Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
The Project Gutenberg eBook of Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7
Title: Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7
Author: Frédéric Bastiat
Editor: Prosper Paillottet
Release date: August 19, 2014 [eBook #46628]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
FRÉDÉRIC BASTIAT
LA MÊME ÉDITION
EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8o
Prix des 7 volumes: 35 fr.
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
FRÉDÉRIC BASTIAT
MISES EN ORDRE
REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR
TOME SEPTIÈME
ESSAIS—ÉBAUCHES—CORRESPONDANCE
PARIS
GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES
Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux
Économistes,
du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire
universel
du Commerce et de la Navigation, etc.
14, RUE RICHELIEU
1864
AVERTISSEMENT
Au commencement du tome Ier, j'ai expliqué par quel motif je me décidais à réunir dans un volume final toutes les productions de Bastiat que l'édition présente ajoute à l'édition de 1855. Je vais dire maintenant comment je les ai classées dans ce tome VII, qui fait à lui seul toute la différence entre les deux éditions.
J'ai mis au premier rang les articles de journaux, en les rangeant suivant l'ordre chronologique, quand je n'avais pas de bonnes raisons pour m'en écarter un peu. Ces articles sont le fruit d'un travail rapide, mais définitif.
Ensuite viennent les ébauches, extraites des cahiers et des papiers de l'auteur. Ce n'est certes pas dans cet état qu'il eût consenti à les livrer au public; mais, puisqu'il n'est plus là pour les finir, je ne me fais pas scrupule de les donner telles qu'elles sont, et j'espère que peu de lecteurs m'en sauront mauvais gré. Aux ébauches, j'ai joint quelques lettres dont le sujet m'invitait à les y rattacher.
La correspondance termine le volume. Elle se compose de lettres dont les destinataires, à deux exceptions près, n'ont pas figuré, au tome Ier, parmi les correspondants de Bastiat. La série la plus longue et la plus intéressante m'a été communiquée par M. Domenger.
Quand on fera plus tard une édition nouvelle, il conviendra de classer les volumes autrement. Les tomes III, IV, V et VI de l'édition actuelle, qui contiennent les œuvres dont Bastiat lui-même a entendu faire des livres, devront, si l'on m'en croit, commencer la série et prendre les numéros I, II, III, IV; puis la matière des tomes I, II et VII, rapprochée, mise en ordre et formant trois volumes posthumes, achèvera la série, sous les numéros V, VI et VII.
MÉLANGES
1.—D'UNE PÉTITION EN FAVEUR DES RÉFUGIÉS POLONAIS[1].
On signe en ce moment à Bayonne une pétition à la Chambre des députés pour demander que la loi du 21 avril 1832, relative aux réfugiés, ne soit pas renouvelée à l'époque de son expiration.
Nous apprenons avec plaisir que des hommes de toutes les opinions se proposent d'apposer leur signature à cette pétition. En effet, il ne s'agit point ici de demander à la Chambre un acte qui satisfasse telle ou telle coterie; qui favorise la liberté aux dépens de l'ordre, ou l'ordre aux dépens de la liberté (si tant est que ces deux choses ne soient pas inséparables). Il s'agit de justice, d'humanité envers nos frères malheureux; il s'agit de ne pas jeter de l'absinthe et du fiel dans la coupe de la proscription, déjà si amère.
Pendant la guerre de la Pologne, on pouvait remarquer en France divergence d'opinions, de projets, relativement à cette guerre: les uns auraient voulu que la France vînt au secours des Polonais par les armes, les autres par l'argent, les autres par la diplomatie; d'autres enfin croyaient tous secours inutiles. Mais, s'il y avait des avis divers, il n'y avait qu'un vœu, qu'une sympathie, et elle était toute pour la Pologne.
Quand les restes de cette nation infortunée vinrent en France pour se soustraire à la haine des rois absolus, cette sympathie fut fidèle au courage malheureux.
Cependant, depuis deux ans, quel est le sort des Polonais en France? On en jugera par la lecture de la loi qui les a placés sous le pouvoir discrétionnaire du Ministère et dont voici le texte:
Art. 1er.—Le Gouvernement est autorisé à réunir dans une ou plusieurs villes qu'il désignera les étrangers réfugiés qui résident en France.
Art. 2.—Le Gouvernement pourra les astreindre à se rendre dans celle de ces villes qu'il aura indiquée; il pourra leur enjoindre de sortir du royaume, s'ils ne se rendent pas à cette destination ou s'il juge leur présence susceptible de troubler l'ordre et la tranquillité publique.
Art. 3.—La présente loi ne pourra être appliquée aux étrangers réfugiés qu'en vertu d'un ordre signé par un ministre.
Art. 4.—La présente loi ne sera en vigueur que pendant une année à compter du jour de sa promulgation.
Maintenant, nous demandons s'il ne serait pas indigne de la France de rendre une telle loi définitive ou, ce qui revient au même, de la proroger indéfiniment par des renouvellements successifs.
Le vœu le plus ardent que puisse former un proscrit, après celui de voir cesser son exil, est sans doute de se livrer à quelque travail, de se créer quelques ressources par l'industrie. Mais pour cela il faut pouvoir choisir le lieu de sa résidence; il faut que ceux qui pourraient se rendre utiles dans des maisons de commerce résident dans des villes commerciales, que ceux qui ont une aptitude pour quelque industrie manufacturière puissent s'approcher des pays de fabrique, que ceux qui ont quelques talents habitent les villes où les beaux-arts sont encouragés. Il faut encore qu'ils ne puissent pas en être expulsés du soir au lendemain, et que le glaive de l'arbitraire ne soit pas constamment suspendu sur leur tête.
La loi du 21 avril est calculée de manière à ce que les Polonais qui ne peuvent recevoir de chez eux ni secours ni nouvelles, dont les familles sont opprimées, traînées en Sibérie, dont les compatriotes sont errants et dispersés sur le globe, ne puissent cependant rien faire pour adoucir leur sort. Ce ne sont plus des réfugiés, ce sont de véritables prisonniers de guerre, agglomérés par centaines dans des bourgades qui ne leur offrent aucune ressource, empêchés même par l'incertitude où on les laisse d'adopter plusieurs mesures qui pourraient diminuer leurs dépenses. Nous les avons vus recevoir à 9 heures l'ordre de quitter une ville à midi, etc.
Ce système de persécution se fonde sur la nécessité de conserver l'ordre et la tranquillité publique en France. Mais tous ceux qui ont eu occasion de connaître les Polonais savent qu'ils ne sont pas des fauteurs de troubles et de désordres; qu'ils savent fort bien que les intérêts de la France doivent être débattus par des Français; enfin s'il s'en trouvait quelqu'un qui n'eût pas l'intelligence de sa position et de ses devoirs, les tribunaux sont là, et il n'est nullement nécessaire qu'un ministre placé à deux cents lieues juge et condamne sans entendre et sans voir, sans même s'assurer, ou du moins sans être obligé de s'assurer qu'il ne commet pas une erreur de nom ou de personnes.
Il résulte de là qu'il suffit qu'un Polonais ait un ennemi personnel bien en cour pour qu'il soit jeté hors du territoire sans jugement, sans enquête et sans les garanties qu'obtiendrait en France le dernier des malfaiteurs.
Et d'ailleurs, est-ce de bonne foi qu'on craint que la présence des Polonais trouble la tranquillité publique? Nous nions qu'ils veuillent troubler l'ordre; et s'ils avaient une telle prétention, nous serions disposés à croire que ce sont les mesures acerbes employées contre eux qui ont irrité et égaré leurs esprits. Mais notre Gouvernement est-il si peu solide qu'il ait à redouter la présence de quelques centaines de proscrits? Ne ferait-il pas sa propre satire en avançant qu'il ne peut répondre de l'ordre public si l'on ne l'arme pas envers eux de pouvoirs arbitraires?
Il est donc bien évident que la pétition, qui se signe en ce moment, n'est pas et ne doit pas être l'œuvre d'un parti; mais qu'elle doit être accueillie par tous les Bayonnais, sans distinction d'opinion politique, pourvu qu'ils aient dans l'âme quelque étincelle d'humanité et de justice.
2.—D'UN NOUVEAU COLLÉGE À FONDER À BAYONNE[2].
Il a été question au conseil municipal de doter Bayonne d'un collége. Mais que voulez-vous? on ne saurait tout faire à la fois; il fallait courir au plus pressé, et la ville s'est ruinée pour se donner un théâtre: le plaisir d'abord; l'instruction attendra. D'ailleurs, le théâtre, n'est-ce point aussi une école, et une école de mœurs encore? Demandez au vaudeville et au mélodrame.
Cependant, en matière de fiscalité, Bayonne se tient à la hauteur de la civilisation, et l'on peut espérer que la question financière ne l'arrêtera pas. Dans cette confiance je demande la permission de lui soumettre quelques idées sur l'instruction publique.
À la première nouvelle du projet municipal, je me suis demandé si un collége qui donnerait l'instruction scientifique et industrielle n'aurait pas quelques chances de succès. Il ne manque pas d'établissements autour de Bayonne qui enseignent, ou pour parler plus exactement, qui font semblant d'enseigner le grec, le latin, la rhétorique, voire même la philosophie. Larresole, Orthez, Oléron, Dax, Mont-de-Marsan, Saint-Sever, Aire, distribuent l'éducation classique. Là, la jeune génération qui doit nous succéder au comptoir et à l'atelier, au champ et à la vigne, au bivouac et au tillac, se prépare à remplir sa rude tâche en se morfondant sur la déclinaison et la conjugaison des langues qu'on parlait il y a quelque deux ou trois mille ans. Là, nos fils, en attendant qu'ils aient des machines à diriger, des ponts à construire, des landes à défricher, des vaisseaux à livrer aux quatre vents du ciel, une comptabilité sévère à tenir, apprennent à scander gentiment sur le bout de leurs doigts... Tītyrĕ, tū pătŭ læ rĕcŭ, etc.—Soyons justes toutefois, avant de les lancer dans le monde, et vers les approches de leur majorité, on leur donnera une idée vague de la numération, peut-être même quelques aperçus d'histoire naturelle sous forme de commentaires de Phèdre et d'Ésope, le tout, bien entendu, pourvu qu'ils ne perdent pas un iota du Lexicon et du Gradus ad Parnassum.
Supposons que, par une singularité inouïe, Bayonne prît justement le contre-pied de cette méthode, qu'il fît de la science, de la connaissance de ce qui est, de l'étude des causes et des effets, le principal, la base, et, de la lecture des poëtes anciens, l'accessoire, l'ornement de l'éducation, ne pensez-vous pas que cette idée, toute bouffonne qu'elle paraît premier coup d'œil, pourrait sourire à beaucoup de pères de famille?
Car enfin de quoi s'agit-il? de composer ce bagage intellectuel qui nourrira ces enfants dans le rude voyage de la vie. Quelques-uns sont appelés à défendre, à éclairer, à moraliser, à représenter, à administrer le peuple, à développer, à perfectionner nos institutions et nos lois, le plus grand nombre, de beaucoup, devra chercher dans le travail et l'industrie les moyens de vivre et de faire vivre femme et enfants.
Et, dites-moi, est-ce dans Horace et dans Ovide qu'ils apprendront ces choses? Pour être un bon agriculteur, faut-il passer dix ans à apprendre à lire les Georgiques? Pour mériter les épaulettes, est-il nécessaire d'user sa jeunesse à déchiffrer Xénophon? Pour devenir homme d'État, pour s'imprégner des mœurs, des idées et des nécessités de notre époque, faut-il se plonger pendant vingt ans dans la vie romaine, se faire les contemporains des Lucullus et des Messaline, respirer le même air que les Brutus et les Gracques?
Non-seulement ce long séjour de l'enfance dans le passé ne l'initie pas au présent, mais il l'en dégoûte; il fausse son jugement, il ne prépare qu'une génération de rhéteurs, de factieux et d'oisifs.
Car qu'y a-t-il de commun entre la Rome antique et la France moderne? Les Romains vivaient de rapine, et nous vivons d'industrie; ils méprisaient et nous honorons le travail; ils laissaient aux esclaves la tâche de produire, et c'est justement la tâche dont nous sommes chargés; ils étaient organisés pour la guerre et nous pour la paix, eux pour la spoliation et nous pour le commerce; ils aspiraient à la domination, et nous tendons à la fusion des peuples.
Et comment voulez-vous que ces jeunes hommes échappés de Sparte et de Rome ne troublent pas notre siècle de leurs idées, que, comme Platon, ils ne rêvent pas de chimériques républiques; que, comme les Gracques, ils n'aient pas le regard fixé sur le mont Aventin? que comme Brutus, ils ne méditent pas la gloire sanglante d'un sublime dévouement.
Je concevrais l'éducation littéraire si nous étions, comme les Athéniens, un peuple d'oisifs. Disserter à perte de vue sur la métaphysique, l'éloquence, la mythologie, les beaux-arts, la poésie, c'est, je crois, le meilleur usage que puisse faire de ses loisirs un peuple de patriciens qui se meut au-dessus d'une multitude d'esclaves.
Mais, à qui doit créer lui-même le nutritum, le vestitum et le tectum, que servent les subtilités de l'école et les rêvasseries des sept sages de la Grèce? Si Charles doit être laboureur, il faut qu'il apprenne ce que sont en réalité l'eau, la terre et les plantes, et non ce qu'en ont dit Thalès et Épicure. Il lui faut la physique des faits et non la physique des poëtes, la science et non l'érudition. Notre siècle est comme Chrysale:
Il vit de bonne soupe, et non de beau langage.
J'entends d'ici Belise se récrier: Se peut-il rencontrer un homme aussi prosaïque, aussi vulgaire,
Un esprit composé d'atomes si bourgeois?
Et n'est-il pas triste de voir, pour parler le jargon du jour (qui ressemble assez à celui de Belise), le Fait étouffer l'Idée?
Je répondrai que l'Idée de l'âge héroïque, idée de domination, de rapine et d'esclavage, n'est ni plus grande ni même plus poétique que l'Idée de l'âge industriel, idée de travail, d'égalité et d'unité, et j'ai pour moi l'autorité de deux grands poëtes, Byron et Lamartine.
Quoi qu'il en soit, si l'homme ne vit pas seulement de pain, il vit encore moins d'ambroisie, et j'oserais dire (en priant d'excuser le jeu de mots) que dans notre système d'éducation, c'est l'idée, l'idée fausse, qui étouffe le fait. C'est elle qui pervertit notre jeunesse, qui lui ferme les avenues de la fortune, qui la pousse vers la carrière des places, ou vers une désespérante oisiveté.
Et dis-moi, ma ville natale, toi que des lois vicieuses (filles aussi d'une instruction erronée) ont dépouillée de ton commerce, toi qui explores de nouvelles routes, qui files la laine et le lin, qui coules le fer, qui arraches le Kaolin à tes entrailles et ne sais pas t'en servir, toi qui crées des navires, qui as ta ferme-modèle, toi enfin qui cherches la force dans un peu d'eau chauffée et la lumière dans un filet d'air,—s'il te faut des bras pour accomplir tes entreprises et des intelligences pour les diriger, n'es-tu pas forcée d'appeler à ton aide des enfants du Nord, pendant que tes fils, si pleins de courage et de sagacité, battent le pavé de tes rues faute d'avoir appris ce qu'aujourd'hui il est indispensable de savoir?
Mais admettons que l'instruction classique soit réellement la plus utile. On conviendra du moins que c'est à la condition de mettre l'acheteur en possession de la marchandise qu'elle débite. Or ces langues mortes si généralement enseignées sont-elles généralement sues? Vous qui me lisez, et qui étiez peut-être le lauréat de votre classe, vous arrive-t-il souvent de vous promener, aux bords de la Nive et de l'Adour, un Perse ou un Sophocle à la main? Hélas! dans notre âge mûr, à peine nous reste-t-il de tant d'études de quoi dénicher le sens d'une simple épigraphe. Je me souviens que, dans une société nombreuse, une dame s'avisa de demander ce que signifiait cette fameuse devise de Louis XIV: Nec pluribus impar. On fit la construction, puis le mot à mot, on disserta sur la force des deux négations, chacun fit sa version.... il n'y en eut pas deux de semblables.
Voilà donc pour quel résultat vous fatiguez l'enfance, vous la saturez de syntaxe dix heures par jour et sept années durant!—Vous l'étouffez sous la déclinaison et la conjugaison, vous l'affadissez, vous l'hébétez, vous lui donnez des nausées, et puis vous dites: Mon fils est charmant, il est plein d'intelligence, il comprend, il devine à demi-mot, mais il est léger, paresseux, il ne veut pas se captiver... Pauvre petit être! que n'est-il assez sage pour répondre: Voyez, la nature m'a donné le goût et le besoin de la diversion; elle m'a fait curieux et questionneur pour que j'apprenne toutes choses, et que deviennent en vos mains ces précieuses dispositions? Vous enchaînez tous mes moments à une seule étude, à une étude ingrate et aride, qui ne m'explique rien, qui ne m'apprend rien, ni la cause de ce soleil qui tourne, de cette pluie qui tombe, de cette eau qui coule, de ce grain qui germe; ni quelle force soutient le navire sur l'eau ou l'oiseau dans l'air; ni d'où vient le pain qui me nourrit et l'habit qui me couvre. Aucun fait n'entre dans ma tête; des mots, toujours des mots, heure après heure, jour après jour, et toujours et sans fin, d'un bout de ma jeunesse à l'autre. Vouloir que ma noble volonté se concentre tout entière sur ces tristes formules, vouloir que je ne regarde ni le papillon qui voltige, ni l'herbe qui verdit, ni le vaisseau qui marche sans rame et sans voile, vouloir que mes jeunes instincts ne cherchent pas à pénétrer ces phénomènes, aliment de mes sensations, substance de ma pensée, c'est exiger plus que je ne puis. Ô mon père, si vous en faisiez vous-même l'expérience, si vous vous imposiez seulement pendant un mois cette chemise de force, vous jugeriez qu'elle ne peut convenir aux remuantes allures de l'enfance.
Donc si Bayonne instituait un collége où le latin occupât une heure par jour, ainsi que doit faire un utile accessoire, où le reste du temps fût consacré aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à l'histoire, aux langues vivantes, etc., je crois que Bayonne répondrait à un besoin social bien senti et que l'administration actuelle mériterait les bénédictions de la génération qui nous presse.
3.—RÉFLEXIONS SUR LA QUESTION DES DUELS.
(Compte rendu)[3].
La centralisation littéraire est portée de nos jours à un tel point en France, et la province y est si bien façonnée, qu'elle dédaigne d'avance tout ce qui ne s'imprime pas à Paris. Il semble que le talent, l'esprit, le bon sens, l'érudition, le génie ne puissent exister hors de l'enceinte de notre capitale. Aurait-on donc découvert depuis peu que le calme silencieux de nos retraites soit essentiellement nuisible à la méditation et aux travaux de l'intelligence?
L'écrit que nous annonçons est à nos yeux une protestation éloquente contre cet aveugle préjugé. À son début, l'auteur, jeune homme ignoré et qui peut-être s'ignore lui-même, s'attaque à une de nos plus brillantes illustrations littéraires et politiques; et cependant quiconque comparera avec impartialité le réquisitoire fameux de M. Dupin sur le duel, et les réflexions de M. Coudroy, trouvera, nous osons le dire, que sous le rapport de la saine philosophie, de la haute raison et de la chaleureuse éloquence, ce n'est point M. le procureur général qui est sorti victorieux de la lutte.
M. Coudroy examine d'abord le duel dans ses rapports avec la législation existante, et il nous semble qu'à cet égard sa réfutation de la doctrine de M. Dupin ne laisse rien à désirer. En appliquant au suicide l'argumentation par laquelle M. le procureur général a fait rentrer le duel sous l'empire de notre loi pénale, il montre d'une manière sensible que c'est une interprétation forcée, aussi antipathique au bon sens qu'à la conscience publique, qui a entraîné la Cour à assimiler le duel au meurtre volontaire et prémédité.
M. Coudroy recherche ensuite si cet arrêt ne porte point atteinte à notre constitution. Il nous semble difficile de n'être point frappé de la justesse de cet aperçu. Notre constitution, en effet, reconnaît que c'est l'opinion, par l'organe du pouvoir législatif et spécialement de la chambre élective, qui classe les actions dans la catégorie des crimes, délits et contraventions. Nul ne peut être puni pour un fait que ce pouvoir n'a pas soumis à une peine. Mais, si au lieu d'attendre que la peine s'étende à l'action, le pouvoir judiciaire peut faire plier l'action à la peine, en déclarant que cette action, jusque-là réputée innocente, n'est qu'une espèce comprise dans un genre déterminé par la loi, je ne vois pas comment on pourrait empêcher le magistrat de se substituer au législateur, et le fonctionnaire choisi par le pouvoir au mandataire élu par le peuple.
Après ces considérations, l'auteur aborde la question morale et philosophique; et ici, il faut le dire, il comble l'immense lacune qui se laisse apercevoir dans le réquisitoire de M. Dupin. Dans son culte superstitieux pour la loi, tous les efforts de ce magistrat se bornent à prouver qu'elle entend assimiler le duel à l'assassinat. Mais quels sont les effets du duel sur la société; quels sont les maux qu'il prévient et qu'il réprime; quel autre remède à ces maux pourrait-on lui substituer; quels changements faudrait-il introduire dans notre législation pour créer à l'honneur la sauvegarde des lois, à défaut de celle du courage; comment arriverait-on à donner aux décisions juridiques la sanction de l'opinion, et à empêcher que l'octroi de dommages-intérêts ne fût pour l'offensé une seconde flétrissure; quels résultats produirait l'affaiblissement de la sensibilité de tous les citoyens à l'honneur et à l'opinion de leurs semblables? Ce sont autant de graves questions dont M. Dupin ne paraît point s'être mis en peine, et qui ont été traitées par notre compatriote avec une remarquable supériorité.
