← Retour

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

16px
100%

Le Conseil renouvelle le vœu qu'il a émis à la session ordinaire de 1846, dans les termes suivants:

«Le département de la Nièvre a répondu, depuis un demi-siècle, à l'appel des gouvernements qui se sont succédé dans cette grande époque. Il a mis successivement à profit les exigences de la guerre et les ressources de la paix pour développer ses anciennes industries et pour en créer de nouvelles. Il a conquis un des premiers rangs dans l'exercice des arts dont l'importance a le plus grandi, des arts qui procurent aux autres les moyens d'action et de travail.

«Notre département fournil à l'État des armes, des projectiles, des ancres et des câbles de fer; il fournit à la capitale du chauffage et du bétail; à la Bourgogne, des blés; à la France entière des aciers, des fers, des fontes, des tôles, des cuivres étirés ou laminés, des papiers, des verres, des émaux, des produits à tous les degrés de finesse pour les besoins des diverses classes, et surtout des classes inférieures.

«Voilà les industries dont il entend conserver la vie et poursuivre le progrès.

«Le département de la Nièvre rougirait d'appeler liberté, soit pour ses fabriques, soit pour son agriculture, l'exemption des charges publiques exigibles comme contributions indirectes ou directes. Il respecte trop le nom sacré de liberté pour le prostituer au désir de ne pas partager les charges que tous les citoyens doivent supporter.

«Si le commerce prétend qu'il doit introduire en France les produits de l'étranger, en repoussant, comme une atteinte à sa part des droits de l'homme, toute contribution levée sur des produits étrangers similaires aux produits français, qui supportent, eux, de si lourdes charges, l'agriculture et les manufactures protesteront contre cet étrange abus de l'égoïsme et du langage.

«Si l'on invoque ici ce qu'on ose appeler la liberté, nous invoquerons, nous, l'égalité! L'égalité, moins mensongère et plus puissante auprès des Français, parce qu'elle est essentiellement l'équité, qui passe avant l'immunité.

«Nous demanderons tous à ne plus rien payer pour nos champs, nos charrues, nos outils et nos ateliers, ni pour nos échanges de terres, si le commerce prétend ne rien payer pour ses échanges avec l'étranger; privilége qu'il appelle habilement son droit et sa liberté.

«Nous exprimons le vœu que le Ministère se préoccupe avant tout, comme font ailleurs les gouvernements avisés et sages, de faciliter aux produits français de nouveaux débouchés, en empêchant que des puissances moins bruyantes, mais plus positives, ne se procurent des avantages à notre détriment auprès des tiers. Voilà la sollicitude que nous préférons à celle qui se propose, avant tout, de remplacer sur notre sol des produits français par des produits étrangers.

«Sur le marché national, nous ne réclamons, pour les produits de la terre et des ateliers, que des protections éclairées et modérées. Mais nous les réclamons suffisantes et surtout persévérantes, afin que les opérations à longs termes, celles qui conduisent aux grandes prospérités, puissent compter sur l'avenir, se fonder avec confiance et se développer en pleine sécurité.

«Nous espérons que le Ministère et les Chambres s'uniront pour procurer plus que jamais à l'industrie française cette indispensable sécurité.

«Nous réclamons, des pouvoirs représentatifs, la déclaration publique et solennelle qu'ils ont la ferme intention de conserver ces bienfaits à notre patrie; de les conserver aujourd'hui surtout, que la propagande étrangère s'efforce d'égarer l'opinion publique, en fermant les yeux des classes ouvrières sur leurs propres intérêts. Ces intérêts, en effet, se trouveraient sacrifiés par des concurrences qu'une administration patriotique et sage maintiendra toujours en de prudentes limites, qui préviennent aussi bien la ruine des nations que celle des individus.»

Et maintenant voyons.

La Nièvre fournit à l'État des armes et des projectiles. Rien de mieux, si l'État en a besoin, et si la Nièvre ne les lui fait pas surpayer. Ce que nous reprochons au régime protecteur, c'est d'augmenter le besoin de ces choses et d'en rendre l'acquisition plus onéreuse.

La Nièvre fournit à la capitale du chauffage et du bétail. Soit. Mais la Nièvre a-t-elle droit à des mesures législatives qui renchérissent pour le peuple de Paris le combustible et la viande? Le peuple de Paris n'a-t-il pas le droit de pourvoir, par les moyens les plus économiques possibles, aux besoins de se chauffer et de manger? Ces besoins ont-ils été créés et mis au monde pour être législativement exploités par les habitants de la Nièvre? Est-ce l'objet de la loi d'irriter les besoins des uns pour favoriser l'industrie des autres?

Faute de liberté, un grand nombre de personnes souffriront du froid et de la faim cet hiver à Paris. Ce sera le fait, non de la nature, mais de la loi. Avec la liberté, le besoin qu'ont les Parisiens de combustible et de viande provoquerait la production de ces choses partout où il y a convenance à les échanger contre des produits de l'industrie parisienne. Il s'établirait un prix pour le combustible et le bétail; et si ce prix convient aux habitants de la Nièvre, rien de plus juste qu'ils en profitent. C'est au prix naturel qu'ont les choses sur le marché à signaler aux producteurs la convenance qu'il y a pour eux à y amener ces choses, et non à la convenance des producteurs de déterminer législativement le prix du marché. Éloigner le combustible et le bétail du marché de Paris, afin que la population y souffre du froid et de la faim, et soit disposée à faire de plus grands sacrifices pour se soustraire à cette souffrance; en d'autres termes, élever artificiellement le prix du chauffage et de la viande, afin d'augmenter la convenance dans la Nièvre à exploiter les mines et les prairies, c'est une police à rebours dont l'absurdité égale l'injustice.

M. Dupin (non point le député de la Nièvre, mais son frère, qui depuis... mais alors...), M. Ch. Dupin, dans son ouvrage sur les forces commerciales de la France, constate qu'un tiers de nos concitoyens ne mangent jamais de viande; et récemment tous les journaux ont fait savoir que les arrivages de bétail à Paris avaient subi, le mois dernier, une diminution énorme. C'est la meilleure réponse aux prétentions du conseil général de la Nièvre.

«Le département de la Nièvre rougirait d'appeler liberté l'exemption des charges publiques. Il respecte trop le nom sacré de liberté pour le prostituer au désir de ne pas partager les charges que tous les citoyens doivent supporter.»

Sophistes! Vous respectez le nom, mais vous ne respectez guère la chose. Qui parle de s'exempter de taxes? Voulez-vous le savoir? C'est vous, et de la manière la plus formelle; voici comment:

Vous arguez de vos taxes pour faire hausser législativement le prix des choses dont vous êtes marchands. Par conséquent, vous demandez à être remboursés de votre part de taxes par vos acheteurs, qui payent leurs taxes aussi. Or, demander d'être remboursé de ses taxes, c'est demander de n'en pas payer; et demander à en être remboursé aux dépens d'un tiers qui paye déjà les siennes, c'est demander que ce tiers paye deux fois, une fois pour lui et une fois pour vous.

Vous accusez le commerce de repousser les taxes sur les produits étrangers comme une atteinte à sa part des droits de l'homme, mots que vous soulignez pour les livrer, sans doute, à la dérision publique.

Quelle étrange confusion!

D'abord, quand le drap est prohibé, ce n'est pas le commerce qui paye une taxe, c'est le misérable qui a besoin de se garantir du froid et qui est forcé par la loi à surpayer le drap. Cet excédant de prix est une taxe qu'il paye, non au Trésor, mais au fabricant de drap. Et, de plus, le drap étranger, n'étant pas entré, n'a rien payé au Trésor. Le Trésor est vide d'autant. Il faut donc que le malheureux acheteur de drap paye encore une taxe sur son sel et ses ports de lettres, pour remplacer celle que le Trésor a refusé de percevoir sur le drap étranger.

Quant au négociant, il n'est pour rien là dedans, si ce n'est qu'il voit restreindre législativement le nombre de ses affaires. Mais où a-t-on vu qu'il refuse de payer des taxes directes ou indirectes? Est-ce que le négociant ne paye pas sa patente et sa cote mobilière? Est-ce que le négociant ne paye pas ses impôts indirects quand il boit du vin, fume du tabac, reçoit ses lettres, joue aux cartes, sucre son café et sale son beurre? Si vous trouvez que la patente ne soit pas assez forte, élevez-la. Mais quel rapport ont les taxes publiques avec les taxes que la loi nous force à nous payer les uns aux autres, au moyen des restrictions?

Quand nous demandons la liberté du commerce, ce n'est pas en faveur du négociant, mais du consommateur; c'est pour que le peuple se chauffe et mange de la viande à meilleur marché que ne le lui permet le conseil général de la Nièvre.

«Si l'on invoque ici ce que l'on ose appeler la liberté, nous invoquerons, nous, l'égalité

Soit, l'égalité devant la loi, nous ne demandons pas autre chose. Si vous vous appartenez à vous-même, je demande à m'appartenir à moi-même; voilà l'égalité dans la liberté. Ou si la loi vous donne le moyen de me rançonner, je demande qu'elle me donne le moyen de vous rançonner à mon tour; voilà encore l'égalité dans l'oppression. Je demande l'une ou l'autre égalité. Je suis ouvrier; si la loi n'élève pas le prix de mon salaire, je demande qu'elle n'élève pas le prix de votre viande, et si elle élève le prix de votre viande, je demande qu'elle élève le prix de mon salaire.—Et quand vous, propriétaire de bœufs et de prairies, vous électeur et député, vous législateur, faites une loi qui affranchit vos bœufs de la concurrence et abandonne nos bras à la concurrence, vous commettez l'iniquité; et si, de plus, vous la commettez au nom de l'égalité, vous joignez à l'injustice le plus détestable des sarcasmes.

L'égalité, dit le conseil général de la Nièvre, est plus puissante que la liberté, parce qu'elle est essentiellement l'équité, qui passe avant l'immunité.

Voilà certes une dissertation en règle, digne des bancs de l'école. Ces messieurs cherchent l'égalité en dehors de la liberté, attendu, sans doute, que l'une exclut l'autre, comme le disait l'an dernier M. Corne. L'égalité, pour eux, consiste dans les priviléges que la Chambre du double vote conféra aux grands propriétaires. C'est cette égalité-là, repoussée par le peuple de 1791, qui est essentiellement l'équité. C'est par pure équité que l'éleveur de bœufs rançonne législativement son maçon, sans que le maçon puisse rançonner législativement l'éleveur de bœufs; car nous défions tout le conseil général de la Nièvre, son président en tête, de nous dire comment la douane a pourvu à protéger le maçon et tous les artisans et tous les ouvriers de France.—Voilà le genre d'équité qui passe avant l'immunité, et c'est par haine de l'immunité que l'éleveur de bœufs adresse à la loi cette requête: «Je paye des taxes, et mon maçon en paye aussi; mais si vous êtes assez bonne pour élever le prix de la viande de deux sous par livre, il se trouvera que ma part de taxes sera repassée sur le dos du maçon, qui payera ainsi sa part et la mienne, et n'y verra que du feu.»

Et voilà les hommes qui nous accusent de réclamer l'immunité, de prostituer le nom sacré de liberté. Nous demandons, nous, s'ils ne prostituent pas hypocritement les noms d'équité et d'égalité.

«Nous exprimons le vœu que le Ministère se préoccupe avant tout, comme font ailleurs les gouvernements avisés et sages, de faciliter aux produits français de nouveaux débouchés, en empêchant que les puissances moins bruyantes, mais plus positives, ne se procurent des avantages à notre détriment auprès des tiers. Voilà la sollicitude que nous préférons à celle qui se propose avant tout de remplacer sur notre sol des produits français par des produits étrangers.»

Des débouchés! Ah! voilà le grand mot! Mais soyez donc justes et logiques une fois dans la vie. Si vous trouvez votre système bon, pourquoi voulez-vous que les autres nations ne le trouvent pas bon aussi? Si vous ne voulez pas que les produits espagnols remplacent sur notre sol les produits français, pourquoi voulez-vous que les Espagnols consentent à ce que les produits français remplacent sur leur sol les produits espagnols? L'échange a deux termes, donner et recevoir; supprimer l'un, c'est les supprimer tous les deux; absolument comme supprimer le premier terme d'une équation, c'est supprimer l'équation tout entière.

Vous êtes affamés de débouchés. Et que faites-vous? Non-seulement vous fermez les débouchés du dehors, mais vous restreignez les débouchés du dedans; car à ce même peuple que vous forcez de surpayer votre bétail et votre combustible, il reste d'autant moins de ressources pour se procurer d'autres satisfactions, et par conséquent encourager d'autres industries. Vous voulez des débouchés; la Presse nous avertit aujourd'hui même qu'un des effets des réformes commerciales de l'Angleterre est de chasser nos soieries des marchés étrangers. Cela est-il surprenant, quand les ouvriers de Lyon sont forcés de payer outre leurs propres impôts, les impôts des éleveurs de bétail?

Le conseil général de la Nièvre ne manque pas de donner à nos efforts le nom de propagande étrangère. Que, dans ce mouvement confus de la presse quotidienne, où chacun cache ses vues et ses passions sous le voile de l'anonyme, de pareilles imputations se fassent jour, cela n'a rien de bien surprenant ni de bien alarmant; car, ainsi qu'on l'a dit, la presse, comme la lance d'Achille, guérit les blessures qu'elle fait. Mais nous ne pouvons nous empêcher d'éprouver un mouvement d'indignation quand nous voyons un corps officiel abaisser à ce degré de déloyauté la défense d'une mauvaise cause.

Enfin, le conseil général de la Nièvre, après s'être prononcé contre la concurrence étrangère qui ruine les nations, finit par s'élever contre la concurrence intérieure qui ruine les individus. C'est logique, mais ça mène loin. Le conseil aurait dû ajouter son plan communiste à tous ceux qui paraissent chaque jour. Nous disons communiste; car sans concurrence, il n'y a pas libre disposition de sa propriété, il n'y a pas propriété. Nous recommandons au conseil général de la Nièvre de réparer cet oubli l'année prochaine.

41.

Paris, 22 janvier 1848[54].

Monsieur Jobard,

Vous me provoquez à exprimer mon opinion sur le grand problème de la propriété intellectuelle. Je n'ai pas à cet égard des idées assez arrêtées pour prétendre à ce qu'elle exercent la moindre influence sur les hommes qui peuvent, par leur position, réaliser vos vues.

Je vous ai dit, il est vrai, que si l'on faisait jamais passer la région intellectuelle dans le domaine de la propriété, cette grande Révolution étendrait le champ de l'économie politique, sans changer aucune de ses lois, aucune de ses notions fondamentales; je persiste dans cette opinion.

Je crois que si un sauvage Joway faisait de l'économie politique, il arriverait aux mêmes notions que nous sur la nature de la richesse, de la valeur, du capital, de l'échange, etc., etc. Je crois que l'économie politique, comme science, est la même dans le département des Landes où il y a beaucoup de terres communales, et dans celui de la Seine où il n'y en a pas; dans une ville où il y a une fontaine commune, et dans une autre où chaque maison a son puits; au Maroc et en France, quoique la propriété foncière y soit constituée sur des bases différentes.

Mais si le sauvage Joway, après avoir été appelé à expliquer les lois économiques, était interrogé sur les effets qui résulteraient de l'appropriation personnelle du sol, il serait forcé de se livrer à des conjectures, ou, si vous voulez, à des déductions, ce phénomène n'étant jamais tombé sous l'épreuve de l'observation directe.

C'est à peu près la position où je me trouve à l'égard de la propriété des inventions.

Je me pose deux questions:

1o Y a-t-il dans l'invention, l'élément constitutif de la propriété?

2o Dans cette hypothèse, est-il au pouvoir du gouvernement de garantir cette propriété? En d'autres termes, avez-vous pour vous la vérité du principe, et la possibilité de l'application?

Je reconnais que l'élément constitutif de la propriété me semble se manifester dans une invention. La propriété, selon moi, n'est que l'attribution de la satisfaction qui suit un effort, à celui qui a fait cet effort. Ici il y a travail, il y a jouissance, et il paraît naturel que la jouissance soit la rémunération de celui qui a fait le travail.

Mais celui qui a inventé et exécuté une charrue, a-t-il un droit exclusif, non-seulement sur cette charrue, mais encore sur le modèle même de cette charrue, de sorte que nul n'en puisse construire une semblable?

Si cela est, l'imitation est exclue de ce monde, et j'avoue que j'attache à l'imitation une très-grande et très-bienfaisante importance. Je ne puis exposer mes raisons dans une lettre, mais je les ai consignées dans un article du Journal des économistes, intitulé: De la concurrence.

Permettez-moi, Monsieur, de soumettre votre principe à une épreuve, celle de l'exagération. Il y a beaucoup de gens qui n'admettent pas cette méthode; je la crois excellente. Quand un principe est bon, plus il agit sans obstacles, plus il répand de bienfaits. Sismondi s'élevant contre les machines, se demande que deviendrait l'humanité, si un roi pouvait tout produire en tournant une manivelle? Je réponds: Que chaque homme ait une semblable manivelle, et nous serons tous infiniment riches, à moins de prétendre que Dieu est le plus misérable des êtres, parce qu'il n'a pas même besoin de manivelle et qu'un fiat lui suffit.

Cela posé, supposons qu'il existe encore un descendant de Triptolème, et que la propriété du droit de faire des charrues se soit conservée de père en fils jusqu'à lui. C'est la circonstance la plus favorable pour votre principe, s'il est bon. J'admets que cette famille ait temporairement délégué ce droit, pour en retirer tout le profit possible. Mais pensez-vous que l'humanité aurait retiré de la charrue tous les avantages que cet instrument a répandus? D'une autre part, un tel droit n'aurait-il pas introduit dans le monde, le germe d'une inégalité sans limites?

Et puis ce mot invention me paraît bien élastique. Parce que j'aurais été le premier à mettre des sabots, tous les hommes sur la surface de la terre, sont-ils tenus en droit d'aller pieds nus?

Voilà mes doutes, Monsieur; vous me direz que ce n'est pas un doute, mais une solution. Non, car, ainsi que je l'ai dit en commençant, je suis dans la position de l'Ioway. Il aurait pu être, et il aurait été probablement très-frappé des inconvénients de la propriété foncière, et la force de son intelligence n'aurait pas suffi à lui en révéler tous les avantages. Il me semble aussi que, dans l'appropriation du domaine intellectuel, il y a toute une révolution aussi imposante, peut-être aussi bienfaisante que celle qui a fait passer le sol de l'état commun à l'état de propriété privée. Ce que je crains, c'est l'abus. Ce que je n'aperçois pas clairement, c'est la limite entre ce qui constitue réellement l'invention et cette multitude de choses que nous inventons tous journellement. Je redoute l'accaparement des procédés les plus usuels[55]. Peut-être, absorbé par d'autres travaux, n'ai-je pas assez étudié vos ouvrages, au point de vue pratique. Ce que je puis dire, Monsieur, c'est qu'il y a dans votre pensée quelque chose de grand, de séduisant, de logique, qui ne contredit pas, comme les projets socialistes, les notions fondamentales de la science, et j'admire sincèrement le dévouement et la persévérance avec laquelle vous en poursuivez la réalisation.

Je suis, etc.

42.
SOUS LA RÉPUBLIQUE[56]

Paris, 26 février 1848[57].

Nul ne peut dire quel sera, en Europe, le contre-coup de la Révolution. Plaise au ciel que tous les peuples sachent se soustraire à la triste nécessité de se précipiter les uns sur les autres, au signal des aristocraties et des rois.

Mais supposons que les puissances absolues conservent encore, pendant quelque temps, leurs moyens d'action au dehors.

Nous posons ici deux faits qui nous paraissent incontestables et dont on va voir les conséquences:

1o La France ne peut pas prendre l'initiative du désarmement.

2o Sans le désarmement, la Révolution ne peut remplir que très-imparfaitement les espérances du peuple.

Ces deux faits, disons-nous, sont incontestables.

Quant au désarmement, le plus grand ennemi de la France ne pourrait le lui conseiller, tant que les puissances absolues sont armées. Il est inutile d'insister là-dessus.

Le second fait est aussi évident. Se tenir armée de manière à garantir l'indépendance nationale, c'est avoir trois ou quatre cent mille hommes sous les drapeaux; c'est être dans l'impossibilité de faire, sur les dépenses publiques, aucun retranchement assez sérieux pour remanier immédiatement notre système d'impôts. Accordons que, par une taxe somptuaire, on puisse réformer l'impôt du sel et quelques autres contributions exorbitantes. Est-ce là une chose dont puisse se contenter le peuple français?

On réduira, dit-on, la bureaucratie: soit. Mais, nous l'avons dit hier, la diminution probable des recettes compensera et au delà ces réformes partielles, et, ne l'oublions pas, le dernier budget a été réglé en déficit.

Or, si la Révolution est mise dans l'impossibilité de remanier un système d'impôts iniques, mal répartis, qui frappent le peuple et paralysent le travail, elle est compromise.

Mais la Révolution ne veut pas périr.

Voici, relativement aux étrangers, les conséquences nécessaires de cette situation. Certes, ce n'est pas nous qui conseillerons jamais des guerres d'agression. Mais la dernière chose qu'on puisse demander à un peuple, c'est de se suicider.

Si donc, même sans nous attaquer directement, l'étranger, par son attitude armée, nous forçait à tenir trois ou quatre cent mille hommes sur pied, c'est comme s'il nous demandait de nous suicider.

Pour nous, il est de la dernière évidence que si la France est placée dans la situation que nous venons de décrire, qu'elle le veuille ou non, elle jettera sur l'Europe la lave révolutionnaire.

Ce sera le seul moyen de créer aux rois des embarras chez eux, qui nous permettent de respirer chez nous.

Que les étrangers le comprennent. Ils ne peuvent échapper au danger qu'en prenant avec loyauté l'initiative du désarmement. Le conseil leur paraîtra bien téméraire. Ils se hâteront de dire: «Ce serait une imprudence.» Et nous, nous disons: Ce serait de la prudence la plus consommée.

C'est ce que nous nous chargerons de démontrer.

43.

26 février 1848.

