans doute entendu dire que l'une des raisons qui rendent la concurrence anglaise si redoutable, c'est la supériorité des capitaux britanniques. Il y a un grand nombre de personnes qui disent: C'est ce capital anglais qui nous effraie. Sous tous les autres rapports, beauté du climat, fertilité du sol, habileté des ouvriers, nous avons des avantages réels; et, quant au fer et à la houille, nous les aurions, par la liberté, au même prix, à très-peu de chose près, que nos rivaux eux-mêmes. Mais le capital, le capital, comment lutter contre ce colosse?

Messieurs, je crois que je pourrais prouver que la richesse d'un peuple n'est pas nuisible à l'industrie d'un peuple voisin, par la même raison que la richesse de Paris n'a pas fait tort aux Batignolles. Mais j'accepte l'objection. Admettons que l'infériorité de notre capital nous place vis-à-vis des Anglais dans une position fâcheuse. Je vous le demande, serait-ce un bon moyen de rétablir l'équilibre que de frapper d'inertie une partie de notre capital déjà si chétif? Si vous me disiez: Comme notre capital est fort exigu, il faut tâcher de faire rendre à 100,000 francs autant de services qu'à 120,000, je vous comprendrais. Mais que faites-vous? Autant de fois il y a 100,000 francs en France, autant de fois, par la protection, vous les transformez en 80,000 fr. Est-ce là un bon remède au mal dont vous vous plaignez? Est-ce là un bon moyen de rétablir l'équilibre entre les capitaux français et anglais?

Je suppose qu'un manufacturier de Rouen et un manufacturier de Manchester élèvent, en même temps, chacun une usine, conçues absolument sur le même plan, destinées à donner exactement les mêmes produits; enfin, identiques en tout.

Ne voyez-vous pas qu'il faudra au Rouennais un capital beaucoup plus considérable, par le fait du régime protecteur? Il lui faudra un plus grand capital fixe, puisque ses bâtisses et ses machines lui coûteront plus cher. La disproportion sera plus grande encore dans le capital circulant, puisque, pour mettre en mouvement la même quantité de coton, de houille, de teinture, on devra faire de plus grandes avances en France qu'en Angleterre. En sorte que si l'Anglais peut commencer l'opération avec 400,000 francs, il en faudra 600,000 au Français.

Et remarquez que cela se répète pour toutes les opérations, depuis la plus gigantesque jusqu'à la plus humble, car il n'y a si mince atelier où l'outillage n'exige, en France, une plus forte dépense à cause du régime protecteur.

Maintenant, si chaque entrepreneur français, grand ou petit, faisait son inventaire, on trouverait que la France, dans un moment donné, a un capital déterminé. Donc, si dans chaque entreprise le capital est plus grand qu'il ne devrait être pour l'effet produit, il s'ensuit rigoureusement que le nombre des entreprises doit être moindre, à moins que l'on n'aille jusqu'à prétendre que, d'un tout connu, on peut tirer un égal nombre de fractions, soit qu'on les tienne grandes ou petites.

Le résultat est donc un moins grand nombre d'entreprises, une moins grande quantité de matière mise en œuvre, un moins grand nombre de produits, et par suite, plus d'ouvriers se faisant concurrence sur la place, diminution de travail et de salaires. Singulière façon de rétablir l'équilibre entre le capital français et le capital anglais! Autant vaudrait garder la liberté et jeter un quart de nos capitaux dans la rivière. Et c'est là ce qu'on appelle mettre notre pays à même de lutter à forces égales.

C'est bien pis encore si nous considérons l'industrie agricole; et jamais il n'y eut mystification plus grande que celle qui nous fait voir, dans la restriction, un moyen de favoriser l'agriculture.

Vous savez, Messieurs, que les terres s'achètent d'autant plus cher qu'elles donnent plus de revenu. C'est encore là une généralité, et c'est précisément pourquoi c'est une vérité.

Cela posé, admettons que les restrictions imaginées par la Chambre du double vote aient réussi à maintenir, en France, le prix du blé à un taux un peu plus élevé, un franc, par exemple, en moyenne. Il est clair que si ces mesures n'ont pas eu ce résultat, elles ont été inefficaces et ont créé des entraves inutiles, ce dont nos adversaires ne conviennent pas. Pour les combattre, il faut raisonner dans leur hypothèse. Mettons donc que le blé, qui se serait vendu 19 francs sous un régime libre, s'est vendu 20 francs sous le système protecteur.

L'hectare de terre, qui produit dix hectolitres, a donc donné 10 francs de plus par an. Il peut donc se vendre 200 francs plus cher, à 5 p. 100, à supposer que ce soit le taux auquel les terres se vendent.

Ainsi, le propriétaire a été plus riche de 200 francs en capital, et la rente lui en a été servie par ceux qui mangent du pain, lesquels ont payé les dix hectolitres de blé au prix de 20 francs chaque au lieu de 19.

Quant à l'agriculture, elle n'a pas été le moins du monde encouragée. Qu'importe au fermier de vendre ce blé 19 francs, en payant 10 francs de moins, ou de le vendre 20 francs, en payant 10 francs de plus au propriétaire? Il n'y a pas un centime de différence dans sa rémunération, et ce prétendu encouragement ne lui fera pas produire un grain de blé de plus. Tout cela aboutit à cette chose véritablement monstrueuse: supposer au propriétaire de cet hectare de terre un capital fictif de 200 francs, et lui en faire servir la rente par quiconque mange du pain. Il eût été beaucoup plus simple de lui donner un titre pour aller toucher 10 francs tous les ans à la rue de Rivoli, en votant en même temps un impôt spécial pour ce service. Ah! croyons que les électeurs à 1,000 francs savaient ce qu'ils faisaient.

Je voulais parler, Messieurs, sur la connexité qu'il y a entre le libre-échange et la cause démocratique; et je crois vraiment que la digression à laquelle je viens de me livrer ne m'a pas trop écarté de mon sujet. Je regrette seulement que le temps qu'elle a pris ne me permette plus de donner à ma pensée tout le développement dont elle est susceptible.

Messieurs, en fondant notre Association, nous avons eu un but spécial, et notre première règle est de ne pas nous occuper d'autre chose. Nous ne nous demandons pas les uns aux autres notre profession de foi sur des matières étrangères au but précis de l'Association; mais cela ne veut pas dire que chacun de nous ne réserve pas complétement ses convictions et ses actes politiques. Il n'a pu entrer dans notre pensée d'aliéner ainsi notre indépendance; et comme je ne serais nullement choqué qu'un de mes collègues vînt déclarer ici qu'il est ce qu'on appelle conservateur, je ne vois aucun inconvénient à dire que, quant à moi, j'appartiens, cœur et âme, à la cause de la démocratie, si l'on entend par ce mot le progrès indéfini vers l'égalité et la fraternité, par la liberté. D'autres ajoutent: Et par l'association,—soit; pourvu qu'elle soit volontaire; auquel cas, c'est toujours la liberté.

Messieurs, ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans des considérations métaphysiques sur la liberté, mais permettez-moi seulement une observation. Nous ne pouvons pas nous dissimuler que toutes les sociétés modernes ont leur point de départ dans l'esclavage, dans un état de choses où un homme avec ses facultés, les fruits de son travail et sa personnalité tout entière, était la propriété d'un autre homme. L'esclave n'a pas de droits, ou au moins il n'a pas de droits reconnus. Sa parole, sa pensée, sa conscience, son travail, tout appartient au maître.

Le grand travail de l'humanité, travail préparatoire si l'on veut, mais qui absorbe ses forces jusqu'à ce qu'il soit accompli, c'est de faire tomber successivement ces injustes usurpations. Nous avons reconquis la liberté de penser, de parler, d'écrire, de travailler, d'aller d'un lieu à un autre; et c'est la réunion de toutes ces libertés, avec les garanties qui les préservent de nouvelles atteintes, qui constitue la liberté!

La liberté n'est donc autre chose que la propriété de soi-même, de ses facultés, de ses œuvres.

Or, Messieurs, sommes-nous propriétaires de nos œuvres si nous n'en pouvons disposer par l'échange, parce que cela contrarie un autre homme? Si, à force de soins et de travail, j'ai produit une chose, un meuble, par exemple, en suis-je le vrai propriétaire si je ne le puis envoyer en Belgique pour avoir du drap? Et remarquez qu'il importe peu que l'échange se fasse ainsi directement. Qu'il me convienne d'envoyer ce meuble en Belgique pour l'échanger contre du drap, ou en Angleterre pour recevoir une lettre de change, ou en Arabie pour recevoir du café, ou au Pérou pour recevoir de l'or,—qui me servent à acquitter le drap belge,—si mes membres m'appartiennent, si les garantir du froid est une affaire qui me regarde, je dois être libre de choisir entre ces divers moyens de me procurer des vêtements. Lorsqu'un tiers s'interpose entre mes membres et moi et a la prétention de m'imposer la manière la plus dispendieuse de me vêtir, parce que cette interposition qui me nuit lui profite, il porte atteinte à ma propriété, à ma liberté. Non-seulement il m'empêche de recevoir le drap belge, mais du même coup il m'empêche implicitement de fabriquer le meuble, ou il diminue l'avantage que j'ai à le faire. Je ne suis plus un homme libre, mais un homme exploité; nous sommes dans le principe de l'esclavage, esclavage fort adouci dans ses formes, fort adroit, fort subtil, dont peut-être ni celui qui en souffre ni celui qui en profite n'ont la conscience, mais qui n'en est pas moins de l'esclavage. (Sensation marquée.)

Et, Messieurs, voulez-vous que la chose vous paraisse sensible? Imaginez-vous que cette interposition s'opère en dehors de la loi. Figurez-vous que les fabricants de drap et de coton se présentent devant la législature, et qu'ils tiennent aux députés ce langage: «Il nous est venu dans l'idée qu'il y a trop de draps et de calicots dans le pays; que si l'on chassait les produits étrangers, nos articles seraient très-recherchés et hausseraient de prix, ce qui serait un grand avantage pour nous. Nous venons vous demander de placer des hommes sur la frontière aux frais du Trésor, pour repousser les draps et les calicots.» Supposons que les députés répondent: «Nous comprenons que cette mesure serait très-lucrative pour vous; mais, en bonne conscience, nous ne pouvons faire supporter au public les frais de l'opération. Si le drap belge vous importune, chassez-le vous-mêmes, c'est bien le moins.» (Rires.)

Si, en conséquence de cette résolution, messieurs les fabricants faisaient garder la frontière par leurs domestiques, s'ils vous interdisaient ainsi et les moyens de vous pourvoir au dehors et les moyens d'y envoyer le fruit de votre travail, ne seriez-vous pas révoltés?

Eh quoi! vous croyez-vous dans une position plus brillante et surtout plus digne, parce que messieurs les prohibitionnistes ont obtenu beaucoup plus,—parce que la législature met le Trésor public à leur disposition, et vous fait payer à vous-mêmes ce qu'il en coûte pour vous ravir votre liberté? (Vive émotion.) Un homme célèbre a dit: La France est assez riche pour payer sa liberté; la France est assez riche pour payer sa gloire. Dira-t-on aussi: La France est assez riche pour payer ses chaînes? (Rires.)

