Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 7: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
22.—DU CHEMIN DE FER DE BORDEAUX À BAYONNE[27].
(Lettre adressée à une commission de la Chambre des députés.)
Messieurs,
Les partisans du tracé direct et ceux du tracé courbe ont beau s'évertuer, il n'y a de part et d'autre qu'un argument sérieux.
Les premiers disent: Notre ligne est plus courte de 29 kilomètres.
Les seconds répondent: La nôtre dessert une population quatre fois plus dense.
Ou, sous la forme agressive, les uns:
Votre tracé courbe renchérit les transports pour les points extrêmes;
Les autres: Votre tracé direct passe dans le désert et sacrifie tous les intérêts du pays.
La question ainsi posée, on comprend quelle importance les partisans de la ligne directe devaient attacher à prouver, d'une part, que le désert n'est pas aussi désert qu'on le suppose; de l'autre, que les vallées ne sont ni aussi riches ni aussi peuplées qu'on le dit.
C'est l'argumentation à laquelle a eu recours la commission d'enquête des Basses-Pyrénées, et, dans l'impartial exposé des motifs de M. le Ministre des travaux publics, on la voit reproduite en ces termes:
«Il convient de remarquer que, dans les cantons des grandes Landes, la population s'est constamment accrue, depuis quarante ans, dans une proportion moyenne de 50 pour 100, tandis que dans les vallées elle est demeurée stationnaire et même a décru sur quelques points.»
J'ai lieu de croire que le fait qu'on invoque a été puisé dans un mémoire que j'ai publié sur la répartition de l'impôt dans le département des Landes, mémoire qu'on ne manquera pas sans doute de faire passer sous vos yeux. Il doit donc m'être permis de protester contre l'usage étrange qu'on en prétend faire. Je n'ai pas la prétention de plaider pour ou contre une des deux lignes rivales, mais j'ai celle de m'opposer à ce que, pour éloigner le chemin de nos vallées, on fasse argument de tout, même de leurs souffrances.
Tout homme qui s'est occupé du vaste sujet de la population sait qu'elle croît plus rapidement, d'ordinaire, dans les pays où elle est rare que dans ceux où elle a atteint une grande densité. Dire que c'est là un motif pour accorder la préférence aux premiers, en fait de chemin de fer, c'est dire qu'ils sont plus utiles en Russie qu'en Angleterre, et dans les Landes que dans la Normandie.
Ensuite on a généralisé un fait local. Il n'est pas vrai que la population diminue dans la vallée de la Garonne, de la Midouze et de l'Adour. Elle y croît lentement, il est vrai, précisément parce qu'elle y est très-pressée.
Ce qui est vrai, ce que je ne rétracte pas, c'est que, dans un petit pays, qu'on nomme la Chalosse, situé sur la rive gauche de l'Adour, et spécialement dans quatre à cinq cantons vinicoles de cette province, le nombre des décès surpasse régulièrement, depuis vingt ans, le nombre des naissances.
C'est là une perturbation déplorable, un phénomène unique dans le siècle, et il ne se montre nulle part, pas même en Turquie. Pour savoir ce qu'on en doit conclure, relativement à la question qui nous occupe, il ne suffit pas de constater le fait, il faut encore le rattacher à sa cause.
La population a décru, disent les commissaires enquêteurs. Ce mot est bientôt prononcé. Ah! ils ne savent pas tout ce qu'il implique! Ils n'ont pas assistée à ce douloureux travail par lequel s'accomplit une telle révolution! Ils ne savent pas ce qu'elle suppose de souffrances morales et physiques. Je vais le leur dire. C'est une funèbre histoire, mais elle est pleine d'enseignement.
La Chalosse est un des pays les plus fertiles de la France.
Autrefois, on y récoltait des vins qui descendaient l'Adour. Une partie se consommait aux environs de Bayonne; l'autre s'exportait au nord de l'Europe. Ce commerce extérieur occupait à Bayonne l'activité et les capitaux de dix ou douze maisons honorables, dont un de vos collègues, M. Chégaray, pourrait au besoin citer les noms.
À cette époque les vins avaient une valeur soutenue. L'aisance s'était répandue dans le pays, et avec elle la population. L'étendue des métairies s'était naturellement restreinte; elles ne comportaient pas plus de deux à trois hectares. Chacune de ces petites exploitations, travaillée comme un jardin, fournissait à une famille des moyens assurés d'existence. Les revenus des propriétaires et des métayers faisaient vivre une classe nombreuse d'artisans, et l'on conçoit à quel degré de densité la population avait dû parvenir sous ce régime.
Mais les choses ont bien changé!
La politique commerciale qui a prévalu parmi les peuples a fermé à la Chalosse ses débouchés extérieurs. L'exportation a été, je ne dirai pas réduite, mais détruite, complétement anéantie.
D'un autre côté, le système des contributions indirectes a beaucoup restreint ses débouchés intérieurs. En affranchissant de l'impôt de consommation, en faveur du propriétaire, le vin récolté sur son fonds, il a altéré, en matière de viniculture, la division du travail. Il a agi comme ferait une loi qui porterait: «Le pain sera soumis à un impôt, excepté celui que chacun fera dans son ménage.» Évidemment une telle disposition tendrait à détruire la boulangerie.
Enfin, l'Adour cesse graduellement d'être navigable. Des documents authentiques constatent que les bateaux remontaient jusqu'à Aire.—Les vieillards du pays les ont vus aller à Grenade; je les ai, moi-même, vus charger à Saint-Sever. Maintenant ils s'arrêtent à Mugron, et d'après les difficultés qu'on éprouve à les y conduire, il est aisé de prévoir que dans peu ils ne dépasseront pas le confluent de la Midouze.
Je n'ai point à raisonner sur les causes. Elles existent, c'est positif. Quels ont été les effets?
D'abord de diminuer le revenu des propriétaires; ensuite de rendre la part du métayer insuffisante pour son existence et celle de sa famille. Il a donc fallu que, sur ce qui lui restait de revenu, le propriétaire fît un fort prélèvement pour parfaire au métayer ce qui est rigoureusement nécessaire au maintien de la vie. L'un a été ruiné. Vainement il a lutté contre les séductions du luxe dont le siècle l'entoure de toute part; vainement il s'est imposé les plus durs sacrifices, la parcimonie la plus minutieuse, il n'a pu échapper aux cuisantes douleurs qui accompagnent une dégradation inévitable.
Le métayer n'a plus été un métayer; sa part colonne ne servant qu'à diminuer sa dette, il est devenu un journalier auquel on donne pour tout salaire une ration quotidienne de maïs.
En d'autres termes, on a reconnu que l'étendue des exploitations, bonne pour d'autres circonstances, était maintenant trop bornée; et en ce moment il s'opère, dans la constitution agricole du pays, une révolution remarquable.
Les vins n'ayant plus de débouchés, deux hectares de vigne ne peuvent plus constituer un corps d'exploitation. Il y a tendance manifeste à organiser la propriété sur d'autres bases. De deux métairies de vigne, on en fait une qui renferme une juste proportion de labourables. On comprend que, sous l'empire des causes énumérées, ce n'est plus deux ou trois hectares qu'il faut, mais cinq ou six pour faire vivre une famille de métayers. Là aussi on fait des fusions, mais des fusions qui altèrent les sources de la vie.
Dans la commune que j'habite, trente maisons de métayers ont été démolies depuis le cadastre, et plus de cent cinquante dans le canton dont les intérêts judiciaires me sont confiés; et remarquez ceci, ce sont autant de familles vouées à une complète destruction. Leur sort est de souffrir, décliner et disparaître.
Oui, la population a diminué dans une partie de la Chalosse, et j'ajouterai, dût-on retourner contre elle cet aveu, que cette dépopulation, si elle accuse notre détresse, est bien loin d'en donner la mesure. Si vous parcouriez mon malheureux pays, vous apprendriez combien les hommes peuvent souffrir sans mourir, et qu'une vie de moins sur vos froides statistiques est le symptôme d'incalculables tortures.
Et maintenant ce sont nos souffrances qu'on invoque contre nous! Et pour nous refuser des débouchés, on nous parle des douleurs que le défaut des débouchés nous inflige!—Encore une fois, je ne me prononce pas sur le tracé du chemin de fer. Je sais que les intérêts de la Chalosse pèseront bien peu dans la balance. Mais, si je ne m'attends pas à ce qu'ils soient un argument pour le tracé des vallées, je ne veux pas qu'on en fasse un argument contre, parce qu'un tel argument est aussi faux que cruel. N'est-ce point, en effet, une impitoyable cruauté que de venir nous dire: «Vous avez un beau ciel, un sol fécond, de fraîches vallées, des coteaux sur lesquels le travail de vos pères avait répandu l'aisance et le bonheur. Grâce à ces dons de la nature et de l'art, votre population était aussi pressée que dans nos plus riches provinces. Les débouchés vous ont fait défaut tout à coup, et la détresse a succédé à l'aisance, les larmes aux chants de joie. Or, pouvant disposer d'un immense débouché, nous ne savions encore si nous en doterions le désert ou si nous le mettrions à votre portée. Vos souffrances nous décident. Elles sont bien avérées; le pouvoir lui-même les a constatées par ces expressions laconiques: ce n'est rien, c'est la population qui diminue. Il n'y a rien à répliquer à cela; et nous voilà bien décidés à rejeter le chemin dans la grande Lande. Cette détermination, en ruinant toutes vos villes, accélérera la dépopulation qui vous attriste; mais la chance de peupler le désert ne vaut-elle pas bien la certitude de dépeupler les vallées?»
Ah! Messieurs, donnez au chemin la direction que, dans votre sagesse, vous jugerez la plus utile à l'intérêt général; mais si vous en frustrez notre vallée, ne dites pas dans vos considérants, comme on vous y engage, que ce sont ses malheurs, et ses malheurs seuls, qui vous déterminent.
23.—AUX MEMBRES DE L'ASSOCIATION POUR LA LIBERTÉ DES ÉCHANGES[28].
Mes chers Collègues,
Quelques esprits ardents s'affligent de ce que l'Association parisienne a fait si peu de progrès. Je voudrais les convaincre qu'ils se pressent trop de désespérer. Paris offre tous les éléments de succès. Sans doute le travail de cohésion et d'organisation est lent; il peut être souvent interrompu par les circonstances, comme il l'est maintenant par les élections générales, qui absorbent à bon droit l'attention publique; mais l'œuvre sera reprise en temps opportun, et le triomphe en est assuré.
Eh quoi! Une noble et belle cause peut-elle faillir quand elle rallie toutes les fortes intelligences d'une époque, toutes les illustrations, toutes les renommées, tous les titres que le génie élève au-dessus du siècle!
J'exposerai devant vous le dénombrement de nos forces, et vous verrez s'il y a lieu de désespérer.
Si l'on vous demandait quel est l'homme qui léguera à nos annales la renommée parlementaire la plus solide et la plus pure; qui, par la hauteur de ses vues, la constance de ses convictions, plus encore que par l'éclat de son nom, s'est élevé au plus haut degré d'influence qu'on puisse acquérir en dehors du pouvoir, vous nommeriez l'illustre pair qui a consacré sa vie à l'abolition de l'esclavage; mais vous ne seriez pas étonné d'apprendre qu'il n'est pas moins favorable à l'abolition du monopole; car l'esclavage et le monopole reposent sur le même principe.
Si l'on vous demandait:
Quel est le poëte du sentiment, qui a fait vibrer dans nos cœurs les cordes les plus intimes et les plus mystérieuses?
Quel est le poëte du peuple, dont les chants, aux jours de notre jeunesse, pénétraient comme un fluide puissant et rapide dans toutes les couches de la société?
Quel est le prosateur inimitable, ou plutôt le poëte des idées, qui a su jeter sur le monde des abstractions le manteau d'un style à la fois simple, gracieux, touchant, énergique, expression d'une belle âme tourmentée par l'inquiétude du génie?
Quel est le savant qui, soumettant les élans de l'imagination aux lois du calcul, a sondé le plus avant la mystérieuse profondeur des harmonies célestes, pour venir ensuite distribuer la science aux profanes, sous les formes les plus accessibles?
Quel est l'orateur, quelle que soit sa bannière, qui a fait revivre à notre tribune nationale les traditions des Foy et des Mirabeau?
Quel est l'homme d'État, quelque opinion qu'on se fasse de sa pensée politique, qui, par l'éloquence et le caractère, a su la faire dominer sur un peuple encore tout frémissant des agitations et des espérances de Juillet?
Quel est l'heureux du siècle à qui une habileté d'un autre ordre, qui a aussi son génie, a fait donner le nom de roi de la finance?
Vous répondriez: C'est le duc de Broglie, c'est Lamartine, Béranger, Lamennais, Arago, Berryer, Guizot, Rothschild, qui tous, avec des vues diverses, souvent opposées, ont marché, chacun dans sa voie, jusqu'aux bornes qui semblent assignées au domaine intellectuel de notre époque.
Eh bien! Messieurs, une cause est-elle perdue, quand elle a pour elle des autorités si imposantes, et auxquelles leur diversité même communique une force irrésistible?
Je ne veux pas dire que tous ces personnages illustres prendront une part directe à notre association, mais je sais que tous adhèrent à son principe et nous entourent de leur sympathique assentiment[29].
Que les monopoleurs, armés du télescope, cherchent donc dans tout l'horizon intellectuel une petite étoile pour faire équilibre à cette écrasante constellation.
On dit qu'ils ont pour eux M. Thiers. C'est beaucoup; mais, en vérité, cela ne suffit pas.
À cette nomenclature assez rassurante, et que j'aurais pu allonger beaucoup, se joint un autre symptôme encore plus propre peut-être à vous inspirer de la confiance. Je veux parler du mouvement qui s'est opéré dans la presse française.
L'opinion des journaux fait-elle celle des abonnés, ou celle des abonnés fait-elle celle des journaux? ou bien, ce qui est plus probable, exercent-elles l'une sur l'autre une action réciproque? Quoi qu'il en soit, et dans toutes les hypothèses, un principe est bien près de son triomphe quand on voit tous les journaux venir l'un après l'autre se ranger sous son drapeau.
Vous avez vu l'attitude ferme et décidée qu'a prise le Journal des Débats, cette feuille qui, par ses relations, le public auquel elle s'adresse, le mérite de sa rédaction, est une des grandes forces du pays, presque un des pouvoirs de l'État, sinon défini par la Charte, du moins écrit dans les faits.—Le Journal des Débats est pour vous.
Le Courrier français, qui n'a d'engagements avec aucun parti, est pour vous. C'est une sentinelle avancée, courageuse et même un peu aventureuse, telle qu'il en faut à une doctrine qui sort de l'abstraction pour entrer dans la carrière militante.
La Patrie est pour vous. Les journaux qui se forment ou se reforment, comme le Commerce et l'Océan, cherchent un abri sous votre bannière.
La Réforme ne ment pas à son titre: elle est pour vous.
La Démocratie pacifique est pour vous. Sans doute la liberté d'échanger n'a qu'une importance secondaire à ses yeux auprès de la merveilleuse organisation qu'elle rêve et qui doit effacer tous les péchés du monde ainsi que toutes ses misères; mais elle convient que, pour être maîtres de s'associer, les hommes doivent au moins s'appartenir à eux-mêmes; d'où il suit que la lutte contre le monopole doit précéder le travail de l'organisation.
Il est un journal que je regrette de ne pas voir dans nos rangs et au premier rang, c'est le National. Quoique cette feuille soit l'organe d'un parti, elle est considérée dans tous, à cause du mérite transcendant de ses écrivains et de sa réputation bien établie d'indépendance et d'austérité politique. Je sais que le National est favorable à la liberté commerciale comme à toutes les libertés. S'il ne descend pas dans la lice, cela tient à ses vues sur la politique générale de l'Europe, qui lui font penser que le moment n'est pas venu où la France pourrait, sans péril, s'engager par les liens du commerce avec des puissances oligarchiques ou absolues, hostiles aux principes de notre révolution. Mais, quoi! les nations les plus avancées en industrie ne sont-elles pas les plus éclairées en politique?—Et le commerce libre, ce grand distributeur des produits, n'est-il pas aussi le grand propagateur des idées?
Enfin, si je jette un coup d'œil sur la presse départementale, je n'y vois aucun motif de découragement. Les trois grands journaux de Bordeaux défendent énergiquement notre principe. Le Courrier de Marseille consacre à cette cause un talent de premier ordre. Le Sémaphore suit la même voie; je ne connais qu'un journal à Lyon, et il est pour nous, ainsi que le Journal du Havre, qui a acquis en ces matières une grande autorité.
Tel est, dans la presse française, le dénombrement de nos forces. Quels sont nos adversaires? La Presse et le Constitutionnel. Encore ces deux journaux s'accordent-ils à reconnaître la vérité et la justice de notre doctrine. Ils se bornent à en ajourner indéfiniment l'application. En principe, disent-ils, vous avez raison. Ah! ils ne comprennent pas sans doute toute la portée d'une telle concession! Nous avons raison en principe! Et qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que la restriction est un système faux et oppressif;—donc il faut le renverser. Cela veut dire que le monopole est une injustice, une spoliation, un déplacement forcé et violent de la richesse, transportée des uns aux autres sans compensation;—donc il faut rétablir le règne de la justice et de l'intégrité du droit de propriété. Cela veut dire que la protection est une illusion, une déception, qu'elle opprime le travail en prétendant le favoriser; que ses effets sont directement contraires à ses promesses; qu'elle retranche au bien-être des masses et porte ainsi atteinte à leur dignité et à leur moralité.