Lorsqu'on parcourt les rues de Paris, à peine assez spacieuses pour contenir les flots de la population, et qu'on vient à se rappeler qu'il n'y a dans cette immense métropole, en ce moment, ni roi, ni cour, ni gardes municipaux, ni troupes, ni police autre que celle que les citoyens exercent eux-mêmes; quand on songe que quelques hommes, sortis hier de nos rangs, s'occupent seuls des affaires publiques;—à l'aspect de la joie, de la sécurité, de la confiance qui respire dans toutes les physionomies, le premier sentiment est celui de l'admiration et de la fierté.

Mais bientôt on fait un retour sur le passé, et l'on se dit: «Il n'est donc pas si difficile à un peuple de se gouverner qu'on voulait nous le persuader, et le gouvernement à bon marché n'est pas une utopie.»

Il ne faut pas se le dissimuler: en France on nous a habitués à être gouvernés outre mesure, à merci et miséricorde. Nous avions fini par croire que nous nous déchirerions tous les uns les autres, si nous jouissions de la moindre liberté, et si l'État ne réglait pas tous nos mouvements.

Voici une grande expérience qui démontre qu'il y a dans le cœur des hommes d'indestructibles principes d'ordre. L'ordre est un besoin et le premier des besoins, sinon pour tous, du moins pour l'immense majorité. Ayons donc confiance et tirons de là cette leçon que le grand et dispendieux appareil gouvernemental, que les intéressés nous représentaient comme indispensable, peut et doit être simplifié.

44.

27 février 1848[58].

Nous partageons cette pensée de la Presse:

«Ce qu'il faut demander à un gouvernement provisoire, à des hommes qui se dévouent au salut public au milieu d'incalculables difficultés, ce n'est pas de gouverner exactement selon toutes nos idées, mais de gouverner. Il faut lui prêter assistance, le soutenir, lui faciliter sa rude tâche et renvoyer à un autre temps la discussion des doctrines. Ce ne sera pas un des phénomènes les moins glorieux de notre révolution que l'accord de tous les journaux dans cette voie.»

Nous pouvons nous rendre le témoignage que nous payons autant qu'il est en nous ce tribut d'abnégation au salut de la cause commune.

Dans quelques-uns des décrets qui se succèdent, nous voyons poindre l'application d'une doctrine qui n'est pas la nôtre. Nous l'avons combattue, nous la combattrons encore en temps opportun.

Deux systèmes sont en présence: tous deux émanent de convictions sincères, tous deux ont pour but le bien général. Mais, il faut le dire, ils procèdent de deux idées différentes, et, qui plus est, opposées.

Le premier, plus séduisant, plus populaire, consiste à prendre beaucoup au peuple, sous forme d'impôts, pour beaucoup répandre sur le peuple, sous forme d'institutions philanthropiques.

Le second veut que l'État prenne peu, donne peu, garantisse la sécurité, laisse un libre champ à l'exercice honnête de toutes les facultés: l'un consiste à étendre indéfiniment, l'autre à restreindre le plus possible les attributions du pouvoir.

Celui de ces deux systèmes auquel nous sommes attachés[59] par une entière conviction a peu d'organes dans la presse; il ne pouvait avoir beaucoup de représentants au pouvoir.

Mais pleins de confiance dans la droiture des citoyens auxquels l'opinion publique a confié la mission de jeter un pont entre la monarchie déchue et la république régulière qui s'avance, nous ajournons volontiers la manifestation de notre doctrine et nous nous bornons à semer des idées d'ordre, de mutuelle confiance et de gratitude envers le gouvernement provisoire.

45.

Paris, 27 février 1848.

Le National examine aujourd'hui notre situation à l'égard de l'étranger.

Il se demande: Serons-nous attaqués? Et après avoir jetés un coup d'œil sur les difficultés de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, il se prononce pour la négative.

Nous partageons entièrement cet avis.

Ce que nous redoutons, ce n'est pas d'être attaqués, c'est que les puissances absolues, avec ou sans préméditation, et par le seul maintien du statu quo militaire, ne nous réduisent à chercher dans la propagande armée le salut de la révolution.

Nous n'hésitons pas à nous répéter afin d'être compris ici et ailleurs. Ce que nous disons avec une entière conviction, c'est ceci: nous ne pouvons pas prendre l'initiative du désarmement, et néanmoins le simple statu quo militaire nous met dans l'alternative de périr ou de nous battre; c'est aux rois de l'Europe à calculer la portée de cette alternative fatale. Ils n'ont qu'un moyen de se sauver, c'est de désarmer les premiers et immédiatement.

Qu'on nous permette une fiction.

Supposez une petite île qui a été, pendant longues années, plutôt exploitée que gouvernée; les impôts, les entraves, les abus y sont innombrables; le peuple succombe sous le faix, et, en outre, pour se prémunir contre les menaces continuelles du dehors, il arrache au travail, tient sur pied, arme et nourrit une grande partie de sa population valide.

Tout à coup il détruit son gouvernement oppresseur; il aspire à se délivrer du poids des taxes et des abus.

Mais le gouvernement tombé lui laisse le fardeau d'une dette énorme.

Mais, au premier moment, toutes les dépenses s'accroissent.

Mais, dans les premiers temps, toutes les sources de revenus diminuent.

Mais il y a des taxes si odieuses qu'il est moralement et matériellement impossible de les maintenir, même provisoirement.

Dans cette situation, les chefs qui exploitent toutes les îles voisines tiennent à la République naissante ce langage:

«Nous te détestons, mais nous ne voulons pas t'attaquer, de peur que mal ne nous en arrive. Nous nous contenterons de t'entourer d'une ceinture de soldats et de canons.»

Dès lors la jeune République est forcée de lever aussi beaucoup de soldats et de canons.

Elle ne peut retrancher aucune taxe, même la plus impopulaire.

Elle ne peut tenir envers le peuple aucune de ses promesses.

Elle ne peut pas remplir les espérances de ses citoyens.

Elle se débat dans les difficultés financières; elle multiplie les impôts avec leur cortége d'entraves. Elle ravit à la population, à mesure qu'il se forme, le capital qui est la source des salaires.

Dans cette situation extrême, rien au monde peut-il l'empêcher de répondre: «Votre prétendue modération nous tue. Nous forcer à tenir sur pied de grandes armées, c'est nous pousser vers des convulsions sociales. Nous ne voulons pas périr, et, plutôt, nous irons soulever chez vous tous les éléments de désaffection que vous avez accumulés au sein de vos peuples, puisqu'aussi bien vous ne nous laissez pas d'autre planche de salut.»

Voilà bien notre position à l'égard des rois et des aristocraties de l'Europe.

Les rois, nous le craignons, ne le comprendront pas. Quand les a-t-on vus se sauver par la prudence et la justice?

Nous ne devons pas moins le leur dire. Il ne leur reste qu'une ressource: être justes envers leurs peuples, les soulager du poids de l'oppression, et prendre sur le champ l'initiative du désarmement.

Hors de là, leur couronne est livrée au hasard d'une grande et suprême lutte. Ce n'est pas la fièvre révolutionnaire, ce sont les précédents et la nature même des choses qui l'ordonnent.

Les rois diront: N'est-ce pas notre droit de rester armés?

Sans doute, c'est leur droit, à leurs risques et périls.

Ils diront encore: La simple prudence n'exige-t-elle pas que nous restions armés?

La prudence veut qu'ils désarment de suite et plutôt aujourd'hui que demain.

Car tous les motifs qui pousseront la France au dehors, si on la force à armer, la retiendront au dedans, si on la met à même de réduire ses forces militaires.

Alors la République sera intéressée à supprimer en toute hâte les impôts les plus odieux; à laisser respirer le peuple; à laisser se développer le capital et le travail; à abolir les gênes et les entraves inséparables des lourdes taxes.

Elle accueillera avec joie la possibilité de réaliser ce grand principe de fraternité qu'elle vient d'inscrire sur son drapeau.

46.

27 février 1848.

Tout notre concours, toute notre faible part d'influence sont acquis au gouvernement provisoire.

Certains de la pureté de ses intentions, nous n'avons pas à discuter en détail toutes ses mesures. Ce serait être bien exigeants, et nous dirons même bien injustes, que de réclamer la perfection dans des travaux d'urgence dont le poids dépasse presque la limite des forces humaines.

Nous trouvons tout naturel que, dans ce moment où la municipalité a besoin de tant de ressources, l'octroi soit maintenu; et c'est un devoir pour tous les citoyens de veiller à ce que ses recettes soient fructueuses.

Mais nous aurions désiré que le gouvernement provisoire ne se donnât pas l'apparence de préjuger une grande question par ces mots: Cet impôt doit être révisé; il le sera prochainement; il doit être modifié de manière à le rendre moins pesant pour les classes ouvrières.

Nous pensons qu'il ne faut pas chercher à modifier l'octroi, mais viser à le supprimer.

47.

Paris, 28 février 1848[60].

Le bien général, la plus grande somme possible de bonheur pour tous, le soulagement immédiat des classes souffrantes,—c'est l'objet de tous les désirs, de tous les vœux, de toutes les préoccupations.

C'est aussi la plus grande garantie de l'ordre. Les hommes ne sont jamais mieux disposés à s'entr'aider que lorsqu'ils ne souffrent pas, ou du moins quand ils ne peuvent accuser personne, ni surtout le gouvernement, de ces souffrances inséparables de l'imperfection humaine.

La révolution a commencé au cri de Réforme. Alors ce mot s'appliquait seulement à une des dispositions de notre constitution. Aujourd'hui c'est encore la réforme que l'on veut, mais la réforme dans le fond des choses, dans l'organisation économique du pays.

Le peuple, rendu à toute sa liberté, va se gouverner lui-même. Est-ce à dire qu'il arrivera de plein saut à la réalisation de toutes ses espérances? Ce serait une chimère que d'y compter. Le peuple choisira les mesures qui lui paraîtront les mieux coordonnées à son but, choisir implique la possibilité de se tromper. Mais le grand avantage du gouvernement de la nation par la nation, c'est qu'elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même du résultat de ses erreurs, et qu'elle est toujours en mesure de mettre à profit son expérience. Sa prudence maintenant doit consister à ne pas permettre que les faiseurs de systèmes fassent trop d'expérience sur elle et à ses dépens.

Ainsi que nous l'avons dit, deux systèmes longtemps débattus par les polémistes sont en présence.

L'un aspire à faire le bonheur du peuple par des mesures directes.

Il dit: «Si quelqu'un souffre de quelque manière que ce soit, l'État se chargera de le soulager. Il donnera du pain, des vêtements, du travail, des soins, de l'instruction à tous ceux qui en auront besoin. Si ce système était possible, il faudrait être un monstre pour ne pas l'embrasser. Si l'État a quelque part, dans la lune par exemple, une source toujours accessible et inépuisable d'aliments, de vêtements et de remèdes, qui pourrait le blâmer d'y puiser à pleines mains, au profit de ceux qui sont pauvres et dénués?

Mais si l'État ne possède par lui-même et ne produit aucune de ces choses; si elles ne peuvent être créées que par le travail; si tout ce que peut faire l'État, c'est de les prendre par l'impôt aux travailleurs qui les ont créées, pour les livrer à ceux qui ne les ont pas créées; si le résultat naturel de cette opération doit être, loin d'augmenter la masse de ces choses, d'en décourager la production; si, sur cette masse réduite, l'État en garde forcément une partie pour ses agents; si ces agents chargés de l'opération sont eux-mêmes soustraits au travail utile; si, en définitive, ce système, tout séduisant qu'il est au premier abord, doit engendrer beaucoup plus de misères qu'il n'en guérit, alors il est bien permis de concevoir des doutes et de rechercher si le bonheur des masses ne peut pas naître d'un autre procédé.

Celui que nous venons de décrire ne peut évidemment être mis en œuvre que par l'extension indéfinie de l'impôt. À moins de ressembler à ces enfants qui se dépitent de ce qu'on ne leur donne pas la lune à la première réquisition, il faut bien reconnaître que, si nous chargeons l'État de répandre partout l'abondance, il faut lui permettre d'étendre partout l'impôt: il ne peut rien donner qu'il ne l'ait pris.

Or de grands impôts impliquent toujours de grandes entraves. S'il ne s'agissait de demandera la France que cinq à six cents millions, on peut concevoir, pour les recueillir, un mécanisme financier extrêmement simple. Mais s'il faut lui arracher quinze à dix-huit cents millions, il faut avoir recours à toutes les ruses imaginables de la fiscalité. Il faut l'octroi,—l'impôt du sel, l'impôt des boissons, la taxe exorbitante des sucres; il faut entraver la circulation, grever l'industrie, restreindre le consommateur; il faut une armée de percepteurs; il faut une bureaucratie innombrable; il faut empiéter sur la liberté des citoyens;—et tout cela entraîne les abus, la convoitise des fonctions publiques, la corruption, etc., etc.

On voit que si le système de l'abondance puisée par l'État dans le peuple, pour être par lui répandue sur le peuple, a un côté séduisant, c'est néanmoins aussi une médaille qui a son revers.

Nous sommes convaincus, nous, que ce système est mauvais et qu'il en est un autre pour faire le bien du peuple, ou plutôt pour que le peuple fasse son propre bien: celui-ci consiste à donner à l'État tout ce qu'il faut pour qu'il remplisse bien sa mission essentielle, qui est de garantir la sécurité extérieure et intérieure, le respect des personnes et des propriétés, le libre exercice des facultés, la répression des crimes, délits et fraudes,—et après avoir libéralement donné cela à l'État, à garder le reste pour soi.

Puisque enfin le peuple est appelé à exercer son droit, qui est de choisir entre ces deux systèmes, nous les comparerons souvent devant lui, sous tous leurs aspects politiques, moraux, financiers—et économiques.

48.—LES ROIS DOIVENT DÉSARMER[61].

Si les rois de l'Europe étaient seulement prudents, que feraient-ils?

L'Angleterre renoncerait spontanément au droit de visite; elle reconnaîtrait spontanément l'Algérie comme française; elle n'attendrait pas que ces questions brûlantes fussent soulevées, et licencierait la moitié de sa marine; elle ferait tourner cette économie au profit du peuple, en dégrevant les droits sur le thé et le vin.

Le roi de Prusse libéraliserait l'informe constitution de son pays, et, donnant congé aux deux tiers de son armée, il s'assurerait l'attachement du peuple en le soulageant du poids des taxes et du service militaire.

L'empereur d'Autriche évacuerait en toute hâte la Lombardie, et se mettrait en mesure, par la réduction de l'armée, d'accroître la proverbiale puissance des Autrichiens.

L'empereur de Russie rendrait la Pologne aux Polonais.

Alors la France, tranquille pour son avenir, s'absorberait dans ses réformes intérieures et laisserait agir l'influence morale seule.

Mais les rois de l'Europe croiraient se perdre par cette conduite qui seule peut les sauver.

Ils feront tout le contraire; ils voudront étouffer le libéralisme. Pour cela ils armeront; les peuples armeront aussi. La Lombardie, la Pologne, peut-être la Prusse, deviendront le théâtre de la lutte. Cette alternative posée par Napoléon: L'Europe sera républicaine ou cosaque, devra se résoudre à coups de canon. La France, malgré son ardent amour pour la paix manifesté par l'unanimité des journaux, mais forcée par son intérêt évident, ne pourra s'empêcher de jeter son épée dans la balance, et... les rois périssent; les peuples ne périssent pas.

49.—LES SOUS-PRÉFECTURES[62].

Qu'est-ce qu'une sous-préfecture? Une boîte aux lettres. Le Préfet écrit: Monsieur le Sous-préfet, voici une dépêche pour le maire de...; vous la lui adresserez sans retard et m'enverrez la réponse avec votre avis.

Le Sous-préfet répond: Monsieur le Préfet, j'ai reçu la dépêche pour le maire de...; je vais la lui envoyer sans retard et vous adresserai la réponse avec mon avis.

Pour ce service, il y a dans chaque arrondissement un sous-préfet à 3,000 francs d'appointements, 3,000 francs de frais de bureau, un secrétaire, un loyer, etc., etc.

Nous nous trompons: les sous-préfets avaient encore une mission réelle, celle d'influencer et de corrompre les élections.

Combien de jours les sous-préfectures survivront-elles à la révolution de février?

En général, on nous trouvera peu empressés à demander des changements de personnes, mais fort ardents à réclamer la suppression des places inutiles.

50.

Paris, 29 février 1848[63].

Un journal n'atteint pas à une immense circulation sans répondre à quelques idées dominantes dans le pays. Nous reconnaissons que la Presse a toujours su parler aux instincts du moment, et même qu'elle a souvent donné de bons conseils; c'est ainsi qu'elle a pu semer, sur le sol de la patrie, avec le bon grain, beaucoup d'ivraie qu'il faudra bien du temps pour extirper.

Depuis la révolution, il faut le dire, son attitude est franche et décidée.

Nous adhérons complétement, pour notre compte, aux deux cris qu'elle fait entendre aujourd'hui: pas de diplomatie! pas de curée de places!

Pas de diplomatie! Qu'a affaire la république de cette institution, qui a fait tant de mal et qui n'a peut-être jamais fait de bien; où la rouerie est tellement traditionnelle qu'on en met aux choses les plus simples; où la sincérité est réputée niaiserie? C'est par un diplomate et pour la diplomatie qu'a été dit ce mot: La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée.

Un des plus purs démocrates anglais, M. Cobden, passant à Madrid, y reçut la visite de M. Bulwer. Il lui dit: «Monsieur l'ambassadeur, dans dix ans l'Europe n'aura plus besoin de vous.»

Quand il est de principe que les nations sont la propriété des rois, on conçoit la diplomatie et même la rouerie diplomatique. Il faut préparer de loin des événements, des alliances, des guerres, qui agrandissent le domaine du maître.

Mais un peuple qui s'appartient, qu'a-t-il à négocier? Toute sa diplomatie se fait au grand jour des assemblées délibérantes: ses négociants sont ses négociateurs, diplomates d'union et de paix.

Il est vrai que, même pour les peuples libres, il y a une question territoriale de la plus haute importance, celle des frontières naturelles. Mais cette question exige-t-elle l'intervention de la diplomatie?

Les nations savent bien qu'il est de l'intérêt commun, intérêt d'ordre et de paix, que chacune d'elles ait ses frontières. Elles savent que si la France rentrait dans ses limites, ce serait un gage de plus donné à la sécurité de l'Europe.

En outre, le principe que les peuples s'appartiennent à eux-mêmes garantit que, si la fusion doit se faire, elle se fera par le libre consentement des intéressés, et non par l'invasion armée. La république n'a qu'à proclamer hautement à cet égard ses droits, ses vœux et ses espérances. Il n'est pas besoin d'ambassadeurs ni de roueries pour cela.

Sans les ambassadeurs et les rois, nous n'aurions pas eu, dans ces derniers temps, la question des mariages espagnols. S'est-on jamais préoccupé du mariage d'un président des États-Unis?

Quant à la curée des places, notre vœu est celui de la Presse. Nous voudrions bien que la France de février ne donnât pas au monde ce triste et dégoûtant spectacle. Mais nous ne l'espérons guère, car nous ne pouvons nous faire illusion sur les faiblesses du cœur humain. Le moyen de réduire la curée, c'est de réduire les places elles-mêmes. Il est puéril d'attendre que les solliciteurs se contiennent eux-mêmes; c'est au public de les contenir.

C'est pour cela que nous répéterons sans cesse: Supprimez toutes les fonctions inutiles. On donne pour conseil aux enfants de tourner trois fois la langue dans la bouche avant de dire une chose hasardée. Et nous, nous disons au gouvernement: Brisez trente plumes avant de signer la création d'une place nouvelle.

Une sinécure supprimée contrarie le titulaire et ne l'irrite pas; une sinécure passant de mains en mains exaspère le destitué, désappointe dix postulants et mécontente le public.

La partie la plus pénible de la tâche dévolue au gouvernement provisoire sera sans doute de résister au torrent des sollicitations.

D'autant que quelques écoles, fort en faveur aujourd'hui, aspirent à élargir indéfiniment les attributions du gouvernement et à tout faire faire par l'État, c'est-à-dire à coups de contributions.

D'autres disent: Il faut bien que l'État dépense beaucoup pour faire vivre beaucoup de monde.

Est-il donc si difficile de voir que, lorsque le gouvernement dépense l'argent des contribuables, les contribuables ne le dépensent pas?

51.—LA PRESSE PARISIENNE[64].

La presse parisienne n'offre pas un spectacle moins extraordinaire, moins imposant que la population des barricades.

Qu'est devenue cette ardente et souvent brutale polémique des derniers temps?

Les vives discussions reviendront sans doute. Mais n'est-il pas bien consolant de voir qu'au moment du danger, quand la patrie a besoin avant tout de sécurité, d'ordre, de confiance, toutes les rancunes s'oublient, et que même les doctrines les plus excentriques s'efforcent de se présenter sous des formes rassurantes?

Ainsi le Populaire, journal des communistes, s'écrie: Respect à la propriété! M. Cabet rappelle à ses adhérents qu'ils ne doivent chercher le triomphe de leurs idées que dans la discussion et les convictions publiques.

La Fraternité, journal des ouvriers, publie un long programme que les économistes pourraient avouer tout entier, sauf peut-être une ou deux maximes plus illusoires que dangereuses.

L'Atelier, autre journal rédigé par des ouvriers, conjure ses frères d'arrêter le mouvement irréfléchi qui les portait, dans le premier moment, à briser les machines.

Tous les journaux s'efforcent à l'envi de calmer et de flétrir un autre sentiment barbare que malheureusement l'esprit de parti avait travaillé pendant quinze ans à soulever; nous voulons parler des préventions nationales. Il semble qu'un jour de révolution a fait disparaître, en la rendant inutile, cette machine de guerre de toutes les oppositions.

Paix extérieure, ordre intérieur, confiance, vigilance, fraternité, voilà les mots d'ordre de toute la presse[65].

52.—PÉTITION D'UN ÉCONOMISTE[66].

