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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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74.—ANGLOMANIE, ANGLOPHOBIE[89].

Ces deux sentiments sont en présence, et il n'est guères possible, chez nous, de juger l'Angleterre avec impartialité, sans être accusé par les anglomanes d'être anglophobe et par les anglophobes d'être anglomane. Il semble que l'opinion publique exagérant, en France, une ancienne loi de Sparte, nous frappe de mort morale si nous ne nous jetons pas dans une de ces deux extrémités.

Pourtant ces deux sentiments subsistent, ils ont déjà une date ancienne. Donc ils ont leur raison d'être; car dans le monde des sympathies et des antipathies, comme dans le monde matériel, il n'est pas d'effet sans cause.

Il est facile de se rendre compte de la coexistence de ces deux sentiments. La grande lutte entre la démocratie et l'aristocratie, entre le droit commun et le privilége, se poursuit, sourde ou déclarée, avec plus ou moins d'ardeur, avec plus ou moins de chance, sur tous les points du globe. Mais nulle part, pas même en France, elle n'a autant de retentissement qu'en Angleterre.

Je dis pas même en France. Chez nous, en effet, le privilége, comme principe social, était éteint avant notre révolution. En tous cas, il reçut le coup de grâce dans la nuit du 4 août. Le partage égal de la propriété sape incessamment l'existence de toute classe oisive. L'oisiveté est un accident, le lot éphémère de quelques individus; et quoi que l'on puisse penser de notre organisation politique, toujours est-il que la démocratie fait le fonds de notre ordre social. Sans doute le cœur humain ne change pas; ceux qui arrivent à la puissance législative cherchent bien à se créer une petite féodalité administrative, électorale ou industrielle; mais rien de tout cela n'a de racine. D'une session à l'autre, le souffle du moindre amendement peut renverser le fragile édifice, supprimer toute une curée de places, effacer la protection, ou charger les circonscriptions électorales.

Si nous jetons les yeux sur d'autres grandes nations, comme l'Autriche et la Russie, nous voyons une situation bien différente. Là, le Privilége, appuyé sur la force brutale, règne en maître absolu. C'est à peine si nous pouvons distinguer le sourd bruissement de la démocratie faisant son œuvre souterraine, comme un germe s'enfle et se développe loin de tout regard humain.

En Angleterre, au contraire, les deux puissances sont pleines de force et de vigueur. Je ne dirai rien de la monarchie, espèce d'idole à laquelle les deux armées sont convenues d'imposer une sorte de neutralité. Mais considérons un peu les éléments de force et la trempe des armes avec lesquelles l'aristocratie et la démocratie se livrent combat.

L'aristocratie a pour elle la puissance législative. Elle seule peut entrer à la Chambre des lords, et elle s'est emparée de la Chambre des communes, sans qu'on puisse dire quand et comment elle pourra en être délogée.

Elle a pour elle l'Église établie, dont tous les postes sont envahis par les cadets de famille, institution purement anglaise ou anglicane, comme son nom le dit, et purement politique, dont le monarque est le chef.

Elle a pour elle la propriété héréditaire du sol et les substitutions, garantie contre le morcellement des terres. Par là elle est assurée que sa puissance, concentrée en un petit nombre de mains, ne sera point disséminée et ne perdra pas ce qui la caractérise.

Par la puissance législative, elle a la disposition des taxes; et ses efforts tendent naturellement à en rejeter le fardeau sur la démocratie, tout en s'en réservant le profit.

Aussi la voit-on commander l'armée et la marine, c'est-à-dire être encore maîtresse de la force brutale; et la manière dont se recrutent ces corps garantit qu'ils ne passeront pas du côté de la cause populaire. On peut remarquer de plus qu'il y a dans la discipline militaire quelque chose à la fois d'énergique et de dégradant, qui aspire à effacer, dans l'âme de l'armée, toute participation aux sentiments communs de l'humanité.

Avec les trésors et les forces du pays, l'aristocratie anglaise a pu procéder successivement à la conquête de tous les points du globe qu'elles a jugés utiles à sa sécurité et à sa politique. Dans cette œuvre, elle a été merveilleusement secondée par le préjugé populaire, l'orgueil national et le sophisme économique, qui rattachent tant de folles espérances au système colonial.

Enfin toute la diplomatie britannique est concentrée aux mains de l'aristocratie; et comme il y a toujours un lien sympathique entre tous les priviléges et toutes les aristocraties de la terre, comme elles sont fondées sur le même principe, que ce qui menace l'une menace l'autre, il en résulte que tous les éléments de la vaste puissance que je viens de décrire sont en opposition perpétuelle avec le développement de la démocratie, non-seulement en Angleterre, mais dans le monde entier.

Ainsi s'expliquent la guerre contre l'indépendance des États-Unis et la guerre plus acharnée encore contre la Révolution française; guerre poursuivie non-seulement avec le fer, mais encore et surtout avec l'or, soit qu'il servît à soudoyer des coalitions, soit qu'il fût répandu pour entraîner notre démocratie à l'exagération, au désordre, à la guerre civile.

Il n'est pas nécessaire d'entrer en plus de détails, d'indiquer l'intérêt qu'a pu avoir l'aristocratie anglaise à étouffer partout, en même temps que le principe démocratique, tout élément de force, de puissance et de richesse; il n'est pas nécessaire d'exposer historiquement l'action qu'elle a exercée dans ce sens sur les peuples,—action qui a reçu la dénomination de système de bascule,—pour montrer que l'anglophobie n'est pas un sentiment tout à fait aveugle, et qu'il a, comme je le disais en commençant, sa raison d'être.

Quant à l'anglomanie, si on l'explique par un sentiment puéril, par l'espèce de fascination qu'exerce toujours sur les esprits légers le spectacle de la richesse, de la puissance, de l'énergie, de la persévérance et du succès, ce n'est pas de celle-là que je m'occupe. Je veux parler des causes sérieuses de sympathie que l'Angleterre peut, à bon droit, exciter dans d'autres pays.

Je viens d'énumérer les forces de l'oligarchie anglaise: propriété du sol, chambre des lords, chambre des communes, taxes, église, armée, marine, colonies, diplomatie.

Les forces de la démocratie n'ont rien d'aussi déterminé.

Celle-ci a pour elle la parole, la presse, l'association, le travail, l'économie, la richesse croissante, l'opinion, le bon droit et la vérité.

Il me semble que le progrès de la démocratie est sensible. Voyez quelles larges brèches elle a faites dans le camp opposé.

L'oligarchie anglaise, ai-je dit, avait la possession du sol. Elle l'a encore; mais ce qu'elle n'a plus, c'est un privilége enté sur ce privilége, la loi céréale.

Elle avait la Chambre des communes. Elle l'a encore; mais la démocratie est entrée au Parlement par la brèche du Reform-Bill, brèche qui s'élargira sans cesse.

Elle avait l'Église établie. Elle l'a encore; mais dépouillée de son ascendant exclusif par la multiplication et la popularité des Églises dissidentes et le bill de l'émancipation catholique.

Elle avait les taxes. Elle en dispose encore; mais, depuis 1815, tous les ministres, whigs ou torys, se sont vus forcés de marcher de réforme en réforme, et, à la première difficulté financière, l'incom-tax provisoire sera converti en impôt foncier permanent.

Elle avait l'armée. Elle l'a encore, mais chacun sait avec quel soin jaloux le peuple anglais veut qu'on lui épargne la vue des habits rouges.

Elle avait les colonies, c'était sa plus grande puissance morale; car c'est par les promesses illusoires du régime colonial qu'elle s'attachait un peuple enorgueilli et égaré.—Et le peuple brise ce lien, en reconnaissant la chimère du système colonial.

Enfin, je dois mentionner ici une autre conquête populaire, et la plus grande sans doute. Par cela même que les armes du peuple sont l'opinion, le bon droit et la vérité, par cela encore qu'il possède dans toute sa plénitude le droit de défendre sa cause par la presse, la parole et l'association, le peuple ne pouvait manquer d'attirer, et il a en effet attiré sous son drapeau les hommes les plus intelligents et les plus honnêtes de l'aristocratie. Car il ne faut pas croire que l'aristocratie anglaise forme un ensemble compacte et déterminé. Nous la voyons, au contraire, se partager dans toutes les grandes circonstances; et, soit frayeur, habileté, ou philanthropie, ce sont d'illustres privilégiés qui viennent sacrifier aux exigences démocratiques une partie de leurs propres priviléges.

Si l'on veut appeler anglomanes ceux qui prennent intérêt aux péripéties de cette grande lutte et aux progrès de la cause populaire sur le sol britannique, je le déclare, je suis anglomane.

Il me semble qu'il n'y a qu'une vérité, qu'il n'y a qu'une justice, que l'égalité prend partout la même forme, que la liberté a partout les mêmes résultats, et qu'un lien fraternel et sympathique doit unir les faibles et les opprimés de tous les pays.

Je ne puis pas ne pas voir qu'il y a deux Angleterre; puisqu'il y a, en Angleterre, deux sentiments, deux principes, deux causes éternellement en lutte[90].

Je ne puis pas oublier que si le principe aristocratique voulut, en 1776, courber sous son joug l'indépendance américaine, il trouva dans quelques démocrates anglais une résistance telle, qu'il lui fallut suspendre la liberté de la presse, l'habeas corpus, et fausser le jury.

Je ne puis pas oublier que si le principe aristocratique voulut, en 1791, étouffer notre glorieuse révolution, il lui fallut commencer par lancer chez lui sa soldatesque sur les hommes du peuple, qui s'opposaient à la perpétration de ce crime contre l'humanité.

J'appelle anglomane celui qui admire indistinctement les faits et gestes des deux partis. J'appelle anglophobe celui qui les enveloppe tous deux dans une réprobation aveugle et insensée.

Au risque d'attirer sur ce pauvre petit volume la lourde massue de l'impopularité, oui, je l'avoue, ce grand, cet éternel, ce gigantesque effort de la démocratie pour se dégager des liens de l'oppression et rentrer dans la plénitude de ses droits, offre à mes yeux, en Angleterre, des circonstances particulièrement intéressantes, qui ne se présentent pas dans les autres pays, au moins au même degré.

En France, l'aristocratie est tombée en 89, avant que la démocratie fut préparée à se gouverner elle-même. Celle-ci n'avait pu développer et perfectionner dans tous les sens ces qualités, ces puissances, ces vertus politiques, qui seules pouvaient conserver le pouvoir dans ses mains et lui en faire faire un prudent et utile usage. Il en est résulté que chaque parti, chaque homme même, a cru pouvoir hériter de l'aristocratie; et la lutte s'est établie entre le peuple et M. Decaze, le peuple et M. de Villèle, le peuple et M. de Polignac, le peuple et M. Guizot. Dans cette lutte, aux proportions mesquines, nous faisons notre éducation constitutionnelle, et le jour où nous serons assez avancés, rien ne nous empêchera de prendre possession de la direction de nos affaires; car la chute de notre grand antagoniste, l'aristocratie, a précédé notre éducation politique.

Le peuple anglais, au contraire, grandit, se perfectionne, et s'éclaire par la lutte elle-même. Des circonstances historiques, inutiles à rappeler ici, ont paralysé dans ses mains l'emploi de la force physique. Il a dû recourir à la puissance seule de l'opinion; et la première condition pour que l'opinion fût une puissance, c'était que le peuple lui-même s'éclairât sur chaque question particulière jusqu'à l'unanimité. L'opinion n'aura pas à se faire après la lutte, elle s'est faite et se fait pendant, pour et par la lutte même. C'est toujours dans le parlement que se gagne la victoire, et l'aristocratie est forcée de la sanctionner. Nos philosophes et nos poëtes ont brillé avant notre révolution qu'ils ont préparée; mais, en Angleterre, c'est pendant la lutte que la philosophie et la poésie font leur œuvre. Du sein du parti populaire surgissent de grands écrivains, de puissants orateurs, de nobles poëtes, qui nous sont entièrement inconnus. Nous nous imaginons ici que Milton, Shakespeare, Young, Thompson, Byron forment toute la littérature anglaise. Nous ne nous apercevons pas que, parce que la lutte se poursuit toujours, la chaîne des grands poëtes n'est pas interrompue; et le feu sacré anime les Burn, les Campbell, les Moore, les Akenside et mille autres, qui travaillent sans cesse à renforcer la démocratie en l'éclairant.

Il résulte encore de cet état de choses que l'aristocratie et la démocratie se retrouvent en présence à propos de toutes les questions. Rien n'est plus propre à les animer, à les grandir. Ce qui ailleurs n'est qu'un débat administratif ou financier est là une guerre sociale. À peine une question a surgi qu'on s'aperçoit, de part et d'autre, que les deux grands principes sont engagés. Dès lors, de part et d'autre, on fait des efforts immenses, on se coalise, on pétitionne, on propage par d'abondantes souscriptions d'innombrables écrits, bien moins pour la question elle-même qu'à cause du principe toujours présent, toujours vivant qui y est engagé. Cela s'est vu non-seulement à l'occasion des lois céréales, mais de toute loi qui touche aux taxes, à l'Église, à l'armée, à l'ordre politique, à l'éducation, aux affaires extérieures, etc.

Il est aisé de comprendre que le peuple anglais a dû s'habituer ainsi à remonter, à propos de toute mesure, jusqu'aux principes primordiaux, et à poser la discussion sur cette large base. Aussi, en général, les deux partis sont extrêmes et exclusifs. On veut tout ou rien, parce qu'on sent, des deux côtés, que concéder quelque chose, si peu que ce soit, c'est concéder le principe. Sans doute, dans le vote, il y a quelquefois transaction. On est bien forcé d'accommoder les réformes au temps et aux circonstances; mais dans les débats on ne transige pas, et la règle invariable de la démocratie est celle-ci: Prendre tout ce qu'on lui accorde et continuer à demander le reste.—Et même elle a eu l'occasion d'apprendre que le plus sûr pour elle est d'exiger tout, pendant cinquante ans s'il le faut, plutôt que de se contenter d'un peu, au bout de quelques sessions.

Aussi les anglophobes les plus prononcés ne peuvent pas se dissimuler que les réformes, en Angleterre, portent un cachet de radicalisme, et par là de grandeur, qui étonne et subjugue l'esprit.

L'abolition de l'esclavage a été emportée tout d'une pièce. À un jour marqué, à une minute déterminée, les fers sont tombés des bras des pauvres noirs dans toutes les possessions de la Grande-Bretagne. On raconte que, dans la nuit du 31 juillet 1838, les esclaves s'étaient rassemblés dans les églises de la Jamaïque. Leur pensée, leur cœur, leur vie tout entière semblaient attachés à l'aiguille de l'horloge. Vainement le prêtre s'efforçait de fixer leur attention sur les plus imposants sujets qui puissent captiver l'intelligence humaine. Vainement il leur parlait de la bonté de Dieu et de leurs futures destinées. Il n'y avait qu'une seule âme dans l'auditoire, et cette âme était dans une fièvreuse attente. Lorsque le marteau fit retentir le premier coup de minuit, un cri de joie, comme jamais oreille humaine n'en avait entendu, ébranla les voûtes du temple. La parole et le geste manquaient à ces pauvres créatures pour donner passage à l'exubérance de leur bonheur. Ils se précipitaient en pleurant dans les bras les uns des autres, jusqu'à ce que, ce paroxysme calmé, on les vit se jeter à genoux, élever vers le ciel leurs bras reconnaissants, puis confondre dans leurs bénédictions et la nation qui les délivrait, et les grands hommes, les Clarkson, les Wilberforce qui avaient embrassé leur cause, et la Providence qui avait fait descendre dans le cœur d'un grand peuple un rayon de justice et d'humanité.

S'il a fallu cinquante ans pour réaliser d'une manière absolue la liberté personnelle, on est arrivé plus vite, mais seulement à une transaction, à une trêve, sur les libertés politique et religieuse. Le reform-bill et le bill de l'émancipation catholique, d'abord soutenus comme principes, ont été livrés à l'expédient. Aussi l'Angleterre a encore deux grandes agitations à traverser: la charte du peuple et le renversement de l'Église établie comme religion officielle.

La campagne contre le régime protecteur est une de celles qui ont été conduites par les chefs sous la sauvegarde et l'autorité du principe. Le principe de la liberté des transactions est vrai ou faux, il devait triompher ou succomber tout entier. Transiger, c'eût été avouer que la propriété et la liberté ne sont pas des droits, mais, selon le temps et le lieu, des circonstances accessoires, utiles ou funestes. Accepter le débat sur ce terrain, c'eût été se priver volontairement de tout ce qui fait l'autorité et la force; c'eût été renoncer à mettre de son côté le sentiment de justice qui vit dans tous les cœurs.—Le principe de la liberté commerciale a triomphé; il a été appliqué aux objets nécessaires à la vie, et il le sera promptement à tout ce qui peut faire l'objet des transactions internationales.

Ce culte de l'absolu a été transporté dans des questions d'un ordre inférieur. Quand il s'est agi de la réforme postale, on s'est demandé si les communications individuelles de la pensée, les épanchements de l'amitié, de l'amour maternel, de la piété filiale, étaient une matière imposable. L'opinion a répondu par la négative; et dès lors on a poursuivi la réforme radicale, absolue, sans s'inquiéter de quelque embarras ou de quelque déficit au Trésor. On a réduit le port de la lettre au taux de la plus petite monnaie anglaise, parce que cela suffisait pour payer à l'État le service rendu et lui rembourser ses frais. Et comme la poste laisse encore un profit, il ne faut pas douter qu'on réduisit encore le port des lettres, s'il y avait en Angleterre une monnaie au-dessous du penny.

J'avoue qu'il y a dans cette audace et cette vigueur quelque chose de grand, qui me fait suivre avec intérêt les débats du parlement anglais et plus encore les débats populaires qui ont lieu dans les associations et les meetings. C'est là que l'avenir s'élabore, c'est là que de longues discussions dégagent au préalable cette inconnue: un principe est-il engagé dans la question?—Et si la réponse est affirmative, on peut ignorer le jour du triomphe, mais on peut être sûr que le triomphe est assuré.

Avant de revenir au sujet de ce chapitre, l'anglomanie et l'anglophobie, je dois prémunir le lecteur contre une fausse interprétation qui pourrait se glisser dans son esprit. Bien que la lutte entre l'aristocratie et la démocratie, toujours présente et palpitante au fond de chaque question, donne certainement de la chaleur et de la vie aux débats; bien qu'en retardant et éloignant la solution, elle contribue à mûrir les idées et former les mœurs politiques du peuple; il ne faut pas conclure de là que je considère comme un désavantage absolu pour mon pays de n'avoir pas le même obstacle à vaincre, et conséquemment de ne pas sentir le même aiguillon, de n'avoir pas les mêmes éléments de vie et d'ardeur.

Les principes ne sont pas moins engagés chez nous qu'en Angleterre. Seulement les débats devraient être, chez nous, beaucoup plus généraux, beaucoup plus humanitaires (puisque le mot est consacré), comme, chez nos voisins, ils doivent être plus nationaux. L'obstacle aristocratique, pour eux, est chez eux. Pour nous, il est dans le monde entier. Rien, certes, ne nous empêcherait de prendre les principes à une hauteur que l'Angleterre ne peut encore atteindre. Nous ne le faisons pas, et cela dépend uniquement du degré insuffisant de respect, de dévouement pour les principes, auquel nous sommes parvenus.

Si l'anglophobie n'était chez nous qu'une naturelle réaction contre l'oligarchie anglaise, dont la politique est si dangereuse pour les nations et en particulier pour la France, ce ne serait plus de l'anglophobie, mais, qu'on me pardonne ce mot barbare (et qui n'en est que plus juste, puisqu'il réunit deux idées barbares), de l'oligarcophobie.

Malheureusement il n'en est pas ainsi; et l'occupation la plus constante de nos grands journaux est d'irriter le sentiment national contre la démocratie britannique, contre ces classes laborieuses qui demandent au travail, à l'industrie, à la richesse, au développement de leurs facultés, les forces qui doivent les affranchir. C'est précisément l'accroissement de ces forces démocratiques, la perfection du travail, la supériorité industrielle, l'extension des machines, l'aptitude commerciale, l'accumulation des capitaux, c'est précisément, dis-je, l'accroissement de ces forces qu'on nous représente comme dangereux, comme opposé à nos propres progrès, comme impliquant de toute nécessité un décroissement proportionnel dans les forces analogues de notre pays.

C'est là le sophisme économique que j'ai à combattre, c'est par là que se rattache à l'esprit de ce livre le sujet que je viens de traiter, et qui a pu paraître jusqu'ici une oiseuse digression.

D'abord, si ce que j'appelle ici un sophisme était une vérité, combien elle serait triste et décourageante! Si le mouvement progressif, qui se manifeste sur un point du globe, occasionnait un mouvement rétrograde sur un autre point, si l'accroissement des richesses d'un pays ne se faisait qu'au moyen d'une perte correspondante répartie sur tous les autres, il n'y aurait évidemment, dans l'ensemble, pas de progrès possible; et, de plus, toutes les jalousies nationales seraient justifiées. Des idées vagues d'humanité, de fraternité, ne suffiraient certes pas pour déterminer une nation à se réjouir des progrès faits ailleurs, puisqu'ils se seraient faits à ses dépens. Les fraternitaires ne changeront jamais à ce point le cœur humain, et, dans l'hypothèse que j'envisage, cela n'est pas même désirable. Qu'y aurait-il d'honnête, de délicat à me réjouir de ce qu'un peuple s'élève vers le superflu, s'il en doit résulter qu'un autre peuple descende au-dessous du nécessaire? Non, je ne suis tenu ni moralement ni religieusement à faire, fût-ce au nom de ma patrie, cet acte d'abnégation.

Ce n'est pas tout. Si cette espèce de bascule, était la loi des nations, elle serait aussi la loi des provinces, des communes, des familles. Le progrès national n'est pas d'une autre nature que le progrès individuel; par où l'on voit que si l'axiome, dont je m'occupe, était une vérité au lieu d'être un sophisme, il n'y a pas un homme sur la terre qui ne dût perpétuellement s'efforcer d'étouffer le progrès de tous les autres, sauf à rencontrer chez tous le même effort contre lui-même. Ce conflit général serait l'état naturel de la société, et la Providence, en décrétant que le profit de l'un est le dommage de l'autre, aurait condamné l'homme à une guerre sans terme, et l'humanité à un niveau primitif invariable.

Il n'y a donc pas dans les sciences sociales de proposition qu'il soit plus important d'éclaircir. C'est la clef de voûte de tout l'édifice. Il faut absolument connaître la nature propre du progrès, et l'influence que la condition progressive d'un peuple exerce sur la condition des autres peuples. S'il est démontré que le progrès, dans une circonscription donnée, a pour cause ou pour effet une dépression proportionnelle dans le reste de la race humaine, il ne nous reste plus qu'à brûler nos livres, renoncer à toute espérance du bien général, et entrer dans l'universel conflit, avec la ferme volonté d'être le moins possible écrasés en écrasant le plus possible les autres. Ce n'est pas là de l'exagération, c'est de la logique la plus rigoureuse, de la logique trop souvent appliquée. Une mesure politique qui se rattache si bien à l'axiome—le profit de l'un est le dommage de l'autre,—parce qu'elle en est comme l'incarnation, l'acte de navigation de la Grande-Bretagne fut placé ouvertement sous l'invocation de ces paroles célèbres de son préambule: Il faut que l'Angleterre écrase la Hollande ou qu'elle en soit écrasée. Et nous avons vu la Presse invoquer les mêmes paroles pour faire adopter en France la même mesure. Rien de plus simple, dès qu'il n'est pas d'autre alternative pour les peuples, comme pour les individus, que d'écraser ou d'être écrasés.—Par où l'on voit le point où l'erreur et l'atrocité viennent se confondre.