Voilà ce qui est impliqué dans cet aveu: La liberté des échanges est vraie en principe; car elle serait fausse en théorie comme en pratique, s'il était au pouvoir de la restriction de faire plus de bien que la liberté. Aussi les journaux auxquels je fais allusion ne pourront pas tenir longtemps la position qu'ils ont prise. Les principes ont d'autres exigences, et les abonnés aussi. Ce n'est pas impunément qu'on peut dire longtemps à un principe (c'est-à-dire à la vérité): «Je te respecte et te salue, mais je te tourne le dos.» Il vient un moment où le lecteur voit une insulte dans ce langage[30].
24.—À M. TANNEGUY DUCHÂTEL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR[31].
Monsieur le Ministre,
Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi,
Seigneur; je l'ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
Que la Ligue aujourd'hui par vos ordres expire.
Serait-il vrai que vous vous efforciez d'anéantir l'Association pour la liberté des échanges, vous qui avez écrit ces lignes:
«Nous défendons, avec nos propres intérêts, ceux des consommateurs en général, et ceux de toutes les branches d'industrie auxquelles les prohibitions enlèvent de vastes débouchés. Entre tous ces intérêts DOIT SE FORMER UNE LIGUE PUISSANTE, dont les vœux n'appellent ni priviléges ni monopoles, mais se bornent à réclamer les bienfaits de la libre concurrence, le naturel développement de la prospérité générale.»
Mais non; j'aime mieux croire qu'en entourant le berceau de la Ligue,—de votre ligue,—d'une feinte persécution, vous avez voulu lui donner un ingénieux témoignage de votre sympathie.
Que deviendrait-elle, en effet, sans cet adroit stimulant? l'économie politique est une belle science, mais elle n'a rien de gai et de bien saisissant. Livrée à elle-même, notre agitation commerciale aurait conservé son caractère scientifique et se serait vue reléguée dans la région glacée de la dissertation. Chez nous, elle ne se mêle pas, comme en Angleterre, à l'éternelle lutte du peuple contre l'aristocratie. Là, le monopole est une des formes de l'oppression féodale, et la résistance qu'on lui oppose a quelque chose de cette ardeur fiévreuse qui, en 89, faisait battre le cœur de nos pères. Ici, il n'est qu'un faux système; et qu'opposer à un faux système, si ce n'est la froide argumentation? De l'autre côté du détroit, le privilége retranche directement sur la subsistance du peuple pour ajouter au faste des grands, semant dans les masses la misère, l'inanition, la mort et le crime. C'est donc une de ces questions de charité immédiate si propres à éveiller la sympathie du beau sexe, et les agitateurs anglais trouvaient, jusque dans le cœur des femmes, le plus puissant des encouragements et la plus douce des récompenses. Mais, chez nous, comment intéresser le peuple au syllogisme et les dames à la balance du commerce?
Il est vrai qu'elles font, dans leur ménage, de l'économie politique, et de la plus orthodoxe encore. On leur entend dire souvent: Je renonce au tricot, parce que c'est une manière dispendieuse d'acheter des bas; si je fais de la tapisserie, c'est que cela m'amuse, et je sais que j'y perds.—Hélas! il est triste de penser qu'il nous faut, vous et moi et bien d'autres, accumuler des volumes pour démontrer aux savants ce que comprennent de simples femmes, et pour prouver que l'économie des nations est fondée sur le même principe que l'économie des ménages!
Il n'en reste pas moins que notre théorique association devait résolûment renoncer à ces ovations qui, d'ordinaire, accompagnent les réformateurs et soutiennent leur courage. Une seule porte pouvait laisser arriver jusqu'à nous la sympathie populaire, vous l'avez compris sans doute, et c'est pour cela que vous avez voulu l'ouvrir,—c'est la porte de la persécution. La persécution! Ah! l'apôtre qui se dévoue à un principe ne la recherche pas; mais il ne la craint pas non plus. Peut-être la désire-t-il, dans le secret de son cœur, car il sait bien qu'elle est le précurseur et le gage du succès.
Si c'est de la stratégie, de la diplomatie de vieil économiste, elle est fort adroite, sans doute; mais n'offre-t-elle pas quelques dangers?
Il y avait au fond de nos codes une loi si odieuse, si exorbitante, que vous n'osiez pas vous en servir. Vous craigniez qu'à sa première apparition, la réprobation publique n'en demandât le retrait; et vous préfériez la laisser sommeiller, inerte, inefficace, la réservant pour ces cas rares où l'horreur du crime fait oublier le danger de la précaution. Cette loi, en voici le texte:
«Nulle association, etc., ne pourra se former qu'avec l'agrément du Gouvernement, et sous les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la société.»
Ce qui veut bien dire: En fait d'association, il n'y a pas de loi, il n'y a que le bon plaisir du ministre.
Voilà où en est la grande nation de 89 et de 1830! Voilà le respect qu'obtient chez nous la dignité de l'homme!
Cependant l'Association parisienne pour la liberté des échanges avait déclaré qu'elle n'agirait jamais que par les voies légales. En conséquence, elle vous demanda l'autorisation et les conditions qu'il vous plairait de lui imposer. Beaucoup l'ont blâmée; pour moi, je l'approuve, et cette ligne de conduite me semble toujours avantageuse; car de deux choses l'une: ou l'on rencontre une loi juste et prudente, et alors quel motif de ne pas s'y soumettre? ou l'on se heurte contre une mesure arbitraire, inique, dégradante, et, en ce cas encore, en exiger la stricte application, c'est le meilleur moyen d'en exposer au grand jour les inconvénients et de la frapper de l'animadversion publique.
Voyez en effet ce qui est arrivé. Je vous laisse à juger, monsieur le Ministre, si, après cette expérience, l'article 291 peut longtemps défigurer nos codes.
Il y a deux classes d'industriels en France: les uns prétendent que leur travail laisse naturellement de la perte, et ils veulent être autorisés à la combler par une taxe sur les consommateurs. (C'est vous qui l'avez dit: mémoire sur le système des douanes, page 6.)—Les autres demandent que chacun soit propriétaire de ses propres facultés et de leur produit. Ils soutiennent que la nation ne doit payer de taxes que pour faire face aux services publics.
La question ne pouvait être loyalement portée qu'au tribunal de l'opinion; et vous, Monsieur, qui avez jadis provoqué l'existence de la Ligue, vous deviez au moins rester neutre.
Eh bien! les monopoleurs s'associent en toute liberté. Ils s'organisent comme ils l'entendent; ils se coalisent; ils ont des réunions, des comités, des journaux, un système de contributions qui fonctionne aussi régulièrement que celui de votre collègue des finances. Grâce à ces ressources, au jour marqué, et quand ils le jugent utile à leurs intérêts, la foule de leurs délégués accourt de tous les points du territoire vers le centre du Gouvernement; elle le circonvient, elle obsède l'administration, elle pèse d'un poids immense sur les résolutions des pouvoirs publics, et il n'y a pas de législature qui ne se voie contrainte de lui prodiguer les deniers des contribuables.
D'un autre côté, les amis de la liberté et de la justice demandent bénévolement à s'associer aussi. Ils n'aspirent qu'à discuter leurs droits, à répandre l'information, à éclairer les esprits. Que les deux systèmes soient admis à se faire écouter, disent-ils: si le nôtre est faux il succombera; s'il est vrai, n'est-il pas juste qu'il triomphe?
Et vous nous refusez l'autorisation!... Ah! monsieur le Ministre, prenez garde et voyez sur quel terrain vous transportez le débat. Entre vous et nous, il n'est pas question de liberté commerciale; c'est une lutte que nous soutiendrons contre les monopoleurs et dont l'opinion sera juge. Ce que nous vous demandons, c'est de tenir la balance égale, de ne pas nous fermer la bouche, de ne pas nous accabler seuls sous les pouvoirs exorbitants que la législation ne vous a pas confiés à cette fin. Si, pour arriver à faire prévaloir nos droits de contribuables, nous sommes réduits à défendre d'abord nos droits de citoyens; s'il nous faut préalablement discuter et renverser l'article 291 et sa lignée de septembre, nous sommes prêts. Odieuses en elles-mêmes, l'usage que vous faites de ces armes achèvera de les discréditer, et nous les briserons dans vos mains.
Mais, en même temps, nous ne méconnaîtrons pas le service que vous rendez à notre cause. Combien d'auxiliaires inattendus ne poussez-vous pas sous notre drapeau! La presse opposante y accourra toute entière. Elle hésitait; ses convictions économiques, à ce qu'il semble, sont encore douteuses. Ce combat d'avant-garde la fera arriver dans nos rangs, et elle y restera; car elle apprendra qu'on y respire l'air de la justice et de la liberté.
Je suis, monsieur le Ministre, votre serviteur.
25.—LA LOGIQUE DU MONITEUR INDUSTRIEL[32].
Le Moniteur industriel, toujours fidèle au monopole, commente aujourd'hui la déclaration de l'Association du libre-échange. Après avoir dit qu'elle tient compte de quelques idées générales dont il ne conteste pas la justesse, il ajoute qu'elle ne tient pas compte de la vie réelle; d'où il suit, selon lui, qu'il y a incompatibilité entre la vie et les idées. Sous l'influence de cette pensée, le Moniteur affirme que la déclaration est bonne pour l'Académie des sciences morales, mais détestable pour le régime d'un peuple raisonnable; d'où il suit encore qu'il y a incompatibilité entre l'Académie et la raison.
Le Moniteur résume ainsi sa théorie:
«Ce qui doit nous préoccuper, c'est de développer, c'est de doubler, c'est de quadrupler, si nous le pouvons, toutes nos industries. Est-ce que, si nous parvenions à quadrupler toutes nos industries, nous ne serions pas dix fois plus riches?»
Voilà donc le Moniteur fouriériste et entiché du quadruple produit, avec cette variante que, d'après lui, quatre fois plus de produits donnent dix fois plus de richesses!—Et ces messieurs nous appellent utopistes! Et ils nous reprochent de n'avoir pas mis de chiffres dans notre manifeste!
J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi méchants,
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
Cependant accordons au Moniteur qu'il serait bon de quadrupler toutes nos industries. Et qui en doute, alors même que nos richesses n'en seraient pas décuplées?—Reste à savoir si le moyen proposé par le Moniteur est bon, et si les industries se peuvent quadrupler toutes à la fois, par la vertu du pillage qu'elles exercent les unes sur les autres.
Supposons vingt-quatre industries, autant que de lettres dans l'alphabet. Leurs profits sont divers: A gagne énormément, B beaucoup, C joliment, D moins, et ainsi de suite jusqu'à Y, qui joint à peine les deux bouts, et Z qui est en perte.
Dans cette situation, Z demande à prélever une petite somme sur les profits de chacune de ses sœurs, par une taxe directe, sous le nom de prime, ou par un impôt déguisé sous le nom de protection, de manière, non-seulement à ne plus perdre, mais à quadrupler son importance.
La plus grande des niaiseries imaginables serait de voir là un profit général, car l'importance de Z ne s'accroît qu'en diminuant celle de toutes les autres industries. Y, en particulier, qui était sur la limite de la perte, y entre de plein saut.
Y a la ressource de demander l'autorisation de piller ses vingt-trois sœurs, y compris Z.
C'est le tour de X de tomber dans le domaine de la perte. Nouveau recours au pillage, qui entraîne V, puis U, puis T, jusqu'à ce que toutes les sœurs se ruinent les unes par les autres.
Alors le système est complet, et on se flatte d'avoir quadruplé toutes les industries.
Messieurs du Moniteur, de grâce, prouvez-nous une fois pour toutes que par la restriction nous pillons l'étranger. Nous examinerons alors la question de justice nationale, mais nous nous avouerons battus sur celle du profit national.
Que si cette portion de bénéfice procuré par la protection à un Français est payée exclusivement par d'autres Français, cessez de nous le présenter comme un bénéfice net, clair, liquide, national. C'est là qu'est la déception, c'est là que nous vous ramènerons sans cesse.
Il y a, dans l'article du Moniteur, un autre sophisme qui est du reste fort répandu et que, par ce motif, nous relèverons ici. Il consiste à assimiler le commerce à la guerre et les échanges de produits aux échanges de coups de poing.
Après avoir rabaissé humblement la France et exalté la supériorité infinie de l'Angleterre, le Moniteur s'écrie:
«Voilà Goliath et David en présence. Eh bien! pour égaliser leurs forces, on propose à David de laisser là sa fronde et d'aller se colleter avec Goliath. Quelle économie politique!»
C'est le Moniteur qui fait cette exclamation à notre endroit, et non nous au sien.
On pourrait aisément s'y tromper.
Eh! qui parle à David de s'aller colleter avec Goliath? Ce que nous disons à David, c'est ceci:
«Mets tes forces et ton temps à faire une chose, à moins que Goliath ne te la cède en échange d'une autre chose qui te coûtera moins de temps et de forces.»
Il s'agit de commerce, et non de pugilat.
«Est-ce que dans l'industrie, dit le Moniteur, les plus forts n'ont pas toujours tué les plus faibles?»
Non pas que nous sachions. En guerre, les plus forts tuent les plus faibles. En industrie, ils les servent en leur épargnant une inutile déperdition de travail.—Je voudrais bien savoir si l'auteur de l'article auquel je réponds l'a lui-même imprimé. Non sans doute, et il n'en est pas mort. Pourquoi? C'est qu'en fait d'imprimerie, auprès de lui, M. Lange est un Goliath; et ce Goliath n'a pas tué David, il lui a au contraire rendu service. Messieurs, je vous en prie, ne commençons pas par confondre les échanges avec les coups, si nous ne sommes pas décidés à déraisonner tout du long.
Le Moniteur termine par un argument qui aspire à soulever contre nous les ouvriers; et cet argument, chose singulière, il le ruine lui-même. Voici comment il s'exprime:
«L'autre jour, à Elbeuf, une machine qui pouvait faire le travail de vingt ouvriers, mais qui ne remplaçait pas vingt ouvriers, et qui devait au contraire augmenter le nombre des ouvriers dans l'atelier de M. Aroux, a provoqué une émeute; et vous osez proposer des doctrines qui, réduites en lois, jetteraient sur le pavé et condamneraient à la faim et à la mort plus tard des milliers d'ouvriers!»
À présent je reconnais que la lutte est sérieusement engagée entre le monopole et la liberté, puisque le monopole, faisant appel aux préventions de l'ignorance, nous place et se place lui-même sur le cratère enflammé de l'émeute. J'avais toujours pensé qu'il en viendrait là, que ce serait son suprême argument, et qu'après avoir abusé de la loi, il abuserait de la force brutale. Il le fait, il faut le dire, avec maladresse. Il parle d'une machine qui, faisant l'ouvrage de vingt ouvriers, doit néanmoins en augmenter le nombre, et cela dans l'atelier même où elle est employée. Nous n'allons pas aussi loin. Nous ne nions pas que les machines, comme la liberté, ne déplacent du travail. Nous disons seulement qu'en tenant compte des épargnes qu'elles procurent aux consommateurs, épargnes qui payent d'autre main-d'œuvre, dans l'ensemble, elles favorisent le travail plus qu'elles ne lui nuisent.—Autant en fait la liberté.—La thèse du Moniteur donne de l'à-propos à un article de M. Coudroy, inséré dans le Mémorial du 12 juin. Nous le recommandons à MM. les manufacturiers. Qu'ils sachent bien une chose: l'échange et les machines, pour le bien et pour le mal, opèrent exactement de même. Relativement aux ouvriers, l'étranger est une machine économique, comme la machine est un concurrent étranger. En soulevant contre nous la classe ouvrière, les fabricants la soulèvent donc, et plus immédiatement, contre eux-mêmes; car elle est plus près des ateliers où fonctionnent les machines que du cabinet où s'élabore la pensée de l'économiste.
26.—TOAST PORTÉ AU BANQUET OFFERT À COBDEN PAR LES LIBRE-ÉCHANGISTES DE PARIS[33].
Frédéric Bastiat: Aux défenseurs de la liberté commerciale dans les deux Chambres!
Messieurs, le grand principe de vérité et de justice, auquel cette réunion a pour but de rendre hommage, vient d'acquérir, par les dernières élections, de nouveaux et zélés défenseurs. Félicitons-les des circonstances favorables qui accompagnent leur entrée au parlement. Jamais, peut-être, un pareil avenir ne s'ouvrit à des cœurs animés d'une plus généreuse ambition. Ils arrivent avec des noms que je ne reproduirai point dans cette enceinte, parce qu'ils sont précédés d'une renommée européenne. Au dedans des Chambres, ils ne seront point accueillis avec cette froideur calculée et cet esprit de raillerie intéressé que rencontraient jusqu'ici les promoteurs de la moindre réforme économique. Au dehors, une association naissante s'apprête à créer autour d'eux l'appui d'une formidable opinion publique. L'Europe, l'Amérique, l'Asie même, travaillent à l'envi à accomplir cette grande révolution sociale qu'ils ont si souvent appelée de leurs vœux. Voilà les circonstances dans lesquelles la confiance du pays leur offre l'occasion d'aborder la tribune française, cette chaire du monde intellectuel, où il leur sera peut-être donné de consommer la grande œuvre dont ils jetèrent les bases dans leurs écrits. Mais, si la gloire les attend, une grande responsabilité leur incombe. La France et le monde exigent d'eux d'être, par leur zèle, leur courage, et, s'il le faut, par leur abnégation, au niveau de la mission qui leur est confiée. J'ai la confiance qu'ils ne tromperont aucune des espérances qui reposent sur leur tête.