Mais, Messieurs, étudions la question non plus économiquement, mais géographiquement. Si la restriction a été imaginée dans l'intérêt des masses, la liberté doit être un produit aristocratique, quoique assurément ces deux mots, liberté, aristocratie, hurlent de se trouver ensemble.

Voici d'abord la Suisse: c'est le pays le plus démocratique de l'Europe. Là, l'ouvrier a un suffrage qui pèse autant que celui de son chef. Et la Suisse n'a pas voulu de douane même fiscale.

Ce n'est pas qu'il ait manqué de gros propriétaires de champs et de forêts, de gros entrepreneurs qui aient essayé d'implanter en Suisse la restriction. Ces hommes qui vendent des produits disaient à ceux qui vendent leur travail: Soyez bonnes gens; laissez-nous renchérir nos produits, nous nous enrichirons, nous ferons de la dépense, et il vous en reviendra de gros avantages par ricochet. (Hilarité.) Mais jamais ils n'ont pu persuader au peuple suisse qu'il fût de son avantage de payer cher ce qu'il peut avoir à bon marché. La doctrine des ricochets n'a pas fait fortune dans ce pays. Et, en effet, il n'y a pas d'abus qu'on ne puisse justifier par elle. Avant 1830, on pouvait dire aussi: C'est un grand bonheur que le peuple paye une liste civile de 36 millions. La cour mène grand train, et l'industrie profite par ricochet...

En vérité, je crois que, dans certain petit volume, j'ai négligé d'introduire un article intitulé: Sophisme des ricochets.

Je réparerai cet oubli à la prochaine édition[75]. (Hilarité prolongée.)

Nos adversaires disent que l'exemple de la Suisse ne conclut pas, parce que c'est un pays de montagnes. (Rires.) Voyons donc un pays de plaines.

La Hollande jouissait en même temps de la liberté politique et de la liberté commerciale; et, comme le disait tout à l'heure notre honorable président, elle regrette ce régime de libre-échange, sous lequel elle était devenue, malgré l'infériorité de sa position, un des pays les plus florissants et même les plus puissants de l'Europe.

Voyez encore l'Italie. À l'aurore de son affranchissement sa première pensée—non, sa seconde pensée, la première est pour l'indépendance nationale (applaudissements)—sa seconde pensée est pour la liberté du commerce et la destruction de tous les monopoles.

Traversons l'Océan. Vous savez que l'Amérique septentrionale est une démocratie. Il y a cependant des nuances, il y a le parti whig et le parti populaire. L'un veut la restriction, l'autre la liberté. Ce dernier a triomphé, en 1846, et a porté M. Polk à la présidence. Tout l'effort de la lutte a porté précisément sur cette question des tarifs; et, malgré la résistance acharnée des whigs, résistance poussée jusqu'à cette limite après laquelle il n'y a plus que la guerre civile, le principe de la protection a été exclu du tarif. Quel a été le résultat? Vous le savez; le président Polk l'a hautement proclamé dans son message. Mais que dis-je? non, vous ne le savez pas, car la traduction qu'ont donnée de ce document nos journaux, à commencer par le Moniteur, est très-habilement arrangée pour vous égarer.

Ici l'orateur donne lecture du message et compare les traductions.

Je dois cependant dire que d'autres journaux, entre autres le National, ont reproduit les passages supprimés par le Moniteur et la Presse. Mais, hélas! par je ne sais quelle fatalité, le National a omis ce qui intéressait le plus son public, les paragraphes qui se rapportent à la marine marchande et à la hausse des salaires.

Enfin, Messieurs, que se passe-t-il en Angleterre? N'est-il pas de notoriété publique que c'est la démocratie qui réalise la liberté commerciale, et que l'aristocratie lui oppose une résistance désespérée? Ignorez-vous que les lords anglais, ces vigilants conservateurs de tout ce qui porte quelque stigmate de féodalité, ont rejeté d'au milieu d'eux et chassé du pouvoir sir R. Peel lui-même, leur général, pour avoir, en présence de la famine, laissé entrer le blé étranger?

J'ai nommé l'Angleterre. C'est un sujet que les passions du jour rendent délicat; l'heure avancée ne me permettant pas de dire ma pensée tout entière, j'aime mieux m'abstenir. Sans cela, croyez que je m'expliquerais ouvertement; car je ne crois pas qu'un acte d'indépendance puisse être mal accueilli devant un auditoire français. Je ne crains pas d'être réfuté, je ne crains pas d'être critiqué; mais il m'est bien permis de craindre d'être mal compris. (Approbation.)

Je dirai cependant que l'aristocratie britannique a la vue longue. Elle sait tout ce que la liberté commerciale porte dans ses flancs. Elle sait que c'est la fin du régime colonial, la mort de l'acte de navigation, le renversement de sa diplomatie traditionnelle, le terme de sa politique envahissante et jalouse. Ce qu'elle regrette, ce n'est pas seulement le monopole du blé, c'est un autre monopole qu'elle voit compromis, l'exploitation de l'armée, de la marine, des gouvernements lointains et des ambassades. Aussi la voyons-nous en ce moment même pousser un ridicule cri d'alarme. À l'entendre, l'Angleterre est au moment d'être envahie. Il faut courir aux armes, multiplier les places fortes, les bataillons, les vaisseaux de guerre, c'est-à-dire les commodores et les colonels (on rit), en un mot les charges publiques, son riche domaine. Selon sa tactique constante, elle essaye de mettre le peuple de son côté, en réveillant ses plus mauvais instincts, en faussant en lui le sentiment national.

Voilà le spectacle que nous offre aujourd'hui même l'aristocratie anglaise. Mais les hommes éclairés de la démocratie ont les yeux ouverts sur ces menées. Ils ne laisseront pas ce déploiement de force brutale, venant à la suite des mesures de l'année dernière, aller dans toute l'Europe décréditer et amoindrir le libre-échange. Il y a quelques mois, M. Cobden paraissait rassasié par la reconnaissance publique. Et aujourd'hui le voilà affrontant une impopularité passagère, parce qu'il réclame, avec le libre-échange, toutes les conséquences du libre-échange, c'est-à-dire un changement complet dans la politique de son pays, et le bienfait du désarmement, suivi de l'allégement des taxes publiques. Il rentre dans l'agitation; car il s'aperçoit que son œuvre est incomplète, et qu'après avoir fait triompher le libre-échange dans les lois, il lui reste à faire pénétrer l'esprit du libre échange dans les cœurs. Et je dis que quiconque ne sympathise avec ses nobles efforts n'a pas intelligence de l'avenir. (Applaudissements prolongés.) (V. tome III, pages 459 à 492.)

Mais qu'ai-je besoin de chercher des exemples au dehors? Pour montrer que notre cause est celle des masses, ne suffit-il pas de jeter un coup-d'œil sur notre histoire contemporaine? Il y en a, parmi vous, qui ont pu voir les éléments démocratique et aristocratique parvenir à leur apogée, je dirai même à leur exagération, l'un en 93, l'autre en 1822. La Convention et la Chambre du double vote, voilà les points extrêmes des deux principes. Or, qu'ont fait ces assemblées? L'une a mis toutes les restrictions à la sortie des produits, l'autre à leur entrée.

Je ne nie pas qu'il n'y eût des prohibitions à l'entrée sous la République. Elles furent établies, comme mesures de guerre, par un décret d'urgence du Comité de salut public.

Mais quant au tarif, permettez-moi de vous dire dans quel esprit il était conçu.

En 93, les législateurs étaient nommés par la foule. On peut même dire qu'ils étaient sous la dépendance immédiate, constante, ombrageuse de la foule. Aussi, à quel résultat aspire le tarif? À créer la plus grande abondance possible des aliments, des vêtements et de tous les objets de consommation générale. Pour atteindre ce but, que fait-on? On décrète que toutes les choses vraiment utiles pourront librement entrer; et afin que la masse n'en soit pas ébréchée par l'exportation, on décrète qu'elles ne pourront pas sortir.

Certes, Messieurs, je ne justifie pas cette dernière mesure. C'est une atteinte à la propriété, à la liberté, au travail; et je suis convaincu qu'elle allait contre le but qu'on avait en vue.

Mais il n'en reste pas moins que toute la préoccupation du législateur, à cette époque, était de mettre la plus grande abondance possible à la portée du peuple; et pour cela il allait jusqu'à violer la propriété.

Voici quelques articles entièrement exempts de droits à l'entrée:

Bestiaux de toutes sortes, grains de toutes sortes, beurres frais, fondu et salé, bois de toutes sortes, chair salée de toutes sortes, chanvre, même apprêté, charbon de bois, coton en rame et en laine, cuivre, fer en gueuse et ferraille (le fer en barre payait 1 franc par quintal, l'acier 1 fr. 50 c.), laines, lard frais, légumes, lin teillé ou apprêté, mâts de vaisseaux, suif, etc., et les farines de toutes sortes sauf la farine d'avoine. Et voyez, Messieurs, quelle minutieuse sollicitude se révèle jusque dans cette singulière exception. Pourquoi exclure seulement la farine d'avoine? Cela ne peut s'expliquer que par la crainte que les spéculateurs ne mêlassent à la nourriture du peuple un ingrédient grossier indigne de l'homme.

Maintenant voici quelques articles dont la sortie est entièrement prohibée:

Argent et or, bestiaux, matières résineuses, chanvre, coton en laine, cuirs, cuivre, grains et farines de toutes sortes, laines, lins, engrais, matières premières du papier, suif, etc., etc.

Messieurs, le peuple de 93 n'était pas plus profond économiste que celui de 1822; mais on le consultait alors. On lui demandait: Veux-tu qu'on taxe le froment étranger afin d'élever le prix du froment naturel? Et, avec ce bon sens que je vous ai signalé chez les Suisses, il répondit: Non. (Rire général.)

Une preuve que ce n'est pas le progrès de l'économie politique qui dirigeait le législateur en veste, c'est un article bien remarquable que je dois encore vous lire.

On voulait tout laisser entrer; on ne voulait rien laisser sortir. C'était une contradiction. Évidemment pour recevoir, il faut payer. On se condamnait donc à tout payer en or. Mais à cette époque, comme aujourd'hui, on était convaincu que la sortie de l'or est une calamité publique. Comment donc échapper à la difficulté?

On décréta qu'il serait défendu, sous des peines sévères (en harmonie avec les mœurs de l'époque), d'exporter de l'or, «à moins qu'on ne prouve, dit le décret, qu'on en fait entrer la contre-valeur en objets nécessaires à la consommation du peuple;» et à la suite on désigne toujours les mêmes objets: Bestiaux, grains, farines, lin, suifs, etc.

En sorte que, pendant que nous justifions l'exclusion des choses utiles par la peur que l'or ne sorte, les importer était le motif même pour lequel la Convention permettait la sortie de l'or.