Mais la triste maxime que je mentionne mérite bien d'être combattue dans un chapitre spécial. Il ne s'agit point en effet de lui opposer de vagues déclamations sur l'humanité, la charité, la fraternité, l'abnégation. Il faut la détruire par une démonstration pour ainsi dire mathématique. En me réservant de consacrer quelques pages à cette tâche, je poursuis ce que j'ai à dire sur l'anglophobie.

J'ai dit que ce sentiment, en tant qu'il s'attache à cette politique machiavélique que l'oligarchie anglaise a fait peser si longtemps sur l'Europe, était un sentiment justifiable, qui avait sa raison d'être et ne devait même pas s'appeler anglophobie.

Il ne mérite ce nom que lorsqu'il enveloppe dans la même haine et l'aristocratie et cette portion de la société anglaise qui a souffert autant et plus que nous de la prépondérance oligarchique, et lui a fait résistance, cette classe laborieuse, faible et impuissante d'abord, mais qui a grandi en richesse, en force, en influence assez pour entraîner de son côté une partie de l'aristocratie et tenir l'autre en échec; classe à laquelle nous devrions tendre la main, dont nous devrions partager les sentiments et les espérances, si nous n'étions retenus par cette funeste et décourageante pensée que les progrès qu'elle doit au travail, à l'industrie et au commerce menacent notre prospérité et notre indépendance; les menacent sous une autre forme, mais autant que pouvait le faire la politique des Walpole, des Pitt, etc., etc.

C'est ainsi que l'anglophobie s'est généralisée, et j'avoue que je ne puis voir qu'avec dégoût les moyens qui ont été employés pour l'entretenir et l'irriter. Premier moyen bien simple et non moins odieux; il consiste à tirer parti de la diversité des langues. On a profité de ce que la langue anglaise était peu connue en France pour nous persuader que toute la littérature et le journalisme anglais n'étaient qu'outrages, insultes et calomnies perpétuellement vomis contre la France; d'où elle ne pouvait manquer de conclure qu'elle était, de l'autre côté du détroit, l'objet d'une haine générale et inextinguible.

En cela on était merveilleusement servi par la liberté illimitée de la presse et de la parole qui existe chez nos voisins. En Angleterre, comme en France, il n'y a pas de question sur laquelle les avis ne se partagent; en sorte qu'il est toujours possible, dans chaque occasion, de dénicher un orateur ou un journal qui a pris la question du côté qui nous blesse. L'odieuse tactique de nos journaux a été d'aller extraire, de ces discours et ces écrits, les passages les plus propres à humilier notre orgueil national, et de les donner comme l'expression de l'opinion publique en Angleterre, en ayant bien soin de tenir dans l'ombre tout ce qui s'était dit ou écrit dans le sens opposé, même par les journaux les plus influents et les orateurs les plus populaires. Le résultat a été ce qu'il serait, en Espagne, si la presse de ce pays tout entière s'entendait pour puiser toute citation de nos journaux dans la Quotidienne.

Un autre moyen, qui a été employé avec beaucoup de succès, c'est le silence. Chaque fois qu'une grande question s'est agitée, en Angleterre, et qu'elle a été de nature à révéler ce qu'il y avait dans ce pays de vie, de lumière, de chaleur et de sincérité, on peut être sûr que nos journaux se sont attachés à empêcher, par le silence, que le fait ne vînt à la connaissance du public français; et, s'il l'a fallu, ils se sont imposé dix ans de mutisme. Quelque extraordinaire que cela paraisse, l'agitation anglaise contre le régime protecteur en fait foi.

Enfin, une autre fraude patriotique dont on a usé amplement, ce sont les fausses traductions, les additions, suppressions et substitutions de mots. En altérant ainsi le sens et l'esprit des discours, il n'est pas d'indignation qu'on n'ait pu soulever dans l'âme de nos compatriotes. Il suffisait, par exemple, quand on trouvait gallant French qui veut dire braves français (gallant, c'est le mot vaillant qui a été transporté en Angleterre et qui n'a subi d'autre changement que celui du v initial en g, à l'inverse de ce qui s'est fait pour les mots: garant, warrant, guêpe, wasp, guerre, war), de traduire ainsi: nation efféminée, galante, corrompue. Quelquefois on allait jusqu'à substituer le mot haine au mot amitié, et ainsi de suite[91].

À ce propos, qu'il me soit permis de raconter l'origine du livre que je publiai, en 1845, sous le titre de Cobden et la Ligue.

J'habitais un village, au fond des Landes. Dans ce village, il y a un cercle, et j'étonnerais probablement beaucoup les membres du Jockey-club, si je transcrivais ici le budget de notre modeste association. Pourtant j'ose croire qu'il y règne une franche gaieté et une verve qui ne déshonorerait pas les somptueux salons du boulevard des Italiens. Quoi qu'il en soit, dans notre cercle on ne rit pas seulement, on politique aussi (ce qui est bien différent); car sachez qu'on y reçoit deux journaux. C'est dire que nous étions patriotes renforcés et anglophobes de premier numéro.—Pour moi, aussi versé dans la littérature anglaise qu'on peut l'être au village, je me doutais bien que nos gazettes exagéraient quelque peu la haine que, selon elles, le nom français inspirait à nos voisins, et il m'arrivait parfois d'exprimer des doutes à cet égard. Je ne puis comprendre, disais-je, pourquoi l'esprit qui règne dans le journalisme de la Grande-Bretagne ne règne pas dans ses livres. Mais j'étais toujours battu, pièces en main.

Un jour, le plus anglophobe de mes collègues, la fureur dans les yeux, me présente le journal et me dit: «Lisez et jugez.» Je lus en effet que le premier ministre d'Angleterre terminait ainsi un discours: «Nous n'adopterons pas cette mesure; si nous l'adoptions, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations.»—Le rouge du patriotisme me monta aussi au visage.

Cependant, à la réflexion, je me disais: il semble bien extraordinaire qu'un ministre, un chef de cabinet, un homme qui, par position, doit mettre tant de réserve et de mesure dans son langage, se permette envers nous une injure gratuite, que rien ne motive, ne provoque ni ne justifie. M. Peel ne pense pas que la France soit tombée au dernier rang des nations, et, le pensât-il, il ne le dirait pas en plein Parlement.

Je voulus en avoir le cœur net. J'écrivis le jour même à Paris pour qu'on m'abonnât à un journal anglais, en priant qu'on fît remonter l'abonnement à un mois.

Quelques jours après, je reçus une trentaine de numéros du Globe[92]. Je cherchai avec empressement la malencontreuse phrase de M. Peel, et je vis qu'elle disait: «Nous ne pourrions adopter cette mesure sans descendre au dernier rang des nations.»—Les mots comme la France n'y étaient pas.

Ceci me mit sur la voie, et je pus constater depuis lors bien d'autres pieuses fraudes dans la manière de traduire de nos journalistes.

Mais ce n'est pas là tout ce que m'apprit le Globe. Je pus y suivre, pendant deux ans, la marche et les progrès de la Ligue.

À cette époque, j'aimais ardemment, comme aujourd'hui, la cause de la liberté commerciale; mais je la croyais perdue pour des siècles; car on n'en parle pas plus chez nous qu'on n'en parlait probablement, en Chine, dans le siècle dernier. Quelles furent ma surprise et ma joie, quand j'appris que cette grande question agitait, d'un bout à l'autre, l'Angleterre et l'Écosse; quand je vis cette succession non interrompue d'immenses meetings, et l'énergie, la persévérance, les lumières des chefs de cette admirable association!...

Mais ce qui me surprenait bien davantage, c'était de voir que la Ligue s'étendait, grandissait, versait sur l'Angleterre des flots de lumière, absorbait toutes les préoccupations des ministres et du Parlement, sans que nos journaux nous en dissent jamais un mot!...

Naturellement je me doutai qu'il y avait quelque corrélation entre ce silence absolu sur un fait aussi grave, et le système des fraudes pieuses en matière de traduction.

Pensant naïvement qu'il suffisait que ce silence fût rompu une fois pour qu'on n'y pût persister plus longtemps, je me décidai, en tremblant à me faire écrivain; et j'envoyai, sur la Ligue, quelques articles à la Sentinelle de Bayonne. Mais les journaux de Paris n'y firent aucune attention.—Je me mis à traduire quelques discours de Cobden, de Bright et de Fox, et les envoyai aux journaux de Paris eux-mêmes; ils ne les insérèrent pas.—Il n'est pas possible, me dis-je, que le jour où la liberté commerciale sera proclamée en Angleterre nous surprenne dans cette ignorance. Je n'ai qu'une ressource, c'est de faire un livre.....

75.—LE PROFIT DE L'UN EST LE DOMMAGE DE L'AUTRE[93].

Sophisme type, sophisme souche, d'où sortent des multitudes de sophismes, sophisme polype, qu'on ne peut couper en mille que pour donner naissance à mille sophismes, sophisme anti-humain, anti-chrétien, anti-logique; boîte de Pandore d'où sont sortis tous les maux de l'humanité, haines, défiances, jalousies, guerres, conquêtes, oppressions; mais d'où ne pouvait sortir l'espérance.

Hercule! qui étranglas Cacus, Thésée! qui assommas le Minotaure, Apollon qui tuas le serpent Python, que chacun de vous me prête sa force, sa massue, ses flèches pour détruire le monstre qui, depuis six mille ans, arme les hommes les uns contre les autres.

Mais, hélas! il n'est pas de massue qui puisse écraser un sophisme. Il n'est donné à la flèche ni même à la baïonnette de percer une proposition. Tous les canons de l'Europe réunis à Waterloo n'ont pu effacer du cœur des peuples un principe; et ils n'effaceraient pas davantage une erreur. Cela n'est réservé qu'à la moins matérielle de toutes les armes, à ce symbole de légèreté, la plume. Donc ce ne sont ni les dieux ni les demi-dieux de l'antiquité qu'il faut invoquer.

Si je voulais parler au cœur, je m'inspirerais du fondateur de la religion chrétienne.—Puisque c'est à l'esprit que je m'adresse et qu'il s'agit d'essayer une démonstration, je me place sous l'invocation d'Euclide et de Bezout, tout en appelant à mon aide les Turgot, les Say, les Tracy, les Ch. Comte. On dira «c'est bien froid». Qu'importe, pourvu que la démonstration se fasse.....

76.—INDIVIDUALISME ET FRATERNITÉ.

Une vue systématique de l'histoire et de la destinée de l'homme s'est récemment produite qui me semble aussi fausse que dangereuse.

Selon ce système, trois principes se partagent le monde: l'Autorité, l'Individualisme et la Fraternité.

L'autorité répond aux âges aristocratiques; l'Individualisme au règne de la bourgeoisie; la Fraternité au triomphe du peuple.

Le premier de ces principes s'est surtout incarné dans le Pape. Il mène à l'oppression par l'étouffement de la personnalité.

Le second, inauguré par Luther, mène à l'oppression par l'anarchie.

Le troisième, annoncé par les penseurs de la Montagne, enfante la vraie liberté, en enveloppant les hommes dans les liens d'une harmonieuse association.

Le peuple n'ayant été le maître que dans un pays, la France, et dans une courte période, celle de 93, nous ne connaissons encore la valeur théorique et les charmes pratiques de la fraternité que par l'essai qui en fut fait tumultueusement à cette époque. Malheureusement l'union et l'amour, personnifiés dans Robespierre, ne purent étouffer qu'à demi l'Individualisme, qui reparut le lendemain du 9 thermidor. Il règne encore.

Qu'est-ce donc que l'Individualisme? L'auteur de l'ouvrage auquel nous faisons allusion le définit ainsi:

«Le principe d'individualisme est celui qui, prenant l'homme en dehors de la société, le rend seul juge de ce qui l'entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses droits sans lui indiquer ses devoirs, l'abandonne à ses propres forces, et, pour tout gouvernement, proclame le laisser-faire[94]

Ce n'est pas tout. L'Individualisme, ce mobile de la bourgeoisie, devait envahir les trois grandes branches de l'activité humaine, la religion, la politique et l'industrie. De là trois grandes écoles individualistes: l'école philosophique, dont Voltaire fut le chef, en demandant la liberté de penser, nous a amenés à une profonde anarchie morale; l'école politique, fondée par Montesquieu, au lieu de la liberté politique, nous a valu une oligarchie de censitaires; et l'école économiste, représentée par Turgot, au lieu de la liberté de l'industrie, nous a légué la concurrence du riche et du pauvre, au profit du riche[95].

On voit que l'humanité a été bien mal inspirée jusqu'ici, et qu'elle s'est trompée dans toutes les directions. Ce n'a pourtant pas été faute d'avertissements, car le principe de la fraternité a toujours fait ses protestations et ses réserves par la voix de Jean Huss, de Morelli, de Mably, de Rousseau et par les efforts de Robespierre.

Mais qu'est-ce que la fraternité? «Le principe de la fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l'homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu, et fonde la puissance de gouverner sur la persuasion, sur le volontaire assentiment du cœur[96]

Tel est le système de M. Blanc. Ce qui le rend dangereux, à mes yeux, outre le talent avec lequel il est exposé, c'est que le vrai et le faux s'y mêlent en proportions qu'il est difficile d'apprécier. Je n'ai pas l'intention de l'examiner dans toutes ses branches symétriques. Pour me conformer aux exigences de ce recueil, je le considérerai principalement au point de vue de l'économie politique.

J'avoue que lorsqu'il s'agit d'énoncer le principe qui, à une époque donnée, anime le corps social, je voudrais qu'il fût exprimé par des mots moins vagues que ceux d'individualisme et fraternité.

L'individualisme est un mot nouveau simplement substitué au mot égoïsme. C'est l'exagération du sentiment de la personnalité.

L'homme est un être essentiellement sympathique. Plus sa puissance de sympathie se concentre sur lui-même, plus il est égoïste. Plus elle se répand sur ses semblables, plus il est philanthrope.

L'égoïsme est donc comme tous les autres vices, comme toutes les autres déviations de nos qualités morales, c'est-à-dire aussi ancien que l'homme même. On en peut dire autant de la philanthropie. À toutes les époques, sous tous les régimes, dans toutes les classes, il y a eu des hommes durs, froids, personnels, rapportant tout à eux-mêmes, et d'autres bons, généreux, humains, dévoués. Il ne me semble pas qu'on puisse faire d'une de ces dispositions de l'âme, pas plus que de la colère ou de la douceur, de l'énergie ou de la faiblesse, le principe sur lequel repose la société.

Il est donc impossible d'admettre qu'à partir d'une date déterminée dans l'histoire, par exemple à partir de Luther, tous les efforts de l'humanité aient été, systématiquement et pour ainsi dire providentiellement, consacrés au triomphe de l'individualisme.

Sur quel fondement pourrait-on prétendre que l'exagération du sentiment de la personnalité est née dans les temps modernes? Est-ce que les peuples anciens, quand ils pillaient et ravageaient le monde, quand ils réduisaient les vaincus en esclavage, n'agissaient pas sous l'influence d'un égoïsme porté au plus haut degré? Si, pour s'assurer la victoire, pour vaincre la résistance, pour échapper au sort affreux qu'elles réservaient à ceux qu'elles appelaient barbares, ces associations guerrières sentaient le besoin de l'union, si même l'individu était disposé à y faire de véritables sacrifices, l'égoïsme, pour être collectif, en était-il moins de l'égoïsme?

J'en dirai autant de la domination par l'autorité théologique. Que, pour asservir les hommes, on emploie la force ou la ruse, qu'on exploite leur faiblesse ou leur crédulité, le fait même d'une domination injuste ne révèle-t-il pas dans le dominateur le sentiment de l'égoïsme? Le prêtre égyptien, qui imposait de fausses croyances à ses semblables pour se rendre maître de leurs actions et même de leurs pensées, ne recherchait-il pas son avantage personnel par les moyens les plus immoraux?

À mesure que les peuples sont devenus forts, ils ont repoussé la spoliation réalisée par la force.—Ils se sont avancés vers la propriété du travail et la liberté de l'industrie; et voilà que vous découvrez dans la liberté de l'industrie une première manifestation de l'individualisme!

Mais vous qui ne voulez pas que le travail soit libre, vous voulez donc qu'il soit contraint, car il n'y a pas de terme moyen. Il y en a un, dites-vous, l'association.—C'est une confusion de mots, car si l'association est volontaire, le travail ne cesse pas d'être libre. Ce n'est pas aliéner sa liberté que de former avec ses semblables des conventions, des associations volontaires.

À mesure que les hommes se sont éclairés, ils ont réagi contre les superstitions, les fausses croyances, les opinions imposées. Et voilà que vous découvrez dans le libre examen une seconde manifestation de l'Individualisme!

Mais vous qui n'admettez ni l'autorité ni le libre examen, que mettez-vous donc à la place? La fraternité, dites-vous. La fraternité mettra-t-elle dans mon intelligence des idées qui ne soient ni reçues par elle toutes faites, ni élaborées par son propre exercice?

Vous ne voulez pas que l'homme examine les opinions! Je conçois cette intolérance dans les théologiens. Ils sont conséquents. Ils disent: cherchez la vérité en toutes choses, traditus est mundus disputationibus eorum, quand Dieu ne l'a pas révélée. Là où il a dit: voilà la vérité, il serait absurde que vous voulussiez examiner.

Mais les modernes socialistes, de quel droit nous refusent-ils le libre examen dont ils usent si amplement? Ils n'ont qu'un moyen de courber nos esprits; c'est de se prétendre inspirés. Quelques-uns l'ont essayé, mais jusqu'ici ils n'ont pas montré leurs titres de prophètes.

Sans accuser les intentions, je dis qu'il y a au fond de ces doctrines le plus irrationnel de tous les despotismes, et, par conséquent, de tous les individualismes. Quoi de plus tyrannique que de vouloir régenter notre travail et notre intelligence, abstraction faite de toute autorité surnaturelle qu'on n'invoque même pas? Il n'est pas surprenant qu'on aboutisse à voir le type, le héros, l'apôtre de la fraternité ainsi comprise dans Robespierre.

Si l'individualisme n'est pas le mobile exclusif d'une période prise dans l'histoire moderne, il n'est pas davantage le principe qui dirige une classe à l'exclusion de toutes les autres.

Dans les sciences morales, une certaine symétrie d'exposition se prend souvent pour la vérité. Méfions-nous de cette superficielle apparence.

C'est ainsi que s'est accréditée cette opinion que les nations modernes se composent de trois classes: aristocratie, bourgeoisie, peuple. De là on conclut qu'il y a le même antagonisme entre les deux dernières classes qu'entre les deux premières. La bourgeoisie, dit-on, a renversé l'aristocratie et s'est mise à sa place. À l'égard du peuple, elle constitue une autre aristocratie et sera à son tour renversée par lui.

Pour moi, je ne vois dans la société que deux classes. Des conquérants qui fondant sur un pays, s'emparent des terres, des richesses, de la puissance législative et judiciaire; et un peuple vaincu, qui souffre, travaille, grandit, brise ses chaînes, reconquiert ses droits, se gouverne tant bien que mal, fort mal pendant longtemps, est dupe de beaucoup de charlatans, est souvent trahi par les siens, s'éclaire par l'expérience et arrive progressivement à l'égalité par la liberté, et à la fraternité par l'égalité.

Chacune de ces deux classes obéit au sentiment indestructible de la personnalité. Mais si ce sentiment mérite le nom d'individualisme, c'est certainement dans la classe conquérante et dominatrice.

Il est vrai qu'au sein du peuple, il y a des hommes plus ou moins riches à des degrés infinis. Mais la différence de richesses ne suffit pas pour constituer deux classes. Tant qu'un homme du peuple ne se retourne pas contre le peuple lui-même pour l'exploiter, tant qu'il ne doit sa fortune qu'au travail, à l'ordre, à l'économie, quelques richesses qu'il acquière, quelque influence que lui donnent les richesses, il reste peuple; et c'est un abus de mots que de prétendre qu'il entre dans une autre classe, dans une classe aristocratique.

S'il en était ainsi, voyez quelles seraient les conséquences. L'artisan honnête, laborieux, prévoyant, qui s'impose de dures privations, qui accroît sa clientèle par la confiance qu'il inspire, qui donne à son fils une éducation un peu plus complète que celle qu'il a reçue lui-même, cet artisan serait sur le chemin de la bourgeoisie. C'est un homme dont il faut se méfier, c'est un aristocrate en herbe, c'est un individualiste.

S'il est, au contraire, paresseux, dissipé, imprévoyant, s'il manque tout à fait de cette énergie si nécessaire pour accumuler quelques épargnes, alors on sera sûr qu'il restera peuple. Il appartiendra au principe de la fraternité.

Et maintenant, tous ces hommes retenus dans les rangs les plus infimes de la société par l'imprévoyance, le vice, et trop souvent, j'en conviens, par le malheur, comment entendront-ils le principe de l'égalité et de la fraternité? Qui sera leur défenseur, leur idole, leur apôtre? ai-je besoin de le nommer?....

Abandonnant le terrain de la polémique, j'essayerai, autant que mes forces et le temps me le permettent, de considérer la personnalité et la fraternité au point de vue de l'économie politique.

Je commencerai par le déclarer très-franchement: le sentiment de la personnalité, l'amour du moi, l'instinct de la conservation, le désir indestructible que l'homme porte en lui-même de se développer, d'accroître la sphère de son action, d'augmenter son influence, l'aspiration vers le bonheur, en un mot, l'individualité me semble être le point de départ, le mobile, le ressort universel auquel la Providence a confié le progrès de l'humanité. C'est bien vainement que ce principe soulèverait l'animadversion des socialistes modernes. Hélas! qu'ils rentrent en eux-mêmes, qu'ils descendent au fond de leur conscience, et ils y retrouveront ce principe, comme on trouve la gravitation dans toutes les molécules de la matière. Ils peuvent reprocher à la Providence d'avoir fait l'homme tel qu'il est; rechercher, par passe-temps, ce qu'il adviendrait de la société, si la Divinité, les admettant dans son conseil, modifiait sa créature sur un autre plan. Ce sont des rêveries qui peuvent amuser l'imagination; mais ce n'est pas sur elles qu'on fondera les sciences sociales.

Il n'est aucun sentiment qui exerce dans l'homme une action aussi constante, aussi énergique que le sentiment de la personnalité.

Nous pouvons différer sur la manière de comprendre le bonheur, le chercher dans la richesse, dans la puissance, dans la gloire, dans la terreur que nous inspirons, dans la sympathie de nos semblables, dans les satisfactions de la vanité, dans la couronne des élus; mais nous le cherchons toujours et nous ne pouvons pas ne pas le chercher.

De là il faut conclure que l'individualisme, qui est le sentiment de la personnalité pris dans un mauvais sens, est aussi ancien que ce sentiment lui-même, car il n'est pas une de ses qualités, surtout la plus inhérente à sa nature, dont l'homme ne puisse abuser, et n'ait abusé à toutes les époques. Prétendre que le sentiment de la personnalité a toujours été contenu dans de justes bornes, excepté depuis le temps de Luther et parmi les bourgeois, cela ne peut être considéré que comme un jeu d'esprit.