On signe en ce moment une pétition qui demande:

Un ministère du progrès ou de l'organisation du travail. À ce sujet la Démocratie pacifique s'exprime ainsi:

«Pour organiser le travail dans la société française, il faut savoir l'organiser dans l'atelier alvéolaire de la nation, dans la commune. Toute doctrine sérieuse de transformation sociale doit donc pouvoir se résoudre dans une organisation de l'atelier élémentaire, et s'expérimenter d'abord sur une lieue carrée de terrain. Que la république crée donc un ministère du progrès et de l'organisation du travail, dont la fonction sera d'étudier tous les plans proposés par les différentes doctrines socialistes, et d'en favoriser l'expérience locale, libre et volontaire sur l'unité territoriale, la lieue carrée

Si cette idée se réalise, nous demanderons qu'on nous donne aussi notre lieue carrée pour expérimenter notre système.

Car enfin pourquoi les différentes écoles socialistes auraient-elles seules le privilége d'avoir à leur disposition des lieues carrées, des ateliers alvéolaires, des éléments territoriaux, en un mot, des communes?

On dit qu'il s'agit d'expériences libres et volontaires. Entend-on que les habitants de la commune qu'il s'agit de soumettre à l'expérimentation socialiste devront y consentir, et que, d'une autre part, l'État ne devra pas intervenir avec des contributions levées sur les autres communes? Alors à quoi bon la pétition, et qui empêche les habitants des communes de faire librement, volontairement et à leurs frais, une expérience socialiste sur eux-mêmes?

Ou bien veut-on que l'expérience soit forcée, ou tout au moins secondée par des fonds prélevés sur la communauté tout entière?

Mais cela même rendra l'expérience fort peu concluante. Il est bien évident qu'avec toutes les ressources de la nation on peut verser une grande somme de bien-être sur une lieue carrée de terrain.

En tout cas, si chaque inventeur d'organisation sociale est appelé à faire son expérience, nous nous inscrivons et demandons formellement une commune à organiser.

Notre plan du reste est fort simple.

Nous percevrons sur chaque famille, et par l'impôt unique, une très-petite part de son revenu, afin d'assurer le respect des personnes et des propriétés, la répression des fraudes, des délits et des crimes. Cela fait, nous observerons avec soin comment les hommes s'organisent d'eux-mêmes.

Les cultes, l'enseignement, le travail, l'échange y seront parfaitement libres. Nous espérons que sous ce régime de liberté et de sécurité, chaque habitant ayant la faculté, par la liberté des échanges, de créer, sous la forme qui lui conviendra, la plus grande somme de valeur possible, les capitaux se formeront avec une grande rapidité. Tout capital cherchant à s'employer, il y aura une grande concurrence parmi les capitalistes. Donc les salaires s'élèveront; donc les ouvriers, s'ils sont prévoyants et économes, auront une grande facilité pour devenir capitalistes; et alors il pourra se faire entre eux des combinaisons, des associations dont l'idée sera conçue et mûrie par eux-mêmes.

La taxe unique étant excessivement modérée, il y aura peu de fonctions publiques, peu de fonctionnaires, pas de forces perdues, peu d'hommes soustraits à la production.

L'État n'ayant que des attributions fort restreintes et bien définies, les habitants jouiront de toute liberté dans le choix de leurs travaux; car il faut bien remarquer que toute fonction publique inutile n'est pas seulement une charge pour la communauté, mais une atteinte à la liberté des citoyens. Dans la fonction publique qui s'impose au public et ne se débat pas, il n'y a pas de milieu: elle est utile ou sinon essentiellement nuisible; elle ne saurait être neutre. Quand un homme exerce avec autorité une action, non sur les choses, mais sur ses semblables, s'il ne leur fait pas de bien, il doit nécessairement leur faire du mal.

Les impôts ainsi réduits au minimum indispensable pour procurer à tous la sécurité, les solliciteurs, les abus, les priviléges, l'exploitation des lois dans des intérêts particuliers seront aussi réduits au minimum.

Les habitants de cette commune expérimentale ayant, par la liberté d'échanger, la faculté de produire le maximum de valeur avec le minimum de travail, la lieue carrée fournira autant de bien-être que l'état des connaissances, de l'activité, de l'ordre et de l'économie individuelle le permettra.

Ce bien-être tendra à se répartir d'une manière toujours plus égale; car les services les plus rétribués étant les plus recherchés[67], il sera impossible d'acquérir d'immenses fortunes; d'autant que la modicité de l'impôt n'admettra ni grands marchés publics, ni emprunts, ni agiotage, sources des fortunes scandaleuses que nous voyons s'accumuler dans quelques mains.

Cette petite communauté étant intéressée à n'attaquer personne, et toutes les autres étant intéressées à ne pas l'attaquer, elle jouira de la paix la plus profonde.

Les citoyens s'attacheront au pays, parce qu'ils ne s'y sentiront jamais froissés et restreints par les agents du pouvoir; et à ses lois, parce qu'ils reconnaîtront qu'elles sont fondées sur la justice.

Convaincu que ce système, qui a au moins le mérite d'être simple et de respecter la dignité humaine, est d'autant meilleur qu'il s'applique à un territoire plus étendu et à une population plus nombreuse, parce que c'est là qu'on obtient le plus de sécurité avec le moins d'impôts; nous en concluons que s'il réussit sur une commune il réussira sur la nation.

53.—LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT[68].

Tous les actes du gouvernement provisoire relatifs à l'instruction publique sont conçus, nous sommes fâchés de le dire, dans un esprit qui suppose que la France a renoncé à la liberté de l'enseignement.

On a pu s'en convaincre par la circulaire du ministre aux recteurs.

Voici venir un décret qui crée une commission des études scientifiques et littéraires.

Sur vingt membres qui la composent, il y en a quinze, au moins, si nous ne nous trompons, qui appartiennent à l'Université.

En outre, le dernier article de l'arrêté dispose que cette commission s'adjoindra dix membres, choisis par elle, est-il dit, parmi les fonctionnaires de l'instruction primaire et secondaire.

Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer ici que, de toutes les branches de l'activité nationale, celle peut-être qui a fait le moins de progrès, c'est l'enseignement. Il est encore à peu près ce qu'il était dans le moyen âge. Les idylles de Théocrite et les odes d'Horace sont encore la base de l'instruction qu'on donne à la jeunesse du dix-neuvième siècle. Cela semble indiquer qu'il n'y a rien de moins progressif et de plus immuable que ce qui se fait par le monopole gouvernemental.

Il y a en France une école nombreuse qui pense que, sauf répression légale de l'abus, tout citoyen doit être en possession du libre exercice de ses facultés. Non-seulement c'est le droit, mais c'est la condition du progrès. C'est ainsi qu'on comprend la liberté aux États-Unis, et cette expérience vaut bien celles qu'on a faites en Europe du monopole. Il est à remarquer qu'aucun des hommes qui appartiennent à cette école, connue sous le nom d'école économiste, n'a été appelé dans aucune des commissions qu'on vient d'organiser.

Qu'ils aient été tenus éloignés des fonctions publiques rétribuées, cela n'est pas surprenant. Ils s'en sont tenus éloignés eux-mêmes, et ils le devaient, puisque leur idéal est de réduire les places à ce qui est indispensable pour maintenir l'ordre, la sécurité intérieure et extérieure, le respect des personnes et des propriétés, et, tout au plus, la création de quelques travaux d'utilité nationale.

Mais que l'on dédaigne systématiquement leur témoignage dans de simples enquêtes, c'est un symptôme significatif; il prouve que le torrent nous entraîne vers le développement illimité de l'action gouvernementale, vers la compression indéfinie de la vraie liberté.

54.—CURÉE DES PLACES[69].

Tous les journaux, sans exception, s'élèvent contre la curée des places dont l'Hôtel de ville donne le triste spectacle. Cette rapacité effrénée nous indigne et nous dégoûte plus que personne.

Mais enfin il faut voir la cause du mal, et il serait puéril d'exiger que le cœur humain fût fait autrement qu'il n'a plu à la nature de le faire.

Dans un pays où, depuis un temps immémorial, le travail libre est partout gêné et comprimé, où l'éducation propose pour modèle à toute la jeunesse les mœurs de la Grèce et de Rome, où le commerce et l'industrie sont constamment exposés par la presse à la risée des citoyens sous les noms de mercantilisme, industrialisme, individualisme, où la carrière des places mène seule à la fortune, à la considération, à la puissance, où l'État fait tout et se mêle de tout par ses innombrables agents,—il est assez naturel que les fonctions publiques soient avidement convoitées.

Comment détourner l'ambition de cette direction funeste et refouler l'activité des classes éclairées vers les carrières productives?

Évidemment en supprimant beaucoup de fonctions, en limitant l'action gouvernementale, en laissant un champ plus vaste, plus libre et plus honoré à l'activité privée, en diminuant le salaire des hautes positions publiques.

Que faut-il donc penser de ces systèmes, si en vogue de nos jours, qui aspirent à faire passer dans le domaine des fonctions rétribuées ce qui était encore resté dans la sphère de l'industrie? La Démocratie pacifique veut que l'État fasse les assurances, le transport des voyageurs, le roulage, le commerce des blés, etc., etc., etc.?

N'est-ce pas fournir de nouveaux aliments à cette funeste passion qui indigne tous les citoyens honnêtes?

Nous ne voulons pas parler ici des autres inconvénients de ce système. Examinez l'une après l'autre toutes les industries exercées par l'État, et voyez si ce ne sont pas celles au moyen desquelles les citoyens sont le plus mal et le plus chèrement pourvus.

Voyez l'enseignement qui se borne obstinément à l'étude de deux langues mortes depuis deux mille ans.

Voyez quel tabac on vous donne et pour quel prix.

Comparez, sous le rapport de la régularité et du bon marché, la distribution des imprimés exécutée par l'administration publique de la rue Jean-Jacques-Rousseau, ou par les entreprises particulières de la rue de la Jussienne.

Mais, en mettant de côté ces considérations, n'est-il pas évident que la curée des places est et sera toujours en proportion de l'aliment offert à cette curée?

N'est-il pas évident que faire exercer l'industrie par l'État, c'est soustraire du travail à l'activité honnête pour le livrer à l'intrigue paresseuse et nonchalante?

N'est-il pas évident, enfin, que c'est rendre permanent et progressif ce désordre dont l'Hôtel de ville est témoin et qui attriste les membres du gouvernement provisoire?

55.—ENTRAVES ET TAXES[70].

Pendant qu'un mouvement peut-être irrésistible nous emporte vers l'extension indéfinie des attributions de l'État, vers la multiplication des taxes ainsi que des entraves et des vexations qui en sont le cortége inévitable, une évolution en sens contraire, très-prononcée, se manifeste en Angleterre et entraînera peut-être la chute du ministère.

Là, chaque expérience, chaque effort pour réaliser le bien par l'intervention de l'État, aboutit à une déception. Bientôt on s'aperçoit que le bien ne se réalise pas et que l'expérience ne laisse après elle qu'une chose: la taxe.

Ainsi, l'année dernière, on a fait une loi pour régler le travail des manufactures, et l'exécution de cette loi a exigé la création d'un corps de fonctionnaires. Aujourd'hui, entrepreneurs, ouvriers, inspecteurs et magistrats s'accordent pour reconnaître que la loi a lésé tous les intérêts dont elle s'est mêlée. Il n'en reste que deux choses: le désordre et la taxe.

Il y a deux ans, la législature bâcla une constitution pour la Nouvelle-Zélande, et vota de grandes dépenses pour la mettre en vigueur. Or ladite constitution a fait une lourde chute. Mais il y a une chose qui n'est pas tombée, c'est la taxe.

Lord Palmerston a cru devoir intervenir dans les affaires du Portugal. Il a ainsi attiré sur le nom anglais la haine d'une nation alliée, et cela au prix de quinze millions de francs ou d'une forte taxe.

Lord Palmerston persiste à saisir les navires brésiliens engagés dans la traite. Pour cela il expose la vie d'un nombre considérable de marins anglais; il appelle des avanies sur les sujets britanniques établis au Brésil; il rend impossible un traité entre l'Angleterre et Rio-Janeiro; et tous ces dommages s'achètent au prix de flottes et de tribunaux, c'est-à-dire de taxes.

Ainsi il se trouve que les Anglais payent, non pour recevoir des avantages, mais pour éprouver des dommages.

La conclusion que nos voisins paraissent vouloir tirer de ce phénomène est celle-ci: Que le peuple, après avoir payé à l'administration ce qui est nécessaire pour garantir sa sécurité, garde le reste pour lui.

C'est une pensée bien simple, mais elle fera le tour du monde.

56.—LA LIBERTÉ[71].

J'ai beaucoup vécu, beaucoup vu, observé, comparé, étudié, et je suis arrivé à cette conclusion:

Nos pères avaient raison de vouloir être LIBRES, et nous devons le vouloir aussi.

Ce n'est pas que la liberté n'ait des inconvénients; tout en a. Arguer contre elle de ces inconvénients, c'est dire à un homme qui est dans le bourbier: N'en sortez pas, car vous ne le pouvez sans quelque effort.

Ainsi il serait à souhaiter qu'il n'y eût qu'une foi dans le monde, pourvu que ce fût la vraie. Mais où est l'autorité infaillible qui nous l'imposera? En attendant qu'elle se montre, maintenons la liberté d'examen et de conscience.

Il serait heureux que le meilleur mode d'enseignement fût universellement adopté. Mais qui le possède, et où est son titre? Réclamons donc la liberté d'enseignement.

On peut s'affliger de voir des écrivains se complaire à remuer toutes les mauvaises passions. Mais entraver la presse, c'est entraver la vérité aussi bien que le mensonge. Ne laissons donc jamais périr la liberté de la presse.

C'est une chose fâcheuse que l'homme soit réduit à gagner son pain à la sueur de son front. Il vaudrait mieux que l'État nourrît tout le monde; mais c'est impossible. Ayons du moins la liberté du travail.

En s'associant, les hommes peuvent tirer un plus grand parti de leurs forces. Mais les formes de l'association sont infinies; quelle est la meilleure? Ne courons pas la chance que l'État nous impose la plus mauvaise, cherchons à tâtons la bonne et réclamons la liberté d'association.

Un peuple a deux manières de se procurer une chose: la première, c'est de la faire; la seconde, c'est d'en faire une autre et de la troquer. Il vaut certainement mieux avoir l'option que de ne l'avoir pas. Exigeons donc la liberté de l'échange.

Je me mêle aux débats publics, je m'efforce de pénétrer dans la foule pour prêcher toutes les libertés dont l'ensemble forme la liberté.

57.—LAISSEZ FAIRE[72].

Laissez faire!—Je commence par dire, pour prévenir toute équivoque, que laissez faire s'applique ici aux choses honnêtes, l'État étant institué précisément pour empêcher les choses déshonnêtes.

Cela posé, et quant aux choses innocentes par elles-mêmes, comme le travail, l'échange, l'enseignement, l'association, la banque, etc., il faut pourtant opter. Il faut que l'État laisse faire ou empêche de faire.

S'il laisse faire, nous serons libres et économiquement administrés, rien ne coûtant moins que de laisser faire.

S'il empêche de faire, malheur à notre liberté et à notre bourse. À notre liberté, puisqu'empêcher c'est lier les bras: à notre bourse, car pour empêcher, il faut des agents, et pour avoir des agents, il faut de l'argent.

À cela les socialistes disent: Laissez faire! mais c'est une horreur!—Et pourquoi, s'il vous plaît?—Parce que, quand on les laisse faire, les hommes font mal et agissent contre leurs intérêts. Il est bon que l'État les dirige.

Voilà qui est plaisant. Quoi! vous avez une telle foi dans la sagacité humaine que vous voulez le suffrage universel et le gouvernement de tous par tous; et puis, ces mêmes hommes que vous jugez aptes à gouverner les autres, vous les proclamez inaptes à se gouverner eux-mêmes!

58.—L'ASSEMBLÉE NATIONALE[72].

—Maître Jacques, que pensez-vous de l'Assemblée nationale?

—Je la crois excellente, bien intentionnée, passionnée pour le bien. Elle est peuple, elle aime le peuple, elle le voudrait heureux et libre. Elle fait honneur au suffrage universel.

—Cependant que d'hésitation! que de lenteurs! que d'orages sans causes! que de temps perdu! Quels biens a-t-elle réalisés? quels maux a-t-elle empêchés? Le peuple souffre, l'industrie s'éteint, le travail s'arrête, le trésor se ruine, et l'Assemblée passe son temps à écouter d'ennuyeuses harangues.

—Que voulez-vous? L'Assemblée ne peut changer la nature des choses. La nature des choses s'oppose à ce que neuf cents personnes gouvernent avec une volonté ferme, logique et rapide. Aussi voyez comme elle attend un pouvoir qui réfléchisse sa pensée, comme elle est prête à lui donner une majorité compacte de sept cents voix dans le sens des idées démocratiques. Mais ce pouvoir ne surgit pas, et ne peut guère surgir dans le provisoire où nous sommes.

—Que faut-il donc que fasse l'Assemblée?

—Trois choses: pourvoir à l'urgence, faire la Constitution, et s'en aller.

59.—L'ÉTAT.[73]

Il y en a qui disent: C'est un homme de finances qui nous tirera de là, Thiers, Fould, Goudchaux, Girardin. Je crois qu'ils se trompent.

—Qui donc nous en tirera?

—Le peuple.

—Quand?

—Quand il aura appris cette leçon: L'État, n'ayant rien qu'il ne l'ait pris au peuple, ne peut pas faire au peuple des largesses.

—Le peuple sait cela, car il ne cesse de demander des réductions de taxes.

—C'est vrai; mais, en même temps, il ne cesse de demander à l'État, sous toutes les formes, des libéralités.

Il veut que l'État fonde des crèches, des salles d'asile et des écoles gratuites pour la jeunesse; des ateliers nationaux pour l'âge mûr et des pensions de retraite pour la vieillesse.

Il veut que l'État aille guerroyer en Italie et en Pologne.

Il veut que l'État fonde des colonies agricoles.

Il veut que l'État fasse les chemins de fer.

Il veut que l'État défriche l'Algérie.

Il veut que l'État prête dix milliards aux propriétaires.

Il veut que l'État fournisse le capital aux travailleurs.

Il veut que l'État reboise les montagnes.

Il veut que l'État endigue les rivières.

Il veut que l'État paye des rentes sans en avoir.

Il veut que l'État fasse la loi à l'Europe.

Il veut que l'État favorise l'agriculture.

Il veut que l'État donne des primes à l'industrie.

Il veut que l'État protége le commerce.

Il veut que l'État ait une armée redoutable.

Il veut que l'État ait une marine imposante.

Il veut que l'État.....

—Avez-vous tout dit?

—J'en ai encore pour une bonne heure.

—Mais enfin, où en voulez-vous venir?

—À ceci: tant que le peuple voudra tout cela, il faudra qu'il le paye. Il n'y a pas d'homme de finances qui fasse quelque chose avec rien.

Jacques Bonhomme fonde un prix de cinquante mille francs à décerner à celui qui donnera une bonne définition de ce mot, L'ÉTAT; car celui-là sera le sauveur des finances, de l'industrie, du commerce et du travail[74].

60.—PRENDRE CINQ ET RENDRE QUATRE CE N'EST PAS DONNER[75].

Là, soyons de bon compte, qu'est-ce que l'État? N'est-ce pas la collection de tous les fonctionnaires publics? Il y a donc dans le monde deux espèces d'hommes, savoir: les fonctionnaires de toute sorte qui forment l'État, et les travailleurs de tout genre qui composent la société. Cela posé, sont-ce les fonctionnaires qui font vivre les travailleurs, ou les travailleurs qui font vivre les fonctionnaires? En d'autres termes, l'État fait-il vivre la société, ou la société fait-elle vivre l'État?

Je ne suis pas un savant, mais un pauvre diable qui s'appelle Jacques Bonhomme, qui n'est et n'a jamais pu être que travailleur.

Or, en qualité de travailleur, payant l'impôt sur mon pain, sur mon vin, sur ma viande, sur mon sel, sur ma fenêtre, sur ma porte, sur le fer et l'acier de mes outils, sur mon tabac, etc., etc., j'attache une grande importance à cette question et je la répète:

Les fonctionnaires font-ils vivre les travailleurs, ou les travailleurs font-ils vivre les fonctionnaires?

Vous me demanderez pourquoi j'attache de l'importance à cette question, le voici:

Depuis quelque temps, je remarque une disposition énorme chez tout le monde à demander à l'État des moyens d'existence.

Les agriculteurs lui disent: Donnez-nous des primes; de l'instruction, de meilleures charrues, de plus belles races de bestiaux, etc.

Les manufacturiers: Faites-nous gagner un peu plus sur nos draps, sur nos toiles, sur nos fers.

Les ouvriers: Donnez-nous de l'ouvrage, des salaires et des instruments de travail.

Je trouve ces demandes bien naturelles, et je voudrais bien que l'État pût donner tout ce qu'on exige de lui.

Mais, pour le donner, où le prend-il? Hélas! il prend un peu plus sur mon pain, un peu plus sur mon vin, un peu plus sur ma viande, un peu plus sur mon sel, un peu plus sur mon tabac, etc., etc.

En sorte que ce qu'il me donne, il me le prend et ne peut pas ne pas me le prendre. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il me donnât moins et me prît moins?

Car enfin, il ne me donne jamais tout ce qu'il me prend. Même pour prendre et donner, il a besoin d'agents qui gardent une partie de ce qui est pris.

Ne suis-je pas une grande dupe de faire avec l'État le marché suivant?—J'ai besoin d'ouvrage. Pour m'en faire avoir tu retiendras cinq francs sur mon pain, cinq francs sur mon vin, cinq francs sur mon sel et cinq francs sur mon tabac. Cela fera vingt francs. Tu en garderas six pour vivre et tu me feras une demande d'ouvrage pour quatorze. Évidemment je serai un peu plus pauvre qu'avant; j'en appellerai à toi pour rétablir mes affaires, et voici ce que tu feras. Tu récidiveras. Tu prélèveras autres cinq francs sur mon pain, autres cinq francs sur mon vin, autres cinq francs sur mon sel, autres cinq francs sur mon tabac; ce qui fera autres vingt francs. Sur quoi tu mettras autres six francs dans ta poche et me feras gagner autres quatorze francs. Cela fait, je serai encore d'un degré plus misérable. J'aurai de nouveau recours à toi, etc.