1822 arriva, et avec lui le triomphe de la grande propriété, le principe aristocratique, la Chambre du double vote.

Et que fait-elle, cette Chambre? Précisément le contraire de ce qu'avait fait la Convention. Elle s'oppose à l'entrée des produits pour en provoquer la cherté, et, par le même motif, elle en favorise la sortie.

Se peut-il concevoir deux législations plus opposées et qui, dans leur exagération, portent plus manifestement l'empreinte de leur origine? L'une pousse la passion démocratique jusqu'à violer la propriété du riche, dans l'intérêt mal entendu du pauvre; l'autre pousse la passion aristocratique jusqu'à violer la propriété du pauvre, dans l'intérêt mal entendu du riche! (Sensation.)

Pour nous, nous disons: La justice est dans la liberté du travail et de l'échange. (Applaudissements.)

En présence de ces faits, en présence du triomphe de l'élément aristocratique qui éclate dans notre tarif, est-il rien de plus surprenant et de plus triste, Messieurs, que de voir une partie considérable du parti démocratique, en France, porter toutes ses forces et toutes ses sympathies du côté de la restriction? (V. les nos 17, 18, 19, 22 et 23.)

Comment les chefs de ce bizarre mouvement expliquent-ils ce que je puis bien appeler cette désertion de la cause du peuple?

Ils disent qu'ils se défient de notre association, parce qu'il y a dans son sein des conservateurs! Mais n'y en a-t-il pas parmi les protectionnistes?

Mais, Messieurs, quand on fonde une association dans un but spécial, a-t-on à demander aux associés leur profession de foi sur des objets étrangers au but de l'Association? Pourquoi les hommes de la démocratie ne sont-ils pas venus à nous? Ils auraient été certainement bien accueillis, à la seule condition de ne pas vouloir détourner l'Association de son but.

N'est-il pas aisé de voir d'ailleurs comment le libre-échange peut attirer les sympathies des conservateurs sincères? Je dis sincères, car celui qui n'est pas sincère n'est d'aucun parti, il n'est rien. Mettons-nous à leur point de vue; ils doivent raisonner ainsi: Ce que nous redoutons avant tout, c'est le désordre et l'anarchie. Et quel meilleur moyen de prévenir le désordre que de diminuer les souffrances du pauvre, que de mettre à sa portée la plus grande quantité possible d'objets de consommation, que de l'élever ainsi non-seulement en bien-être, mais en dignité, que d'alléger le poids de ses charges? Et comment diminuer sérieusement les impôts sans diminuer l'armée? Et comment diminuer l'armée, tant que les jalousies commerciales tiennent l'éventualité d'une guerre toujours suspendue sur nos têtes?

Les chefs de l'opposition disent encore que nous avons raison en principe (on rit), ce qui ne signifie absolument rien, si cela ne veut dire que nous avons pour nous la vérité, le droit, la justice et l'utilité générale. Mais alors pourquoi ne sont-ils pas avec nous? C'est, disent-ils, qu'avant d'adopter le libre-échange, la France a une grande mission à remplir, celle de propager et faire triompher en Europe l'idée démocratique.

Eh! Messieurs, est-ce que le libre-échange est un obstacle à cette propagande? Est-ce que notre principe n'aura pas de plus belles chances quand les étrangers pourront venir librement en France puiser des produits et des idées, quand nous pourrons librement leur porter nos idées et nos produits?

Veut-on insinuer que la France doit accomplir sa mission par les armes? Alors, je l'avoue, on a raison de repousser le libre-échange; mais il reste à prouver que l'on peut faire pénétrer la vérité dans les cœurs à la pointe de la baïonnette.

Messieurs, la propagande n'a que deux instruments efficaces et légitimes, la persuasion et l'exemple. La persuasion, la France en a le noble privilége par la supériorité de sa littérature et l'universalité de sa langue. Et, quant à l'exemple, il dépend de nous de le donner. Soyons le peuple le plus éclairé, le mieux gouverné, le mieux ordonné, le plus exempt de charges, d'entraves et d'abus, le plus heureux de la terre. Voilà la meilleure propagande.

Et c'est parce que la libre communication des peuples nous paraît un des moyens les plus efficaces d'atteindre ces résultats, que nous en appelons à vous pour nous aider à tenir haut et ferme le drapeau du Libre-Échange.

49.—DISCOURS AU CERCLE DE LA LIBRAIRIE[76].

16 Décembre 1847.

Messieurs,

Un de mes amis, qui assistait dernièrement à une séance de l'Académie des sciences morales et politiques, m'a rapporté que la conversation étant tombée sur la propriété, qui, vous le savez, est fréquemment attaquée de nos jours, sous une forme ou sous une autre, un membre de cette compagnie avait résumé sa pensée sous cette forme: l'homme naît propriétaire. Ce mot, Messieurs, je le répète ici comme l'expression la plus énergique et la plus juste de ma propre pensée.

Oui, l'homme naît propriétaire, c'est-à-dire que la propriété est le résultat de son organisation.

On naît propriétaire, car on naît avec des besoins auxquels il faut absolument pourvoir pour se développer, pour se perfectionner et même pour vivre; et on naît aussi avec un ensemble de facultés coordonnées à ces besoins.

On naît donc avec la propriété de sa personne et de ses facultés. C'est donc la propriété de la personne qui entraîne la propriété des choses, et c'est la propriété des facultés qui entraîne celle de leur produit.

Il résulte de là que la propriété est aussi naturelle que l'existence même de l'homme.

Cela est-il vrai qu'on en voit les rudiments chez les animaux eux-mêmes; car, en tant qu'il y a de l'analogie entre leurs besoins et leurs facultés et les nôtres, il doit en exister dans les conséquences nécessaires de ces facultés et de ces besoins.

Quand l'hirondelle a butiné des brins de paille et de mousse, qu'elle les a cimentés avec un peu de boue et qu'elle en a construit un nid, on ne voit pas ses compagnes lui ravir le fruit de son travail.

Chez les sauvages aussi, la propriété est reconnue. Quand un homme a pris quelques branches d'arbre, quand il a façonné ces branches en arcs ou en flèches, quand il a consacré à ce travail un temps dérobé à des occupations plus immédiatement utiles, quand il s'est imposé des privations pour arriver à se munir d'armes, toute la tribu reconnaît que ces armes sont sa propriété; et le bon sens dit que, puisqu'elles doivent servir à quelqu'un et produire une utilité, il est bien naturel que ce soit à celui qui s'est donné la peine de les fabriquer. Un homme plus fort peut certainement les ravir, mais ce n'est pas sans soulever l'indignation générale, et c'est précisément pour mieux prévenir ces extorsions que les gouvernements ont été établis.

Ceci montre, Messieurs, que le droit de propriété est antérieur à la loi. Ce n'est pas la loi qui a donné lieu à la propriété, mais, au contraire, la propriété qui a donné lieu à la loi. Cette observation est importante; car il est assez commun, surtout parmi les juristes, de faire reposer la propriété sur la loi, d'où la dangereuse conséquence que le législateur peut tout bouleverser en conscience. Cette fausse idée est l'origine de tous les plans d'organisation dont nous sommes inondés. Il faut dire, au contraire, que la loi est le résultat de la propriété, et la propriété, le résultat de l'organisation humaine.

Mais le cercle de la propriété s'étend et se consolide avec la civilisation. Plus la race humaine est faible, ignorante, passionnée, violente, plus la propriété est restreinte et incertaine.

Ainsi, chez les sauvages dont je parlais tout à l'heure, quoique le droit de propriété soit reconnu, l'appropriation du sol ne l'est pas; la tribu en jouit en commun. À peine même une certaine superficie de terre est-elle reconnue comme propriété à chaque tribu par les tribus voisines. Pour constater ce phénomène, il faut rencontrer un degré plus élevé de civilisation et observer les peuples partout.

Aussi qu'arrive-t-il? c'est que, dans l'état sauvage, la terre n'étant point personnellement possédée, tous recueillent les fruits spontanés qu'elle donne, mais nul ne songe à la travailler. Dans ces contrées, la population est rare, misérable, décimée par la souffrance, la maladie et la famine.

Chez les nomades, les tribus jouissent en commun d'un espace déterminé; on peut au moins élever des troupeaux. La terre est plus productive, la population plus nombreuse, plus forte, plus avancée.

Au milieu des peuples civilisés, la propriété a franchi le dernier pas; elle est devenue individuelle. Chacun, sûr de recueillir le fruit de son travail, fait rendre au sol tout ce qu'il peut rendre. La population s'accroît en nombre, et en richesse.

Dans ces diverses conditions sociales, la loi suit les phénomènes et ne les précède pas; elle régularise les rapports, ramène à la règle ceux qui s'en écartent, mais elle ne crée pas ces rapports.

Je ne puis m'empêcher, Messieurs, de retenir un moment votre attention sur les conséquences de ce droit de propriété personnelle attaché au sol.

Au moment où l'appropriation s'opère, la population est excessivement rare comparée à l'étendue des terres; chacun peut donc clore une parcelle aussi grande qu'il la peut cultiver sans nuire à ses frères, puisqu'il y a surabondamment de la terre pour tout le monde. Non-seulement il ne nuit pas à ses frères, mais il leur est utile, et voici comment: quelque grossière que soit une culture, elle donne toujours plus de produits, en un an, que le cultivateur et sa famille n'en peuvent consommer. Une partie de la population peut donc se livrer à d'autres travaux, comme la chasse, la pêche, la confection des vêtements, des habitations, des armes, des outils, etc., et échanger avec avantage ce travail contre du travail agricole. Observez, Messieurs, que tant que la terre non encore appropriée abondera, ces deux natures de travaux se développeront parallèlement d'une manière harmonique; il sera impossible à l'un d'opprimer l'autre. Si la classe agricole mettait ses services à trop haut prix, on déserterait les autres industries pour défricher de nouvelles terres. Si, au contraire, l'industrie exigeait une rémunération exorbitante, on verrait le capital et le travail préférer l'industrie à l'agriculture, en sorte que la population pourrait progresser longtemps et l'équilibre se maintenir, avec quelques dérangements partiels, sans doute, mais d'une manière bien plus régulière que si le législateur y mettait la main.

Mais, lorsque la totalité du territoire est occupée, il se produit un phénomène qu'il faut remarquer.

La population ne laisse pas de croître. Les nouveaux venus n'ont pas le choix de leurs occupations. Il faut pourtant plus d'aliments, puisqu'il y a plus de bouches, plus de matières premières, puisqu'il y a plus d'êtres humains à vêtir, loger, chauffer, éclairer, etc.

Il me paraît incontestable que le droit de ces nouveaux venus est de travailler pour des populations étrangères, d'envoyer au dehors leurs produits pour recevoir des aliments. Que si, par la constitution politique du pays, la classe agricole a le pouvoir législatif du pays, et si elle profite de ce pouvoir pour faire une loi qui défende à toute la population de travailler pour le dehors, l'équilibre est rompu; et il n'y a pas de limite à l'intensité du travail que les propriétaires fonciers pourront exiger en retour d'une quantité donnée de subsistances.