Parmi les considérations qui nous ont le plus frappé dans cette substantielle discussion, nous citerons le passage dans lequel l'auteur expose la raison de l'inefficacité des peines pour réprimer les atteintes à l'honneur. Dans les crimes et délits ordinaires, les tribunaux ne font que constater et punir des actions basses dont l'opinion flétrit la source impure; la sanction judiciaire et la sanction populaire sont d'accord. Mais, en matière d'honneur, ces deux sanctions marchent en sens opposé; et si le tribunal prononce une peine afflictive contre l'offenseur, l'opinion inflige, avec plus de rigueur encore, une peine infamante à l'offensé qui a recours à la force publique pour se faire respecter. Ces jugements de l'opinion sont si unanimes, qu'ils sont dans le cœur du magistrat lui-même, alors que sa bouche est forcée d'en prononcer de tout contraires. On sait l'histoire de ce juge, devant qui un officier se plaignait d'un soufflet reçu: «Comment, Monsieur! s'écriait-il avec indignation, vous avez reçu un soufflet, et vous venez... mais vous faites bien, vous obéissez aux lois.»
Nous signalerons encore cette belle réfutation d'un passage de Barbeyrac cité par M. Dupin, où l'auteur nous montre comment le cercle de la pénalité humaine s'étend en raison des progrès de la civilisation, sans qu'il puisse néanmoins franchir d'une manière permanente cette limite au delà de laquelle les inconvénients de la répression dépasseraient ceux du délit. La loi elle-même a reconnu cette limite, lorsque, par exemple, elle a défendu la recherche de la paternité. Elle n'a pas prétendu qu'en dehors de sa sphère d'activité il n'y eût des actions condamnées par la religion et la morale, dont cependant elle a cru devoir s'interdire la connaissance. C'est dans cette classe qu'il faut ranger les atteintes à l'honneur.
Mais il nous est impossible de suivre l'auteur dans la carrière qu'il a parcourue; analyser une argumentation aussi nerveuse, ce serait en détruire la force et l'enchaînement. Nous renvoyons donc à la brochure elle-même, en prévenant toutefois qu'elle exige d'être lue, comme elle a été écrite, avec conscience et réflexion. C'est la matière d'un gros livre réduite à quelques pages. Elle diffère en cela de la plupart des écrits publiés de nos jours, que dans ceux-ci le nombre des feuilles semble s'accumuler en raison du vide des idées. M. Coudroy, au contraire, est prodigue de féconds aperçus et sobre de développements. Son écrit vaut mieux par les pensées qu'il suggère que par celles qu'il exprime. C'est le cachet du vrai mérite.
Peut-être même pourrait-on reprocher à l'auteur de s'être trop restreint. On sent en le lisant qu'il y a eu lutte constante entre ses idées, qui voulaient se faire jour, et sa volonté déterminée à ne les montrer qu'à demi. Mais tout le monde ne peut pas, comme Cuvier, reconstruire l'animal tout entier à la vue d'un fragment. Nous vivons dans un siècle où l'auteur doit dire, au lecteur tout ce qu'il pense.—Un homme d'esprit écrivait: «Excusez la longueur de ma lettre; je n'ai pas le temps d'être plus court.» La plupart des lecteurs ne pourraient-ils pas dire aussi: «Votre livre est trop court; je n'ai pas le temps de le lire?»
4.—LIBERTÉ DU COMMERCE[4].
Dans la séance du 29 février dernier, M. Guizot a dit: «On parle sans cesse de la faiblesse du Gouvernement du Roi vis-à-vis de l'Angleterre. Je ne peux pas laisser passer cette calomnie.
«En Espagne, personne ne peut dire que nous ayons concouru à maintenir ce que l'Angleterre maintenait, à renverser ce qu'elle renversait.
«On a parlé d'un traité de commerce qui serait imposé par l'Angleterre; a-t-il été conclu?
«N'avons-nous pas rendu ces ordonnances qui ont changé les rapports commerciaux de l'Angleterre et de la France sur les questions des fils et tissus de lin?
«M. le Président du Conseil n'a-t-il pas fait rendre sur les tarifs d'Algérie une ordonnance qui a blessé, sur plus d'un point, des intérêts anglais respectables?»
De tout quoi il résulte que si le pouvoir n'est pas sous le joug de l'Angleterre, à coup sûr il est sous le joug du Monopole.
Quoi! le public n'ouvrira-t-il pas enfin les yeux sur cette honteuse mystification dont il est dupe?
Il y a quelques années, on aurait pu croire que le Régime Prohibitif n'avait que quelques années d'existence.
Le système de la Protection, ruiné en théorie, ne se glissa dans la législation que comme mesure transitoire. Le ministre qui lui donna le plus d'extension, M. de Saint-Cricq, ne cessait d'avertir que ces taxes mutuelles, que les travailleurs se payent les uns aux autres, sont injustes au fond; qu'elles ne sont justifiables que comme moyen momentané d'encourager certaines industries naissantes; et il est certain que le Privilége lui-même ne réclamait pas alors la Protection comme un droit, mais comme une faveur de nature essentiellement temporaire.
Les faits qui s'accomplissaient en Europe étaient de nature à accroître les espérances des amis de la liberté.
La Suisse avait ouvert ses frontières aux produits de toutes provenances, et elle s'en trouvait bien.
La Sardaigne était entrée dans cette voie et n'avait pas à s'en repentir.
L'Allemagne avait substitué à une multitude de barrières intérieures une seule ceinture de douanes fondée sur un tarif modéré.
En Angleterre, le plus vigoureux effort qu'aient jamais tenté les classes moyennes était sur le point de renverser un système de restrictions qui, dans ce pays, n'est qu'une transformation de la puissance féodale.
L'Espagne même semblait comprendre que ses quinze provinces agricoles étaient injustement sacrifiées à une province manufacturière.
Enfin la France se préparait à entrer dans le régime de la liberté par la transition des traités de commerce et de l'union douanière avec la Belgique.
Ainsi le travail humain allait être affranchi. Sur quelque point du globe que le sort les eût fait naître, les hommes allaient reconquérir le droit naturel d'échanger entre eux le fruit de leurs sueurs, et nous touchions au moment de voir se réaliser la sainte alliance des peuples.
Comment la France s'est-elle laissé détourner de cette voie? comment est-il arrivé que ses enfants, qui s'enorgueillissaient d'être les premiers de la civilisation, saisis tout à coup d'idées Napoléoniennes, aient embrassé la cause de l'isolement, de l'antagonisme des nations, de la spoliation des citoyens les uns par les autres, de la restriction au droit de propriété, en un mot de tout ce qu'il y a de barbarie au fond du Régime prohibitif?
Pour chercher l'explication de ce triste phénomène, il faut que nous nous écartions un moment en apparence de notre sujet.
Si, au sein d'un conseil général, un membre parvenait à créer une majorité contre l'administration, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que le Préfet fût destitué, et moins encore que le chef de l'opposition fût nommé Préfet à sa place. Aussi, bien que les conseillers généraux soient pétris du même limon que les députés, leur ambition ne trouve pas à se satisfaire par les manœuvres d'une opposition systématique, ce qui explique pourquoi on ne les voit pas se produire dans ces assemblées.
Il n'en est pas ainsi à la Chambre. C'est une maxime de notre droit public que si un Député est assez habile pour opposer une majorité au Ministère, il devient lui-même Ministre ipso facto, et livre l'administration en proie à ceux de ses collègues qui se sont associés à son entreprise.
Les conséquences de cette organisation sautent aux yeux. La Chambre n'est plus une assemblée de Gouvernés, qui viennent prendre connaissance des mesures projetées par les Gouvernants, pour admettre, modifier, ou rejeter ces mesures, selon l'intérêt public qu'ils représentent; c'est une arène où l'on se dispute le Pouvoir qui est mis au concours et dépend d'un scrutin.
Donc, pour renverser le Ministère, il suffit de lui enlever la majorité; pour lui enlever la majorité, il faut le déconsidérer, le dépopulariser, l'avilir. La Loi elle-même, combinée avec l'irrémédiable faiblesse du cœur humain, a arrangé les choses ainsi. M. Guizot aura beau s'écrier: «N'apprendrons-nous jamais à nous attaquer, à nous combattre, à nous renverser, sans nous imputer des motifs honteux!» j'avoue que ces plaintes me semblent puériles.—Vous admettez que vos adversaires aspirent à vous remplacer, et vous avez la bonhomie de leur conseiller de négliger les moyens de réussir!—À cet égard, M. Guizot, chef d'opposition, fera contre M. Thiers, Ministre, ce que M. Guizot, Ministre, reproche à M. Thiers, chef d'opposition.
Nous devons donc admettre que notre mécanisme représentatif est organisé de telle sorte que, l'opposition et toutes les oppositions réunies n'ont et ne peuvent avoir qu'un seul but: Avilir le ministère, quel qu'il soit, pour le renverser et le remplacer.
Or le plus sûr moyen, en France, d'avilir le Pouvoir, c'est de le représenter comme traître, comme lâche, comme dévoué à l'étranger, comme oublieux de l'honneur national. Ce fut, contre M. Molé, la tactique de M. Guizot coalisé avec les légitimistes et les Républicains; c'est, contre M. Guizot, la tactique de M. Thiers, coalisé avec les Républicains et les légitimistes. L'un se servait d'Ancône comme l'autre se sert de Taïti.
Mais les oppositions ne se bornent pas à agir au sein des Chambres. Elles ont encore besoin d'entraîner à leurs vues l'opinion publique et le corps électoral. Les journaux de toutes les oppositions sont donc forcément amenés à travailler de concert, à exalter, à irriter, à égarer le sentiment national, à représenter la Patrie comme descendue, par l'œuvre du Ministère, au dernier degré d'avilissement et d'opprobre, et il faut avouer que notre susceptibilité nationale, les souvenirs de l'Empire, et l'Éducation toute Romaine qui a prévalu parmi nous, donnent à cette tactique parlementaire de grandes chances de succès.
Cet état de choses étant donné, il est aisé de prévoir tout le parti qu'ont dû en tirer les Industries Privilégiées.
Au moment où le Monopole allait être renversé et la libre communication des peuples graduellement fondée, que pouvait faire le Privilége? Perdre son temps à ériger le système de la Protection en corps de doctrine et opposer la théorie de la Restriction à la théorie du libre échange? C'eût été une vaine entreprise; sur le terrain d'une libre et loyale discussion l'Erreur a peu de chances contre la Vérité.
Non, le Privilége a mieux vu ce qui pouvait prolonger son existence; il a compris qu'il continuerait à puiser paisiblement dans les poches du public tant qu'une irritation factice préviendrait le rapprochement et la fusion des peuples. Dès lors, il a porté ses forces, son influence, ses richesses, son activité du côté des haines nationales; il a, lui aussi, pris le masque du patriotisme; il a soudoyé les journaux qui n'étaient pas encore enrôlés sous la bannière d'un faux honneur national; et l'on peut dire que cette monstrueuse alliance a arrêté la marche de la civilisation.
Au milieu de ces étranges circonstances, la Presse Départementale, la Presse Méridionale surtout, eût pu rendre de grands services. Mais, soit qu'elle n'ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, soit qu'elle ait cédé à la crainte de paraître faiblir devant l'étranger, toujours est-il qu'elle a niaisement uni sa voix à celle des journaux stipendiés par le Privilége, et aujourd'hui il peut se croiser les bras, en nous voyant, nous, hommes du Midi, nous hommes spoliés et exploités, faire son œuvre, comme il eût pu la faire lui-même et consacrer toutes les ressources de notre intelligence, toute l'énergie de nos sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu'il nous inflige.
Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations dont on l'accable, le Gouvernement n'avait qu'une chose à faire, et il l'a faite: il nous a sacrifiés.
Les paroles de M. Guizot, que j'ai citées en commençant, n'équivalent-elles pas en effet à ceci:
«Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise, mais voyez mes actes.
«Il était juste de rendre aux Français le droit d'échanger, confisqué par quelques privilégiés. Je voulais rentrer dans cette voie par des traités de commerce; mais on a crié: à la trahison! et j'ai rompu les négociations.
«Je pensais que s'il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de lin, mieux vaut en obtenir plus que moins, pour un prix donné; mais on a crié: à la trahison! et j'ai créé les droits différentiels.
«Il était de l'intérêt de notre jeune colonie africaine d'être pourvue de toutes choses à bas prix, pour croître et prospérer. Mais on a crié: à la trahison! et j'ai livré l'Algérie au Monopole.
«L'Espagne aspirait à secouer le joug d'une province. C'était son intérêt; c'était le nôtre; mais c'était aussi celui des Anglais; on a crié: à la trahison! et pour étouffer ce cri importun, j'ai maintenu ce que l'Angleterre voulait renverser: l'exploitation de l'Espagne par la Catalogne.»
Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis, c'est la haine de l'étranger. À gauche et à droite on s'en sert pour battre en brèche le Ministère; au centre, on fait plus, on la traduit en actes pour faire preuve d'indépendance, et le Monopole s'empare de cette disposition des esprits pour se perpétuer en soufflant la discorde.
Où tout cela nous conduira-t-il? Je l'ignore, mais je crois que ce jeu des partis recèle des dangers; et je m'explique pourquoi, en pleine paix, la France entretient quatre cent mille hommes sous les armes, augmente sa marine militaire, fortifie sa capitale, et paye un milliard et demi d'impôts.
5.—D'AUTRES QUESTIONS SOUMISES AUX CONSEILS GÉNÉRAUX DE L'AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE[5].
Je me suis laissé entraîner par le premier sujet qui est tombé sous ma plume, et il me reste peu d'espace à donner aux autres questions posées par. M. le Ministre. Je ne terminerai pas cependant sans en dire quelques mots.
Certes, je m'attends à ce que le développement illimité qu'on paraît vouloir donner à la Douane soit rétorqué contre l'École Économiste. «Vous repoussez la mesure, dira-t-on, parce qu'elle accroît d'une manière exorbitante l'intervention du Pouvoir dans l'Industrie, et c'est précisément pour cela que nous l'appuyons. Ne fût-elle pas très-bonne en elle-même, elle a au moins cette heureuse tendance d'agrandir le rôle de l'État, et vous savez bien que le Progrès, suivant la mode du jour, n'est autre chose que l'absorption successive de toutes les activités individuelles dans la grande activité collective ou gouvernementale.»
Je sais en effet que telle est la tendance irréfléchie de l'époque. Je sais qu'il faut observer pour comprendre l'organisation naturelle de la société et qu'il est plus court d'imaginer des organisations artificielles. Je sais qu'il n'est plus un jeune Rhétoricien, échappé aux étreintes de Salluste et de Tite-Live, qui n'ait inventé son ordre social, qui ne se croie de la force de Minos et de Lycurgue, et je comprends que, pour obliger les hommes à porter docilement le joug de la félicité publique, il faut bien qu'ils commencent par les dépouiller de toute liberté et de toute volonté. Une fois l'État maître de tout, il ne s'agira plus que de se rendre maître de l'État. Ce sera l'objet d'une lutte entre MM. les fourriéristes, communistes, saint-simoniens, humanitaires et fraternitaires. Quelle secte demeurera maîtresse du terrain? Je l'ignore; mais, n'importe laquelle, ce qu'il y a de sûr, c'est que nous lui devrons une organisation d'où la liberté sera soigneusement exclue, car toutes, malgré les abîmes qui les séparent, ont au moins en commun cette devise empruntée à notre grand chansonnier:
Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté!
À bas la liberté!
À force de bruit, ces écoles sont enfin parvenues à pousser leurs idées jusque dans les hautes régions administratives, comme le prouvent quelques-unes des questions adressées aux conseils par M. le Ministre du commerce.
«L'insuffisance du crédit agricole, dit la circulaire, et l'absence d'institutions propres à en favoriser le développement méritent également toute l'attention des conseils comme elles excitent la sollicitude du Gouvernement.»
Proclamer l'insuffisance du crédit agricole, c'est avouer que les capitalistes ne recherchent pas cet emploi de leurs fonds; et comme, en matière de placements, leur sagacité n'est pas douteuse, c'est de plus avouer que le prêt ne rencontre pas dans l'agriculture les avantages qu'il trouve ailleurs. Donc, de l'insuffisance du crédit agricole, ce à quoi il faut conclure ce n'est pas l'absence d'institutions propres à le favoriser, mais bien la présence d'institutions propres à le contrarier. Cela séduit moins les imaginations vives. Il est si doux d'inventer! Le rôle d'Organisateur, de Père des nations a tant de charmes! surtout quand il vous ouvre la chance de disposer un jour des capitaux et des capitalistes! Mais que l'on y regarde de près; on trouvera peut-être qu'il y a, en fait de crédit agricole, plus d'obstacles artificiels à détruire que d'institutions gouvernementales à fonder.
Car que le développement en ait été, sous beaucoup de rapports, législativement arrêté, c'est ce qu'on ne peut pas mettre en doute.—C'est d'abord l'impôt qui, par son exagération, empêche les capitaux de se former dans nos campagnes.—C'est ensuite le crédit public qui, après avoir attiré à lui les capitaux par l'appât de nombreux et injustes priviléges, les dissipe bien souvent aux antipodes ou par de là l'Atlas, sans qu'il en revienne autre chose au public qu'une rente perpétuelle à payer.—Il y a de plus les lois sur l'usure qui, agissant contre leur but intentionnel, font obstacle à l'égale diffusion et au nivellement de l'intérêt.—Il y a encore le régime hypothécaire imparfait, procédurier et dispendieux.—Il y a enfin le Système protecteur qui, on peut le dire sans exagération, a jeté la France hors de ses voies et substitué à sa vie naturelle une vie factice, précaire, qui ne se soutient que par le galvanisme des tarifs.
Ce dernier sujet est très-vaste. Je ne puis le traiter ici; mais on me pardonnera quelques courtes observations.
Les classes agricoles ne sont certainement pas les moins âpres et les moins exigeantes en fait de protection. Comment ne s'aperçoivent-elles pas que c'est la Protection qui les ruine?
Si les capitaux, en France, eussent été abandonnés à leur tendance propre, les verrait-on se livrer, comme ils font, à l'imitation britannique? Suffit-il que les capitaux anglais trouvent un emploi naturel dans des mines inépuisables, pour que les nôtres aillent s'engouffrer dans des mines dérisoires? Parce que les Anglais exploitent avantageusement le fer et le feu dont les éléments abondent dans leur île, est-ce une raison pour que nous persistions à avoir chez nous, bon gré malgré, du fer et du feu, en négligeant la terre, l'eau et le soleil, qui sont les dons que la nature avait mis à notre portée? Ce n'est pas leur gravitation qui pousse ainsi nos capitaux hors de leur voie, c'est l'action des tarifs; car l'anglomanie peut bien envahir les esprits, mais non les capitaux. Pour les engager et les retenir dans cette carrière de stériles et ineptes singeries, où une perte évidente les attendait, il a fallu que la Loi, sous le nom de Tarifs, imposât au public des taxes suffisantes pour transformer ces pertes en bénéfices.—Sans cette funeste intervention de la Loi, il ne faudrait pas aujourd'hui demander à des institutions artificielles un crédit agricole qu'ont détruit d'autres institutions artificielles. La France serait la première nation agricole du monde. Pendant que les capitaux anglais auraient été chercher pour nous de la houille et du fer dans les entrailles de la terre, pendant que pour nous, ils auraient fait tourner des rouages et fumeries obélisques du Lancastre, les nôtres auraient distribué sur notre sol privilégié les eaux de nos magnifiques rivières. L'Océan n'engloutirait pas les richesses incalculables qui s'écoulent dans le lit de nos fleuves sans laisser à nos champs desséchés la moindre trace de leur passage. Le vigneron ne maudirait pas le soleil qui prépare sur nos coteaux une ruineuse abondance. Nous aurions moins de broches et de navettes en mouvement, mais plus de gras troupeaux sur de plus riches pâturages; moins de prolétaires dans les faubourgs de nos villes, mais plus de robustes laboureurs dans nos campagnes. L'agriculture n'aurait pas à déplorer non-seulement que les capitaux lui soient soustraits pour recevoir, de par les tarifs, une autre destination, mais encore qu'ils ne puissent couvrir les pertes qu'ils subissent dans ces carrières privilégiées qu'au moyen d'une cherté factice qui lui est, toujours de par les tarifs, imposée à elle-même. Encore une fois, nous aurions laissé à nos frères d'outre-Manche le fer et le feu, puisque la nature l'a voulu ainsi, et gardé pour nous la terre, l'eau et le soleil, puisque la Providence nous en a gratifiés. Au lieu de nous exténuer dans une lutte insensée, ridicule même, dont l'issue doit nécessairement tourner à notre confusion, puisque l'invincible nature des choses est contre nous, nous adhérerions à l'heure qu'il est à l'Angleterre par la plus puissante des cohésions, la fusion des intérêts; nous l'inonderions, pour son bien, de nos produits agricoles; elle nous envahirait, pour notre avantage, par ces mêmes produits auxquels elle aurait donné, plus économiquement que nous, la façon manufacturière; l'entente cordiale, non celle des ministres mais celle des peuples, serait fondée et scellée à jamais. Et pour cela que fallait-il? Prévoir? non, les capitaux ont leur prévoyance plus sûre que celle des hommes d'État; régenter? gouverner? encore moins, mais laisser faire. Le mot n'est pas à la mode. Il est un peu collet monté. Mais les modes ont leur retour, et quoiqu'il soit téméraire de prophétiser, j'ose prédire qu'avant dix ans, il sera la devise et le cri de ralliement de tous les hommes intelligents de mon pays.
Donc, qu'on cherche à faire revivre le crédit agricole en corrigeant les institutions qui l'ont détruit, rien de mieux. Mais qu'on le veuille fonder directement, par des institutions spéciales, c'est ce qui me paraît au moins chimérique.
Ces capitaux dont vous voulez gratifier l'agriculture, d'où les tirerez-vous? Votre astrologie financière les fera-t-elle descendre de la lune? ou les extrairez-vous par une moderne alchimie des votes du Parlement? La Législation vous offre-t-elle aucun moyen d'ajouter une seule obole au capital que le travail actuel absorbe? Non; les cent volumes du Bulletin des lois suivis de mille autres encore ne peuvent vous investir tout au plus que du pouvoir de le détourner d'une voie pour le pousser dans une autre. Mais si celle où il est aujourd'hui engagé est la plus profitable, quel secret avez-vous de déterminer ses préférences pour la perte et ses répugnances pour le bénéfice? Et si c'est la carrière où vous voulez l'attirer qui est la plus lucrative, qu'a-t-il besoin de votre intervention?