Si maladia
Opiniatria
Non vult se guarire,
Quid illi facere?
—Purgare, saignare, clysterisare,
Repurgare, resaignare, reclysterisare.

Jacques Bonhomme! Jacques Bonhomme! J'ai peine à croire que tu aies été assez fou pour te soumettre à ce régime, parce qu'il a plu à quelques écrivailleurs de le baptiser: Organisation et Fraternité.

61.—UNE MYSTIFICATION[76].

Ainsi que vous savez, j'ai beaucoup voyagé et j'ai beaucoup à raconter.

Parcourant un pays lointain, je fus frappé de la triste condition dans laquelle paraissait être le peuple, malgré son activité et la fertilité du territoire.

Pour avoir l'explication de ce phénomène, je m'adressai à un grand ministre, qui s'appelait Budget. Voici ce qu'il me dit:

«J'ai fait faire le dénombrement des ouvriers. Il y en a un million. Ils se plaignant de n'avoir pas assez de salaire, et j'ai dû m'occuper d'améliorer leur sort.

«D'abord j'imaginai de prélever deux sous sur le salaire quotidien de chaque travailleur. Cela faisait rentrer 100,000 fr. tous les matins dans mes coffres, soit trente millions par an.

«Sur ces trente millions, j'en retenais dix pour moi et mes agents.

«Ensuite je disais aux ouvriers: il me reste vingt millions, avec lesquels je ferai exécuter des travaux, et ce sera un grand avantage pour vous.

«En effet, pendant quelque temps ils furent émerveillés. Ce sont d'honnêtes créatures, qui n'ont pas beaucoup de temps à eux pour réfléchir. Ils étaient bien un peu contrariés de ce qu'on leur subtilisât deux sous par jour; mais leurs yeux étaient beaucoup plus frappés des millions ostensiblement dépensés par l'État.

«Peu à peu, cependant, ils se ravisèrent. Les plus fins d'entre eux disaient:—Il faut avouer que nous sommes de grandes dupes. Le ministre Budget commence par prendre à chacun de nous trente francs par an, et gratis; puis il nous rend vingt francs, non pas gratis, mais contre du travail. Tout compte fait, nous perdons dix francs et nos journées à cette manœuvre.»

—Il me semble, seigneur Budget, que ces ouvriers-là raisonnaient assez bien.

«—J'en jugeai de même, et je vis bien que je ne pouvais continuer à leur soutirer leurs gros sous d'une façon aussi naïve. Avec un peu plus de ruse, me dis-je, au lieu de deux j'en aurai quatre.

«C'est alors que j'inventai l'impôt indirect. Maintenant, chaque fois que l'ouvrier achète pour deux sous de vin, il y a un son pour moi. Je prends sur le tabac, je prends sur le sel, je prends sur la viande, je prends sur le pain, je prends partout et toujours. Je réunis ainsi, aux dépens des travailleurs, non plus trente millions, mais cent. Je fais bombance dans de beaux hôtels, je me prélasse dans de beaux carrosses, je me fais servir par de beaux laquais, le tout jusqu'à concurrence de dix millions. J'en donne vingt à mes agents pour guetter le vin, le sel, le tabac, la viande, etc; et, avec ce qui me reste de leur propre argent, je fais travailler les ouvriers.»

—Et ils ne s'aperçoivent pas de la mystification?

—«Pas le moins du monde. La manière dont je les épuise est si subtile qu'elle leur échappe. Mais les grands travaux que je fais exécuter éblouissent leurs regards. Ils se disent entre eux: Morbleu! voilà un bon moyen d'extirper la misère. Vive le citoyen Budget! Que deviendrions-nous, s'il ne nous donnait de l'ouvrage?»

—Est-ce qu'ils ne s'aperçoivent pas qu'en ce cas vous ne leur prendriez plus leurs gros sous, et que, les dépensant eux-mêmes, ils se procureraient de l'ouvrage les uns aux autres?

—«Ils ne s'en doutent pas. Ils ne cessent de me crier: Grand homme d'État, fais-nous travailler un peu plus encore. Et ce cri me réjouit, car je l'interprète ainsi: Grand homme d'État, sur notre vin, sur notre sel, sur notre tabac, sur notre viande, prends-nous un plus grand nombre de sous encore

62.—FUNESTE GRADATION[77].

Les dépenses ordinaires de l'État sont fixées, par le budget de 1848, à un milliard sept cents millions.

Même avec l'impôt des 45 centimes, on ne peut arracher au peuple plus de un milliard cinq cents millions.

Reste un déficit net de deux cents millions.

En outre l'État doit deux cent cinquante millions de bons du trésor, trois cents millions aux caisses d'Épargne, sommes actuellement exigibles.

Comment faire? L'impôt est arrivé à sa dernière limite. Comment faire? L'État a une idée: s'emparer des industries lucratives et les exploiter pour son compte. Il va commencer par les chemins de fer et les assurances; puis viendront les mines, le roulage, les papeteries, les messageries, etc., etc.

Imposer, emprunter, usurper, funeste gradation!

L'État, je le crains bien, suit la route qui perdit le père Mathurin. J'allai le voir un jour, le père Mathurin. Eh bien! lui dis-je, comment vont les affaires?

—Mal, répondit-il; j'ai peine à joindre les deux bouts. Mes dépenses débordent mes recettes.

—Il faut tâcher de gagner un peu plus.

—C'est impossible.

—Alors, il faut se résoudre à dépenser un peu moins.

—À d'autres! Jacques Bonhomme, vous aimez à donner des conseils, et moi, je n'aime pas à en recevoir.

À quelque temps de là, je rencontrai le père Mathurin brillant et reluisant, en gants jaunes et bottes vernies. Il vint à moi sans rancune. Cela va admirablement! s'écria-t-il. J'ai trouvé des prêteurs d'une complaisance charmante. Grâce à eux, mon budget, chaque année, s'équilibre avec une facilité délicieuse.

—Et, à part ces emprunts, avez-vous augmenté vos recettes?

—Pas d'une obole.

—Avez-vous diminué vos dépenses?

—Le ciel m'en préserve! bien au contraire. Admirez cet habit, ce gilet, ce gibus! Ah! si vous voyiez mon hôtel, mes laquais, mes chevaux!

—Fort bien; mais calculons. Si l'an passé vous ne pouviez joindre les deux bouts, comment les joindrez-vous, maintenant que, sans augmenter vos recettes, vous augmentez vos dépenses et avez des arrérages à payer?

—Jacques Bonhomme, il n'y a pas de plaisir à causer avec vous. Je n'ai jamais vu un interlocuteur plus maussade.

Cependant ce qui devait arriver arriva. Mathurin mécontenta ses prêteurs, qui disparurent tous. Cruel embarras!

Il vint me trouver. Jacques, mon bon Jacques, me dit-il, je suis aux abois; que faut-il faire?

—Vous priver de tout superflu, travailler beaucoup, vivre de peu, payer au moins les intérêts de vos dettes, et intéresser ainsi à votre sort quelque juif charitable qui vous prêtera de quoi passer un an ou deux. Dans l'intervalle, vous renverrez vos commis inutiles, vous vous logerez modestement, vous vendrez vos équipages, et, peu à peu, vous rétablirez vos affaires.

—Maître Jacques, vous êtes toujours le même; vous ne savez pas donner un conseil agréable et qui flatte le goût des gens. Adieu. Je ne prendrai conseil que de moi-même. J'ai épuisé mes ressources, j'ai épuisé les emprunts; maintenant je vais me mettre à...

—N'achevez pas, je vous devine.

63.—AUX CITOYENS LAMARTINE ET LEDRU-ROLLIN[78].

Dissolvez les ateliers nationaux. Dissolvez-les avec tous les ménagements que l'humanité commande, mais dissolvez-les.

Si vous voulez que la confiance renaisse, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que l'industrie reprenne, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que les boutiques se vident et s'emplissent, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que les fabriques se rouvrent, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que la province se calme, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que la garde nationale se repose, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous voulez que le peuple vous bénisse, y compris cent mille travailleurs de ces ateliers sur cent trois mille, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous n'avez pas résolu que la stagnation des affaires, et puis celle du travail, et puis la misère, et puis l'inanition, et puis la guerre civile, et puis la désolation, deviennent le cortége de la république, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous n'avez pas résolu de ruiner les finances, d'écraser les provinces, d'exaspérer les paysans, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous ne voulez pas que la nation tout entière vous soupçonne de faire à dessein planer incessamment l'émeute sur l'Assemblée nationale, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous ne voulez pas affamer le peuple, après l'avoir démoralisé, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous ne voulez pas être accusés d'avoir imaginé un moyen d'oppression, d'épouvante, de terreur et de ruine qui dépasse tout ce que les plus grands tyrans avaient inventé, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous n'avez pas l'arrière-pensée de détruire la république en la faisant haïr, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous ne voulez pas être maudits dans le présent, si vous ne voulez pas que votre mémoire soit exécrée de génération en génération, dissolvez les ateliers nationaux.

Si vous ne dissolvez pas les ateliers nationaux, vous attirerez sur la patrie tous les fléaux à la fois.

Si vous ne dissolvez pas les ateliers nationaux, que deviendront les ouvriers lorsque vous n'aurez plus de pain à leur donner et que l'industrie privée sera morte?

Si vous conservez les ateliers nationaux dans des desseins sinistres, la postérité dira de vous: C'est sans doute par lâcheté qu'ils proclamaient la république, puisqu'ils l'ont tuée par trahison.

64.—LE CAPITAL[79].

Qui ne se rappelle le frisson d'épouvante qui fit tressaillir l'Europe stupéfaite, lorsque des voyageurs, revenant de pays lointains, jetèrent à ses oreilles cette nouvelle: «L'Inde a vomi sur le monde le choléra-morbus! Il grandit, il s'étend, il s'avance, décimant les populations sur son passage, et notre civilisation ne l'arrêtera pas.»

Serait-il vrai que la civilisation à son tour, jalouse de la barbarie, eût enfanté un fléau mille fois plus terrible, un monstre dévorant, un cancer s'attaquant à ce qu'il y a de plus sacré, au travail, cet aliment de la vie des peuples, un tyran implacable toujours occupé à creuser entre les hommes le gouffre de l'inégalité, à appauvrir le pauvre pour enrichir le riche, à semer sur ses pas la misère, l'exténuation, la faim, l'envie, la rage et l'émeute, à remplir incessamment les bagnes, les prisons, les hospices et les tombeaux, fléau plus funeste dans son action continue et éternelle que le choléra et la peste, le CAPITAL, puisqu'il faut l'appeler par son nom!

En vérité, les hommes ne sont pas près de s'entendre, car ce même Capital que les uns peignent sous des couleurs si odieuses, d'autres, et je suis du nombre, en font le pain des pauvres, l'universel agent de l'égalité, l'instigateur du progrès, le libérateur des classes laborieuses et souffrantes.

Qui a tort, qui a raison? Ce n'est pas une question de pure curiosité, car enfin, si le capital est un fléau destructeur, nous devons nous ranger dans les rangs nombreux de ceux qui lui font une guerre acharnée. Si, au contraire, il est le bienfaiteur de l'humanité, cette guerre insensée a cela d'étrange que les assaillants se portent à eux-mêmes tous les coups qu'ils dirigent contre lui.

Qu'est-ce donc que le capital? Quelle est son origine? Quelle est sa nature? Quelle est sa mission? Quels sont ses éléments? Quels sont ses effets?

Les uns disent: C'est le sol, cette source de toute richesse, qui a été accaparé par quelques-uns. D'autres disent: C'est l'argent, ce vil métal objet de tant de sales cupidités qui ensanglantent la terre depuis qu'elle est habitée.

Assistons à la naissance, à la première formation du capital; c'est le moyen de nous en faire une idée juste.

Quand ce héros pacifique éternellement chéri de toutes les générations d'enfants, Robinson Crusoé, se trouva jeté par la tempête sur une île déserte, le besoin le plus impérieux de notre fragile nature le força à poursuivre, au jour le jour, la proie qui devait l'empêcher de mourir. Il aurait bien voulu construire une hutte, clore un jardin, réparer ses vêtements, fabriquer des armes; mais il s'apercevait que, pour se livrer à ces travaux, il faut des matériaux, des instruments, et surtout des provisions, car nos besoins sont gradués de telle sorte qu'on ne peut travailler à satisfaire les uns que lorsqu'on a accumulé de quoi satisfaire les autres. Eût-il vécu pendant l'éternité tout entière, jamais Robinson n'aurait pu entreprendre la construction d'une hutte ou la confection d'un outil, s'il n'avait préalablement mis en réserve ou épargné du gibier ou du poisson.

C'est pourquoi il se disait souvent: Je suis le plus grand propriétaire du monde et le plus misérable des hommes. Le sol n'est pas pour moi un capital. J'aurais sauvé du naufrage un sac de louis que je n'en serais pas plus avancé, l'argent ne serait pas pour moi un capital. Mon travail unique et forcé, c'est la chasse. La seule chose qui pourrait me permettre de passer à d'autres occupations, ce serait de prendre chaque jour un peu plus de gibier qu'il ne m'en faut pour la journée, et d'avoir ainsi des provisions. Pendant que je vivrais sur ces provisions, je pourrais fabriquer des armes qui rendraient ma chasse plus productive, me permettraient d'augmenter mes provisions, et mettraient mon temps en disponibilité pour des travaux de plus longue haleine. Je vois bien que le premier des capitaux, ce sont les provisions, le second, les instruments.

Matériaux, instruments, provisions, voilà le capital de l'homme isolé, trois choses sans lesquelles il est enchaîné à la poursuite de la pure subsistance, trois choses sans lesquelles il n'y a pour lui ni travail ultérieur, ni par conséquent progrès possible, trois choses qui supposent que sa consommation a pu être moindre que sa production, qu'une réserve, une épargne a pu être réalisée.

Et voilà aussi, pour l'homme en société, la vraie définition du capital. Le capital d'une nation, c'est la totalité de ses matériaux, provisions et instruments.

Quand je parle des matériaux, je désigne ceux qui sont le fruit du travail et de l'épargne. Sans cette condition, ils n'appartiennent à personne. Sous cette condition, ils appartiennent naturellement à ceux qui les ont produits, et qui, pouvant les consommer, se sont abstenus.

Pour faire quoi que ce soit en ce monde, il faut dans une mesure quelconque une ou deux de ces choses ou les trois réunies. Comment pourrions-nous bâtir, construire, labourer, tisser, filer, forger, lire, étudier, si, par le travail et l'épargne, nous n'avions acquis des matériaux, des instruments et, en tout cas, quelques provisions?

Quand, pendant son travail actuel, un homme consomme du capital qu'il a lui-même formé, on peut le considérer comme réunissant toutes les qualités de producteur, consommateur, prêteur, emprunteur, débiteur, créancier, capitaliste, ouvrier; et, le phénomène économique s'accomplissant tout entier dans un seul individu, le mécanisme en est d'une simplicité extrême, ainsi que nous le montre l'exemple de Robinson.

Mais, si cet homme use des matériaux, instruments et provisions travaillés et épargnés par autrui, le phénomène se complique. Il ne les obtient qu'à la suite d'une transaction, et cette transaction stipule toujours une rémunération en faveur du prêteur. Celui qui emprunte ainsi, pour un an, par exemple, les trois choses sans lesquelles il ne pourrait rien faire et mourrait de faim, doit-il autre chose que la simple et intégrale restitution des objets empruntés? L'affirmative me paraît incontestable, et elle a été telle pour tous les hommes depuis le commencement du monde jusqu'à Proudhon. En effet, si Robinson se prive aujourd'hui d'une partie de sa nourriture, s'il met du gibier de côté, afin de pouvoir se livrer demain à un travail plus profitable que la chasse, et si Vendredi lui emprunte ce gibier, il est clair qu'il ne pourra l'obtenir moyennant la simple restitution, à moins que, pour rendre service, Robinson ne veuille s'infliger à lui-même un dommage. La base de la transaction sera celle-ci:

Robinson prêtera, s'il calcule que sa journée du lendemain employée à la chasse, plus la rétribution stipulée, lui vaudront mieux que le travail qu'il se proposait de faire.

Vendredi empruntera, s'il calcule que le travail auquel cet emprunt lui permet de se livrer, déduction faite de la rétribution stipulée, lui vaudra encore mieux que celui auquel il serait réduit sans cet emprunt.

Ainsi on peut affirmer qu'il y a dans le capital le principe d'une rémunération. Puisqu'il est avantageux à celui qui l'a formé, celui-ci ne peut être justement tenu de le céder sans compensation.

Cette compensation prend des noms fort divers selon la nature de l'objet prêté. Si c'est une maison, on l'appelle loyer; si c'est une terre, fermage, etc.

Dans les sociétés compliquées, il est rare que le prêteur ait justement la chose dont l'emprunteur a besoin. C'est pourquoi le prêteur convertit son capital (matériaux, instruments et provisions) en numéraire, et il prêle l'argent à l'emprunteur qui peut alors se procurer le genre de matériaux, instruments et provisions qui lui sont nécessaires. La rétribution du capital prêté sous cette forme s'appelle intérêt.

Comme la plupart des prêts exigent pour la commodité, cette double conversion préalable du capital en numéraire et du numéraire en capital, on a fini par confondre le capital avec le numéraire. C'est une des plus funestes erreurs en économie politique.

L'argent n'est qu'un moyen de faire passer les choses, les réalités, d'une main à l'autre. Aussi, souvent de simples billets, de simples revirements de comptes suffisent. Combien donc ne se fait-on pas illusion, quand on croit augmenter les matériaux, les instruments et les provisions du pays en augmentant l'argent et les billets!

Naturellement nous venons tous au monde sans capital, ce que l'on est trop porté à oublier. Les uns en reçoivent beaucoup de leur père, les autres un peu, d'autres pas du tout.

Ces derniers seraient comme Robinson dans son île, si personne avant eux et autour d'eux n'avait travaillé et épargné.

Ils sont donc forcés d'emprunter, ce qui, nous l'avons vu, signifie travailler sur des matériaux, avec des instruments, et en vivant de provisions que d'autres ont produites et épargnées,—et en payant pour cela une rétribution.

Cela posé, quel est leur intérêt? C'est que cette rétribution leur soit aussi peu onéreuse que possible; c'est-à-dire que la part à céder sur le travail pour l'usage du capital se restreigne dans des limites de plus en plus étroites. Plus sera réduite, en effet, cette part que le capitaliste prélève sur le prolétaire, plus celui-ci sera en mesure d'épargner à son tour, de former du capital.

Oui, que le prolétaire le sache et qu'il en reste bien convaincu, son intérêt, son intérêt dominant et fondamental, c'est que le capital abonde autour de lui, c'est que le pays regorge de matériaux, d'instruments et de provisions, car ces choses aussi se font concurrence entre elles. Plus il y en a dans le pays, moins on exige de rétribution de ceux à qui on les prête. Le prolétaire est intéressé à pouvoir mettre ses bras aux enchères, à pouvoir quitter un capitaliste exigeant pour un autre plus facile.

Quand les capitaux abondent, le salaire hausse: cela est aussi sûr qu'il est sûr que le plateau d'une balance baisse quand on y jette des poids.

Prolétaires, ne vous en laissez pas imposer. Rien n'est plus beau, plus doux que la fraternité. Elle peut guérir bien des maux partiels, jeter du baume sur bien des plaies. Mais ce qu'elle ne peut faire, c'est de hausser le taux général des salaires. Non, elle ne peut pas le faire, parce que ni les mots, ni les sentiments, ni les vœux ne peuvent faire qu'une quantité donnée d'instruments et de matériaux donne plus d'ouvrage, qu'une quantité donnée de provisions donne à chacun une part plus grande.

On vous dit que le capital tire à lui le plus clair des profits. Oui, quand il est rare; non, quand il est abondant.

On vous dit que le capital fait concurrence au travail: c'est plus qu'une erreur, c'est une absurdité ridicule. L'abondance des instruments et des matériaux ne peut nuire au travail; l'abondance des provisions ne peut irriter les besoins.

Les travailleurs se font concurrence entre eux; le travail se fait concurrence à lui-même.

Les capitalistes se font concurrence entre eux; le capital se fait concurrence à lui-même.

Voilà la vérité. Mais dire que le capital fait concurrence au travail, c'est dire que le pain fait concurrence à la faim, que la lumière fait obstacle à la vue.

Et s'il est vrai, prolétaires, que vous n'ayez qu'une planche de salut, qui est l'accroissement indéfini du capital, l'accumulation incessante des matériaux, instruments et provisions, que devez-vous désirer?

C'est que la société soit dans les conditions les plus favorables à cet accroissement, à cette accumulation.

Quelles sont ces conditions?

La première de toutes c'est la sécurité. Si les hommes ne sont pas sûrs de jouir du fruit de leur travail, ils ne travaillent pas, ils n'accumulent pas. Dans un régime d'incertitude et de frayeur, le capital ancien se cache, se dissipe ou déserte, le capital nouveau ne se forme pas. La masse des provisions s'ébrèche, la part de chacun diminue, à commencer par la vôtre. Demandez donc au gouvernement sécurité, et aidez-le à la fonder.

La seconde c'est la liberté. Quand on ne peut travailler librement, on travaille moins, la part de l'épargne est moindre, le capital ne s'accroît pas en proportion du nombre des bras, le salaire baisse et la misère vous décime. Alors, la charité elle-même est un vain remède, sinon pour quelques individus, au moins pour les masses; car, si elle a des mérites immenses, elle n'a pas, comme le travail, celui de multiplier les pains.

La troisième c'est l'économie. Quand toutes les épargnes annuelles d'une nation sont dissipées par les folies de son gouvernement ou par le luxe des particuliers, le capital ne peut grossir.

Français, faut-il le dire? notre chère patrie brille aux yeux des peuples par des qualités éminentes; mais ce n'est pas parmi nous qu'il faut chercher ces trois conditions essentielles pour la formation des capitaux: sécurité, liberté, économie. C'est là, et là seulement, qu'est la cause du paupérisme.