Je pense qu'on pourrait avec plus de raison soutenir la thèse contraire, en tous cas plus consolante, et voici mes raisons.

C'est une vérité triste, mais d'expérience, que les hommes en général donnent pleine carrière au sentiment de la personnalité, et par conséquent en abusent, jusqu'au point où ils le peuvent faire avec impunité. Je dis en général, parce que je suis loin de prétendre que les inspirations de la conscience, la bienveillance naturelle, les prescriptions religieuses n'aient pas suffi souvent pour empêcher la personnalité de dégénérer en égoïsme. Mais on peut affirmer que l'obstacle général au développement exagéré, à l'abus de la personnalité n'est pas en nous, mais hors de nous. Il est dans les autres personnalités dont nous sommes entourés et qui réagissent, quand nous les froissons, au point de nous tenir en échec, qu'on me pardonne cette expression.

Cela posé, plus une agglomération d'hommes s'est trouvée environnée d'êtres faibles ou crédules, moins elle a rencontré d'obstacles en eux, plus en elle le sentiment de la personnalité a dû acquérir d'énergie, et franchir les limites conciliables avec le bien général.

Aussi, nous voyons les peuples de l'antiquité désolés par la guerre, l'esclavage, la superstition et le despotisme, toutes manifestations de l'égoïsme chez les hommes plus forts ou plus éclairés que leurs semblables. Ce n'est jamais par son action sur lui-même, pour obéir aux lois de la morale, que le sentiment de la personnalité est rentré dans ses justes limites. Pour l'y réduire, il a fallu que la force et la lumière devinssent l'héritage commun des masses; et alors il a bien fallu que, manifesté par la force, l'individualisme s'arrêtât devant une force supérieure, et que, manifesté par la ruse, il pérît faute d'être alimenté par la crédulité publique.

On trouvera peut-être que représenter les personnalités comme dans un état d'antagonisme toujours virtuellement existant, et qui ne peut être contenu que par l'équilibre des forces et des lumières, c'est une doctrine bien triste. Il s'ensuivrait que, dès que cet équilibre est rompu, dès qu'un peuple ou une classe se reconnaissent doués d'une force irrésistible, ou d'une supériorité intellectuelle propre à leur asservir les autres peuples ou les autres classes, le sentiment de la personnalité est toujours prêt à franchir ses limites et à dégénérer en égoïsme, en oppression.

Il ne s'agit pas de savoir si cette doctrine est triste, mais si elle est vraie, et si la constitution de l'homme n'est pas telle qu'il doive conquérir son indépendance, sa sécurité par le développement de ses forces et de son intelligence. La vie est un combat. Cela a été vrai jusqu'ici, et nous n'avons aucune raison de croire que cela cessera de l'être jamais, tant que l'homme portera dans son cœur ce sentiment de la personnalité, toujours si disposé à sortir de ses bornes.

Les écoles socialistes s'efforcent de remplir le monde d'espérances que nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme chimériques, précisément parce qu'elles ne tiennent aucun compte, dans leurs vaines théories, de ce sentiment indélébile et de la pente irrésistible qui le pousse, s'il n'est contenu, vers sa propre exagération.

Nous avons beau chercher, dans leurs systèmes de séries, d'harmonies, l'obstacle à l'abus de la personnalité, nous ne le trouvons jamais. Les socialistes nous paraissent tourner sans cesse dans ce cercle vicieux: si tous les hommes voulaient être dévoués, nous avons trouvé des formes sociales qui maintiendront entre eux la fraternité et l'harmonie.

Aussi, quand ils arrivent à proposer quelque chose qui ressemble à de la pratique, on les voit toujours diviser l'humanité en deux parts. D'un côté l'État, le pouvoir dirigeant, qu'ils supposent infaillible, impeccable, dénué de tout sentiment de personnalité; de l'autre le peuple, n'ayant plus besoin de prévoyance ni de garanties.

Pour réaliser leurs plans, ils sont réduits à confier la direction du monde à une puissance prise, pour ainsi dire, en dehors de l'humanité. Ils inventent un mot: l'État. Ils supposent que l'État est un être existant par lui-même, possédant des richesses inépuisables, indépendantes de celles de la société; qu'au moyen de ces richesses, l'État peut fournir du travail à tous, assurer l'existence de tous. Ils ne prennent pas garde que l'État ne peut jamais que rendre à la société des biens qu'il a commencé par lui prendre; qu'il ne peut même lui en rendre qu'une partie; que de plus l'État est composé d'hommes, et que ces hommes portent aussi en eux-mêmes le sentiment de la personnalité, enclin chez eux, comme chez les gouvernés, à dégénérer en abus; qu'une des plus grandes tentations pour que la personnalité d'un homme froisse celle de ses semblables, c'est que cet homme soit puissant, en mesure de vaincre les résistances. Les socialistes, à la vérité, espèrent sans doute, quoiqu'ils ne s'expliquent guère à ce sujet, que l'État sera soutenu par des institutions, par les lumières, la prévoyance, la surveillance assidue et sévère des masses. Mais, s'il en est ainsi, il faut que ces masses soient éclairées et prévoyantes; et le système que j'examine tend précisément à détruire la prévoyance dans les masses, puisqu'il charge l'État de pourvoir à toutes les nécessités, de combattre tous les obstacles, de prévoir pour tout le monde.

Mais, dira-t-on, si le sentiment de la personnalité est indestructible, s'il a une pente funeste à dégénérer en abus, si la force qui le réprime n'est pas en nous, mais hors de nous, s'il n'est contenu dans de justes bornes que par la résistance et la réaction des autres personnalités, si les hommes qui exercent le pouvoir n'échappent pas plus à cette loi que les hommes sur qui le pouvoir s'exerce, alors la société ne peut se maintenir dans le bon ordre que par une vigilance incessante de tous ses membres à l'égard les uns des autres, et spécialement des gouvernés à l'égard des gouvernants, un antagonisme radical est irrémédiable; nous n'avons d'autres garanties contre l'oppression qu'une sorte d'équilibre entre tous les individualismes repoussés les uns par les autres, et la fraternité, ce principe si consolant, dont le seul nom touche et attire les cœurs, qui pourrait réaliser les espérances de tous les hommes de bien, unir les hommes par les liens de la sympathie, ce principe proclamé, il y a dix-huit siècles, par une voix que l'humanité presque tout entière a tenue pour divine, serait à jamais banni du monde.

À Dieu ne plaise que telle soit notre pensée. Nous avons constaté que le sentiment de l'individualité était la loi générale de l'homme, et nous croyons ce fait hors de doute.

Il s'agit maintenant de savoir si l'intérêt bien entendu et permanent d'un homme, d'une classe, d'une nation est radicalement opposé à l'intérêt d'un autre homme, d'une autre classe, d'une autre nation. S'il en est ainsi, il faut le déclarer avec douleur, mais avec vérité: la fraternité n'est qu'un rêve; car il ne faut pas s'attendre à ce que chacun se sacrifie aux autres; et cela fût-il, on ne voit pas ce que l'humanité y gagnerait, puisque le sacrifice de chacun équivaudrait au sacrifice de l'humanité entière: ce serait le malheur universel.

Mais si, au contraire, en étudiant l'action que les hommes exercent les uns sur les autres, nous découvrons que leurs intérêts généraux concordent, que le progrès, la moralité, la richesse de tous sont la condition du progrès, de la moralité, de la richesse de chacun, alors nous comprendrons comment le sentiment de l'individualité se réconcilie avec celui de la fraternité.

À une condition cependant: c'est que cet accord ne consiste pas en une vaine déclamation; c'est qu'il soit clairement, rigoureusement, scientifiquement démontré.

Alors, à mesure que cette démonstration sera mieux comprise, qu'elle pénétrera dans un plus grand nombre d'intelligences, c'est-à-dire à mesure du progrès des lumières et de la science morale, le principe de la fraternité s'étendra de plus en plus sur l'humanité.

Or c'est cette démonstration consolante que nous nous croyons en mesure de faire.

Et d'abord que faut-il entendre par le mot fraternité?

Faut-il prendre ce mot, comme on dit, au pied de la lettre? et implique-t-il que nous devons aimer tous les hommes actuellement vivants sur la surface du globe comme nous aimons le frère qui a été conçu dans les mêmes entrailles, nourri du même lait, dont nous avons partagé le berceau, les jeux, les émotions, les souffrances et les joies? Évidemment ce n'est pas dans ce sens qu'il faut comprendre ce mot. Il n'est pas un homme qui pût exister quelques minutes, si chaque douleur, chaque revers, chaque décès qui survient dans le monde devait exciter en lui la même émotion que s'il s'agissait de son frère; et si MM. les socialistes sont exigeants à ce point (et ils le sont beaucoup.... pour les autres), il faut leur dire que la nature a été moins exigeante. Nous aurions beau nous battre les flancs, tomber dans l'affectation, si commune de nos jours, en paroles, nous ne pourrions jamais, et fort heureusement, exalter notre sensibilité à ce degré. Si la nature s'y oppose, la morale nous le défend aussi. Nous avons tous des devoirs à remplir envers nous-mêmes, envers nos proches, nos amis, nos collègues, les personnes dont l'existence dépend de nous. Nous nous devons aussi à la profession, aux fonctions qui nous sont dévolues. Pour la plupart d'entre nous, ces devoirs absorbent toute notre activité; et il est impossible que nous puissions avoir toujours à la pensée et pour but immédiat l'intérêt général de l'humanité. La question est de savoir si la force des choses, telle qu'elle résulte de l'organisation de l'homme et de sa perfectibilité, ne fait pas que l'intérêt de chacun se confond de plus en plus avec l'intérêt de tous, si nous ne sommes pas graduellement amenés par l'observation, et au besoin par l'expérience, à désirer le bien général, et, par conséquent, à y contribuer; auquel cas, le principe de la fraternité naîtrait du sentiment même de la personnalité avec lequel il semble, au premier coup d'œil, en opposition.

Ici j'ai besoin de revenir sur une idée fondamentale, que j'ai déjà exposée dans ce recueil, aux articles intitulés: concurrence, population.

À l'exception des relations de parenté et des actes de pure bienveillance et d'abnégation, je crois qu'on peut dire que toute l'économie de la société repose sur un échange volontaire de services.

Mais, pour prévenir toute fausse interprétation, je dois dire un mot de l'abnégation, qui est le sacrifice volontaire du sentiment de la personnalité.

On accuse les économistes de ne pas tenir compte de l'abnégation, peut-être de la dédaigner. À Dieu ne plaise que nous voulions méconnaître ce qu'il y a de puissance et de grandeur dans l'abnégation. Rien de grand, rien de généreux, rien de ce qui excite la sympathie et l'admiration des hommes ne s'est accompli que par le dévouement. L'homme n'est pas seulement une intelligence, il n'est pas seulement calculateur. Il a une âme, dans cette âme il y a un germe sympathique, et ce germe peut être développé jusqu'à l'amour universel, jusqu'au sacrifice le plus absolu, jusqu'à produire ces actions généreuses dont le simple récit appelle les larmes à nos paupières.

Mais les économistes ne pensent pas que le train ordinaire de la vie, les actes journaliers, continus, par lesquels les hommes pourvoient à leur conservation, à leur subsistance et à leur développement, puissent être fondés sur le principe de l'abnégation. Or ce sont ces actes, ces transactions librement débattues qui font l'objet de l'économie politique. Le domaine en est assez vaste pour constituer une science. Les actions des hommes ressortent de plusieurs sciences: en tant qu'elles donnent lieu à la contestation, elles appartiennent à la science du droit; en tant qu'elles sont soumises à l'influence directe du pouvoir établi, elles appartiennent à la politique; en tant qu'elles exigent cet effort qu'on nomme vertu, elles ressortent de la morale ou de la religion.

Aucune de ces sciences ne peut se passer des autres, encore moins les contredire. Mais il ne faut pas exiger qu'une seule les embrasse toutes complétement. Et quoique les économistes parlent peu d'abnégation, parce que ce n'est pas leur sujet, nous osons affirmer que leur biographie, sous ce rapport, peut soutenir le parallèle avec celle des écrivains qui ont embrassé d'autres doctrines. De même le prêtre qui parle peu de valeur, de concurrence, parce que ces choses ne rentrent que bien indirectement dans la sphère de ses prédications, exécute ses achats et ses ventes absolument comme le vulgaire. On en peut dire autant des socialistes.

Disons donc que, dans les actions humaines, celles qui font le sujet de la science économique consistent en échange de services.

Peut-être trouvera-t-on que c'est ravaler la science; mais je crois sincèrement qu'elle est considérable, quoique plus simple qu'on ne le suppose, et qu'elle repose tout entière sur ces vulgarités: donne-moi ceci, et je te donnerai cela; fais ceci pour moi, et je ferai cela pour toi. Je ne puis pas concevoir d'autres formes aux transactions humaines. L'intervention de la monnaie, des négociants, des intermédiaires, peut compliquer cette forme élémentaire, et nous en obscurcir la vue. Elle n'en est pas moins le type de tous les faits économiques.....

77.—BARATARIA[97].

Il n'est rien de tel que les eaux des Pyrénées. On y rencontre des hommes de tout pays, gens qui ont beaucoup vu et beaucoup retenu, prêts d'ailleurs à beaucoup raconter. Ce qui n'est pas moins précieux, on y trouve aussi en grand nombre, surtout aux Eaux-Bonnes, d'autres hommes disposés à beaucoup écouter, et pour cause.

Depuis plusieurs jours, nous, vrais malades, malades sérieux, comme on dit aujourd'hui (ce qui ne nous empêche pas d'être gais), nous faisons cercle autour d'un hidalgo valencian, qui a visité en détail l'île de Barataria, et nous en conte des choses merveilleuses. On sait que cette île a eu pour législateur le grand Sancho Pança, qui crut devoir s'écarter, dans ses institutions, des données classiques de Minos, Lycurgue, Solon, Numa et Platon. À Barataria, le principe du gouvernement est de laisser les gouvernés juger et décider pour eux-mêmes en toutes matières, et de n'exiger rien d'eux que le respect de la justice. Le gouvernement ne promet rien non plus; il ne se charge de rien et ne répond de rien que de la sécurité universelle.

Une autre fois je vous raconterai les effets de ce système, au dire de don Juan Jose. Pour aujourd'hui, je me borne à transcrire ici quelques lettres qui furent échangées entre don Quichotte et Sancho, pendant le règne du célèbre laboureur Manchego, lettres qu'on conserve précieusement dans la bibliothèque de Barataria.

Malheureusement le chevalier de la Triste-Figure, non plus que son écuyer, n'ont eu soin de dater leur correspondance. On suppose qu'elle n'a dû avoir lieu que plusieurs mois après que Sancho eut pris possession de son île. Cela se reconnaît au style. Il dénote chez don Quichotte la perte du peu de bon sens qui lui restait, et, chez Sancho, une moindre dose d'aimable naïveté. Quoi qu'il en soit, tout ce qui vient de ces deux héros est trop précieux pour n'être pas conservé.

DON QUICHOTTE À SANCHO.

Ami Sancho, je ne puis me rappeler combien est difficile le gouvernement des nommes, sans éprouver quelques remords de t'avoir préposé à gouverner l'île de Barataria, mission pour laquelle ta tête et ton cœur n'avaient pas été peut-être assez préparés. C'est pourquoi je prends la résolution de te donner désormais de fréquents avis, que tu suivras, j'espère, avec cette docilité qui est imposée aux écuyers par les lois de la chevalerie.

Combien tu dois maintenant déplorer la grossière existence que tu as menée jusqu'au jour où tu t'associas, avec ton âne, à mes glorieuses entreprises, à mes nobles destinées. Les hauts faits dont tu as été témoin et auxquels tu n'as pas laissé, à l'occasion, que de prendre part, auront arraché ton âme aux préoccupations vulgaires du village. Mais a-t-elle eu le temps de s'élever à toute la hauteur que doit atteindre l'âme d'un législateur?

Je crains, ami Sancho, qu'appelé à jouer sur la scène du monde le rôle d'un Minos, d'un Lycurgue, d'un Solon, d'un Numa, tu ne te sois pas encore assez identifié avec la pensée et le but de ces grands hommes. Comme eux, tu es plus que prince, tu es législateur; et sais-tu ce que c'est qu'un législateur?

«Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui[98]

Ami Sancho, tu as à être l'inventeur d'abord, puis le mécanicien d'une machine, dont les Baratariens seront les matériaux et les ressorts. N'oublie pas que, dans cette machine tout doit être combiné, non pour la gloire de l'inventeur ou le bonheur du mécanicien, mais pour le bonheur et la gloire de la machine elle-même.

La première difficulté que tu vas rencontrer sera de faire accepter tes lois. Il ne serait pas mal que tu pusses persuader aux Baratariens que tu es en commerce secret avec quelque déesse. Tu proclamerais ta législation un jour d'orage, au milieu du tonnerre et des éclairs. Elle s'imprimerait ainsi dans leur âme avec le sentiment d'une salutaire terreur. Ton code ne serait pas seulement un code, il serait une religion; violer la loi serait commettre un sacrilége, et encourir non-seulement des châtiments humains, mais encore le courroux des dieux. C'est de cette manière que tu donneras de la stabilité à ta ville, et que tu forceras les citoyens à porter docilement le joug de la félicité publique.

Une telle imposture serait, il est vrai, odieuse chez tout autre, mais elle est très-permise à un législateur. Tous s'en sont servis, depuis Lycurgue jusqu'à Mahomet, et de nos jours encore, si tu lis les écrits des publicistes qui aspirent à refaire la société, tu y remarqueras un ton de mysticisme qui prouve qu'ils ne seraient pas fâchés de passer pour des inspirés et des prophètes. Ceux qui ont recours à ces supercheries sont plus qu'excusables, ils sont méritoires puisqu'ils honorent les dieux de leur propre sagesse.

Tu auras ensuite à résoudre cette question importante: établiras-tu ou non l'esclavage?

Il y a beaucoup de pour et de contre.

Si, comme nous gens éclairés, tu avais passé toute ta jeunesse avec les Grecs et les Romains, tu saurais que la vertu est incompatible avec le travail; qu'il n'y a de noble que le métier des armes, de grand que la guerre, et que nos mains ne sauraient dignement s'exercer qu'aux arts qui servent à la domination ou à la destruction; ceux qui nous font exister étant essentiellement bas, honteux et serviles.

Il suit de là que, pour faire fleurir la vertu dans ton île, il faut en bannir le travail. Mais en bannir le travail, ce serait en bannir la vie.

Voici comment tu pourrais résoudre la difficulté.

Tu partagerais les Baratariens en deux classes.

Les uns (à peu près 95 sur 100) seraient voués, sous le nom d'esclaves, aux travaux serviles. On les marquerait au front pour les reconnaître; on les enchaînerait au cou pour prévenir les révoltes.

Les autres vivraient alors noblement. Ils s'exerceraient à la lutte, au pugilat; ils se perfectionneraient dans l'art de tuer, en un mot, leur seule occupation serait la vertu. C'est ainsi que tu réaliseras la liberté.—Quoi donc! me diras-tu, la liberté ne peut-elle fleurir qu'à l'aide de la servitude?—Peut-être.

Médite ces paroles, ami Sancho, et réponds-moi sans retard.

RÉPONSE DE SANCHO.

Je me suis fait lire votre lettre par mon secrétaire, et, quoique j'y comprenne fort peu de chose, je m'empresse d'y répondre. À vous dire vrai, je ne m'aperçois pas que j'aie rien appris de bien utile à mon gouvernement pendant le cours de nos aventures; et même il y a cela d'étrange que la plupart de vos discours me sont sortis de la tête, tandis que les sentences de notre curé, les proverbes de Carasco et surtout les maximes de Thérèse Pança me sont aujourd'hui d'un grand secours. Quant aux exploits dont vous parlez et auxquels vous avez la bonté de dire que j'ai pris ma part, je ne me les rappelle pas non plus, ne pouvant guère considérer comme tels vos singulières luttes contre des moulins ou des moutons, dont d'ailleurs je suis resté le témoin inactif. Mais, au contraire, je me rappelle fort bien les coups de bâton qui m'ont rompu les os, dans le bois où nous avons combattu vingt muletiers.

Enfin me voici, comme vous dites, législateur, prince et gouverneur.

Je prends note d'abord qu'à votre avis la Société baratarienne doit être une machine dont les Baratariens seront les matériaux et dont je dois être l'inventeur, l'exécuteur et le mécanicien. Je me suis fait relire trois fois ce passage de votre honorée lettre, sans jamais pouvoir en comprendre le premier mot.

Les Baratariens, que vous n'avez peut-être jamais vus, sont faits comme vous et moi, ou approchant, car il n'y en a guère qui atteignent à votre maigreur ou à ma rotondité. À cela près, ils nous ressemblent beaucoup. Ils ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, et leur tête, si je ne me trompe, contient une cervelle. Ils se meuvent, pensent, parlent et paraissent tous fort occupés des arrangements qu'ils ont à prendre pour être heureux. À vrai dire, ils ne s'occupent jamais d'autre chose, et je ne comprends pas que vous les ayez pris pour des matériaux.

J'ai remarqué aussi que les Baratariens ont un autre trait de ressemblance avec les habitants de mon village, en ce que chacun d'eux est si avide de bonheur qu'il le recherche quelquefois aux dépens d'autrui. Pendant plusieurs semaines, mon secrétaire n'a fait que me lire des pétitions étonnantes sous ce rapport. Toutes, soit qu'elles émanent d'individus ou de communautés, peuvent se résumer en ces deux mots:—Ne nous prenez pas d'argent, donnez-nous de l'argent.—Cela m'a fait beaucoup réfléchir.

J'ai envoyé quérir mon ministre de la hacienda, et je lui ai demandé s'il connaissait un moyen de donner toujours de l'argent aux Baratariens sans jamais leur en prendre.—Le ministre m'a affirmé que ce moyen lui était inconnu.—Je lui ai demandé si je ne pourrais pas au moins donner aux Baratariens un peu plus d'argent que je ne leur en prendrais.

—Il m'a répondu que c'était tout le contraire, et qu'il était de toute impossibilité de donner dix à mes sujets sans leur prendre au moins douze, à cause des frais.

Alors je me suis fait ce raisonnement: si je donne à chaque Baratarien ce que je lui ai pris, sauf les frais, l'opération est ridicule. Si je donne plus aux uns, c'est que je donnerai moins aux autres; et l'opération sera injuste.

Tout bien considéré, je me suis décidé à agir d'une autre manière et selon ce qui m'a paru être juste et raisonnable.

J'ai donc convoqué une grande assemblée de Baratariens et je leur ai parlé ainsi:

Baratariens!

«En examinant comment vous êtes faits et comment je suis fait moi-même, j'ai trouvé qu'il y avait beaucoup de ressemblance. Dès lors j'en ai conclu qu'il ne m'était pas plus possible qu'il ne le serait au premier venu d'entre vous de faire votre bonheur à tous; et je viens vous dire que j'y renonce. N'avez-vous pas des bras, des jambes et une volonté pour les diriger? Faites donc votre bonheur vous-mêmes.

«Dieu vous a donné des terres; cultivez-les, façonnez-en les produits. Échangez les uns avec les autres. Que ceux-ci labourent, que ceux-là tissent, que d'autres enseignent, plaident, guérissent, que chacun travaille selon son goût.

«Pour moi, mon devoir est de garantir à chacun ces deux choses: la liberté d'action,—la libre disposition des fruits de son travail.