Vraiment, il me tarde de voir ces institutions à l'œuvre. Après avoir forcé le capital, par l'artifice des tarifs, à déserter l'agriculture pour affluer vers les fabriques, avertis par l'état stationnaire ou rétrograde de nos champs, vous reconnaissez votre faute, et que proposez-vous? De modifier les tarifs? Pas le moins du monde. Mais de faire refluer le capital des fabriques vers l'agriculture par l'artifice des banques; en sorte que ce génie organisateur qui se donne tant de mal aujourd'hui pour faire marcher cette pauvre société qui marcherait bien toute seule, se borne à la surcharger de deux institutions inutiles, d'un tarif agissant en sens inverse de la banque, et d'une banque neutralisant les effets du tarif!...
Mais allons plus loin. Supposons le problème résolu comme on dit à l'École. Voilà vos agents tout prêts, votre bureaucratie toute montée, votre caisse établie; et le public bénévole y verse le capital à flots, heureux (il est bien de cette force) de vous livrer son argent sous forme d'impôts, dans l'espoir que vous le lui rendrez à titre de prêt. Voilà qui va bien; fonctionnaires et public, tout le monde est content, l'opération va commencer.—Oui, mais voici une difficulté imprévue. Vous entendez veiller sans doute à ce que les fonds prêtés à l'agriculture reçoivent une destination raisonnable, qu'ils soient consacrés à des améliorations agricoles qui les reproduisent; car si vous alliez les livrer à de petits propriétaires affamés qui en acquitteraient leurs douzièmes ou à des fermiers besoigneux pour payer leur fermage, ils seraient bientôt consommés sans retour. Si votre caisse avance des capitaux indistinctement et sans s'occuper de l'emploi qui en sera fait, votre belle institution de crédit courra grand risque de devenir une détestable institution d'aumône. Si au contraire l'État veut suivre dans toutes ses phases le capital distribué à des millions de paysans, afin de s'assurer qu'il est consacré à une consommation reproductive, il faudra un garnisaire comptable par chaque ferme, et voici reparaître, aux mains de je ne sais quelle administration nouvelle, cette puissance inquisitoriale qui est l'apanage des Droits réunis et menace de devenir bientôt celui de la Douane.
Ainsi, de tous côtés nous arrivons à ce triste résultat: ce qu'on nomme Organisation du travail ne cache trop souvent que l'Organisation de la Bureaucratie, végétation parasite, incommode, tenace, vivace, que l'industrie doit bien prendre garde de ne pas laisser attacher à ses flancs.
Après avoir manifesté sa sollicitude pour les agriculteurs, M. le Ministre se montre, avec grande raison, fort soucieux du sort des ouvriers. Qui ne rendrait justice au sentiment qui le guide? Ah! si les bonnes intentions y pouvaient quelque chose, certes, les classes laborieuses n'auraient plus rien à désirer. À Dieu ne plaise que nous songions à nous élever contre ces généreuses sympathies, contre cette ardente passion d'égalité qui est le trait caractéristique de la littérature moderne! Et nous aussi, qu'on veuille le croire, nous appelons de tous nos vœux l'élévation de toutes les classes à un commun niveau de bien-être et de dignité. Ce ne sont pas les bonnes intentions qui nous manquent, c'est l'exécution qui nous préoccupe. Nous souhaitons, comme nos frères dissidents, que notre marine et notre commerce prospèrent, que nos laboureurs ne soient jamais arrêtés faute de capital, que nos ouvriers soient abondamment pourvus de toutes choses, du nécessaire, du confortable et même du superflu. Malheureusement, n'ayant en notre pouvoir ni une baguette magique ni une conception organisatrice qui nous permette de verser sur le monde un torrent de capitaux et de produits, nous sommes réduit à attendre toute amélioration dans la condition des hommes, non de nos bonnes intentions et de nos sentiments philanthropiques, mais de leurs propres efforts. Or nous ne pouvons concevoir aucun effort sans vue d'avenir, ni aucune vue d'avenir sans prévoyance. Toute institution qui tend à diminuer la prévoyance humaine ne nous semble conférer quelque bien au présent que pour accumuler des maux sans nombre dans l'avenir; nous la jugeons antagonique au principe même de la civilisation; et, pour trancher le mot, nous la croyons barbare. C'est donc avec une extrême surprise que nous avons vu dans la circulaire ministérielle la question relative au sort des ouvriers formulée de la manière suivante:
«Ainsi que l'agriculture, l'industrie a de graves intérêts en souffrance; la situation des ouvriers hors d'état de travailler est souvent malheureuse: elle est toujours précaire. L'opinion publique s'en est préoccupée à juste titre, et le Gouvernement a cherché dans les plans proposés les moyens d'y porter remède. Malheureusement rien jusqu'à ce jour n'a paru pouvoir suppléer la PRÉVOYANCE privée. Aucune question n'est plus digne de la sollicitude des conseils. Ils rechercheront quelles caisses de secours ou de retraite ou quelles institutions peuvent être fondées pour le soulagement des travailleurs invalides.»
Si l'on ne devait pas admettre que tout est sérieux dans un document de cette nature, on serait tenté de croire que M. le Ministre a voulu tout à la fois embarrasser les conseils, en les mettant en présence d'une impasse, et décocher une épigramme contre tous ces plans d'organisation sociale que chaque matin voit éclore.
Est-ce bien sérieusement que vous demandez l'amélioration des classes laborieuses à des institutions qui les dispensent de Prévoyance? Est-ce bien sincèrement que vous déplorez le malheur de n'avoir pas encore imaginé de telles institutions?
Suppléer la Prévoyance! mais c'est suppléer l'épargne, l'aliment nécessaire du travail; en même temps que renverser la seule barrière qui s'oppose à la multiplication indéfinie des travailleurs. C'est augmenter l'offre et diminuer la demande des bras, en d'autres termes combiner ensemble l'action des deux plus puissantes causes qu'on puisse assigner à la dépression des salaires!
Suppléer la Prévoyance! mais c'est suppléer la modération, le discernement, l'empire sur les passions, la dignité, la moralité, la raison, la civilisation, l'homme même, car peut-elle porter le nom d'homme, la créature qui n'a plus rien à démêler avec son avenir?
Sans la Prévoyance, peut-on concevoir la moralité qui n'est autre chose que le sacrifice du présent à l'avenir?
Sans la Prévoyance, peut-on concevoir la civilisation? Anéantissez par la pensée tout ce que la Prévoyance a préparé et accumulé sur le sol de la France, et dites-moi en quoi elle différera des forêts américaines, empire du buffle et du sauvage?
Mais, dira-t-on, il n'est pas question de supprimer la Prévoyance, mais de la transporter de l'homme à l'institution. Je voudrais bien savoir comment les institutions peuvent être prévoyantes quand les hommes qui les conçoivent, les soutiennent, les appliquent et les subissent ne le sont pas.
Les institutions n'agissent pas toutes seules. Vous admettez du moins que cette noble faculté de prévoir devra se réfugier dans les hautes régions administratives.—Eh bien! qu'aurez-vous ajouté à la dignité de la race humaine, en quoi aurez-vous augmenté ses chances de bonheur, qu'aurez-vous fait pour le rapprochement des conditions, pour l'avancement du principe de l'Égalité et de la Fraternité parmi les hommes, quand la Pensée sera dans le Gouvernement et l'abrutissement dans la multitude?
Qu'on ne se méprenne pas à nos paroles. Nous ne blâmons pas M. le Ministre d'avoir saisi les conseils d'une question grave qui, comme il le dit, préoccupe avec raison l'opinion publique.
Seulement, nous croyons que c'est dans des institutions propres à développer la prévoyance privée, et non à la suppléer, que se trouve la solution rationnelle du problème.
Nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne faut à quelques expressions hétérodoxes, échappées sans doute à l'auteur de la circulaire, et qui très-probablement ne répondent pas à sa pensée. Si cependant nous avons cru devoir les relever, c'est que, comme on a pu en juger par l'accueil qu'elles ont reçu de certains journaux, elles ont paru donner une sorte de consécration à cette voie déplorable où l'opinion n'a que trop de pente à s'engager.
6.—PROJET DE LIGUE ANTI-PROTECTIONISTE[6].
On assure que Bordeaux est en travail d'une association pour la liberté commerciale. Sera-t-il permis à l'auteur de cet article, quelque besoin qu'il ait d'avis en toute autre matière, d'exprimer le sien en celle-ci? Il a étudié les travaux, l'esprit et les procédés de la Ligue anglaise; il en connaît les chefs; il sait quels obstacles ils ont eu à vaincre, quels piéges à déjouer, quels écueils à éviter, quelles objections à résoudre; à quelles qualités de l'esprit et du cœur ils doivent leurs glorieux succès; il a vu, entendu, observé, approfondi. Il ne fallait pas moins pour qu'il eût la présomption d'élever la voix dans une ville où il y a tant de citoyens capables de mener à bien une grande entreprise, pour qu'il osât tracer une sorte de programme de la ligue française anti-protectioniste.
Si je m'adresse à Bordeaux, ce n'est pas que je désire voir cette ville s'emparer du rôle principal, et encore moins d'un rôle exclusif, dans le grand mouvement qui se prépare. Non; l'abnégation individuelle est une des conditions du succès, et l'on doit en dire autant de l'abnégation locale ou départementale. Arrière toute pensée de prééminence et de fausse gloire! Que chaque ville de France forme son comité; que tous les comités se fondent dans la grande association dont le centre naturel est Paris; et Bordeaux, renonçant à la gloire de Manchester, saura bien remettre les rênes là où elles peuvent être placées avec le plus d'avantage. Voulons-nous réussir? ne voyons que le but de la lutte, sans nous laisser séduire par ce que la lutte elle-même peut donner de satisfactions à l'esprit d'égoïsme et de localité.
Mais Bordeaux est déjà descendu bien des fois dans la lice; les idées libérales, en matière de commerce, y sont très-répandues; il n'est pas de ville dont la protection ait plus froissé les intérêts; elle est le centre de vastes et populeuses provinces qui étouffent sous la pression du régime restrictif; elle est féconde en hommes ardents, dévoués, prêts à faire à une grande cause nationale de généreux sacrifices; elle est le berceau de cette Union vinicole, qui a accompli tant de travaux si méritoires quoique si infructueux, et qui forme comme la pierre d'attente d'une organisation plus vaste. Il n'est donc pas surprenant que Bordeaux donne le signal de l'agitation, tout préparé qu'il est, j'en suis convaincu, à céder à Paris les rênes de la direction aussitôt que le bien de la cause exigera de lui ce sacrifice.
Voilà pourquoi j'adresse à Bordeaux cette première vue générale des conditions auxquelles il faut acheter la victoire; elles sont dures, mais inflexibles.
1o D'abord la Ligue doit proclamer UN PRINCIPE et y adhérer indissolublement, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans ses revers et dans ses triomphes, soit qu'il éveille ou non les échos de la presse et de la tribune, soit qu'il excite ou non les sympathies du Pouvoir et des Chambres. La Ligue ne doit point se faire le champion d'un intérêt spécial, d'un traité de commerce, d'une modification douanière; sa mission est de proclamer et de faire triompher un principe absolu, un droit naturel, la liberté des échanges, l'abrogation de toute loi ayant pour objet d'influer sur le prix des produits, afin de régler les profits des producteurs. La Ligue doit réclamer pour tout Français le droit (qu'on peut s'étonner de ne pas voir écrit dans la Charte), le droit d'échanger ce qu'il a le droit de consommer. La loi nous laisse à tous la pleine liberté de vendre; il faut qu'elle nous laisse aussi la pleine liberté d'acheter. Vendre et acheter, ce sont deux actes qui s'impliquent réciproquement, ou plutôt ce sont les deux termes d'un seul et même contrat. Là où l'un des termes manque, l'autre fait défaut par cela même; et il est mathématiquement impossible que les ventes ne soient pas contrariées sur tous les points du globe, si sur tous les points du globe la loi contrarie les achats.
Au reste, il n'est pas question ici de prouver la doctrine. Il faut admettre qu'elle est la foi inébranlable des premiers ligueurs, et c'est pour la propager qu'ils se liguent. Eh bien! je leur dis: En vous ralliant à un principe absolu, vous vous priverez, je le sais, du concours d'une multitude de personnes, car rien n'est plus commun que l'horreur d'un principe, l'amour de ce qu'on nomme une sage liberté, une protection modérée. Ce perfide concours, sachez vous en passer, il entraverait bientôt toutes vos opérations. Ne soyez que cent, ne soyez que cinquante, ne soyez que dix et moins encore, s'il le faut, mais soyez unis par une entière conformité de vues, par une parfaite identité de doctrine. Or un tel lien ne saurait être ailleurs que dans un principe. Réclamez, poursuivez, exigez jusqu'au bout la complète réalisation de la liberté des échanges; n'admettez ni transactions, ni conditions, ni transitions, car où vous arrêteriez-vous? Comment conserverez-vous l'unité de vos démarches si vous laissez pénétrer parmi vous l'idée d'une seule exception? Chacun ne voudra-t-il pas placer son industrie dans cette exception? L'un, à grand renfort de belliqueux patriotisme, voudra qu'un petit bout de protection reste à la marine marchande, et sa grande raison est qu'il est armateur. L'autre, la larme à l'œil, vous fera un tableau touchant de l'agriculture. Il la faut protéger, dira-t-il, c'est notre nourrice à tous; et il ne manquera pas de vous rappeler que l'empereur de la Chine trace tous les ans un sillon. Un troisième, au contraire, vous demandera grâce pour les produits perfectionnés, vous abandonnant généreusement les matières premières, vierges de tout travail humain, à quoi il sera facile de reconnaître un fabricant.—Alors vous ne serez plus que la doublure du comité Mimerel, et ce que vous aurez de mieux à faire, ne pouvant vous entendre sur l'égalité dans la liberté, ce sera de tâcher au moins, comme lui, de vous entendre sur l'égalité dans le privilége.
2o La Ligue doit se hâter de proclamer encore qu'en demandant la liberté absolue des échanges, elle n'entend pas intervenir dans les droits du fisc. Elle ne réclame pas la destruction de la douane, mais l'abrogation d'une des fins à laquelle la douane a été injustement et impolitiquement détournée. Les ligueurs, en tant que tels, n'ont rien à démêler avec les dépenses publiques. Ils n'ont pas la prétention de s'accorder sur tous les points; la quotité et le mode de perception des impôts est pour chacun d'eux une question réservée. Que la douane subsiste donc, s'il le faut, comme machine fiscale, comme octroi national, mais non comme moyen de protection. Ce qu'elle procure au trésor public n'est pas de notre compétence; ce qu'elle confère au monopole, c'est là ce qui nous regarde et à quoi nous devons nous opposer. Si l'État a tellement besoin d'argent, qu'il faille taxer les marchandises qui passent à la frontière, à la bonne heure; les sommes ainsi prélevées proviennent de tous et sont dépensées au profit de tous. Mais que les tarifs soient appliqués à enrichir une classe aux dépens de toutes les autres, à organiser au sein de la communauté un système de spoliation réciproque, c'est là un abus auquel il est grand temps que l'opinion publique mette un terme.
3o Une troisième condition de succès, non moins essentielle que les deux autres, c'est l'abjuration de tout esprit de parti...... Mais voilà assez de sujets de méditation pour un jour.
7.—2e ARTICLE[7].
J'en suis resté à l'esprit de parti. Il semble assez inutile de s'en occuper déjà. Hélas! notre Ligue est à naître; à quoi sert de prévoir le temps où l'on recherchera son alliance? Mais c'est avant d'élever l'édifice qu'il faut s'assurer de la qualité des matériaux. Les destinées de la Ligue se ressentiront toujours de l'esprit de ses fondateurs. Faible et chancelante, s'ils flottent au gré de toutes les doctrines économiques; factieuse, isolée, n'ayant de puissance que pour le mal, s'ils rêvent d'avance autre chose que son principe avoué.—Ligue, triomphe, principe, liberté, vous n'êtes peut-être que les fantômes adorés d'une imagination trop facile à se laisser séduire à tout ce qui offre l'image du bien public! Mais il n'est pas impossible, puisque cela s'est vu ailleurs, que ces fantômes se revêtent de réalité. Ce qui est impossible, tout à fait impossible, c'est que la Ligue puisse avoir force, vie, influence utile, si elle se laisse entamer par l'esprit de parti.
La Ligue ne doit être ni monarchique, ni républicaine, ni orthodoxe, ni dissidente; elle n'intervient ni dans les hautes questions métaphysiques de légitimité, de souveraineté du peuple, ni dans la polémique dont le Texas, le Liban et le Maroc font les frais. Son royaume n'est pas de ce monde qu'on nomme politique; c'est un terrain neutre où M. Guizot peut donner la main à M. Garnier Pagès, M. Berryer à M. Duchâtel, et l'Évêque de Chartres à M. Cousin. Elle ne provoque ni n'empêche les crises ministérielles, elle ne s'en mêle pas et ne s'y intéresse même pas. Elle n'a qu'un objet en vue: la liberté des échanges. Cette liberté, elle la demande à la droite, à la gauche et aux centres, mais sans rien promettre en retour, car elle n'a rien à donner; et son influence, si jamais elle a une influence, appartient exclusivement à son principe. La force éphémère d'un parti, c'est un auxiliaire qu'elle dédaigne; et, quant à elle, elle ne veut être l'instrument d'aucun parti. Elle n'est pas née, nul ne saurait dire ce qu'elle sera, mais j'ose prédire ce qu'elle ne sera jamais; elle ne sera pas le piédestal d'un ministre en titre, ni le marchepied d'un ministre en expectative, car le jour où elle se laisserait absorber par un parti, ce jour-là on la chercherait en vain, elle se serait dissipée comme une fumée.
4o La plus grande difficulté, en apparence, que puisse rencontrer la formation d'une Ligue, c'est la question de personnes. Il n'est pas possible qu'un corps gigantesque, travaillant à une œuvre immense, à travers une multitude d'oppositions extérieures et peut-être de rivalités intestines, puisse se dispenser d'obéir à une impulsion unique et pour ainsi dire à une omnipotence volontairement déléguée. Mais qui sera le dépositaire de cette puissance morale? On est justement effrayé quand on songe aux qualités éminentes et presque inconciliables que suppose un tel rôle. Tête froide, cœur de feu, main ferme, formes attachantes, connaissances étendues, coup d'œil sûr, talent oratoire, dévouement sans bornes, abnégation entière; voilà ce qu'il faudrait trouver dans un seul homme, et de plus ce charme magnétique qui pétrifie l'envie et désarme les amours-propres.
Eh bien! cette difficulté n'en est pas une. Si les temps sont mûrs en France pour l'agitation commerciale, l'homme de la Ligue surgira. Jamais grande cause n'a failli faute d'un homme. Pour qu'il se trouve, il suffit qu'on ne se préoccupe pas trop de le chercher. Y a-t-il quelqu'un que sa position seule place naturellement à notre tête et consent-il à être notre chef? acceptons-le par acclamation et acceptons aussi avec joie le rôle, quelque humble qu'il soit, qu'il jugera utile de nous assigner. Amis de la liberté, unissons-nous d'abord, mettons avec confiance la main à l'œuvre, pensons toujours au succès de notre principe, jamais à nos propres succès, et laissons à la cause, dans sa marche progressive, le soin de nous porter en avant. Quand la lutte sera engagée, assez de résistances nous mettront à l'épreuve, pour que chacun déploie ses ressources; et qui sait alors combien se révéleront de talents ignorés et de vertus assoupies? L'agitation est un grand crible qui classe les individualités selon leur pesanteur spécifique. Elle manifestera un homme et plusieurs hommes; et nous nous trouverons, sans nous en apercevoir, coordonnés dans une naturelle et volontaire hiérarchie.
Faut-il le dire? Ce que je crains, ce n'est pas que l'homme de génie fasse défaut à la Ligue; mais plutôt que la Ligue fasse défaut à l'homme de génie. Les vertus individuelles jaillissent de la vertu collective comme l'étincelle électrique de nuages saturés d'électricité. Si chacun de nous apporte à la Ligue un ample tribut de zèle, de conviction, d'efforts et d'enthousiasme, ah! ne craignons pas que ces forces demeurent inertes, faute d'une main qui les dirige! Mais si le corps entier est apathique, indifférent, dégoûté, inconstant et railleur, alors sans doute les hommes nous manqueront,—et qu'en ferions-nous?
Ce qui a fait le succès de la Ligue, en Angleterre, c'est une chose, une seule chose, la foi dans une idée. Ils n'étaient que sept, mais ils ont cru; et, parce qu'ils ont cru, ils ont voulu; et, parce qu'ils ont voulu, ils ont soulevé des montagnes. La question pour moi n'est pas de savoir s'il y a des hommes à Bordeaux, mais s'il y a de la foi dans Israël.
5o Je voulais parler aujourd'hui de la question financière, mais le sujet est trop vaste pour l'espace qui me reste. Je le remplirai par quelques considérations générales.—D'après ce qui a pu me revenir, on se promet beaucoup d'une grande démonstration publique, d'un appel solennel fait au Gouvernement. Oh! combien se trompent ceux qui pensent qu'à cela se réduisent les travaux d'une ligue! Une ligue a pour mission de détruire successivement tous les obstacles qui s'opposent à la liberté commerciale. Et quels sont ces obstacles? Nos erreurs, nos préjugés, l'égoïsme de quelques-uns, l'ignorance de presque tous. L'ignorance, c'est là le monstre qu'il faut étouffer; et ce n'est pas l'affaire d'un jour! Non, non, l'obstacle n'est pas au ministère, c'est tout au plus là qu'il se résume. Pour modifier la pensée ministérielle, il faut modifier la pensée parlementaire; et pour changer la pensée parlementaire, il faut changer la pensée électorale; et pour réformer la pensée électorale, il faut réformer l'opinion publique.
Croyez-vous que ce soit une petite entreprise que de renouveler les convictions de tout un peuple? J'ignore quelles sont les doctrines économiques de M. Guizot; mais fût-il M. Say, il ne pourrait rien pour nous, ou bien peu de chose. Son traité avec l'Angleterre n'a-t-il pas échoué? Son union douanière avec la Belgique n'a-t-elle pas échoué? La volonté du ministre a été surmontée par une volonté plus forte que la sienne, celle du parlement. Faut-il en être surpris? Je ne sache pas que la liberté des échanges, comme principe, ait à la Chambre, je ne dis pas la majorité, mais même une minorité quelconque, et je ne lui connais pas un seul défenseur, je dis un seul, dans l'enceinte où se font les lois. Peut-être le principe y vit-il endormi au fond de quelque conscience. Mais que nous importe si, l'on n'ose l'avouer?—Il est un député sur lequel on avait fondé quelques espérances. Entré à la Chambre jeune, sincère, plein de cœur, avec des facultés développées par l'étude et la pratique des affaires commerciales, les amis de la liberté avaient les yeux fixés sur lui. Mais un jour, jour funeste! je ne sais quel mauvais génie fit briller à ses yeux la lointaine perspective d'un portefeuille; et depuis ce jour il semble que la crainte de se rendre impossible fausse toutes ses déterminations et paralyse son énergie. Le moyen d'être ministre, si l'on affiche avant le temps cette dangereuse chose, un principe!—Ami, cette page arrêtera peut-être un moment tes regards. Qu'elle soit pour toi le bouclier d'Ubalde; qu'elle te reproche, mais ne dise qu'à toi ta molle oisiveté; qu'elle t'arrache à de trompeuses illusions!