Messieurs, d'après ce que je viens de dire de la propriété en général, il me semble difficile de ne pas reconnaître que la propriété littéraire rentre dans le droit commun. (Adhésions.) Un livre n'est-il pas le produit du travail d'un homme, de ses facultés, de ses efforts, de ses soins, de ses veilles, de l'emploi de son temps, de ses avances? Ne faut-il pas que cet homme vive pendant qu'il travaille? Pourquoi donc ne recevrait-il pas des services volontaires de ceux à qui il rend des services? Pourquoi son livre ne serait-il pas sa propriété? Le fabricant de papier, l'imprimeur, le libraire, le relieur, qui ont matériellement concouru à la formation d'un livre, sont rémunérés de leur travail. L'auteur sera-t-il seul exclu des rémunérations dont son livre est l'occasion?

Ce sera beaucoup avancer la question que de la traiter historiquement. Permettez-moi donc de vous rendre compte fort succinctement de l'état de la législation sur cette matière.

J'ai défini devant vous la propriété. J'ai dit: «Toute production appartient à celui qui l'a formée, et parce qu'il l'a formée.» Messieurs, il fut un temps où l'on était bien loin de reconnaître un principe qui nous paraît aujourd'hui si simple. Vous comprenez que ce principe ne pouvait être admis ni dans le droit romain, ni par l'aristocratie féodale, ni par les rois absolus; car il eût renversé une société fondée sur la conquête, l'usurpation et l'esclavage. Comment voulez-vous que les Romains, qui vivaient sur le travail des nations conquises ou des esclaves, que les Normands, qui vivaient sur le travail des Saxons, pussent donner pour base à leur droit public cette maxime subversive de toute spoliation organisée: «Une production appartient à celui qui l'a formée.»

À l'époque où l'imprimerie fut inventée, un autre droit existait en Europe. Le roi était le maître, le propriétaire universel des choses et des hommes. Permettre de travailler était un droit domanial et royal. La règle était que tout émanait du prince. Nul n'avait le droit d'exercer une profession. Le droit ne pouvait résulter que d'une concession royale. Le roi désignait les personnes qu'il lui plaisait de placer dans l'exception pour un genre de travail déterminé, à qui il voulait bien, par monopole, par privilége, privata lex, conférer la faculté de vivre en travaillant.

La profession d'écrivain ne pouvait échapper à cette règle. Aussi l'édit du 26 août 1686, le premier qui se soit occupé de ces matières, dispose ainsi: «Il est défendu à tous imprimeurs et libraires d'imprimer et mettre en vente un ouvrage pour lequel aucun privilége n'aura été accordé, sous peine de confiscation et de punition exemplaire.»

Et remarquez, Messieurs, que toute la théorie de la propriété, telle qu'elle est encore enseignée dans nos écoles, est puisée dans le droit romain et féodal. Et, si je ne me trompe, la définition officielle de la propriété sur les bancs de l'école est encore le jus utendi et abutendi. Il n'est donc pas surprenant que beaucoup de juristes négligent de rechercher des rapports entre la propriété et la nature de l'homme, surtout en ce qui concerne la propriété littéraire.

Il arriva que, relativement au privilégié, le monopole avait tous les effets de la propriété. Déclarer que nul, sinon l'auteur, n'aurait la faculté d'imprimer le livre, c'était faire l'auteur propriétaire, sinon de droit, du moins de fait.

La révolution de 1789 devait renverser cet ordre de choses. C'est ce qui arriva. L'Assemblée constituante reconnut à chacun la faculté d'écrire et de faire imprimer; mais elle crut avoir tout fait en reconnaissant le droit, et ne songea pas à stipuler des garanties en faveur de la propriété littéraire. Elle proclama un droit de l'homme et non une propriété. Elle détruisait ainsi cette sorte de garantie, qui, sous l'ancien régime, résultait incidemment du monopole. Aussi, pendant quatre ans, chacun put à son gré multiplier et vendre à son profit les copies des livres des auteurs vivants; c'est comme si l'Assemblée constituante avait dit: «Cultiver la terre est un droit de l'homme,» et qu'en conséquence chacun eût été libre de s'emparer du champ de son voisin.

Par une coïncidence bien singulière, et qui prouve combien les mêmes causes produisent les mêmes effets, les choses s'étaient passées exactement de même en Angleterre. Là aussi le droit de travailler avait été d'émanation royale. Là aussi la faculté n'avait été d'abord qu'une concession, un privilége. Là aussi ces monopoles avaient été détruits et le droit au travail reconnu. Là aussi on avait cru tout faire en paralysant l'action royale; et en reconnaissant que chacun aurait le droit d'écrire et d'imprimer, on avait omis de stipuler que l'œuvre appartenait à l'ouvrier. Là aussi enfin, cet interrègne de la loi dura trois à quatre années, pendant lesquelles la propriété littéraire fut mise au pillage.

En Angleterre comme en France, l'aspect de ces désordres amena la législation qui, à très-peu de chose près, régit encore les deux pays.

La Convention rendit, sur le rapport de Lackanal, un décret dont les termes méritent d'être cités. (L'orateur les commente.)

Cette dernière observation répond à une objection qu'on a souvent élevée contre la propriété littéraire. On dit: Tant que l'auteur a entre les mains son manuscrit, personne ne lui conteste la propriété de son œuvre; mais une fois qu'il l'a livré à l'impression, doit-il être propriétaire de toutes les éditions futures? chacun n'a-t-il pas le droit de multiplier et de faire vendre ces éditions?

Messieurs, la loi ne doit être ni un jeu de mots ni une surprise; il n'y a pas d'autre manière de tirer parti d'un livre que d'en multiplier les copies et de les vendre. Accorder cette faculté à ceux qui n'ont pas fait le livre ou qui n'en ont pas obtenu la cession, c'est déclarer que l'œuvre n'appartient pas à l'ouvrier, c'est nier la propriété même. C'est comme si l'on disait: Le champ sera approprié, mais les fruits seront au premier qui s'en emparera. (Applaudissements.)

Après avoir lu les considérants du décret, il est difficile de s'expliquer le décret lui-même. Il se borne à attribuer aux auteurs, comme cadeau législatif, l'usufruit de leur œuvre. En effet, de même que déclarer un homme usufruitier à perpétuité, c'est le déclarer propriétaire,—dire qu'il sera propriétaire pendant un nombre d'années déterminé, c'est dire qu'il sera usufruitier. Ce n'est pas un mot qui constitue le droit: la loi aurait beau dire que je m'appelle empereur; si elle me laisse dans la situation où je suis, elle ne fait que proclamer un mensonge.

Notre législation actuelle ne me paraît fondée sur aucun principe. Ou la propriété littéraire est un droit supérieur à la loi, et alors la loi ne doit faire autre chose que le constater, le régler et le garantir; ou l'œuvre littéraire appartient au public, et, en ce cas, on ne voit pas pourquoi l'usufruit est attribué à l'auteur.

Il me semble que cette disposition de la loi se ressent des idées dont notre ancien droit public avait imbu les esprits. La Convention s'est substituée au Roi; elle a cru faire envers les auteurs un acte de munificence qu'elle était maîtresse de régler et de limiter; elle a supposé que le fond du droit était en elle et non dans l'auteur, et alors elle en a cédé ce qu'elle a jugé à propos d'en céder. Mais, en ce cas, pourquoi cette solennelle déclaration du droit?

.....Un écrivain de talent a consacré des pages éloquentes à combattre, dans son principe même, la propriété littéraire. Il se fonde sur ce qu'il y a de triste et de dégradant, selon lui, à voir le génie chercher sa récompense dans un peu d'or. Je ne puis m'empêcher de craindre qu'il n'y ait dans cette manière de juger un reste de préventions aristocratiques, et que l'auteur n'ait cédé, à son insu, à ce sentiment de mépris pour le travail, qui était le caractère distinctif des anciens possesseurs d'esclaves; et qui nous est inculqué à tous avec l'éducation universitaire. Les écrivains sont-ils d'une autre nature que les autres hommes? N'ont-ils pas des besoins à satisfaire, une famille à élever? Y a-t-il quelque chose de méprisable en soi à recourir pour cela au travail intellectuel? Les mots mercantilisme, industrialisme, individualisme, s'accumulent sous la plume de M. Blanc. Est-ce donc une chose basse, ignoble, honteuse, d'échanger librement des services, parce que l'or sert d'intermédiaire à ces échanges? Sommes-nous tous nobles par nature? descendons-nous des dieux de l'Olympe?

Après avoir flétri ce sentiment, je pourrais dire cette nécessité qui soumet les hommes à recevoir des services en échange de ceux qu'ils rendent, et, pour trancher le mot, à travailler en vue d'une rémunération, M. Blanc imagine tout un système de rémunération. Seulement il veut qu'elle soit nationale et non individuelle. Je n'examinerai pas le système de M. Blanc, qui me paraît susceptible de beaucoup d'objections. Mais est-il certain que les écrivains conserveront plus de dignité quand la brigue et les sollicitations seront le chemin des récompenses? (Rires.)

Je suis d'accord avec M. Blanc que, dans l'état actuel des choses, les livres amusants, dangereux, quelquefois corrupteurs, et toujours faits à la hâte, sont plus lucratifs que les grands et sérieux ouvrages, qui ont exigé beaucoup de travaux et de veilles. Mais pourquoi? parce que le public demande ces livres; on lui sert ce qu'il veut. Il en est ainsi de toutes les productions. Partout où les masses sont disposées à faire des sacrifices pour obtenir une chose, cette chose se fait; il se trouve toujours des gens qui la font. Ce ne sont pas des mesures législatives qui corrigeront cela, c'est le perfectionnement des mœurs. En toutes choses, il n'y a de ressource que dans le progrès de l'opinion publique[77].

On dira que c'est un cercle vicieux, puisque les mauvais livres ne font que corrompre de plus en plus les masses et l'opinion; je ne le crois pas. Je suis convaincu qu'il y a des natures d'ouvrages que le temps décrédite.

Au reste, il me semble que la propriété littéraire est un obstacle à ce danger. N'est-il pas évident que plus l'usufruit est restreint, plus il y a intérêt à écrire vite, à abonder dans le sens de la vogue?

Quant au désintéressement dont M. Blanc parle en termes chaleureux, et, je puis le dire, pleins d'élévation et d'éloquence, à Dieu ne plaise que je me sépare de lui sur ce terrain. Certes, les hommes qui veulent rendre sans aucune rémunération des services à la société, dans quelque branche que ce soit, militaire, ecclésiastique, littéraire ou autre, méritent toute notre sympathie, toute notre admiration, tous nos hommages, et plus encore si, comme les grands modèles qu'il nous cite, ils travaillent dans le dénûment et la douleur. Mais quoi! serait-il généreux à la société de s'emparer du dévouement d'une classe particulière pour s'en faire un titre contre elle, pour l'imposer comme une obligation légale, et pour refuser à cette classe le droit commun de recevoir des services contre des services? (Mouvement.)