«Je m'appliquerai constamment à réprimer, où qu'il se manifeste, le funeste penchant à vous dépouiller les uns les autres. Je vous donnerai à tous une entière sécurité. Chargez-vous du reste.

«N'est-ce pas une chose absurde que vous me demandiez autre chose? Que signifient ces monceaux de pétitions? Si je les en croyais, tout le monde volerait tout le monde, à Barataria,—et cela par mon intermédiaire!... Je crois, au contraire, avoir pour mission d'empêcher que personne ne vole personne.

«Baratariens, il y a bien de la différence entre ces deux systèmes. Si je dois être, suivant vous, l'instrument au moyen duquel tout le monde vole tout le monde, c'est comme si vous disiez que toutes vos propriétés m'appartiennent, que j'en puis disposer ainsi que de votre liberté. Vous n'êtes plus des hommes, vous êtes des brutes.

«Si je dois être l'instrument au moyen duquel il n'y ait personne de volé, ma mission sera d'autant plus restreinte que vous serez plus justes. Alors je ne vous demanderai qu'un très-petit impôt; alors vous ne pourrez vous en prendre qu'à vous-mêmes de tout ce qui vous arrivera; en tout cas, vous ne pourrez pas avec justice vous en prendre à moi. Ma responsabilité en sera bien réduite, et ma stabilité d'autant mieux assurée.

«Baratariens, voici donc nos conventions:

«Faites comme vous l'entendrez; levez-vous tard ou de bonne heure,—travaillez ou vous reposez,—faites ripaille ou maigre chère,—dépensez ou économisez,—agissez isolément ou en commun, entendez-vous ou ne vous entendez pas. Je vous tiens trop pour des hommes, je vous respecte trop pour intervenir dans ces choses-là. Elles ne me sont certes pas indifférentes. J'aimerais mieux vous voir actifs que paresseux, économes que prodigues, sobres qu'intempérants, charitables qu'impitoyables; mais je n'ai pas le droit, et, en tout cas, je n'ai pas la puissance de vous jeter dans le moule qui me convient. Je m'en fie à vous-mêmes et à cette loi de responsabilité à laquelle Dieu a soumis l'homme.

«Tout ce que je ferai de la force publique qui m'est confiée, c'est de l'appliquer à ce que chacun se contente de sa liberté, de sa propriété, et soit contenu dans les bornes de la justice.»

Voilà ce que j'ai dit, mon cher maître. Vous ayant fait connaître ainsi mes paroles, faits et gestes, je désire savoir ce que vous en pensez avant de répondre au surplus de votre lettre. J'ai d'ailleurs grand besoin de me reposer, car je n'avais encore rien dicté d'aussi long.

78.—LETTRE À UN ECCLÉSIASTIQUE[99].

Mugron, 28 mars 1848.

Monsieur et honoré compatriote,

En arrivant de Bayonne, j'ai trouvé votre lettre du 22, par laquelle vous me faites savoir que vous subordonnez votre suffrage en ma faveur à une question que vous m'adressez. En même temps, on me met à la même épreuve dans le Maransin.

Je serais un singulier représentant si j'entrais à l'Assemblée nationale après et pour avoir renié la liberté commerciale et la liberté religieuse. Il ne me manquerait plus que d'abandonner aussi la liberté d'enseignement pour me concilier certains votes. En tout cas, mon cher monsieur, je vous remercie d'avoir cru à la sincérité de ma réponse. Vous désirez connaître mon opinion sur le traitement alloué au clergé; je ne dois pas déguiser ma pensée même pour m'attirer des suffrages dont je pourrais à bon droit m'honorer.

Il est vrai que j'ai écrit que chacun devrait concourir librement à soutenir le culte qu'il professe; cette opinion, je l'ai exprimée et je la soutiendrai comme publiciste et comme législateur, sans entêtement cependant, et jusqu'à ce que de bonnes raisons me fassent changer. Ainsi que je l'ai dit dans ma profession de foi[100], mon idéal c'est la justice universelle. Les rapports de l'Église et de l'État ne me semblent pas fondés actuellement sur la justice: d'une part on force les catholiques à salarier les cultes protestant et judaïque, avant peu vous payerez peut-être l'abbé Châtel,—cela peut froisser quelques consciences; d'un autre côté, l'État se prévaut de ce qu'il dispose de votre budget pour intervenir dans les affaires du clergé ou pour y exercer une influence que je n'admets pas. Il est pour quelque chose dans la nomination des évêques, des chanoines, des curés de canton; et certes la république peut prendre une direction telle, que ce joug ne vous plaira plus. Cela me paraît contraire à la liberté et multiplie entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle de dangereux points de contact.

En outre, j'ai foi dans une fusion future entre toutes les religions chrétiennes, ou, si vous voulez, dans l'absorption des sectes dissidentes par le catholicisme. Mais pour cela il ne faut pas que les Églises soient des institutions politiques. Vous ne pouvez nier que le rôle attribué à Victoria, dans la religion anglicane, et à Nicolas, dans la religion russe, ne soit un grand obstacle à la réunion de tout le troupeau sous un même pasteur.

Quant à l'objection tirée de la situation où placerait trente mille prêtres une mesure telle que la suppression de leur traitement par l'État, vous raisonnez, je crois, dans l'hypothèse où elle serait prise violemment et non dans un esprit de charité. Dans ma pensée, elle implique l'indépendance absolue du clergé; et, en outre, en la décrétant, on devrait tenir compte du traité intervenu en 89, et que vous rappelez.

Il me faudrait un volume pour développer ma thèse; mais après avoir aussi franchement exprimé ma manière de voir et réservé toute mon indépendance comme législateur et comme publiciste, j'espère que vous ne révoquerez pas en doute la sincérité de ce qu'il me reste à vous dire.

Je crois que la réforme dont je vous entretiens doit être et sera, pendant bien des années encore, peut-être pendant bien des générations, matière à discussion plutôt que matière à législation. La prochaine Assemblée nationale aura simplement pour mission de concilier les esprits, de rassurer les consciences; et je ne pense pas qu'elle veuille soulever, et encore moins résoudre, dans un sens contraire à l'opinion des masses, la question que vous me soumettez.

Considérez, en effet, qu'alors même que mon opinion serait la vérité, elle n'est professée que par un bien petit nombre d'hommes; si elle triomphait maintenant dans l'enceinte législative, ce ne pourrait être sans alarmer et jeter dans l'opposition la presque totalité de la nation. C'est donc, pour ceux qui pensent comme moi, une croyance à défendre et propager, non une mesure de réalisation immédiate.

Je diffère de bien d'autres en ceci que je ne me crois pas infaillible; je suis tellement frappé de l'infirmité native de la raison individuelle que je ne cherche ni ne chercherai jamais à imposer mes systèmes. Je les expose, les développe, et, pour la réalisation, j'attends que la raison publique se prononce. S'ils sont justes, ce temps arrivera certainement; s'ils sont erronés, ils mourront avant moi. J'ai toujours pensé qu'aucune réforme ne pouvait être considérée comme mûre, ayant de profondes racines, en un mot, comme utile, que lorsqu'un long débat lui avait concilié l'opinion des masses.

C'est sur ce principe que j'ai agi relativement à la liberté commerciale. Je ne me suis pas adressé au pouvoir, mais au public et me suis efforcé de le ramener à mon avis. Je considérerais la liberté commerciale comme un présent funeste si elle était décrétée avant que la raison publique la réclame. Je vous jure sur mon honneur que si j'étais sorti des barricades membre du gouvernement provisoire, avec une dictature illimitée, je n'en aurais pas profité, à l'exemple de Louis Blanc, pour imposer à mes concitoyens mes vues personnelles. La raison en est simple: c'est qu'à mes yeux une réforme ainsi introduite par surprise n'a aucun fondement solide et succombe à la première occasion. Il en est de même de la question que vous me proposez. Cela dépendrait de moi que je n'accomplirais pas violemment la séparation de l'Église et de l'État; non que cette séparation ne me paraisse bonne en soi, mais parce que l'opinion publique, qui est la reine du monde, selon Pascal, la repousse encore. C'est cette opinion qu'il faut conquérir. Sur cette question et sur quelques autres, il ne m'en coûtera pas de rester toute ma vie peut-être dans une imperceptible minorité. Un jour viendra, je le crois, où le clergé lui-même sentira le besoin, par une nouvelle transaction avec l'État, de reconquérir son indépendance.

En attendant, j'espère que mon opinion, qu'on peut considérer comme purement spéculative, et qui, en tout cas, est bien loin d'être hostile à la religion, ne me fera pas perdre l'honneur de votre suffrage. Si cependant vous croyez devoir me le retirer, je ne regretterai pas pour cela de vous avoir répondu sincèrement.

Votre dévoué compatriote, etc.

79[101].

J'ai toujours pensé que la question religieuse remuerait encore le monde. Les religions positives actuelles retiennent trop d'esprit et de moyens d'exploitation pour se concilier avec l'inévitable progrès des lumières. D'un autre côté, l'abus religieux fera une longue et terrible résistance, parce qu'il est fondu et confondu avec la morale religieuse qui est le plus grand besoin de l'humanité.

Il semble donc que l'humanité n'en a pas fini avec cette triste oscillation qui a rempli les pages de l'histoire: d'une part, on attaque les abus religieux et, dans l'ardeur de la lutte, on est entraîné à ébranler la religion elle-même. De l'autre, on se pose comme le champion de la religion, et, dans le zèle de la défense, on innocente les abus.

Ce long déchirement a été décidé le jour où un homme s'est servi de Dieu pour faire d'un autre homme son esclave intellectuel, le jour où un homme a dit à un autre: «Je suis le ministre de Dieu, il m'a donné tout pouvoir sur toi, sur ton esprit, sur ton corps, sur ton cœur.»

Mais, laissant de côté ces réflexions générales, je veux attirer votre attention sur deux faits dont les journaux d'aujourd'hui font mention, et qui prouvent combien sont loin d'être résolus les problèmes relatifs à l'accord ou la séparation du spirituel et du temporel.

On dit que c'est cette complète séparation qui résoudra toutes les difficultés. Ceux qui avancent cette assertion devraient commencer par prouver que le spirituel et le temporel peuvent suivre des destinées indépendantes, et que le maître du spirituel n'est pas maître de tout.

Quoi qu'il en soit, voici les deux faits, ou le fait.

Monseigneur l'évêque de Langres, ayant été choisi par les électeurs du département de..... pour les représenter, n'a pas cru devoir tenir cette élection comme suffisante, ni même s'en remettre à sa propre décision. Il a un chef qui n'est ni Français, ni en France, et, il faut bien le dire, qui est en même temps roi étranger. C'est à ce chef que Mgr l'évêque de Langres s'adresse. Il lui dit: «Je vous promets une entière et douce obéissance; ferai-je bien d'accepter?» Le chef spirituel (en même temps roi temporel) répond: «L'état de la religion et de l'Église est si alarmant que vos services peuvent être plus utiles sur la scène politique que parmi votre troupeau.»

Là-dessus, Mgr de Langres fait savoir à ses électeurs qu'il accepte leur mandat; comme évêque, il est forcé de les quitter, mais ils recevront en compensation la bénédiction apostolique. Ainsi tout s'arrange.

Maintenant, je le demande, est-ce pour défendre des dogmes religieux que le Pape confirme l'élection de....? Mgr de Langres va-t-il à la Chambre pour combattre des hérésies? Non, il y va pour faire des lois civiles, pour s'y occuper exclusivement d'objets temporels.

Ce que je veux faire remarquer ici, c'est que nous avons en France cinquante mille personnes, toutes très-influentes par leur caractère, qui ont juré une entière et douce obéissance à leur chef spirituel qui est en même temps roi étranger, et que le spirituel et le temporel se mêlent tellement, que ces cinquante mille hommes ne peuvent rien faire, même comme citoyens, sans consulter le souverain étranger, dont les décisions sont indiscutables.

Nous frémirions, si on nous disait: On va investir un roi, Louis-Philippe, Henri V, Bonaparte, Léopold, de la puissance spirituelle. Nous penserions que c'est fonder un despotisme sans limites. Cependant qu'on ajoute la puissance spirituelle à la temporelle, ou qu'on superpose celle-ci à celle-là, n'est-ce pas la même chose? Comment se fait-il que nous ne pensions pas sans horreur à l'usurpation du gouvernement des âmes par l'autorité civile, et que nous trouvions si naturelle l'usurpation de la puissance civile par l'autorité sacerdotale?

Après tout, S. S. Pie IX n'est pas le seul homme en Europe revêtu de cette double autorité. Nicolas est empereur et pape; Victoria est reine et papesse.

Supposons qu'un Français professant la religion anglicane soit nommé représentant. Supposons qu'il écrive et fasse publier dans les journaux une lettre ainsi conçue:

Gracieuse souveraine,

Je ne vous dois rien comme reine; mais, placée à la tête de ma religion, je vous dois mon entière et douce obéissance. Veuillez me faire savoir, après avoir consulté votre gouvernement, s'il est dans les intérêts de l'État et de l'Église d'Angleterre que je sois législateur en France.

Supposez que Victoria fasse et publie cette réponse:

«Mon gouvernement est d'avis que vous acceptiez la députation. Par là vous pourrez rendre de grands services directement à ma puissance spirituelle et, par suite, indirectement à ma puissance temporelle; car il est bien clair que chacune d'elles sert à l'autre.»

Je le demande, cet homme pourrait-il être considéré comme un loyal et sincère représentant de la France?...

80.—DE LA SÉPARATION DU TEMPOREL ET DU SPIRITUEL.
(Ébauche inédite)[102].

Les affaires de Rome ont-elles une solution possible?—Oui.—Laquelle?—Qu'il se rencontre un pape qui dise:

«Mon royaume n'est pas de ce monde.»—Vous croyez que ce serait la solution de la question romaine?—Oui, et de la question catholique et de la question religieuse.

Si, en 1847, quelqu'un eût proposé d'anéantir la Charte et d'investir Louis-Philippe du pouvoir absolu, c'eût été contre une telle proposition une clameur générale.

Si, de plus, on eût proposé de remettre à Louis-Philippe, outre le pouvoir temporel, la puissance spirituelle, la proposition n'eût pas succombé sous les clameurs, mais sous le dédain.

Pourquoi cela? Parce que nous trouvons que le droit de gouverner les actes est déjà bien grand, et qu'il n'y faut pas joindre encore celui de régenter les consciences.

Mais quoi! à celui qui a le pouvoir temporel donner la puissance spirituelle, ou bien à celui qui est le chef spirituel accorder le pouvoir temporel, est-ce donc bien différent? et le résultat n'est-il pas absolument le même?

Nous nous ferions hacher plutôt que de nous laisser imposer une telle combinaison; et nous l'imposons aux autres!

Dialogue.

—Mais, enfin, cet ordre de choses que vous critiquez a prévalu pendant des siècles.

—C'est vrai; mais il a fini par révolter les Romains.

—Ne me parlez pas des Romains. Ce sont des brigands, des assassins, des hommes dégénérés, sans courage, sans vertu, sans bonne foi, sans lumières; et je ne puis comprendre que vous preniez leur parti contre le Saint-Père.

—Et moi, je ne puis comprendre que vous preniez le parti d'une institution qui a fait un peuple tel que vous le décrivez.

Le monde est plein d'honnêtes gens qui voudraient être catholiques et ne le peuvent pas. Hélas! c'est à peine s'ils osent le paraître.

Et ne pouvant pas être catholiques, ils ne sont rien. Ils ont au cœur une racine de foi; mais ils n'ont pas de foi. Ils soupirent après une religion, et n'ont pas de religion.

Ce qu'il y a de pire, c'est que cette désertion s'accroît tous les jours; elle pousse tous les hommes hors de l'Église, à commencer par les plus éclairés.

Ainsi la foi s'éteint sans que rien la remplace; et ceux mêmes qui, par politique, ou effrayés de l'avenir, défendent la religion, n'ont pas de religion.—À tout homme que j'entends déclamer en faveur du catholicisme, j'adresse cette question: «Vous confessez-vous?»—Et il baisse la tête.

Certes, c'est là un état de choses qui n'est pas naturel.

Quelle en est la cause?

Je le dirai franchement: selon moi, elle est tout entière dans l'union des deux puissances sur la même tête.

Dès le moment que le clergé a le pouvoir politique, la religion devient pour lui un instrument politique. Le clergé ne sert plus la religion; c'est la religion qui sert le clergé.

Et bientôt le pays est couvert d'institutions dont le but, religieux en apparence, est intéressé en fait.

Et la religion est profanée.

Et nul ne veut jouer ce rôle ridicule de laisser exploiter jusqu'à sa conscience.

Et le peuple repousse ce qu'il y a en elle de vrai avec ce qui s'y est mêlé de faux.

Et alors le temps est venu où le prêtre a beau crier: «Soyez dévots,» on ne veut pas même être pieux.

Supposons que les deux puissances fussent séparées.

Alors la religion ne pourrait procurer aucun avantage politique.

Alors le clergé n'aurait pas besoin de la surcharger d'une foule de rites, de cérémonies propres à étouffer la raison.

Et chacun sentirait reverdir au fond de son cœur cette racine de foi qui ne se dessèche jamais entièrement.

Et les formes religieuses n'ayant plus rien de dégradant, le prêtre n'aurait plus à lutter contre le respect humain.

Et la fusion de toutes les sectes chrétiennes en une communion ne rencontrerait plus d'obstacles.

Et l'histoire de l'humanité ne présenterait pas une plus belle révolution.

Mais le sacerdoce serait l'instrument de la religion, la religion ne serait pas l'instrument du sacerdoce.

Tout est là.

Un des plus grands besoins de l'homme, c'est celui de la morale. Comme père, comme époux, comme maître, comme citoyen, l'homme sent qu'il n'a aucune garantie, si la morale n'est un frein pour ses semblables.

Ce besoin généralement senti, il se trouve toujours des gens disposés à le satisfaire.

À l'origine des sociétés, la morale est renfermée dans une religion. La raison en est simple. La morale proprement dite serait obligée de raisonner; on a droit de mettre ses maximes en quarantaine. En attendant le monde.....[103]. La religion va au plus pressé. Elle parle avec autorité. Elle ne conseille pas, elle impose. «Tu ne tueras pas. Tu ne prendras pas.»—Pourquoi?—«J'ai le droit de le dire, répond la religion, et j'ai celui de ne pas le dire, parce que je parle au nom de Dieu, qui ne trompe ni ne se trompe.»

La religion a donc pour base la morale. De plus elle a des dogmes, des faits, une histoire, des cérémonies, enfin des ministres.

Au sein d'un peuple, les ministres de la religion sont des hommes très-influents. Indépendamment du respect qu'ils s'attirent comme interprètes de la volonté de Dieu, ils sont encore les distributeurs d'une des choses dont les hommes ont le plus besoin, la morale.....

81.

N'en est-il pas en religion comme en économie politique? et n'a-t-on point le tort de chercher la solution dans une unité factice, imposée, intolérante, persécutrice, socialiste, incapable d'ailleurs de fournir ses titres à la domination et ses preuves de vérité?

L'unité, en toutes choses, est la consommation suprême, le point vers lequel gravite et gravitera éternellement, sans jamais l'atteindre, l'esprit humain. Si elle devait se réaliser dans l'humanité, ce ne serait qu'à la fin de toutes les libres évolutions sociales.

C'est la variété, la diversité qui sont au commencement, à l'origine, au point de départ de l'humanité, car la diversité des opinions doit être d'autant plus grande que le trésor des vérités acquises est plus petit et que l'esprit des hommes s'est mis d'accord, par la science, sur un moins grand nombre de points.....

82.—LES TROIS CONSEILS[104].

«Quand la patrie est en danger, chacun lui doit le tribut de ce qu'il peut avoir acquis de lumière et d'expérience.»

C'est ainsi que débute tout donneur d'avis. L'impôt du conseil! En est-il de plus abondant et de plus volontaire?

Je veux aussi payer cet impôt, ainsi que tous les autres, afin de n'être en reste, sous aucun rapport, envers mon pays.

Quoique les millions et les millions de conseils qu'il reçoit diffèrent entre eux, ils ont cependant un point de ressemblance. Tous ont la prétention de sauver la société; et ceux qui les donnent se bornent à dire: voici mon système, les choses iraient merveilleusement si tout le monde voulait penser comme moi. Cela revient, à ceci: si nous étions d'accord, nous nous accorderions.

Mettons-nous tous en phalanstère, dit l'un, et toutes nos disputes cesseront.—C'est fort bien; mais les 9999/10000 des Français ont horreur du phalanstère.—Organisons, d'un consentement unanime, l'atelier social, dit l'autre, et la société marchera comme sur des roulettes.—Sans doute; mais ceux à qui on s'adresse aimeraient autant le bagne.—Inclinons-nous tous devant la Constitution, s'écrie un troisième; fût-elle mauvaise, si chacun l'exécute, elle sera bonne.—Rien n'est plus vrai, et je crois que c'est le plus sage et le plus plausible. Mais comment y amener ceux qui, détestant la Constitution, s'y soumettent quand l'anarchie les menace, et la menacent dès que l'ordre leur donne du cœur?

Il y en a qui disent: Le mal provient de ce que toute foi est éteinte. Soyons bons catholiques, et les plaies sociales seront cicatrisées.—Vous parlez ainsi parce que vous êtes catholique vous-même... et encore. Mais comment faire pour que ceux qui ne le sont pas le soient?

D'autres, selon leurs prédilections, vous répètent: «Unissons-nous tous à la république!»—«Rallions-nous tous à la monarchie!»—«Remontons d'un commun accord vers le passé!»—«Élançons-nous avec courage vers l'avenir!»

Enfin chacun consulte son opinion personnelle, rien de plus naturel,—et proclame que le monde est sauvé si elle prévaut,—rien de plus sûr.

Mais aucune ne prévaut ni ne peut prévaloir, car tous ces efforts se neutralisent et chacun reste ce qu'il est.

Parmi ces myriades de doctrines, il en est une seule,—je n'ai pas besoin de dire que c'est la mienne,—qui aurait le droit de réunir l'assentiment commun. Pourquoi aurait-elle seule ce privilége? Parce que c'est la doctrine de la Liberté, parce qu'elle est tolérante et juste pour toutes les autres. Fondez un phalanstère, si cela vous plaît;—réunissez-vous en atelier social, si tel est votre bon plaisir; discutez la Constitution tant qu'il vous plaira; manifestez ouvertement vos préférences pour la république ou la monarchie; allez à confesse, si le cœur vous y porte; en un mot, usez de tous les droits de l'individu: pourvu que vous respectiez ces mêmes droits en autrui, je me tiens pour satisfait; et, telle est ma conviction, la société, pour être juste, ordonnée et progressive, n'a pas autre chose à vous demander.

Mais je n'ai pas la prétention aujourd'hui de développer ce système, qui devrait, ce me semble, être aussitôt adopté qu'exposé. Est-il rien de plus raisonnable? Nous ne pouvons nous accorder sur les doctrines: eh bien! conservons, propageons chacun la nôtre, et convenons de bannir d'entre nous toute oppression, toute violence.

Me plaçant au point de vue des faits tels qu'ils sont, de la situation telle que les événements l'ont faite, supposant, comme je le dois, que je m'adresse à des personnes qui, avant tout, veulent le repos et le bonheur de la France, je voudrais donner trois conseils pratiques,—l'un à M. le président de la République, l'autre à la majorité de la Chambre, le troisième à la minorité.