Natura
Del coraggio in tuo cuor la flamma accese...
Il tuo dover compisce e nostra speme[8].
8.—3e ARTICLE[9].
Il suffît de dire le but de la Ligue, ou plutôt le moyen d'atteindre ce but, pour établir qu'il lui faut,—lâchons le grand mot,—de l'argent, et beaucoup d'argent. Répandre la vérité économique, et la répandre avec assez de profusion pour changer le cours de la volonté nationale, voilà sa mission. Or les communications intellectuelles ont besoin de véhicules matériels. Les livres, les brochures, les journaux, ne naîtront pas au souffle de la Ligue, comme les fleurs au souffle du zéphir. M. Conte (directeur des postes) ne lui a pas encore donné la franchise, ni même la taxe modérée; et si l'usage des Quinconces est gratuit, elle ne saurait y établir sa comptabilité, ses bureaux, ses archives et ses séances. L'argent, ce n'est pas pour les ligueurs des dîners, des orgies, des habits somptueux, de brillants équipages: c'est du travail, de la locomotion, des lumières, de l'organisation, de l'ordre, de la persévérance, de l'énergie.
Personne ne nie cela. Tout le monde en convient et nul n'y contredit. Cependant, qui sait si la Ligue trouvera à Bordeaux cette assistance métallique que chacun reconnaît nécessaire? Si Bordeaux était une ville besogneuse et lésineuse, cela s'expliquerait; mais sa générosité, je dirai même sa prodigalité, est proverbiale. Si Bordeaux n'avait pas de convictions, cela s'expliquerait encore. On pourrait le plaindre de n'avoir pas de convictions, non le blâmer, n'en ayant pas, d'agir en conséquence. Mais Bordeaux est, de toutes les villes de France, celle qui a le sentiment le plus vif de ce qu'il y a d'injuste et d'impolitique dans le régime protecteur. Comment donc expliquer cette réserve pécuniaire, que beaucoup de gens semblent craindre?
Il ne faut pas se le dissimuler, la question financière est en France l'écueil de toute association. Souscrire, contribuer pécuniairement à une œuvre, quelque grande qu'elle soit, cela semble nous imposer le rôle de dupes, et heurte cette prétention que nous avons tous de paraître clairvoyants et avisés. Il est difficile de concilier une telle défiance avec la loyauté, que nous nous plaisons à regarder comme le trait caractéristique de notre nation; car justifier cette défiance en alléguant qu'elle est le triste fruit de trop fréquentes épreuves, ce serait reconnaître que la loyauté française a été trop souvent en défaut. Puisse la Ligue effacer les dernières traces de la triste disposition que je signale!
Il semble à beaucoup de gens que lorsqu'ils versent quelques fonds à une société qui a en vue un objet d'utilité publique, ils font un cadeau, un acte de pure libéralité; j'ose dire qu'ils s'aveuglent, qu'ils font tout simplement un marché, et un excellent marché.
Si nous avions pour voisin un peuple riche et industrieux, capable de beaucoup échanger avec nous, et si nous étions séparés de ce peuple par de grandes difficultés de terrain, assurément nous souscririons volontiers pour qu'un chemin de fer vînt unir son territoire au nôtre, et nous croirions faire, non de la générosité, mais de la spéculation. Eh bien! nous sommes séparés de l'Espagne, de l'Italie, de l'Angleterre, de la Russie, des Amériques, du monde entier, par des obstacles,—artificiels, il est vrai,—mais qui, sous le rapport des communications, ont absolument les mêmes effets que les difficultés matérielles. Et c'est pour cela que Bordeaux, souffre, languit et décline; et ces obstacles s'appuient sur des préjugés; et ces préjugés ne peuvent être détruits que par un vaste et laborieux enseignement; et cet enseignement ne peut être distribué que par une puissante association. Vous pouvez opter entre les inconvénients de la restriction et ceux de la souscription; mais vous ne pouvez pas considérer la souscription comme un don gratuit, puisqu'elle aura pour résultat de briser les liens qui vous gênent.
Je dis encore que c'est une bonne spéculation, un marché beaucoup plus avantageux que ceux que vous avez coutume de faire. S'il s'agissait de détruire les obstacles naturels qui vous séparent des autres nations, il n'y a pas une parcelle de l'œuvre qu'il ne faudrait payer à beaux deniers, l'exécution comme la conception; mais les triomphes de la Ligue seront dus en partie, en très-grande partie, à de nobles efforts qui ne cherchent pas de récompense pécuniaire. Vous aurez des agents zélés, des orateurs, des écrivains qui ne s'enrichiront pas d'une obole, et qui, épris d'amour pour les biens qu'ils attendent de la libre communication des peuples, donneront à cette grande cause, sans compte et sans mesure, leur intelligence, leurs travaux, leurs sueurs et leurs veilles.
Soyons justes toutefois, et reconnaissons que, dans la souscription volontaire, il y a un côté noble et généreux. Chacun pourrait se dire: «On fera bien sans moi; et, quand la cause sera gagnée, elle le sera à mon profit, bien que je n'y aie pas concouru.» Voilà le calcul qu'on pourrait faire. Les Bordelais le repousseront avec dédain. Ce sera leur gloire, et ce n'est pas moi qui voudrai la méconnaître.
La souscription ne doit pas être envisagée exclusivement au point de vue matériel. Elle procure des jouissances morales dont je suis surpris qu'on ne tienne pas compte. N'est-ce rien que de s'affilier à un corps nombreux qui poursuit un grand résultat par d'honorables moyens? Je me suis dit quelquefois que la civilisation et la diffusion des richesses amèneraient infailliblement le goût des associations philanthropiques. Lorsque le riche oisif a sitôt épuisé des jouissances matérielles, fort peu appréciables en elles-mêmes, et qui n'ont d'attrait que parce qu'elles le distinguent de la masse, quel plus satisfaisant usage pourrait-il faire de sa fortune que de s'associer à une utile entreprise? C'est là qu'il trouvera un aliment à ses facultés, des relations agréables, du mouvement, de la vie, quelque chose qui fait circuler le sang et dilate la poitrine.
Il y avait, près de Manchester, un riche manufacturier retiré, qui vivait seul, ennuyé, et n'avait jamais voulu prendre part à aucune des nombreuses entreprises qui se font, dans cette ville, par souscription. La Ligue tenait à voir figurer son nom dans ses rôles; car c'était le témoignage le plus frappant qu'elle pût donner de la sympathie qu'elle excitait dans le pays. Elle lui décocha M. Bright, le meilleur négociateur en ce genre qu'elle pût choisir; car, selon lui, demander pour la Ligue, ce n'était pas demander. Après beaucoup d'objections, il obtint de l'avare quatre cents guinées[10]. Quand il annonça cette nouvelle à ses amis: «Vous avez dû lui faire faire une laide grimace?» lui dirent-ils.—«Point du tout, répondit M. Bright;—je crois sincèrement que cet homme me devra le bonheur du reste de sa vie.» Et en effet, depuis ce jour les ennuis de l'avare se sont dissipés, ses dégoûts se sont fondus; il s'intéresse à la Ligue, il en suit les progrès avec anxiété, il la regarde comme son œuvre; et ces sentiments nouveaux ont pour lui tant de charmes, qu'il n'est plus une institution charitable à laquelle il ne s'empresse de concourir.
Mais, pour que l'esprit d'association prévale, une condition est essentielle; c'est que toute garantie soit donnée aux souscripteurs. Je le répète, ce n'est pas la perte de quelque argent qu'ils redoutent, c'est le ridicule qui, en ce genre, suit toujours la déception. Personne n'aime à montrer en public la face d'une dupe. On a donné 100 francs; on en donnerait 1,000 pour les retirer.
Donc, si la Ligue française veut voir affluer dans ses caisses d'abondantes recettes, son premier soin doit être de forcer dans toutes les convictions une confiance absolue. Elle y parviendra par deux moyens: le choix le plus scrupuleux des membres du comité, et la publicité la plus explicite de ses comptes. Je voudrais que, de son premier argent, elle s'assurât du plus méticuleux teneur de livres de Bordeaux, et que le bureau de la comptabilité fût placé, si c'était possible, dans un édifice de verre. Je voudrais que les livres de la Ligue fussent constamment ouverts à l'œil des amis, et surtout des ennemis.
9.—ASSOCIATION POUR LA LIBERTÉ DES ÉCHANGES[11].
Au moment d'engager contre le monopole une lutte qui pourra être longue et acharnée, il peut se trouver, parmi vos lecteurs, des hommes qui, absorbés par la gestion de leurs affaires, n'ont pas le loisir de mesurer dans toute son étendue la grande question de la liberté commerciale. Ils me pardonneront, j'espère, d'attirer leur attention sur ce vaste sujet.
L'affranchissement du commerce est une question de prospérité, de justice, d'ordre et de paix.
C'est une question de prospérité.—J'entends de prospérité générale; mais, puisque nous sommes à Bordeaux, parlons de Bordeaux.—Que veut dire restriction? Cela veut dire certains échanges empêchés. Donc que signifie absence de restriction ou affranchissement du commerce? Cela signifie plus d'échanges. Mais plus d'échanges, c'est plus de produits importés et exportés, plus de voitures mises en mouvement, plus de navires allant et venant, moins de temps à composer une cargaison, plus de courtages, d'emballages, de pilotages, de roulages, plus de commissions, de consignations, de constructions, de réparations; en un mot, plus de travail pour tout le monde.
Échanger, c'est donner une chose que l'on fait facilement contre une autre chose que l'on ferait plus difficilement.—Donc échanger implique moins d'efforts pour une satisfaction égale, ou plus de satisfactions pour des efforts déterminés. Échange, c'est division mieux entendue du travail, c'est application plus lucrative des capitaux, c'est coopération plus efficace des forces de la nature; et, en définitive, plus d'échanges, c'est non-seulement plus de travail, mais encore un meilleur résultat de chaque portion donnée de travail,—c'est plus de richesses, de bien-être, de prospérité matérielle, d'instruction, de moralité, de grandeur et de dignité.
C'est une question de justice.—Il y a injustice évidente à dépouiller qui que ce soit de la faculté d'accomplir un échange qui ne blesse ni l'ordre public ni les bonnes mœurs. Le droit de propriété implique le droit d'échanger aussi bien que de consommer. Vainement dirait-on que, lorsque la législation douanière exproprie un citoyen ou une classe de ce droit sacré de propriété, elle guérit la blessure qu'elle fait au corps social par l'avantage qu'elle procure à un autre citoyen ou à une autre classe; car c'est en cela même que consiste l'injustice.
Encore si la protection pouvait s'étendre à tous, elle serait une erreur, elle ne serait pas une iniquité. Mais l'activité nationale s'exerce dans une foule de carrières qui ne sont point susceptibles de protection douanière; le commerce, dans ses innombrables ramifications, les fonctions publiques, le clergé, la magistrature, le barreau, la médecine, le professorat, les sciences, la littérature, les beaux-arts, la plupart des métiers; voilà une masse immense du travail national qui subit les inconvénients du système protecteur, sans en pouvoir jamais partager les illusoires avantages.
C'est une question d'ordre.—Les hommes qui dirigent les affaires publiques savent dans quelle énorme proportion ils seraient soulagés du fardeau de leur responsabilité, si le préjugé national n'avait remis en leurs mains la laborieuse tâche de régler, équilibrer et pondérer les profits relatifs des diverses industries. Depuis cet instant funeste, il n'est pas de gênes, de souffrances, de misères et de calamités qui ne soient attribuées à l'État. Les citoyens ont appris à ne plus compter sur leur prudence, sur leur habileté, sur leur énergie, mais sur la protection. Chacun fait effort pour arracher à la législature un lambeau de monopole; et, comme si ce n'était pas assez de la foule des solliciteurs que la soif des emplois pousse dans les avenues des ministères, le peuple en masse, le peuple des champs et des ateliers, s'est transformé tout entier en solliciteur. Il s'agite, il se soulève, il se plaint, il encombre les rouages administratifs; et il serait difficile de citer un acte du Gouvernement, un traité, une négociation, que l'esprit du monopole ne soit parvenu à fausser, à entraver ou à empêcher d'aboutir.
C'est une question de paix.—Avec la liberté du commerce, les rivalités nationales ne peuvent être autre chose que de l'émulation industrielle; et, par une admirable dispensation de la divine Providence, il arrive que, dans cette lutte pacifique, c'est le vaincu qui recueille les fruits de la victoire par l'abondance et le bon marché des produits auxquels il a eu la sagesse d'ouvrir ses ports et ses frontières. Cette vérité, universellement comprise, est destinée à briser le contrat colonial en ce qu'il a d'exclusif, à décréditer le prestige des conquêtes et l'erreur des guerres de débouchés, à étouffer l'antagonisme international, à délivrer les peuples du fardeau et du danger des grandes armées permanentes et des puissantes marines militaires, et à unir les hommes de tous les pays, de toutes les langues, de tous les climats et de toutes les races par les liens d'une bienveillance réciproque et d'une universelle fraternité.
C'est pour coopérer à cet avenir de bien-être, de justice et de paix que l'Association bordelaise a élevé le drapeau de la liberté des échanges.
Enfants de Bordeaux, puisqu'il vous a été donné de prendre l'initiative de ce grand mouvement, n'oubliez pas à quel prix la victoire s'achète: assez d'obstacles vous attendent au dehors, préservez-vous de tout obstacle intérieur, et que le moindre symptôme de division soit étouffé dans son germe par votre abnégation et votre zèle; que le dissolvant de la critique ne s'attache pas à quelques négligences, à quelques tâtonnements inséparables d'une première et prompte organisation; ne laissez pas dire que Bordeaux, qui a toujours les mains ouvertes à tous les actes de philanthropie isolée, a laissé mourir, faute d'aliments, une grande réforme sociale; ne laissez pas dire que Bordeaux, cette ville si féconde en hommes éminents, et qui a jeté tant de lustre sur les cours de judicature, les assemblées législatives et les conseils de la Couronne, a néanmoins manqué de cette intelligence collective, de cet esprit de hiérarchie volontaire qui est le sceau de toute civilisation avancée et l'âme de toute grande entreprise! Levez-vous comme un seul homme et prodiguez sans mesure le tribut de toutes vos facultés à votre sainte cause. Et, au jour du triomphe, lorsque Bordeaux se revêtira d'une splendeur nouvelle, lorsqu'une activité trop longtemps assoupie animera ses quais, ses chantiers, ses entrepôts et ses magasins; lorsque le chant laborieux du matelot retentira sur toute la ligne de cette rade splendide, magnifique présent du ciel, si le monopole n'était parvenu à le couvrir de silence et de vide;—alors, certains que votre prospérité n'est point achetée par les souffrances de vos frères et alimentée par d'injustes priviléges, mais qu'elle est, pour ainsi dire, une des ondulations de la prospérité générale, se communiquant du centre aux extrémités, et des extrémités au centre de l'empire;—alors, dis-je, vous pourrez vous rendre le témoignage que vous ne vous êtes pas levés pour une cause solitaire et égoïste; et, rompant vos rangs, comme une milice fidèle au retour de la paix, vous dissoudrez cette Association, avec la consolation de penser qu'elle aura ajouté une noble et glorieuse page aux annales de votre belle cité.
10.—À M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL DE LILLE, ORGANE DES INTÉRÊTS DU NORD[12].
Monsieur,
Vous vous occupez de l'Association pour la liberté des échanges, et cela, il faut le dire, en très-bons termes. Cette modération est d'un trop-bon augure pour que nous ne nous empressions pas de la reconnaître et de l'imiter.
Vous prenez acte d'abord de ce que l'association se donne pour mission de propager la vérité économique avec assez de profusion pour changer le cours de la volonté nationale.—Puis, vous vous demandez si une telle mission est opportune; et, bien entendu, vous résolvez la question négativement.—Et pourquoi n'est-il pas opportun de répandre la vérité?—C'est, dites-vous, parce que l'opinion n'est pas encore fixée. «N'avons-nous pas, en France, des intérêts d'agriculture qui demandent la protection, et d'autres intérêts d'agriculture qui demandent la liberté des échanges; des industries qui veulent être protégées, et des industries qui se plaignent du régime restrictif? Dans nos ports de mer, telle branche de commerce vit de la protection, et telle autre proteste contre elle. Tout cela ne forme-t-il pas une mêlée confuse?»
Eh! sans doute, les uns sont pour et les autres contre. Mais, par le grand Dieu du ciel! ils n'ont pas tous raison en même temps. On se trompe de part ou d'autre; et, puisque les partisans du monopole, par leurs journaux, leurs comités, leurs souscriptions, répandent assez leurs idées pour qu'elles se traduisent en lois, pourquoi les amis de la liberté ne feraient-ils pas de même? Y a-t-il quelque moyen, du faire cesser cette confusion dont vous parlez que de débattre à fond la question devant le publie? Ou bien les armes dont l'erreur fait usage sont-elles interdites à la vérité, et faut-il que les monopoleurs aient encore le monopole de la parole?
«Quand les conflits auront peu à peu disparu par la force des choses,—dites-vous,—alors surgira pour nous, comme pour l'Angleterre, cette grande question de réforme, que l'Association bordelaise cherche en vain aujourd'hui à précipiter à contre-temps.»
Fort bien: quand tout le monde sera d'accord, vous nous permettrez de parler; et quand la lumière se sera faite par la force des choses, vous ne verrez plus d'inconvénient à ce que nous en appelions à la force des raisons.—Trouvez bon que nous ne nous laissions pas renfermer dans ce cercle vicieux. Vraiment, vous vous faites la part trop belle, car votre proposition revient à ceci: Maintenant, il y a conflit d'opinions; que les moyens d'information soient tous de notre côté, et si, malgré cela, la doctrine de la liberté triomphe par la seule force des choses, alors la réforme commerciale pourra surgir, non en fait, mais à l'état de question.
Ensuite, toujours pour prouver que notre principe est faux et qu'en tout cas il est inutile de chercher à le répandre, vous dites: «Il y a vingt-six ans et plus que cette doctrine de la liberté s'agite en Angleterre. MM. Huskisson, Bowring et d'autres hommes éminents avaient formé école et poursuivaient avec un zèle infatigable la réalisation de leurs plans. Il a fallu cependant près d'un quart de siècle, dans un pays où les principes économiques sont admirablement étudiés et compris, il a fallu qu'à des doctrines nouvelles des faits vinssent, un à un, graduellement et par une sorte d'attraction, prêter toute l'autorité d'un problème résolu, avant qu'un homme d'État, abdiquant ses convictions passées, ses antécédents politiques, osât proclamer à la face de son pays qu'il était prêt à entreprendre une œuvre que jadis il eût combattue. Il s'est fait chez sir Robert Peel une révolution dans ses idées et dans son esprit. Pour qu'un tel homme fasse consciencieusement et sans sourciller un pareil aveu, ne faut-il pas que l'évidence l'ait étreint de toute part? etc.»
Certes, si l'on voulait démontrer tout à la fois la vérité de la doctrine libérale et la nécessité de constants efforts pour la propager, on ne pourrait mieux dire.
Quoi! malgré ce qu'a de spécieux la doctrine de la restriction, les faits sont venus un à un, comme par une sorte d'attraction, prêter à la doctrine opposée l'autorité d'un problème résolu! Quoi! malgré ses convictions et ses engagements protectionistes, sir Robert Peel a été étreint de toute part d'une évidence telle qu'elle l'a amené à confesser publiquement qu'une révolution s'était opérée dans ses idées et dans son esprit!—Et vous ne voulez pas que nous tenions cette doctrine pour vraie!
D'un autre côté, il a fallu vingt-six ans à un peuple qui étudie et qui comprend; il a fallu d'infatigables efforts à Huskisson, à Bowring et à leur école, avant que l'Angleterre ait pu mettre sa législation en harmonie avec cette vérité;—et vous en concluez que les amis de la liberté, en France, n'ont qu'à garder le silence et laisser agir la force des choses!—En vérité, je ne puis comprendre par quelle étrange liaison d'idées de telles prémisses vous ont conduit à de telles conclusions.
«C'est,—dites-vous,—la fameuse Ligue Cobden, moins Cobden, que Bordeaux vise à copier.»
Avez-vous voulu faire la satire de la France? Certes, il n'est personne qui puisse refuser son admiration à l'homme éminent qui a conduit la nation anglaise à triompher des whigs, des tories, de l'aristocratie, du monopole, et, ce qui était plus difficile, de sa propre apathie et de ses préjugés.—Est-ce à dire qu'il n'y a dans notre pays ni intelligence ni dévouement? Et la France est-elle tellement épuisée d'hommes de mérite, qu'il n'en puisse plus surgir pour répondre aux nécessités du temps et à ses espérances?
Mais le système protecteur, ajoutez-vous, n'a pas le même caractère en France qu'en Angleterre, et l'Association de Bordeaux a tort de copier la Ligue de Manchester.
Eh! qui vous dit qu'on veut copier la Ligue? La Ligue a adopté la tactique qui lui était imposée par le caractère de la lutte qu'elle avait à souvenir; l'Association fera de même.
11.—THÉORIE DU BÉNÉFICE[13].
Lundi, en sortant de l'assemblée, un monsieur m'accoste et me dit: Je vous ai écouté avec attention, vous avez articulé ces paroles: «Il faut savoir enfin de quel côté est la vérité. Si nous nous trompons, qu'on pousse la protection jusqu'au bout. Si nous sommes dans le vrai, réclamons la liberté, etc., etc.»—Or, Monsieur, cela suppose que liberté et restriction sont incompatibles.
—Il me semble que cela résulte des termes eux-mêmes.