Parmi les objections que l'on fait, non sur le principe de la propriété littéraire, mais à son application, il en est une qui me paraît très-sérieuse; c'est l'état de la législation chez les peuples qui nous avoisinent. Il me semble que c'est là un de ces progrès à l'occasion desquels se manifeste le plus la solidarité des nations. À quoi servirait que la propriété littéraire fût reconnue en France, si elle ne l'était pas en Belgique, en Hollande, en Angleterre; si les imprimeurs et libraires de ces pays pouvaient impunément violer cette propriété? Tel est l'état des choses actuel, dira-t-on, et il n'empêche pas que notre législation n'ait accordé aux auteurs l'usufruit de leurs œuvres. L'inconvénient ne serait pas pire quant à la propriété.

Mais tout le monde sait dans quelle position anormale la contrefaçon place notre librairie relativement aux ouvrages des auteurs vivants. Que serait-ce donc si la propriété littéraire eût été reconnue en France? si les œuvres de Corneille, de Racine et de tous les grands hommes des siècles passés étaient encore grevées d'un droit d'auteur dont les éditeurs belges s'affranchiraient? Aujourd'hui, il y a au moins un fonds immense d'ouvrages pour la reproduction desquels notre librairie est placée sous ce rapport dans les mêmes conditions que la librairie étrangère. Sans cela, il est douteux qu'elle pût exister.

Il y en a qui pensent qu'en m'exprimant ainsi je démens ces principes de liberté commerciale que je recommande en d'autres matières, puisque je parais redouter pour notre librairie la concurrence étrangère.

Je repousse de toutes mes forces l'accusation et l'assimilation.

Si les Belges, grâce à une position naturelle ou à une supériorité personnelle, peuvent imprimer à meilleur marché que nous, je regarderais comme une injustice et une folie de prohiber les livres belges; car ce serait soutenir une industrie qui perd en mettant une taxe sur les acheteurs de livres. J'attaquerais cette protection comme toutes les autres. Mais quel rapport cela a-t-il avec la question de contrefaçon? En bonne logique, il faut que les cas soient semblables pour être assimilés. Je suppose qu'il s'établisse une fabrique de drap sur le territoire belge, et que les Belges trouvent le moyen d'aller soustraire dans les fabriques françaises de la laine et des teintures; évidemment ce ne serait pas là de la concurrence, ce serait de la spoliation. N'aurions-nous pas le droit de réclamer que la législation belge fût réformée, et que la diplomatie française, pour être bonne à quelque chose une fois dans sa vie, provoquât ce grand acte de justice internationale?

En résumé, Messieurs, si mes vues ne sont pas celles de M. Blanc, j'ose dire que mes désirs sont les siens. Oui, je désire comme lui que notre littérature s'élève, s'épure et se moralise; je désire que la France conserve et étende de plus en plus la légitime et glorieuse suprématie de sa belle langue, qui, plus que ses baïonnettes, portera jusqu'aux extrémités de la terre le principe de notre Révolution. (Applaudissements.)

LETTRE.

Mugron, le 9 Septembre 1847.

«Monsieur,

«J'apprends avec une vive satisfaction l'entrée dans le monde du journal que vous publiez dans le but de défendre la propriété intellectuelle.

«Toute ma doctrine économique est renfermée dans ces mots: Les services s'échangent contre les services, ou en termes vulgaires: Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi, ce qui implique la propriété intellectuelle aussi bien que matérielle.

«Je crois que les efforts des hommes, sous quelque forme que ce soit, et les résultats de ces efforts, leur appartiennent, ce qui leur donne le droit d'en disposer pour leur usage ou par l'échange. J'admire comme un autre ceux qui en font à leurs semblables le sacrifice volontaire; mais je ne puis voir aucune moralité ni aucune justice à ce que la loi leur impose systématiquement ce sacrifice. C'est sur ce principe que je défends le libre-échange, voyant sincèrement dans le régime restrictif une atteinte, sous la forme la plus onéreuse, à la propriété en général, et en particulier à la plus respectable, la plus immédiatement et la plus généralement nécessaire de toutes les propriétés, celle du travail.

«Je suis donc, en principe, partisan très-prononcé de la propriété littéraire. Dans l'application, il peut être difficile de garantir ce genre de propriété. Mais la difficulté n'est pas une fin de non-recevoir contre le droit.

«La propriété de ce qu'on a produit par le travail, par l'exercice de ses facultés, est l'essence de la société. Antérieure aux lois, loin que les lois doivent la contrarier, elles n'ont guère d'autre objet au monde que de la garantir.

«Il me semble que la plus illogique de toutes les législations est celle qui régit chez nous la propriété littéraire. Elle lui donne un règne de vingt ans après la mort de l'auteur. Pourquoi pas quinze? pourquoi pas soixante? Sur quel principe a-t-on fixé un nombre arbitraire? Sur ce malheureux principe que la loi crée la propriété, principe qui peut bouleverser le monde.

«Ce qui est juste est utile: c'est là un axiome dont l'économie politique a souvent occasion de reconnaître la justesse. Il trouve une application de plus dans la question. Lorsque la propriété littéraire n'a qu'une durée légale très-limitée, il arrive que la loi elle-même met toute l'énorme puissance de l'intérêt personnel du côté des œuvres éphémères, des romans futiles, des écrits qui flattent les passions du moment et répondent à la mode du jour. On cherche le débit dans le public actuel que la loi vous donne, et non dans le public futur dont elle vous prive. Pourquoi consumerait-on ses veilles à une œuvre durable, si l'on ne peut transmettre à ses enfants qu'une épave? Plante-t-on des chênes sur un sol communal dont on a obtenu la concession momentanée? Un auteur serait puissamment encouragé à compléter, corriger, perfectionner son œuvre, s'il pouvait dire à son fils: «Il se peut que de mon vivant ce livre ne soit pas apprécié. Mais il se fera son public par sa valeur propre. C'est le chêne qui vous couvrira, vous et vos enfants, de son ombre.»

«Je sais, Monsieur, que ces idées paraissent bien mercantiles à beaucoup de gens. C'est la mode aujourd'hui de tout fonder sur le principe du désintéressement chez les autres. Si les déclamateurs voulaient descendre un peu au fond de leur conscience, peut-être ne seraient-ils pas si prompts à proscrire dans l'écrivain le soin de son avenir et de sa famille, ou le sentiment de l'intérêt, puisqu'il faut l'appeler par son nom.—Il y a quelque temps, je passai toute une nuit à lire un petit ouvrage où l'auteur flétrit avec une grande énergie quiconque tire la moindre rémunération du travail intellectuel. Le lendemain matin, j'ouvris un journal, et, par une coïncidence assez bizarre, la première chose que j'y lus, c'est que ce même auteur venait de vendre ses œuvres pour une somme considérable. Voilà tout le désintéressement du siècle, morale que nous nous imposons les uns aux autres, sans nous y conformer nous-mêmes. En tout cas, le désintéressement, tout admirable qu'il est, ne mérite même plus son nom s'il est exigé par la loi, et la loi est bien injuste si elle ne l'exige que des ouvriers de la pensée.

«Pour moi, convaincu par une observation constante et par les actes des déclamateurs eux-mêmes, que l'intérêt est un mobile individuel indestructible et un ressort social nécessaire, je suis heureux de comprendre qu'en cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, il coïncide dans ses effets généraux avec la justice et le plus grand bien universel: aussi je m'associe de tout cœur à votre utile entreprise.

«Votre bien dévoué.

«Frédéric Bastiat,
«Rédacteur en chef du Libre-Échange

50.—DE LA MODÉRATION

22 Mai 1847.

On nous reproche d'être absolus, exagérés, et cette imputation, soigneusement propagée par nos adversaires, a été reproduite par des hommes auxquels leurs talents et leur haute position donnent de l'autorité, par M. Charles Dupin, pair de France, et M. Cunin-Gridaine, ministre.

Et cela parce que nous avons l'audace de penser que vouloir enrichir les hommes en les entravant, et resserrer les liens sociaux en isolant les nations, c'est une vaine et folle entreprise.—Que la perception des taxes ne se puisse établir sans qu'il en résulte quelque entrave à la liberté des transactions comme à celle du travail, nous le comprenons. Alors ces restrictions incidentes sont un des inconvénients de l'impôt, et ces inconvénients peuvent être tels qu'ils fassent renoncer à l'impôt lui-même.—Mais voir dans les restrictions la source de la richesse et la cause du bien-être; sur cette donnée, les renforcer et les multiplier systématiquement, non plus pour remplir le trésor, mais aux frais du trésor; croire que les restrictions ont en elles une vertu productive, qu'il en sort un travail plus intense, mieux réparti, plus assuré de sa rémunération, plus capable d'égaliser les profits, c'est là une théorie absurde, qui ne pouvait conduire qu'à une pratique insensée. Par ce motif, nous les combattons l'une et l'autre, non avec exagération, mais avec zèle et persévérance.

Après tout, qu'est-ce que la modération?

Nous sommes convaincus que deux et un font trois, et nous nous croyons tenus de le dire nettement. Voudrait-on que nous prissions des détours? que nous dissions, par exemple: Il se peut que deux et un fassent à peu près trois. Nous en soupçonnons quelque chose, mais nous ne nous hâterons pas de l'affirmer, d'autant que certains personnages ont cru de leur intérêt de faire établir la législation du pays sur cette autre donnée qui semble contredire la nôtre: qui de trois paye un reste quatre.

Nous interdire, par l'imputation d'absolutisme, de prouver la vérité de notre thèse, c'est vouloir que le pays n'ouvre jamais les yeux. Nous ne donnerons pas dans le piége.

Oh! si l'on nous disait: «Il est bien vrai que la ligne droite est la plus courte: Mais que voulez-vous? on a cru longtemps que c'était la plus longue. La nation s'est habituée à suivre la ligne courbe. Elle y use son temps et ses forces, mais il ne faut reconquérir que peu à peu, et par gradation, ce temps et ces forces perdus,» on nous trouverait d'une modération fort louable. Car que demandons-nous? Une seule chose: que le public voie clairement ce qu'il perd à prendre la ligne courbe. Après cela, et si, sachant bien ce que la ligne courbe lui coûte en impôts, privations, vexations, vains efforts, il ne veut la quitter que lentement, ou s'il persiste même à s'y tenir, nous n'y saurions que faire. Notre mission est d'exposer la vérité. Nous ne croyons pas, comme les socialistes, que le peuple soit une masse inerte, et que le moteur soit dans celui qui décrit le phénomène, mais dans celui qui en souffre ou en profite. Peut-on être plus modéré?

D'autres nous taxent d'exagération par un autre motif. C'est, disent-ils, parce que vous attaquez toutes les protections à la fois. Pourquoi ne pas user d'artifice? pourquoi vous mettre sur les bras en même temps l'agriculture, les manufactures, la marine marchande et les classes ouvrières, sans compter les partis politiques toujours prêts à courtiser le nombre et la force?

C'est en cela, ce nous semble, que nous faisons preuve de modération et de sincérité.