Mais, en félicitant les nouveaux députés sur le bonheur des circonstances qui les entourent, n'oublions pas de payer un juste tribut d'admiration et de sympathie à ces vétérans du libre-échange, dont quelques-uns sont présents à cette assemblée, et qui, depuis bien des années, soutiennent dans les deux Chambres le poids d'une lutte inégale; à ces hommes dont on peut dire, sans rien exagérer, qu'ils se sont faits volontairement les martyrs de leurs profondes et honnêtes convictions. Leur tâche, Messieurs, a été bien rude! Réduits par l'indifférence ou l'hostilité de leur auditoire à faire entendre, par intervalles, quelques protestations impuissantes, abandonnés même par les intérêts dont ils étaient les défenseurs éclairés, mais soutenus par le témoignage de leur conscience, ils n'ont pas désespéré de la cause pour laquelle leurs efforts semblaient inutiles. Non, ils n'étaient pas inutiles, puisqu'ils nous ont légué un noble exemple. Mais enfin le jour de la rétribution est venu; et, quoique bien des hivers et bien des travaux aient blanchi leur tête, j'espère qu'ils vivront assez pour voir la chute des barrières qui séparent les cœurs aussi bien que les intérêts des peuples.
Messieurs, je désire que ce toast soit aussi un témoignage de sympathie pour les députés sortants qui ont noblement succombé sur le champ de bataille électoral, en tenant haut et ferme le drapeau de la liberté des échanges. Par là, ils ont rendu un précieux service et maintenu, dans toute leur intégrité, ces règles de droiture et de dignité morale, dont il n'est pas permis de s'écarter, même sous le spécieux prétexte de l'utilité. Peut-être auraient-ils pu assurer leur élection en laissant leurs principes dans l'ombre; ils ne l'ont pas voulu, et l'opinion publique doit leur en savoir gré. Il n'y a pas deux bases d'appréciation pour les actions humaines. Nous honorons le soldat qui meurt en s'enveloppant de son drapeau, et nous livrons au mépris public celui qui n'est toujours victorieux que parce qu'il se met toujours du côté du nombre. Transportons ce jugement dans la politique, en accordant notre cordiale sympathie à ceux qui, ne pouvant s'élever avec leur principe, ont voulu tomber avec lui.
Aux anciens et aux nouveaux défenseurs du libre-échange, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés!
27.—LA LOI DES CÉRÉALES ET LE SALAIRE DES OUVRIERS[34].
En Angleterre, les deux journaux protectionistes le Morning Herald et le Standard ont fait grand bruit d'une réduction de salaires qui a eu lieu dans quatre ou cinq fabriques.—Voyez-vous, ont-ils dit, les effets de la liberté des transactions? Vive la restriction pour mettre les gens à l'aise!—Et les journaux protectionistes de Paris de s'écrier: Voilà les effets de cette maudite liberté! Il n'y a que le monopole pour enrichir le peuple.
D'abord ces bons amis du peuple se sont un peu trop hâtés, car enfin, si la loi anglaise a décrété la liberté, on sait qu'elle a donné, sous les rapports les plus importants, trois ans de répit au monopole. Comment donc pourrait-on imputer à ce bon marché du pain, qui n'existe pas encore, les calamités qu'on allègue? La prétendue retenue de 5 pour 100 opérée sur les salaires par des manufacturiers, en vue du bon marché des aliments, serait donc par eux anticipée, ou, comme nous disons en Gascogne, antichipée!
Ensuite les partisans du libre-échange prédisent-ils que, sous le règne de leurs principes, il n'y aura plus aucune fluctuation dans les salaires? Ce serait assurément se bercer d'espérances chimériques. Dites-moi, Messieurs, n'y a-t-il pas eu du haut et du bas, du bas surtout pour les ouvriers tant qu'a régné la protection? Vraiment on croirait qu'en 1842 et en 1843, quand vous étiez les maîtres, quand vous mettiez en œuvre, selon votre bon plaisir, le mécanisme des restrictions, le pauvre peuple était sur des roses!
Mais le fait, direz-vous, le fait! Rien n'est plus entêté qu'un fait! Les salaires ont baissé de 5 pour 100 dans toute l'Angleterre, c'est le Morning Herald qui l'a dit, et lord Bentinck, le Darblay britannique, l'a répété. Récuserez-vous cette autorité?
En fait de faits, je tiens surtout à l'exactitude, quoi qu'ils prouvent ou semblent prouver. Ne pouvant cependant vérifier par moi-même celui qu'on allègue, j'ai cru devoir au moins consulter les journaux du lieu où l'on dit qu'il se passe. Voici comment s'exprime le Manchester Times:
«Nos lecteurs connaissent sans doute la fable des Trois Corneilles, inventée pour montrer ce qu'on peut échafauder d'impostures sur un petit brin de vérité. Depuis quelques jours, certains journaux et certaines harangues nous donnent une version de la fable presque aussi instructive que la fable elle-même. Vendredi dernier, nous annoncions que quelques fabricants de rouleaux, dans les environs, de Manchester, avaient manifesté l'intention de réduire de 5 pour 100 le salaire de leurs ouvriers, mais notre correspondant ne nous avait pas donné les détails de cette affaire. Il paraît qu'il y a quelques mois les ouvriers employés à la fabrication des rouleaux, quoiqu'ils gagnassent plus qu'ils n'avaient jamais fait, demandèrent une réduction d'une heure dans la journée de travail, sans une réduction correspondante de salaire. Après quelque hésitation, les fabricants accédèrent à la demande. Ils consentirent à payer aux ouvriers les mêmes salaires pour dix heures que pour onze heures de travail, et même ils élevèrent de 5 pour 100 le prix de l'ouvrage à la tâche, en les avertissant néanmoins que ce changement devait être considéré comme une expérience et que l'augmentation du salaire serait subordonnée à celle du prix des rouleaux. La dépression récente de l'industrie cotonnière ayant nui à la demande des machines, le prix des rouleaux s'en est ressenti, et les fabricants, en vertu de la réserve convenue, ont annoncé une réduction de 5 pour 100 sur les salaires de certaines classes d'ouvriers. Ces fabricants sont au nombre de CINQ.
«Quel parti a-t-on tiré de ce fait dans les journaux de Londres et à la Chambre des communes? La première amplification est due au Morning Herald qui s'exprime en ces termes:
«Les fabricants de rouleaux de Stockport, Park, Bridge, Oldham, Ashton-under-Lyne, Dunkenfield et autres lieux, ont annoncé à leurs ouvriers qu'ils allaient abaisser leurs salaires de 5 pour 100. Cet avis a naturellement créé une grande excitation parmi les ouvriers, qui attribuent avec amertume cette réduction au rappel des lois céréales. Ils demandent à leurs patrons pourquoi ils réduisent les salaires sitôt après la chute des monopoles, et les maîtres leur répondent:—Le pain est à présent à bon marché, vous n'avez plus besoin de gagner autant.»
«Voilà certes un récit bien enflé. Cependant le Standard a renchéri sur son confrère. Mais il appartenait à lord Georges Bentinck de porter l'hyperbole jusqu'à son paroxysme, en s'exprimant ainsi:
«La nouvelle loi céréale et le vote de la loi des sucres n'ont pas suffi pour assurer la prospérité des manufacturiers. À Oldham, Ashton, Stockport et autres villes du Yorkshire, les fabricants ont annoncé à leurs ouvriers une réduction de salaire de 5 pour 100, en leur disant que, puisque les aliments étaient à bas prix, ils pouvaient bien travailler à bon marché.»
«Comme les manufacturiers, particulièrement dans les endroits nommés par lord Georges Bentinck, n'ont opéré aucune réduction de salaire, il est clair que toutes ces déclamation reposent sur le simple fait que nous avons nous-mêmes rapporté, etc., etc.»
Telle est la version du Manchester Times. Je n'ai point à me prononcer entre ce journal et le Morning Herald. Je ferai seulement observer que la feuille de Manchester se rédige et s'imprime sur les lieux, qu'elle se distribue aux ouvriers, qu'elle ne peut pas songer à leur en imposer sur un fait qui les touche de si près. Enfin il est notoire que les ouvriers anglais font des meetings publics quand ils le veulent et pour des circonstances moins graves. Jusqu'à ce qu'ils se plaignent eux-mêmes, il nous est donc permis de mettre les exagérations de lord Bentinck et du Morning Herald sur le compte d'un dépit mal déguisé. Il est à regretter que les journaux français s'y soient laissé prendre.
28.—LETTRE AU MONITEUR INDUSTRIEL[35].
Monsieur,
Nous avons toujours dit ceci: «La protection fait supporter au consommateur national des pertes hors de toute proportion avec les profits qu'elle procure au producteur national.
Dans votre numéro d'hier, vous nous en fournissiez une preuve aussi claire, ce me semble, que la lumière du jour.
Voici ce que vous dites:
«Le capital primitif de Decazeville était de 7,200,000 fr.—Or, depuis 1826 jusqu'en 1840, pendant quatorze années, il ne produisit aux actionnaires ni un décime de dividende ni un centime d'intérêt! En tenant compte des intérêts, le capital s'élevait, en 1842, à 12,621,807 francs, soit 5,260 fr. par action. Alors il fut fait un emprunt d'un million, ce qui porta le capital engagé à 13,621,807 fr. Ce capital a été encore augmenté depuis par de nouveaux emprunts.
«Quoi qu'il en soit, voilà les chiffres du capital. Voici maintenant les immenses dividendes distribués aux actionnaires depuis les premiers jours de l'entreprise.
«De 1826 à 1840, pendant quatorze années, ni dividendes ni intérêts.
«Pour l'exercice de 1840-41, il a été distribué 90 francs par action au capital de 5,260 francs, soit 1 et 7/10 pour 100 d'intérêt, et pas un centime de dividende.
«Pour l'exercice de 1841-42, il a été distribué 270 francs par action, soit 5 pour 100 d'intérêt et 10 centimes de dividende pour 100 francs de capital.»
«Pour l'exercice de 1842-43, il a été distribué 300 francs par action, soit 5 pour 100 d'intérêt et 70 centimes de dividende pour 100 francs de capital.
«Idem pour les exercices de 1843-44 et 1844-45.
«Pour l'exercice de 1845-46, il a été distribué 360 francs par action, soit 5 pour 100 d'intérêt et 1 fr. 84 de dividende pour 100 francs de capital.»
Il résulte de là que les producteurs privilégiés de Decazeville ont placé leurs capitaux, pendant vingt ans, à 1/2 pour 100 en moyenne.
Tout autre placement leur eût donné 4 1/2 pour 100; ils ont donc perdu 3 pour 100 chaque année, ou en tout seize millions.
Recherchons maintenant combien le pays a perdu pour aider M. Decaze et ses associés à perdre 16 millions.
Voici ce que je lis dans un rapport de M. le ministre du commerce (1841):
«Le prix moyen de la fonte française était de 18 fr. 64, et celui de la fonte anglaise de même nature ne revenait, dans nos entrepôts, qu'à 13 fr. 75. Il en résultait une surcharge de 4 fr. 89.
«De même le prix du fer était en France de 48 fr. 15, et le fer anglais, rendu dans nos ports, ne revenait qu'à 22 fr. 88. Il en résultait une surcharge de 25 fr. 30.»
Dans un tableau no 4 A, annexé à ce rapport, nous voyons que la consommation de la fonte en France, pendant vingt ans, a été de 42 millions de quintaux métriques. La surcharge de 4 fr. 89 équivaut donc à 205 millions de francs.
Dans le tableau no 4 B, on voit que la consommation du fer, durant le même espace de temps, a été de 34 millions de quintaux. La surcharge de 25 fr. 30 a donc infligé au consommateur une perte de 860 millions.
Ces deux pertes réunies s'élèvent à plus d'un milliard!
Et cela pour décider les pauvres maîtres de forges,—que le bon Dieu les assiste!—à placer à perte des capitaux que, sans la protection, ils eussent placés à profit.
Vous me direz sans doute,—je m'y attends,—que l'argent de M. Decaze, en allant s'engouffrer dans les mines, a fait vivre des ouvriers.
J'en conviens; mais convenez aussi que s'il en eût fait un emploi un peu moins malencontreux, s'il en eût retiré, par exemple, 4 1/2 pour 100, comme font les simples paysans, ses treize millions, qui s'élèveraient aujourd'hui à trente, auraient fait vivre plus d'ouvriers encore.
Enfin, et c'est ceci qui importe, si le public n'eût pas perdu un milliard dans l'affaire, il se serait donné du bien-être et des satisfactions jusqu'à concurrence de cette somme, et toutes les industries en eussent été encouragées d'autant.
Croyez, Monsieur, que deux pertes ne font pas un profit, et agréez mes civilités.
29.—AUX NÉGOCIANTS DU HAVRE.
Trois lettres en faveur du libre-échange, écrites et publiées au
Havre, pendant le séjour de l'auteur.
I[36]
À l'aspect de cette ville où se concentre une grande partie du commerce français, où tant de puissantes facultés combinent des opérations lointaines et des entreprises dont la hardiesse nous étonne, je me disais:—Tout ce travail, toute cette activité, tout ce génie n'ont qu'un objet: accomplir les échanges de la nation française avec les autres nations, et je me demandais:—Ces échanges ne seraient-ils pas plus nombreux, s'ils étaient libres? En d'autres termes, ces quais, ces magasins, ce port, ces bassins, ne seraient-ils pas bientôt trop étroits pour l'activité havraise s'exerçant en liberté?
J'avoue que l'affirmative est si évidente à mes yeux, qu'elle ne me paraît pas susceptible de démonstration. Vous savez que les géomètres n'ont jamais pu prouver cet axiome sur lequel repose toute leur science: Le plus court chemin d'un point à un autre, c'est la ligne droite. De même, dire que les échanges seraient plus nombreux s'ils étaient libres, c'est énoncer une proposition plus claire que toutes celles qu'on pourrait faire servir à la démontrer.
Et, de plus, je croirais manquer à toutes les convenances, si je m'avisais de venir exposer devant les négociants du Havre les inconvénients du régime protecteur. Ils me diraient sans doute: «Votre intervention est superflue; l'expérience nous en apprend là-dessus plus que toutes les théories. Lisez les écrits émanés de notre Chambre de commerce ou de nos Commissions spéciales; voyez l'esprit de nos journaux; faites-vous raconter les efforts, les démarches de nos délégués auprès du Gouvernement et des Chambres, et vous resterez convaincu qu'ils ont toujours eu pour objet la liberté commerciale.»
Il ne s'agit donc point ici de dissertations économiques. Nous avons le même but; tâchons de nous entendre sur les moyens de l'atteindre.
La première pensée qui se présente, c'est de laisser cette œuvre aux Chambres de commerce. Le législateur ne saurait, en effet, puiser à de meilleures sources les lumières dont il a besoin pour accomplir la réforme.
Cependant l'expérience a prouvé que l'action de ces corps est insuffisante. Il y a longtemps qu'ils réclament la modification du régime restrictif par les raisons les plus concluantes. Qu'ont-ils obtenu? Rien.—Pourquoi? Parce que des demandes en sens contraire émanent des classes agricole et manufacturière, qui, plus nombreuses, entraînent par leur poids les résolutions législatives.
L'obstacle, le véritable obstacle, est donc une opinion publique égarée, prévenue, voyant la liberté avec des terreurs chimériques, et fondant sur la restriction des espérances plus chimériques encore.
Il faut donc redresser l'opinion. C'est notre unique ressource. Le chemin est long, mais il n'y en a pas d'autre. Telle est la mission, pour ainsi dire préparatoire, de l'Association pour la liberté des échanges.
Habitants du Havre, nous venons vous demander de donner à cette entreprise, en vous y associant, l'autorité de votre influence morale, l'assistance de vos cotisations, le tribut de vos efforts, de votre expérience et de vos lumières.
Maintenant, qu'il me soit permis de répondre à quelques objections qu'on a élevées contre la portée, les vues et les procédés de cette Association.
On a dit: «que nous nous tenions trop dans le domaine des généralités;
«Que nous aurions dû concentrer nos efforts sur un seul monopole, et qu'en les attaquant tous nous effrayions trop d'intérêts;
«Que, dans notre programme, nous avions gardé le silence sur l'intérêt maritime.»
Si l'on veut bien s'assurer où est l'obstacle à la liberté commerciale, la première objection disparaît.
Il est tout entier, en effet, dans la puissance d'une généralité très-populaire, et c'est celle-ci: «Il ne faut rien tirer du dehors de ce qu'on peut faire au dedans; un peuple ne doit pas se procurer par l'échange ce qu'il peut se procurer par la production.»
Ce principe (car c'en est un, seulement il est faux) tend à anéantir le commerce extérieur. Il a la prétention de favoriser le travail national et repose sur cette présomption que, lorsque nous consommons un produit étranger, ce produit n'est pas dû à notre travail. Je n'ai pas besoin de dire ici que c'est là une erreur. Sans doute le produit est étranger; mais sa valeur est nationale, puisqu'on l'a acquise avec du travail national donné en échange. Elle est un peu comme ces sermons de l'abbé Roquette, dont on disait:
Moi qui sais qu'il les achète,
Je soutiens qu'ils sont à lui.