65.—PROFESSION DE FOI D'AVRIL 1849.

Mes chers Compatriotes,

Vous m'avez donné un mandat qui touche à son terme. Je l'ai rempli dans l'esprit qui me l'a fait donner.

Rappelez-vous les élections de 1848. Que vouliez-vous?

Quelques-uns d'entre vous avaient salué avec transport l'avénement de la République; d'autres ne l'avaient ni provoquée ni désirée; d'autres encore la redoutaient. Mais, par un élan de bon sens admirable, vous vous unîtes tous dans cette double pensée:

1o Maintenir et essayer loyalement la République;

2o La faire rentrer dans la voie de l'ordre et de la sécurité.

L'histoire dira que l'Assemblée nationale, au milieu d'immenses périls, a été fidèle à ce programme. En se séparant elle laisse l'anarchie et la réaction vaincues; la sécurité rétablie; les utopies subversives frappées d'impuissance; un gouvernement régulier; une Constitution qui admet des perfectionnements ultérieurs; la paix maintenue; des finances échappées aux plus grands dangers. Oui, quoique souvent battue par l'orage, votre Assemblée a été l'expression de votre volonté. Elle m'apparaît comme un miracle inespéré du suffrage universel. La calomnier, c'est vous calomnier vous-mêmes.

Pour moi, je me suis toujours retrempé de l'esprit qui vous animait tous, en avril 1848. Bien souvent, quand, sous la pression de difficultés terribles, je voyais vaciller le flambeau qui devait me guider, j'ai évoqué le souvenir des nombreuses réunions où j'avais comparu devant vous, et je me suis dit: «Il faut vouloir ce que mes commettants ont voulu: La République honnête.»

Compatriotes, je suis forcé de vous parler de moi, je me bornerai à des faits.

Au 23 février, je n'ai pas pris part à l'insurrection. Par hasard, je me suis trouvé à la fusillade de l'hôtel des Capucines. Pendant que la foule fuyait éperdue, je remontai le courant et, en face de ce bataillon dont les fusils étaient encore chauds, aidé de deux ouvriers, j'ai donné mes soins, pendant cette nuit funèbre, aux victimes mortellement frappées.

Dès le 25, j'ai pu prévoir le débordement des idées subversives dont le foyer devait se concentrer bientôt au Luxembourg. Pour les combattre, je fondai un journal. Voici le jugement qu'en porte une Revue qui me tombe sous la main et qui n'est pas suspecte, elle est intitulée: Bibliographie catholique, destinée aux prêtres, aux séminaires, aux écoles, etc. «La République française, feuille qui a paru le lendemain de la Révolution; écrite avec talent, modération et sagesse, en opposition au socialisme, au Luxembourg et aux circulaires.»

Survint ce qu'on a appelé avec raison la curée des places. Plusieurs de mes amis étaient tout-puissants, entre autres M. de Lamartine, qui m'avait écrit quelques jours avant: «Si jamais l'orage me porte au Pouvoir, vous m'aiderez à faire triompher nos idées.» Il m'était facile d'arriver à de hautes positions; je n'y ai seulement pas pensé.

Élu par vous, à la presque unanimité, j'entrai à l'Assemblée le 5 mai. Le 15 nous fûmes envahis. Ce jour-là mon rôle s'est borné à rester à mon poste, comme tous mes collègues.

Nommé membre et vice-président du comité des Finances, il fut bientôt manifeste que nous aurions à résister à une opinion alors fort accréditée parce qu'elle est fort séduisante. Sous prétexte de donner satisfaction au peuple, on voulait investir d'une puissance exorbitante le Gouvernement révolutionnaire; on voulait que l'État suspendît le remboursement des caisses d'Épargne et des Bons du Trésor; qu'il s'emparât des chemins de fer, des assurances, des transports. Le ministère poussait dans cette voie, qui ne me semble autre chose que la spoliation régularisée par la loi et exécutée par l'impôt. J'ose dire que j'ai contribué à préserver mon pays d'une telle calamité.

Cependant une collision effroyable était menaçante. Le travail vrai des ateliers particuliers était remplacé par le travail mensonger des ateliers nationaux. Le peuple de Paris organisé et armé était le jouet d'utopistes ignorants et d'instigateurs de troubles. L'Assemblée, forcée de détruire une à une, par ses votes, ces illusions trompeuses, prévoyait le choc et n'avait guère, pour y résister, que la force morale qu'elle tenait de vous. Convaincu qu'il ne suffisait pas de voter, mais qu'il fallait éclairer les masses, je fondai un autre journal qui aspirait à parler le simple langage du bon sens, et que, par ce motif, j'intitulai Jacques Bonhomme. Il ne cessait de réclamer la dissolution, à tout prix, des forces insurrectionnelles. La veille même des Journées de Juin, il contenait un article de moi sur les ateliers nationaux[80]. Cet article, placardé sur tous les murs de Paris, fit quelque sensation. Pour répondre à certaines imputations, je le fis reproduire dans les journaux du Département.

La tempête éclata le 24 juin. Entré des premiers dans le faubourg Saint-Antoine, après l'enlèvement des formidables barricades qui en défendaient l'accès, j'y accomplis une double et pénible tâche: Sauver des malheureux qu'on allait fusiller sur des indices incertains; pénétrer dans les quartiers les plus écartés pour y concourir au désarmement. Cette dernière partie de ma mission volontaire, accomplie au bruit de la fusillade, n'était pas sans danger. Chaque chambre pouvait cacher un piége; chaque fenêtre, chaque soupirail pouvait masquer un fusil.

Après la victoire, j'ai prêté un concours loyal à l'administration du Général Cavaignac, que je tiens pour un des plus nobles caractères que la Révolution ait fait surgir. Néanmoins, j'ai résisté à tout ce qui m'a paru mesure arbitraire, car je sais que l'exagération dans le succès le compromet. L'empire sur soi-même, la modération en tous sens, telle a été ma règle, ou plutôt mon instinct. Au faubourg Saint-Antoine, d'une main je désarmais les insurgés, de l'autre je sauvais les prisonniers. C'est le symbole de ma conduite parlementaire.

Vers cette époque, j'ai été atteint d'une maladie de poitrine qui, se combinant avec l'immensité de l'enceinte de nos délibérations, m'a interdit la tribune. Je ne suis pas pour cela resté oisif. La vraie cause des maux et des dangers de la société résidait, selon moi, dans un certain nombre d'idées erronées, pour lesquelles ces classes qui ont pour elle le nombre et la force s'étaient malheureusement enthousiasmées. Il n'est pas une de ces erreurs que je n'aie combattues. Certes, je savais que l'action qu'on cherche à exercer sur les causes est toujours très-lente, qu'elle ne suffit pas quand le danger fait explosion. Mais pourriez-vous me reprocher d'avoir travaillé pour l'avenir, après avoir fait pour le présent tout ce qu'il m'a été possible de faire?

Aux doctrines de Louis Blanc, j'ai opposé un écrit intitulé: Individualisme et Fraternité[81].

La Propriété est menacée dans son principe même; on cherche à tourner contre elle la législation: je fais la brochure: Propriété et loi.

On attaque cette forme de Propriété particulière qui consiste dans l'appropriation individuelle du sol: je fais la brochure: Propriété et spoliation, laquelle, selon les économistes anglais et américains, a jeté quelque lumière sur la difficile question de la rente des terres.

On veut fonder la fraternité sur la contrainte légale; je fais la brochure: Justice et Fraternité.

On ameute le travail contre le capital; on berce le Peuple de la chimère de la Gratuité du crédit; je fais la brochure: Capital et rente.

Le communisme nous déborde. Je l'attaque dans sa manifestation la plus pratique, par la brochure: Protectionisme et Communisme.

L'École purement révolutionnaire veut faire intervenir l'État en toutes choses et ramener ainsi l'accroissement indéfini des impôts; je fais la brochure intitulée: l'État, spécialement dirigée contre le manifeste montagnard.

Il m'est démontré qu'une des causes de l'instabilité du Pouvoir et de l'envahissement désordonné de la fausse politique, c'est la guerre des Portefeuilles; je fais la brochure: Incompatibilités parlementaires.

Il m'apparaît que presque toutes les erreurs économiques qui désolent ce pays proviennent d'une fausse notion sur les fonctions du numéraire; je fais la brochure: Maudit argent.

Je vois qu'on va procéder à la réforme financière par des procédés illogiques et incomplets; je fais la brochure: Paix et liberté, ou le Budget Républicain.

Ainsi, dans la rue par l'action, dans les esprits par la controverse, je n'ai pas laissé échapper une occasion, autant que ma santé me l'a permis, de combattre l'erreur, qu'elle vînt du Socialisme ou du Communisme, de la Montagne ou de la Plaine.

Voilà pourquoi j'ai dû voter quelquefois avec la gauche, quelquefois avec la droite; avec la gauche quand elle défendait la liberté et la république, avec la droite quand elle défendait l'ordre et la sécurité.

Et si l'on me reproche cette prétendue double alliance, je répondrai: je n'ai fait alliance avec personne, je ne me suis affilié à aucune coterie, J'ai voté, dans chaque question, selon l'inspiration de ma conscience. Tous ceux qui ont bien voulu lire mes écrits, à quelque époque qu'ils aient été publiés, savent que j'ai toujours eu en horreur les majorités et les oppositions systématiques.

Est arrivée l'Élection du Président de la République. Nous étions encore en face de grands dangers, entre autres la guerre extérieure. Je ne savais ce qu'on pouvait attendre de Napoléon, je savais ce qu'on pouvait attendre de Cavaignac, qui s'était prononcé pour la Paix. J'ai eu mes préférences, je les ai loyalement exprimées. C'était mon droit, c'était même mon devoir, de dire ce que je faisais et pourquoi je le faisais. C'est à cela que je me suis borné. Le suffrage universel m'a donné tort. Je me suis rallié comme je le devais à sa volonté toute-puissante. Je défie qu'on me signale un vote d'opposition systématique à l'Élu du 20 décembre. Je me considérerais comme un factieux, si j'entravais, par une rancune ridicule, la grande et utile mission qu'il a reçue du Pays.

Comme membre du Comité des finances et plus tard de la commission du Budget, j'ai travaillé, autant que l'état de nos finances le permettait, aux réformes qui, vous le savez, ont toujours été le but de mes efforts. J'ai concouru à la réduction de l'impôt du sel et de la poste. Membre de la Commission des boissons, nous avions préparé une réforme radicale, que les moments comptés de l'Assemblée ajournent à un autre temps. J'ai fortement insisté pour la diminution de l'armée, et j'aurais voulu arriver à adoucir la dure loi du recrutement.

Sur la question de la dissolution de l'Assemblée, je n'ai jamais varié. Faire les lois organiques indispensables à la mise en œuvre de la constitution, rien de plus, rien de moins.

Compatriotes, voilà mes actes, je les livre à votre impartialité.

Si vous jugez à propos de me réélire, je vous déclare que je persévérerai dans la ligne que vous m'avez tracée, en avril 1848: Maintenir la République; fonder la sécurité.

Que si, sous l'influence des jours mauvais que vous avez traversés, vous avez conçu d'autres idées, d'autres espérances, si vous voulez poursuivre un but nouveau et tenter de nouvelles aventures, alors je ne puis plus être votre mandataire; je ne renoncerai pas à l'œuvre que nous avons entreprise en commun, au moment de recueillir le fruit de nos efforts. La sécurité est sans doute le premier besoin de notre époque et le premier des biens en tous temps. Mais je ne puis croire qu'on la fonde d'une manière solide par l'abus du triomphe, par l'irritation, par la violence, par les emportements de la réaction. Celui que vous honorerez de vos suffrages n'est pas le représentant d'une classe mais de toutes. Il ne doit pas oublier qu'il y a de grandes souffrances, de profondes misères, de criantes injustices dans le pays. Comprimer, toujours comprimer, cela n'est ni juste, ni même prudent. Rechercher les causes de la souffrance, y apporter tous les remèdes compatibles avec la justice, c'est un devoir aussi sacré que celui de maintenir l'ordre. Sans doute il ne faut pas transiger avec la vérité; il ne faut pas flatter les espérances chimériques, il ne faut pas céder aux préjugés populaires, et moins que jamais, quand ils se manifestent par l'insurrection. Mes actes et mes écrits sont là pour témoigner que, sous ce rapport, on n'a pas de reproche à me faire. Mais qu'on ne me demande pas non plus de m'abandonner à des mouvements de colère et de haine contre des frères malheureux et égarés, que leur ignorance expose trop souvent à de perfides suggestions. Le devoir d'une assemblée nationale, émanée du suffrage universel, est de les éclairer, de les ramener, d'écouter leurs vœux, de ne leur laisser aucun doute sur son ardente sympathie. Aimer, c'est toute la loi, a dit un grand apôtre. Nous sommes à une époque où cette maxime est aussi vraie en politique qu'en morale.

Je suis, chers compatriotes, votre dévoué.

66.—RAPPORT PRÉSENTÉ AU CONSEIL GÉNÉRAL DES LANDES, SESSION DE 1849, SUR LA QUESTION DES COMMUNAUX.

Messieurs,

Vous avez renvoyé à votre troisième Commission la question des communaux. Elle m'a chargé de vous faire son rapport. Qu'il me soit permis de regretter que ce travail n'ait pu être achevé par celui de vos collègues[82], qui, l'année dernière, l'avait si bien commencé.

Deux idées diamétralement opposées ont toujours dominé dans cette question.

Les uns, frappés du spectacle de stérilité qu'offrent partout ces terres flétries du nom de vagues et vaines, sachant, d'ailleurs, que ce qui est à tous est bien exploité par tous, mais n'est soigné par personne, ont hâte de voir le domaine commun passer dans le domaine privé et invoquent, pour la réalisation de leur système, le secours de la loi.

D'autres font observer que l'agriculture et, par conséquent, tous les moyens d'existence de ce pays reposent sur le communal. Ils demandent ce que deviendrait le domaine privé sans les ressources du domaine commun. À moins qu'on ne trouve un assolement qui permette de se passer d'engrais (révolution agricole qui n'est pas près de s'accomplir) ils considèrent l'aliénation comme une calamité publique et, pour la prévenir, ils invoquent, eux aussi, le secours de la loi.

Il a semblé à votre Commission que ni l'une ni l'autre de ces conclusions ne tenaient assez compte d'un fait qui domine toute la matière, et simplifie beaucoup la tâche du législateur. Le fait, c'est la propriété devant laquelle le législateur lui-même doit s'incliner.

En effet, demander si la loi doit forcer, ou si elle doit empêcher les aliénations, n'est-ce pas commencer par donner aux communes le droit de propriété?

Nous avons été frappés du peu de cas qu'on fait de ce droit, soit dans les questions posées par les Ministres, soit dans les réponses émanées du Conseil, antérieurement à la révolution de février.

Voici comment la circulaire ministérielle établissait le problème en 1846:

«Quel est le meilleur emploi à faire des communaux? Faut-il les laisser tels qu'ils sont aujourd'hui? Ou les louer à court ou long bail? Ou les partager, ou les vendre?»

Est-ce là une question qu'on puisse faire quand il s'agit d'une propriété, à moins qu'on ne la nie?

Et quelle a été la réponse du Conseil?

Après avoir parlé en termes justificatifs, presque laudatifs des anciens moyens d'appropriation, tels que la perprise et l'usurpation, moyens qui n'existent plus aujourd'hui, il concluait à la nécessité d'aliéner, et ajoutait:

«Le consentement des Conseils municipaux qui, néanmoins, seront toujours consultés, ne serait pas absolument indispensable pour l'aliénation des communaux à l'état de landes ou vacants....»

Et plus loin:

«Le Conseil municipal serait consulté sur la nécessité d'aliéner, et, quel que fût son avis, la proposition communiquée au Conseil d'arrondissement, soumise au Conseil général, et par celui-ci approuvée, motiverait l'ordonnance qui autoriserait l'acte de vente?»

Il faut avouer que ce dialogue entre le Ministre et le Conseil méconnaissait entièrement le droit de propriété. Or, il est dangereux de laisser croire que ce droit s'efface devant la volonté du législateur. Sans doute, on invoquait des raisons de bien public et de progrès; mais n'invoquaient-ils pas aussi ces raisons, ceux qu'on a vus depuis faire si bon marché de la propriété privée?

Et ici il était d'autant plus fâcheux que le droit de la commune fût perdu de vue, que c'est précisément dans ce droit que réside la solution des nombreuses difficultés qui se rattachent à la question des communaux.

Quelle est, en effet, la principale de ces difficultés? C'est l'extrême différence que l'on observe entre les situations et les intérêts des localités diverses. On voudrait bien faire une loi générale; mais quand on met la main à l'œuvre, on se heurte contre l'impossible et l'on commence à comprendre qu'il faudrait, pour satisfaire à toutes les nécessités, faire autant de lois qu'il y a de communes. Pourquoi? Parce que chaque commune, selon ses antécédents, ses méthodes agricoles, ses besoins, ses usages, l'état de ses communications, la valeur vénale des terres, a, relativement à ses communaux, des intérêts différents.

La délibération du Conseil général de 1846 en convenait en ces termes:

«Le développement des considérations qui doivent décider à consulter, pour chaque département et chaque commune, la situation des intérêts particuliers, conduirait trop loin. On se contente d'énoncer, ici, que rien n'est possible si cette première loi n'est pas observée; c'est surtout en cette matière que l'usage local doit tenir une grande place dans la loi, et que la loi elle-même, dans ses dispositions capitales, doit laisser une grande liberté et une grande autorité aux corps électifs chargés de représenter ou de protéger la commune.»

L'impossibilité de faire une loi générale ressort, à chaque page, du rapport que vous fit l'année dernière M. Lefranc.

«Parmi les destinations que l'on peut donner à nos biens communaux, disait-il, il faut, dans chaque département, choisir celle qui permettra, ici le desséchement et l'irrigation, là, les transports faciles et prompts; dans les Landes, les semis et les plantations; dans la Chalosse, le perfectionnement de l'agriculture, etc.»

En vérité, il me semble que cela veut dire: puisqu'il y a autant d'intérêts distincts que de communes, laissons chaque commune administrer son communal. En d'autres termes, ce qu'il y a à faire, ce n'est pas de violer la propriété communale, mais de la respecter.

Alors, celle qui n'a que les communaux indispensables à la dépaissance des troupeaux ou à la confection des engrais, les gardera.

Celle qui a plus de landes qu'il ne lui en faut, les vendra, les affermera, les mettra en valeur, suivant les circonstances et l'occasion.

N'est-il pas heureux que, dans cette occasion, comme dans bien d'autres, le respect du droit, en harmonie avec l'utilité publique, soit, en définitive, la meilleure solution.

Cette solution paraîtra bien simple; trop simple peut-être. Nous sommes enclins, de nos jours, à vouloir faire des expériences sur les autres. Nous ne souffrons pas qu'ils décident pour eux-mêmes, et quand nous avons enfanté une théorie, nous cherchons à la faire prévaloir, pour aller plus vite, par mesure coercitive. Laisser les communes disposer de leurs communaux, cela paraîtra une folie aux partisans comme aux adversaires de l'amélioration. Les communes sont routinières, diront les premiers, elles ne voudront jamais vendre; elles sont imprévoyantes, diront les autres, et ne sauront rien garder.

Ces deux craintes se détruisent l'une par l'autre. Rien d'ailleurs ne les justifie.

En premier lieu, le fait prouve que les communes ne font pas à l'aliénation une opposition absolue. Depuis dix ans, plus de quinze mille hectares ont passé dans le domaine privé, et l'on peut prévoir que le mouvement s'accélérera avec le perfectionnement de la viabilité, l'accroissement de la population et la hausse de la valeur vénale des terres.

Quant à la crainte de voir les communes s'empresser de se dépouiller, elle est plus chimérique encore. Toutes les fois que le zèle administratif s'est tourné vers les aliénations, n'a-t-il pas rencontré la résistance des communes? N'est-ce pas cette résistance, dite routinière, qui provoque incessamment le législateur et toutes nos délibérations? M. Lefranc ne vous rappelait-il pas, l'année dernière, que la Convention elle-même n'avait pu faire prévaloir dans ce pays un mode d'aliénation qui devait sembler bien séduisant aux communiers: le partage! Je ne puis me refuser à citer ici les paroles de notre collègue:

«Pour qu'un législateur, aussi puissant dans son action, aussi radical dans sa volonté, que l'était le législateur de 1793, ait hésité à prescrire le partage d'une manière uniforme, et à violenter ce qu'il appelait les idées rétrogrades des provinces, il fallait qu'il eût le sentiment intime, invincible, d'un droit sacré, d'un intérêt puissant, d'une nécessité impérieuse, cachés sous la routine des traditions. Pour que des populations aussi violemment entraînées dans le courant révolutionnaire n'aient pas, d'une manière presque unanime, trouvé, dans leur sein, un tiers des voix amies de la nouveauté, désireuses d'une satisfaction immédiate et personnelle, oublieuses, à ce prix, de l'intérêt et du droit du communal, décidées à introduire, au milieu des résistances, le niveau d'une loi uniforme, il fallait que l'état de choses qu'on voulait détruire eût sa raison d'être ailleurs que dans la routine et dans l'ignorance.»

D'après ce qui précède, Messieurs, vous pressentez la conclusion: que la loi à intervenir se borne à reconnaître aux communes leur droit de propriété avec toutes ses conséquences.

Mais la propriété communale n'est pas placée sous la seule sauvegarde des Conseils municipaux. Ces Conseils se renouvellent fréquemment. Il peut se rencontrer dans l'un d'eux une majorité qui soit le produit d'une surprise momentanée, surtout sous l'empire d'une loi toute nouvelle, et qui est, pour ainsi dire, à l'état d'expérience. Il ne faut pas qu'une intrigue puisse entraîner pour la commune un dommage irrémédiable. Encore que les conseillers municipaux soient les administrateurs naturels des communaux, il a semblé à votre commission, qu'à l'égard des mesures importantes, comme serait l'aliénation par grandes masses, le Conseil général pouvait être armé d'un veto suspensif, sans que le droit de propriété fût compromis. Il aurait le droit d'ajourner l'exécution de la délibération du conseil municipal, jusqu'à ce qu'une élection eût mis les habitants de la commune à même de faire connaître leur opinion sur l'importance de la mesure.