—Vous n'avez donc pas lu le Moniteur industriel? Il prouve clairement que liberté, protection, prohibition, tout cela s'accommode fort bien ensemble, en vertu de la théorie du bénéfice.
—Quelle est donc cette théorie?
—La voici en peu de mots. L'homme aspire à consommer. Pour consommer, il faut produire; pour produire, il faut travailler; et pour travailler il faut avoir en perspective un bénéfice probable, ou, mieux encore, assuré.
—Fort bien, et la conclusion?
—La conclusion, elle est bien simple: écoutez le Moniteur! «À quelles mesures doit avoir recours un peuple qui veut tel produit, qui cherche à arriver à la plus grande production possible, afin d'arriver ainsi, par le plus court chemin possible, à une plus grande consommation, à un plus grand bien-être? Évidemment il doit assurer des bénéfices à quiconque entreprend telle industrie. Il doit assurer des bénéfices aux producteurs.»
—Et le moyen?
—Écoutez encore le Moniteur: «Pour développer le plus possible le travail, tantôt la prohibition est bonne, tantôt c'est la protection, et tantôt c'est la liberté.» Vous voyez que le Moniteur industriel n'est pas plus pour la prohibition, que pour la protection, que pour la liberté.
—En d'autres termes: il faut que toute industrie gagne, de manière ou d'autre. À celle qui donne un bénéfice naturel, liberté, concurrence; à celle qui donne naturellement de la perte, le droit de convertir cette perte en profit par le pillage organisé. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus. Mais vous me rappelez une scène dont j'ai été témoin ces jours-ci. Voulez-vous me permettre de la raconter?
—J'écoute.
—J'étais chez M. le maire, lorsqu'est survenu un solliciteur industriel, et voici le dialogue que j'ai entendu.
L'Industriel.—monsieur le Maire, j'ai découvert dans mon jardin une terre rougeâtre qui m'a paru contenir du fer, et j'ai l'intention d'établir chez moi, au milieu de la ville, un haut fourneau.
Le Maire.—Vous vous ruinerez.
L'Industriel.—Pas du tout, je suis sûr de gagner.
Le Maire.—Comment cela?
L'Industriel.—Tout simplement par le bénéfice.
Le Maire.—Où sera le bénéfice, si vous êtes forcé de vendre au cours, c'est-à-dire à 12 ou 15 francs, du fer qui vous reviendra peut-être à 100 francs, peut-être à 1,000 francs?
L'Industriel.—C'est pour cela que je viens vous trouver. Mettez-moi à même de rançonner vos administrés non-seulement jusqu'à concurrence de mes pertes, mais encore au delà, et vous aurez assuré à mon industrie des bénéfices.
Le Maire.—Mon autorité ne va pas jusque-là.
L'Industriel.—Pardon, monsieur le Maire, n'avez-vous pas un octroi?
Le Maire.—Oui; et, par parenthèse, je voudrais bien qu'il fût possible d'asseoir les revenus de la ville sur un autre moyen.
L'Industriel.—Eh bien! mettez l'octroi à mon service: qu'il ne laisse pas une parcelle de fer passer la barrière. Les Bordelais seront bien forcés de venir acheter mon fer, et à mon prix.
Le Maire.—Tous les autres travailleurs jetteront de hauts cris.
L'Industriel.—Vous leur accorderez à tous les mêmes faveurs.
Le Maire.—Fort bien. En sorte que, comme vous aurez bien peu de fer à fournir, nous aurons aussi peu de pain, peu de vêtements, peu de toutes choses. Ce sera le régime de la moindre quantité.
L'Industriel.—Qu'importe, si nous réalisons tous des bénéfices, en nous pillant les uns les autres légalement et avec ordre?
Le Maire.—Monsieur, votre plan est fort beau; mais les Bordelais ne s'y soumettront pas.
L'Industriel.—Pourquoi pas? Les Français s'y soumettent bien. Je ne demande à l'octroi que ce que d'autres demandent à la Douane.
Le Maire.—Eh bien! puisqu'elle est si bénévole, adressez-vous à elle et ne me rompez plus la tête. L'octroi est chargé de prélever un impôt, et non de procurer des bénéfices aux industriels.
L'Industriel.—Monsieur le Maire, encore un mot. Supposez que ma requête ait prévalu il y a vingt ans; vous auriez aujourd'hui un haut fourneau au milieu de la ville, qui ferait vivre au moins trente ouvriers.
Le Maire.—Oui, et Bordeaux serait réduit peut-être à deux mille âmes de population.
L'Industriel.—Vous comprenez que si, dans mon hypothèse, on voulait renverser l'octroi, mes trente ouvriers seraient sans ouvrage.
Le Maire.—Et Bordeaux tendrait à redevenir ce qu'il est, une splendide cité de cent mille habitants.
L'Industriel, en s'en allant.—Ce que c'est que d'avoir affaire à un théoricien! Ne pas comprendre la théorie du bénéfice!—Mais j'irai trouver le directeur des Douanes, et ma cause n'est pas perdue.
12.—À M. LE RÉDACTEUR DE L'ÉPOQUE[14].
Monsieur,
Permettez-moi de féliciter l'Association pour la liberté des échanges de l'attention qu'elle obtient de ses adversaires. C'est un premier succès, qui, j'espère, sera suivi de bien d'autres. Le temps n'est plus où le monopole accablait de ses mépris ou étouffait sous la conspiration du silence tout effort dans le sens de la liberté. Tout en nous prêchant la modération, vous nous en donnez l'exemple; ce n'est pas nous qui refuserons de le suivre.
Mais, Monsieur, il s'agit ici de modération dans la forme, car, quant au fond, en conscience, nous ne pouvons pas être modérés. Nous sommes convaincus que deux et deux font quatre, et nous le soutiendrons opiniâtrement, sauf à le faire avec toute la courtoisie que vous pouvez désirer.
Il y en a qui professent que deux et deux font tantôt trois, tantôt cinq, et là-dessus ils se vantent de n'avoir pas de principes absolus; ils se donnent pour des hommes sérieux, modérés, prudents, pratiques; ils nous accusent d'intolérance.
«Il y a de par le monde, dites-vous, des hommes qui s'arrogent le monopole de la science économique.» Qu'est-ce à dire? Nous avons foi en la liberté comme vous en la protection. N'avons-nous pas le même droit que vous de faire des prosélytes? Si nous employions la violence, votre reproche serait fondé. Singuliers monopoleurs, qui se bornent à réclamer la liberté pour les autres comme pour eux-mêmes! Vous mettons-nous le pistolet sur la gorge pour vous forcer à échanger, quand cela ne vous convient pas? Mais c'est bien par la force que les protectionistes nous empêchent d'échanger lorsque cela nous convient. Pourquoi ne font-ils pas comme nous? pourquoi, si l'échange est aussi funeste qu'ils le disent, n'en détournent-ils pas leurs concitoyens par la persuasion? Nous demandons la liberté, ils imposent la restriction; et ils nous appellent monopoleurs!
Vous nous reprochez d'être des théoriciens, puis vous dites: «Les restrictions de la douane, qui sont un obstacle au développement des nations peu avancées ou de celles qui sont à la tête de la civilisation, ont été reconnues un puissant moyen d'émulation pour celles qui ont encore quelques degrés à franchir.»
En économie sociale, je ne connais rien de plus systématique, si ce n'est les quatre âges de la vie des nations imaginés par M. de Girardin; vous vous rappelez cette bouffonnerie.
C'est dire, en d'autres termes:
L'échange a deux natures opposées. Au haut et au bas de l'échelle sociale, il est bon, il faut le laisser libre; dans les degrés intermédiaires, il est mauvais, il faut le restreindre.
En d'autres termes encore:
Deux et deux font quelquefois trois, quelquefois cinq, quelquefois quatre. Eh bien! Monsieur, que vous le vouliez ou non, c'est là une théorie, et, qui plus est, une théorie fort étrange; si étrange, que vous devriez bien vous donner la peine de la démontrer. Car comment l'échange, utile à un peuple pauvre, devient-il nuisible à un peuple aisé, pour redevenir utile à un peuple riche? Tracez-nous donc les limites exactes où s'opèrent, dans la nature intime du troc, ces étonnantes métamorphoses.
Voici le système de M. de Girardin:
Premier âge.—Importation.—(C'est le temps heureux où les peuples reçoivent sans donner.)
Second âge.—Protection.—(Alors on ne reçoit ni ne donne.)
Troisième âge.—Exportation.—(Devenu plus avisé, le peuple, pour s'enrichir, donne toujours, sans recevoir jamais.)
Quatrième âge.—Liberté.—(Chacun fait librement ses ventes et ses achats, détestable régime, dont M. de Girardin nous dégoûte, en ayant soin de nous prévenir qu'il ne convient qu'aux nations en décadence et en décrépitude, comme l'Angleterre.)
Votre système est plus simple, mais il repose sur la même idée, qui est celle-ci:
«Sous le régime de la liberté, les nations les plus avancées écraseraient les autres de leur supériorité.»
Mais cette supériorité, à quoi se réduit-elle?
Les Anglais ont de la houille et du fer en abondance, des capitaux inépuisables, auxquels ils ne demandent que 2 1/2 pour 100, des ouvriers habiles, disposés à travailler seize heures par jour.—Fort bien! à quoi cela aboutit-il? À fournir à l'ouvrier, pour 50 centimes, le couteau ou le calicot qui, sans cela, lui coûteraient 3 francs. Quel est le vrai gagnant?
—Les Polonais ont un sol fertile, qui ne coûte rien d'achat et presque rien de culture. Eux-mêmes se contentent d'une chétive rémunération, en sorte qu'ils peuvent inonder la France de blé à 8 francs l'hectolitre.—Je ne crois pas le fait, mais supposons-le vrai; que faut-il en conclure? Que le pain en France sera à bon marché. Or à qui profite le bon marché? Est-ce au vendeur ou à l'acheteur? Si c'est à l'acheteur, quelle n'est pas l'inconséquence de la loi française d'interdire à la population française l'achat du blé polonais, sur le fondement qu'il ne coûte presque rien!
On dit que le travail s'arrêterait, en France, faute d'aliment, si l'étranger était admis à pourvoir à tous nos besoins.—Oui, si les besoins et les désirs de l'homme n'étaient pas illimités. L'éternel cercle vicieux de nos adversaires est celui-ci: ils supposent que la production générale est une quantité invariable, et apercevant que, grâce à l'échange, elle sera obtenue avec une réduction de travail, ils se demandent ce que deviendra cette portion de travail surabondant.
Ce qu'il deviendra?—Ce qu'est devenu le travail que la bonne nature a mis en disponibilité quand elle nous a donné gratuitement de l'air, de l'eau, de la lumière.
Ce qu'est devenu le travail que l'imprimerie a rendu inutile pour un nombre donné d'exemplaires d'un même livre, lorsqu'elle s'est substituée au procédé des copistes.
Ce que devient mon travail, quand le boulanger avec une heure de peine m'en épargne six; ce que devient le vôtre, quand le tailleur vous fait, en un jour, l'habit qui vous prendrait un mois, si vous le faisiez vous-même.
La somme des satisfactions[15] restant la même, tout travail rendu superflu par l'invention ou par l'échange est une conquête pour le genre humain, un moyen d'étendre le cercle de ses jouissances.
Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien je suis douloureusement affecté quand je viens à songer qu'une nuance presque imperceptible sépare, au moins en doctrine, les amis de la liberté de ceux de la protection. Il suffirait, pour que nous nous accordions, que ces derniers, par une petite évolution, après avoir vu, comme aux Gobelins, le revers de la tapisserie, consentissent à aller contempler sur l'autre face l'effet définitif.—Essayez: placez-vous un moment au point de vue, non du producteur, mais du consommateur; non du vendeur, que toute concurrence importune, mais de l'acheteur, à qui elle profite. Demandez-vous si les besoins des uns sont faits pour être exploités par les autres; si les estomacs ont été créés et mis au monde pour l'avantage des propriétaires fonciers; si nos membres nous ont été donnés pour que monsieur tel ou tel ait le privilége de les vêtir. Mettez-vous du côté de ceux qui ont faim et froid, qui sont dénués et ignorants, et vous serez bientôt rangé sous la bannière de l'abondance, d'où qu'elle vienne.
«Quelle que soit la magie du mot liberté, dites-vous, il y a une autre idée qui exerce plus d'empire sur les populations, c'est celle des droits du travail.»
Les droits du travail! Vous voulez dire les droits des travailleurs? Eh bien! parmi ces droits, ainsi que l'a dit le digne président de l'Association bordelaise, en est-il un plus naturel, plus respectable, plus sacré, que celui de troquer ce que l'on a produit à la sueur de son front? Voyez où vous vous jetez: le droit mis en opposition avec la liberté! le droit placé dans la restriction!
Enfin, vous nous menacez d'une coalition de producteurs.
Nous ne la craignons pas. Elle n'est pas à naître; elle agit, elle fonctionne, elle exploite la protection. Cette entente cordiale d'intérêts divergents est un vrai miracle au sein du pays. Après tout, le pis qui puisse nous arriver, c'est qu'elle persévère, et nous avons mille chances pour qu'elle s'évanouisse.
13.—LE LIBRE ÉCHANGE EN ACTION[16].
Monsieur le Rédacteur,
Nous avons déjà fait bien de la théorie sur la liberté commerciale. Nous en ferons encore, je l'espère; mais voici de la liberté pratique, vivante, en chair et en os. Il ne s'agit plus de livres, d'articles de journaux, de raisonnements; il s'agit de deux millions d'hommes placés au centre de l'Europe, pratiquant le libre échange, dans le sens le plus rigoureux du mot, c'est-à-dire se soumettant volontairement à toutes les concurrences, sans se défendre législativement contre aucune. Je crois donc utile que vous admettiez dans vos colonnes des extraits un peu étendus d'un rapport fait à la Chambre des Communes, par l'honorable représentant de Kilmarnock, sur l'état du commerce et de l'industrie en Suisse.
..... «C'est une chose bien faite pour exciter l'attention de toute personne réfléchie que les manufactures suisses, presque inaperçues et entièrement privées de protection, soient graduellement parvenues à écouler leurs produits sur tous les marchés du monde, quelque éloignés et inaccessibles qu'ils parussent. Certes on ne peut attribuer un résultat aussi remarquable à la position géographique de la Suisse; car, d'une part, elle ne produit pas les matières premières nécessaires à ses fabriques, de l'autre, elle n'a d'autres points d'expédition que ceux que les puissances voisines consentent à lui prêter, aux conditions qu'il leur plaît. Aucune de ses fabriques ne doit sa prospérité à la protection ou à l'intervention de la loi. Cependant il n'est pas moins vrai que, sans le concours des douanes pour amortir l'action de la rivalité extérieure, ses progrès sont sans exemple dans l'histoire des pays manufacturiers. Je m'attendais bien à trouver en Suisse un vivant et instructif exemple de la vérité des principes économiques réduits en pratique; mais je ne pouvais soupçonner qu'ils avaient produit une si grande somme de contentement et de bonheur, et qu'ils eussent élevé une si grande proportion de la classe ouvrière à la dignité et au bien-être.
«S'il y a des défauts et des lacunes dans les détails que j'ai à soumettre à vos Seigneuries, j'espère qu'elles n'oublieront pas qu'il est fort difficile de recueillir les faits, dans un pays où la puissance publique n'intervient nullement dans l'industrie, où il n'existe ni douane, ni aucun système de taxes qui nécessitent des rapports officiels.»
«Dans de tels pays, les questions de consommation, d'entrée et de sortie échappent nécessairement à toute appréciation rigoureuse, quant à leur fluctuation et à leur progrès. Quoique j'aie rencontré tous les gouvernements suisses sans aucune exception, très-disposés à me communiquer toutes les informations qui étaient en leur pouvoir, cependant il est toujours arrivé que les connaissances statistiques ne m'ont pas été accessibles. Mais il est impossible de se méprendre sur le mérite d'une politique dont le résultat éclate dans la satisfaction et la prospérité générales. Dans la plupart des cantons manufacturiers de la Suisse, le pouvoir législatif est, non pas indirectement, mais très-directement aux mains des classes populaires. Si leur système commercial était opposé à l'intérêt commun, il ne pourrait pas subsister un seul jour; mais il est sanctionné par l'universelle expérience et l'universelle approbation. Deux millions d'hommes, placés dans les conditions les plus désavantageuses, ont fait systématiquement l'épreuve de la liberté absolue du commerce. Les résultats incontestables sont de nature à détruire tous les doutes de l'observateur honnête et désintéressé.»
«La Suisse est très-éloignée de tout grand centre commercial; le coton qu'elle fabrique doit y être transporté, pendant des centaines de milles, de la Méditerranée ou des rivages encore plus éloignés de l'Atlantique. Elle importe la soie de la France et de l'Italie, et la laine de l'Allemagne.»
«Lorsque ses produits cherchent un marché extérieur, ils rencontrent les mêmes droits, les mêmes risques et les mêmes frais d'un transit lent, difficile et dispendieux; il faut qu'ils traversent les montagnes du Jura ou des Alpes. Cependant, malgré ces obstacles, on les trouve sur tous les grands marchés de l'univers, et la raison en est simple: en Suisse, l'industrie est abandonnée à elle-même; la richesse n'a point été détournée par les lois de sa tendance naturelle; on n'y a pas vu cette lutte stupide encouragée par le gouvernement entre les monopoles du petit nombre et les intérêts des masses. Le consommateur est resté libre d'acheter au meilleur marché, comme le producteur de vendre au marché le plus élevé, et la situation actuelle de l'industrie suisse, ainsi que son avenir, examiné dans ses détails, auront quelque influence sur les personnes auxquelles les principes de la liberté commerciale sont antipathiques.
«On aurait pu s'attendre à ce que le régime prohibitif, par lequel les États circonvoisins ont défendu leurs frontières, eût jeté l'alarme parmi les manufacturiers suisses et les eût entraînés à chercher des alliés commerciaux, en adoptant une législation semblable, faussement appelée protectrice; mais telle n'a pas été la tendance de l'opinion, ni les enseignements de l'expérience en Suisse. Plusieurs des manufacturiers les plus éclairés m'ont assuré que quoiqu'ils aient été fort alarmés en 1814 par les grands changements politiques de cette époque, et fort désireux de contracter des arrangements avec d'autres puissances, basés sur la réciprocité, ils étaient maintenant convaincus que la politique du libre échange et du libre transit était la plus sage et la meilleure. Malgré les désavantages naturels des cantons suisses, à raison de leur position géographique, je suis persuadé qu'il n'existe pas dans le monde une industrie manufacturière plus saine, plus vigoureuse et plus élastique que celle de ce pays. Quoique, d'un côté, elle soit un objet de terreur pour les intérêts protégés des manufacturiers français, quoique les marchés d'Allemagne et d'Italie se resserrent de plus en plus pour elle, continuellement elle gagne du terrain et fait des progrès vers de nouvelles régions. La consommation qu'elle trouvait autrefois en Europe est maintenant dépassée de beaucoup par celle des États transatlantiques, et la Suisse, en persévérant courageusement dans sa politique intelligente, a établi ses manufactures sur la large et inébranlable base de la production à bon marché. En traversant les différents districts, j'ai constamment rencontré des marchands et des manufacturiers qui avaient noué des relations avec les contrées les plus éloignées du globe. Ils ont assuré qu'ils étaient maintenant dégagés des anxiétés que leur avaient fait éprouver les lignes de douane dont la France, l'Allemagne et l'Italie avaient entouré leurs frontières; qu'en fait ils étaient indépendants de la politique étroite et égoïste qui avait créé les tarifs de tant de nations européennes; que ces tarifs mêmes les avaient forcés d'explorer des champs plus vastes, et où leurs capitaux ainsi que tous leurs moyens de production trouvaient un emploi illimité.»
«En 1820, la Diète suisse, au sein de laquelle des réclamations énergiques s'étaient produites contre les mesures prohibitives du Gouvernement français, essaya, par voie de représailles, d'introduire le régime protecteur dans la législation du pays. En réalité, il n'eut que quelques mois d'existence, et les obstacles à la liberté des communications succombèrent graduellement sous la pression de l'opinion publique et l'instinct des intérêts bien entendus. Il n'est aucun sujet sur lequel j'aie trouvé une telle communauté de sentiments que celle qui existe à l'égard des bienfaits que la liberté commerciale a répandus sur le pays. Même parmi les industriels qui, en apparence, auraient été les plus intéressés à la protection et à la prohibition, plusieurs avouaient que leurs opinions étaient changées. Un certain nombre de fabricants, qui d'abord avaient été les ardents promoteurs des droits de douane sur les produits étrangers, et se considéraient comme ayant un droit exclusif à la consommation nationale, notamment quand les États voisins repoussaient leurs propres produits, étaient maintenant convaincus par l'expérience que leurs vues avaient été erronées, et que leurs établissements avaient acquis une force et une solidité qu'une législation prohibitive n'aurait jamais pu leur donner. L'un des principaux filateurs disait: Dans tous les magasins, dans toutes les boutiques du pays, les produits anglais et français sont étalés côte à côte avec les nôtres; ils n'ont payé aucun droit; les nôtres n'ont reçu aucune protection; et quelque insignifiants qu'aient été nos premiers essais, quelque restreints qu'aient été nos débouchés, le Gouvernement crut devoir nous refuser une main secourable et nous forcer à aviser pour nous-mêmes. Cependant, en dépit de la terrible concurrence du capital britannique et du goût français, nous avons réussi. L'histoire du dernier siècle n'est pour nous que l'histoire de nos progrès. Malgré tous les obstacles, faibles comme nous sommes, sans aucun port d'expédition que ceux que nous tenons du bon plaisir de nos voisins, nos articles se sont fait jour et se débitent dans les quatre coins du monde.»
Les réflexions se présentent en foule à la lecture de ce rapport. On pourrait demander aux protectionistes: Où sont donc les invasions, les inondations de produits étrangers qui eussent dû tuer le travail national en Suisse? On pourrait faire bien d'autres questions encore. J'aime mieux laisser à ce précieux document toute la force qu'il porte en lui-même.
14.—QU'EST-CE QUE LE COMMERCE[17]?
L'argument qu'il est de mode aujourd'hui d'opposer à la liberté des échanges a été porté à la tribune nationale par M. Corne. C'est celui-ci:
«Attendons, afin de pouvoir lutter avec l'étranger à armes égales, que nous ayons autant que lui de capitaux, de fer, de houille, de routes, et alors nous affronterons les périls de la concurrence.»