Combien de fois n'a-t-on pas essayé, et sans doute à bonne intention, de nous faire abandonner le terrain des principes! On nous conseillait d'attaquer l'abus de la protection accordée à quelques fabriques.

«Vous aurez le concours de l'agriculture, nous disait-on; avec ce puissant auxiliaire, vous battrez les monopoles industriels les plus onéreux, et vous briserez d'abord un des plus solides anneaux de cette chaîne qui vous fatigue. Ensuite, vous vous retournerez contre l'intérêt agricole, sûr d'avoir cette fois l'appui de l'industrie manufacturière[78]

Ceux qui nous donnent ces conseils oublient une chose, c'est que nous n'aspirons pas tant à renverser le régime protecteur qu'à éclairer le public sur ce régime, ou plutôt, si la première de ces tâches est le but, la seconde nous semble le moyen indispensable.

Or, quelle force auraient eue nos arguments, si nous avions soigneusement mis hors de cause le principe même de la protection? et, en le mettant en cause, comment pouvions-nous éviter d'éveiller les susceptibilités de l'agriculture? Croit-on que les manufacturiers nous eussent laissé le choix de nos démonstrations? qu'ils ne nous eussent pas amenés à nous prononcer sur la question de principe, à dire explicitement ou implicitement que la protection est chose mauvaise par nature? Une fois le mot lâché, l'agriculture se serait tenue sur ses gardes, et nous, nous aurions, qu'on nous pardonne le mot, pataugé dans des précautions et des distinctions subtiles, au milieu desquelles notre polémique aurait perdu toute force, et notre sincérité tout crédit.

Ensuite, le conseil lui-même implique que, au moins dans l'opinion de ceux qui le donnent, et sans doute dans la nôtre, la protection est chose désirable, puisque, pour l'arracher d'une des branches de l'activité nationale, il faudrait se servir d'une autre branche, à laquelle on laisserait croire que ses priviléges seront respectés; puisqu'on parle de battre les manufactures par l'agriculture, et celle-ci par celle-là? Or, c'est ce dont nous ne voulons pas. Au contraire, nous nous sommes engagés dans la lutte parce que nous croyons la protection mauvaise pour tout le monde.

C'est ce que nous nous sommes imposé la tâche de faire comprendre et de vulgariser.—Mais alors, dira-t-on, la lutte sera bien longue.—Tant mieux qu'elle soit longue, si cela est indispensable pour que le public s'éclaire.

Supposons que la ruse qu'on nous suggère ait un plein succès (succès que nous croyons chimérique), supposons que la première année les propriétaires des deux Chambres balayent tous les priviléges industriels, et que la seconde année, pour se venger, les manufacturiers emportent tous les priviléges agricoles.

Qu'arrivera-t-il? En deux ans, la liberté commerciale sera dans nos lois, mais sera-t-elle dans nos intelligences? Ne voit-on pas qu'à la première crise, au premier désordre, à la première souffrance, le pays s'en prendrait à une réforme mal comprise, attribuerait ses maux à la concurrence étrangère, invoquerait et ferait triompher bien vite le retour de la protection douanière? Pendant combien d'années, pendant combien de siècles peut-être cette courte période de liberté, accompagnée de souffrances accidentelles, ne défrayerait-elle pas les arguments des prohibitionnistes? Ils auraient soin de raisonner sur la supposition qu'il y a une connexion nécessaire entre ces souffrances et la liberté, comme ils le font aujourd'hui à propos des traités de Méthuen et de 1786.

C'est une chose bien remarquable, qu'au milieu de la crise qui désole l'Angleterre, pas une voix ne s'élève pour l'attribuer aux réformes libérales accomplies par sir R. Peel. Au contraire, chacun sent que, sans ces mesures, l'Angleterre serait en proie à des convulsions devant lesquelles l'imagination recule d'horreur. D'où provient cette confiance en la liberté? De ce que la Ligue a travaillé pendant de longues années; de ce qu'elle a familiarisé toutes les intelligences avec les notions d'économie publique; de ce que la réforme était dans les esprits, et que les bills du parlement n'ont fait que sanctionner une volonté nationale forte et éclairée.

Enfin, nous avons repoussé ce conseil, malgré ce qu'il avait de séduisant pour l'impatience, la furia francese, par un motif de justice.

C'est notre conviction qu'en détendant la pression du régime protecteur, aussi progressivement que l'on voudra, mais selon une transition arrêtée d'avance et sur tous les points à la fois, on offre à toutes les industries des compensations qui rendent la secousse véritablement insensible. Si le prix du blé est tenu de quelque chose au-dessous de la moyenne actuelle, d'un autre côté, le prix des charrues, des vêtements, des outils et même du pain et de la viande, impose une charge moins lourde aux agriculteurs. De même, si le maître de forge voit baisser de quelques francs la tonne de fer, il a la houille, le bois, l'outillage et les aliments à de meilleures conditions. Or, il nous a paru que ces compensations qui naissent de la liberté, une fois établies, devaient accompagner uniformément la réforme elle-même pendant tout le temps de la transition, pour que celle-ci fût conforme à l'utilité générale et à la justice.

Est-ce là de l'exaltation, de l'exagération? Est-ce là un plan conçu dans des cerveaux brûlés? Et à moins qu'on ne veuille nous faire renoncer à notre principe, ce que nous ne ferons jamais tant qu'on ne nous en prouvera pas la fausseté, comment pourrait-on exiger de nous plus de modération et de prudence?

La modération ne consiste pas à dire qu'on a une demi-conviction, quand on a une conviction entière. Elle consiste à respecter les opinions contraires, à les combattre sans emportement, à ne pas attaquer les personnes, à ne pas provoquer des proscriptions ou des destitutions, à ne pas soulever les ouvriers égarés, à ne pas menacer le gouvernement de l'émeute.

N'est-ce pas ainsi que nous la pratiquons?

51.—PEUPLE ET BOURGEOISIE.

22 Mai 1847.

Les hommes sont facilement dupes des systèmes, pourvu qu'un certain arrangement symétrique en rende l'intelligence facile.

Par exemple, rien n'est plus commun, de nos jours, que d'entendre parler du peuple et de la bourgeoisie comme constituant deux classes opposées, ayant entre elles les mêmes rapports hostiles qui ont armé jadis la bourgeoisie contre l'aristocratie.

«La bourgeoisie, dit-on, était faible d'abord. Elle était opprimée, foulée, exploitée, humiliée par l'aristocratie. Elle a grandi, elle s'est enrichie, elle s'est fortifiée jusqu'à ce que, par l'influence du nombre et de la fortune, elle eût vaincu son adversaire en 89.

«Alors elle est devenue elle-même l'aristocratie. Au-dessous d'elle, il y a le peuple, qui grandit, se fortifie et se prépare à vaincre, dans le second acte de la guerre sociale

Si la symétrie suffisait pour donner de la vérité aux systèmes, on ne voit pas pourquoi celui-ci n'irait pas plus loin. Ne pourrait-on pas ajouter en effet:

Quand le peuple aura triomphé de la bourgeoisie, il dominera et sera par conséquent aristocratie à l'égard des mendiants. Ceux-ci grandiront, se fortifieront à leur tour et prépareront au monde le drame de la troisième guerre sociale.

Le moindre tort de ce système, qui défraye beaucoup de journaux populaires, c'est d'être faux.

Entre une nation et son aristocratie, nous voyons bien une ligne profonde de séparation, une hostilité irrécusable d'intérêts, qui ne peut manquer d'amener tôt ou tard la lutte. L'aristocratie est venue du dehors; elle a conquis sa place par l'épée; elle domine par la force. Son but est de faire tourner à son profit le travail des vaincus. Elle s'empare des terres, commande les armées, s'arroge la puissance législative et judiciaire, et même, pour être maîtresse de tous les moyens d'influence, elle ne dédaigne pas les fonctions ou du moins les dignités ecclésiastiques. Afin de ne pas affaiblir l'esprit de corps qui est sa sauvegarde, les priviléges qu'elle a usurpés, elle les transmet de père en fils par ordre de primogéniture. Elle ne se recrute pas en dehors d'elle, ou, si elle le fait, c'est qu'elle est déjà sur la voie de sa perte.

Quelle similitude peut-on trouver entre cette constitution et celle de la bourgeoisie? Au fait, peut-on dire qu'il y ait une bourgeoisie? Qu'est-ce que ce mot représente? Appellera-t-on bourgeois quiconque, par son activité, son assiduité, ses privations, s'est mis à même de vivre sur du travail antérieur accumulé, en un mot sur un capital? Il n'y a qu'une funeste ignorance de l'économie politique qui ait pu suggérer cette pensée: que vivre sur du travail accumulé, c'est vivre sur le travail d'autrui.—Que ceux donc qui définissent ainsi la bourgeoisie commencent par nous dire ce qu'il y a, dans les loisirs laborieusement conquis, dans le développement intellectuel qui en est la suite, dans la formation des capitaux qui en est la base, de nécessairement opposé aux intérêts de l'humanité, de la communauté ou même des classes laborieuses.

Ces loisirs, s'ils ne coûtent rien à qui que ce soit, méritent-ils d'exciter la jalousie[79]? Ce développement intellectuel ne tourne-t-il pas au profit du progrès, dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre industriel? Ces capitaux sans cesse croissants, précisément à cause des avantages qu'ils confèrent, ne sont-ils pas le fonds sur lequel vivent les classes qui ne sont pas encore affranchies du travail manuel? Et le bien-être de ces classes, toutes choses égales d'ailleurs, n'est-il pas exactement proportionnel à l'abondance de ces capitaux et, par conséquent, à la rapidité avec laquelle ils se forment, à l'activité avec laquelle ils rivalisent?

Mais, évidemment, le mot bourgeoisie aurait un sens bien restreint si on l'appliquait exclusivement aux hommes de loisir. On entend parler aussi de tous ceux qui ne sont pas salariés, qui travaillent pour leur compte, qui dirigent, à leurs risques et périls, des entreprises agricoles, manufacturières, commerciales, qui se livrent à l'étude des sciences, à l'exercice des arts, aux travaux de l'esprit.

Mais alors il est difficile de concevoir comment on trouve entre la bourgeoisie et le peuple cette opposition radicale qui autoriserait à assimiler leurs rapports à ceux de l'aristocratie et de la démocratie. Toute entreprise n'a-t-elle pas ses chances? n'est-il pas bien naturel et bien heureux que le mécanisme social permette à ceux qui peuvent perdre de les assumer[80]? Et d'ailleurs n'est-ce pas dans les rangs des travailleurs que se recrute constamment, à toute heure, la bourgeoisie? N'est-ce pas au sein du peuple que se forment ces capitaux, objet de tant de déclamations si insensées? Où conduit une telle doctrine? Quoi! par cela seul qu'un ouvrier aura toutes les vertus par lesquelles l'homme s'affranchit du joug des besoins immédiats, parce qu'il sera laborieux, économe, ordonné, maître de ses passions, probe; parce qu'il travaillera avec quelque succès à laisser ses enfants dans une condition meilleure que celle qu'il occupe lui-même,—en un mot à fonder une famille,—on pourra dire que cet ouvrier est dans la mauvaise voie, dans la voie qui éloigne de la cause populaire, et qui mène dans cette région de perdition, la bourgeoisie! Au contraire, il suffira qu'un homme n'ait aucune vue d'avenir, qu'il dissipe follement ses profits, qu'il ne fasse rien pour mériter la confiance de ceux qui l'occupent, qu'il ne consente à s'imposer aucun sacrifice, pour qu'il soit vrai de dire que c'est là l'homme-peuple par excellence, l'homme qui ne s'élèvera jamais au-dessus du travail le plus brut, l'homme dont les intérêts coïncideront toujours avec l'intérêt social bien entendu!