Nous ne pouvons terminer ce rapport sans attirer votre attention sur l'opinion qui a été émise par M. le Préfet[83], non que nous partagions en tout ses vues, mais parce qu'elles respirent les sentiments les plus généreux envers les classes pauvres, et témoignent de toute sa sollicitude pour le bien public.

M. le Préfet fonde de grandes espérances sur le communal, non comme moyen d'accroître la richesse du pays, car il convient que l'appropriation personnelle remplit mieux ce but, mais comme moyen de l'égaliser.

Il est difficile de comprendre, je l'avoue, comment il peut se faire que l'exploitation du commun, si elle donne moins de blé, moins de vin, moins de laine, moins de viande que l'appropriation personnelle, arrive néanmoins à ce résultat, de faire que tous, et même les pauvres, soient mieux pourvus de toutes choses.

Je ne veux pas discuter ici cette théorie, mais je dois faire remarquer ceci: la foi de M. le Préfet dans la puissance du communal est telle qu'il se prononce, non-seulement pour l'inaliénabilité absolue, mais encore pour la formation d'un communal là où il n'y en a plus. Quoi donc! entrerons-nous maintenant dans la voie de faire passer le domaine privé dans le domaine commun, lorsque tant d'années ont été consacrées par l'Administration à faire passer le domaine commun dans le domaine privé?

Rien n'est plus propre, ce me semble, à nous donner confiance en la solution que nous vous avons présentée: le respect de la propriété avec toutes ses conséquences. Il faut que la loi s'arrête là où elle rencontre le droit qu'elle est chargée de maintenir et non de détruire. Car enfin, si pendant une série d'années la loi force l'aliénation du communal, parce que cette idée prévaut: Que le communal est nuisible; et si pendant une autre série d'années la loi force la reconstitution du communal, parce qu'on pense qu'il est utile; que deviendront les pauvres habitants des campagnes? Il faudra donc qu'ils soient poussés dans des directions opposées, par une force extérieure et selon la théorie du jour?

Ceci vous avertit que la question est mal posée, quand on demande: Que faut-il faire du communal? Ce n'est pas au législateur, mais au propriétaire, qu'il appartient d'en disposer.

Mais la commission s'associe pleinement aux vues de M. le Préfet, quand il parle de l'utilité qu'il y aurait, pour les communes, à mettre en valeur les terres vagues qui ne sont pas indispensables aux besoins de l'agriculture. Le conseil secondera, sans doute, ses efforts dans ce sens, et le pays le récompensera par sa reconnaissance.

Par ces motifs, la troisième commission me charge de vous soumettre le projet de délibération suivante:

Le Conseil général pense qu'une loi sur les communaux ne peut faire autre chose que de reconnaître ce genre de propriétés et de régler le mode de leur administration;

Il estime que le Conseil municipal doit être naturellement chargé de cette administration, au nom des habitants de la commune;

Il est d'avis que, dans le cas où le Conseil municipal aurait voté une aliénation, le Conseil général doit avoir le droit de suspendre, s'il le juge utile, l'effet de ce vote, jusqu'à ce qu'il soit confirmé par le Conseil municipal de l'élection suivante.

ÉBAUCHES

67.—SOPHISMES ÉLECTORAUX.

Je suis engagé.

Je ne nomme pas M. tel, parce qu'il ne m'a pas demandé mon suffrage.

Je vote pour M. tel, parce qu'il m'a rendu service.

Je vote pour M. tel, parce qu'il a rendu des services à la France.

Je vote pour M. tel, parce qu'il m'a promis un service.

Je vote pour M. tel, parce que je désire une place.

Je vote pour M. tel, parce que je crains pour ma place.

Je vote pour M. tel, parce qu'il est du Pays.

Je vote pour M. tel, parce qu'il n'est pas du Pays.

Je vote pour M. tel, parce qu'il parlera.

Je vote pour M. tel, parce que s'il n'est pas nommé, notre préfet ou notre sous-préfet seront destitués.

Chacun de ces sophismes a son caractère spécial, mais il y a aussi au fond de chacun d'eux quelque chose qui leur est commun et qu'il s'agit de démêler.

Tous reposent sur cette double donnée:

L'élection se fait dans l'intérêt du candidat.

L'électeur est propriétaire exclusif d'une chose, à savoir: son suffrage, dont il peut disposer à sa guise et en faveur de qui il l'entend.

La fausseté de cette doctrine et l'application qui en est faite journellement ressortiront de l'examen auquel nous allons nous livrer.

I.—Je ne vote pas pour M. A., parce qu'il ne m'a pas réclamé mon suffrage.

Ce sophisme, comme tous les autres, repose sur un sentiment qui, en lui-même, n'est pas répréhensible, sur le sentiment de la dignité personnelle.

Il est rare en effet que les paradoxes par lesquels les hommes s'en imposent à eux-mêmes, pour s'encourager à une action mauvaise, soient complétement faux. C'est un tissu dans lequel on aperçoit toujours quelques fils de bon aloi. Il y a toujours en eux quelque chose de vrai, et c'est par ce côté qu'ils en imposent. S'ils étaient faux de tous points, ils ne feraient pas tant de dupes.

Celui que nous examinons revient à ceci:

«M. A. aspire à la députation. La députation est le chemin des honneurs et de la fortune. Il sait que mon suffrage peut concourir à sa nomination. C'est bien la moindre chose qu'il me le demande. S'il fait le fier, je ferai le fier à mon tour; et quand je consens à disposer en faveur de quelqu'un d'une chose aussi précieuse que mon vote, j'entends qu'on m'en sache gré, qu'on ne dédaigne pas de venir chez moi, d'entrer en relation avec moi, de me serrer la main, etc., etc.»

Il est bien clair que l'Électeur qui raisonne ainsi tombe dans la double erreur que nous avons signalée.

1o Il croit que son vote est donné pour l'utilité du candidat.

2o Il pense, qu'en fait de services, il est le maître d'en rendre à qui il lui plaît.

En un mot, il fait abstraction des biens et des maux publics qui peuvent résulter de son choix.

Car s'il avait présent à l'esprit que le but de tout le mécanisme électoral est de faire arriver à la Chambre des Députés consciencieux et dévoués, il ferait probablement le raisonnement contraire et dirait:

«Je voterai pour M. A. par ce motif, entre autres, qu'il ne m'a pas demandé mon suffrage!»

En effet, aux yeux de qui ne perd pas de vue l'objet de la députation, je ne crois pas qu'il puisse s'élever de plus forte présomption contre un candidat que son empressement à quêter des suffrages.

Car enfin, qui pousse cet homme à venir me tourmenter jusque chez moi, à s'efforcer de me prouver que je dois lui donner ma confiance?

Lorsque je sais que tant de Députés, deux boules à la main, ont fait la loi aux ministres et se sont fait adjuger de bonnes places, ne dois-je pas craindre que ce candidat n'ait pas autre chose en vue, qui vient, quelquefois de l'autre extrémité du Royaume, implorer la confiance de gens qu'il ne connaît pas?

On peut sans doute être trahi par le Député qu'on a spontanément choisi. Mais si nous, électeurs, allons chercher un homme dans sa retraite (et nous ne pouvons l'y aller chercher que parce que sa réputation d'intégrité est parfaitement établie), si nous l'arrachons à sa solitude pour l'investir d'un mandat qu'il ne demandait pas, ne mettrons-nous pas de notre côté toutes les chances possibles de déposer ce mandat en des mains pures et fidèles?

Si cet homme eût voulu faire une affaire de la Députation, il l'aurait recherchée. Il ne l'a pas fait, donc il n'a point de funeste arrière-pensée.

D'ailleurs celui à qui la députation est spontanément déférée, comme le libre témoignage de la confiance générale et de l'estime universelle, celui-là doit se sentir tellement honoré, tellement reconnaissant envers sa propre renommée, qu'il se gardera de la ternir.

Et, après tout, ne serait-il pas bien naturel que les choses se passassent ainsi?

De quoi est-il question? S'agit-il de rendre service à M. un tel, de le favoriser, de le mettre sur le chemin de la fortune?

Non, il s'agit de nous donner un mandataire qui ait notre confiance. Ne serait-il pas bien simple que nous nous donnassions la peine de le chercher?

Il s'agissait d'une importante tutelle. Un nombreux conseil de famille était réuni dans le prétoire. Un homme arrive hors d'haleine, couvert de sueur, après avoir crevé plusieurs chevaux. Nul ne le connaît personnellement. Tout ce que l'on en sait, c'est qu'il gère au loin les propriétés des mineurs et que bientôt il va avoir des comptes à rendre. Cet homme supplie qu'on le nomme tuteur. Il s'adresse aux parents paternels, et puis aux parents maternels, Il fait longuement son propre éloge; il parle de sa probité, de sa fortune, de ses alliances; il prie, il promet, il menace. On lit sur ses traits une anxiété profonde, un désir immodéré de réussir. Vainement lui objecte-t-on que la tutelle est très-chargée; qu'elle prendra beaucoup sur le temps, sur la fortune, sur les affaires de celui à qui elle sera imposée.—Il lève toutes les difficultés. Son temps, il ne demande pas mieux que de le consacrer au service des pauvres orphelins;—sa fortune, il est prêt à en faire le sacrifice, tant il se sent dans le cœur un désintéressement héroïque;—ses affaires, il les verra péricliter d'un œil stoïque, pourvu que celles des mineurs prospèrent en ses mains.—Mais vous gérez leur fortune.—Raison de plus; je me rendrai des comptes à moi-même, et qui est plus en mesure de les examiner que celui qui les a faits?

Je le demande, le conseil de famille agirait-il d'une manière raisonnable en confiant à ce solliciteur empressé les fonctions qu'il demande?

N'agirait-il pas plus sagement d'en investir un parent connu par sa probité, son exactitude, surtout s'il se rencontrait que ce parent eût avec les mineurs des intérêts identiques, en sorte qu'il ne pût leur faire ni bien ni mal sans en recueillir sa part?.............

II.—Je vote pour M. A., parce qu'il m'a rendu un service.

«La reconnaissance, a-t-on dit, est la seule vertu dont on ne puisse pas abuser.»—C'est une erreur. Il y a un moyen fort usité d'en abuser, c'est d'acquitter, aux dépens d'autrui, la dette qu'elle nous impose.

Je ne disconviens pas qu'un électeur qui a reçu de fréquents témoignages de bienveillance de la part d'un candidat, dont il ne partage pas les opinions, se trouve dans une des positions les plus délicates, et les plus pénibles, si ce candidat a l'impudeur de lui demander son suffrage. L'ingratitude est en elle-même une chose qui répugne; aller jusqu'à en faire, pour ainsi dire, un étalage officiel, cela peut devenir un véritable supplice.—Vous aurez beau colorer cette défection par les motifs politiques les mieux déduits, il y a au fond de la conscience universelle un instinct qui vous condamnera.—C'est que les mœurs politiques n'ont pas fait ni pu faire les mêmes progrès que la morale privée. C'est que le public voit toujours dans votre suffrage une propriété dont vous pouvez disposer, et il vous blâmera de ne pas le laisser diriger par une vertu aussi populaire, aussi honorable que la reconnaissance.

Cependant examinons.

La question, telle qu'elle se pose en France, devant le corps électoral, est le plus souvent tellement complexe, qu'elle laisse, ce semble, une grande latitude à la conscience. Il y a deux candidats: l'un est pour le ministère, l'autre pour l'opposition.—Oui, mais si le ministère a fait bien des fautes, l'opposition a bien des torts aussi. D'ailleurs voyez les programmes des deux compétiteurs, l'un veut l'ordre et la liberté,—l'autre demande la liberté avec l'ordre. Il n'y a de différence qu'en ce que l'un met en seconde ligne ce que l'autre place au premier rang; au fond, ils veulent la même chose. Il ne valait pas la peine, pour de telles nuances, de trahir les droits que des bienfaits reçus donnaient sur votre vote à l'un des candidats. Vous n'êtes donc pas excusable.

Mais supposons que la question posée devant les électeurs soit moins vague, et vous verrez s'affaiblir non-seulement les droits, mais encore la popularité et même les prétentions de la reconnaissance.

En Angleterre, par exemple, une longue expérience du gouvernement représentatif a appris aux électeurs qu'il ne fallait pas poursuivre toutes les réformes à la fois, mais ne passer à la seconde que lorsqu'on aurait emporté la première, et ainsi de suite.

Il en résulte qu'il y a toujours devant le public une question principale, sur laquelle se concentrent tous les efforts de la Presse, des associations, et des électeurs.

Êtes-vous pour ou contre la réforme électorale?

Êtes-vous pour ou contre l'émancipation catholique?

Êtes-vous pour ou contre l'affranchissement des esclaves?

En ce moment, la question est uniquement celle-ci:

Êtes-vous pour ou contre la liberté des échanges?

Quand elle sera vidée, on posera sans doute cette autre:

Êtes-vous pour ou contre le système volontaire en matière de religion?

Tant que dure l'agitation relative à une de ces questions, tout le monde y prend part, tout le monde cherche à s'éclairer, tout le monde s'engage dans un parti ou dans l'autre. Sans doute, les autres grandes réformes politiques, quoique mises dans l'ombre, ne sont pas entièrement négligées. Mais c'est un débat qui s'engage dans le sein de chaque parti, et non d'un parti à l'autre.

Ainsi aujourd'hui, quand les free-traders ont à opposer un candidat aux monopoleurs, ils ont des assemblées préparatoires, et là celui-là est proclamé candidat qui, indépendamment de la conformité de ses principes avec ceux des free-traders, en matière commerciale, convient mieux en outre à la majorité à raison de ses opinions sur l'Irlande, ou le Bill de Maynooth, etc., etc.—Mais au jour de la grande lutte on ne demande aux candidats que ceci:

Êtes-vous free-traders?—Êtes-vous monopoleurs?

Et, par conséquent, c'est sur cela seul que les électeurs ont à se prononcer.

Or il est aisé de comprendre qu'une question posée en des termes aussi simples, ne laisse s'insinuer au sein des partis aucun des sophismes que ce livre a pour objet de combattre, et notamment le sophisme de la reconnaissance.

J'aurai rendu dans la vie privée de grands services à un électeur. Mais je sais qu'il est pour la liberté commerciale, tandis que je me présente comme le candidat des partisans du régime protecteur. L'idée même ne me viendra pas d'exiger de lui, par reconnaissance, le sacrifice d'une cause à laquelle je sais qu'il a voué tous ses efforts, pour laquelle il a souscrit, en faveur de laquelle il s'est affilié à des associations puissantes. Que si je le faisais, la réponse serait claire et logique, et elle obtiendrait l'assentiment du public, non-seulement dans son parti, mais encore dans le mien. Il me dirait: Je vous ai des obligations personnelles. Je suis prêt à m'acquitter personnellement. Je n'attendrai pas que vous me le demandiez et je saisirai toutes les occasions de vous prouver que je ne suis pas un ingrat. Il est pourtant un sacrifice que je ne puis vous faire, c'est celui de ma conscience. Vous savez que je suis engagé dans la cause de la liberté commerciale, que je crois conforme à l'intérêt public. Vous, au contraire, vous soutenez le principe opposé. Nous sommes ici réunis pour savoir lequel de ces deux principes a l'assentiment de la majorité. De mon vote, peut dépendre le triomphe ou la défaite du principe que je soutiens. En conscience, je ne puis pas lever la main pour vous.

Il est évident qu'à moins d'être un malhonnête homme le candidat ne pourrait pas insister pour prouver que l'électeur est lié par un bienfait reçu.

La même doctrine doit prévaloir parmi nous. Seulement les questions étant beaucoup plus compliquées, elles donnent ouverture à une contestation pénible entre le bienfaiteur et l'obligé. Le bienfaiteur dira: Mais pourquoi me refusez-vous votre suffrage? est-ce parce que nous sommes séparés par quelques nuances d'opinions? Mais pensez-vous exactement comme mon compétiteur? Ne savez-vous pas que mes intentions sont pures? Ne veux-je pas, ainsi que vous, l'ordre, la liberté, le bien publie? Vous craignez que je ne vote telle ou telle mesure que vous désapprouvez; et qui sait si elle sera présentée aux Chambres dans cette session? Vous voyez bien que vous n'avez pas de motifs suffisants pour oublier ce que j'ai fait pour vous. Vous ne cherchez qu'un prétexte pour vous dégager de toute reconnaissance.

Il me semble que la méthode anglaise, celle de ne poursuivre qu'une réforme à la fois, indépendamment de ses avantages propres, a encore l'avantage très-grand de classer invariablement les électeurs, de les mettre à l'abri des mauvaises influences, de ne laisser pas prise aux sophismes, en un mot de former de franches et fermes mœurs politiques. Aussi je voudrais qu'on l'adoptât en France. En ce cas il est quatre réformes qui se disputeraient la priorité.

1o La réforme électorale;

2o La réforme parlementaire;

3o La liberté d'enseignement;

4o La réforme commerciale.

Je ne sais à laquelle de ces questions mon pays donnerait le pas.—Si j'avais voix au chapitre à cet égard, je désignerais la réforme parlementaire, comme la plus importante, la plus urgente, celle à laquelle l'opinion est le mieux préparée, celle qui est la plus propre à favoriser le triomphe des trois autres.

C'est par ce motif que j'en dirai quelques mots à la fin de ce livre.................

III.—Je vote pour M. A., parce qu'il a rendu de grands services au pays.

À une certaine époque, on sollicitait la voix d'un électeur pour un général de mérite.—Qui donc, dans le pays, disait-on, a rendu plus de services à la patrie. Il a versé son sang sur de nombreux champs de bataille. Il doit tous ses grades à son courage et à ses talents militaires.—Il s'est fait lui-même et qui plus est il a élevé à des postes importants ses frères, ses neveux, ses cousins.—Notre arrondissement est-il menacé? disait l'électeur, fait-on une levée en masse? Est-il question de choisir un chef militaire? Ma voix est acquise à l'honorable général, tout ce que vous m'en dites et ce que j'en sais lui donnent des titres irrécusables à ma confiance.

Non, dit le solliciteur, il s'agit de nommer un député, un législateur.—Quelles seront les fonctions?—Faire des lois, réviser le code civil, le code de procédure, le code pénal, rétablir l'ordre dans les finances, surveiller, contenir, réprimer et au besoin accuser les ministres.—Et qu'ont de commun les grands coups d'épée qu'a distribués le général aux ennemis avec les fonctions législatives?—Il ne s'agit pas de cela; il est question de lui décerner, dans la députation, une récompense digne de ses services.—Mais si, par ignorance, il fait de mauvaises lois, s'il vote pour des plans financiers désastreux, qui devra en subir les conséquences?

—Vous-même et le public.

—Et puis-je en conscience investir le général du droit de faire des lois s'il doit en faire de mauvaises?

—Vous insultez un homme d'un grand talent et d'un noble caractère. Le supposez-vous ignorant ou mal intentionné?

—Dieu m'en garde. Je suppose que s'étant occupé toute sa vie de l'école de peloton, il est fort savant en stratégie. Je ne doute pas qu'il ne passe admirablement une revue. Mais encore une fois qu'y a-t-il de commun entre ces connaissances et celles qui sont nécessaires à un représentant ou plutôt aux représentés?

....................

68.—LES ÉLECTIONS.

Dialogue entre un profond Publiciste et un Campagnard.

Le Publiciste.

Enfin vous allez jouir pour la première fois d'un des plus beaux résultats de la Révolution. Vous allez entrer en possession d'une portion de la souveraineté; vous allez exercer un des plus beaux droits de l'homme.

Le Campagnard.

Je viens tout simplement donner ma procuration à celui que je croirai le plus capable de gérer cette portion de mes affaires qui sont communes à tous les Français.

Le Publiciste.

Sans doute. Mais vous voyez la chose sous le point de vue le plus trivial. Peu importe.—Vous avez sans doute réfléchi à l'acte solennel que vous êtes venu accomplir.

Le Campagnard.

Il me paraît si simple que je n'ai pas cru devoir consacrer beaucoup de temps à le méditer.

Le Publiciste.

Y pensez-vous? C'est une chose simple que de nommer un législateur! Vous ne savez donc pas combien notre politique extérieure est compliquée, combien de fautes a commises notre ministère, combien de factions cherchent, en sens divers, à entraîner le pouvoir. Choisir parmi les candidats l'homme le plus propre à apprécier tant de combinaisons, à méditer tant de lois qui nous manquent, à distinguer entre tous les partis le plus patriote pour le faire triompher et abattre les autres, n'est pas une chose aussi simple que vous pouvez le croire.

Le Campagnard.

À la bonne heure. Mais je n'ai ni le temps ni la capacité nécessaires pour étudier tant de choses.

Le Publiciste.

En ce cas, rapportez-vous-en à ceux qui y ont réfléchi. Venez dîner avec moi, chez le général B., je vous dirai à qui il convient que vous donniez votre vote.

Le Campagnard.

Souffrez que je n'accepte ni vos offres ni vos conseils. J'ai ouï dire que le général B. se met sur les rangs; je ne puis accepter son dîner, étant bien résolu à ne le point nommer.

Le Publiciste.

Vous me surprenez. Tenez, emportez cette notice biographique sur M. B. Vous verrez combien il a de titres à votre choix. Il est plébéien comme vous. Il ne doit sa fortune qu'à sa bravoure et à son épée. Il a rendu d'éclatants services à la France. C'est aux Français de le récompenser.

Le Campagnard.

Je ne m'y oppose pas. S'il a rendu des services réels à la France, que la France lui donne des croix ou même des pensions. Mais je ne vois pas que je doive lui donner mes pouvoirs pour des affaires auxquelles je le crois impropre.

Le Publiciste.

Le général impropre aux affaires, lui qui a commandé des corps d'armée, qui a gouverné des provinces, qui connaît à fond la politique de tous les cabinets, qui parle comme Démosthène!

Le Campagnard.