Je voudrais que M. le président de la République se présentât solennellement devant l'Assemblée nationale et y fît l'allocution suivante:

Citoyens représentants,

Le plus grand fléau de ce temps et de notre pays, c'est l'incertitude de l'avenir. En tant que cette incertitude peut se rattacher à mes projets et à mes vues, mon devoir est de la faire cesser; c'est aussi ma volonté.

On se demande: Qu'arrivera-t-il dans deux ans? À la face de mon pays, sous l'œil de Dieu, par le nom que je porte, je jure que le... mai 1852, je descendrai du fauteuil de la présidence.

J'ai reçu du peuple un mandat en vertu de la Constitution. Je remettrai au peuple ce mandat conformément à la Constitution.

Il y en a qui disent: Mais si le peuple vous renomme? À quoi je réponds: Le peuple ne me fera pas l'injure de me renommer malgré moi; et si quelques citoyens oublient à ce point leurs devoirs, je tiens d'avance pour nuls et non avenus les bulletins qui, aux prochaines élections, porteraient mon nom.

D'autres, se croyant beaucoup plus sages, pensent qu'on peut prolonger ma présidence en modifiant la Constitution d'après les formes qu'elle a elle-même établies.

Il ne m'appartient pas d'imposer des limites à l'exercice légal des droits de l'Assemblée. Mais, si elle est maîtresse de ses résolutions régulières, je suis maître des miennes; et je déclare formellement que, la Constitution fût-elle modifiée, ma première présidence ne sera pas immédiatement suivie d'une seconde.

J'y ai réfléchi, et voici sur quoi je me fonde:

Notre règle d'action est contenue dans ces mots: La France avant tout. De quoi souffre la France? De l'incertitude. S'il en est ainsi, citoyens, est-ce le moyen de faire cesser l'incertitude que de remettre tout en question? Quoi! la Constitution n'a qu'un an d'existence, et déjà vous jetteriez au milieu de vous cette question brûlante: Faut-il faire une autre Constitution? Si votre réponse est négative, les passions du dehors en seront-elles calmées?—Si elle est affirmative, il faudra donc convoquer une nouvelle Constituante, remuer de nouveau tous les fondements de notre existence nationale, nous élancer vers un autre inconnu, et procéder, dans quelques mois, à trois élections générales.

Ce parti extrême me semble le comble de l'imprudence. Je n'ai pas le droit de m'y opposer autrement qu'en déclarant de la manière la plus expresse qu'il n'avancerait en rien mes partisans; car, je le répète, je n'accepterai pas la présidence, sous quelque forme et de quelque manière qu'elle m'arrive.

Telle est ma première résolution. Je l'ai prise par devoir; je la proclame avec joie, parce qu'elle peut contribuer au repos de notre patrie. Je serai assez récompensé si elle me donne pour successeur un républicain honnête, qui n'apporte à la première fonction de l'État, ni rancune, ni utopie, ni engagement envers les partis.

J'ai maintenant une seconde résolution à vous communiquer. Par la volonté du peuple, je dois exercer le pouvoir exécutif pendant deux ans encore.

Je comprends le sens de ce mot pouvoir exécutif, et je suis résolu à m'y renfermer d'une manière absolue.

La nation a donné deux délégations. À ses représentants, elle a conféré le droit de faire des lois. À moi, elle m'a confié la mission de les faire exécuter.

Représentants, faites les lois que vous croirez les meilleures, les plus justes, les plus utiles au pays. Quelles qu'elles soient, je les exécuterai à la lettre.

Si elles sont bonnes, leur exécution le prouvera; si elles sont mauvaises, l'exécution en révélera les défauts, et vous les réformerez. Je n'ai pas le droit et je n'accepte pas la responsabilité de les juger.

Tout ceci, sous la réserve de la faculté qui m'est attribuée par l'article... de la Constitution.

J'exécuterai donc vos décrets sans distinction. Il en est cependant auxquels je me crois tenu, par le vœu national, de donner une attention toute spéciale. Ce sont ceux qui concernent la répression des délits et des crimes, l'ordre dans les rues, le respect dû aux personnes et aux propriétés, prenant ce mot propriété dans l'acception la plus large, qui comprend aussi bien le libre exercice des facultés et des bras que la paisible jouissance de la richesse acquise.

Ainsi, représentants, faites des lois. Que les citoyens discutent toutes les questions politiques et sociales dans leurs réunions et dans leurs journaux. Mais que nul ne trouble l'ordre de la cité, la paix des familles, la sécurité de l'industrie. Au premier signal de révolte ou d'émeute, je serai là. J'y serai avec tous les bons citoyens, avec les vrais républicains; j'y serai avec la brave garde nationale, j'y serai avec notre admirable armée.

Il y en a qui disent: Peut-on compter sur le zèle de la garde nationale, sur la fidélité de l'armée?

Oui, dans la ligne que je viens de tracer, on peut y compter. J'y compte comme sur moi-même, et nul n'a le droit de faire à notre force armée l'injure de croire qu'elle prendrait parti pour les perturbateurs du repos public.

Je veux,—j'ai le droit de vouloir, puisque le peuple m'a donné cette mission expresse, et que ma volonté en ceci c'est la sienne,—je veux que l'ordre et la sécurité soient partout respectés. Je le veux, et cela sera. Je suis entouré de soldats fidèles, d'officiers éprouvés; j'ai pour moi la force, le droit, le bon sens public; et si je ne craignais de blesser par l'apparence d'un doute les justes susceptibilités de ceux dont le concours m'est assuré, je dirais que les défections même ne me feraient pas fléchir. L'ordre légal régnera, dussé-je y laisser la présidence et la vie.

Telle est, citoyens, ma seconde résolution. Voici la troisième.

Je me demande quelle est la cause de ces luttes incessantes et passionnées entre la Nation et le Gouvernement qu'elle-même s'est donné.

Il faut peut-être l'attribuer à des habitudes invétérées d'opposition. Combattre le pouvoir, c'est se donner un rôle qu'on croit héroïque, parce qu'en effet cela a pu être glorieux et dangereux autrefois. À cela je ne sais d'autre remède que le temps.

Mais, comme ces luttes perpétuelles, le langage haineux et exagéré qu'elles suscitent, sont un des grands fléaux de notre République, j'ai dû rechercher si elles n'avaient pas d'autres causes que des traditions irrationnelles, afin de faire cesser celles de ces causes sur lesquelles je puis avoir quelque action.

Je crois sincèrement que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif mêlent et confondent trop leurs rôles.

Je suis résolu à me renfermer dans le mien, qui est de faire exécuter les lois quand vous les aurez votées. De la sorte, aux yeux même des plus susceptibles, je n'aurai qu'une responsabilité restreinte. Si la nation est mal gouvernée, pourvu que j'exécute les lois, elle ne pourra pas s'en prendre à moi. Le gouvernement et moi nous serons hors de cause dans les débats de la tribune et de la presse.

Je prendrai mes ministres hors de l'Assemblée. Par là s'accomplira une séparation logique entre les deux pouvoirs. Par là avorteront au sein de la Chambre les coalitions et les guerres de portefeuilles, si funestes au pays.

Mes ministres seront mes agents directs. Ils ne se rendront à l'Assemblée que lorsqu'ils y seront appelés, pour répondre à des questions posées d'avance par la voie de messages réguliers.

Ainsi vous serez parfaitement libres et dans des conditions parfaites d'impartialité pour la confection des lois. Mon gouvernement n'exercera sur vous, à cet égard, aucune influence. De votre côté, vous n'en aurez aucune sur l'exécution. Le contrôle vous appartient sans doute, mais l'exécution proprement dite est à moi.

Et alors, citoyens, est-il possible de concevoir une collision? Est-ce que vous n'aurez pas le plus grand intérêt à ce qu'il ne sorte de vos délibérations que de bonnes lois? Est-ce que je pourrais en avoir un autre que leur bonne exécution?

Dans deux ans, la nation sera appelée à nommer un autre président. Son choix, sans doute, se portera sur le plus digne, et nous n'aurons à redouter de lui aucun attentat contre la liberté et les lois. En tout cas, j'aurai la satisfaction de lui léguer des précédents qui l'enchaîneront. Quand la présidence ne se sera pas fixée sur le nom de Napoléon, sur l'élu de sept millions de suffrages, est-il quelqu'un en France qui puisse rêver pour lui-même un coup d'État et aspirer à l'empire?

Bannissons donc de vaines terreurs. Nous traverserons, sans danger, une première, une seconde, une troisième présidence...

CORRESPONDANCE

À M. LAURENCE.

Mugron, le 9 novembre 1844.

Monsieur et cher collègue,

Je vous remercie de ce que vous me dites de bienveillant dans la lettre que vous avez bien voulu m'écrire, au sujet de mon opuscule sur la répartition de l'impôt[105].—Je regrette sincèrement qu'il n'ait pas agi avec plus d'efficacité sur votre conviction, car je reconnais que, dans les contestations auxquelles donnent lieu quelquefois les rivalités d'arrondissement, votre esprit élevé vous met au-dessus de cette partialité mesquine dont d'autres ne savent pas se dégager. Pour moi, je puis affirmer que si quelque erreur ou quelque exagération s'est glissée dans mon écrit, c'est tout à fait à mon insu.—Je suis loin de porter envie pour mon pays à la prospérité du vôtre; bien au contraire; et c'est ma ferme conviction que l'un des deux ne saurait prospérer sans que l'autre en profite. Je pense même que cette solidarité embrasse les peuples. C'est pourquoi je déplore amèrement ces jalousies nationales qui sont le thème favori du journalisme. Si j'avais, comme vous le pensez, raisonné sur cette fausse donnée que toute la surface des pignadas est également productive, je me rétracterais sur-le-champ. Mais il n'y a rien dans mon écrit qui puisse justifier cette allégation. Je n'ai pas parlé non plus des grêles, gelées, incendies. Ce sont là des circonstances dont on a dû tenir compte quand on a appliqué aux diverses cultures l'impôt actuel.—C'est cet impôt, tel qu'il est, qui est mon point de départ. Je ne crois pas non plus avoir attribué la détresse des pays de vignobles à la mauvaise répartition de l'impôt. Mais j'ai dit que la répartition de l'impôt devait se modifier en conséquence de cette détresse, puisqu'il est de principe que l'impôt se prélève sur les revenus.—Si le revenu d'un canton diminue d'une manière permanente, il faut que sa contribution diminue aussi, et que, par suite, celle des autres cantons augmente. C'est aussi une preuve de plus de la solidarité de toutes les portions du territoire; et la Grande-Lande se blessait elle-même lorsque, par l'organe de notre collègue, M. Castagnède, elle s'opposait à ce que la société d'agriculture se fît, vis-à-vis du pouvoir, l'organe de nos doléances.

Vous dites qu'à Villeneuve l'agriculture a progressé sans que la population ait augmenté. Cela veut dire sans doute que chaque individu, chaque famille a vu s'accroître son aisance. Si cette aisance n'a pas favorisé les mariages, les naissances, et prolongé la durée moyenne de la vie, Villeneuve est, par une cause que je ne puis deviner, en dehors de toutes les lois naturelles qui gouvernent les phénomènes de la population.

Enfin, Monsieur et cher collègue, vous me renvoyez aux tables de recrutement. Elles attestent, dites-vous, que les races les plus belles, les hommes les plus forts, appartiennent à la région des labourables et des vignes.—Mais prenez garde qu'il n'entre pas dans mon sujet de comparer la population de la Lande à celle de la Chalosse, mais seulement chacune de ces populations à elle-même, à deux époques différentes. La question pour moi n'est pas de savoir si la population de la Lande égale en vigueur et en densité celle de la Chalosse, mais si, depuis quarante ans, l'une a progressé, l'autre a rétrogradé sous ces deux rapports. Cette vérification m'était facile quant au nombre. Pour ce qui est de la beauté des races, je serais bien aise de consulter les tables du recrutement, si elles existent à la préfecture.

Vous voyez que, comme tous les auteurs possibles, je ne conviens pas facilement d'avoir tort. Je dois pourtant dire que je n'ai pas suffisamment expliqué la portée du passage où j'ai résumé en chiffres (6,32) les considérations diverses disséminées dans mon écrit. Je sais bien que le mouvement de la population ne peut pas être une bonne base de répartition; mon seul but a été de rendre mes conclusions sensibles par des chiffres, et je crois sincèrement que les recherches directes de l'administration donneront des résultats qui ne s'éloigneront pas de beaucoup de ceux auxquels je suis arrivé, parce qu'il y a selon moi un rapport sinon rigoureux, du moins très-approximatif entre le progrès de la population et celui du revenu.

À M. CH. DUNOYER, MEMBRE DE L'INSTITUT.

Mugron, le 7 mars 1845.

Monsieur,

De tous les témoignages que je pourrais ambitionner, celui que je viens de recevoir de vous m'est certainement le plus précieux. Même en faisant la part de la bienveillance dans les expressions si flatteuses pour moi que porte la première page de votre livre, je ne puis m'empêcher d'avoir la certitude que votre suffrage m'est acquis, sachant combien vous avez l'habitude de mettre d'accord votre langage avec votre pensée.

Dans mon extrême jeunesse, Monsieur, un heureux hasard mit dans mes mains le Censeur européen; et je dois à cette circonstance la direction de mes études et de mon esprit. À la distance qui nous sépare de cette époque, je ne saurais plus distinguer ce qui est le fruit de mes propres méditations de ce que je dois à vos ouvrages, tant il me semble que l'assimilation a été complète. Mais n'eussiez-vous fait que me montrer dans la société et ses vertus, ses vues, ses idées, ses préjugés, ses circonstances extérieures, les vrais éléments des biens dont elle jouit et des maux qu'elle endure; quand vous ne m'auriez appris qu'à ne voir dans les gouvernements et leurs formes que des résultats de l'état physique et moral de la société elle-même; il n'en serait pas moins juste, quelques connaissances accessoires que j'aie pu acquérir depuis, d'en rapporter à vous et à vos collaborateurs la direction et le principe. C'est assez vous dire, Monsieur, que rien ne pouvait me faire éprouver une satisfaction plus vraie que l'accueil que vous avez fait à mes deux articles du Journal des Économistes, et la manière délicate dont vous avez bien voulu me l'exprimer. Votre livre va devenir l'objet de mes études sérieuses, et c'est avec bonheur que j'y suivrai le développement de la distinction fondamentale à laquelle je faisais tout à l'heure allusion.

M. AL. DE LAMARTINE[106].

Mugron, le 7 mars 1845.

Monsieur,

Une absence m'a empêché de venir vous exprimer plus tôt la profonde gratitude que m'a fait éprouver l'accueil que vous avez daigné faire à la lettre que je me suis permis de vous adresser par la voie du Journal des Économistes. Celle que vous avez bien voulu m'écrire m'est bien précieuse, et je la conserverai toujours, non-seulement à cause de ce charme inimitable que vous avez su y répandre, mais encore et surtout comme un témoignage de la bienveillante condescendance avec laquelle vous encouragez les premiers essais d'un novice qui n'a pas craint de signaler dans vos admirables écrits quelques propositions qu'il considère comme des erreurs échappées à votre génie.

Peut-être ai-je été trop loin en réclamant de vous cette rigueur d'analyse, cette exactitude de dissection qui explore le champ des découvertes, mais ne saurait l'agrandir. Toutes les facultés humaines ont leur mission; c'est au génie de s'élever à de nouveaux horizons et de les signaler à la foule. Ces horizons sont vagues d'abord, la réalité et l'illusion s'y confondent; et le rôle des analystes est de venir après coup mesurer, peser, distinguer. C'est ainsi que Colomb révèle un monde. S'informe-t-on s'il en a relevé toutes les côtes et tracé tous les contours? Qu'importe même qu'il ait cru aborder au Cathay?... D'autres sont venus; ouvriers patients et exacts, ils ont rectifié, complété l'œuvre; leurs noms sont ignorés, tandis que celui de Colomb retentit de siècle en siècle.—Mais, Monsieur, le génie n'est-il pas le roi de l'avenir plutôt que du présent? Peut-il prétendre à une influence immédiate et pratique? ses puissants élans vers des régions inconnues sont-ils bien compatibles avec le maniement des hommes du siècle et des affaires? C'est un doute que je propose; votre avenir le résoudra.

Vous voulez bien reconnaître, Monsieur, que j'ai parcouru le domaine de la Liberté, et vous me conviez à m'élever jusqu'à l'Égalité, et puis encore jusqu'à la Fraternité. Comment n'essayerai-je point, à votre voix, de nouveaux pas dans cette noble carrière? Je n'atteindrai pas, sans doute, les hauteurs où vous planez, car les habitudes de mon esprit ne me permettent plus d'emprunter les ailes de l'imagination. Mais je m'efforcerai du moins de porter le flambeau de l'analyse sur quelques coins du vaste sujet que vous proposez à mes études.

Permettez-moi de vous dire en terminant, Monsieur, que quelques dissidences accidentelles ne m'empêchent pas d'être le plus sincère et le plus passionné de vos admirateurs, comme j'espère être un jour le plus fervent de vos disciples.

À M. PAULTON[107].

Paris, 29 juillet 1845.

Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, je vous envoie quatre exemplaires de ma traduction, que je vous prie de remettre aux éditeurs du Times, du Morning-Chronicle, etc., etc. Je m'estimerais heureux que la presse anglaise accueillît avec faveur un travail que je crois utile. Cela me dédommagerait de l'indifférence avec laquelle il a été reçu en France. Tous ceux à qui je l'ai donné ne cessent de manifester leur surprise à l'égard des faits graves qui y sont révélés; mais personne ne l'achète, et cela n'est pas surprenant, puisqu'on ne sait pas de quoi il traite. Nos journaux d'ailleurs paraissent décidés à ensevelir la question dans le silence. Il m'en coûtera cher pour avoir tenté d'ouvrir les yeux à mon pays; mais le pis est de n'avoir pas réussi[108].

En arrivant ici, j'ai trouvé une lettre de sir Robert Peel. Comme il l'a écrite avant d'avoir lu le livre, il n'a pas eu à donner son opinion. Il a aussi évité de citer le titre (Cobden et la Ligue).—Si c'est de la diplomatie, il faut qu'elle soit bien dans les habitudes de votre premier ministre pour qu'il en fasse usage dans une aussi mince occasion. Au reste, voici le texte de ce billet.

Wite-Hall, 24 July.

Sir Robert Peel presents his compliments to M. Bastiat, and is most obliged to M. Bastiat's attention in transmitting for the acceptance of sir Robert Peel a copy of his recent publication. Sir Robert hopes to be enabled to profit by it, when he shall have leisure from the present severe pressure of parliamentary business.

Cette lettre n'est pas signée. J'aurais été curieux de savoir si elle est écrite de la main même de sir Robert.

J'ai trouvé encore d'autres lettres, dont deux ne manquent pas d'importance. Une de M. Passy, pair de France, ex-ministre du commerce. Il donne son approbation sans restriction aux principes contenus soit dans l'introduction, soit dans vos travaux.

L'autre lettre est de M. de Langsdorf, notre chargé d'affaires dans le Grand-Duché de Bade. Il m'annonce qu'il a lu le livre avec ardeur, et appris, pour la première fois, ce qui se passe en Angleterre. Il y a en ce moment, à Carlsruhe, une réunion de commissaires de tout le Zollverein décidés à boucher les plus petites voies par lesquelles le commerce étranger viendrait à s'infiltrer sur le grand marché national. Ce qu'il me dit à cet égard vient à l'appui de l'idée qu'avait M. Cobden de faire traduire en allemand un historique de la Ligue et un choix de vos discours. L'Angleterre, qui a fait traduire la Bible en trois ou quatre cents langues, ne pourrait-elle pas faire traduire aussi cet excellent cours d'économie politique pratique, au moins en allemand et en espagnol? Je sais les raisons qui vous empêchent de chercher, dès à présent, à agir au dehors. Mais de simples traductions prépareraient les esprits, sans qu'on pût vous accuser de faire de la propagande.

Si, plus tard, la Ligue peut sans inconvénient faire l'acquisition de quelques exemplaires de ma traduction, voici l'usage qui m'en paraît le plus utile. C'est de prendre autant de villes, dans l'ordre de leur importance commerciale, et d'envoyer un exemplaire dans chacune, adressé au cercle littéraire ou à la chambre de commerce.

Je n'essayerai pas, Monsieur, de vous exprimer toute ma reconnaissance pour l'accueil fraternel que j'ai reçu parmi vous. Je désire seulement que l'occasion se présente de vous la témoigner en fait, et mon bonheur serait de rencontrer des Ligueurs en France. J'ai déjà été deux fois chez M. Taylor sans le trouver.

J'oubliais de vous dire que, la lettre de M. de Langsdorf étant confidentielle et émanée d'un homme public, il est bien entendu que son nom ne peut figurer dans aucun journal[109].

Agréez, mon cher Monsieur, l'assurance de ma sincère amitié, et veuillez me rappeler au souvenir de tous nos frères en travaux et en espérances.

À M. HORACE SAY.

Mugron, le 24 novembre 1844.

Monsieur,

Permettez-moi de venir vous exprimer le sentiment de profonde satisfaction que m'a fait éprouver la lecture de votre bienveillante lettre du 19 de ce mois. Sans des témoignages tels que ceux que renferme cette lettre précieuse, comment pourrions-nous savoir, nous, hommes de solitude, privés des utiles avertissements qu'on reçoit au contact du monde, si nous ne sommes pas un de ces rêveurs trop communs en province qui se laissent dominer par une idée exclusive?—Ne dites pas, Monsieur, que votre approbation ne peut avoir que peu de prix à mes yeux. Depuis que la France et l'humanité ont perdu votre illustre père, que je vénère aussi comme mon père intellectuel, quel témoignage peut m'être plus précieux que le vôtre, surtout quand vos propres écrits et les marques de confiance dont vous entoure la population parisienne, donnent tant d'autorité à vos jugements?

Parmi les écrivains de l'école de votre père que la mort a respectés, il en est un surtout dont l'assentiment a pour moi une valeur inappréciable, quoique je n'eusse pas osé le provoquer. Je veux parler de M. Ch. Dunoyer. Ses deux premiers articles du Censeur européen (De l'équilibre des nations) ainsi que ceux de M. Comte qui les précèdent, décidèrent, il y a déjà bien longtemps, de la direction de mes idées et même de ma conduite politique. Depuis, l'école économiste paraît s'être effacée devant ces nombreuses sectes socialistes, qui cherchent la réalisation du bien universel, non dans les lois de la nature humaine, mais dans des organisations artificielles, produit de leur imagination: erreur funeste que M. Dunoyer a longtemps combattue avec une persévérance, pour ainsi dire, prophétique. Je n'ai donc pu m'empêcher de ressentir un mouvement, je dirai presque d'orgueil, quand j'ai appris, par votre lettre, que M. Dunoyer avait approuvé l'esprit de l'écrit que vous avez bien voulu admettre dans votre estimable recueil.

Vous avez l'obligeance, Monsieur, de m'encourager à vous adresser un autre travail. Je consacre maintenant le peu de temps dont je puis disposer à une œuvre de patience, dont l'utilité me semble incontestable quoiqu'il ne s'agisse que de simples traductions. Il y a, en Angleterre, un grand mouvement en faveur de la liberté commerciale: ce mouvement est tenu soigneusement caché par nos journaux; et si, de loin en loin, ils sont forcés d'en dire un mot, c'est pour en dénaturer l'esprit et la portée. Je voudrais mettre les pièces sous les yeux du public français; lui montrer qu'il y a de l'autre côté du détroit un parti nombreux, puissant, honnête, judicieux, prêt à devenir le parti national, prêt à diriger la politique de l'Angleterre, et que c'est à ce parti que nous devons donner la main. Le public serait ainsi à même de juger s'il est raisonnable d'embrasser toute l'Angleterre dans cette haine sauvage, que le journalisme s'efforce d'exciter avec tant d'opiniâtreté et de succès.