Ceci implique que le bon marché auquel l'étranger peut nous livrer certains produits est justement le motif pour lequel on nous défend de les acheter.
Là-dessus je me demande: Qu'est-ce que le commerce? Une chose est à meilleur marché dans tel pays étranger qu'en France; est-ce une raison pour nous abstenir de commercer avec ce pays? ou bien est-ce un motif de commercer avec lui le plus tôt possible?
Si les monopoleurs ne s'en mêlaient pas, la question serait bientôt résolue. Non-seulement les négociants décideraient que c'est là un motif suffisant pour déterminer le commerce, mais encore que c'est le motif unique, qu'il n'y en a pas d'autre possible, ni même imaginable.
Mais ces messieurs raisonnent autrement, en fait de commerce, que les commerçants. Ils disent: Ce qui est plus cher au dehors qu'au dedans, laissons-le entrer librement; et ce qui est à meilleur marché, repoussons-le de par la loi.
Il est possible que le principe absolu de la prohibition ne soit pas dans les actes de ces législateurs, mais il est très-certainement dans leur exposé des motifs.
LIBERTÉ, ÉGALITÉ.
M. Corne a mis l'égalité en opposition avec la liberté.
Cela seul devrait l'avertir qu'il y a un vice radical dans sa doctrine. En tout cas, une chose m'étonne: comment ose-t-on prendre sur soi d'opter, quand on a le malheur de croire que la liberté et l'égalité sont incompatibles?
M. Corne a opté, néanmoins; et, réduit à sacrifier l'une ou l'autre, c'est la liberté qu'il immole.
La liberté! mais c'est la justice!
Pierre rencontre Paul, et lui dit: «Mon ami, je fais de la toile, et je vous en vendrai, pourvu que vous me permettiez de mettre la main dans votre poche et d'en retirer un prix qui me satisfasse.»—Paul répond: «Ne prenez pas cette peine, je sais quelqu'un qui me donnera de la toile à moitié prix.»—De quel côté est le bon droit?—La loi tranche la question en mettant au service de Pierre la baïonnette du douanier.
Qu'y faire? dites-vous: la justice et la liberté sont d'un côté; l'égalité et la prospérité, de l'autre; il faut choisir.
Triste alternative, ou plutôt dérisoire blasphème. Non, il n'est pas vrai qu'il y ait entre le juste et l'utile un irrémédiable conflit. Cette doctrine contredit les faits autant qu'elle choque la raison.
Car enfin qui protégez-vous? Celui qui élève des bestiaux, aux dépens de ceux qui mangent de la viande; celui qui a obtenu des concessions houillères ou qui possède des forêts, au détriment de ceux qui ont besoin de faire cuire leurs aliments ou de réchauffer leurs membres engourdis; le petit nombre, au préjudice du grand nombre.
Vous parlez de la classe ouvrière. Et quel est le langage que tient le monopoleur au charpentier, au maçon, au cordonnier, à cette innombrable famille d'artisans auxquels la douane n'a aucune compensation à donner? Le voici:
«Il vous faut du pain, du vin, des vêtements, du feu, du fer. Prenez une bêche, et si vous trouvez un coin de terre inoccupé, labourez-le; semez-y du blé, du lin et du gland; plantez-y de la vigne, cherchez-y du minerai, faites-y paître vos troupeaux, et rien ne vous manquera.»
«Hélas! dit chaque ouvrier, votre conseil est excellent, mais je ne puis le suivre. Heureusement que j'ai des bras. Je puis tailler la pierre, ou manier la hache et pousser le rabot. On me payera, et avec mon salaire j'achèterai les objets nécessaires au maintien de mon existence.»
Mais alors, dit à chacun le monopoleur: «Pain, bois, viande, laine, je te forcerai de l'acheter à ma boutique, ainsi que ta truelle, ta hache et ton rabot. J'ai même fait une loi pour que tu n'en obtiennes que le moins possible en échange de ton labeur.»
Et puis il ajoute: «Tu n'es pas libre,—mais que l'égalité te console!»
15.—À M. LE MINISTRE DE L'AGRICULTURE ET DU COMMERCE[18].
Monsieur le Ministre,
Lorsque vous êtes monté à la tribune pour proclamer la politique commerciale du cabinet, nous nous attendions à ce que vous vous prononceriez sur cette question: En matière d'échanges, la restriction vaut-elle mieux que la liberté?
Si, après avoir reconnu que la restriction est un mal, qu'elle implique nécessairement fausse application de travail humain et déperdition de services naturels, qu'elle équivaut, par conséquent, à une limitation de force, de richesse, de bien-être et de puissance, vous eussiez ajouté: «Néanmoins, nous ne proposons pas l'abolition du régime restrictif, parce que l'opinion publique le soutient, et que, sous un gouvernement représentatif, la conviction ministérielle doit céder devant la volonté nationale,»—nous comprendrions ce langage. Il nous ferait entrevoir que le ministère sympathise avec les associations qui se forment pour propager les saines doctrines économiques et pour contre-balancer l'influence, jusqu'ici prépondérante, des coalitions protectionistes.
Si vous aviez dit encore:
«Alors même que la majorité apercevrait la funeste déception qui est au fond du régime protecteur, de ce régime qui voit un profit national dans tout ce que les industries s'arrachent les unes aux autres, il n'en est pas moins vrai qu'il a créé un état de choses artificiel, que le Gouvernement ne peut détruire sans ménager la transition, sans préparer surtout des ressources aux ouvriers déclassés ou hors d'état d'entreprendre de nouvelles carrières,»—nous vous comprendrions assurément, et nous nous féliciterions d'apprendre que le cabinet a un but vers lequel il est prêt à marcher.
Mais tel n'a point été votre langage, et nous vous avons entendu, avec regret, attaquer l'échange dans son principe.
Car vous avez dit formellement que la protection ne doit se relâcher qu'à mesure que l'industrie nationale peut lutter à armes égales contre l'industrie étrangère.
Ce qui équivaut à ceci: tant qu'une différence dans le prix de revient déterminerait l'échange international, il sera interdit. Nous le permettrons sitôt qu'il cessera d'être utile.
Or c'est bien là le condamner dans sa seule raison d'être.
«En Angleterre, dites-vous, le fer et la houille se trouvent en abondance, presque partout; dans les mêmes localités, les moyens de transport vers l'intérieur et vers la mer, par les rivières, les canaux et les chemins de fer, sont multipliés et faciles, les ports et les rades sont en grand nombre, sûrs et dans le meilleur état..... Les capitaux et les moyens de crédit surabondent, d'immenses établissements industriels ont presque tous racheté leur mise de fondation, etc.»
Voilà certes bien des avantages naturels et acquis. Ne serions-nous pas heureux que les Anglais nous les cédassent gratuitement?
Et c'est ce qui arriverait par la liberté des échanges. Car en quoi se résument ces avantages?—En bon marché.—Et à qui profite le bon marché?—À l'acheteur.—Donc laissez-nous acheter.
Si l'on cherche la cause de la modicité du prix auquel les Anglais livrent leur fer et leur houille, on trouve qu'elle provient de ce que les avantages que vous énumérez concourent gratuitement à la création de ces produits. Les Anglais, comme dit M. Lestiboudois, se contentent de retirer un intérêt fort abaissé de leurs capitaux; leurs ouvriers livrent beaucoup de travail contre peu de salaire; et quant à la sûreté des rades, la facilité des roules, l'abondance et la proximité du combustible et du minerai, tout cela ils le donnent par-dessus le marché. C'est une coopération très-effective, qui pourtant n'entre pour rien dans le prix; c'est un don gratuit fait au consommateur, si celui-ci n'avait pas la folie de le repousser.
Tel est le bénéfice de l'échange, non-seulement dans ce cas particulier, mais dans tous les cas imaginables. Il rend l'acheteur participant des avantages naturels dont le vendeur n'est qu'en possession apparente. Je dis plus, celui-ci n'en est que le dépositaire, le dispensateur; et c'est celui-là qui en recueille tout le fruit. Par le bon marché du sucre, l'avantage de la haute température des tropiques est véritablement conféré aux Européens; par le bon marché du pain, l'avantage d'une chute d'eau est réellement conféré à ceux qui le consomment.
Lors donc qu'avec MM. Corne et Lestiboudois vous avez dit: «Attendons, pour proclamer la liberté, de pouvoir lutter avec les Anglais, à armes égales,»—vous avez condamné radicalement les échanges, puisque votre proposition implique qu'ils doivent être interdits précisément par le motif même qui les détermine.
Vous dites que «la marche suivie par l'Angleterre n'est pas un hommage rendu à la théorie absolue de la liberté commerciale; que l'Angleterre retire la protection à celles de ses industries qui peuvent s'en passer; qu'elle se fait enfin libérale là seulement où elle n'a rien à craindre du régime libéral.»
De telles assertions, répétées par un grand nombre d'orateurs et de journaux, ont lieu de nous surprendre. Elles seraient incontestables, si M. Peel se fût borné à réduire les droits sur la houille, le fer, les tissus de lin et de coton. Mais à quoi l'Angleterre a-t-elle ouvert ses ports? Aux céréales, aux bestiaux, au beurre, aux fromages, aux laines. Or, dans des idées restrictives, n'avait-elle pas autant de motifs pour repousser ces choses que nous pouvons en avoir pour repousser la houille et le fer?
Qu'invoquaient les propriétaires et les fermiers anglais pour demander le maintien de la protection? L'élévation du prix des terres et de la main-d'œuvre, l'infertilité du sol, la pesanteur des taxes, l'impossibilité, par ces motifs, de soutenir la concurrence étrangère.—Et que leur a répondu le cabinet?—Toutes ces circonstances se traduisent en cherté des aliments, et la cherté, qui arrange le producteur, mais qui nuit au consommateur, nous n'en voulons plus.—Et ce n'est point là un hommage rendu à la théorie du libre échange!
Qu'invoquent nos actionnaires de mines et de forges pour perpétuer la protection? La difficulté des transports, la distance qui sépare le combustible du minerai, l'impossibilité par ces motifs de soutenir la concurrence étrangère.
Et que leur répondez-vous?—Toutes ces circonstances se traduisent en cherté de la houille et du fer, et la cherté, qui nuit au consommateur, mais qui arrange le producteur, nous la maintiendrons.
Vous pouvez bien croire que l'Angleterre se trompe, mais vous ne pouvez pas dire qu'elle agit selon votre principe.
Vous ajoutez, il est vrai, qu'elle a tiré du régime prohibitif tout le parti qu'on en peut tirer.—Ceci suppose que c'est un bon instrument de richesses, et même c'est sur lui que vous comptez pour porter notre marine, notre industrie et nos capitaux au niveau de ceux de nos voisins.
Mais c'est là la question. Il s'agit de savoir si capitaux, marine, industrie, ne grandiraient pas plus vite par le travail et l'échange libres que par le travail et l'échange contrariés.
Vous affirmez que la protection, qui, selon vous, a porté si haut la puissance anglaise, produit chez nous des effets aussi grands que rapides.
En ce cas, il n'y a rien à faire, si ce n'est de la renforcer; et nous pourrions être surpris que vous annonciez un projet de loi qui adoucira nos tarifs.
Nous aimons mieux nous en féliciter et vous venir en aide dans la sphère où il nous est donné d'agir.
Vous méditez une réforme. Mais personne, assurément, n'est plus en mesure que vous de savoir combien vous rencontrerez de résistances, non-seulement dans les intérêts alarmés, mais encore dans une opinion publique sincère, mais égarée. Voulez-vous un point d'appui? Nous vous l'offrons.—Depuis longtemps, grâce à la puissance de l'association, l'école protectioniste se fait seule entendre en France. C'est aussi au moyen de l'association que nous voulons donner une voix à l'école libérale. Soyez neutre. Nous propagerons le principe de la liberté pendant que d'autres prêcheront le principe de la protection. La vérité jaillira du débat. Et si nous parvenons à faire prévaloir notre doctrine dans l'esprit public, quelle vaste perspective s'ouvre devant nous! La douane, rendue à sa destination essentielle, versera certainement cent millions de plus au trésor; la paix, solidement établie, vous permettra certainement aussi de retrancher cent millions au budget de la guerre. Avec un excédant de deux cents millions, que de grandes choses ne pouvez-vous pas entreprendre! Que d'impôts onéreux ou impopulaires ne pouvez-vous pas dégrever! Oui, si la liberté commerciale est en elle-même une grande et magnifique réforme, elle est le point de départ de réformes plus grandes et plus magnifiques encore, bien dignes d'éveiller une noble ambition dans le sein d'un cabinet auquel on reproche, avec quelque raison, une immobilité dont le pays s'étonne, et dont il commencera bientôt peut-être à se lasser.
16.—À MONSIEUR LE RÉDACTEUR DU COURRIER FRANÇAIS[19].
J'aie toujours trouvé fort hardi, presque impertinent, l'usage d'attribuer le langage d'un journal au personnage qu'on suppose en être le patron, et de se servir de ces locutions: M. Guizot dit;—M. Thiers affirme;—M. de Metternich nous répond,—et cela à propos d'un premier Paris dont il est plus que probable que ces illustres patrons n'ont eu aucune connaissance. Ce n'est pas que j'aie la simplicité d'ignorer, tout villageois que je suis, les liens qui attachent certaines feuilles à certains hommes politiques; mais, je le répète, la formule banale dont je parle me semble renfermer une double insulte; elle dit au patron qu'on interpelle: Tu n'as pas le courage d'avouer tes paroles!—et au client supposé: Tu n'es qu'un commis à gages!
Aussi je me garderai de faire remonter à M. Thiers la responsabilité de l'article qui a paru hier dans le Constitutionnel, sur ou contre la liberté des échanges. Et pourtant, quand on voit ce manifeste suivre de si près celui du Journal des Débats, et ces deux feuilles élever bannière contre bannière, ne peut-on pas supposer, sans sortir du domaine des conjectures permises, que M. Thiers et M. Guizot ont transporté leur lutte sur le terrain de la réforme commerciale?
S'il en est ainsi, on ne peut pas féliciter M. Thiers du rôle qu'il a pris.—Se placer dans les idées rétrogrades, planter sa tente au milieu du camp des monopoles, chercher la force dans la sympathie des intérêts égoïstes, c'est assurément manquer de tact; c'est engager la partie avec des chances, peut-être actuellement favorables, mais qui, de leur nature, doivent aller toujours s'amoindrissant; c'est abandonner à son adversaire des auxiliaires puissants: la liberté, la vérité, la justice, l'intérêt général et le développement naturel de la raison publique.
Mais laissons là le champ des conjectures, et, sans nous occuper des ressorts plus ou moins problématiques qui agissent sur le journalisme, examinons en lui-même l'article du Constitutionnel.
La première erreur où tombe cette feuille, c'est de supposer que les associations qui se forment pour la défense de la liberté, en matière d'échanges, aspirent à supprimer la douane, et qu'elles attribuent cette portée à la réforme de sir Robert Peel.
«À lire la plupart des appréciations de la mesure de sir Robert Peel, et quand on ignore les conditions d'existence mercantile de la Grande-Bretagne, on est tenté de croire que, sous peu, il n'y aura plus chez nos voisins, ni taxes à l'entrée, ni douanes. C'est, il faut le dire, une illusion bien naïve; car, malgré les réformes, le gouvernement anglais s'arrange de manière à retirer encore des douanes un revenu de 450 à 500 millions de francs. Malgré les réformes, il n'y aura pas un douanier de moins sur cette vaste étendue de côtes; malgré les réformes, le métier de smuggler sera encore très-lucratif; malgré les réformes, enfin, le tabac, le thé, les eaux-de-vie, les vins continueront à être frappés de taxes tellement exorbitantes, qu'on chercherait en vain dans les tarifs des autres peuples des droits aussi élevés sur les mêmes articles. Si vous appelez cela de la liberté commerciale, il faut avouer que vous êtes faciles à contenter et que vous êtes d'excellente composition pour l'application des principes.»
Oui, nous sommes d'excellente composition avec le fisc, dont, en tant qu'association, nous ne nous occupons pas. Mais nous sommes moins faciles à l'égard de la protection, avec laquelle, je l'espère, nous ne transigerons jamais.
Au moment où beaucoup de bons esprits sentent la nécessité de s'unir pour la propagation des saines doctrines économiques, nous croyons utile d'insister sur cette distinction fondamentale et de fixer, de manière à ce qu'on ne puisse plus s'y méprendre, le vrai caractère des associations qui se forment.—Nous n'avons pas besoin de dire que nous n'exprimons ici que notre opinion personnelle.
Napoléon a dit: «La douane n'est pas seulement un instrument fiscal, elle doit être encore et surtout un moyen de protéger l'industrie.» Prenant le contre-pied de cette sentence, nous disons: «La douane ne doit pas être un moyen de protéger l'industrie et de restreindre les échanges; mais elle peut être un moyen comme un autre de prélever l'impôt.» Là est toute la pensée de l'Association. Elle ne doit pas, elle ne peut pas être ailleurs.
Nous ferons encore connaître son esprit et sa portée par une autre opposition.
Sous le titre de Comité central pour la défense du travail national, une société s'est formée en France, et son objet avoué est d'exploiter l'institution des douanes, non-seulement au détriment du public consommateur, mais au détriment du fisc lui-même.
L'Association pour la liberté des échanges a pour mission de propager le principe directement opposé à celui du Comité central.
Elle réclame pour tout Français, en ce qui ne blesse ni l'ordre public ni les bonnes mœurs, la plénitude du droit de propriété, lequel implique la faculté d'opter entre la consommation et l'échange.
Elle demande que la liberté d'acheter au dehors soit reconnue et garantie aussi bien que la liberté de vendre au dehors, d'autant plus que ce qui restreint l'une limite nécessairement l'autre.
De ce que l'association réclame pour tous les produits le libre passage de la frontière, il ne s'ensuit pas qu'elle s'oppose à ce qu'une taxe fiscale les atteigne soit à l'entrée soit à la sortie. Sans renoncer à discuter accessoirement l'opportunité et la quotité de ces taxes, il suffit quelles soient calculées exclusivement dans un but de fiscalité, pour qu'elles sortent de la compétence de l'Association. Elle ne s'attaque pas au fisc, mais à la protection. Elle s'élève contre le système qui consiste à exagérer le droit, même au préjudice du trésor, dans le but avoué d'élever le prix d'une denrée, afin d'accroître, aux dépens du consommateur, la rémunération naturelle du producteur. Elle soutient que c'est là une violation de la propriété et une usurpation commise par la loi.
Ici se présente une difficulté que je crois devoir aborder ouvertement, car, d'un côté, sous peine d'introduire la dissension dans son sein, l'Association ne doit pas se laisser entraîner à poursuivre des réformes, quelque séduisantes qu'elles paraissent, qui ne sont pas dans son principe; et, d'une autre part, il importe qu'on sache bien au dehors où elle commence, où elle s'arrête, quelle est la sphère de son activité et le terme précis de ses prétentions.
Nous l'avons déjà dit, un droit de douane peut être soit fiscal, soit protecteur. Malheureusement il peut être aussi, et il est presque toujours à la fois l'un et l'autre.
Il est fiscal quand la charge qu'il impose au public profite tout entière au trésor, c'est-à-dire au public lui-même. Tels sont les droits sur le thé et les autres denrées qui n'ont pas de similaires dans le pays. En ce cas, pas de difficulté, l'Association ne s'en mêle pas. De tels droits peuvent être fort différemment appréciés, et, à cet égard, l'opinion de chaque sociétaire est réservée. Mais enfin c'est une question d'impôt; la protection n'y est pour rien, et l'Association non plus. Pour le dire en passant, on voit combien le Constitutionnel s'est mépris quand, pour prouver que la réforme anglaise est tout ce qu'il y a de plus vulgaire, il cite précisément les taxes qu'elle a laissées subsister sur les denrées de cette catégorie. Il ne voit pas que c'est en cela que consiste tout le libéralisme de la mesure.
Le droit est exclusivement protecteur quand il empêche l'importation de la marchandise étrangère, comme dans les cas de prohibition ou de droits prohibitifs.—Dans ce cas encore, pas de difficulté. C'est là l'abus contre lequel l'Association s'est formée; sa tâche est de démontrer que d'une telle mesure, généralisée et réduite en système, résulte pour tout Français interdiction de tirer tout l'avantage possible de son travail, contrainte de s'adresser à un vendeur plus malhabile ou moins bien situé. Ici, l'acheteur n'acquitte pas une taxe au trésor, dont il profite comme citoyen; il paye un excédant de prix qui ne lui reviendra sous aucune forme; il subventionne une industrie privilégiée; il est soumis à une extorsion; il est dépouillé sans compensation d'une partie de sa propriété; il travaille pour autrui et, dans une certaine mesure, sans rémunération; il est esclave dans toute la rigueur du mot, car l'esclavage consiste non dans la forme, mais dans le fait d'une spoliation permanente et légale.—C'est ce régime que l'Association veut détruire.
Mais on nous dit: Vous admettez un droit fiscal. Or, chaque fois qu'un produit étranger a un similaire au dedans, est-il possible de le frapper d'un droit, même fiscal, qui n'élève le prix vénal de ce produit et n'agisse, par conséquent, comme droit protecteur?
Voici, dans ce cas, comment il me semble que l'Association doit comprendre l'application de son principe.
Chaque fois qu'un droit est arrivé à cette limite inférieure, au-dessous de laquelle il ne pourrait descendre, sans compromettre d'une manière permanente le revenu qu'en tire le trésor, on peut dire qu'il est essentiellement fiscal et involontairement protecteur. C'est à cette limite que l'action de l'Association doit s'arrêter, parce que tout ce que l'on pourrait discuter au delà serait une question d'impôt.
Ainsi, par exemple, si l'on abaissait successivement le droit sur les fers à 20, 15 et 10 pour 100, cherchant, sans se préoccuper aucunement de nos forges, le point où il donne le plus gros revenu possible, c'est-à-dire où il entre le plus de fer possible sans nuire au trésor,—je dis qu'à cette limite le droit devrait être considéré comme fiscal et soustrait aux discussions de nos assemblées. Ce n'est pas à dire que cet impôt, comme impôt, fût à l'abri de toute objection. Il resterait à savoir s'il est d'une bonne administration de renchérir le prix du fer. Mais cette considération rentre dans les questions générales relatives à toute contribution publique. Elle se présente aussi bien à propos du sel et du port des lettres qu'au sujet des douanes. Elle sort de la compétence de l'Association, parce que l'Association ne discute pas les impôts, même mauvais; elle n'a qu'un but: le renversement du système protecteur.