Ceci me rappelle que, visitant le palais de la reine d'Espagne, je m'extasiais sur la beauté des meubles, des tapis, des rideaux, et demandais à un grave concierge castillan si c'étaient des produits de l'industrie espagnole. Il me répondit fièrement: «Hombre, aqui todo es español..... pues lo hemos pagado.»
Ainsi l'obstacle qui est devant nous, c'est une théorie, une généralité. Que pouvons-nous faire que de lui opposer une autre généralité? C'est le moyen d'extirper une erreur que de fonder la vérité contraire.
Dieu me préserve de repousser pour cela le concours des praticiens, des hommes instruits par l'expérience et le maniement des affaires. C'est leur collaboration surtout que nous recherchons, que nous sollicitons comme la plus précieuse et la plus efficace. Ce sont les négociants qui, ayant non-seulement compris mais senti les inconvénients des restrictions douanières, avec lesquelles ils sont perpétuellement en lutte, peuvent les exposer dans ce langage simple, clair et précis, qui force la conviction. Enfin, quand l'opinion sera préparée et qu'il sera temps d'en venir à l'exécution, ce sont encore eux qui fourniront aux hommes d'État les indications les plus sûres.
Puisqu'on a pu dire de la vertu même: Pas trop n'en faut, permettez-moi de ne pas faire trop d'économie politique en un jour et de renvoyer à demain l'examen des deux autres objections.
30.—II[37]
On nous reproche de n'avoir pas concentré tous nos efforts contre le monopole du fer. On a la bonté de supposer que, par cette adroite tactique, nous n'aurions pas alarmé l'ensemble des intérêts privilégiés; et enfin on nous cite l'exemple de l'Angleterre.
D'abord nous avons attaqué le monopole du fer et nous l'attaquons tous les jours. Si même la réforme devait frapper isolément un produit (ce qui n'est pas mon avis), une foule de raisons nous justifieraient de réclamer, pour commencer, la libre entrée du fer et, par suite, l'abaissement du prix du combustible.
Mais croire que le camp de la protection en serait moins alarmé, c'est se faire illusion.
En effet, après avoir traité la question sociale et pratique, après avoir dit que la cherté du fer, et même le manque absolu du fer, paralyse toutes nos entreprises, suspend les travaux des chemins de fer, retarde notre navigation transatlantique, impose une taxe à toutes nos manufactures, à notre industrie agricole, à notre marine marchande, porte atteinte aux moyens déjà si bornés, qu'a le peuple français de se garantir du froid et de s'assurer des aliments; après avoir dit tout cela et bien d'autres choses encore, que du reste on crie depuis vingt ans, pouvons-nous nous flatter que les maîtres de forges resteront la bouche close? Non, ils se défendront, et eux aussi répéteront ce qu'ils disent depuis vingt ans. Ils diront qu'il vaut mieux produire chèrement au dedans que d'acheter à bon marché au dehors, qu'il faut protéger le travail national; que plus il en coûte pour mettre un quintal de fer à la portée du consommateur, plus cela prouve que cette industrie distribue du travail et des salaires. En un mot, ils diront tout ce que pourraient dire les autres industries protégées.—Et ce sera à nous d'aborder aussi ces généralités. Vous voyez bien qu'il y faudra venir sous peine d'être battus. Il faudra soutenir la lutte sur le terrain des théories, et dès lors nous n'aurons pas réussi à mettre les protectionistes sur une fausse quête.
Il est donc plus simple et plus loyal de poser d'abord le principe de la liberté commerciale. Ce principe est vrai ou il est faux. S'il est faux, la discussion le montrera. S'il est vrai, il triomphera, j'en ai la certitude. Le nombre des adversaires n'y fait rien, au contraire; plus ils seront, plus ils se contrediront entre eux. Notre principe triomphera, pourvu que nous y soyons fidèles, que nous le défendions avec une virile énergie, que nous n'abandonnions jamais notre position sur ce roc inébranlable: la vérité et la justice.
La justice!... À ce mot, je me demande si, alors que la protection est devenue un système, qu'elle s'est étendue à un grand nombre d'industries, alors que les charges qu'elle impose à chacune d'elles absorbent les profits qu'elle lui promettait (et c'est en cela qu'elle est une déception), je me demande s'il est juste de procéder ainsi isolément, et s'il ne serait pas plus juste et plus prudent d'adopter une mesure d'ensemble et une réduction uniforme.
Si par exemple on disait: En vue du revenu, il n'est pas possible de demander, sur un produit, plus du dixième de sa valeur; si, partant de cette donnée, on ramenait tout le tarif à ce taux au maximum, et cela en cinq ans, par réduction annuelle d'un cinquième, il me semble que nul n'aurait à se plaindre. Ce qu'on perdrait d'un côté, on le gagnerait de l'autre, et même avec avantage, et la perturbation serait insensible, beaucoup plus insensible qu'on ne se le figure.—Je n'entends pas proposer un plan, nous n'en sommes pas là, je cherche à faire comprendre ma pensée.
Mais dire aux maîtres de forges: Nous allons réduire le prix du fer, sans réduire pour vos ouvriers le prix des aliments, des vêtements et du combustible,—cela ne me semble pas s'accorder avec notre principe, et j'avoue que j'aurais quelque peine à adopter cette marche, même comme procédé stratégique.
On nous cite l'exemple de la Ligue anglaise. J'admire autant qu'un autre, et plus qu'un autre, l'habileté des chefs de la Ligue. Mais il ne s'ensuit pas que je croie devoir imiter servilement cette partie de leur tactique, déterminée par des circonstances qui ne nous sont pas applicables.
En Angleterre, il y avait deux classes: l'une se livrait au travail, l'autre possédait la terre; celle-ci faisait aussi la loi. Tout en laissant pénétrer dans la loi quelques priviléges industriels, elle s'était servie du pouvoir législatif pour exclure les produits agricoles étrangers et constituer à son profit le plus incommensurable des monopoles, le monopole de l'alimentation du peuple.
Qu'ont fait les manufacturiers? Ils ont dit: «Nous commençons par déclarer que nous ne voulons pas de protection, et nous attaquons celle que les législateurs se sont attribuée à eux-mêmes; bien convaincus que si nous les forçons à lâcher prise, ils n'iront pas, eux qui font la loi, maintenir des priviléges industriels dont ils ne profitent pas, dont ils souffrent eux-mêmes, et qu'ils n'ont accordés que pour faire passer les leurs.» Aussi, quand on demandait à M. Cobden pourquoi il dissolvait la Ligue avant que toute protection fût retirée aux manufacturiers, il a pu répondre, et tout le monde a senti la force de cette réponse: The landlords will do that.
Je le demande, quelle analogie trouve-t-on entre cette position et la nôtre? Les maîtres de forges ont-ils le privilége de faire la loi en France, par cela même qu'ils sont maîtres de forges, comme les landlords font la loi en Angleterre parce qu'ils sont landlords? Toutes nos industries se réunissent-elles pour dire aux maîtres de forges législateurs: «Nous abandonnons notre monopole, abandonnez le vôtre?» Rien de semblable. Ce qui, en Angleterre, soutenait le système, c'était la loi des céréales. Ce qui le soutient, en France, c'est l'erreur, l'erreur renfermée dans ce simple mot: travail national. Attaquons donc cette erreur. Réunissons contre elle toutes nos forces. C'est elle qui est notre législateur puisqu'elle a fait notre législation.
Combattons-la dans toutes ses formes, démasquons-la sous tous ses déguisements; poursuivons-la au sein des Chambres, dans le corps électoral, dans le peuple, au ministère, dans la presse, dans les coteries, et ne nous préoccupons pas tant de pratique et d'exécution; car, lorsqu'enfin nous l'aurons exposée toute nue aux yeux de l'intelligence nationale, nous serons tout étonnés de voir la grande réforme s'accomplir d'elle-même, aux applaudissements du Moniteur industriel.
Mais je m'aperçois que le fer a envahi ces colonnes et votre attention. Que voulez-vous? Il est un peu enfant gâté, habitué aux préséances et même aux envahissements. Il faut donc que la navigation attende à demain. Elle reste dans son rôle.
31.—III[38]
Me voici arrivé à une question difficile et brûlante, dit-on, celle de la situation qui serait faite, sous l'empire de la liberté du commerce, à notre marine marchande.
J'ose prédire, disent les uns, que les armateurs n'entreront dans le mouvement anti-protectioniste que sous la réserve des priviléges accordés au pavillon national.
J'oserais parier, disent les autres, que l'Association ne saura pas sortir de cette difficulté, forcée qu'elle est de renoncer à son principe, si elle cède aux armateurs; ou de perdre leur puissant concours, bien plus, de les avoir pour adversaires, si elle leur résiste.
Et moi, je dis: Messieurs de la galerie, faites vos paris, engagez vos enjeux, vous ne perdrez ni les uns ni les autres; car les armateurs maintiendront leurs prétentions, l'Association maintiendra son principe, et cependant ils seront d'accord et marcheront ensemble vers le grand dénouement qui s'approche, quoi qu'on en dise: la liberté du travail et de l'échange.
Je n'ai ni l'intention ni la prétention d'approfondir ici toutes les questions qui se rattachent à la marine marchande. Je n'aspire qu'à établir quelques principes qui, malgré la défaveur du mot, concilieront, je crois, toutes les convictions.
Sous le régime de liberté qui se prépare, l'industrie maritime, en tant qu'industrie, n'a droit à aucune faveur. Elle n'a droit qu'à la liberté, mais elle a droit à la liberté. Le service qu'elle rend est d'opérer les transports; et si, par l'incapacité de ses agents, ou par quelque cause naturelle d'infériorité, elle ne peut le faire qu'avec perte, elle n'a pas droit de se couvrir de cette perte au moyen d'une taxe sur le public, de quelque façon que cette taxe soit déguisée. Si les armateurs élevaient une telle prétention, de quel front demanderaient-ils que la protection fût retirée au fer, au drap, au blé, etc.? Que pourraient-ils dire? Que leur industrie fait vivre des marins? Mais les maîtres de forges disent aussi que la leur fait vivre des ouvriers.
En quoi les transports sont-ils par eux-mêmes plus intéressants que les produits? Comment, si la nation est ridiculement dupe, quand elle comble par une taxe le déficit d'un producteur de blé, ne sera-t-elle pas dupe, si elle comble le déficit d'un voiturier de blé par terre ou par mer? Tout ce qu'on peut dire pour ou contre le travail national subventionné, on peut le dire pour ou contre les transports nationaux subventionnés. La liberté n'admet pas ces distinctions qui ne reposent sur rien. Si l'on veut être juste, il faut laisser tous les services humains s'échanger entre eux sur le pied de la plus parfaite égalité et les protéger tous, aux dépens les uns des autres,—ce qui est absurde,—ou n'en protéger aucun.
Ainsi le principe de l'Association est absolu.
Mais ce principe est-il en collision avec cet autre principe: Celui qui cause un dommage doit le réparer; celui qui reçoit un service doit le rendre; celui qui exige un sacrifice doit un sacrifice? Nullement; quant à moi, je ne puis séparer dans ma pensée l'idée de liberté de celle de justice. C'est la même idée sous deux aspects.
Ainsi, s'il arrivait que les industries nationales, toutes parfaitement libres, exigeassent d'une d'entre elles, et dans leur intérêt, des sacrifices particuliers, ne seraient-elles pas tenues à offrir une compensation, et pourrait-on voir dans cette compensation une dérogation au principe de la liberté? Je ne pense pas qu'il y ait un seul homme raisonnable qui ose soutenir l'affirmative. On peut différer d'avis sur la valeur du sacrifice, sur la valeur ou la forme de la compensation, mais non sur le principe que l'une est la juste conséquence de l'autre; et j'irai même plus loin: Si l'on soutenait qu'il y a dans un tel arrangement violation de la liberté absolue, je dirais qu'elle n'est pas imputable à celui qui fait le sacrifice. Mais nous tomberions ici dans une dispute de mots.
Appliquons ces prémisses à l'industrie maritime.
Voilà toutes les industries, toutes les transactions libres. Nulle n'est protégée, mais nulle n'est entravée. Vendez, achetez au dedans, au dehors, l'État ne s'en mêle pas.
Mais l'État, c'est-à-dire la nation, c'est-à-dire encore l'ensemble des industries, veut se mettre à l'abri des agressions extérieures. Pour cela, il lui faut une marine; pour créer cette marine de toutes pièces, il lui faut cent millions par an, charge à répartir entre tous les travailleurs. Cependant il aperçoit un moyen d'arriver au même résultat avec cinquante millions. Ce moyen, c'est d'imposer des charges et des entraves particulières à la marine marchande.
«Je te défends d'acheter au dehors ton outil principal, le navire, parce que je veux former des constructeurs!
«Je te défends d'emporter au dehors le capital, parce que je veux que le navire soit exclusivement français.
«Je te défends de louer des matelots au dehors, parce que j'entends avoir des marins qui tiennent au pays.
«Je te défends de faire toucher à ton navire par des charpentiers ou calfats autres que ceux que j'ai placés sous un régime exceptionnel, et qui, par conséquent, demandent des salaires exceptionnels.
«Je t'ordonne d'avoir à bord plus de matelots et d'officiers qu'il ne t'en faudrait, parce que j'en veux avoir une pépinière bien fournie.
«Je t'ordonne de les nourrir de telle façon, de les ramener de tout port où tu les auras congédiés.
«Et, pour l'exécution de ces conditions et de bien d'autres, je me fais l'intermédiaire entre toi et ton équipage.»
Je le demande, à la suite de ce discours, n'attend-on pas naturellement cette conclusion: «Et en compensation, etc.»
Je n'entre pas ici dans un calcul; encore une fois, je discute le principe.
Et remarquez une chose: toutes ces mesures sont prises, non pas dans l'intérêt de l'armateur ni de la marine marchande, mais dans l'intérêt de la défense nationale, dans l'intérêt de toutes les industries.
Mais ce n'est pas tout: outre que la compensation est exigée par un motif de justice, elle est déterminée encore par une considération non moins grave, le succès. Car ne serait-il pas bien singulier que tant de mesures fussent prises pour aboutir à un désappointement complet, à l'absence totale des moyens de défense?
Or, en dehors de la compensation, c'est ce qui arriverait infailliblement.
Les dispositions analogues à celles que je viens de supposer ont toutes ce commun résultat d'exhausser, pour l'armateur, le prix de revient de ses moyens de transport. Si aucune indemnité ne lui est accordée, il cessera de naviguer en concurrence avec l'étranger, car toute la puissance du Gouvernement ne saurait le forcer à naviguer à perte. Nous voilà donc sans marins et sans défense. Certes mieux eût valu ne pas intervenir dans cette industrie, même avec la chance de la voir succomber. Le pire de tout, c'est de faire comme je ne sais quel philosophe: acheter fort cher un regret.
On m'a demandé ce que je déciderais dans ce cas.
Supposez la marine marchande entièrement libre, et que cependant elle ne puisse pas se soutenir.
Je n'aime guère à m'évertuer sur des problèmes imaginaires; mais enfin je crois qu'on peut déduire de ce qui précède les solutions suivantes, dont aucune, ce me semble, n'est incompatible avec la justice ni avec la liberté.
La nation aurait à décider: d'abord si elle veut s'assurer des moyens de défense; ensuite s'il n'y a aucun moyen plus économique et plus sûr que d'assister, de soudoyer la marine marchande; enfin, s'il n'y en a pas de meilleur, qu'il faut s'y résoudre.
Mais ce que je voudrais qui fût bien entendu, pour l'honneur des théories (car j'avoue mon respect des théories), c'est ceci: que lorsque des considérations supérieures vous réduisent à soudoyer une industrie qui tomberait sans cela, il ne faut pas s'imaginer que cette industrie soit lucrative, que le travail et les capitaux qu'elle occupe reçoivent industriellement un bon emploi; il faut savoir qu'on perd, il faut savoir qu'on fait un sacrifice à la sûreté nationale; il ne faut pas surtout s'étayer de cet exemple pour appliquer à d'autres industries le même procédé, sans avoir le même motif.
J'aurais, bien d'autres considérations à présenter, mais l'espace et le temps m'obligent à me résumer. Armateurs du Havre, de Bordeaux, de Marseille et de Nantes, si vous êtes partisans de la liberté du commerce, votre position particulière ne doit pas vous empêcher d'apporter à notre Association le tribut de vos lumières et de votre influence. Votre rôle vis-à-vis de la nation est tout tracé.
Demandez, pour vous comme pour tout le monde, le droit commun, c'est-à-dire la liberté. Qu'au grand air de la liberté vous puissiez ou non vous soutenir, demandez toujours la liberté, car vous n'avez pas le droit d'exiger que la nation y renonce pour votre avantage, et vous vous placeriez dans une position fausse et indigne de vous, si vous le demandiez.—Que si la nation, pour sa défense et dans l'intérêt commun, a besoin de votre concours, de vos sacrifices, stipulez des conditions dans lesquelles votre patriotisme ait une généreuse part; mais surtout gardez-vous de laisser donner à l'indemnité qui vous sera offerte le nom de protection ou privilége, car les fausses dénominations font les fausses idées; que votre cri soit: Liberté!... et compensation pour ceux qu'on en prive.—Nos adversaires ne viendront point alors vous jeter de prétendues contradictions à la face.