J'attends d'autres avantages de cette publication. On y verra l'esprit de parti attaqué dans sa racine; les haines nationales sapées dans leur base; la théorie des débouchés exposée non point méthodiquement, mais sous des formes populaires et saisissantes: enfin, on y verra en action, cette énergie, cette tactique d'agitation, qui fait qu'aujourd'hui en Angleterre, lorsqu'on attaque un abus réel, on peut prédire le jour de sa chute, à peu près comme nos officiers du génie annoncent l'heure où les assiégeants s'empareront d'une citadelle.

Je compte me rendre à Paris au mois d'avril prochain pour surveiller l'impression de cette publication; et si j'avais pu hésiter, vos offres bienveillantes, le désir de faire votre connaissance et celle des hommes distingués qui vous entourent suffiraient pour me déterminer.

Votre collègue, M. Dupérier, a bien voulu m'écrire aussi à l'occasion de mon article. C'est bon en théorie, dit-il; j'ai envie de lui répondre par cette boutade de M. votre père: «Morbleu! ce qui n'est pas bon pour la pratique n'est bon à rien.»—M. Dupérier et moi suivons en politique des routes bien différentes. Je n'en ai que plus d'estime pour son caractère et la franchise de sa lettre. Par le temps qui court les candidats sont rares qui disent à leurs adversaires ce qu'ils pensent.

J'oubliais de dire que si le temps et ma santé me le permettent, sur votre encourageante invitation, j'enverrai un autre article au Journal des Économistes.

Veuillez, Monsieur, être mon interprète auprès de MM. Dussard, Fix, Blanqui, les remercier de leur bienveillance et les assurer que je m'associe de grand cœur à leurs nobles et utiles travaux.

P. S. Je prends la liberté de vous envoyer un écrit publié en 1842, à l'occasion des élections, par un de mes amis, M. Félix Coudroy. Vous y verrez que les doctrines de MM. Say, Comte, Dunoyer ont germé quelque part sur notre aride sol des Landes. J'ai pensé qu'il vous serait agréable d'apprendre que le feu sacré n'est pas tout à fait éteint. Tant qu'une étincelle brille encore, il ne faut pas désespérer.

Mugron, lundi, octobre 1847.

.... Notre pays a bien besoin de recevoir l'instruction économique. L'ignorance à cet égard est telle, que j'en suis épouvanté pour l'avenir. Je crains que les gouvernements n'aient un jour à se repentir amèrement d'avoir mis la lumière sous le boisseau. L'expérience que je viens de faire dans ce voyage me démontre que nos livres et nos journaux ne suffisent pas à répandre nos idées. Outre qu'ils ont bien peu d'abonnés, la plupart de ces abonnés ne les lisent pas. J'ai vu le Journal des Économistes encore aussi vierge que le jour où il est sorti de chez notre bon Guillaumin, et le Libre-échange empilé sur les comptoirs, revêtu de sa bande. N'est-ce pas décourageant? Je pense que l'enseignement oral doit venir en aide à l'enseignement écrit. Parmi les personnes qui assistent à une séance, il y en a toujours quelques-unes qui conçoivent le désir d'étudier la question. Il faudrait organiser des comités dans les villes et ensuite faire constamment voyager des professeurs. Mais combien en avons-nous qui puissent se dévouer à cette œuvre? Pour moi, je le ferais volontiers, si je pouvais arriver à l'improvisation complète. Je suis tenté d'en faire l'expérience à Bordeaux. Sans cela, on ne peut que bien peu de chose.....

Mugron, 12 avril 1848.

Mon cher ami, je cherche toujours votre nom dans les journaux, mais ils ne s'occupent pas encore d'élections. Il est probable que les clubs leur taillent trop de besogne. Je ne puis m'expliquer que comme cela le silence de la presse parisienne. Peut-être le théâtre de Paris est-il trop agité pour vos habitudes et votre caractère. Je regrette maintenant que vous n'ayez pas songé à aller vous installer dans quelque département. Les folies socialistes y ont excité une telle frayeur qu'à cause de vos précédents bien connus, vous auriez eu là de belles chances. Votre candidature a l'avantage de vous fournir l'occasion de répandre les saines idées. C'est beaucoup, mais ce n'est pas assez pour notre cause. Tentez donc un effort suprême, mettez de côté pour quelques jours votre réserve habituelle, faites de l'agitation, enfin ne négligez rien pour arriver à l'Assemblée constituante. Le salut du pays, je le crois sincèrement, tient à ce que nos principes aient la majorité.

S'il n'y a pas de changement dans l'état de l'opinion ici, mon élection est assurée. Je crois même que j'aurai l'universalité des suffrages, sauf ceux de quelques marchands de résine, effrayés par la liberté du commerce.

Tous les comités cantonaux me portent.

Dimanche prochain, nous avons une réunion générale et centrale. Il faudrait que je fisse un fiasco bien complet pour changer les dispositions des électeurs à mon égard.

Un fait bien étrange, c'est l'ignorance où l'on est dans ce pays, sur les doctrines socialistes. On a horreur du communisme. Mais on ne voit dans le communisme que le partage des terres. Dimanche dernier, dans une nombreuse assemblée publique, pour avoir dit que ce n'était pas sous cette forme que le communisme nous menaçait, on commençait à murmurer. On avait l'air de conclure de ces paroles que je n'étais que fort tièdement opposé à ce communisme-là. La suite de mon discours a effacé cette impression. Vraiment c'est bien dangereux de parler devant un public si peu au courant. On risque de n'être pas compris.....

Je vous avoue que l'avenir m'inquiète beaucoup. Comment l'industrie pourra-t-elle reprendre, quand il est admis en principe que le domaine des décrets est illimité? Quand chaque minute, un décret sur les salaires, sur les heures de travail, sur le prix des choses, etc., peut déranger toutes les combinaisons?

Adieu, mon cher M. Say, veuillez me rappeler au souvenir de madame Say et de M. Léon.

P. S. La réunion centrale des délégués a eu lieu hier: je ne sais pourquoi elle a été avancée. Après avoir répondu aux questions, je me suis retiré, et ce matin j'apprends que j'ai eu tous les suffrages moins deux. Ayant oublié de jeter ma lettre à la poste avant de partir, je la rouvre pour vous faire part de ce résultat qui peut vous être agréable. Tentez un suprême effort, mon cher ami, pour que l'économie politique, morte au collége de France[110], soit représentée à la chambre par M. Say. Honte au pays, s'il exclut un tel nom aussi dignement porté!

Mugron, 16 septembre 1849.

Voici nos vacances qui, à peine commencées, vont finir, si même on ne nous les abrége. Va-t-on nous rappeler pour terminer le gâchis catholique? Hélas! il est à craindre que nous ne fassions que le gâcher encore un peu plus. Nous voilà dans une impasse sans issue. La République, par la volonté du ministère et au mépris de l'assemblée nationale, s'est mise au service de l'inquisition. Il faut maintenant de deux choses l'une: ou qu'elle aille jusqu'au bout, se faisant plus jésuite que le jésuitisme, ou qu'elle revienne sur ses pas, donnant raison à la Constituante, brisant le ministère et la majorité actuelle, courant la chance du désordre intérieur et de la guerre universelle. Les principes sont, de même que l'honneur,

... comme une île escarpée et sans bords;
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

Et encore les difficultés politiques sont ce qui m'effraye le moins. Ce qu'il y a de désolant pour ce pays, c'est de voir tous les hommes en évidence sacrifier l'un après l'autre toute dignité morale et tout esprit de consistance. Il résulte de là que toute foi se perd dans la population, et qu'elle cède au plus irrémédiable des dissolvants, le scepticisme.

C'est pourquoi je voudrais que la solution du problème social, telle que la donne l'économie politique la plus sévère, c'est-à-dire le self-government, eût un organe spécial. Il faut soumettre cette idée au public: que l'État garantisse à chacun sa sécurité et qu'il ne se mêle pas d'autre chose. Une publication mensuelle qui aurait ce but et se distribuerait, comme celles de L. Blanc et Lamartine, à six francs par an pourrait être un tirailleur utile auprès du Journal des Économistes. Nous en causerons bientôt, car je compte partir de Bordeaux le 28, si j'ai place au courrier.....

Mugron, 3 juin 1850.

Mon cher ami,

....................

Pourquoi avez-vous renfermé dans des limites si étroites l'excellente lettre que vous avez envoyée au dernier numéro du Journal des Économistes? En ce qui concerne les faits et les causes, elle est pleine de sagacité et décèle une expérience des affaires dont on nous reproche souvent, et avec quelque raison, de manquer. De tels articles satisfont toujours les lecteurs, et avancent les principes sans en parler. Vous devriez développer la pensée que vous ne faites qu'indiquer à la fin de votre lettre. Oui, par l'absence de spéculation, les céréales sont à un prix plus bas qu'elles ne devraient être, et il est infaillible qu'elles ne dépassent bientôt le taux normal. C'est la loi générale de l'action et de la réaction. La spéculation aurait rapproché les deux extrêmes d'une moyenne. Bien plus, elle aurait abaissé la moyenne elle-même, car elle aurait prévenu des gaspillages et des exportations imprudentes. Un travail de vous sur ce sujet serait fort utile tant au point de vue pratique qu'au point de vue scientifique. Sous ce dernier rapport, il dissiperait le funeste préjugé contre les intermédiaires et l'accaparement. Mettez-vous donc à l'œuvre.

Quoique je m'occupe peu de politique, j'ai pu me convaincre, avec douleur, que nos grands hommes d'État n'ont que trop bien réussi dans la première partie de leur plan de campagne qui est de semer l'alarme pour l'exploiter. Partout où j'ai passé, j'ai vu régner une terreur vraiment maladive. Il semble que la loi agraire nous menace. On croit Paris sur un volcan. On va jusqu'à invoquer la lutte immédiate ou l'invasion étrangère, non par des sentiments pervers, mais par peur de pis. On maudit la République, les républicains et même les résignés; on blesse les classes inférieures par un luxe d'épithètes outrageantes. Bref, il me semble qu'on oublie tout, même la prudence. Dieu veuille que ce paroxysme passe vite! où nous mènerait-il?.....

À M. DOMENGER À MUGRON.

Paris, le 4 mars 1848.

Mon cher Domenger,

Vous avez bien raison de conserver votre calme. Outre que nous en aurons tous besoin, il faudrait que la tempête fût bien furieuse pour qu'elle se fît ressentir à Mugron. Jusqu'ici Paris jouit de la tranquillité la plus parfaite, et ce spectacle est, à mes yeux, bien autrement imposant que celui du courage dans la lutte. Nous venons d'assister à la cérémonie funèbre. Il me semble que tout l'univers était sur les boulevards. Je n'ai jamais vu tant de monde. Je dois dire que la population m'a paru sympathique mais froide. On ne peut lui arracher des cris d'enthousiasme. Cela vaut peut-être mieux, et semble prouver que le temps et l'expérience nous ont mûris. Les manifestations emportées ne sont-elles pas plutôt un obstacle à la bonne direction des affaires?

Le côté politique de l'avenir occupe peu les esprits. Il semble que le suffrage universel et les autres droits populaires sont tellement dans le consentement unanime qu'on n'y pense pas. Mais ce qui assombrit notre perspective, ce sont les questions économiques. À cet égard l'ignorance est si profonde et si générale que l'on a redouter de rudes expériences. L'idée qu'il y a une combinaison encore inconnue, mais facile à trouver, qui doit assurer le bien-être de tous en diminuant le travail, voilà ce qui domine. Comme elle est décorée des beaux noms de fraternité, de générosité, etc., personne n'ose attaquer ces folles illusions. D'ailleurs, on ne le saurait pas. On a bien instinctivement la crainte des conséquences que peuvent entraîner les espérances exagérées de la classe laborieuse; mais de là à être en état de formuler la vérité, il y a bien loin. Pour moi, je persiste à penser que le sort des ouvriers dépend de la rapidité avec laquelle le capital se forme. Tout ce qui, directement ou indirectement, porte atteinte à la propriété, ébranle la confiance, nuit à la sécurité, est un obstacle à la formation du capital et retombe sur la classe ouvrière. Il en est de même de toutes taxes, entraves et vexations gouvernementales. Que faut-il donc penser des systèmes en vogue aujourd'hui, qui ont tous ces inconvénients à la fois? Comme écrivain, ou dans une autre situation, si mes concitoyens m'y appellent, je défendrai jusqu'au dernier moment mes principes. La révolution actuelle n'y change rien, non plus qu'à ma ligne de conduite.

Ne parlons plus du propos attribué à F.... C'est bien loin derrière nous. Franchement, ce système factice ne pouvait se soutenir. J'espère qu'on sera satisfait des choix faits dans notre département. Lefranc est un brave et honnête républicain, incapable de tourmenter qui que ce soit, à moins de graves et justes motifs.

3 septembre 1848.

Demain nous commençons à discuter la Constitution. Mais, quoi qu'on en dise, cette œuvre portera toujours au cœur un chancre dévorant, puisqu'elle sera discutée sous le régime de l'état de siége et en l'absence de la liberté de la presse. Quant à nous représentants, nous nous sentons parfaitement libres, mais cela ne suffit pas. Les partis exploiteront ce qu'il y a d'anormal dans notre situation pour miner et décréditer la constitution. Aussi j'ai voté hier contre l'état de siége. Je crois que Cavaignac fait la faute vulgaire et bien naturelle de sacrifier l'avenir au présent. Tout disposé que je suis à prêter de la force à ce gouvernement honnête et bien intentionné que nous avons érigé, je ne puis aller jusque-là. Me voilà donc votant encore avec la république rouge, mais ce n'est pas ma faute. Il ne faut pas regarder avec qui, mais pourquoi l'on vote.

Je présume qu'un nouvel effort sera tenté en faveur de la liberté de la presse. Je m'y associerai, avant tout je veux que la constitution soit respectée. S'il y a à Paris des ferments de désordre tels qu'on ne puisse maintenir l'empire des lois, eh bien, j'aime mieux que la lutte recommence, et que le pays apprenne à se défendre lui-même.

Il n'est bruit que de conspirations légitimistes. Je ne puis pas y croire. Quoi! les légitimistes, impuissants en 89, espéreraient être forts en 1848! Ah! Dieu les préserve de réveiller le lion révolutionnaire! Si vous avez occasion de les voir, dites-leur bien qu'il ne faut pas qu'ils se fassent illusion. Ils ont contre eux tous les ouvriers, tous les socialistes, tous les républicains, tout le peuple, avec des chefs capables de pousser les choses jusqu'à la dernière extrémité. Que le clergé surtout soit circonspect. Les hommes à principes qui, comme moi, ont foi dans la puissance de la vérité, ne demandent que la libre discussion et acceptent d'avance le triomphe de l'opinion, quand même (sauf à la faire changer), ces hommes sont en petit nombre. Ceux qui acceptent la lutte ailleurs, sur le champ du combat, sont innombrables, décidés à pousser les choses jusqu'au bout. Que les légitimistes et le clergé ne donnent pas le signal de l'action; ils seraient écrasés. Le légitimisme sait bien que son principe a fait son temps, et quant au clergé, s'il n'est pas tout à fait aveugle, il ne peut ignorer son côté vulnérable. Qu'une certaine irritation populaire provenant de la crise industrielle et des embarras financiers ne leur inspire pas de dangereuses et folles espérances, à moins qu'ils ne veuillent une bonne fois jouer leur va tout.

Employez votre influence à préserver notre cher département des suites d'une lutte affreuse. À Dieu ne plaise que je veuille priver qui que ce soit du droit d'exprimer et de faire valoir ses idées! Mais qu'on évite avec soin tout ce qui pourrait ressembler à la conspiration.

18 janvier 1849.

Nous sommes à peu près tous d'accord ici sur la nécessité de nous dissoudre. Cependant un très-grand nombre (et sans la crainte des élections ce serait la totalité) ne voudraient pas céder à une pression violente et factice. Beaucoup craignent aussi pour l'existence même de la République. S'il n'y avait qu'un prétendant, ce serait l'affaire d'une révolution (dont Dieu nous préserve); mais comme il y en a plusieurs, c'est une question de guerre civile. Il est bien permis d'hésiter.

3 février 1849.

Je vais m'occuper de la ferme du Peyrat et du canal. C'est pourquoi je remets à une autre fois de vous en parler.

Le mauvais état de ma santé coïncide avec le coup de feu du travail. Tenant ou croyant tenir une pensée financière, je l'ai exposée à mon bureau. Elle a fait fortune, puisqu'il m'a nommé de la commission du Budget à la presque unanimité. Devant cette commission je voulais renouveler l'épreuve mais sous prétexte de gagner du temps, elle a interdit la discussion générale. Il a donc fallu aborder d'emblée les détails, ce qui interdit à toute vue d'ensemble de se produire. Que dites-vous d'un tel procédé en face d'une situation financière désespérée et qui ne peut être sauvée que par une grande pensée, s'il s'en présente? Alors j'ai cru devoir en appeler à l'Assemblée et au public par une brochure dont je me suis occupé hier et ce matin.

Je ne me dissimule pas que tout cela ne peut guère aboutir. Les grandes assemblées n'ont pas d'initiative. Les vues y sont trop diverses, et rien de bien ne se fait si le cabinet est inerte. Or le nôtre est systématiquement inerte: je crois sincèrement que c'est une calamité publique. Le ministère actuel pouvait faire du bien. J'y compte plusieurs amis, et je sais qu'ils sont capables. Malheureusement, il est arrivé au pouvoir avec l'idée préconçue qu'il n'aurait pas le concours de l'Assemblée et qu'il fallait manœuvrer pour la renvoyer. J'ai la certitude absolue qu'il s'est trompé; et, en tout cas, n'était-ce pas son devoir d'essayer? S'il était venu dire à la chambre: «L'élection du 10 décembre clôt la période révolutionnaire; maintenant occupons-nous de concert du bien du peuple et de réformes administratives et financières,» la chambre l'aurait suivi avec passion, car elle a la passion du bien et n'a besoin que d'être guidée. Au lieu de cela, le ministère a commencé par bouder. Il a conjecturé le désaccord, en se fondant sur ce que l'assemblée s'était montrée sympathique à Cavaignac. Mais il y a une chose que l'Assemblée met mille fois au-dessus de Cavaignac, c'est la volonté du peuple, manifestée par le suffrage universel. Pour montrer sa parfaite soumission, elle eût prodigué son concours au chef du pouvoir exécutif. Que de bien pouvait en résulter! Au lieu de cela le ministère s'est renfermé dans l'inertie et la taquinerie. Il ne propose rien ou ne propose que l'inacceptable. Sa tactique est de prolonger la stagnation des affaires par l'inertie, bien certain que la nation s'en prendra à l'Assemblée. Le pays a perdu une magnifique occasion de marcher, et il ne la trouvera plus, car je crains bien que d'autres orages n'attendent la prochaine assemblée.

Lettre sans date.

Mon malencontreux rhume m'ôtant la possibilité de me servir de la tribune, j'ai quelquefois recours à la plume. Je vous envoie deux brochures. L'une n'a guère d'intérêt pour la province. Elle est intitulée Capital et rente. Mon but est de combattre un préjugé qui a fait de grands ravages parmi les ouvriers et même parmi les jeunes gens des écoles. Ce préjugé consiste à penser que l'intérêt d'un capital est un vol. J'ai donc cherché à exposer la nature intime et la raison d'être de l'intérêt. J'aurais pu rendre cette brochure piquante, le sujet y prêtait. J'ai cru devoir m'en abstenir pour ne pas irriter ceux que je voulais convaincre. Il en est résulté que je suis tombé dans la pesanteur et la monotonie. Si jamais je fais une seconde édition, je refondrai tout cela.

L'autre brochure est un projet de budget, ou plutôt la pensée fondamentale qui, selon moi, doit présider à la réforme graduelle de notre système financier. Elle se ressent de la rapidité de l'exécution. Il y a des longueurs, des omissions, etc. Quoi qu'il en soit, l'idée dominante y est assez en relief.

Je ne me suis pas borné à écrire ces idées, je les ai exposées dans les bureaux et devant la commission du Budget dont je fais partie. Ce qui me semble de la prudence la plus vulgaire, y passe pour de la témérité insensée. D'ailleurs, le ministère étant résolu à demeurer dans l'inertie, il est impossible que la commission fasse rien de bon. Une réunion nombreuse d'hommes, privés des ressources que fournit l'administration, ne peut poursuivre un plan systématique. Les projets s'y heurtent. Les idées générales sont repoussées comme perte de temps, et l'on finit par ne s'occuper que des détails. Notre Budget de 1849 sera un fiasco. Je crois que l'histoire en rejettera la responsabilité sur le cabinet.

Les élections approchent: j'ignore ce que l'Assemblée décidera relativement aux congés. Pourrai-je aller vous voir? Je le désire sous plusieurs rapports. D'abord pour respirer l'air du pays et serrer la main à mes amis; ensuite pour combattre quelques préventions qui ont pu s'attacher à ma conduite parlementaire; enfin, pour dire aux électeurs dans quel esprit il me semble qu'ils doivent faire leurs choix. Selon moi, ils ne sauraient mieux faire que de rester fidèles à l'esprit qui les dirigea en avril 1848. Ils ne croient pas avoir fait une bonne assemblée. J'affirme le contraire. Elle s'est un peu altérée par les élections partielles qui nous ont envoyé d'un côté plusieurs révolutionnaires, de l'autre beaucoup d'intrigants. Dieu préserve mon pays de recourir ainsi aux extrêmes exagérations des deux partis! Il en résulterait un choc violent. Sans doute le pays ne peut nommer que d'après ses impressions et ses opinions actuelles. S'il est réactionnaire, il nommera des réactionnaires. Mais qu'il choisisse au moins des hommes nouveaux. S'il envoie d'anciens députés, au cœur plein de rancunes, rompus aux intrigues parlementaires, décidés à tout renverser, à tendre des piéges aux institutions nouvelles, à faire saillir le plus tôt possible les défauts qui peuvent entacher notre Constitution, tout est perdu! Nous en avons bien la preuve. Notre Constitution met en présence deux pouvoirs égaux sans moyen de résoudre les conflits possibles. C'est un grand vice. Et qu'est-il arrivé? Au lieu d'attendre au moins que ce vice se révélât et que le temps amenât le conflit, le ministère s'est hâté de le faire surgir sans nécessité.—C'est la pensée d'un homme qui a hâte de faire sortir des faits la critique de nos institutions. Et pourquoi cet homme a-t-il agi ainsi? Est-ce nécessité? Non. Mais il est un de ceux que la révolution a cruellement froissés, et, sans s'en rendre compte, il prend plaisir à se venger aux dépens du pays.

Quant à mon sort personnel, j'ignore ce qu'il sera. Le pays pourra me reprocher d'avoir peu travaillé! En vérité, ma santé a été un obstacle invincible. Elle a paralysé mes forces physiques et morales. J'ai ainsi trompé l'attente de mes amis. Mais est-ce ma faute? Quoi qu'il en soit, si le mandat m'est retiré, je reprendrai, sans trop d'amertume, mes chères habitudes solitaires. Adieu.