Il ne faut pas se le dissimuler, cette déclaration ouvre une brèche au monopole. À chaque abaissement du tarif, il s'écriera: «Arrêtez! non dans mon intérêt, mais dans celui du trésor.»
C'est un inconvénient; mais ce serait bien pis si l'Association ignorait ce qu'elle veut et à quoi elle tend. Quand une difficulté résulte de la nature des choses, il n'y a nul avantage à fermer les yeux pour se la dissimuler à soi-même.
Je sais que beaucoup de personnes ont de la peine à admettre cette distinction. Elles voient, dans toute restriction douanière, alors même qu'elle a un but fiscal, une atteinte à la liberté des échanges, et elles en concluent que l'Association désavouerait son propre titre, si elle se bornait à combattre le système protecteur.
Mais une taxe n'infirme pas plus le principe de la liberté commerciale, qu'un impôt n'infirme le principe de la propriété. Si l'Association voulait intervenir dans les questions que peuvent soulever, à propos de tous les cas particuliers, l'opportunité, la quotité, la forme, l'assiette ou la perception des contributions publiques, elle n'aurait aucune chance de durée, car les avis y seraient bientôt partagés;—et à une institution de cette nature, ce n'est pas la majorité qu'il faut, c'est l'unanimité.
Entre associés, il n'y a qu'un lien possible: la communauté du principe.—Pas de protection! Voilà notre mot de ralliement.—Que le législateur ramène le tarif à sa destination originaire, qui est de prélever sur tous une taxe qui profite à tous. Mais nous ne voulons pas de taxes qui, sans rentrer au trésor, pèsent sur le grand nombre pour profiter au petit nombre. Attachons-nous à ce principe, ne nous en laissons jamais séparer. C'est un rocher inébranlable qui repose sur deux bases éternelles: la justice et la vérité.
17.—RÉFORME POSTALE[20].
Que sont devenues cette énergie française, cette audace, cette initiative qui frappaient le monde d'admiration? Nous sommes-nous rapetissés à la taille des Lilliputiens? L'intrépide géant s'est-il fait nain timide et trembleur? Notre orgueil national se contente-t-il qu'on dise encore de nous: «Ce sont les premiers hommes du monde pour donner et recevoir des coups de sabre,»—et sommes-nous décidés à dédaigner la solide gloire de marcher résolument dans la voie des réformes fondées sur la justice et la vérité?
On serait tenté de le croire, quand on lit ce rachitique projet émané de la commission de la Chambre, intitulé emphatiquement: Réforme postale.
L'État s'est emparé du transport et de la distribution des lettres. Je ne songe pas à lui disputer, au nom des droits de l'activité individuelle, ce délicat service, puisqu'il l'accomplit du consentement de tous.
Mais de ce que, par des motifs d'ordre et de sûreté, il s'est déterminé à dépouiller les citoyens de la faculté de se transmettre réciproquement leurs dépêches comme ils l'entendent, ne s'ensuit-il pas qu'il ne doit rien leur demander au delà du service rendu?
Voyez les routes. Elles servent à la circulation des hommes et des choses, à quoi l'on a attaché tant de prix, que l'État, après avoir consacré des sommes énormes à leur confection, les livre, sans aucune rémunération, à l'usage des citoyens.
Eh quoi! la circulation de la pensée, l'échange des sentiments, la transmission des nouvelles, les relations de père à fils, de frère à sœur, de mère à fille, seraient-elles à nos yeux moins précieuses?
Cependant, non-seulement l'État se fait rembourser, pour le transport des lettres, le prix du service rendu, mais il le surcharge d'un impôt inégal et exorbitant.
Il faut des revenus au trésor, j'en conviens. Mais on conviendra aussi que les rapports des parents, les épanchements de l'amitié, l'anxiété des familles, devraient être la dernière des matières imposables.
Chose singulière! Par une double inconséquence, on imprime à la poste un caractère fiscal qu'on refuse à la douane, les détournant ainsi l'une et l'autre de leur destination rationnelle.
Un citoyen a certainement le droit de dire à l'État: Vous ne pouvez, sans porter atteinte à mes plus chers priviléges, me dépouiller de la faculté de faire parvenir comme je l'entends une dépêche dont dépendent peut-être ma fortune, ma vie, mon honneur et le repos de mon existence. Tout ce que vous pouvez avec justice, c'est de me déterminer à avoir volontairement recours à vous, en m'offrant les moyens de correspondance les plus prompts, les plus sûrs et les plus économiques.
Que si on posait en principe (je demande grâce pour cette expression peu parlementaire) que l'État ne doit point bénéficier sur le transport des lettres, on arriverait avec une facilité merveilleuse à la solution de tous les problèmes que soulève la réforme postale, car je n'ai jamais entendu faire contre la taxe inférieure et uniforme qu'une seule objection: Le trésor perdrait tant de millions (perdre, en style administratif, c'est ne pas gagner).
Remboursement réel, remboursement uniforme, voilà les deux sujets sur lesquels j'essaierai d'appeler l'attention du lecteur.
Mais, avant tout, je crois devoir rendre un hommage éclatant à l'administration des postes. On dit qu'en Angleterre, c'est dans le post-office que s'organise la résistance à la réforme. En France, au contraire, elle est née dans les bureaux, s'il est vrai que la première publication qui ait traité ce sujet doive être attribuée à un haut fonctionnaire de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Jamais je n'ai lu un ouvrage plus dégagé d'esprit bureaucratique et fiscal, plus empreint d'idées élevées, généreuses, philanthropiques, et qui respire plus, à chaque page, l'amour du progrès et du bien public.
Remboursement réel des frais.—Fidèle au principe que je posais tout à l'heure, je dois d'abord chercher quelle devrait être la taxe ou plutôt le prix de chaque lettre.
La circulation fut, en 1844, de 108 millions de lettres, et il est impossible qu'elle ne dépassât pas, avec la taxe réduite, 200 millions.
| Les dépenses se sont élevées à | fr. | 30,000,000 | |||
| À déduire: | |||||
| Paquebots du Levant | fr. | 5,200,000 | » | 11,000,000 | |
| Produit réalisé des places dans la malle-poste | » | 2,300,000 | |||
| Envois d'argent | » | 1,100,000 | |||
| Remboursement par les offices continentaux | » | 400,000 | |||
| Produit réalisé des journaux | » | 2,000,000 | |||
| ————— | |||||
| Reste à la charge des lettres | fr. | 19,000,000 | |||
Encore les frais administratifs devraient-ils être imputés rigoureusement, dans la proportion d'un tiers, aux services accessoires.
Reste toujours que 200 millions de lettres à 10 centimes, produisant 20 millions, couvriraient et au delà leurs frais.
Remarquons qu'à ce prix les lettres payeraient encore un impôt de 5 centimes ou 100 p. 100, puisqu'elles défrayeraient le transport gratuit des dépêches administratives égales à leur propre poids.
Par cette dernière considération, je le dis ouvertement, si nous ne vivions dans un temps où il semble qu'on a horreur du bien quand il se présente sous une forme un peu absolue et dégagé d'une dose de mal qui le fasse accepter, je dirais que la lettre simple ne doit payer que 5 centimes; et certes les avantages de la réforme seraient alors si complets, que peut-être ne devrait-on pas hésiter.—Mais admettons 10 centimes, moitié rémunération, moitié impôt.
Le premier avantage de cette modicité, je n'ai pas besoin de le dire, ce serait la juste satisfaction donnée au plus délicat, au plus respectable des besoins de l'homme, dans l'ordre moral.
Le second, d'accroître l'ensemble des transactions et des affaires, fort au delà probablement de ce qui serait nécessaire pour restituer par d'autres canaux, au trésor public, la perte du produit net actuel des postes.
Le troisième, de mettre la correspondance à la portée de tous.
La commission fixe à 10 centimes le prix des lettres adressées aux soldats. Elle oublie une chose, c'est que, sur 34 millions d'habitants, il y en a 8 millions qui sont des soldats aussi, les soldats de l'industrie, et qui, après avoir pourvu aux premières nécessités de la vie, n'ont pas toujours le sou de poche.
Enfin, un quatrième et précieux avantage, ce serait de restituer à tout Français la faculté de transporter des lettres et de ne pas faire arbitrairement une catégorie de délits artificiels.
Je suis surpris qu'on ne soit pas frappé du grave inconvénient qu'il y a toujours à classer législativement, parmi les délits et les crimes, des actions innocentes en elles-mêmes, et souvent louables. Et ici, voyez dans quelle série d'absurdités et d'immoralités on s'engage nécessairement quand on fonde la poste sur le principe de la fiscalité.
La taxe est fiscale; donc elle doit dépasser de beaucoup le prix du service rendu; donc les particuliers seront excités à faire la concurrence à l'État; donc il faut leur ôter une liberté innocente, quelquefois précieuse; donc il faut une sanction pénale.
Et quelle sanction! Peut-on lire sans une insurmontable répugnance l'article 7 du projet de la Commission? Un acte de simple obligeance puni comme un forfait! Le port d'une lettre entraîner une amende qui peut aller à 6,000 francs! Combien de crimes contre les propriétés, même contre les personnes, n'exposent point à une telle pénalité!
Avec la taxe à 10 centimes,—ou mieux à 5 centimes,—vous n'avez pas besoin de créer de délits. La nomenclature en est déjà assez longue. Vous pouvez rendre à chacun la liberté. On ne s'amusera pas à chercher des occasions incertaines, quand on aura sous la main la plus économique, la plus commode, la plus directe, la plus sûre et la plus prompte des occasions.
Puisque j'ai parlé de châtiments, je dois faire ressortir dans le projet de la Commission, un contraste dont je suis sûr que le sentiment public sera révolté.
Un homme se charge d'une lettre. En lui-même, l'acte n'est pas coupable. Ce n'est pas la nature des choses, c'est la loi, la loi seule, qui l'a fait tel. Cet homme peut être puni de 6,000 francs d'amende, et, qui plus est, par une autre fiction légale, le châtiment peut tomber sur un tiers qui n'a pas même eu connaissance du fait (art. 8).
Un fonctionnaire abuse du contre-seing. Il y a fraude aussi, et qui pis est fraude du plus mauvais caractère, fraude préméditée, calculée, intentionnelle. De plus, il y a faux, et faux commis par un homme public en écritures publiques; il y a abus de confiance; il y a violation de serments.—L'amende est de 25 francs! Que dirai-je de l'article 10: L'administration pourra transiger avant comme après jugement, etc.? De telles dispositions portent avec elles-mêmes leur commentaire.
Ainsi, transactions gênées, sentiments froissés, liens de famille relâchés, affaires gênées, liberté restreinte, taxes inégales, crimes fictifs, châtiments arbitraires; telles sont les conséquences nécessaires du principe de la fiscalité introduit dans la loi des postes.
Donc il faut recourir à cet autre principe, que la poste doit rendre le service auquel elle est destinée, au prix le plus bas possible, c'est-à-dire à un prix qui couvre ses frais.
Il me reste à parler de l'uniformité de la taxe, et aussi des moyens de combler le déficit du trésor. Ce sera l'objet d'un second article.
18.—DEUXIÈME ARTICLE[21].
L'uniformité de la taxe a des avantages si nombreux, si incontestables, si éclatants, que, pour ne pas les voir, il faut fermer volontairement les yeux.
On fait cette objection: «L'uniformité résiste au principe même que vous avez posé, celui du simple remboursement du service reçu, car il est juste de le payer d'autant plus qu'il est plus dispendieux.
«L'égalité apparente ne serait qu'une réelle inégalité.»
Mais tous, tant que nous sommes, n'écrivons-nous pas tantôt à de grandes, tantôt à de petites distances? L'égalité se rétablit donc par là, et rien n'empêche de faire de toutes les distances une moyenne que chaque lettre est censée avoir parcourue[22].
Partout où, dans des cas analogues, l'uniformité est établie pour le port des journaux, pour les envois d'argent, il faut qu'on s'en trouve bien, car personne n'y contredit.
D'ailleurs, il est un point où, dans la pratique, tout est forcé de s'arrêter, même la justice rigoureuse; c'est quand on arrive à des différences microscopiques, à des infiniment petits, à un fractionnement si minutieux, que l'exécution en devient onéreuse à tout le monde. Est-ce que le système de la Commission a la prétention de réaliser l'égalité mathématique? Fait-il payer plus la lettre remise à huit heures que la lettre délivrée à neuf? Observe-t-il la proportionnalité entre le destinataire placé à 39 ou à 40 kilomètres?
Lors donc qu'on parle d'égalité, il faut entendre une égalité possible, praticable, qui n'exige pas, par exemple, qu'on prenne de la monnaie d'un centime.
Et c'est précisément ce qui arriverait dans le système de la taxe graduelle, s'il tenait compte de cette équité infinitésimale dont il se masque.
Car il est prouvé que les frais de locomotion, les frais qui affectent diversement les lettres, ne font varier la dépense, d'une zone à l'autre, que de 1/2 centime[23].
Mais puisque c'est au nom de l'égalité et de l'équité que la Commission s'est décidée pour la taxe graduelle, examinons son système à ce point de vue.
D'abord elle est partie de ce principe, que la poste devait être un instrument fiscal, et que, tandis que l'État épuise ses revenus pour faciliter la circulation des marchandises, il devait se faire une source de revenus de la circulation des sentiments, des affections et des pensées.
Il suit de là qu'il y a trois choses dans un port de lettre:
1o Un impôt;
2o Le remboursement de frais communs à toutes les lettres;
3o Le remboursement de frais variables selon les distances.
Il est clair que l'uniformité de la taxe devrait exister pour toutes les lettres, en ce qui concerne les deux premiers éléments, et que la gradualité ne peut résulter, avec justice, que du troisième.
Il est donc nécessaire d'en déterminer l'importance.
Les frais généraux communs à toutes les lettres, administration, inspection, surveillance, etc., s'élèvent à 12 millions que nous pouvons réduire à 10, parce qu'une partie de ces frais est absorbée par des services étrangers au sujet qui nous occupe, tels que le transport de cinquante mille voyageurs, les envois d'argent, les paquebots, etc.
Les frais de locomotion sont de 17,800,000 fr. qui se réduisent aussi à 10 millions, ainsi que nous l'avons vu dans l'article précédent, si l'on en déduit, comme on le doit, ceux qui ne concernent pas les dépêches.
Ces frais doivent se répartir sur:
| 875,000 | kilog. | de lettres représentant | 116 | millions de lettres simp. |
| 1,000,000 | — | journaux et imprimés | 133 | — |
| 1,000,000 | — | dépêches administratives | 133 | — |
| —— | ||||
| Total | 382 | millions. | ||
Soit, en nombre rond, 400 millions de lettres simples.
| Ainsi, 10 millions de frais fixes répartis sur 400 millions de lettres donnent pour chacune | 2 c. 1/2 |
| 10 millions de frais graduels ajoutent en moyenne au prix de revient | 2 c. 1/2 |
| ———— | |
| Total | 5 cent. |
Enfin, le coût moyen d'une lettre étant aujourd'hui de 42 c. 1/2, il s'ensuit que chacun des trois éléments y entre dans les proportions suivantes:
| cent. | |
| Frais fixes | 2 1/2 |
| Frais graduels | 2 1/2 |
| Impôt | 37 1/2 |
| ———— | |
| Total | 42 c. 1/2 |
Si, comme le demandent les partisans de la réforme radicale, la partie purement fiscale était supprimée, le port serait fixé à 5 centimes, prix de revient.—En ce cas, l'État aurait à subventionner le port des dépêches administratives.
Ou, si l'on adoptait 10 centimes, les lettres des particuliers paieraient encore un impôt suffisant pour défrayer le service public.
Dans l'un et l'autre cas, l'uniformité est forcée, car les frais de locomotion, les seuls qui pussent justifier la gradualité, n'étant en moyenne que de 1/2 centime, il en résulte que la plus petite distance coûte 1 c. 1/4 et la plus grande 5 centimes.
Voici donc quel devrait être le tarif fondé sur ce principe.
| Frais fixes. | Frais graduels. | Total ou tarif. | ||||
| 1re | zone | 2 1/2 | 1 | 1/4 | 3 | 3/4 |
| 2e | — | 2 1/2 | 1 | 6/8 | 4 | 3/8 |
| 3e | — | 2 1/2 | 2 | 1/2 | 5 | |
| 4e | — | 2 1/2 | 3 | 3/4 | 6 | 1/4 |
| 5e | — | 2 1/2 | 5 | 7 | 1/2 | |
Tarif évidemment inexécutable. Il ne le serait pas moins, si l'on y ajoute une taxe fiscale, puisqu'elle devrait être immuable, par exemple 20 centimes.—Et l'on aurait alors ce monstrueux tarif:
1re zone, 23 c. 1/2;—2e, 24 c. 3/8;—3e, 25 c., etc.
Or, qu'a fait la Commission sous le manteau de l'égalité? Elle a inégalisé l'impôt, et son tarif décomposé donne les résultats suivants:
| Frais généraux. | Frais graduels. | Impôt. | Total de la taxe proposée. | ||||
| 1re | zone | 2 1/2 | 1 | 1/4 | 6 | 1/4 | 10 |
| 2e | — | 2 1/2 | 1 | 1/8 | 15 | 5/8 | 20 |
| 3e | — | 2 1/2 | 2 | 1/2 | 25 | 30 | |
| 4e | — | 2 1/2 | 5 | 1/4 | 33 | 3/4 | 40 |
| 5e | — | 2 1/2 | 5 | 42 | 1/2 | 50 | |
N'avais-je pas raison de dire que le système de la Commission établissait un impôt aussi inégal qu'exorbitant, puisqu'il s'élève pour quelques-uns à deux fois, pour d'autres à dix fois le prix du service rendu.
Il n'y a donc de sérieuse égalité que dans l'uniformité. Mais une taxe uniforme implique une taxe modique, et, pour ainsi dire, réduite au minimum praticable.
On a beaucoup parlé de 20 centimes.—Mais à ce taux, il vous faut une catégorie de lettres à 10 centimes (celles qui circulent dans le rayon d'un bureau); de là la nécessité du tri, de la taxation; de là, l'impossibilité d'arriver jamais à l'affranchissement obligatoire.
Je viens de prononcer le mot affranchissement obligatoire. Il n'est possible qu'avec une taxe de 10 ou mieux de 5 centimes, et les avantages en sont si évidents, qu'il y a lieu d'être surpris qu'on recule devant cette objection: la perte du trésor,—comme si le trésor n'était pas le public.
Qu'on se figure quel est le travail actuel de la poste, ce qu'il sera encore après la réforme telle que la Commission nous l'a faite. Cent lettres sont jetées à la poste. Chacune d'elles peut appartenir, pour la distance, à onze zones et pour le poids à neuf classes, ce qui élève le nombre des combinaisons à quatre-vingt-dix-neuf pour chaque lettre, et voilà M. le directeur, consultant tour à tour son tableau et sa balance, réduit à faire 9,900 recherches en quelques minutes. Après cela il constatera le poids sur un coin et la taxe au beau milieu des adresses.
Faut-il affranchir? Il recevra l'argent, donnera la monnaie, inscrira l'adresse sur je ne sais combien de registres, enveloppera la lettre dans un bulletin qui relate, pour la troisième ou la quatrième fois, le nom du destinataire, le lieu du départ, le lieu de l'arrivée, le poids, la taxe, le numéro.
Puis vient la distribution; autres comptes interminables entre le directeur et le facteur, le facteur et le destinataire, et toujours contrôle sur contrôle, paperasse sur paperasse.
Que dirai-je du travail qu'occasionnent les rebuts; et les trop taxés, et les moins taxés, et cette comptabilité générale, chef-d'œuvre de complication, destinée, et il le faut bien, à s'assurer la fidélité des agents de tous grades?
N'est-il pas singulier qu'on prodigue des millions pour faire gagner aux malles une heure de vitesse, et qu'on prodigue d'autres millions pour faire perdre cette heure aux distributeurs?
Avec l'affranchissement obligatoire, toutes ces lenteurs, toutes ces complications, toutes ces paperasses, tous ces rebuts, les plus trouvés, les moins trouvés, les tris, les taxes, cette comptabilité prodigieuse en matière et en finances, tout cela disparaît tout à coup. La poste et l'enregistrement vendent des enveloppes et des timbres à 5 ou 10 centimes, et tout est dit.
On objectera qu'il y aurait de l'arbitraire à priver l'envoyeur de la faculté de faire partir une lettre non affranchie.
On ne l'en prive pas. Rappelons-nous que, dans ce système, il est maître de faire parvenir ses lettres comme il le juge à propos, il n'a donc pas à se plaindre, si la poste, pour rendre le service aussi prompt et aussi économique que possible, veut rester maîtresse de ses moyens.
Disons les choses comme elles sont. Sous le rapport moral, au point de vue de la civilisation, des affaires, des affections, quant à la commodité, la simplicité et la célérité du service, enfin dans l'intérêt de la justice et de la vraie égalité, il n'y a pas d'objection possible contre la taxe uniforme et modérée.
La perte du revenu!—Voilà le seul et unique obstacle.
La perte du revenu!—Voilà pourquoi on frappe d'un impôt énorme et inégal les communications de la pensée, la transmission des nouvelles, les anxiétés du cœur et les tourments de l'absence! Voilà pourquoi on grossit nos Codes de crimes fictifs et de châtiments réels. Voilà pourquoi on perd à la distribution des lettres le temps qu'on gagne sur la vitesse des malles. Voilà pourquoi on surcharge le service de complications inextricables! Voilà pourquoi on l'assujettit à une comptabilité qui porte sur 40 millions divisés en somme de 40 centimes, dont chacune donne lieu au moins à une douzaine d'écritures!
Mais, en définitive, à combien se monte cette perte?
Admettons qu'elle soit de 20 millions.
On accordera sans doute que cette somme, laissée à la disposition des contribuables, achètera du sucre, du tabac, du sel, par quoi la perte du trésor sera atténuée.
On accordera aussi que la fréquence et la facilité des relations, multipliant les affaires, réagiront favorablement sur tous les canaux des revenus publics.
Le nombre des lettres ne peut pas manquer non plus de s'accroître d'année en année.
Enfin le service, simplifié dans une proportion incalculable, permettra certainement de notables économies.