L'esprit se sent saisir d'une tristesse profonde à l'aspect des conséquences effroyables renfermées dans ces doctrines erronées, et à la propagation desquelles on travaille cependant avec tant d'ardeur. On entend parler d'une guerre sociale comme d'une chose naturelle, inévitable, forcément amenée par la prétendue hostilité radicale du peuple et de la bourgeoisie, semblable à la lutte qui a mis aux mains, dans tous les pays, l'aristocratie et la démocratie. Mais, encore une fois, la similitude est-elle exacte? Peut-on assimiler la richesse acquise par la force à la richesse acquise par le travail? Et si le peuple considère toute élévation, même l'élévation naturelle par l'industrie, l'épargne, l'exercice de toutes les vertus, comme un obstacle à renverser,—quel motif, quel stimulant, quelle raison d'être restera-t-il à l'activité et à la prévoyance humaine[81]?

Il est affligeant de penser qu'une erreur, grosse d'éventualités si funestes, est le fruit de la profonde ignorance dans laquelle l'éducation moderne retient les générations actuelles sur tout ce qui a rapport au mécanisme de la société.

Ne voyons donc pas deux nations dans la nation; il n'y en a qu'une. Des degrés infinis dans l'échelle des fortunes, toutes dues au même principe, ne suffisent pas pour constituer des classes différentes, encore moins des classes hostiles.

Cependant, il faut le dire, il existe dans notre législation, et principalement la législation financière, certaines dispositions qui n'y semblent maintenues que pour alimenter et, pour ainsi dire, justifier l'erreur et l'irritation populaires.

On ne peut nier que l'influence législative concentrée dans les mains du petit nombre, n'ait été quelquefois mise en œuvre avec partialité. La bourgeoisie serait bien forte devant le peuple, si elle pouvait dire: «Notre participation aux biens communs diffère par le degré, mais non par le principe. Nos intérêts sont identiques; en défendant les miens, je défends les vôtres. Voyez-en la preuve dans nos lois; elles sont fondées sur l'exacte justice. Elles garantissent également toutes les propriétés, quelle qu'en soit l'importance.»

Mais en est-il ainsi? La propriété du travail est-elle traitée par nos lois à l'égal de la propriété accumulée fixée dans le sol ou le capital? Non certes; mettant de côté la question de la répartition des taxes, on peut dire que le régime protecteur est le terrain spécial sur lequel les intérêts et les classes se livrent le combat le plus acharné, puisque ce régime a la prétention de pondérer les droits et les sacrifices de toutes les industries. Or, dans cette question, comment la classe qui fait la loi a-t-elle traité le travail? comment s'est-elle traitée elle-même? On peut affirmer qu'elle n'a rien fait et qu'elle ne peut rien faire pour le travail proprement dit, quoiqu'elle affiche la prétention d'être la gardienne fidèle du travail national. Ce qu'elle a tenté, c'est d'élever le prix de tous les produits, disant que la hausse des salaires s'ensuivrait naturellement. Or, si elle a failli, comme nous le croyons, dans son but immédiat, elle a bien moins réussi encore dans ses intentions philanthropiques. Le taux de la main-d'œuvre dépend exclusivement du rapport entre le capital disponible et le nombre des ouvriers. Or, si la protection ne peut rien changer à ce rapport, si elle ne parvient ni à augmenter la masse du capital, ni à diminuer le nombre des bras, quelque influence qu'elle exerce sur le prix des produits, elle n'en exercera aucune sur le taux des salaires.

On nous dira que nous sommes en contradiction; que, d'une part, nous arguons de ce que les intérêts de toutes les classes sont homogènes, et que nous signalons maintenant un point sur lequel la classe riche abuse de la puissance législative.

Hâtons-nous de le dire, l'oppression exercée, sous cette forme, par une classe sur une autre, n'a eu rien d'intentionnel; c'est purement une erreur économique, partagée par le peuple et par la bourgeoisie. Nous en donnerons deux preuves irrécusables: la première, c'est que la protection ne profite pas à la longue à ceux qui l'ont établie. La seconde, c'est que si elle nuit aux classes laborieuses, elles l'ignorent complétement, et à ce point qu'elles se montrent mal disposées envers les amis de la liberté.

Cependant il est dans la nature des choses que la cause d'un mal, quand une fois elle est signalée, finisse par être généralement reconnue. Quel terrible argument ne fournirait pas aux récriminations des masses l'injustice du régime protecteur! Que la classe électorale y prenne garde! Le peuple n'ira pas toujours chercher la cause de ses souffrances dans l'absence d'un phalanstère, d'une organisation du travail, d'une combinaison chimérique. Un jour il verra l'injustice là où elle est. Un jour il découvrira que l'on fait beaucoup pour les produits, qu'on ne fait rien pour les salaires, et que ce qu'on fait pour les produits est sans influence sur les salaires. Alors il se demandera: Depuis quand les choses sont-elles ainsi? Quand nos pères pouvaient approcher de l'urne électorale, était-il défendu au peuple, comme aujourd'hui, d'échanger son salaire contre du fer, des outils, du combustible, des vêtements et du pain? Il trouvera la réponse écrite dans les tarifs de 1791 et de 1795. Et qu'aurez-vous à lui répondre, industriels législateurs, s'il ajoute: «Nous voyons bien qu'une nouvelle aristocratie s'est substituée à l'ancienne? (V. no 18, page 100.)

Si donc la bourgeoisie veut éviter la guerre sociale, dont les journaux populaires font entendre les grondements lointains, qu'elle ne sépare pas ses intérêts de ceux des masses, qu'elle étudie et comprenne la solidarité qui les lie; si elle veut que le consentement universel sanctionne son influence, qu'elle la mette au service de la communauté tout entière; si elle veut qu'on ne s'inquiète pas trop du pouvoir qu'elle a de faire la loi, qu'elle la fasse juste et impartiale; qu'elle accorde à tous ou à personne la protection douanière. Il est certain que la propriété des bras et des facultés est aussi sacrée que la propriété des produits. Puisque la loi élève le prix des produits, qu'elle élève donc aussi le taux des salaires; et, si elle ne le peut pas, qu'elle les laisse librement s'échanger les uns contre les autres.

52.—L'ÉCONOMIE POLITIQUE DES GÉNÉRAUX.

20 Juin 1847.

Lorsque, au sein du Parlement, il arrive à un financier, s'aventurant dans la science de Jomini, de faire manœuvrer des escadrons, il se peut qu'il attire le sourire sur les lèvres de MM. les généraux. Il n'est pas surprenant non plus que MM. les généraux fassent quelquefois de l'économie politique peu intelligible pour les hommes qui se sont occupés de cette branche des connaissances humaines.

Il y a cependant cette différence entre la stratégie et l'économie politique. L'une est une science spéciale; il suffit que les militaires la sachent. L'autre, comme la morale, comme l'hygiène, est une science générale, sur laquelle il est à désirer que chacun ait des idées justes. (V. tome IV, page 122.)

Le général Lamoricière, dans un discours auquel, sous d'autres rapports, nous rendrons pleinement justice, a émis une théorie des débouchés que nous ne pouvons laisser passer sans commentaires.

«Au point de vue de l'économie politique pure, a dit l'honorable général, les débouchés sont quelque chose: dans le temps qui court, on dépense de l'argent et même des hommes pour conserver ou pour conquérir des débouchés. Or, dans la situation de la France sur le marché du monde, n'est-ce donc pas quelque chose pour elle qu'un débouché de 63 millions de produits français? La France envoie en Afrique pour 17 millions de cotons tissés, 7 ou 8 millions de vins, etc.»

Il n'est que trop vrai que, dans le temps qui court, on dépense de l'argent et même des hommes pour conquérir des débouchés; mais, nous en demandons pardon au général Lamoricière, loin que ce soit au nom de l'économie politique pure, c'est au nom de la mauvaise et très-mauvaise économie politique. Un débouché, c'est-à-dire une vente au dehors, n'a de mérite qu'autant qu'elle couvre tous les frais qu'elle entraîne; et si, pour la réaliser, il faut avoir recours à l'argent des contribuables, encore que l'industrie que cette vente concerne puisse s'en féliciter, la nation en masse subit une perte quelquefois considérable, sans parler de l'immoralité du procédé et du sang plus qu'inutilement répandu.

C'est bien pis encore quand, pour nous créer de prétendus débouchés, nous envoyons au dehors et l'homme qui doit acheter nos produits, et l'argent avec lequel il doit les payer. Nous ne mettons pas en doute que les fonctionnaires algériens, français ou arabes, à qui on expédie de Paris et aux dépens des contribuables, leurs traitements mensuels, n'en consacrent une faible partie à acheter des cotons et des vins de France. Il paraît que sur 130 millions que nous dépensons en Afrique, 60 millions reçoivent cette destination. L'économie politique pure enseigne que, si les choses devaient persévérer sur ce pied, voici quel serait le résultat:

Nous arrachons un Français à des occupations utiles; nous lui donnons 130 francs pour vivre. Sur ces 130 francs il nous en rend 60 en échange de produits qui valent exactement cette somme. Total de la perte: 70 francs en argent, 60 francs en produits, et tout ce que le travail de cet homme aurait pu créer en France pendant une année.

Donc, quelque opinion que l'on se fasse de l'utilité de notre conquête en Afrique (question qui n'est pas de notre ressort), il est certain que ce n'est pas par ces débouchés illusoires qu'on peut apprécier cette utilité, mais par la prospérité future de notre colonie[82].

Aussi, un autre général, M. de Trézel, ministre de la guerre, a-t-il cru devoir présenter, comme compensation à nos sacrifices, non les débouchés présents, mais les produits futurs de l'Algérie. Malheureusement, il nous est impossible de ne pas apercevoir une autre erreur économique dans l'arrière-plan du brillant tableau exhibé par M. le Ministre aux yeux de la Chambre.

Il s'est exprimé ainsi:

«Sa bonne fortune a donné l'Afrique au pays, et certainement nous ne laisserons pas échapper par légèreté, par paresse, ou par la crainte de dépenser de l'argent et des hommes même, un pays qui doit nous donner 200 lieues de côtes sur la Méditerranée, à trente-six heures de notre littoral, qui doit nous donner des productions pour lesquelles nous payons énormément d'argent aux pays voisins.