Sans date.

Votre lettre m'arrive accolée à celle de M. Dup... M. le ministre du commerce m'avait d'abord fait des promesses. Plus tard j'ai su que Duv... insistait avec l'acharnement que vous lui connaissez. Hier soir, je me suis rendu chez Buffet, emmenant avec moi Turpin. Comme celui-ci a assisté au Conseil général, il pouvait attester ce qui s'y est passé, et il l'a fait en termes très-formels. Nous y avons rencontré Dampierre, qui nous a aidés. Malgré tout cela, j'ai vu que le ministre était mal à l'aise; il faut que les obsessions de Duv... lui fassent peur. Il nous a dit: Si je refuse à Duv... sa ferme, il en mourra.

J'avais déjà écrit à Buffet une lettre très-motivée, j'en vais faire une autre que je terminerai ainsi: La France désire la décentralisation administrative. Si M. le ministre, quand il s'agit de savoir où sera établie une ferme, croit pouvoir dédaigner les vœux de tous les organes réguliers du département pour ne faire que sa propre volonté, il peut certes supprimer l'institution des Conseils généraux, ils ne sont qu'une mystification.

Je vous prie, mon cher D., de vouloir m'excuser auprès de M. Dup., si je ne lui réponds pas aujourd'hui. Je le ferai quand je saurai quelque chose. Vous voyez combien la loi des clubs agite Paris. Le ministre a été bien imprudent de soulever cette question. Mais sa malheureuse tactique est de déconsidérer l'Assemblée; et je crois qu'il voulait se faire refuser la loi pour jeter sur elle toute la responsabilité de l'avenir.

Jamais vote ne m'a plus coûté que celui que j'ai émis hier. Vous savez que j'ai été toujours pour la liberté sauf la répression des abus. J'avoue qu'en face des clubs ce principe m'a paru devoir fléchir. Quand je considère la frayeur qu'ils inspirent à tous les gens tranquilles, les souvenirs qu'ils réveillent, etc., etc., je me dis que ceux qui aiment sincèrement la République devraient comprendre qu'il faut la faire aimer. C'est la compromettre que de vouloir imposer forcément au pays une institution ou même une liberté qui l'épouvante.—J'ai donc voté pour la suppression des clubs.

En agissant ainsi je ne me suis pas dissimulé les inconvénients personnels d'une telle conduite. Pour réussir en politique, il faut s'attacher à un parti, et si l'on peut, au parti le plus fort.—Voter consciencieusement tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche, c'est s'exposer à être abandonné de tous deux.—Mais avant d'arriver ici j'avais pris la résolution de ne consulter jamais que mon jugement et ma conscience et de ne pas émettre un vote de parti. Cela se rattache à la proposition que j'ai faite. Ces majorités et minorités systématiques sont la mort du gouvernement représentatif.

Je crois que notre gouvernement fera de grands efforts pour éviter la guerre. Autrefois on aurait pu craindre qu'il ne fût entraîné par les sympathies populaires en faveur de l'Italie; mais les choses sont bien changées. Les désordres de la Péninsule ont calmé ces sympathies. Il est probable que Ch. Albert sera battu, sans qu'on ait le temps de délibérer sur l'opportunité de ce qu'il y a à faire. Mais une fois les Autrichiens à Turin, tout ne sera pas fini, il s'en faut. Je ne sais même si ce n'est pas alors que les difficultés sérieuses commenceront. Oh! comme les hommes ont de la peine à s'entendre, quand ce serait si facile!

25 mars 1849.

La dernière fois que je vous ai écrit, je l'ai fait fort à la hâte et ai oublié, je crois, de vous parler élections. Le moment approche, et puisque vous êtes déterminé à me placer sur votre liste, je vous serai bien obligé de me faire savoir de temps en temps ce qui se dit et ce qui se fait. Je me doute qu'il y a dans le pays beaucoup de préventions contre moi, et qu'elles sont entretenues, peut-être envenimées par les aspirants ou quelqu'un d'entre eux. Je sens combien une explication avec mes commettants serait utile, et cependant je ne puis quitter l'Assemblée nationale qu'au moment où elle prononcera sa dissolution. C'est pourquoi j'enverrai bientôt un compte rendu.

Je me doute que j'aurai peu d'appui là où il me serait le plus nécessaire, c'est-à-dire à Saint-Sever. S'il s'opère un arrangement entre les trois arrondissements, et que chacun présente deux candidats, je ne serai sans doute pas sur la liste de Saint-Sever; et alors même que les deux autres arrondissements en auraient quelques regrets, ces regrets n'iront pas jusqu'à rompre la transaction. Je serai donc, comme on dit, entre trois selles etc.

Ayant la conscience que j'ai fait mon devoir, l'échec pourra m'être sensible au premier moment. Je m'en consolerai bientôt, je l'espère. Je ne manque pas d'autres travaux à faire, en dehors de la législature.

Mais, au point de vue politique, je regarderai comme un grand malheur que les élections donnent un résultat fort différent de celles de 1848. Si on voulait y réfléchir avec quelque impartialité, on reconnaîtrait que l'Assemblée a rempli sa mission, qu'elle a surmonté les plus grandes difficultés matérielles et morales, qu'elle a fini par ramener l'ordre dans les faits et le calme dans les esprits, que les utopies les plus dangereuses sont venues se briser devant elle, quoiqu'elle-même, à l'origine, fût fort imbue de chimériques espérances. Cette assemblée est dans la bonne voie. Elle aurait accompli en finances, si elle en eût eu le temps, tout ce qu'il est possible de faire. Est-ce le moment de la chasser, de la remplacer par d'autres hommes, imbus d'un autre esprit, le cœur plein de rancune? Je puis vous dire que le ministère est fort inquiet de l'avenir à cet égard. Ne cesserons-nous jamais de courir les aventures? Il me semble donc que ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce serait de persévérer dans l'esprit électoral de 1848, sauf à éliminer les hommes, en petit nombre, qui se sont montrés, à droite et à gauche, animés d'un mauvais esprit de turbulence.

Dans notre département on ne peut guère adresser ce reproche aux représentants. Un seul a produit, de bonne foi sans doute, un système dangereux, l'impôt progressif, l'accaparement par l'État de plusieurs industries privées. Maintenir la République honnête, telle a été la devise de la députation. La question devrait donc se poser ainsi: renverra-t-on les mêmes représentants, ou fera-t-on de nouveaux choix dans de nouvelles vues?

Ce sera, l'expérience me le prouve, une chose bien petite que la lutte des arrondissements, si elle éclate. Je puis vous assurer que l'arrondissement de Saint-Sever est celui qui me donne le moins d'affaires. Je ne me rappelle pas d'avoir reçu une seule lettre des chefs-lieux, de Hagermau, d'Amon, de Geaune, d'Aire. Mugron même m'en a envoyé seulement trois pour des choses qui ne sont pas incompatibles avec le mandat de député. Dax et le Saint-Esprit m'en ont fourni davantage. Au total, je suis édifié de voir combien l'esprit de sollicitation s'est épuisé.

8 avril 1849.

Vos lettres me sont toujours précieuses, c'est une consolation pour moi de penser que des amis impartiaux et éclairés ne se laissent pas entamer par les préventions dont je suis l'objet.

J'ai en effet parlé de nouveau à Buffet. Je lui ai lâché l'argument le plus propre à faire effet. Je lui ai dit: Si, quand il s'agit d'une question de pure localité, de savoir où une ferme modèle peut rendre le plus de services, le vœu unanime de trente conseillers généraux est mis de côté, ne nous parlez plus de décentralisation.—Il m'a répondu: Je suis décidé, dans les questions semblables, à céder aux vœux du pays.—Malgré cela sa résolution n'est pas prise, il redoute notre persévérant et obstiné adversaire. On m'assure que celui-ci se répand contre moi en invectives. C'est un libéral d'une singulière espèce.

J'ai reçu une lettre de M. Dup... Il me demande d'adresser une note au Ministre. Je lui ai déjà adressé un mémoire. Comptez que nous ne négligerons rien pour faire triompher la note du Conseil général.

Mon ami, je voudrais vous parler élections et politique. Mais, en vérité, il y a tant à dire que je n'ose l'entreprendre. Le besoin d'ordre, de sécurité, de confiance, est ce qui domine dans le pays. C'est bien naturel. Mais je suis convaincu qu'il égare en ce moment les populations sur les rapports du ministère et de l'Assemblée. Je voudrais bien pouvoir aller dans le département pour rectifier de funestes malentendus. L'Assemblée devrait se dissoudre et permettre ainsi aux représentants d'aller s'expliquer, non dans leur intérêt, mais dans un intérêt d'avenir. Car il importe que les élections ne s'accomplissent pas sous l'influence de fausses préoccupations.

Les ministres actuels sont honnêtes, bien intentionnés, et décidés à maintenir l'ordre. Ce sont mes amis personnels, et je crois qu'ils comprennent la vraie liberté. Malheureusement ils sont entrés au pouvoir avec l'idée préconçue que l'Assemblée qui s'était montrée pour Cavaignac, devait nécessairement faire de l'opposition à Bonaparte. En mon âme et conscience, c'était une fausse appréciation; et elle a eu les conséquences les plus funestes. Les ministres n'ont plus songé qu'à renvoyer l'Assemblée et, pour cela, qu'à la déconsidérer. Ils affectent de ne faire aucun cas de ses votes, même quand elle réclame l'exécution des lois. Ils s'abstiennent de toute initiative. Ils nous laissent la bride sur le cou. Ils assistent aux délibérations comme les étrangers des tribunes. Se sentant soutenus par le vent de l'opinion, ils animent la lutte, parce qu'ils pensent qu'elle tournera à leur avantage aux yeux du pays. Ils l'habituent ainsi à placer fort bas le premier pouvoir de tout gouvernement représentatif. Ils font plus, ils présentent des lois inadmissibles pour en provoquer le rejet. C'est ce qui arrive pour les Clubs. Vous me dites que mon vote sur cette loi m'a réconcilié quelque peu avec les électeurs. Eh bien! je dois vous annoncer que ce vote est le seul que j'aie sur la conscience, car il est contraire à tous mes principes; et si j'avais eu quelques minutes de réflexion calme, je ne l'aurais certes pas émis. Ce qui me détermina, c'est ceci. Je disais à mes voisins: Si nous voulons que la République se maintienne, il faut la faire aimer, il ne faut pas la rendre redoutable. Le pays a peur des clubs, il en a horreur; sachons les sacrifier.—La suite de la loi a prouvé qu'il eût mieux valu adhérer aux principes, accorder tous les moyens de répression possibles, mais ne pas supprimer la liberté. Cette loi ne fait autre chose qu'organiser les sociétés secrètes.

Depuis j'ai voté trois fois, et toujours à regret, contre le Ministère. On m'en voudra dans le pays, et cependant ces votes sont consciencieux.

1o Affaire d'Italie.—Comme la montagne, j'ai repoussé l'ordre du jour qui pousse à une invasion dans le Piémont, mais par un motif opposé. La Montagne ne trouvait pas cet ordre du jour assez belliqueux; je le trouvais trop. Vous savez que je suis contre l'intervention: cela explique mon vote. D'ailleurs, je n'approuve pas la diplomatie faite en parlement. On prend des engagements téméraires qui embarrassent plus tard. Je préférais l'ordre du jour pur et simple pour lequel j'ai voté.

2o L'affaire des préfets.—Si le Ministère eût fait un aveu franc, j'aurais passé par-dessus. Mais il a voulu soutenir que quarante préfets s'étaient trouvés infirmes le même jour. Ce sont de ces subtilités qui révoltent le sens commun.

3o L'affaire Changarnier.—Même raison. Si le Ministère eût demandé la prolongation d'un état de choses contraire aux lois en se fondant sur les nécessités de l'ordre, on eût accordé. Mais il vient dire: Nous demandons l'arbitraire, et l'Assemblée nationale n'est pas juge du temps que cet arbitraire doit durer! Le plus grand despote du monde ne peut pas demander autre chose. Je ne pouvais acquiescer.

Quant aux élections, elles seront ce que le bon Dieu voudra. Si je dois succomber, j'en ai pris mon parti d'avance; car j'ai bien des travaux à faire en dehors du Parlement. J'ai un ouvrage dans la tête dont je crains de ne pouvoir accoucher. Si les électeurs me font des loisirs, je m'en consolerai en travaillant à ce livre, qui est ma chimère. Je désire seulement qu'ils ne me remplacent pas d'une manière trop indigne. Il est tel nom qui, mis à ma place, ne ferait pas honneur au département.

29 avril 1849.

J'ai bien tardé de répondre à votre lettre du 14, que voulez-vous? La nature m'a pétri de bizarrerie; et il semble que je deviens plus inerte au moment où j'aurais besoin de plus d'activité. Ainsi depuis qu'il est question d'élections, je me suis mis en tête un travail de pure théorie qui m'attache, m'absorbe et me prend tous les moments dont je puis disposer.

Les nouvelles fort rares qui me parviennent ne me laissent guère de doutes sur le résultat du vote en ce qui me concerne; j'ai perdu la confiance du pays. Je me l'explique: mon tort, et ce n'en est un qu'au point de vue personnel, a été de voir les deux exagérations opposées et de ne m'associer à aucune. Mon ami, elles nous conduisent à la guerre civile, à la guerre du pauvre contre le riche. Le pauvre demande plus que ce qui est juste; le riche ne veut pas accorder même ce qui est juste. Voilà le danger. On a repoussé l'impôt progressif avec la richesse, et l'on a eu raison; mais on maintient l'impôt progressif avec la misère, et par là on fournit de bons arguments au peuple. Personne ne sait mieux que moi combien il fait de réclamations absurdes, mais je sais aussi qu'il a des griefs fondés. La simple prudence, à défaut d'équité, me traçait donc la conduite à suivre. Combattre les exigences chimériques du peuple, faire droit à ses requêtes fondées. Mais, hélas! la notion de justice est faussée dans l'esprit des pauvres, et le sentiment de justice est éteint dans le cœur du riche. J'ai donc dû m'aliéner les deux classes. Il ne me reste qu'à me résigner.

Puissé-je être un faux prophète! Avant février, je disais[111]: «Une résistance toujours croissante dans le Ministère, un mouvement toujours plus actif dans l'opposition, cela ne peut finir que par un déchirement. Cherchons le point où est la justice, il nous sauvera.» Je ne me suis pas trompé. Les deux partis ont persisté, et la révolution s'est faite.

Aujourd'hui je dis: Le pauvre demande trop, le riche n'accorde pas assez, cherchons la justice; c'est là qu'est la conciliation et la sécurité!—Mais les partis persistent, et nous aurons la guerre sociale.

Nous l'aurons, je le crains bien, dans des conditions fâcheuses, car plus on refuse au peuple ce qui est équitable, plus on donne de force morale et matérielle à sa cause. Aussi elle fait des progrès effrayants. Ces progrès sont masqués par une réaction momentanée et déterminée par le besoin général de sécurité; mais ils sont réels. L'explosion sera retardée, mais elle éclatera.

J'en étais là de ma lettre, quand j'en ai reçu une de nos amis de Mugron. Je vous ai quitté pour leur répondre, et naturellement, j'ai répété ce qui précède; car je ne puis dire que ce dont mon cœur est plein. On me presse d'aller au pays, mais qu'y ferais-je? Est-on disposé à former de grandes réunions? Sans cela comment pourrais-je entrer en relation avec un si grand nombre d'électeurs?

Je reçois, 30 avril, votre lettre du 27. Je vais aller tout à l'heure à l'Assemblée, et je verrai si je puis, sans inconvénient, obtenir un congé. Je répugnerais beaucoup à le demander au moment où l'on va discuter le budget de la guerre. J'ai concouru à le préparer, et je serai peut-être appelé à le défendre.

Tout le monde veut l'économie en général. Mais tout le monde combat chaque économie en particulier.

Sans date.

Mon élection, que j'appris il y a deux jours, va me donner plus d'affaires après qu'avant: car, si j'ai pu la négliger un peu, je ne dois pas au moins oublier d'exprimer à mes amis toute ma reconnaissance, non pas du service qu'ils m'ont rendu, mais de l'attachement et de la confiance qu'ils m'ont témoignés. Vous êtes en première ligne, et je suis profondément touché du zèle que vous y avez mis, d'autant que cela a dû beaucoup vous coûter. Je sais que vous répugnez à cette agitation électorale et que depuis longtemps vous aspirez à n'y prendre qu'une part toute personnelle. D'un autre côté, vous avez dû vous mettre en opposition avec beaucoup de vos amis. Croyez que toutes ces circonstances me font d'autant plus apprécier votre dévouement.

Quelle sera la destinée de la nouvelle assemblée? On fonde sur elle de grandes espérances. Dieu veuille que ce ne soient pas de grandes illusions. Elle ne sera certainement pas mieux intentionnée que celle qui vient de mourir. Mais que font les intentions? Je pense comme la Presse; la meilleure assemblée ne vaut rien que pour empêcher le mal. Pour faire le bien, il faut l'initiative d'un pouvoir plus concentré; nous en avons la preuve depuis cinq mois. Le ministère a borné son rôle à susciter et soutenir un conflit, et la chambre avec ses bonnes intentions n'a pu rien faire.

Ce qui rend l'avenir redoutable, c'est l'ignorance. La classe pauvre s'enrégimente et marche comme un seul homme à une guerre insensée, sans se douter qu'elle se suicide elle-même, car quand elle aura détruit le capital et le mobile même qui le forme, quel sera son sort?

Au fond, il ne devrait y avoir entre les deux classes qu'une question d'impôts. Arriver à l'impôt proportionnel, c'est tout ce que la justice exige; au delà il n'y a qu'injustice, oppression et malheur pour tous. Mais comment le faire comprendre à des hommes qui s'en prennent au principe même de la propriété?

Je vous dirai que j'ai dans la tête une pensée qui m'absorbe, me détourne de mes devoirs et me fait négliger mes amis. C'est une explication nouvelle de ces deux mots: Propriété, Communauté. Je crois pouvoir démontrer de la manière la plus évidente que l'ordre naturel des sociétés fonde, sur la propriété même, la plus belle, la plus large et la plus progressive communauté. Cela vous paraîtra paradoxal, mais j'ai dans l'esprit certitude complète. Il me tarde de pouvoir jeter cette pensée dans le public, car il me semble qu'elle réconciliera les hommes sincères de toutes les écoles. Elle ne ramènera pas sans doute les chefs de sectes. Mais elle empêchera la jeunesse des écoles d'aller s'enrôler sous les drapeaux du communisme. Suis-je sous l'empire d'une illusion?—C'est possible, mais le fait est que je sèche du désir de publier mon idée. Je crains toujours de n'avoir pas le temps et lorsque le choléra décimait l'Assemblée, je disais à Dieu: Ne me retirez pas de ce monde avant que je n'aie accompli ma mission.

Mardi, 13. (Été de 1849.)

Vous me demandez de vous donner des nouvelles. Savez-vous que je pourrais en demander? Depuis quelques jours je me suis fait ermite, et ce qui m'arrive tient du rêve. J'étais fatigué, indisposé; bref je me décidai à demander un congé, et je le passe au pavillon du Butard. Qu'est-ce que le Butard? Le voici:

Connaissez-vous la contrée qui s'étend de Versailles à Saint-Germain, embrassant Bougival, La Celle-Saint-Cloud, Vaucresson, Marly, etc.? C'est le pays le plus délicieux, le plus accidenté et certes le plus boisé, après les forêts d'Amérique, qu'il y ait au monde. C'est pourquoi Louis XIV, n'ayant pas assez de vue à Versailles, fit bâtir le château de Marly; aussitôt les Montespan, Maintenon et plus tard Dubarry, firent construire les délicieuses villas de Luciennes, Malmaison, Lajonchère, Beauregard, etc.

Aujourd'hui tout cela est habité par des personnes de ma connaissance. Vers le centre, au milieu d'une forêt épaisse, isolé comme un nid d'aigle, s'élève le pavillon du Butard, que le Roi avait placé au point convergent de mille avenues comme rendez-vous de chasse. Il tire son nom de sa position élevée.

Or, un réactionnaire, qui a su que depuis longtemps je désirais goûter de ce pittoresque et sauvage séjour, et que je méditais quelque chose sur la Propriété, m'a laissé camper dans son Butard, qu'il a loué de l'État avec les chasses environnantes. Me voici donc tout seul, et je me plais tellement à cette vie qu'à l'expiration de mon congé, je me propose d'aller à la chambre et de revenir ici tous les jours. Je lis, je me promène, je joue de la basse, j'écris, et le soir j'enfile une des avenues, qui me conduit chez un ami. C'est ainsi que j'ai appris hier la mort de Bugeaud. C'est un homme à regretter. Sa franchise militaire inspirait la confiance; et il est telle situation donnée (fort possible) où il nous aurait été bien utile.

Je suis venu à Paris. J'y trouve les affaires dans un bien triste état. La stupide audace de ********* passe toute croyance...... Ces hommes s'amusent à fouler aux pieds toutes les règles du gouvernement représentatif, Constitution, Lois, Décrets; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils rendent impossible même cette monarchie qu'ils rêvent! En outre, ils se jouent de l'honneur, de la parole et même de la sécurité de la France; ils compromettent son propre principe, et noient la justice dans le sang. C'est plus que du délire.

Dans de telles circonstances, je vais être forcé de quitter mon Butard, ou, du moins, dépasser une partie des journées sur les grands chemins. Je devrai aussi interrompre l'ouvrage que j'avais commencé à ébaucher, et que j'étais décidé à faire paraître même à l'état informe.

13 novembre 1849.

La Haute-Cour de Versailles vient de prononcer son verdict. On ne le connaît pas encore dans tous ses détails, on sait seulement que onze prévenus, dont un représentant, ont été acquittés. Tous les autres représentants sont condamnés à la déportation, ainsi que Guinard. Je n'ai pas assez suivi les débats pour avoir une opinion. Je m'incline devant la justice et regrette seulement que la défense ait été circonscrite dans ses moyens. C'est toujours un fâcheux précédent.—L'autorité de la cause jugée n'y gagne pas.

Vous avez sans doute appris mon rapide voyage en Angleterre. Parti le lundi soir après la séance, j'étais de retour le samedi matin; et pendant quatre jours je n'ai vu que grandes choses et grands hommes, du moins selon mon jugement.

En arrivant, j'ai reçu une sorte de cartel fort courtois des socialistes. Il s'agit de discuter à fond devant le public ouvrier, et contre Proudhon, la question de savoir si l'intérêt des capitaux est légitime: question plus difficile et plus dangereuse que celle de la propriété, en ce qu'elle est plus générale. J'ai cru pouvoir faire quelque bien en acceptant la lutte.

À ce propos, je vous dirai, mon cher Domenger, que les électeurs landais pourront bien se lasser de mon inaction apparente. Il est vrai que j'ai le travail capricieux; il faut me prendre avec mes défauts. Mais je crois sincèrement que le danger actuel n'est ni au pouvoir ni à l'Assemblée; il est dans les égarements de l'opinion populaire. C'est aussi de ce côté que je porte mes faibles efforts. Je souhaite que le bon sens de nos compatriotes leur fasse comprendre que chacun a sa mission en ce monde et que je remplis la mienne.

25 décembre 1849.

Je ne puis vous écrire que quelques mots, car mon rhume m'a mis sur le flanc. Je vous assure qu'il me rend l'existence pénible.