Raison de plus pour que je ne le nomme pas. Plus il aura de capacité, plus il sera redoutable pour moi, car je suis persuadé qu'il s'en servirait contre mes intérêts.

Le Publiciste.

Vos intérêts ne sont-ils pas ceux de votre patrie?

Le Campagnard.

Sans doute. Mais ils ne sont pas ceux du général.

Le Publiciste.

Expliquez-vous, je ne vous comprends nullement.

Le Campagnard.

Je ne vois aucun inconvénient à m'expliquer. Comme agriculteur, j'appartiens à la classe laborieuse et paisible, et je me propose de me faire représenter par un homme paisible et laborieux, et non par un homme que sa carrière et ses habitudes ont poussé vers le pouvoir et la guerre.

Le Publiciste.

Le général affirme qu'il défendra la cause de l'agriculture et de l'industrie.

Le Campagnard.

À la bonne heure, mais, quand je ne connais pas les gens, leur parole ne me suffit pas; il me faut une garantie plus sûre.

Le Publiciste.

Laquelle?

Le Campagnard.

Leur intérêt. Si je nomme un homme qui soit agriculteur et contribuable comme moi, j'ai la certitude qu'il défendra mes intérêts en défendant les siens.

Le Publiciste.

Le général est propriétaire comme vous. Pensez-vous qu'il sacrifie la propriété au pouvoir?

Le Campagnard.

Un général est soldat avant tout. Ses intérêts comme payant ne peuvent être mis en balance avec ses intérêts comme payé.

Le Publiciste.

Et quand cela serait, son dévouement à la patrie n'est-il pas connu? N'est-il pas enfant de la révolution? Celui qui a versé son sang pour la France, la trahira-t-il pour un peu d'or?

Le Campagnard.

J'admets que le général soit un parfait honnête homme. Mais je ne puis croire que l'homme qui n'a fait dans sa vie que commander et obéir, qui ne s'est élevé que par le pouvoir, qui ne s'est enrichi que par l'impôt, représente parfaitement celui qui paye l'impôt. Il me paraît absurde que, trouvant le pouvoir trop lourd, je nomme pour l'alléger un homme qui le partage; que, trouvant les impôts trop onéreux, je confie le soin de les diminuer à un homme qui vit d'impôts. Le général peut avoir beaucoup de renoncement à lui-même, mais je n'en veux pas faire l'épreuve à mes risques, et, pour tout dire en un mot, vous sollicitez de moi une inconséquence que je ne suis pas disposé à commettre.

L'Électeur campagnard, un Curé.

Le Curé.

Eh bien, mon cher ami, vous m'avez procuré une vive satisfaction. On m'a assuré que vous aviez noblement refusé votre voix au candidat de la faction libérale; en cela vous avez fait preuve de bon sens. Est-ce quand la monarchie est en péril, quand la religion éplorée tend vers vous ses mains suppliantes, que vous consentiriez à donner une force nouvelle aux ennemis de la Religion et du Roi?

Le Campagnard.

Pardonnez-moi, monsieur le Curé, si j'ai refusé ma voix à un général, ce n'est pas que je le croie ennemi de la Religion ni du Roi. C'est qu'au contraire, je suis convaincu que sa position ne lui permet pas de tenir entre les moyens des contribuables et les exigences du pouvoir une balance bien juste.

Le Curé.

N'importent vos motifs. Il est certain que vous avez raison de vous méfier de l'ambition de cet homme.

Le Campagnard.

Vous ne m'entendez pas, monsieur le Curé. Je ne porte aucun jugement sur le caractère du général. Je dis seulement qu'il me paraît imprudent de confier mes intérêts à un homme qui ne pourrait les défendre sans sacrifier les siens. C'est une chance qu'aucun homme raisonnable ne veut courir sans nécessité.

Le Curé.

Je vous répète que je ne scrute pas vos motifs. Vous venez de prouver votre dévouement au roi. Eh bien, achevez votre ouvrage. Vous éloignez un ennemi, c'est beaucoup; mais ce n'est pas assez, donnez-lui un ami. Il vous l'a lui-même désigné; nommez le digne président du collége.

Le Campagnard.

Je croirais commettre une absurdité plus grande encore. Le Roi a l'initiative et la sanction des lois, il nomme la Chambre des pairs. Les lois étant faites pour la nation, il a voulu qu'elle concourût à leur confection, et j'irais nommer ceux que le pouvoir désigne? Mais le résultat serait une Monarchie absolue avec des formes constitutionnelles.

Le Curé.

Vous supposez donc que le Roi abuserait de ce pouvoir pour faire de mauvaises lois?

Le Campagnard.

Écoutez, monsieur le Curé, disons les choses comme elles sont réellement. Le Roi ne connaît pas personnellement les quatre cent cinquante candidats qu'il désigne; ce sont les ministres qui réellement les offrent à nos choix. Or l'intérêt du ministère est d'augmenter sa puissance et sa richesse. Mais il ne peut augmenter sa puissance qu'aux dépens de ma liberté, et sa richesse qu'aux dépens de ma bourse. Il faut donc, si je veux l'en empêcher, que je nomme un député contribuable comme moi, qui le surveille, et mette des bornes à ses empiétements.

Le Curé.

C'est-à-dire un député de l'opposition?

Le Campagnard.

Sans doute. Entre celui qui vit d'impôts et celui qui les paye, l'opposition me paraît naturelle. Quand j'achète, je tâche de le faire à bon marché, mais quand je vends, je mets ma marchandise au plus haut prix. Entre l'acheteur et le vendeur un débat est infaillible. Si je voulais faire acheter une charrue en fabrique, donnerais-je procuration au fabricant pour en fixer le prix?

Le Curé.

Voilà une politique bien triviale et bien intéressée. Il s'agit bien d'acheter et de vendre, de prix et de fabriques. Insensé! il s'agit du Roi, de sa dynastie, de la paix des peuples, du maintien de notre sainte Religion.

Le Campagnard.

Eh bien, selon moi encore, il s'agit de vente et de prix. Le pouvoir est composé d'hommes, le clergé est également composé d'hommes formant un corps.—Le pouvoir et le clergé sont deux corps composés d'hommes. Or, il est dans la nature de tous les corps de tendre à leur agrandissement. Les contribuables seraient absurdes s'ils ne formaient aussi un corps pour se défendre contre les agrandissements du pouvoir et du clergé.

Le Curé.

Malheureux! et si ce dernier corps triomphe, vous détruiriez la Monarchie et la Religion. Où en sommes-nous, bon Dieu!

Le Campagnard.

Ne vous épouvantez pas, monsieur le Curé. Jamais le peuple ne détruira le pouvoir, car le pouvoir lui est nécessaire. Jamais, il ne renversera la Religion, car elle lui est indispensable. Seulement il contiendra celui-là et celle-ci dans les limites d'où ils ne peuvent sortir sans péril pour tout le monde.

De même que j'ai fait recouvrir ma maison d'un toit pour me mettre à l'abri du soleil et de la pluie, je veux payer des magistrats et des officiers de police, pour qu'ils me préservent des malfaiteurs. De même que je m'abonne volontairement à un médecin pour soigner mon corps, je m'abonnerai à un ministre de la Religion pour soigner mon âme. Mais de même aussi que je fais en sorte que mon toit se fasse aussi économiquement et aussi solidement que possible, de même que je débats avec mon médecin le prix de l'abonnement, je veux débattre avec le clergé et le pouvoir le prix de leurs services, puisque, grâce au ciel, j'en ai la faculté. Et comme je ne puis le faire moi-même, trouvez bon, monsieur le Curé, que j'en charge un homme qui ait les mêmes intérêts que moi, et non un homme qui appartienne directement ou indirectement au clergé ou au pouvoir.

L'Électeur campagnard, un Candidat constitutionnel.

Le Candidat.

Je ne crains pas d'arriver trop tard pour vous demander votre voix, Monsieur, bien convaincu que vous n'aurez pas cru devoir l'accorder à ceux qui m'ont précédé. J'ai deux concurrents dont je reconnais le talent, et dont j'honore le caractère personnel, mais qui, par leur position, me paraissent n'être point vos représentants naturels. Je suis contribuable comme vous, comme vous j'appartiens non à la classe qui exerce, mais à celle sur qui s'exerce le pouvoir. Je suis profondément convaincu que ce qui nuit actuellement à l'ordre, à la liberté et à la prospérité en France, ce sont les dimensions démesurées du gouvernement. Non-seulement mes opinions me font un devoir, mais encore mes intérêts me font un besoin de faire tous mes efforts pour mettre des bornes à cette effrayante étendue de l'action du pouvoir. Je pense donc que je me rends utile à la cause des contribuables en me mettant sur les rangs, et si vous partagez mes idées, j'espère que vous me donnerez votre voix.

Le Campagnard.

J'y suis bien résolu. Vos opinions sont les miennes, vos intérêts me garantissent que vous agirez selon vos opinions; vous pouvez compter sur mon suffrage.

69.

Me promenant, oisif, dans les rues d'une de nos grandes villes, je fis rencontre d'un mien ami qui me parut de mauvaise humeur. Qu'avez-vous, lui dis-je, que vous êtes plus pâle qu'un rentier, à l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier? (Sous le Grand Roi on retranchait des quartiers de rentes.) Lors mon ami tirant de sa poche une liasse de paperasses: Je suis, me dit-il, moi millième, actionnaire dans l'entreprise d'un canal. Nous avons confié l'exécution de l'entreprise à un habile homme qui nous rend ses comptes tous les ans. Chaque année, il fait de nouveaux appels de fonds, il multiplie le nombre de ses agents, et l'œuvre n'avance pas. Je me rends à une assemblée où tous les actionnaires vont nommer une commission pour vérifier, contrôler, approuver ou rectifier les comptes de notre homme. Et sans doute, répliquai-je, vous allez composer cette commission des agents de votre entrepreneur et lui donner pour chef l'entrepreneur lui-même. Vous plaisantez, répondit-il, aucun homme sur la terre ne serait capable d'une telle ânerie.—Oh! oh! fis-je, ne décidez pas si vite; en mon pays, elle se renouvelle plus de cent fois par an.

70.—RÉFORME PARLEMENTAIRE[84].

La Révolution de Juillet a placé le sol de la patrie sous un drapeau où sont inscrits ces deux mots: Liberté, Ordre.

Si l'on met de côté quelques systèmes complétement excentriques, apocalypses de nos illuminés modernes, ce qui fait le fond des désirs communs, de l'opinion générale, c'est l'aspiration vers la réalisation simultanée de ces deux biens: Liberté, Ordre. Ils comprennent en effet tout ce que les hommes ont à demander aux Gouvernements.—Les écoles excentriques dont je parlais tout à l'heure vont, il est vrai, beaucoup plus loin. Elles demandent aux Gouvernements la richesse pour tous, la moralité, l'instruction, le bien-être, le bonheur, que sais-je?—Comme si le gouvernement était lui-même autre chose qu'un produit de la société, et comme si, loin de pouvoir lui donner la sagesse et l'instruction, il n'était pas lui-même plus ou moins sage et éclairé selon que la société a plus ou moins de vertus et de lumières.

Quoi qu'il en soit, le point sur lequel la généralité des hommes se rallie est celui-ci: admettre toute réforme qui étende la Liberté en même temps qu'elle consolide l'Ordre,—repousser toute innovation qui compromet l'un et l'autre de ces bienfaits.

Mais ce qui établit la plus grande séparation parmi les esprits, c'est la préférence ou plutôt la prééminence qu'ils accordent à la liberté ou à l'ordre. Je n'ai pas besoin de dire que je ne parle point ici des hommes qui se mettent derrière des doctrines pour satisfaire leur ambition. Ceux-là se font les apôtres de l'ordre ou de la liberté, selon qu'ils ont à gagner ou à perdre à une innovation quelconque.—Je n'ai en vue que les esprits calmes, impartiaux, qui font, après tout, l'opinion publique.—Je dis que ces esprits ont cela de commun que tous ils veulent la liberté et l'ordre; mais ils diffèrent en ceci, que les uns se préoccupent davantage de la liberté, les autres prennent surtout souci de l'ordre.

De là dans les chambres le centre et les extrémités, de là les libéraux et les conservateurs, les progressistes et ce qu'on a nommé improprement les bornes.

Remarquons en passant qu'entre les hommes consciencieux qui fixent principalement leurs yeux sur un des mots de la devise de juillet, les accusations réciproques sont véritablement puériles. Parmi les amis de la liberté, il n'en est aucun qui admît un changement dans la loi, s'il lui était démontré que ce changement dût amener le désordre dans la société, surtout d'une manière permanente. D'une autre part, au sein du parti de l'ordre, il n'est pas un homme tellement borne qu'il n'accueillît une réforme favorable au développement de la liberté, s'il était complétement rassuré sur le maintien de l'ordre, et à plus forte raison s'il pensait qu'elle aurait encore pour effet de rendre le pouvoir plus fort, plus stable, plus capable de remplir sa mission et de garantir la sécurité des personnes et des propriétés.

Si donc, parmi les Réformes, dont l'esprit public se préoccupe depuis quelques années, il en était une qui dût satisfaire à la fois à cette double condition, dont le résultat évident fut, d'une part, de faire rentrer le pouvoir dans ses attributions réelles, en arrachant de ses mains tout ce qui s'y trouve par suite d'empiétements sur les libertés publiques, et, d'autre part, de rendre à ce pouvoir ainsi borné dans son œuvre, une stabilité, une permanence, une liberté d'action, une popularité, qu'il ne connaît pas aujourd'hui, cette réforme, j'ose le dire, pourrait bien être repoussée par ceux qui profitent de l'abus qu'il s'agit de ruiner, mais elle devrait être accueillie par les hommes consciencieux sur tous les bancs de la Chambre, et, dans le public, par toutes les opinions que ces hommes représentent.

Telle est, ce me semble, la réforme parlementaire.

Pour savoir ce que la liberté et l'ordre auraient à gagner ou à risquer de cette réforme, il faut rechercher comment ils sont affectés par l'état de choses actuel.

Sous l'empire de la loi électorale qui nous régit, environ cent cinquante à deux cents fonctionnaires publics ont pénétré dans l'enceinte législative, et ce nombre peut s'augmenter encore. Nous rechercherons quelle influence il doit en résulter sur la liberté.

En outre, toujours sous l'empire de cette loi, les députés qui ne sont pas fonctionnaires et qui, à raison de leurs précédents ou de leurs engagements envers les électeurs, ne peuvent pas le devenir en s'alliant un Ministère, peuvent faire irruption dans la région du Pouvoir par une autre voie, par celle de l'opposition.—Nous rechercherons les résultats de cet état de choses par rapport à la stabilité du pouvoir, et à l'ordre social.

Nous examinerons les objections que l'on a faites contre le principe de l'incomptabilité.

Nous tâcherons enfin de proposer les bases d'une bonne loi, en tenant compte de celles de ces objections qui ont quelque chose de réel.....

§ 1er.—De l'influence de l'admissibilité des députés aux fonctions publiques sur la liberté.

Aux yeux de la classe d'hommes qui se disent libéraux, qui sont bien loin de croire que tous les progrès de la société dans le sens de la liberté se font aux dépens de l'ordre public, qui sont au contraire convaincus que rien n'est plus propre à affermir la tranquillité, la sécurité, le respect de la propriété et des droits, que les lois qui sont conformes à la justice absolue, pour cette classe d'hommes, dis-je, la proposition que j'ai à démontrer ici semble si évidente qu'il paraît peu nécessaire d'insister beaucoup sur sa démonstration.

Quel est en effet le principe du gouvernement représentatif? C'est que les hommes qui composent un peuple ne sont la propriété ni d'un prince, ni d'une famille, ni d'une caste, c'est qu'ils s'appartiennent à eux-mêmes; c'est que l'administration doit se faire non point dans l'intérêt de ceux qui administrent, mais dans l'intérêt de ceux qui sont administrés; c'est que l'argent des contribuables doit être dépensé pour l'avantage des contribuables et non pour l'avantage des agents entre qui cet argent se distribue; c'est que les lois doivent être faites par la masse qui y est soumise et non par ceux qui les décrètent ou les appliquent.

Il suit de là que cette immense portion de la nation qui est gouvernée a le droit de surveiller la petite portion à qui le gouvernement est confié; qu'elle a le droit de décider en quel sens, dans quelles limites, à quel prix elle veut être administrée; d'arrêter le Pouvoir quand il usurpe des attributions qui ne sont pas de sa compétence, et cela soit directement en rejetant les lois qui organisent ces attributions, soit indirectement en refusant tout salaire aux agents par qui ces attributions malfaisantes sont exercées.

La nation en masse ne pouvant exercer ces droits, elle le fait par représentants; elle choisit dans son sein des députés auxquels elle confie cette mission de contrôle et de surveillance.

Ne tombe-t-il pas sous le sens que ce contrôle risque de devenir complétement inefficace, si les électeurs nomment pour leurs députés les hommes mêmes qui administrent, qui gèrent, qui gouvernent, c'est-à-dire si le pouvoir et le contrôle sont livrés aux mêmes mains?

Nos charges de toute nature dépassent 1,500 millions, et nous sommes 34 millions; nous payons donc en moyenne chacun 45, ou par famille de cinq personnes 225 fr. Cela est certes exorbitant. Comment en sommes-nous venus là, en temps de paix, et sous un régime, où nous sommes censés tenir les cordons de la bourse. Eh mon Dieu! la raison en est simple; c'est que si nous, contribuables, sommes censés tenir les cordons de la bourse, nous ne les tenons pas réellement; nous les avons un moment entre nos doigts pour les dénouer bien bénignement, et, cela fait, nous les remettons aux mains de ceux qui y puisent. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que nous nous étonnons ensuite de la sentir s'alléger de jour en jour. Ne ressemblons-nous pas à cette cuisinière qui, en sortant, disait au chat: Gardez bien les ortolans, et, si le chien vient, montrez-lui les griffes.

Ce que je dis de l'argent on peut le dire de la liberté! à vrai dire, et quoique cela paraisse un peu prosaïque, argent, liberté, cela ne fait qu'un.—Développement de cette pensée.....

Je me suppose roi; je suppose qu'amené par les événements à octroyer une constitution à mon peuple, je désire cependant retenir autant d'influence et de pouvoir que possible, comment m'y prendrais-je?

Je commencerais par dire: «On n'accordera aux députés aucune indemnité.» Et pour faire passer cet article, je ne manquerais pas de faire du sentimentalisme, de vanter la beauté morale de l'abnégation, du dévouement, du sacrifice.—Mais en réalité, je comprendrais parfaitement que les électeurs ne pourraient envoyer à la chambre que deux classes d'hommes: ceux qui possèdent une grande existence, comme dit M. Guizot, et ceux-là sont toujours disposés à se rallier à cour;—et puis une foule de prétendants à la fortune, incapables de résister aux entraînements de la vie parisienne, aux éblouissements de la richesse, placés entre leur ruine infaillible et celle de leur famille et un essor assuré vers les hautes régions de la fortune et de la prépondérance. Je saurais bien que quelques natures privilégiées sortiraient triomphantes de l'épreuve, mais enfin, une telle disposition me permettrait d'espérer au moins une grande influence sur la formation des majorités.

Mais comment séduire ces députés? Faudra-t-il leur offrir de l'argent? Mais d'abord, il faut le reconnaître à l'honneur de notre pays, la corruption sous cette forme est impraticable au moins sur une échelle un peu vaste; d'ailleurs, ma liste civile n'y suffirait pas; il est bien plus habile et plus divertissant de faire payer la corruption par ceux-là mêmes qui en souffrent, et de prendre dans la poche du public de quoi solder l'apostasie de ses défenseurs. Il suffira donc qu'une constitution porte ces deux dispositions:

Le roi nomme à toutes les places;

Les députés peuvent arriver à toutes les places.

Il faudrait que je fusse bien malhabile ou la nature humaine bien perfectionnée si, avec ces deux bouts de charte, je n'étais pas maître du parlement.

Remarquez, en effet, combien le pas est glissant pour le député. Il ne s'agit pas ici d'une corruption abjecte, de votes formellement achetés et vendus.—Vous êtes habile, M. le député, vos discours déploient de grandes connaissances en diplomatie; la France sera trop heureuse que vous la représentiez à Rome ou à Vienne.—Sire, je n'ai pas d'ambition; j'aime par-dessus tout la retraite, le repos, l'indépendance.—Monsieur, on se doit à son pays.—Sire, vous m'imposez le plus rude des sacrifices.—Tout le public vous en sera reconnaissant.

Un autre est simple juge de paix de son endroit et s'en contente.

—Vraiment, monsieur, votre position n'est guère en harmonie avec le mandat législatif. Le procureur du roi qui vous fait la cour aujourd'hui peut vous gronder demain.—Sire, je tiens à ma modeste place; elle faisait toute l'ambition du grand Napoléon.—Il faut pourtant la quitter: vous devez être conseiller de cour royale.—Sire, mes intérêts en souffriront; puis les déplacements, les dépenses...—Il faut savoir faire des sacrifices, etc.

On a beau vouloir faire du sentimentalisme; il faut n'avoir aucune connaissance du cœur humain, ne s'être jamais étudié sincèrement, n'avoir jamais suivi le conseil de l'oracle: Nosce te ipsum, et ignorer la subtilité des passions pour s'imaginer que les députés, qui sont appelés à faire une certaine figure dans le monde, sur qui l'on a les yeux ouverts, dont on exige une libéralité exceptionnelle, repousseront constamment les moyens de se donner de l'aisance, de la fortune, de l'influence, d'élever et de placer leurs fils, et cela par une voie qu'on a soin de leur présenter comme honorable, méritoire. Est-il besoin de reproduire ici la secrète argumentation qui, dans le fond du cœur, déterminera leur chute?

On dit: il faut bien avoir confiance en ceux qui gouvernent.—L'objection est puérile. Si la défiance n'est pas admissible à quoi bon le gouvernement représentatif? Des publicistes d'un grand talent, et entre autres M. de Lamartine, ont repoussé la réforme parlementaire et la loi des incompatibilités, sous le prétexte que la France est la patrie de l'honneur, de la générosité, du désintéressement; qu'on ne peut pas supposer qu'un député, en tant que tel, élargisse le pouvoir dont il est investi en tant que fonctionnaire, ou en grossisse les émoluments; que ce là serait une nouvelle loi des suspects, etc.