Toutes ces compensations faites, supposons encore la perte du revenu de 10 millions.
La question est de savoir si vous pouvez employer 10 millions d'une manière plus utile, et j'ose vous défier de me montrer dans le budget, tout gros qu'il est, une dépense mieux entendue.
Eh quoi! c'est au moment où vous prodiguez 1 milliard pour faciliter la circulation des hommes et des choses, que vous hésitez à sacrifier 10 millions pour faciliter la circulation des idées!
Vous vous demandez s'il est sage de négliger une rentrée de 10 millions, quand il s'agit de conférer au public des avantages inappréciables?
Car si le nombre des lettres vient seulement à doubler, qui osera assigner une valeur aux affaires engagées, aux affections satisfaites, aux anxiétés dissipées par ce surcroît de correspondance?
Et n'est-ce rien que d'effacer de vos Codes des crimes chimériques, des châtiments arbitraires, et ces transactions immorales entre le caprice administratif et les arrêts de la justice?
N'est-ce rien que de remettre à un pauvre manœuvre la lettre de son fils, si longtemps attendue, sans lui arracher, et presque tout pour l'impôt, le fruit de quinze heures de sueur?
N'est-ce rien que de ne pas réduire une misérable veuve, afin d'amasser les 24 sous qu'on exige (dont 22 sont une pure contribution) à laisser séjourner quinze jours à la poste la lettre qui doit lui apprendre si sa fille vit encore?
Aujourd'hui même je lisais dans le Moniteur que le chiffre des recettes publiques s'accroît de trimestre en trimestre.
Comment donc le moment n'arrive-t-il jamais où les réformes les plus urgentes ne sont pas ajournées ou gâtées par cette éternelle considération: la perte du revenu?
Mais enfin, vous faut-il absolument 10 millions? Vous avez un moyen simple de vous les procurer. Rentrez, sous un double rapport, dans la vérité des choses.—En même temps que vous ôterez à la poste, rendez à la douane le caractère fiscal.
Diminuez seulement d'un quart les droits sur le fer, la houille, les bestiaux et le lin.
Le trésor et le public s'en trouveront bien. Chacune de ces réformes facilitera l'autre, vous aurez rendu hommage à deux principes d'éternelle justice, et vos prochaines professions de foi se baseront au moins sur quelque chose de plus substantiel que l'ordre avec la liberté et la paix avec l'honneur, lieux communs qui, s'ils n'engagent à rien, ne trompent non plus personne.
19.—LIBERTÉ COMMERCIALE[24].
Comment trouvez-vous Philis?—Belle, admirable, adorable.—N'est-ce pas qu'elle a de beaux yeux?—Oui, mais ils louchent.—Et son teint?—Il est un peu couperosé.—Et que dites-vous de son nez?—Il fait honte à celui de la Sulamite que l'époux compare à la tour du mont Liban.—Oui dà! mais en quoi donc trouvez-vous que Philis soit si belle?—Elle est incomparable dans l'ensemble, mais elle ne supporte pas le détail.
C'est de cette façon qu'on traite aussi la liberté commerciale. Tant qu'elle reste théorie, on la salue, on la respecte, on la flatte; il n'y a rien de plus beau sous le soleil. S'avise-t-elle de vouloir être réalisée? montre-t-elle le pied, la main ou le visage? c'est une horreur depuis les pieds jusqu'à la tête.
Le Constitutionnel, par exemple, se garderait bien de rien objecter, en principe, contre la liberté des échanges. Mais il soulève contre toutes ses applications l'armée entière des sophismes protectionistes.
Nous n'avons pas la prétention de les combattre tous. Bornons-nous à ceux qui sont le plus à la mode.
D'abord le Constitutionnel affirme que le monde entier se méprend sur les réformes de sir Robert Peel.
«Nous avons établi, dit-il, que les réformes anglaises laissent subsister, pour ainsi dire en entier, le régime commercial et douanier de la Grande-Bretagne et que la liberté des transactions, qu'on a cru découvrir dans les mesures de sir Robert Peel n'était qu'une pure illusion. Ainsi l'Association bordelaise, qui s'appuie sur l'exemple de l'Angleterre pour réclamer la liberté commerciale, commet tout simplement une grosse inconséquence.»
Plus bas il ajoute: «L'Angleterre, tout en demandant aux autres nations la liberté commerciale, s'est bien gardée de leur donner un pareil exemple.»
C'est là une assertion qu'on a beaucoup répétée à la Chambre. Nous n'y répondrons pas. Nous prions seulement le Constitutionnel de vouloir bien dresser un petit tableau en deux colonnes, dont l'une aura pour titre: Tarif de 1840;—l'autre, tarif de 1846. Au-dessous figureront les droits, pour les deux époques, des articles suivants:
Froment, seigle, orge, avoine, maïs, bœufs, veaux, vaches, moutons, brebis, agneaux, viandes fraîches et salées, beurre, fromage, cuir, laine, coton, lin, soie, huile, bois, gants, bottes, souliers, tissus de laine, de coton, de lin, de soie.
Alors il nous sera possible de décider la question par le fait; nous verrons bien si l'Angleterre s'est bien gardée d'entrer dans la voie de la liberté; puis il restera au Constitutionnel à nous dire à quelle nation elle a demandé cette liberté comme condition des mesures qu'elle a cru devoir prendre.
Ensuite le Constitutionnel, exploitant habilement cette ancienne tactique qui consiste à mettre les intérêts aux prises et à les irriter en les touchant par le côté sensible, demande aux Bordelais s'ils sont préparés à une réforme du tarif en ce qui concerne les droits de navigation.
Je n'ai à me porter fort pour personne. Je sais que si l'on demande tour à tour à tous les privilégiés: Voulez-vous voir cesser votre privilége?—on court grand risque qu'ils ne répondent: non ou au moins pas encore.
»Nous sommes tous de Lille en ce point....»
Et voilà pourquoi je comprends très-bien cette stratégie de la part d'un protectioniste, car elle seconde merveilleusement ses desseins; mais je ne la comprends pas de la part d'un homme qui cherche sincèrement le triomphe de la liberté et de la justice pour tous.
Mais entrons dans le fond de la question. Le Constitutionnel affirme «que les ports de mer se sont toujours élevés contre la réciprocité, en matière de navigation.»
C'est possible, mais en même temps les ports se plaignent que la marine marchande décline sans cesse.
Et à quoi conduit, en fait de navigation, la non-réciprocité? Le voici:
Un armateur du Havre avait fait construire trois magnifiques bateaux à vapeur pour faire un service régulier entre cette ville et Saint-Pétersbourg. Il acquitta 300,000 francs de droits pour les machines qui étaient anglaises. Elles étaient servies par des mécaniciens français, comme les bateaux étaient montés par des marins français.
Ainsi l'honorable armateur, en organisant cette belle entreprise, avait servi les intérêts de notre marine aussi bien que ceux du commerce.
Les choses en étaient là, quand la France augmenta les droits sur les graines oléagineuses et la surtaxe de celles qui arrivent par navires étrangers.
Voilà donc les navires russes exclus de nos ports.
La Russie a senti le coup, et par un ukase elle a élevé de 50 pour 100 les droits sur les produits arrivant en Russie, sous pavillon français.
Et voilà nos navires exclus des ports russes.
Or, qu'arrive-t-il de là?
C'est que dorénavant tout bâtiment, à laquelle des deux nations qu'il appartienne, doit faire deux voyages pour un fret.
Car, s'il est russe, il faut qu'il vienne à vide, chez nous, chercher des marchandises; et s'il est français, force est qu'il aille à vide chercher des produits russes.
Ainsi la réciprocité s'est établie, mais c'est une réciprocité de gênes, d'entraves et de travail perdu.
Voilà-t-il pas un beau résultat?
Mais écoutons la fin de l'histoire.
L'entreprise de l'armateur du Havre ne pouvant plus continuer, il est sur le point de vendre ses trois steamers à des Anglais. Et remarquez ceci: les Anglais ne lui rembourseront certainement pas les 300,000 francs de droits qu'ont acquittés les machines. Ils ne payeront pas non plus toute la valeur des steamers, dont le propriétaire n'a que faire. Ils pourront donc, au besoin, établir le fret au-dessous du taux normal, et se servir de nos capitaux pour nous battre chez nous.
Et tout cela parce qu'ils ont un traité de réciprocité avec la Russie et que nous n'en avons ni n'en voulons.
Un mot encore sur l'intérêt maritime.
Un constructeur de Marseille me disait: Le navire que je livre aux Italiens pour 70,000 francs, coûte aux Français 100,000 francs, à cause des droits.
Mettons d'abord le trésor hors de cause. Le Constitutionnel nous apprend que la douane lui vaut 160 millions, «et il est plus que douteux, ajoute-t-il, qu'un accroissement dans les transactions et une augmentation d'impôts indirects, qui en seraient la conséquence, au dire des libres-échangistes, remplirait le vide causé par la suppression des douanes.»
Où le Constitutionnel a-t-il pris que les partisans du libre-échange invoquent une augmentation d'impôts indirects? C'est là une insinuation dont la portée est facile à comprendre. Elle a sans doute pour but de jeter l'alarme dans le pays, de soulever contre nous l'opinion publique. Toujours de la stratégie! mais encore faudrait-il qu'elle fût fondée sur quelque chose de spécieux. En quoi l'abrogation de la protection compromettrait-elle le trésor? J'ai toujours compris qu'une marchandise qui n'entre pas ne paye pas de droits.... au trésor s'entend, car elle fait peser sur le consommateur une taxe odieuse.
Je prie le Constitutionnel de nous dire combien le trésor retire des droits sur le fer. Pour lui éviter des recherches, je le lui dirai: c'est trois millions.—Au reste, si l'État veut affermer la douane à 160 millions, à la condition de n'élever aucuns droits et de les abaisser tous, j'ose dire qu'une compagnie sera prête avant la fin de l'année. Que le monopole ne parle donc plus du trésor qu'il opprime, comme il opprime le consommateur.
Mais voici la grande difficulté: «Il est difficile d'arriver à une pondération exacte et rigoureuse de tous les intérêts. Un changement brusque de régime douanier, favorisant les uns, ruinerait évidemment les autres.»
Brusquerie à part, qui donc demande que le gouvernement pondère tous les intérêts? Ce qu'on lui demande, c'est qu'il les laisse se pondérer entre eux par l'échange.—Et puis, n'y a-t-il aucune distinction à faire entre deux intérêts dont l'un demande à n'être pas opprimé par l'autre?
«Nous n'examinerons pas dit le Constitutionnel, si le régime protecteur prend sa source dans une erreur des gouvernements ou dans la nécessité des industries qui se sont établies dans le pays. Il suffit qu'il existe et qu'il ait créé de nombreux intérêts pour qu'on n'y touche qu'avec prudence.»
Vous n'examinez pas!... Mais précisément c'est ce qu'il faut examiner. Il n'est pas indifférent que la protection douanière soit ou non une erreur, soit ou non une injustice. Cela change complétement la position des parties belligérantes. Les droits acquis, dont le monopole se fait un titre, perdent bien de leur force, s'ils sont mal acquis, s'ils sont acquis aux dépens d'autrui.
Quand le choléra régnait à Paris, il y favorisait certaines industries; les médecins, les pharmaciens, les droguistes, les entrepreneurs de pompes funèbres, tendaient à se multiplier sous son influence. Si l'État eût trouvé un moyen de chasser ce fléau, qu'aurait-on pensé d'un publiciste qui serait venu dire: Je n'examine pas si le choléra est un bien ou un mal; il suffit qu'il existe et qu'il ait créé de nombreux intérêts pour qu'on n'y touche qu'avec prudence?—
20.—PREMIÈRE LETTRE AU RÉDACTEUR DU JOURNAL DES DÉBATS[25].
Monsieur,
Me permettrez-vous d'ajouter quelque chose aux judicieuses observations que vous faites, dans votre feuille du 28 avril, au sujet des modifications que l'Angleterre fait subir à ses tarifs?
Vous envisagez cette réforme au point de vue spécial de l'influence qu'elle pourra exercer sur notre commerce. Vous faites remarquer que nos ventes dans le Royaume-Uni devront nécessairement s'accroître, puisque les droits d'entrée y seront considérablement réduits, quelquefois abolis sur une foule d'articles, tels que céréales, bestiaux, beurre, fromage, eau-de-vie, vinaigre, soieries, tissus de laine et de lin, peaux ouvrées, savons, chapeaux, bottes, horlogerie, carrosserie, ouvrages en métaux, cuivre, bronze, plomb ou étain, papiers de tenture, etc., etc.
Vous pensez, avec raison, que cette grande mesure aura pour effet de développer considérablement les échanges de la Grande-Bretagne avec les États continentaux.
Assurément, il n'est pas possible de douter que la réforme anglaise n'ouvre de nouveaux débouchés aux produits des autres peuples.
Mais qui s'emparera de ces débouchés nouveaux? Il me semble évident que ce sont les nations qui les premières réformeront leurs propres tarifs.
Tout négociant sait que ce qui favorise ou entrave les exportations, c'est le plus ou moins de facilité à opérer les retours. Vendre pour de l'argent, c'est une demi-opération qui supporte les frais d'une opération entière, et qui, par ce motif, sourit beaucoup moins aux négociants qu'aux théoriciens de cabinet.
Je me ferai comprendre par un exemple.
Vous avez cité le beurre parmi les articles dont notre exportation pourra s'accroître.
Je suppose que deux navires entrent dans la Tamise, l'un venant de France, l'autre de Hollande, tous les deux chargés de beurre. Je suppose encore que le prix de revient soit identique.
Ici on pourra m'arrêter et me dire que de telles suppositions ne se réalisent jamais; mais comme je cherche l'influence de deux systèmes de douane différents sur deux opérations analogues, je dois bien raisonner comme les géomètres, sur cette formule: toutes choses égales d'ailleurs.
Ainsi admettons qu'en entrant en rivière le beurre normand et le beurre hollandais reviennent à 100 fr. les 100 kilogr.; admettons encore que le fret ajoutera 5 fr. à ce prix, et que les spéculateurs veulent faire un bénéfice de 10 p. 100.
Voici le compte du négociant français:
| Prix de revient du beurre | 100 | fr. |
| Fret | 5 | |
| Retour à vide du navire | 5 | |
| Bénéfice | 10 | |
| —— | ||
| Total | 120 | fr. |
Au-dessous de ce cours, il y aurait perte, tout au moins absence de bénéfice, et ce genre de commerce ne pourrait continuer.
Voici maintenant le compte du négociant hollandais:
| Prix de revient du beurre | 100 | fr. |
| Fret | 5 | |
| Retour du navire: néant, puisque les frais en seront supportés par la cargaison de retour | 0 | |
| Bénéfice, comme ci-dessus | 10 | |
| —— | ||
| Total | 115 | fr. |
Par où l'on voit que le Hollandais pourra établir le cours à 115 fr., gagner encore et chasser le Français du marché.
Et il le fera même nécessairement sous l'aiguillon de la concurrence que lui feront ses compatriotes.
Je pourrais, monsieur le Rédacteur, tirer de là bien des conséquences; faire voir que le beurre français n'attendra pas d'être chassé des marchés anglais; que par cela seul qu'il ne pourra s'y vendre, il ne sera pas produit en Bretagne et en Normandie; qu'il y aura donc dans ces provinces moins de prairies artificielles et naturelles, moins de bestiaux, moins d'engrais, moins de capitaux engagés dans l'agriculture, etc., etc.
On me dira sans doute que, d'un autre côté, par cela seul que le navire français n'a pu rapporter de la toile et des rails, ces mêmes capitaux payeront des fileurs et des mineurs.
Reste à savoir si cet emploi forcé est plus avantageux que l'autre. Je me garderai bien d'entrer ici dans cette discussion, et je terminerai en faisant observer que le beurre n'a été pris que comme exemple; ce que j'en ai dit s'applique à l'ensemble de nos transactions.
Après avoir montré l'influence de la réforme anglaise sur celles de nos industries nationales qu'elle semble d'abord devoir développer, il serait utile de rechercher la condition qu'elle prépare à nos productions les plus protégées. Ce sera peut-être l'objet d'un second article.
Agréez, etc.
21.—DEUXIÈME LETTRE AU JOURNAL DES DÉBATS[26], INSÉRÉE DANS LE NUMÉRO DU 11.
Monsieur le Rédacteur,
J'ai essayé de montrer par un exemple, et en évitant la dissertation, comment l'immense débouché qui va s'ouvrir dans la Grande-Bretagne aux produits européens ne profiterait guère qu'aux nations qui, les premières, modifieront leurs tarifs. Il est aisé de comprendre que les autres, réduites par la difficulté des retours à mettre au compte d'une demi-opération les frais d'une opération, seront hors d'état de soutenir la lutte.
Il suit de là que nos industries nationales, celles dont notre climat et notre génie favorisent le développement, gagneront moins qu'on ne devait s'y attendre à la réforme anglaise.
Comment s'en trouveront nos industries protégées?
Si quelque chose m'étonne, c'est qu'elles n'aient pas déjà jeté leur cri d'alarme, car je les crois de beaucoup les plus menacées. D'où leur vient cette sécurité? Est-ce confiance en elles-mêmes, est-ce découragement?
Notre tarif actuel est calculé pour un ordre de choses qui évidemment va cesser. La protection qu'il a en vue est corrélative au prix qu'ont les choses au dehors; or, ce prix venant à baisser, la protection deviendra naturellement inefficace.
Quand un homme rencontre une barrière, il a deux moyens de la surmonter: le premier, c'est de l'abaisser; le second, c'est d'exhausser le sol autour d'elle.
Les Anglais ont devant eux la barrière de nos tarifs; ils ne peuvent rien sur notre législation, et par conséquent il ne dépend pas d'eux de diminuer la hauteur absolue de l'obstacle. Que font-ils? Ils en diminuent la hauteur relative, en accumulant à ses pieds des produits et en les allégeant pour ainsi dire d'une partie de leur prix.
Voyons comment les choses vont se passer.
| Nous fabriquons un produit X pour | 150 fr. |
| Les Anglais peuvent vendre, à l'entrepôt, X à | 100 fr. |
L'État qui, selon l'expression de M. de Saint-Cricq, dispose des consommateurs et les réserve aux producteurs, frappe le produit anglais d'un droit de 50 fr., et rétablit ainsi, aux dépens du public français, ce qu'on appelle l'égalité des conditions.
Mais, sous le régime actuel des tarifs anglais, plusieurs éléments entrent dans ce prix de 100 fr. du produit X, lesquels vont disparaître par la réforme.
1o La matière première ne payera plus de taxe, ce qui permettra une réduction de 10 fr. peut-être à la vente.
2o La vie à bon marché, donnée au peuple, entraînera une baisse égale.
3o La facilité des retours, qui n'existe pas maintenant et que la réforme va conférer aux Anglais, peut équivaloir à une diminution de 5 fr.
C'est donc à 75 fr. au lieu de 100 fr. que le produit X pourra être livré dans notre entrepôt. Ajoutez-y les 50 fr. de droits, et vous n'arrivez qu'à 125 fr., le produit français restant toujours à 150 fr.
S'il veut être fidèle au principe de la protection, l'État devra donc élever le droit de 50 à 75 fr. Or, le droit de 50 fr. sur une marchandise de 100 fr. équivalait à 50 pour 100; celui de 75 fr. sur un produit de 75 fr. sera de 100 pour 100.
Par où l'on voit que si le prix baisse d'un quart, il faut que le tarif s'élève du double.
Les industries privilégiées peuvent donc préparer leurs armes, leurs manœuvres secrètes, leurs requêtes et leurs doléances.
Et le ministère aussi peut s'attendre à une laborieuse campagne. Déjà il a bien du mal à maintenir la trêve entre ceux qui profitent et ceux qui souffrent du régime protecteur; que sera-ce, quand il sera tiraillé dans les deux sens opposés avec une double intensité? quand les monopoleurs apporteront d'excellentes raisons pour motiver l'exhaussement du tarif, précisément à l'instant où, pour le faire abaisser, les consommateurs donneront de meilleures raisons encore?
Mais, puisque j'ai nommé le consommateur, permettez-moi une réflexion.
Au point de vue des hommes qui se disent socialistes, j'encourrai, je le sens, un grave reproche pour avoir dit que la vie à bon marché, fruit de la réforme anglaise, se traduira en baisse du produit fabriqué.
«Vous voyez bien, diront-ils, que c'est toujours la guerre du riche contre le pauvre, du capital contre le travail. Voilà la secrète pensée des manufacturiers, le machiavélisme britannique qui se dévoile. Ce qu'on veut, c'est abaisser le taux des salaires, c'est se mettre en mesure de sous-vendre (undersell) tous les rivaux. L'ouvrier, c'est une machine dont on cherche un emploi plus économique, etc., etc.»
J'ignore si les Anglais ont fait ce calcul; mais s'ils l'ont fait, j'admire leur philanthropie; car, quoi de plus généreux que d'appeler le monde entier au bénéfice de leur réforme? Si, à mesure qu'ils abrogent les taxes sur les matières premières, ou qu'ils réduisent le taux de la main-d'œuvre, ou qu'ils se mettent à même de naviguer à meilleur compte, ils abaissent proportionnellement le prix du produit; s'ils font à l'acheteur une remise de 10 francs à raison de la première circonstance, de 10 francs pour la seconde, de 5 francs pour la troisième,—je le demande, qui donc, en définitive, recueillera le fruit de la réforme, le plus clair et le plus net de ses avantages? n'est-ce pas l'acheteur, le consommateur, le Français, le Russe, l'Italien, l'homme rouge, noir ou jaune, quiconque, en un mot, n'est pas assez fou pour s'interdire, par d'absurdes tarifs, toute participation aux bienfaits de cette grande mesure?
Et voilà, messieurs les Socialistes, la vraie fraternité, non point la fraternité fouriériste, mais là fraternité providentielle: que les nations ne puissent rien accomplir de grand et de beau, même dans des vues égoïstes, qui ne profite aussitôt à l'humanité tout entière.
J'aimerais à aborder ce vaste sujet, mais je ne dois pas abuser de votre complaisance et de la patience du lecteur. Sans vouloir faire ici du prospectus, me sera-t-il permis de dire qu'il est traité d'une manière générale dans un article du Journal des Économistes emprunté à l'Encyclopédie du dix-neuvième siècle, intitulé: De la concurrence.