32.—À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE LA PRESSE[39].
Monsieur,
Que faut-il penser du nouveau tarif américain? Les journaux anglais le vantent comme très-libéral, se fondant sur ce qu'il a en vue le revenu public et non la protection.—C'est justement ce dont vous le blâmez, quand vous dites:
«Il faut qu'il soit bien entendu que les États-Unis, se plaçant sur le terrain étroit et égoïste de la fiscalité, n'ont pas eu la prétention de se poser en champions ou en adversaires de la liberté commerciale.»—«Difficile problème, ajoutez-vous ailleurs, que l'on cherche à agiter en France.»
Vous êtes donc d'accord avec les journaux anglais sur ce fait que le tarif américain a été combiné en vue du revenu public. C'est pour cela qu'ils le disent libéral, et c'est précisément pour cela que vous le proclamez étroit et égoïste.
Mais un droit de douane ne peut avoir qu'un de ces deux objets: le revenu ou la protection. Dire que la fiscalité, en matière de tarifs, est un terrain étroit et égoïste, c'est dire que la protection est un terrain large et philanthropique. Alors, Monsieur, faites-moi la grâce de m'expliquer sur quel fondement vous donnez si facilement raison, en principe, aux partisans de la liberté des échanges, lesquels ont déclaré hautement que ce qu'ils combattent dans nos tarifs, ce n'est pas le but fiscal, mais le but protecteur[40].
Le tarif américain nous semble libéral par deux motifs. Le premier, c'est qu'il est fondé tout entier sur le système des droits ad valorem, le seul qui fasse justice au consommateur. Il se peut que l'application en soit difficile; mais le droit à la pièce, au poids ou à la mesure est inique; car quoi de plus inique que de frapper de la même taxe la veste de l'ouvrier et l'habit du dandy?—Placés entre une difficulté et une iniquité, les Américains ont bravement accepté la difficulté; et il est impossible de ne pas reconnaître que, sous ce rapport du moins, ils se sont montrés, vraiment libéraux.
Ils n'ont pas moins agi selon les règles du vrai libéralisme, lorsqu'ils ont refusé de faire de la douane un privilége pour certaines classes de citoyens. Il ne peut pas, ce me semble, tomber dans l'esprit d'un homme impartial qu'en soumettant les produits étrangers à une taxe, on puisse avoir une autre intention, dans un pays où tous les citoyens sont égaux devant la loi, que de créer des ressources au Trésor, ressources qui sont ou sont censées être dépensées au profit de tous. En ce cas, il est vrai que la taxe retombe sur les consommateurs. Mais sur qui donc voulez-vous qu'elle retombe? N'est-ce point eux qui profitent des dépenses publiques?
Vous dites:
«Croit-on, par exemple, qu'on ait eu le moindre souci des intérêts des consommateurs, lorsqu'on a frappé d'une taxe de 100 pour 100 les eaux-de-vie et les liqueurs, pour lesquelles on aurait pu aller jusqu'à la franchise, sans provoquer les plaintes d'une double industrie agricole et manufacturière qui n'existe pas aux États-Unis?»
Eh! ne voyez-vous pas que c'est là ce qui constitue le libéralisme du tarif américain? Il frappe de forts droits les produits qui n'ont pas de similaires au dedans.—Nous faisons le contraire. Pourquoi? parce qu'ils ont en vue le revenu public, et nous le monopole.
Le droit, il est vrai, est très-élevé, même dans l'intérêt du trésor, et comme aucun autre intérêt n'a pu déterminer l'adoption d'un chiffre aussi exagéré, il faut qu'on ait eu un autre motif. Nous le trouverons dans l'exposé de M. J. R. Walker, secrétaire du Trésor, à qui l'Amérique doit la réforme.
«Les améliorations dans nos lois de finances sont fondées sur les principes suivants:
«1o Qu'il ne soit rien prélevé au delà de ce qui est nécessaire pour les besoins du gouvernement économiquement administré;
«2o Qu'aucun droit ne soit imposé, sur aucun article, au-dessus du taux le plus bas où il donne le plus grand revenu;
«3o Que, selon l'utilité des produits, ce droit puisse être abaissé et même aboli;
«4o Que le maximum du droit soit prélevé sur les objets de luxe;
«5o Que tous minimums et droits spécifiques soient abolis pour être remplacés par des droits ad valorem.»
Voilà, Monsieur, ce qui explique la taxe énorme que l'Union a imposée à l'eau-de-vie. Elle l'a considérée comme un objet de luxe et peut-être comme un objet pernicieux.
Vous pouvez alléguer que c'est une faute, financièrement. Je serai de votre avis, car rien ne me semble plus monstrueux qu'une taxe qui égale la valeur de l'objet imposé. Vous pouvez dire que la douane est un mauvais moyen de moralisation. J'en tomberai d'accord, car je suis d'avis que ce n'est point à elle qu'il faut confier la réforme des mœurs[41]. Mais vous ne pouvez pas conclure de cette disposition exceptionnelle que le tarif américain ne soit pas combiné, dans son ensemble, selon les vrais principes de la liberté commerciale.
Au reste, avons-nous le droit de nous plaindre de la rigueur d'autrui, à l'égard des boissons, nous qui mettons sur nos alcools une taxe de 82 fr. 50 par hectolitre?
Ce qui est certain, c'est que le tarif américain répudie le principe de la PROTECTION (nous n'en demandons pas davantage au nôtre), et je n'en veux pour preuve que ce que je trouve dans le Boston Atlas, organe des intérêts privilégiés. Voici ce curieux morceau d'éloquence que j'offre à l'imitation de nos monopoleurs:
«Le peuple, dont les vœux ont été méconnus, dont les pétitions ont été rejetées avec mépris, dont les droits ont été foulés aux pieds, n'a plus qu'une espérance. Renverser les auteurs de ces calamités est pour lui le seul moyen d'effectuer la RESTAURATION du tarif. Poussons ce cri de ralliement. Qu'il retentisse, sur les ailes du vent, dans les profondeurs de l'Est à l'Ouest. À bas les gouvernants qui nous ont ruinés au dedans et humiliés au dehors! RESTAURATION du TARIF de 1842! Que toute la Nouvelle-Angleterre au moins se lève comme un seul homme! Tous, tant que nous sommes, quels que soient nos drapeaux, whigs, libéraux ou radicaux, nous tous qui voulons la PROTECTION en faveur du TRAVAIL AMÉRICAIN, nous tous qui voulons nous opposer à l'abaissement du salaire des ouvriers, quand le prix des aliments s'accroît; nous enfin qui voulons rétablir le tarif de 1842, tel qu'il était avant qu'on nous eût frustrés de ses avantages;—serrons nos rangs, marchons comme un seul homme pour le grand œuvre de la RESTAURATION. Un grand et glorieux objet nous unit. La patrie souffrante nous appelle; un peuple outragé implore notre secours, etc.»
Ainsi, Monsieur, ce qui a suivi, comme ce qui a précédé l'adoption du tarif de 1846, montre que le principe de la protection y est entièrement abandonné. C'est tout ce que je voulais prouver.
Agréez, etc.
33.—À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE LA PRESSE[42].
Monsieur,
Dans votre réponse à ma lettre sur le tarif américain, de graves erreurs se mêlent à des observations dont je ne contesterai pas la justesse; car je ne cherche pas d'autre triomphe que celui de la vérité.
Ainsi, je reconnais que le nouveau tarif est encore fort élevé; qu'il laisse subsister de grands obstacles aux relations de l'Europe, et, en particulier, de la France avec les États-Unis; et que le commerce, qui se préoccupe plus de pratique que de théorie, et du présent que de l'avenir, ne sera guère porté à voir une compensation dans la pensée libérale et féconde qui a présidé à cette œuvre.
Cependant, monsieur, même sous le rapport des droits, le tableau que vous avez donné, dans votre numéro du 20 août, est de nature à induire le public en erreur.
Vous portez les vins à 12 et 9 pour 100 dans l'ancien tarif, tandis que c'est 12 et 9 cents le gallon. De même, vous n'attribuez à la soie qu'un droit de 15 et 16 pour 100, quand c'est 15 ou 16 cents par livre qu'il faudrait dire. En faisant les rectifications sur ces bases, vous verrez que les vins et les soies, surtout dans les qualités ordinaires, ont été plutôt dégrevés que surchargés. Il est fâcheux que ces erreurs concernent précisément nos deux principaux articles d'exportation.
Vous ne parlez pas non plus du mécanisme d'après lequel on prélevait jusqu'ici le prétendu droit ad valorem sur tous les tissus de coton. Le tarif faisait figurer, il est vrai, le modeste chiffre de 20 pour 100. Mais, par une ruse digne du génie du monopole, il avait supposé que tous les tissus de colon valaient au moins 30 cents le yard carré (shall be deemed to have cost 30 cents the square yard), en sorte que sur une étoffe de la valeur réelle de 6 cents, on prélevait cinq fois le droit, soit 100 pour 100.—Il en était de même de tous les articles à l'occasion desquels le monopole avait cru devoir se déguiser et faire, comme on dit, patte de velours.
Maintenant le droit est fixé à 25 pour 100 de la valeur réelle. Le privilége a donc perdu du terrain dans la proportion de 75 pour 100, au moins, à l'égard des étoffes les plus communes, c'est-à-dire les plus consommées.
Vous êtes surpris que nous nous félicitions de ces résultats, et vous nous demandez pourquoi nous en voulons tant aux droits protecteurs, puisque les droits fiscaux n'opposent pas de moindres obstacles à notre commerce. Je vais vous le dire.
Nous nous attaquons aux droits protecteurs, parce qu'une fois que le monopole, détournant les tarifs de leur destination, les a accordés à ses vues cupides, aucune réforme n'est plus possible qu'après une lutte acharnée entre le droit et le privilége. Et maintenant qu'aux États-Unis la protection a été vaincue, vous-même vous montrez avec quelle facilité on pourra désormais faire disparaître du tarif ce qu'il a de défectueux et d'exorbitant. Qu'on veuille diminuer le droit sur le vin, qu'est-ce qui s'y opposera? Ce ne sera point le fisc, puisqu'il recouvrera plus avec un droit moindre. Ce ne sera pas l'industrie indigène, puisqu'elle ne fait pas de vin.
Qu'on dégrève le thé en France, nul ne contredira; mais qu'on touche au fer, et vous verrez un beau tapage.
Nous nous attaquons aux droits protecteurs, parce qu'ils décuplent et centuplent le sacrifice du consommateur. Si la douane perçoit un million sur le thé, sans doute c'est un million mis à la charge du consommateur; mais ce million lui est rendu sous forme de route et de sécurité, puisqu'il rentre tout entier au trésor. Mais quand la douane prélève un million sur le fer étranger, elle fait hausser de 5 ou 10 fr. par 100 kilos, non-seulement le fer importé, mais encore tout celui qui se produit dans le pays, imposant ainsi au public une taxe incalculable qui n'entre pas au Trésor, et par conséquent n'en sort pas.
Nous nous attaquons aux droits protecteurs, parce qu'ils sont injustes, parce qu'ils violent la propriété; et, pour mon compte, je suis surpris que l'évidence de cette vérité ne vous ait pas déjà rallié tout à fait à notre cause. Il n'y a pas bien longtemps que les monopoleurs anglais demandaient une transaction à sir Robert Peel. Il leur répondit: «Je vous ai accordé un délai de trois ans, et je ne me rétracterai pas. Mais peut-être ai-je été trop loin. Je croyais alors que c'était une question de finances et d'économie politique, et sur de telles questions on peut transiger. Aujourd'hui je suis convaincu que c'est une question de justice; il n'y a pas de transaction possible.»
Enfin nous attaquons le régime protecteur, parce que c'est la racine qui alimente chez les peuples l'esprit de domination et de conquête. Et voyez ce qui se passe. Tant qu'elle a obéi à ce système, l'Angleterre a été un fardeau pour le monde, qu'elle aspirait à envahir. Aujourd'hui elle affranchit commercialement ses colonies, qui lui ont coûté tant de sang et de trésors. Dans cinq ans, un Anglais n'y aura pas plus de priviléges qu'un Russe ou un Français; et je demande quelle raison elle aura alors de retenir ou d'acquérir des colonies.
Voilà pourquoi, Monsieur, nous nous réjouissons de voir le système protecteur succomber sur quelque point du globe que ce soit. Voilà pourquoi nous avons accueilli avec joie le nouveau tarif américain, quoique nous le considérions comme très-défectueux au point de vue fiscal.
À ce sujet, je ne crois pas, comme vous, que les Américains, en maintenant des droits monstrueux de 40 et de 100 pour 100, aient songé à réduire le chiffre total de leurs importations, de crainte qu'il ne surpassât celui des exportations. Ce serait les supposer encore encroûtés dans la balance du commerce, et ils ne méritent pas cette épigramme. Mais, direz-vous, si ce n'est ni l'intérêt de la protection ni celui du fisc qui les a décidés, comment expliquer ces droits absurdes sur le vin et l'eau-de-vie?—Je les explique par le sentimentalisme. En Amérique, comme ailleurs, il est fort à la mode. On veut faire de la moralisation à coups d'impôts et de tarifs. Les sociétés de tempérance, les teetotallers ont voulu imposer leur doctrine au lieu de la prêcher, voilà tout. C'est un chapitre de plus à ajouter à l'histoire de l'intolérance à bonne intention; mais, quel que soit l'intérêt du sujet, ce n'est pas ici le lieu de le traiter.
Me permettrez-vous, Monsieur, de vous faire remarquer que la dernière phrase de votre article cache le sophisme qui sert de prétexte à tous les priviléges?
Vous dites: «Si les manufactures américaines ne peuvent pas demeurer victorieuses sur leur propre marché, c'est qu'il y a en elles un germe incurable d'impuissance...»
Ce germe, c'est la cherté des capitaux et de la main-d'œuvre.
En d'autres termes, les Américains ne sont impuissants à filer le coton que parce qu'ils gagnent plus à faire autre chose. Les plaindre à ce sujet, c'est comme si l'on disait à M. de Rothschild: «Il est vraiment fâcheux pour vous que votre état de banquier vous donne un million de rente; cela vous met dans l'impuissance incurable de soutenir la concurrence avec les cordonniers, s'il vous prenait fantaisie de faire des souliers.»
Si pourtant la loi s'en mêlait, je ne réponds pas qu'au moyen de certains priviléges, elle ne pût rendre le métier de cordonnier fort lucratif.
Agréez, etc.[43].
34.—À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU NATIONAL[44].
Monsieur,
Si j'ai bien compris la portée des nouvelles attaques que vous dirigez contre le libre-échange (National des 6 et 7 novembre), elles peuvent se résumer ainsi:
D'abord il va sans dire que le Principe du libre-échange est le vôtre. La liberté commerciale est fille de vos idées; l'avenir que vous espérez, c'est l'alliance des peuples, et il serait absurde d'aspirer à cette alliance, à cette fraternité des nations, sans vouloir l'échange libre de leurs produits, qu'ils émanent de l'intelligence ou qu'ils soient les fruits de l'industrie et du travail.
Fort bien. Mais il se présente une petite difficulté. Cette liberté qu'il est absurde de ne pas vouloir quand on aspire à l'alliance des peuples, il se rencontre qu'elle doit être le RÉSULTAT de cette alliance, ce qui fait que vous n'avez plus à vous occuper du principe fils de vos idées (si ce n'est pour le combattre), lequel se manifestera de lui-même, comme sanction de votre idéal politique, quand la carte de l'Europe sera refaite, etc.
La seconde objection est tirée de ce que nous payons de lourdes taxes mal réparties. Nous manquons d'institutions de crédit, la propriété est immobilisée, le capital monopolisé; d'où il suit clairement que le droit d'échange n'a qu'à attendre que votre idéal financier, comme votre idéal politique, soit réalisé sur tout le globe.—C'est tout comme la Démocratie pacifique qui salue respectueusement le principe du libre-échange, mais qui demande qu'il soit ajourné seulement jusqu'à ce que l'univers se soit soumis à l'idéal fouriériste.
Enfin, quand il y aurait avantage matériel à ce que les échanges fussent libres, l'avantage matériel est chose vile et abjecte aux yeux des classes laborieuses; l'aisance, l'indépendance, la sécurité, la dignité qui en sont la suite, doivent être sacrifiées, si elles nous ôtent la chance de nous brouiller avec l'Autriche et l'Angleterre.
Ces étranges opinions, que votre plume a su rendre spécieuses, je les discuterai dans cet ordre.
Le principe du libre-échange est le vôtre.—Monsieur, je crois pouvoir vous assurer que vous vous faites illusion. Tout votre article est là pour prouver que vous n'êtes pas fixé sur la question économique. Cela n'est pas surprenant, puisque vous n'y attachez qu'une importance très-secondaire.—Vous avez écrit ceci: «Quand ces mêmes résultats (de la liberté commerciale) seraient aussi certains qu'ils sont hypothétiques et faux,» et encore: «Au point de vue économique, la liberté des échanges est incontestablement utile aux peuples arrivés à l'apogée de l'industrie... Elle est utile encore aux peuples qui n'ont pas d'industrie... En est-il de même pour une nation comme la nôtre? etc.»