Eh mon Dieu! y a-t-il dans nos sept codes une seule loi qui ne soit une loi de méfiance? Qu'est-ce que la Charte, si ce n'est tout un système de barrières et d'obstacles aux empiétements possibles du roi, de la pairie, des ministres? La loi de l'inamovibilité a-t-elle été faite pour la commodité des juges ou en vue des conséquences funestes que pourrait avoir leur position dépendante?

Je ne puis souffrir, je l'avoue, qu'au lieu d'examiner scrupuleusement une mesure, on la répousse avec de grands mots, des phrases sonores, qui sont du reste en contradiction flagrante avec toute la série des actes qui constituent notre vie privée. Je voudrais bien savoir ce que M. de Lamartine dirait à son régisseur, si celui-ci lui tenait ce langage: «Je vous apporte les comptes de ma gestion, mais la mauvaise foi ne se présume pas. En conséquence, j'espère que vous me laisserez le soin de les vérifier moi-même et de les faire vérifier par mon fils.»

Il faut véritablement fermer volontairement les jeux à la lumière, ne pas consentir à voir le cœur humain et les mobiles de nos actions, tels qu'ils sont, pour dire que l'honneur, la délicatesse, la vertu devant toujours se présumer, il est indifférent de remettre le contrôle du pouvoir au pouvoir lui-même. Il serait bien plus simple de supprimer le contrôle. Si vous êtes si confiants, poussez donc la confiance jusqu'au bout. Ce serait encore un bon calcul; car, je le dis en toute sincérité, nous serons certainement moins trompés par des hommes qui auront la pleine responsabilité de leurs actes que s'ils peuvent nous dire: «Vous aviez le droit de m'arrêter et vous m'avez laissé aller; je ne suis pas le vrai coupable.»...

Maintenant, je le demande, une fois que la majorité sera acquise au pouvoir, non point par le concours libre, par l'assentiment raisonné des députés, mais parce que ceux-ci seront successivement enrôlés dans les rangs des gouvernants, pourra-t-on dire que nous sommes encore dans les conditions sincères du gouvernement représentatif?

Voilà une loi. Elle froisse les intérêts et les idées de ceux qu'elle est destinée à régir.—Ils sont appelés à déclarer par l'organe de leurs représentants s'ils l'admettent ou la repoussent.—Évidemment, ils la rejetteront si ces représentants représentent en effet ceux que la loi est destinée à régir.—Mais s'ils représentent ceux qui la proposent, la soutiennent et sont appelés à l'exécuter, elle sera admise sans difficulté. Est-ce là le gouvernement représentatif?...

71.—LETTRE À M. ***, EN RÉPONSE À LA SIENNE DU 12 JANVIER[85].

Monsieur,

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en date du 12 de ce mois, dans le but, selon vos expressions, de solliciter mon suffrage et celui de mes amis.

Je ne puis rien vous dire, monsieur, sur les intentions de mes amis; je ne leur cache pas mon vote, mais je ne cherche pas à influencer le leur.

Quant au mien, il ne m'appartient pas au point de l'engager. L'intérêt public le détermine, et, jusqu'à l'instant où il tombe dans l'urne, je n'ai d'engagement qu'envers le public et ma conscience.

La notoriété publique attribue au général Durrieux, votre concurrent, des opinions favorables au ministère actuel, et, par conséquent défavorables, selon moi, aux intérêts de la France et spécialement de la France méridionale. Aucun acte de sa part n'est venu m'autoriser à regarder comme mal fondée l'opinion publique à cet égard; bien, au contraire, sa position personnelle me le fait regarder comme un très-mauvais représentant de nos intérêts, soit généraux, soit vinicoles. C'est vous dire que je ne lui donnerai pas mon suffrage.

Mais, par la même raison, je ne puis la donner à un candidat qui, il y a à peine un an, appelait de tous ses vœux la candidature du général Durrieux, et encore moins si ce même homme affiche maintenant des opinions différentes; car, ou il n'était pas sincère alors, ou il ne l'est pas aujourd'hui.

Vous me dites, monsieur, que les voix du Gouvernement vous échapperont. Vous les avez sans doute laissé échapper; vous les sollicitiez l'année dernière avec tant d'instance, que vous ne répugniez pas à faire agir sur les fonctionnaires ces deux grands ressorts, la crainte des destitutions et l'espérance de l'avancement. J'ai sous les yeux une lettre dans laquelle vous sollicitiez le suffrage d'un fonctionnaire, sous les auspices de son chef (ce qui équivaut à une menace) et où vous lui parliez de votre influence à Paris (ce qui équivaut à une promesse). Aujourd'hui, c'est aux hommes indépendants que vos promesses s'adressent; ou celles d'aujourd'hui, ou celles d'alors ne sont pas sincères.

Et puis, que nous promettez-vous? Des faveurs. Les faveurs ne s'accordent pas au public, mais aux dépens du public, sans quoi ce ne serait pas des faveurs.

Ensuite, pour obliger des favoris, il faut au moins le désirer, et vous dites que vous ne désirerez rien des ministres.

Enfin, monsieur, depuis quelques jours que les électeurs se communiquent réciproquement les lettres dont vous les favorisez, on en voit d'adressées aux ministériels et aux patriotes, aux nobles et aux roturiers, aux carlistes, aux philippistes, etc. Dans toutes, vous sollicitez l'obligeance des électeurs, vous demandez des votes comme on demande des services; il est permis d'en conclure, qu'en vous nommant, on rendrait service au candidat plutôt qu'au public.

72.

3 Juillet 1846.

Monsieur Dampierre,

Comme vous, je regrette de ne m'être pas trouvé chez moi quand vous m'avez fait l'honneur de venir me voir, et je le regrette encore plus, depuis que j'ai reçu votre bienveillante lettre du 30 juin. Je ne m'arrêterai pas à vous remercier de tout ce qu'elle contient d'obligeant; je crains bien qu'on ne vous ait fort exagéré les efforts que j'ai pu consacrer quelquefois à ce qui m'a paru le bien du pays. Je me bornerai à répondre à ce que vous me dites, touchant les prochaines élections, et je le ferai avec toute la franchise que je dois au ton de sincérité qui respire dans toute votre lettre.

Je suis décidé à émettre ma déclaration de principes; dès que la chambre sera dissoute, et abandonner le reste aux électeurs que cela regarde. C'est vous dire que, ne sollicitant pas leurs suffrages pour moi-même, je ne puis les engager dans la combinaison dont vous m'entretenez. Quant à ma conduite personnelle, j'espère que vous en trouverez la raison dans la brochure que je vous envoie par ce courrier[86]. Permettez-moi d'ajouter ici quelques explications: Une alliance entre votre opinion et la mienne est une chose grave, que je ne puis admettre ou rejeter, sans vous exposer, un peu longuement peut-être, les motifs qui me déterminent.

Vous êtes légitimiste, monsieur, vous le dites franchement dans votre profession de foi, et, par conséquent, je suis plus loin de vous que des vrais conservateurs.

Ainsi, si nous avions aux prochaines élections un candidat conservateur, par opinion, mais indépendant par position, tels que MM. Basquiat, Poydenot, etc., etc., je ne pourrais pas songer un moment, en cas d'échec de mon parti, à me rallier au vôtre. La perspective de déterminer une crise ministérielle ne me déciderait pas; et j'aimerais mieux voir triompher l'opinion, dont je ne diffère que par des nuances, que celle dont je suis séparé par les principes.

Je dois vous avouer, d'ailleurs, que ces coalitions des partis extrêmes me paraissent des duperies artificieusement arrangées par des ambitieux et à leur profit. Je me place exclusivement au point de vue du contribuable, de l'administré, du public, et je me demande ce qu'il peut gagner à des combinaisons qui n'ont pour but que de faire passer le pouvoir d'une main dans une autre. En admettant le succès d'une alliance entre les deux opinions, à quoi cela peut-il mener? Évidemment, elles ne s'entendent un moment qu'en laissant sommeiller les points par lesquels elles diffèrent, et s'abandonnant au seul désir qui leur soit commun: Renverser le cabinet.—Mais après?—Lorsque M. Thiers, ou tout autre, sera aux affaires, que fera-t-il avec une minorité de gauche, qui n'aura été majorité un instant que par l'appoint des légitimistes; appoint qui lui sera désormais refusé? Je vois d'ici une coalition nouvelle se former entre la droite et M. Guizot. Au bout de tout cela, j'aperçois bien confusion, crises ministérielles, embarras administratifs, ambitions satisfaites, mais je ne vois rien pour le public.

Ainsi, monsieur, je n'hésite pas à vous dire: je ne pourrais, dans aucun cas, aller à vous, si c'était réellement l'opinion conservatrice qui se présentât aux prochaines élections.

Mais il n'en est pas ainsi, je vois dans un secrétaire des commandements, le représentant, non d'une opinion politique, mais d'une pensée individuelle, et de cette pensée même à laquelle le droit électoral doit servir de barrière. Une telle candidature nous jette hors du régime représentatif, elle en est plus que la déviation, elle en est la dérision; et il semble qu'en la proposant, le pouvoir ait résolu d'expérimenter jusqu'où peut aller la simplicité du corps électoral[87]. Sans avoir d'objection personnelle contre M. Larnac, j'en ai une si grave contre sa position, que je ne le nommerai pas, quoi qu'il arrive; et, de plus, si besoin est, je nommerai son adversaire, fût-ce un légitimiste.—Quelle que puisse être la pensée secrète des partisans de la branche aînée, je la redoute moins que les desseins du pouvoir actuel, manifestés par l'appui qu'il prête à une telle candidature. Je hais les révolutions; mais elles prennent des formes diverses, et je considère, comme une révolution de la pire espèce, ce systématique envahissement de la représentation nationale par les agents du pouvoir, et, qui pis est, du pouvoir irresponsable. Si donc je me trouve dans la cruelle alternative d'opter entre un secrétaire des commandements et un légitimiste, mon parti est pris, je nommerai le légitimiste. Si l'arrière-pensée qu'on prête à ce parti, a quelque réalité, je la déplore; mais je ne la redoute pas, convaincu que le principe de la souveraineté nationale a assez de vie, en France, pour triompher encore une fois de ses adversaires. Mais, avec une Chambre peuplée de créatures du pouvoir, le pays, sa fortune et sa liberté, sont sans défense; et c'est là qu'est le germe d'une révolution plus dangereuse que celle que votre parti peut méditer.

En résumé, monsieur, comme candidat, je me bornerai à publier une profession de foi, et à assister aux réunions publiques, si j'y suis appelé; comme électeur, je voterai d'abord pour un homme de la gauche, à défaut, pour un conservateur indépendant, et, à défaut encore, pour un légitimiste franc et loyal, tel que vous, plutôt que pour un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours.

Veuillez, etc.....

73.—PROJET DE PRÉFACE POUR LES HARMONIES[88].

Mon cher Frédéric,

C'en est donc fait: tu as quitté notre village. Tu as abandonné les champs que tu aimais, ce toit paternel où tu jouissais d'une si complète indépendance, tes vieux livres tout étonnés de dormir négligemment sur leurs poudreux rayons, ce jardin ou dans nos longues promenades nous causions à perte de vue de omni re scibili et quibusdam aliis, ce coin de terre dernier asile de tant d'êtres que nous chérissions, où nous allions chercher des larmes si douces et de si chères espérances. Te souvient-il comme la racine de la foi reverdissait dans nos âmes à l'aspect de ces tombes chéries? Avec quelle abondances les idées affluaient dans notre esprit sous l'inspiration de ces cyprès? À peine pouvions-nous leur donner passage tant elles se pressaient sur nos lèvres. Mais rien n'a pu te retenir. Ni ces bons justiciables de la campagne accoutumés à chercher des décisions dans tes honnêtes instincts plus que dans la loi; ni notre cercle si fertile en bons mots que deux langues n'y suffisaient pas, et où la douce familiarité, la longue intimité remplaçaient bien les belles manières; ni ta basse qui semblait renouveler sans cesse la source de tes idées; ni mon amitié; ni cet empire absolu sur tes actions, tes heures, tes études, le plus précieux des biens peut-être. Tu as quitté le village et te voilà à Paris, dans ce tourbillon où comme dit Hugo:

....................

Frédéric, nous sommes accoutumés à nous parler à cœur ouvert; eh bien! je dois te le dire, ta résolution m'étonne, je dis plus, je ne saurais l'approuver. Tu t'es laissé séduire par l'amour de la renommée, je ne veux pas dire de la gloire, et tu sais bien pourquoi. Combien de fois n'avons-nous pas dit que désormais la gloire ne serait plus le prix que d'intelligences d'une immense supériorité! Il ne suffit plus d'écrire avec pureté, avec grâce, avec chaleur; dix mille personnes en France écrivent ainsi. Il ne suffit pas d'avoir de l'esprit; l'esprit court les rues. Ne te souvient-il pas qu'en lisant les moindres feuilletons, souvent si dépourvus de bon sens et de logique, mais presque toujours si étincelants de verve, si riches d'imagination, nous nous disions: bien écrire va devenir une faculté commune à l'espèce, comme bien marcher et bien s'asseoir. Comment songer à la gloire avec le spectacle que tu as sous les yeux? Qui pense aujourd'hui à Benjamin Constant, à Manuel? Que sont devenues ces renommées qui semblaient ne devoir jamais périr?

À de si grands esprits te crois-tu comparable?

As-tu fait leurs études? Possèdes-tu leurs vastes facultés? As-tu passé comme eux toute ta vie au milieu de la société la plus spirituelle? As-tu les mêmes occasions de te faire connaître, la même tribune; es-tu entouré au besoin de la même camaraderie? Tu me diras peut-être que si tu ne parviens à briller par tes écrits tu te distingueras par tes actions.—Eh bien! vois où en est la renommée de Lafayette. Feras-tu comme lui retentir ton nom dans les deux mondes et pendant trois quarts de siècle? Traverseras-tu des temps aussi fertiles en événements? Seras-tu la figure la plus saillante dans trois grandes révolutions? Te sera-t-il donné de faire et défaire des rois? Te verra-t-on martyr à Olmultz et demi-Dieu à l'Hôtel de ville? Seras-tu commandant-général de toutes les Gardes nationales du royaume? Et quand ces hautes destinées te seraient réservées, vois où elles aboutissent: à jeter au milieu des nations un nom sans tache, que dans leur indifférence elles ne daignent pas ramasser; à les accabler de nobles exemples et de grands services qu'elles s'empressent d'oublier.

Mais non, je ne puis croire que l'orgueil t'ait monté à la tête à ce point de te faire sacrifier le bonheur réel à une renommée qui, tu le sais bien, n'est pas faite pour toi, et qui, en tout cas, ne serait que bien éphémère. Ce n'est pas toi qui aspireras jamais à devenir:

Dans les journaux du jour le grand homme du mois.

Tu démentirais tout ton passé. Si ce genre de vanité t'avait séduit, tu aurais commencé par rechercher la députation. Je t'ai vu plusieurs fois candidat, et toujours dédaignant ce qu'il faut faire pour réussir. Tu disais sans cesse: Voici le temps où l'on s'occupe un peu des affaires publiques, où on lit et parle de ce qu'on a lu. J'en profiterai pour distribuer sous le manteau de la candidature quelques vérités utiles,—et au delà tu ne faisais aucune démarche sérieuse.

Ce n'est donc pas l'éperon de l'amour-propre qui a dirigé ta course vers Paris. Mais alors à quelle inspiration as-tu cédé? Est-ce au désir de contribuer en quelque chose au bien de l'humanité? Sous ce rapport encore j'ai bien des observations à te faire.

Comme toi j'aime toutes les libertés et, parmi elles, la plus universellement utile à tous les hommes, celle dont on jouit à chaque instant du jour et dans toutes les circonstances de la vie,—la liberté du travail et de l'échange. Je sais que l'appropriation est le pivot de la société et même de la vie humaine. Je sais que l'échange est impliqué dans la propriété; que restreindre l'un, c'est ébranler les fondements de l'autre. Je t'approuve de te dévouer à la défense de cette liberté, dont le triomphe doit amener le règne de la justice internationale et, par suite, l'extinction des haines, des préventions de peuple à peuple et des guerres qui en sont la suite.

Mais, en vérité, te présentes-tu dans la lice avec des armes qui conviennent et à la renommée, si tant est que tu y songes, et au succès même de ta cause? De quoi es-tu occupé, exclusivement occupé? D'une démonstration, d'un calcul, de la solution d'un problème unique, savoir: La restriction ajoute-t-elle à la colonne des profits ou à la colonne des pertes dans le livre de comptes d'une nation? Voilà sur quel sujet tu épuises toute ton intelligence! voilà les bornes où tu as circonscrit cette grande question! Pamphlets, livres, brochures, articles de journaux, discours, tout est consacré à dégager cette inconnue: La nation, par le fait de la liberté, aura-t-elle cent mille francs de plus ou cent mille francs de moins? Il semble que tu t'attaches à mettre sous le boisseau toute clarté qui ne jette sur ce théorème qu'un jour indirect. Il semble que tu t'appliques à refouler dans ton cœur toutes ces flammes sacrées que l'amour de l'humanité y avait allumées.

Ne crains-tu pas que ton esprit se sèche et se rétrécisse à cette œuvre analytique, à cette éternelle contention toujours concentrée sur un calcul algébrique?

Rappelle-toi ce que nous avons dit bien souvent: à moins qu'on n'ait la prétention de faire faire un progrès à une branche isolée des connaissances humaines, ou plutôt, à moins qu'on n'ait reçu de la nature un crâne qui ne se distingue que par une protubérance dominatrice; il vaut mieux, surtout quand on n'est comme nous qu'amateurs philosophes, laisser errer sa pensée dans tout le domaine de l'intelligence, que de l'asservir à la solution d'un problème. Il vaut mieux chercher le rapport des sciences entre elles et l'harmonie des lois sociales, que de s'épuiser à éclairer un point douteux, au risque de perdre jusqu'au sentiment de ce qu'il y a de grandeur et de majesté dans l'ensemble.

C'est pour cela que nos lectures étaient si capricieuses, et que nous mettions tant de soin à secouer le joug des jugements de convention. Tantôt nous lisions Platon, non pour admirer sur la foi des siècles, mais pour nous assurer de l'extrême infériorité de la société antique; et nous disions: Puisque c'est là la hauteur où s'est élevé le plus beau génie de l'ancien monde, rassurons-nous, l'homme est perfectible et la foi dans ses destinées n'est pas trompeuse. Tantôt nous nous faisions suivre dans nos longues promenades de Bacon, de Lamartine, de Bossuet, de Fox, de Lamennais, et même de Fourrier. L'économie politique n'était qu'une pierre de l'édifice social que nous cherchions à construire dans notre esprit, et nous disions: «Il est utile, il est heureux que des génies patients et infatigables se soient attachés comme Say à observer, classer, et exposer dans un ordre méthodique tous les faits qui composent cette belle science. Désormais, l'intelligence peut poser le pied sur cette base inébranlable pour s'élever à de nouveaux horizons.» Aussi combien nous admirions les travaux de Dunoyer et de Comte qui, sans jamais dévier de la ligne rigoureusement scientifique tracée par M. Say, transportent avec tant de bonheur ces vérités acquises dans le domaine de la morale et de la législation. Je ne te le dissimulerai pas; quelquefois, en t'écoutant, il me semblait que tu pouvais à ton tour prendre ce même flambeau, des mains de tes devanciers, et en projeter la lumière dans quelques recoins obscurs des sciences sociales, et dans ceux surtout que de folles doctrines ont récemment plongé dans l'obscurité.

Au lieu de cela, te voilà tout occupé d'éclaircir un seul des problèmes économiques que Smith et Say ont déjà démontré cent fois mieux que tu ne pourras le faire. Te voilà analysant, définissant, calculant, distinguant. Te voilà, le scalpel à la main, cherchant ce qu'il y a au juste au fond de ces mots prix, valeur, utilité, cherté, bon marché, importations, exportations.

Mais, enfin, si ce n'est pour toi, si tu ne crains pas de t'hébéter à l'œuvre, crois-tu avoir choisi, dans l'intérêt de la cause, le meilleur plan qu'il y ait à suivre? Les peuples ne sont pas gouvernés par des X, mais par des instincts généreux, par des sentiments, par des sympathies. Il fallait leur présenter la chute successive de ces barrières qui parquent les hommes en communes ennemies, en provinces jalouses, en nations guerroyantes. Il fallait leur montrer la fusion des races, des intérêts, des langues, des idées, la vérité triomphant de l'erreur dans le choc des intelligences, les institutions progressives remplaçant le régime du despotisme absolu et des castes héréditaires, les guerres extirpées, les armées dissoutes, la puissance morale remplaçant la force physique, et le genre humain se préparant par l'unité aux destinées qui lui sont réservées. Voilà ce qui eût passionné les masses, et non point tes sèches démonstrations.

Et puis, pourquoi te limiter? pourquoi emprisonner ta pensée? Il me semble que tu l'as mise au régime cellulaire avec l'uniforme croûte de pain sec pour tout aliment, car te voilà rongeant soir et matin une question d'argent. J'aime autant que toi la liberté commerciale. Mais tous les progrès humains sont-ils renfermés dans cette liberté? Autrefois, ton cœur battait pour l'affranchissement de la pensée et de la parole, encore enchaînées par les entraves universitaires et les lois contre l'association. Tu t'enflammais pour la réforme parlementaire et la séparation radicale de la souveraineté qui délègue et contrôle, de la puissance exécutive dans toutes ces branches. Toutes les libertés se tiennent. Toutes les idées forment un tout systématique et harmonieux; il n'en est pas une dont la démonstration n'eût servi à démontrer les autres. Mais tu fais comme un mécanicien qui s'évertue à expliquer, sans en rien omettre, tout ce qu'il y a de minutieux détails dans une pièce isolée de la machine. On est tenté de lui crier: Montrez-moi les autres pièces; faites-les mouvoir ensemble; elles s'expliquent les unes par les autres.....

Chargement de la publicité...