«Ainsi, sans compter les céréales qui autrefois, comme je l'ai déjà dit, ont nourri Rome, l'Afrique nous donne l'olivier qui est une production spéciale de ce pays. Elle nous donne l'huile pour laquelle nous payons 60 millions par année à l'étranger. Nous avons en Afrique le riz et la soie qui s'achètent encore hors de France, parce la France n'en produit pas. Nous avons le tabac. Calculez combien de millions nous payons pour ce produit à l'étranger. Il est certain qu'avant peu d'années, avant vingt-cinq ans peut-être, nous aurons tiré tous ces produits-là de l'Afrique, et nous pourrons considérer alors l'Afrique comme une de nos provinces.»

Ce qui domine dans ce passage, c'est l'idée que la France perd intégralement la valeur des objets qu'elle importe de l'étranger. Or, elle ne les importe que parce qu'elle trouve du profit à produire cette même valeur sous la forme des objets qu'elle donne en échange, exactement comme M. de Trézel utilise mieux son temps dans ses travaux administratifs que s'il le passait à coudre ses habits. C'est sur cette erreur qu'est fondé tout le régime restrictif.

D'un autre côté, on nous présente comme un gain national le blé, l'huile, la soie, le tabac que nous fournira, dans vingt-cinq ans, la terre d'Afrique.—Cela dépend de ce que ces choses coûteront, y compris, outre les frais de production, ceux de conquête et de défense. Il est évident que si, avec ces mêmes sommes, nous pouvions produire ces mêmes choses en France, ou, ce qui revient au même, de quoi les acheter à l'étranger, et réaliser encore une économie, ce serait une mauvaise spéculation que d'aller les produire en Barbarie. Ceci soit dit en dehors de tous les autres points de vue de l'immense question algérienne. Quelle que soit l'importance, et, si l'on veut, la supériorité des considérations tirées d'un ordre plus élevé, ce n'est pas une raison pour se tromper sous le rapport de l'économie politique pure.

53.—RECETTES PROTECTIONNISTES.

27 Décembre 1846.

Depuis que nous avons publié un rapport au Roi sur le grand parti qu'on pourrait tirer d'une paralysie générale des mains droites[83], comme moyen de favoriser le travail, il paraît que beaucoup de cervelles sont en quête de nouvelles recettes protectionnistes. Un de nos abonnés nous envoie, sur ce sujet, une lettre qu'il a l'intention d'adresser au conseil des ministres. Il nous semble qu'elle contient des vues dignes de fixer l'attention des hommes d'État. Nous nous empressons de la reproduire.

Messieurs les ministres,

Au moment où la protection douanière semble compromise, la nation reconnaissante voit avec confiance que vous vous occupez de la ressusciter sous une autre forme. C'est un vaste champ ouvert à l'imagination. Votre système de gaucherie a du bon; mais il ne me semble pas assez radical, et je prends la liberté de vous suggérer des moyens plus héroïques, toujours fondés sur cet axiome fondamental: l'intensité du travail, abstraction faite de ses résultats, c'est la richesse.

De quoi s'agit-il? de fournir à l'activité humaine de nouveaux aliments. C'est ce qui lui manque; et, pour cela, de faire le vide dans les moyens actuels de satisfaction,—de créer une grande demande de produits.

J'avais d'abord pensé qu'on pourrait fonder de grandes espérances sur l'incendie,—sans négliger la guerre et la peste.—Par un bon vent d'ouest mettre le feu aux quatre coins de Paris, ce serait certainement assurer à la population les deux grands bienfaits que le régime protecteur a en vue: travail et cherté—ou plutôt travail par cherté. Ne voyez-vous pas quel immense mouvement l'incendie de Paris donnerait à l'industrie nationale? En est-il une seule qui n'aurait de l'ouvrage pour vingt ans? Que de maisons à reconstruire, de meubles à refaire, d'outils, d'instruments, d'étoffes, de livres et de tableaux à remplacer! Je vois d'ici le travail gagner de proche en proche et s'accroître par lui-même comme une avalanche, car l'ouvrier occupé en occupera d'autres et ceux-ci d'autres encore. Ce n'est pas vous qui viendrez prendre ici la défense du consommateur, car vous savez trop bien que le producteur et le consommateur ne font qu'un. Qu'est-ce qui arrête la production? Évidemment les produits existants. Détruisez-les, et la production prendra une nouvelle vie. Qu'est-ce que nos richesses? ce sont nos besoins, puisque sans besoins point de richesses, sans maladies point de médecins, sans guerres point de soldats, sans procès point d'avocats et de juges. Si les vitres ne se cassaient jamais, les vitriers feraient triste mine; si les maisons ne s'écroulaient pas, si les meubles étaient indestructibles, que de métiers seraient en souffrance! Détruire, c'est se mettre dans la nécessité de rétablir. Multiplier les besoins, c'est multiplier la richesse. Répandez donc partout l'incendie, la famine, la guerre, la peste, le vice et l'ignorance, et vous verrez fleurir toutes les professions, car toutes auront un vaste champ d'activité. Ne dites-vous pas vous-mêmes que la rareté et la cherté du fer font la fortune des forges? N'empêchez-vous pas les Français d'acheter le fer à bon marché? Ne faites-vous pas en cela prédominer l'intérêt de la production sur celui de la consommation? Ne créez-vous pas, pour ainsi dire, la maladie afin de donner de la besogne au médecin? Soyez donc conséquents. Ou c'est l'intérêt du consommateur qui vous guide, et alors recevez le fer; ou c'est l'intérêt du producteur, et en ce cas, incendiez Paris. Ou vous croyez que la richesse consiste à avoir plus en travaillant moins, et alors laissez entrer le fer; ou vous pensez qu'elle consiste à avoir moins avec plus de travail, et en ce cas brûlez Paris; car de dire comme quelques-uns: Nous ne voulons pas de principes absolus,—c'est dire: Nous ne voulons ni la vérité, ni l'erreur, mais un mélange de l'une et de l'autre: erreur, quand cela nous convient, vérité quand cela nous arrange.

Cependant, Messieurs les Ministres, ce système de protection, quoique théoriquement en parfaite harmonie avec le régime prohibitif, pourrait bien être repoussé par l'opinion publique, qui n'a pas encore été suffisamment préparée et éclairée par l'expérience et les travaux du Moniteur industriel. Vous jugerez prudent d'en ajourner l'exécution à des temps meilleurs. Vous le savez, la production surabonde, il y a partout encombrement de marchandises, la faculté de consommer fait défaut à la faculté de produire, les débouchés sont trop restreints, etc., etc. Tout cela nous annonce que l'incendie sera bientôt regardé comme le remède efficace à tant de maux.

En attendant, j'ai inventé un autre mode de protection qui me semble avoir de grandes chances de succès.

Il consiste simplement à substituer un encouragement direct à un encouragement indirect.

Doublez tous les impôts; cela vous créera un excédant de recettes de 14 à 1,500 millions. Vous répartirez ensuite ce fonds de subvention entre toutes les branches de travail national pour les soutenir, les aider et les mettre en mesure de résister à la concurrence étrangère.

Voici comment les choses se passeront.

Je suppose que le fer français ne puisse se vendre qu'à 350 fr. la tonne.—Le fer belge se présente à 300 fr.—Vite vous prenez 55 fr. sur le fonds de subvention et les donnez à notre maître de forge.—Alors il livre son fer à 295 fr. Le fer belge est exclu, c'est ce que nous voulons. Le fer français reçoit son prix rémunérateur de 350 fr., c'est ce que nous voulons encore.

Le blé étranger a-t-il l'impertinence de s'offrir à 17 fr. quand le blé national exige 18 francs? Aussitôt vous donnez 1 franc 50 centimes à chaque hectolitre de notre blé qui se vend à 16 francs 50 centimes, et chasse ainsi son concurrent. Vous procéderez de même pour les draps, toiles, houilles, bestiaux, etc., etc. Ainsi le travail national sera protégé, la concurrence étrangère éloignée, le prix rémunérateur assuré, l'inondation prévenue, et tout ira pour le mieux.

«Eh! morbleu, c'est justement ce que nous faisons, me direz-vous. Entre votre projet et notre pratique, il n'y a pas un atome de différence. Même principe, même résultat. Le procédé seul est légèrement altéré. Les charges de la protection, que vous mettez sur les épaules du contribuable, nous les mettons sur celles du consommateur, ce qui, en définitive, est la même chose. Nous faisons passer directement la subvention du public au protégé. Vous, vous la faites arriver du public au protégé, par l'intermédiaire du Trésor, rouage inutile, en quoi seulement votre invention se distingue de la nôtre.»

Un moment, Messieurs les Ministres, je conviens que je ne propose rien de neuf. Mon système et le vôtre sont identiques. C'est toujours le travail de tous subventionnant le travail de chacun,—pure illusion,—ou de quelques-uns,—criante injustice.

Mais laissez-moi vous faire observer le beau côté de mon procédé. Votre protection indirecte ne protége efficacement qu'un petit nombre d'industries. Je vous offre le moyen de les protéger toutes. Chacune aura sa part à la curée. Agriculteurs, fabricants, négociants, avocats, médecins, fonctionnaires, auteurs, artistes, artisans, ouvriers, tous mettent leur obole à la tirelire de la protection; n'est-il pas bien juste que tous y puisent quelque chose?

Sans doute, cela serait juste, mais dans la pratique...—Je vous vois venir. Vous allez me dire: Comment doubler et tripler les impôts? comment arracher 150 millions à la poste, 300 millions au sel, un milliard à la contribution foncière?

—Rien de plus simple.—Et d'abord, par vos tarifs vous les arrachez bien réellement au public, et vous allez comprendre que mon procédé ne vous donnera aucun embarras, si ce n'est quelques écritures, car tout se passera sur le papier.

En effet, selon notre droit public, chacun concourt à l'impôt en proportion de sa fortune.

Selon l'équité, l'État doit à tous une égale protection.

Il résulte de là que mon système se réduira, pour M. le ministre des finances, à ouvrir à chaque citoyen un compte qui se composera invariablement de deux articles, ainsi qu'il suit:

Doit N. à la caisse des subventions 100 fr. pour sa part d'impôts.

Avoir N. par la caisse des subventions, 90 fr. pour sa part de protection.

—Mais, c'est comme si nous ne faisions rien du tout!

—C'est très-vrai. Et par la douane non plus vous ne feriez rien du tout, si vous pouviez la faire servir à protéger également tout le monde.

—Aussi ne l'appliquons-nous qu'à protéger quelques-uns.

—C'est ce que vous pouvez très-bien faire par mon procédé. Il suffit de désigner d'avance les classes qui seront exclues, quand on partagera les fonds de la tontine, pour que la part des autres soit plus grosse.

—Ce serait une horrible injustice.

—Vous la commettez bien maintenant.

—Du moins, nous ne nous en apercevons pas.

—Ni le public non plus. Voilà pourquoi elle se commet.

—Que faut-il donc faire?

—Protéger tout le monde, ou ne protéger personne.

Chargement de la publicité...