Eh bien! Monsieur, puisque vous croyez que la liberté d'opérer des échanges est funeste à tous les hommes, excepté à ceux qui sont les premiers et les derniers en industrie, j'ose dire que la nature de l'échange, du moins telle que nous la comprenons, vous est complétement étrangère, et je ne puis voir sur quel fondement vous vous en déclarez le partisan en principe. Vous êtes protectioniste, plus protectioniste que ne le furent jamais les Darblay, les Saint-Cricq, les Polignac ou les aristocrates britanniques.
Vous soulevez, Monsieur, une question pleine d'intérêt. «L'alliance des peuples doit-elle être le résultat de la liberté commerciale, ou bien la liberté commerciale de l'alliance des peuples?»
Pour traiter cette question sans trop de répugnance, il faudrait bien être fixé sur la valeur économique de l'échange; car s'il est dans sa nature de ruiner ceux qui le font, il y a incompatibilité radicale entre l'union des peuples et leur bien-être. Que ce soit l'échange qui amène l'alliance ou l'alliance qui amène l'échange, le résultat sera toujours l'universelle misère. La seule différence qu'on puisse apercevoir entre les deux cas, c'est que, dans le premier, on se soumet à une chose mauvaise, à savoir l'échange, pour arriver à une bonne, à savoir l'alliance, tandis que dans le second on commence par la chose bonne, l'alliance, pour aboutir à la mauvaise, l'échange. Dans tous les cas, l'humanité est placée dans cette alternative d'être unie et ruinée, ou riche et désunie. J'avoue, Monsieur, que je ne me sens pas la force de choisir.
Si, au contraire, l'échange est d'une bonne nature économique, s'il ne s'exécute jamais qu'au profit des deux hommes ou des deux pays contractants, alors il peut être intéressant de s'assurer s'il est cause ou effet de l'alliance des peuples pour savoir à quoi il faut d'abord travailler; mais quelque parti que nous prenions, nous aurons toujours la consolation de penser que nous travaillons à des résultats harmoniques; et en vérité je ne comprendrais pas que vous poursuiviez de vos sarcasmes ceux qui veulent arriver à l'union politique par l'union commerciale, uniquement parce que vous préférez la marche inverse, alors que cette double union est le but de nos communs efforts.
Il serait donc aussi essentiel que logique de vider cette question préalable: Quelle est la vraie nature de l'échange?
Pour cela il faudrait refaire un cours d'économie politique; j'aime mieux m'en référer à ceux qui sont déjà faits, et je raisonnerai dans la supposition que cette nature est bonne de soi.
C'est d'ailleurs ce que vous avez fait vous-même, car vos objections viennent après cette hypothèse: «Supposez que la liberté des échanges procure aux consommateurs français trente, quarante, cinquante millions par an.»
Je ferai remarquer ici que vous affaiblissez considérablement, dans l'expression, les effets de l'échange supposé bon. Il ne s'agit pas de trente, de cinquante millions; il s'agit de plus de pain pour ceux qui ont faim, de plus de vêtements pour ceux qui ont froid, de plus de loisirs pour ceux que la fatigue accable, de plus de ces joies domestiques que l'aisance introduit dans les familles, de plus d'instruction et de dignité personnelle, d'un avenir mieux assuré, etc. Voilà ce qu'il faut entendre par les biens matériels qui vous paraissent si secondaires.
Le libre-échange devant accroître ces biens, selon notre hypothèse, la question est de savoir s'il est nécessaire de les sacrifier à la communion des peuples dans les mêmes idées et les mêmes principes.—«S'ils doivent porter atteinte, dites-vous, à l'expansion de nos idées, à la mission de la France au sein de l'Europe, les hommes qui ont le moindre instinct soit du pouvoir, soit de la démocratie, n'y consentiront jamais.»
C'est une chose précieuse que l'expansion des idées, surtout quand elles sont bonnes. Cependant aux fouriéristes, communistes, démocrates, conservateurs et autres, je demanderai d'abord quel droit ils ont d'épancher au dehors leurs idées, en empêchant l'expansion de mes produits; et, en second lieu, en quoi l'expansion de mes produits nuit à l'expansion de leurs idées?
Est-ce sérieusement, monsieur, que vous représentez le commerce libre comme faisant obstacle à la grande mission que vous attribuez à la France? La propagande ne se fait-elle qu'à la bayonnette? Les principes qu'elle doit promulguer sont-ils d'une nature telle qu'on ne puisse les faire accepter que le sabre au poing? Et la démocratie ne grandit-elle parmi nous que pour remettre en honneur le culte de la force brutale? Vous craignez que si la France s'unit étroitement par le commerce à l'Autriche et à l'Angleterre, elle ne puisse plus se brouiller avec elles, et vous allez jusqu'à dire: «La liberté commerciale serait grosse de tous les bienfaits qu'on lui attribue (ce que vous mettez toujours en doute) qu'il faudrait la sacrifier à ces intérêts suprêmes.» (Celui, entre autres, de la brouillerie.)
Vous avez emprunté l'idée et presque l'expression de l'Atelier. «Croyez-vous, m'écrivait-il, que la France veuille sacrifier au soin du râtelier ses causes d'animosité nationale?»
L'Atelier et le National tiennent donc bien à guerroyer! Ils y tiennent tellement qu'ils n'hésitent pas à sacrifier ce qu'ils appellent l'intérêt matériel à ce qu'ils nomment l'intérêt politique, c'est-à-dire, en bon français, l'aisance du peuple au maintien des brouilleries et des animosités nationales. Oublient-ils que c'est toujours le peuple qui paie de son sang et de sa bourse les frais de la guerre? Et quel motif d'ailleurs ont les classes laborieuses françaises et russes de s'entr'égorger? Est-ce parce que les malheureux russes sont encore soumis au régime du knout? Faut-il les tuer pour leur apprendre à vivre?
Ce n'est pas aux travailleurs que nous en voulons, direz-vous. Ce n'est pas aux opprimés, mais aux oppresseurs, à l'autocrate russe, à l'oligarchie anglaise.
Et moi, je vous demanderai si vous avez foi dans vos idées démocratiques. Si vous y avez foi, ne parquez donc pas les peuples, laissez-les se voir, se connaître, se mêler, échanger leurs produits, qu'ils émanent de l'intelligence ou qu'ils soient les fruits de l'industrie et du travail. Laissez leurs intérêts s'entrelacer au point qu'il devienne impossible aux oligarques et aux diplomates d'embraser l'Europe, tantôt pour un lopin de désert en Syrie; tantôt pour un rocher dans le grand Océan, tantôt pour les épousailles d'un jeune prince avec une gracieuse infante. Laissez pénétrer dans les pays encore soumis au joug du despotisme nos idées, nos principes avec notre langue, notre littérature, nos arts, nos sciences, notre commerce et notre industrie. C'est là la vraie, l'efficace propagande, et non celle qui se fait à coups de canon.
Est-ce que d'ailleurs toutes les libertés ne se tiennent pas? Ouvrez donc les yeux, et voyez ce qui se passe. Il y a six mois à peine, le monopole des céréales a été frappé en Angleterre, et déjà tous les monopoles sont ébranlés à Paris, Rome, Naples, Saint-Pétersbourg et Madrid; déjà le système colonial s'écroule de toute part. L'Angleterre, cette orgueilleuse métropole de tant de possessions lointaines, leur rend le droit de régler leur commerce et la faculté de s'approvisionner où elles l'entendront, par quelque pavillon qu'il leur plaira de choisir. N'est-ce pas un fait immense? Est-ce qu'il ne nous annonce pas que l'ère de la domination et de la conquête est finie pour toujours? Je dis Plus, il est aisé de voir que c'en est fait du règne funeste de l'aristocratie anglaise et de son action sur l'indépendance et les libertés du genre humain.
Car lorsque les colonies anglaises n'offriront plus à la métropole aucun privilége maritime, industriel et commercial, lorsque ces priviléges auront succombé non point devant un acte de philanthropie, on pourrait s'en méfier, mais devant un calcul, devant la démonstration évidente qu'ils coûtent plus qu'ils ne rapportent; quand les ports de toutes ces dépendances seront ouverts aux échanges du monde entier; croyez-vous que le peuple d'Angleterre ne se fatiguera pas bientôt d'entretenir seul, dans ces régions émancipées, des soldats, des flottes, des gouverneurs et des lords-commissaires? Ainsi l'affranchissement du travail porte un double coup à l'aristocratie britannique; car voilà qu'une seule campagne lui arrache ses injustes monopoles au dedans, et menace, au dehors, ses fiers cantonnements et ses grandes existences.
Au milieu de ces grands événements, les plus imposants, après la Révolution française, que l'Europe ait vus depuis des siècles, quelle attitude prend notre démocratie? Il semble qu'elle veuille rester étrangère à tout ce qui se passe, et que cette chute de la plus forte aristocratie qui ait jamais pesé sur le monde, du système d'envahissement qu'elle a organisé, n'ouvre aucune chance devant nous. Que dis-je? si sortant un moment de sa sceptique indifférence, notre démocratie daigne jeter les yeux sur ce grand mouvement social, c'est pour le nier ou en contester la portée. Par le plus étrange renversement d'idées, toutes ses sympathies sont pour les tyrans britanniques, tous ses sarcasmes, toutes ses défiances pour ces multitudes si longtemps opprimées, qui brisent le joug odieux qui pèse à la fois sur elles et sur le monde. Tantôt elle va fouiller dans les journaux torys pour y trouver un fait isolé, qu'elle exploite, pendant des mois entiers; et ayant appris que, dans je ne sais quelle fabrique, il y avait eu une discussion entre le maître et les ouvriers, elle se hâte de flétrir la réforme, de lui assigner pour but l'oppression des ouvriers, comme si les dominateurs du sol n'y avaient introduit le monopole que pour élever le taux des salaires. Tantôt, prenant un chiffre pour un autre, elle croit découvrir que l'abaissement des droits a restreint les importations, et, forte de cet argument contre la liberté, elle entonne un chant de triomphe et semble dire: Non, non, le temps des lourdes taxes, des fortifications, des arsenaux et de la conscription n'est pas près de finir!
Pour moi, j'appartiens de toutes les manières à la démocratie; mais je ne la comprends qu'autant qu'elle inscrit sincèrement sur sa bannière: Paix et liberté. Si je voyais les hommes qui se posent comme les meneurs du parti populaire, comme les défenseurs exclusifs des classes laborieuses, si je les voyais, dis-je, repousser systématiquement tout ce qui tend à développer nos libertés et à faire régner la paix parmi les hommes, je ne me croirais pas tenu de les suivre; mais au contraire de les avertir qu'ils s'égarent et qu'ils ont choisi un terrain qui manquera sous leurs pieds.
Il me reste à prouver que la pesanteur et la mauvaise répartition des taxes antérieures ne justifie pas le régime protecteur.
35.—À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU NATIONAL[45].
Monsieur,
J'ai essayé de combattre les raisons politiques que vous alléguez à l'appui du régime restrictif. Il me semble que ces faisons sont sans valeur, surtout au point de vue démocratique. Rejeter le bien-être des travailleurs de peur qu'il n'éloigne les chances de la guerre, repousser la liberté parce qu'elle est favorable à la paix, c'est un double machiavélisme dont la démocratie française devrait laisser l'odieux à l'aristocratie britannique. Il est étrange de voir deux éléments sociaux si divers fraterniser aujourd'hui au nom d'une si déplorable doctrine. Pour moi, quand je suis les événements du jour, quand je vois deux grandes nations prêtes à se précipiter, ou plutôt à être précipitées l'une sur l'autre par des intrigues de cour, quand je comprends que, dans ce moment même, notre sang et nos trésors dépendent d'une visite de lord Normanby, bien loin de dire: «Arrière la liberté du commerce qui pourrait prévenir la guerre!» je m'écrie de toutes mes forces: «Hommes de la classe laborieuse, travaillons plus que jamais à réaliser la liberté du commerce, la plus précieuse des libertés, puisqu'il est en sa puissance d'arracher le gouvernement du monde aux dangereuses mains de la diplomatie!»
Mais pour être dévoué de cœur à la liberté des transactions internationales, il faut croire à son utilité économique, et ceci me conduit à examiner votre seconde objection, beaucoup plus spécieuse que la première. Je la reproduis textuellement:
«Prenez garde, partisans de la liberté au dehors, que vous n'ayez pas une ombre de liberté commerciale à l'intérieur. Voyez votre état social, l'assiette de vos impôts, la répartition inique des charges publiques, l'établissement de votre crédit, le mouvement de vos capitaux: tout pressure votre industrie, le travail est accablé de taxes énormes, toute denrée arrive avec des surcharges, écrasantes au milieu de vos propres consommateurs... Quoi! vous avez une organisation intérieure aussi fatale à l'industrie, des capitaux sans circulation, une propriété frappé d'immobilité, des impôts écrasant le travail et épargnant la rente, des octrois ajoutant au prix des subsistances et par conséquent à la main-d'œuvre; et c'est le malheureux producteur, placé dans ces conditions détestables, que vous allez menacer de la concurrence étrangère!»
Cette objection contre la liberté commerciale est assez spécieuse pour être présentée et accueillie de bonne foi, pour jeter du doute dans les esprits les plus sincères. J'ai le droit de réclamer pour la réponse que j'ai à y faire une sérieuse attention.
J'admets que, dans un pays donné, les impôts soient lourds et vexatoires. La question que je pose est celle-ci: Un tel état de choses justifie-t-il la protection? Le poids des charges en est-il allégé? Est-il sage de repousser la concurrence extérieure parce qu'elle arrive sur le marché affranchie de charges semblables?
On voit que je n'élude ni n'affaiblis la difficulté. J'ajoute qu'elle ne se présente pas ici dans toute son étendue, et je veux mettre les choses au pire.
Il y a en effet deux sortes d'impôts, les bons et les mauvais.
J'appelle bon impôt celui en retour duquel le contribuable reçoit un service supérieur ou du moins équivalent à son sacrifice. Si l'État, par exemple, prend, en moyenne, 1 franc à chaque citoyen, et si, avec les 36 millions qui en proviennent, il fait un canal qui économise tous les ans à l'industrie 5 ou 6 millions de frais de transport, on ne peut pas dire que l'opération nous place dans une condition inférieure au peuple voisin, qui, cæteris paribus, ne paye pas les 36 millions, mais n'a pas non plus le canal. S'agit-il du fer? Il est bien vrai qu'en raison de la taxe son prix de revient sera augmenté dans une proportion quelconque; mais, en raison du canal, il sera diminué dans une proportion plus forte encore, en sorte que, si le maître de forges fait son compte, il trouvera que son fer lui coûte moins qu'avant la taxe. Or, il est évident qu'un impôt de cette nature (et tous devraient l'être) ne justifie pas une protection spéciale en faveur du fer. Il s'en passait avant la taxe, à fortiori, il peut s'en passer après.
J'appelle mauvais impôt celui qui ne confère pas au contribuable un avantage égal à son sacrifice. La taxe est détestable si le contribuable ne reçoit rien, et odieuse s'il reçoit en retour, comme cela s'est vu, une vexation. Il n'est pas sans exemple qu'un peuple ait payé pour être opprimé, et qu'on lui ait arraché son argent pour lui ravir sa liberté. Quelquefois la taxe est pour lui le châtiment d'anciennes folies. En ce moment, chaque Anglais paye 25 francs par an et chaque Français 6 francs, pour les frais d'une guerre acharnée, qui, à ce qu'il me semble, n'a pas fait grand'chose pour l'expansion des idées et la communion des principes. Il est permis de croire que vingt ans de paix y eussent servi davantage.
Eh bien! j'admets que cette dernière nature d'impôts pèse sur le pays F, tandis que le pays A en est exempt. Je raisonne dans cette hypothèse par déférence pour la logique, car, en fait, on aurait de la peine à citer un pays où les classes laborieuses ne payent pas d'impôts ou n'en payent que de bons.
Voilà donc tous les citoyens de F, et particulièrement les travailleurs, chargés de lourdes contributions. Dans ce pays, que nous supposons commercialement libre, on m'accordera, j'espère, qu'il se produit quelque chose. Mettons que ce soit du fer et du blé, que chaque quintal de fer, comme chaque hectolitre de blé, revienne à 15 francs sans la taxe, et à 20 francs avec la taxe.
Dans ces circonstances, les maîtres de forges adressent cette pétition aux Députés:
«Messieurs, nous, nos fournisseurs et nos ouvriers, nous succombons sous le poids des impôts. Notre industrie en souffre, tandis qu'elle prospérerait à ravir si vous daigniez nous dégrever. Néanmoins, sachant que votre intention n'est pas de lâcher prise d'un centime, tout ce que nous vous demandons, c'est de décharger notre cote contributive et de charger d'autant celle de nos compatriotes qui ne font pas de fer, par exemple, les laboureurs.»
Ceux-ci ne seront-ils pas fondés à contre-pétitionner en ces termes:
«Honorables députés, les maîtres de forges se plaignent de payer beaucoup de taxes; ils ont raison. Ils disent que cela nuit à leur industrie; ils ont encore raison. Mais ils vous demandent que leur part du fardeau soit ajoutée à celle que nous portons comme eux; en cela, ils ont tort.»