L'affaire de l'hospice est de celles pour lesquelles je me décide à aller m'égarer dans le labyrinthe des bureaux. Hier je me suis assuré que l'approbation de l'échange ne rencontrerait aucune difficulté, et le décret qui l'autorise a été rédigé sous mes yeux. Mais il ne peut être porté à l'Élysée pour la signature que sur l'avis du Conseil d'État. Un de mes amis m'a promis de faire expédier cette affaire le plus tôt possible.

Quant à la subvention, vous aurez quelque chose, mais non 1,000 francs. Le fonds à ce destiné n'est que de 300,000 francs pour toute la France, et les besoins sont illimités, de telle sorte que chaque année dévore d'avance l'allocation de l'année suivante:—je persiste à croire qu'il vaudrait mieux que le gouvernement ne se mêlât pas de cela, puisque aussi bien il met une foule d'employés en mouvement pour aboutir à une mystification.

Et n'est-ce pas une chose bien ridicule que Mugron et M. Lafaurie ne puissent échanger leurs maisons sans l'avis du Conseil d'État et la permission du prisonnier de Ham? Vraiment la France se crée des embarras et des entraves pour avoir le plaisir d'en faire les frais.

Il m'est impossible de vous envoyer ma polémique avec Proudhon, car je n'ai pas conservé les numéros de la Voix du Peuple où sont nos lettres; mais on m'assure qu'elles vont être recueillies en un volume que je vous ferai adresser. C'est du reste assez ennuyeux.

18 février 1850.

L'avenir politique est toujours bien sombre. Aux griefs réels se mêlent malheureusement beaucoup de passions et de soupçons factices: c'est toujours ainsi en révolution. Moi qui vois des hommes de tous les partis, je puis pour ainsi dire mesurer ce qu'il y a de faux dans leurs accusations réciproques. Mais la haine, fondée ou non, produit les mêmes effets. Je crois que la majorité comprend que ce qu'il y a de plus prudent c'est de rester en république. Son tort est de ne pas en prendre assez résolûment son parti. À quoi bon dénigrer et menacer sans cesse ce qu'on ne veut pas changer? De son côté, la minorité cherche à ressaisir le pouvoir par des moyens qui lui en rendraient le fardeau bien lourd. Elle excite des espérances qu'elle ne pourrait satisfaire.

Cependant je ne désespère pas, la discussion éclairant bien des questions. Le tout est de gagner du temps.

Paris, le 22 mars 1850.

J'ai lieu de croire que le décret qui autorise l'échange d'immeubles de l'hospice de Mugron arrivera à la préfecture des Landes le jour où cette lettre vous parviendra. Je me suis assuré que le Président de la République l'a signé; que le secrétariat du ministère de l'Intérieur en a fait donner l'ampliation, et que le bureau des hospices se tient prêt.—Le reste vous regarde.

Il y a déjà deux ou trois jours que j'ai donné l'ordre à mon éditeur de vous expédier trois exemplaires de ma discussion avec Proudhon, et trois de mon discours sur l'enseignement, dégénéré en brochure; car mon rhume est devenu extinction de voix.—Ce n'est certes pas que je veuille vous faire avaler trois fois ces élucubrations; mais je vous prie de donner de ma part un exemplaire de chaque à Félix et à Justin.

Les journaux me dispensent de vous parler politique. Je crois que l'aveuglement réactionnaire est dans ce moment notre plus grand danger: on nous mène à une catastrophe. Quel moment choisit-on pour faire de telles expériences? Celui où le peuple paraît se discipliner et renoncer aux moyens illégaux. Le grand parti dit de l'ordre a rencontré cent trente mille adversaires aux élections et n'y a mené que cent vingt-cinq mille adhérents. Quel va être le résultat des lois proposées? Ce sera de faire passer immédiatement quarante ou cinquante mille individus de droite à gauche, de donner ainsi à la gauche plus de force et le sentiment du droit, et de concentrer cette force sur un moins grand nombre de journaux, ce qui revient à lui communiquer plus d'homogénéité, de suite et de stratégie: cela me semble de la folie. Je l'avais prévu du jour où Bordeaux nous envoya les Thiers et les Molé, c'est dire des ennemis de la République. Aujourd'hui nous sommes comme à la veille de 1830 et de 1848: même pente, même char et mêmes cochers. Mais alors l'esprit pouvait saisir le contenu d'une révolution; aujourd'hui qui peut dire ce qui succédera à la République?

Pise, le 8 octobre 1850.

Qui nous aurait dit, la dernière fois que j'eus le plaisir de vous voir, que ma première lettre serait datée d'Italie? J'y suis venu par les prescriptions formelles de la faculté. Je ne doute pas en effet, s'il est encore temps que ma gorge soit modifiée par quelque chose, que ce ne soit par l'air pur et chaud de Pise. Malheureusement, ce n'est qu'un côté de la question. Le plus beau climat du monde n'empêche pas que lorsqu'on ne peut parler, ni écrire, ni lire, ni travailler, il ne soit bien triste d'être seul dans un pays étranger. Cela me fait regretter Mugron, et je crois que j'aimerais mieux grelotter en Chalosse que de me réchauffer en Toscane. J'éprouve ici toute espèce de déceptions. Par exemple, il me serait facile d'avoir des relations avec tous les hommes distingués de ce pays-ci. La raison en est que, l'économie politique entrant dans l'étude du droit, cette science est cultivée par presque tous les hommes instruits. En voulez-vous une preuve singulière? à Turin, quoiqu'on y parle principalement italien, il s'est vendu plus de mes Harmonies (édition française[112]) qu'à Marseille, Bordeaux, Lyon, Rouen, Lille réunis, et il en est de même de tous les ouvrages économiques. Vous voyez, mon cher, dans quelle illusion nous vivons en France, quand nous croyons être à la tête de la civilisation intellectuelle.—Ainsi, je me trouvais avoir accès auprès de toutes les notabilités et personnages, j'étais parfaitement placé pour étudier ce pays à fond.—Eh bien, ma préoccupation constante est de ne voir personne, d'éviter les connaissances. Bien plus, des amis intimes vont m'arriver de Paris; ils visiteront Florence et Rome en vrais connaisseurs, car ils apprécient les arts et y sont fort initiés. Quelle bonne fortune en toute autre circonstance ou avec une tout autre maladie! Mais le mutisme est un abîme qui isole, et je serai forcé de les fuir. Oh! je vous assure que j'apprends bien la patience.

Parlons des dames X... J'ai toujours remarqué que la dévotion habituelle ne changeait rien à la manière d'agir des hommes, et je doute beaucoup qu'il y ait plus de probité, plus de douceur, plus de respects et d'égards les uns pour les autres, parmi nos très-dévotes populations du Midi, que parmi les populations indifférentes du Nord. De jeunes et aimables personnes assisteront tous les jours au sacrifice sanglant de leur Rédempteur, et lui promettront beaucoup plus que la simple équité; tous les soirs elles pareront de fleurs les autels de Marie; elles répéteront à chaque instant: Préservez-nous du mal, ne nous laissez pas succomber; le bien d'autrui tu ne prendras ni retiendras, etc., etc.—Et puis, que l'occasion se présente, elles prendront le plus possible dans l'héritage paternel aux dépens de leurs frères, juste comme feraient des mécréants. Pourquoi pas? n'en est-on pas quitte avec un acte de contrition et un autre de ferme propos? On fait de bonnes œuvres, on donne un liard aux pauvres, moyennant quoi on a l'absolution. Et alors qu'a-t-on à craindre? qu'a-t-on à se reprocher, puisqu'on a réussi à se donner le ministre de Dieu et Dieu lui-même pour complices?

Il me semble que Mme D.... avait quelque idée de faire la semaine sainte à Rome. Si ce projet se réalisait, je ferais peut-être mes dévotions auprès d'elle: sa présence et par conséquent la vôtre me seraient bien agréables, du moins si je puis articuler quelques mots. Autrement, à ne considérer que moi, j'aime autant que vous restiez où vous êtes, car vous savoir près de moi et être réduit à vous éviter serait un supplice de plus.

Rome, le .. novembre 1850[113].

Je suis bien heureux d'être venu à Rome où j'ai trouvé des soins et quelques ressources, je ne sais comment je m'en serais tiré à Pise. La gorge est devenue si douloureuse que c'est pour moi une grande affaire que de manger et de boire. Il faut qu'on me fasse des préparations spéciales, et sous ce rapport mes amis m'ont été bien utiles.—Je ne puis vous dire si je suis mieux. D'un jour à l'autre je n'aperçois pas de changement; mais si je me compare à moi-même de mois en mois, je ne puis m'empêcher de reconnaître un affaiblissement progressif assez prononcé. Puissé-je, mon cher D..., avoir la force, au mois de février, de regagner Mugron! On a beau célébrer les vertus du climat, il ne remplace pas le chez soi. D'ailleurs j'envisage ma maladie dans les deux hypothèses de la guérison et de la grande conclusion. Si je dois succomber, je voudrais être couché dans le dortoir où dorment mes amis et mes parents. Je voudrais que nos amis du cercle m'accompagnassent à cette dernière demeure et que ce fût notre excellent curé de Mugron qui prononçât pour moi ce vœu sublime: Lux perpetua luceat ei! etc., etc.—Aussi, si je le puis, je me propose de profiter des beaux jours de février pour aller à Marseille, où Justin pourra me venir chercher.

Si jamais je rentre au gîte, ce sera pour moi un grand crève-cœur d'avoir passé plusieurs mois à Rome et de n'y avoir rien vu. Je n'ai visité que Saint-Pierre, à cause de l'immuabilité de sa température. Je me borne à aller tous les jours m'exposer au soleil sur le mont Pincio, où je ne puis rester longtemps, puisqu'il n'y a pas de bancs. Je n'aurai donc vu Rome qu'à vol d'oiseau. Malgré cela, quelques connaissances vous arrivent toujours par la lecture, la conversation, l'atmosphère. Ce qui me frappe le plus, c'est la solidité de la tradition chrétienne et l'abondance des témoignages irrécusables.

Mon ami, le récent dénouement politique me fait bien plaisir, puisqu'il donne du répit à notre France. Il me semble justifier complétement ma ligne de conduite. Lors des premières élections je promis d'essayer loyalement la République honnête, et je suis sûr que c'était le vœu général. Par un motif ou par un autre, prêtres, nobles, plébéiens s'accordaient là-dessus, quoique avec des espérances diverses. Légitimistes et Orléanistes s'effacèrent complétement en tant que tels. Mais qu'est-il arrivé? dès qu'ils l'ont pu ils se sont mis à décrier, fausser, calomnier, embarrasser la République au profit du légitimisme, de l'orléanisme, du bonapartisme. Tout cela échoue. Et maintenant ils font ce qu'ils avaient promis de faire, ce que j'ai fait et ce dont ils se sont écartés pendant deux ans. Ils ont agité la France inutilement.

J'ai eu très-grand tort, je l'avoue, de vous parler comme je l'ai fait des dames X... j'étais sous l'empire de cette idée que la dévotion, quand elle se charge de pratiques minutieuses, oublie la vraie morale, et j'en avais sous les yeux de frappants exemples. Mais il est certain que cela n'avait rien de commun avec ces dames.

À M. GEORGE WILSON, PRÉSIDENT DE L'ANTI-CORN LAWS LEAGUE[114].

Paris, 15 janvier 1849.

Monsieur,

Veuillez exprimer à votre Comité toute ma reconnaissance pour l'invitation flatteuse que vous m'adressez en son nom. Il m'eût été bien doux de m'y rendre: car, monsieur, je le dis hautement, il ne s'est rien accompli de plus grand dans le monde, à mon avis, que cette réforme que vous vous apprêtez à célébrer. J'éprouve l'admiration la plus profonde pour les hommes que j'eusse rencontrés à ce banquet, pour les George Wilson, les Villiers, les Bright, les Cobden, les Thompson et tant d'autres qui ont réalisé le triomphe de la liberté commerciale, ou plutôt, donné à cette grande cause une première et décisive impulsion. Je ne sais ce que j'admire le plus de la grandeur du but que vous avez poursuivi ou de la moralité des moyens que vous avez mis en œuvre. Mon esprit hésite quand il compare le bien direct que vous avez fait au bien indirect que vous avez préparé; quand il cherche à apprécier, d'un côté, la réforme même que vous avez opérée, et, de l'autre, l'art de poursuivre légalement et pacifiquement toutes les réformes, art précieux dont vous avez donné la théorie et le modèle.

Autant que qui que ce soit au monde, j'apprécie les bienfaits de la liberté commerciale, et cependant je ne puis borner à ce point de vue les espérances que l'humanité doit fonder sur le triomphe de votre agitation.

Vous n'avez pu démontrer le droit d'échanger sans discuter et consolider, chemin faisant, le droit de propriété. Et peut-être l'Angleterre doit-elle à votre propagande de n'être pas, à l'heure qu'il est, infestée, comme le continent, de ces fausses doctrines communistes qui ne sont, ainsi que le protectionisme, que des négations, sous formes diverses, du droit de propriété.

Vous n'avez pu démontrer le droit d'échanger, sans éclairer d'une vive lumière les légitimes attributions du gouvernement et les limites naturelles de la loi. Or une fois ces attributions comprises, ces limites fixées, les gouvernés n'attendront plus des gouvernements prospérité, bien-être, bonheur absolu, mais justice égale pour tous. Dès lors les gouvernements, circonscrits dans leur action simple, ne comprimant plus les énergies individuelles, ne dissipant plus la richesse publique à mesure qu'elle se forme, seront eux-mêmes dégagés de l'immense responsabilité que les espérances chimériques des peuples font peser sur eux. On ne les culbutera pas à chaque déception inévitable, et la principale cause des révolutions violentes sera détruite.

Vous n'avez pu démontrer, au point de vue économique, la doctrine du libre échange, sans ruiner à jamais dans les esprits ce triste et funeste aphorisme: Le bien de l'un, c'est le dommage de l'autre. Tant que cette odieuse maxime a été la foi du monde, il y avait incompatibilité radicale entre la prospérité simultanée et la paix des nations. Prouver l'harmonie des intérêts, c'était donc préparer la voie à l'universelle fraternité.

Dans ses aspects plus immédiatement pratiques, je suis convaincu que votre réforme commerciale n'est que le premier chaînon d'une longue série de réformes plus précieuses encore. Peut-elle manquer, par exemple, de faire sortir la Grande-Bretagne de cette situation violente, anormale, antipathique aux autres peuples, et par conséquent pleine de dangers, où le régime protecteur l'avait entraînée? L'idée d'accaparer les consommateurs vous avait conduits à poursuivre la domination sur tout le globe. Eh bien! je ne puis plus douter que votre système colonial ne soit sur le point de subir la plus heureuse transformation. Je n'oserai prédire, bien que ce soit ma pensée, que vous serez amenés, par la loi de votre intérêt, à vous séparer volontairement de vos colonies; mais alors même que vous les retiendriez, elles s'ouvriront au commerce du monde, et ne pourront plus être raisonnablement un objet de jalousie et de convoitise pour personne.

Dès lors que deviendra ce célèbre argument en cercle vicieux: «Il faut une marine pour avoir des colonies, il faut des colonies pour avoir une marine.» Le peuple anglais se fatiguera de payer seul les frais de ses nombreuses possessions dans lesquelles il n'aura pas plus de priviléges qu'il n'en a aux États-Unis. Vous diminuerez vos armées et vos flottes; car il serait absurde, après avoir anéanti le danger, de retenir les précautions onéreuses que ce danger seul pouvait justifier. Il y a encore là un double et solide gage pour la paix du monde.

Je m'arrête: ma lettre prendrait des proportions inconvenantes, si je voulais y signaler tous les fruits dont le libre échange est le germe.

Convaincu de la fécondité de cette grande cause, j'aurais voulu y travailler activement dans mon pays. Nulle part les intelligences ne sont plus vives; nulle pari les cœurs ne sont plus embrasés de l'amour de la justice universelle, du bien absolu, de la perfection idéale. La France se fût passionnée pour la grandeur, la moralité, la simplicité, la vérité du libre-échange. Il ne s'agissait que de vaincre un préjugé purement économique, d'établir pour ainsi dire un compte commercial, et de prouver que l'échange, loin de nuire au travail national, s'étend toujours tant qu'il fait du bien, et s'arrête, par sa nature, en vertu de sa propre loi, quand il commencerait à faire du mal: d'où il suit qu'il n'a pas besoin d'obstacles artificiels et législatifs. L'occasion était belle, au milieu du choc des doctrines qui se sont heurtées dans ce pays, pour y élever le drapeau de la liberté. Il eût certainement rallié à lui toutes les espérances et toutes les convictions. C'est dans ce moment qu'il a plu à la Providence, dont je ne bénis pas moins les décrets, de me retirer ce qu'elle m'avait accordé de force et de santé. Ce sera donc à un autre d'accomplir l'œuvre que j'avais rêvée; et puisse-t-il se lever bientôt!

C'est ce motif de santé, ainsi que mes devoirs parlementaires, qui me forcent de m'abstenir de paraître à la démocratique solennité à laquelle vous me conviez. Je le regrette profondément, c'eût été un bel épisode de ma vie et un précieux souvenir pour le reste de mes jours. Veuillez faire agréer mes excuses au Comité, et permettez-moi, en terminant, de m'associer de cœur à votre fête par ce toast:

À la liberté commerciale des peuples! à la libre circulation des hommes, des choses et des idées! au libre échange universel et à toutes ses conséquences économiques, politiques et morales!

Je suis, Monsieur, votre très-dévoué.

À M. LE COMTE ARRIVABENE[115].

Paris, 21 décembre 1848.

Mon cher Monsieur,

Le doute que vous m'exprimez est bien naturel. Il est possible que, forçant un peu les termes, je sois allé au delà de ma pensée. Les mots: par anticipation insérés dans le passage que vous rapportez vous annoncent que j'ai l'intention de traiter la question à fond. Dans un prochain article je parlerai de l'échange, ensuite j'exposerai ce que j'ai la hardiesse d'appeler ma théorie de la valeur. Je vous prie de vouloir bien suspendre jusqu'alors votre jugement. Vous ne devez pas douter qu'après cela j'accueillerai vos observations avec reconnaissance, car elles me mettront à même ou de mieux expliquer ou de rectifier, selon l'occasion.

Vous reconnaîtrez, j'espère, que ce qui paraît nous diviser n'est pas très-sérieux. Je crois que la valeur est dans les services échangés et non dans les choses. Matériaux et forces matérielles sont fournis gratuitement par la nature, et passent gratuitement de main en main. Mais je ne dis pas que deux travaux, considérés comme égaux en intensité et durée, soient également rémunérés. Celui qui est placé de manière à rendre un service plus précieux à cause des matériaux ou des forces dont il dispose, se fait mieux rétribuer; son travail est plus intelligent, plus heureux si vous voulez, mais la valeur est dans ce travail et non dans les choses. La preuve en est que le même phénomène se montre, alors même qu'aucun objet matériel ne se présente pour nous faire illusion et paraître revêtir la valeur. Ainsi, si j'éprouve le désir d'entendre la plus belle voix du monde, si je suis disposé pour cela à faire de grands sacrifices, je m'adresserai à Jenny Lind. Comme elle est la seule au monde qui puisse me rendre ce service, elle y mettra le prix qu'elle voudra. Son travail sera plus rétribué qu'un autre, il aura plus de valeur; mais cette valeur est dans le service.

Je crois qu'il en est de même quand un objet matériel intervient; et si nous lui attribuons la valeur, c'est par pure métonymie. Prenons un de vos exemples. Un homme écrase son blé entre deux pierres. Plus tard il profite de ce qu'il est placé sur une hauteur visitée par les vents et établit un moulin. Je réclame de lui le service de moudre mon blé. Beaucoup d'autres personnes en font autant, et comme il dispose d'une grande force, il peut rendre beaucoup de services semblables. Il est fortement rétribué. Qu'est-ce que cela prouve? que son intelligence est récompensée, que son travail est heureux, mais non que la valeur soit dans le vent. La nature ne reçoit jamais aucune rétribution; je ne la donne qu'à un homme, et je ne la lui donne que parce qu'il me rend un service. Ce service, je l'apprécie par ce qu'il m'en coûterait pour me le rendre à moi-même ou pour le réclamer à d'autres. Donc la valeur est dans l'appréciation comparée des divers services échangés.

Cela est si vrai que, si la concurrence s'en mêle, le meunier baissera son prix; son service plus offert aura moins de valeur, quoique l'action du vent reste la même et conserve toute son utilité. C'est moi, consommateur, qui profiterai gratuitement de cette baisse. Ce n'est pas l'utilité du vent qui a changé, c'est la valeur du service.

Vous voyez qu'au fond c'est une dispute de mots. Qu'importe, me direz-vous, que la valeur soit dans une force naturelle ou dans le service que me rend, par l'intermédiaire de cette force, celui qui s'en est emparé? le résultat est le même pour moi.

Je ne puis dire ici les conséquences, selon moi très-importantes, qui découlent de cette distinction. Je crois sincèrement que si je parviens à faire prévaloir ma thèse, j'aurai brisé tous les arguments socialistes, communistes, etc., tout comme j'aurai redressé beaucoup d'erreurs échappées aux économistes relativement à la propriété, à la rente, au crédit, etc. C'est peut-être une illusion d'auteur, mais j'avoue qu'elle s'est emparée de tout mon être, et je regrette de n'avoir que quelques instants à consacrer à cette étude.

Veuillez recevoir, mon cher Monsieur, l'assurance de mon respectueux attachement.

Pise, le 28 octobre 1850.

J'ai été profondément touché, mon cher Monsieur, de la marque si spontanée et si délicate d'intérêt que vous me donnez en m'envoyant une lettre d'introduction auprès de madame Primi. Vous avez bien deviné ce qui va à ma position et surtout à mon caractère, et je vous avoue que non-seulement la Toscane, mais encore le Paradis lui-même auraient pour moi peu de charmes si je n'y rencontrais un cœur sympathique. Jugez donc avec quel empressement j'aurais fait la connaissance de madame Primi. Malheureusement elle est en villégiature; et je crains bien de n'avoir plus l'occasion de lui rendre mes devoirs, car je me dispose à transporter mes pénates à Rome pour cet hiver. C'est justement le besoin de quelques relations affectueuses qui me détermine. À Rome je trouverai un de mes parents, excellent prêtre, et le beau-frère de M. Say avec sa famille. Ne pouvant aller en société et, ce qui est bien pire, ne pouvant travailler, je n'aurais en face de moi qu'un isolement forcé, désœuvré, insupportable, si quelques amis ne voulaient bien me supporter, moi et mes misères.

Tout ce que vous me dites de madame Primi et de sa sœur me fait vivement regretter de manquer cette occasion de faire leur connaissance. Si je suis mieux au printemps, il est probable que je traverserai de nouveau la Toscane en revenant en France: car on ne peut guère, quand on a fait tant que de venir ici, se dispenser d'étudier un pays aussi curieux par ses institutions et son histoire. En ce cas, je me dédommagerai de la privation que mon départ subit m'impose aujourd'hui.

Je me suis rappelé qu'à notre dernière entrevue à Paris, vous m'aviez parlé de M. Gioberti. Je suis allé le voir et je lui dois d'excellentes recommandations pour lesquelles ma reconnaissance remonte jusqu'à vous.

Adieu, mon cher Monsieur, votre dévoué.

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