Les maîtres de forges ne se tiennent pas pour battus. Ne pouvant pas faire passer, sous une forme par trop naïve, une injustice aussi criante, ils imaginent une combinaison plus rusée et font aux députés cette nouvelle adresse:
«Messieurs,—nous reconnaissons que le moyen que nous avons indiqué pour nous dégrever de notre part d'impôt était inadmissible. Il avait le tort, non point d'être injuste, mais de laisser trop clairement apercevoir l'injustice. Les laboureurs l'ont aperçue et notre plan a échoué. Mieux avisés, nous venons vous en proposer un autre, tendant aux mêmes fins, et auquel, à ce que nous espérons, nos revêches co-contribuables ne verront que du feu. Ainsi que nous avons eu l'honneur de vous l'exposer, nous sommes, comme eux, accablés de taxes. Nous avons calculé que cela monte à 5 francs, par chaque quintal de fer, que la concurrence étrangère nous force à vendre à 20 francs, d'où il suit qu'il ne nous reste que 15 fr.—Chassez le fer étranger; nous vendrons le nôtre 25 francs peut-être 30. Ce sera comme si nous payions plus la taxe; mais vous n'y perdrez rien, puisqu'elle se trouvera naturellement repassée sur le dos des acheteurs de fer, de ces bons laboureurs qui, sans s'en douter, payeront leur part et la nôtre. Nous aurons même la chance de réaliser, en fin de compte, si nous vendons au-dessus de 25 francs, un boni à leurs dépens.»
J'ai quelques raisons de penser que cette ruse pourrait avoir du succès à la Chambre. Qui sait si elle n'y exciterait pas une noble émulation et si le laboureur ne se coaliserait pas avec le maître de forges, pour s'emparer, lui aussi, de cet ingénieux moyen de se débarrasser de sa taxe en la rejetant sur d'autres, tels que armateurs, artisans, etc.
Mais, en supposant qu'ils veuillent rester sur la défensive, si ces braves laboureurs y voyaient plus loin que leur nez, ils devraient, ce me semble, s'empresser de répondre:
«Messieurs les Députés,—la nouvelle combinaison présentée par les maîtres de forges ne diffère en rien de la première. Que nous acquittions, à leur décharge, 5 francs au fisc, ou que nous leur payions le fer 5 francs de plus, cela revient absolument au même pour eux et pour nous. Si nous n'avions pas nous-mêmes à payer 5 francs de taxe par hectolitre de blé, la chose serait proposable; mais ce que l'on veut, c'est ceci: que les laboureurs payent 10 francs, et les maîtres de forges rien du tout,—à quoi, si nous avons le moindre instinct de la justice et de notre dignité, nous ne consentirons jamais.»
Supposons maintenant que la Chambre passe outre et décrète la protection. Les impôts dont vous vous plaignez avec raison n'en seraient pas moins lourds; seulement ils seraient autrement répartis; une iniquité évidente serait consommée dans le pays, et le mal ne s'arrêterait pas là.
Ce vote désastreux changerait les conditions des deux industries métallurgique et agricole. L'une deviendrait lucrative relativement à l'autre. Le travail et les capitaux auraient une forte tendance à déserter celle-ci pour se porter vers celle-là. On ferait plus de fer et moins de blé; et, veuillez remarquer ceci, les nouvelles usines s'établiraient dans des situations défavorables jusqu'à ce que le moment arrivât où, vendant le fer à 25 francs, elles ne gagneraient pas plus que les anciennes ne faisaient avec le prix de 20 francs.—C'est un très-vaste point de vue, il va au cœur de la question et je le livre à votre sagacité.
Ne nous méprenons donc pas sur la nature et les effets de la protection. Les impôts directs et indirects étant répartis tant bien que mal, à quelque nombre de millions ou de milliards qu'ils s'élèvent, quel que soit l'emploi bon ou mauvais qu'on en fasse, la population n'est pas soulagée d'une obole par cela seul que les diverses industries se les repassent les unes aux autres. N'oublions pas d'ailleurs qu'il y a un nombre considérable de professions, et les plus démocratiques, qui sont par leur nature dans l'impossibilité radicale de prendre part à ce jeu, si ce n'est pour y perdre. Tel est, en première ligne, le travail manuel dont la rémunération est le salaire.
Si les taxes sont mal réparties, qu'on change la répartition; rien de mieux. Si elles sont mal employées, qu'on les supprime; d'accord. Mais tant qu'elles existent, tant qu'elles versent au trésor quinze cents millions, n'allons pas nous imaginer que c'est un prétexte raisonnable, encore moins une raison légitime, de diminuer la part de Jean en augmentant celle de Pierre; et c'est là tout ce que fait et peut faire la protection. Que si Pierre obtient le même privilége, la taxe va toujours s'accumulant sur d'autres professions et particulièrement sur celles qui ne peuvent recevoir la protection douanière.
Un peuple surchargé d'impôt perd, j'en conviens, une partie de ses forces. Mais, sous l'empire du libre-échange, il a du moins la ressource de tirer le meilleur parti possible de celles qui lui restent. Ses taxes agissent comme tout autre obstacle naturel. Le pays F est faible relativement au pays A, comme si sa terre était moins féconde ou sa population moins vigoureuse. C'est un malheur, je le sais, mais un malheur sur lequel le régime restrictif agit comme aggravation, non comme compensation.
L'illusion à cet égard provient de ce que, comparant sans cesse le peuple taxé au peuple non taxé, on reconnaît à celui-ci des éléments de supériorité;—et qui en doute? Ce qu'il faut comparer, c'est le peuple taxé à lui-même sous les deux régimes, celui de la restriction et celui de la liberté.
Il y avait, aux environs de Paris, un hospice pour les aveugles. Ils travaillaient les uns pour les autres et ne faisaient des échanges qu'entre eux. Leur pitance était chétive, car ils étaient condamnés à exécuter des travaux bien difficiles et bien longs pour des aveugles. Le directeur de l'établissement leur donna enfin la liberté d'acheter et de vendre au dehors. Leur bien-être s'en augmenta progressivement, non pas jusqu'à égaler celui d'hommes clairvoyants, mais du moins jusqu'à dépasser de beaucoup ce qu'il était du temps de la restriction.
P. S. Le National dit aujourd'hui qu'il n'a pas trop su démêler à qui et à quoi je réponds. Me serais-je mépris sur le sens et la portée de son opposition au libre-échange? Veut-il, comme nous, que l'entrelacement des intérêts unisse les classes laborieuses de tous les pays de manière à déjouer les calculs pervers ou imprudents de l'aristocratie? Oh! Dieu le veuille! Je serais heureux de reconnaître mon erreur, et de voir avec nous, au moins sous ce rapport, un journal qui s'adresse à des hommes sincères et convaincus.
36.—LE ROI LIBRE-ÉCHANGISTE[46].
Déclamez donc contre les journaux! Plaignez-vous de ce qu'ils sont aussi peu intéressants qu'instructifs! quelle calomnie! Pour nous, nous y trouvons à chaque instant des choses inattendues, surprenantes, merveilleuses.
Par exemple, l'Impartial de Rouen nous révèle qu'un haut personnage est libre-échangiste. Ce personnage, l'Impartial ne le nomme pas, car il craint la charte et les lois de septembre. Or, dire de quelqu'un qu'il est libre-échangiste, c'est, aux yeux de la feuille Normande, lui faire une mortelle injure.
Nous qui n'avons pas les mêmes raisons d'interpréter ainsi la charte, et qui pensons qu'on peut, sans se déshonorer, préférer, en fait de trocs, la liberté aux entraves, nous ne craignons pas de dire, à nos périls et risques, que le personnage dont il s'agit n'est autre que Louis-Philippe, roi des Français.
Le Roi est donc libre-échangiste. C'est de Rouen qu'en vient la nouvelle. Jusqu'ici rien ne nous l'avait fait soupçonner, et nous devons même confesser, peut-être à notre honte, que nous n'avons pas songé à nous en informer. Quelquefois, il est vrai, quand il a plu au caprice de ces rêves, que l'on nomme châteaux en Espagne, de placer sur notre tête la couronne de France, (car
Au moins quelques instants qui n'est roi dans ses rêves?)
nous nous rappelions ce vers touchant:
Si j'étais roi, je voudrais être juste.
Et nous nous disions: «Nos sujets disposeraient librement du fruit de leurs sueurs; des restrictions ne seraient pas imposées au Midi pour l'avantage du Nord, ni au Nord pour l'avantage du Midi. Nous voudrions que chaque citoyen, pour améliorer son sort, comptât un peu plus sur lui-même et un peu moins sur la caisse publique. Nous voudrions que l'État fût déchargé de l'effrayante responsabilité qu'il assume en entreprenant de pondérer toutes les industries. Nous voudrions que la vie de notre peuple fût douce et facile; qu'aucun obstacle ne s'interposât entre la source voisine et sa lèvre altérée. S'il ne lui était pas donné d'échapper à toutes les souffrances, nous voudrions du moins qu'il ne lui en fût infligé aucune par notre administration. Nous voudrions que la liberté des transactions fût pour lui le gage le plus assuré de la paix. Alors nous pourrions rendre à la ferme et à l'atelier ces jeunes hommes dont les familles pleurent l'absence. Alors nous pourrions supprimer toutes les taxes qui pèsent sur les malheureux....»
Ces idées nous venaient trop naturellement, à nous, roi chimérique, pour que nous n'admettions pas qu'elles puissent se présenter aussi à l'esprit des rois sérieux, comme on dit aujourd'hui. Si donc nous sommes resté dans l'indifférence à l'endroit des opinions économiques de l'auguste personnage, c'est que, selon nous, dans le siècle où nous sommes, le libre-échange, comme toutes les grandes choses, est un fruit qui mûrit dans les régions populaires de l'opinion publique et non dans les palais des rois.
Mais enfin il n'est pas indifférent d'avoir, même sans s'en douter, des monarques pour alliés. Aussi nous nous réjouirions de la nouvelle qui nous arrive de Rouen, si elle était fondée sur autre chose que sur une conjecture fort hasardée.
D'où l'Impartial l'a-t-il tirée? Voici comment lui-même raconte la chose:
En 1789, Philippe-Égalité fut envoyé en mission à Londres. Selon quelques lambeaux de correspondance arrangés par l'Impartial avec toute l'impartialité que son titre lui impose, il paraîtrait que Pitt s'empressa de faire du prince un libre-échangiste, et lui montra en perspective la couronne des Pays-Bas, s'il obtenait la liberté absolue du commerce entre la France et l'Angleterre. Le prince écrivit donc à M. de Montémolin: «Je crois la liberté absolue avantageuse aux deux nations, mais je ne crois ni l'une ni l'autre assez éclairées pour adopter ces grands principes.» Cependant il offrait de travailler à un traité qui s'en rapprochait le plus possible.
Or, vous le savez, en langue protectioniste, rendre à deux nations la liberté de troquer, c'est vendre l'une à l'autre. Il est donc clair que Philippe-Égalité était un traître. Cet homme, dit l'Impartial, trahissait la France et méditait de livrer son commerce à l'Angleterre...» et cela pour être fait roi des Pays-Bas.
Comprenez-vous maintenant?—Quoi donc?—Comprenez-vous pourquoi Louis-Philippe ne peut être qu'un libre-échangiste?—Pas le moins du monde. Est-ce que lord Palmerston a aussi promis au roi des Français la couronne des Pays-Bas contre la liberté absolue du commerce?—L'Impartial ne le dit pas, mais il le faut bien, car, sans cette identité de motifs, comment la feuille rouennaise pourrait-elle conclure de la politique du père à la politique du fils?—Morbleu! parlez-moi de l'art de tirer habilement les conséquences des choses[47]!
37.—DISCOURS À LA SALLE DUPHOT[48].
Messieurs,
Je regrette que, dans son excessive indulgence, notre digne président ait cru devoir m'introduire auprès de vous sous une forme qui vous fera peut-être attendre de moi un discours brillant. Mon intention est simplement de vous soumettre quelques réflexions à l'occasion des comptes qui viennent de vous être présentés, et qui me semblent féconds en utiles enseignements.
Dans une position analogue à celle où se trouvent le conseil et celui qui parle maintenant en son nom, il est de tradition de faire grand étalage des succès obtenus, et de montrer l'avenir sous les couleurs les plus flatteuses. Je ne saurais suivre cet exemple, et je parlerai avec une entière franchise de ce qui a été fait, de ce qui reste à faire, de nos difficultés et de nos espérances. D'ailleurs, le seul fait que le conseil vient vous exposer un compte financier qui n'a rien de brillant, vous prouve qu'il est décidé à agir toujours avec la plus parfaite sincérité.
Vous l'avez vu, les recettes se sont élevées, pour Paris, à 25,000 francs. Pardonnez-moi ce trait de statistique; sur une population d'un million d'habitants, c'est 2 c. 1/2 par personne. Certes, si nous venons à nous rappeler que nous sommes ici dans la ville la plus intéressée qu'il y ait au monde à la liberté commerciale, celle que le génie de ses habitants met au-dessus de toute rivalité étrangère, celle qui a tout à gagner en richesse et en influence intellectuelle à la libre communication des peuples, celle qui s'épuise en efforts inouïs pour jeter vers nos frontières des lignes de fer qui n'y doivent rencontrer que la barrière de la prohibition, la ville enfin qui a été, en Europe, le berceau de toutes les libertés, on peut s'étonner à bon droit que sa sympathie pour la liberté d'échanger ne se soit manifestée que par une coopération aussi modique.
Mais si la liste de nos souscripteurs n'est pas très-longue, elle présente des noms bien faits pour relever notre confiance. Elle vous a été lue. Je n'y reviendrai pas. Je dirai seulement que notre seconde liste, ouverte le 10 mai, présente déjà des adhésions nouvelles et importantes.
Le compte des dépenses n'est pas moins instructif. Elles s'élèvent en tout à 18,000 francs; savoir: 9,000 pour le journal, et 9,000 pour tout le reste.
Le premier acte de toute œuvre de propagande est la fondation d'un journal. Un journal, c'est la vie, la pensée, la lien, l'organe de toute association. Quelle que fût l'importance des autres moyens que nous aurions désiré mettre en œuvre, nous devions les subordonner tous aux ressources qui nous resteraient après que l'existence de notre journal serait assurée. Or, vous le savez, Messieurs, le cautionnement, le timbre, la poste rendent ces entreprises difficiles. Rien n'est devenu plus hasardeux en France que la fondation d'un journal depuis l'invention de la presse à bon marché, depuis qu'elle est constituée sur ce singulier cercle vicieux: Voulez-vous des abonnés, ayez préalablement des annonces; voulez-vous des annonces, ayez préalablement des abonnés. Aussi, même en y consacrant la moitié de nos ressources, nous n'aurions pu venir à bout de cette œuvre sans le concours efficace de Bordeaux, Marseille et Lyon.
C'est donc 9,000 francs qui nous sont restés pour faire face à tous nos autres moyens de propagande. De cette somme, veuillez déduire par la pensée les frais accessoires, achat de mobilier, loyer, appointements, frais de bureau, et si vous vous rappelez que nos travaux remontent au mois de mars 1846, vous reconnaîtrez que nous avons dû nous trouver bien limités dans notre action.
Aussi, Messieurs, nous avouons sincèrement que nous n'avons pas fait tout ce que les amis de la liberté commerciale pouvaient attendre de nous. Mais, en tenant compte de l'obstacle dont je viens de parler, et de bien d'autres encore qui se sont rencontrés sur notre route, est-il exact de dire que rien n'a été fait?
Dans l'espace d'un an, une vaste association s'est fondée. Si elle ne s'est pas manifestée au dehors par une action aussi énergique qu'on aurait pu le désirer, elle a du moins achevé tout le travail de son organisation intérieure. Disséminée dans de grands centres de population fort éloignés les uns des autres, Paris, Bordeaux, Marseille, Lyon, elle a ramené toutes ces sociétés affiliées à une action uniforme et concentré en partie leurs ressources dans un but commun.
Nous nous sommes mis d'accord sur notre déclaration de principe. C'est par là qu'il fallait débuter, car une association ne vit que par son principe. Cette première manifestation n'avait rien de difficile.
Il l'était davantage de formuler l'application du principe à toutes les questions spéciales, car, en voulant, en définitive, la même chose, on diffère souvent sur la durée et le mode de la transition, l'ordre et la priorité des réformes. Nous nous sommes mis d'accord sur tous ces points délicats, et si cette discussion a absorbé une portion notable de notre temps, nous avons enfin un programme que nous pouvons montrer à nos amis et à nos ennemis.
Nous avons réussi à faire accueillir par la population l'exposition publique de nos doctrines. C'était un essai que beaucoup de personnes jugeaient hasardeux. Sept séances ont attiré de plus en plus d'auditeurs à la salle Montesquieu. Nous pouvons donc dire que cet important essai a complétement réussi. En m'exprimant ainsi, je ne fais pas allusion au mérite qui a pu se déployer sur l'estrade. Il ne m'appartient pas de le juger. Je veux parler de ce qui est bien plus important à mes yeux, de cette attention soutenue, de ce sentiment exquis des convenances qui se sont constamment manifestés dans l'auditoire, et qui font du public parisien le premier public du monde.
Cet exemple portera ses fruits en province; et il est bien acquis maintenant que nous pourrons, sans compromettre le principe de l'association en France, continuer et développer ce moyen de propagande.
Enfin, nous avons établi un journal que les quatre associations sont résolues à maintenir.
Messieurs, fonder quatre associations, toutes pourvues d'une bonne organisation, toutes liées entre elles par le même principe et par une étroite sympathie, s'accorder sur l'exposition de la doctrine et sur la marche pratique des réformes à demander, faire une heureuse expérience de l'enseignement public, établir un journal hebdomadaire, n'est-ce rien pour une première année?
On demande: Où sont les résultats? Et quand nous n'aurions d'autres résultats à vous présenter que de nous être préparés à en recueillir, pourrions-nous être accusés d'avoir perdu notre temps? Nous avons à faire une longue et difficile navigation. Le vaisseau est construit, appareillé, monté d'un bon équipage, il est prêt à faire voile; il n'attend plus qu'un peu de brise; elle ne lui manquera pas. (Bien! bien!)
Mais je vais plus loin, et j'affirme que des résultats ont été déjà obtenus.
Le premier de tous a été de soulever l'opposition des intérêts qui exploitent ou s'imaginent exploiter la protection. Ces intérêts ont fait tout ce qu'ils pouvaient faire; ils ont épuisé tous leurs sophismes, dépensé toutes leurs munitions. Associations, cotisations, pétitions, écrits, menaces, nos adversaires ont tout mis en œuvre, et à quoi ont-ils abouti? Remarquez bien ceci: Il y a deux ans, ils dominaient le présent et se croyaient maîtres de l'avenir. Aujourd'hui ils sont partout sur la défensive. Alors, ils n'avaient que cette question à se faire: Quelle nouvelle restriction allons-nous imposer au public? Maintenant ils se demandent: Quelle restriction pouvons-nous sauver du naufrage?
N'est-ce rien, Messieurs, que d'avoir ainsi déplacé le terrain de la discussion? d'avoir organisé la partie de telle sorte que ce n'est plus désormais une liberté, mais une restriction qui en fera l'enjeu.
Et permettez-moi de rappeler ce que je disais, il y a quinze mois, à Bordeaux, à une époque où des mesures récentes sur le sésame et les tissus de lin donnaient peut-être quelque valeur à la prédiction: on était au moment d'ouvrir la souscription qui devait décider du sort de l'Association. «Dans deux heures, disais-je, nous saurons si le mouvement ascensionnel de la protection est arrêté; si l'arbre du monopole a fini sa croissance. Oui, que Bordeaux fasse aujourd'hui son devoir,—et il le fera,—je défie tous les prohibitionistes, et tous leurs comités, et tous leurs journaux, de faire désormais hausser le chiffre des tarifs d'une obole!»
Eh bien! Messieurs, qu'est-il arrivé? Comparez la loi de douanes actuellement soumise aux Chambres, toute timide, toute mesquine qu'elle est, aux mesures sanctionnées jusqu'ici par la législature. N'êtes-vous pas frappés de ce fait, que le régime protecteur non-seulement n'avance plus, mais recule? (C'est vrai!)
Un autre résultat que nous avons obtenu, et il est considérable, c'est qu'aujourd'hui on peut prononcer le mot Liberté du commerce. On oublie vite en France. Rappelons-nous néanmoins qu'il y a quelque temps ce mot aurait attiré sur le député, assez malheureux pour s'en servir, un torrent d'invectives. Les protectionistes, voulant dépopulariser la chose, avaient été assez habiles pour dépopulariser le nom. Un homme très-haut placé, un pair de France, ancien ministre, sincère ami du libre-échange, me disait, il y a quelque temps: «Je ne combats jamais le monopole de front, je lui emprunte ses arguments. Le seul moyen de mater un nouveau privilége, c'est de montrer qu'il compromet un privilége ancien. Invoquer la liberté par le temps qui court, c'est la compromettre!» Grâce au ciel, ces ruses ne sont pas aujourd'hui nécessaires, et l'on peut, avec un peu de courage, avoir raison sans rougir. J'avoue qu'il est assez triste d'avoir à présenter ce résultat comme un succès.
Nous en avons obtenu un autre bien propre à nous donner des espérances, c'est de fournir à une foule d'hommes éclairés, disséminés sur toute la surface du royaume, l'occasion de se faire connaître et d'entrer bravement dans la lutte. M. Duchevalard à Montbrison, M. Avril à Nevers, M. Godineau à la Rochelle, M. Duvergé à Limoges, M. Darthez à Pau, M. Dufrayer à Mont-de-Marsan, M. d'Haqueville à Lisieux, et bien d'autres encore, ont déjà exercé autour d'eux une influence qui est de bon augure. Ce sont là de précieux auxiliaires, et ils nous font pressentir qu'à la fin de cette campagne, l'Association, au lieu de quatre comités en province, en comptera douze.
Quelques personnes s'effrayent de l'espèce d'unanimité avec laquelle les sociétés d'agriculture, sur la provocation de nos adversaires, se sont prononcées contre nous; mais qu'on veuille bien remarquer une chose: ce qu'elles paraissent redouter surtout, ce n'est pas la réforme, mais la réforme instantanée. Au fait, après s'être élevées contre la liberté du commerce, toutes concluent à des abaissements graduels du tarif.
Enfin, Messieurs, nous pouvons affirmer, sans trop de présomption, que notre entreprise a éveillé quelque sympathie chez les nations voisines. Des sociétés de Libre-Échange se sont fondées en Espagne, en Italie, en Belgique, en Prusse. Sans doute, les idées favorables à la libre communication des peuples existaient dans ces pays; mais peut-être notre exemple a-t-il contribué à les mettre en action. Nous savons bien que ce qui s'est passé en Angleterre a eu une grande influence, et cependant nous avons ici une preuve de plus que c'est toujours la France qui a le noble privilége de rendre les questions européennes, et nous avons lu dans un manifeste italien ces propres paroles: «La Ligue anglaise a soulevé une question anglaise; elle a combattu un obstacle anglais, les corn-laws. L'Association française aura la gloire d'avoir posé la question universelle, la question de principe, dans son titre même, le Libre-Échange.» (Applaudissements prolongés.)
Notre président vient de vous dire que l'Association belge a conçu la pensée de réunir, à Bruxelles, un congrès économique, où cette grande question sera traitée dans une assemblée composée d'hommes de toutes les nations,
Français, Anglais, Belge, Russe, Germain.
Oh! ce sera un grand et magnifique spectacle que celui d'hommes venus de tous les points du globe pour discuter paisiblement l'utilité et l'opportunité de renverser, par la seule puissance de l'esprit public, les barrières qui les séparent. Et il me semble que ce qui doit sortir de là, c'est la réalisation de ce vœu national, exprimé, il y a déjà longtemps, par le grand interprète de la pensée française:
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.
(Bravo.)
Mais si quelque chose a été fait, il reste certainement beaucoup plus à faire.
Quand on entreprend de réaliser un grand changement dans une des branches de la législation du pays, non par la force, mais par la conviction publique, on se soumet à traverser quatre phases:
La première est celle de l'organisation. Il est indispensable de constituer d'abord l'Association qui doit donner le mouvement. Tel a été le travail de notre première campagne.
La seconde est celle de la propagande. Il faut bien former cette conviction publique dont on entend faire son seul instrument de succès. Et, dans cette période, tous les soins de l'Association doivent tendre à perfectionner et propager son organe. Son mot d'ordre doit être: Aux abonnements! aux abonnements! Il n'est pas un de nos collègues qui ne doive s'imposer le devoir de décider à s'abonner tous ceux de ses amis dont les opinions sont encore incertaines.
À mesure que la conviction se forme dans le pays, il faut l'amener à manifester ses progrès, en exerçant une pression de plus en plus forte sur la législature. Le mot d'ordre de cette période est: Aux pétitions! aux pétitions!
Enfin, si la législature résiste, il faut se servir du changement de l'opinion publique pour changer par elle la législature elle-même, et alors le mot d'ordre est: Aux élections! aux élections!
Et n'oublions pas que, si notre mot d'ordre peut varier à chaque période de notre agitation, il en est un qui doit toujours dominer, c'est celui-ci: Aux souscriptions! aux souscriptions! (Très-bien!)
Sans doute, Messieurs, nous ne renonçons pas à user d'ores et déjà et simultanément de ces trois moyens d'action. Nous ferons des pétitions quand cela sera nécessaire, et nous interviendrons dans les élections toutes les fois que nous pourrons le faire avec avantage. (Adhésion.)
Mais ne l'oublions pas, l'œuvre spéciale de la prochaine campagne, et peut-être de plusieurs années, c'est la propagande. Animer les convictions sympathiques, raffermir les convictions chancelantes, ramener les convictions hostiles, parler, écrire, discuter, donner une grande publicité à tous les travaux de mérite qui surgiront, soit dans la capitale, soit dans les provinces, spécialement à ceux qui se distingueront par la verve et la clarté, organiser des comités dans les départements, correspondre avec eux, les visiter; telle est pendant longtemps notre laborieuse mission.
Associez-vous énergiquement à cette tâche, Messieurs, et soyons bien convaincus d'une chose, c'est que, s'il est un pays, une ville, appelés plus que tous autres à recueillir en bien-être, en influence morale et politique, les fruits de la libre circulation des produits et des idées, cette ville c'est Paris, ce pays c'est la France. (Applaudissements.)
38.—PROJET DE DISCOURS LIBRE-ÉCHANGISTE À PRONONCER À BAYONNE[49].
Messieurs,
Mon intention est de soumettre à votre examen quelques vues générales sur la liberté du commerce. En cela, je m'écarterai des conseils que m'ont donnés mes amis. On m'a dit souvent: «Partout où vous aurez occasion de parler, traitez la question au point de vue des intérêts de vos auditeurs.» Pour moi, je me suis aperçu que ce qui préoccupe la plupart des hommes, dans l'opposition qu'ils font au libre-échange, ce n'est pas autant leurs intérêts privés que l'intérêt général. Cela est vrai surtout dans les villes de commerce. Là on comprend parfaitement que la liberté des échanges en multiplierait le nombre. Plus d'échanges, c'est plus de consignations, de commissions, de transports, de fret, de négociations, de courtages, de magasinages; c'est plus d'affaires, plus de travail pour toutes les classes de la population. Si, malgré ces avantages évidents, les villes de commerce sont lentes à se rallier à notre cause, il faut bien qu'elles soient retenues par des considérations d'un autre ordre. Elles peuvent se tromper, je crois sincèrement qu'elles se trompent; mais leur erreur même témoigne hautement qu'elles ne cèdent pas à un sentiment égoïste ainsi qu'on le répète sans cesse.
Si je voulais prendre mes démonstrations dans des circonstances locales, quelle ville pourrait m'en fournir de plus puissantes? Ces jours-ci je considérais l'Océan de la pointe de Latalaye. Je voyais, à ma droite, la côte de France dans la direction de Bordeaux, et, à ma gauche, la côte d'Espagne jusqu'au cap Saint-Vincent. Je me disais: Est-il possible que cette économie politique soit la vraie qui nous enseigne que tous les échanges que Bayonne fait avec une de ces côtes sont d'une nature différente de ceux qu'elle fait avec l'autre? Je voyais l'embouchure de la Bidassoa et je me disais: Quoi! tous les hommes qui vivent sur la rive gauche de ce ruisseau ont avantage à échanger vers le couchant, et ils ne pourront échanger vers le levant sans se nuire à eux-mêmes! Ce sera précisément le contraire pour ceux qui sont nés sur la rive droite! Les uns et les autres devront s'estimer heureux que la loi soit venue détruire ces facilités de transactions que la rivière et la mer leur ont préparées! Me tournant vers l'embouchure de l'Adour, je me disais: Pourquoi n'est-ce pas à cette limite, plutôt qu'à celles de la Bidassoa, que les échanges commencent à devenir funestes! Quelle est donc cette économie politique qui, comme dit Pascal, est vérité au delà d'un fleuve, et mensonge en deçà? L'échange n'a-t-il pas une nature qui lui soit propre? Est-il possible qu'il soit utile ou funeste selon le caprice de ces délimitations arbitraires? Non, un tel système ne peut être la vérité. L'intelligence humaine ne peut pas accepter à jamais de pareilles inepties.
Cependant, quelque absurde que soit au premier coup d'œil cette économie politique de la restriction, elle s'appuie sur des arguments spécieux, puisqu'enfin elle a prévalu dans les esprits et dans les lois. Je ne puis aujourd'hui réfuter tous ces arguments. Je m'attacherai à un de ceux qui m'ont paru faire le plus d'impression. C'est celui que l'on tire de la supériorité des capitaux anglais. Je choisis ce sujet, parce qu'il me conduira à examiner aussi les fondements de l'opposition que le parti démocratique paraît être décidé à faire à la liberté du commerce.
On dit: «Nous voulons bien lutter contre les autres peuples, mais à armes égales. S'ils nous sont supérieurs, soit par les dons de la nature, soit par l'abondance et le bon marché des capitaux, ils nous écraseront. Ce ne sera plus de la concurrence, ce sera du monopole en leur faveur contre nous.»
Dans ce raisonnement on oublie une chose. C'est l'intérêt du consommateur national. La supériorité de l'étranger, de quelque nature qu'elle soit, se traduit en bon marché du produit, et le bon marché du produit est tout au profit non du peuple vendeur, mais du peuple acheteur. Cela est vrai des capitaux. Si les Anglais se contentent de tirer 2 pour 100 des capitaux engagés dans leurs usines, ou même si ces capitaux sont amortis, ils chargent d'autant moins le prix du produit, circonstance qui profite exclusivement à celui qui l'achète. C'est une des plus belles et des plus fécondes harmonies de l'ordre naturel des sociétés, harmonie dont les protectionistes ne tiennent pas compte, parce qu'ils ne se préoccupent jamais du consommateur, mais seulement du producteur national.
Eh bien! je veux me placer à leur point de vue et examiner aussi l'intérêt producteur.
À ce point de vue, la supériorité des capitaux étrangers est un désavantage pour nous.
Mais on m'accordera sans doute que ce serait un bien triste et bien absurde remède que celui qui se bornerait à paralyser dans nos mains le peu de capitaux qui s'y trouvent.
Or c'est là ce que fait le régime protecteur.
Nous nous plaignons que la somme de nos capitaux ou le capital national est faible. Et que fait ce régime? Il nous astreint à en prélever, pour chaque entreprise déterminée, une portion plus grande que celle qui serait nécessaire sous le régime de la liberté.
Qu'un Anglais fonde en Angleterre une fabrique et qu'un Français veuille établir en France une usine parfaitement identique. En dégageant par la pensée ces opérations de toutes autres circonstances, et ne tenant compte que du régime protecteur, comme il faut le faire pour en apprécier les effets, n'est-il pas vrai que le Français sera obligé, à cause de ce régime, de se pourvoir d'un capital fixe plus considérable que celui de l'Anglais, puisqu'il ne peut pas, comme l'Anglais, aller chercher ses machines partout où elles sont à meilleur marché? N'est-il pas vrai qu'il en sera de même du capital circulant, puisque ce régime a pour effet et même pour but d'élever le prix de toutes les matières premières? Ainsi vous vous plaignez de ce que le Français éprouve déjà le désavantage de payer son capital à 5 pour 100 quand l'Anglais ne le paye que 3 pour 100; et que faites-vous pour compenser ce désavantage? Vous obligez le Français à emprunter 400,000 francs pour faire ce que l'Anglais fait avec 300,000!
Il en est de même en agriculture.
Ou ce qu'on appelle protection à l'agriculture n'a aucun effet, ou elle a pour effet d'élever le prix des produits agricoles. Cela posé, j'ai un champ qui me donne en moyenne 100 francs par an nets. Je puis le vendre pour 2,000 francs. Si, par l'effet du régime protecteur, j'en tire 150 francs, je le vendrai 3,000 francs.—Or voyez ici les conséquences du système. Une fois que j'ai vendu mon champ, ce n'est pas l'agriculture, c'est moi capitaliste qui recueille tout le profit. Le nouveau propriétaire n'est pas enrichi par le système; car, s'il tire 150 francs au lieu de 100, il a payé 3,000 francs au lieu de 2,000. Le fermier n'est pas plus riche non plus, car, s'il vend le blé un peu plus cher, il paye un fermage de 150 au lieu de 100. Et, quant au manouvrier, il paye le pain plus cher, voilà tout. En définitive l'opération se résume ainsi: La loi fait un cadeau de 50 francs de rentes que le public paye sous forme de cherté du pain.
Et maintenant qu'il s'agisse de faire une entreprise agricole. Il est bien clair que l'entrepreneur aura besoin d'un capital plus fort. S'il achète la terre, il faut qu'il la paye 3,000 francs au lieu de 2,000. S'il la prend à bail, il faut qu'il paye 150 au lieu de 100. Il se refera sans doute en rançonnant à son tour le public par le prix du blé. Mais toujours est-il qu'une entreprise identique exige de lui un capital plus considérable. C'est ce que je voulais prouver.
Le commerce n'échappe pas à cette nécessité. J'en ai eu une preuve bien convaincante à Marseille. Un constructeur de navires à vapeur et en fer, qui a obtenu l'autorisation de travailler à l'entrepôt, c'est-à-dire avec des matériaux étrangers, à la charge de réexporter, avait fait un superbe bâtiment. Un acquéreur se présente. Combien voulez-vous de votre navire? dit-il au constructeur.—De quel pays êtes-vous? répond celui-ci.—Que vous importe, pourvu que je vous paye en monnaie française?—Il m'importe que si vous êtes Français, le navire vous coûtera 300,000 francs, si vous êtes Génois, vous l'aurez pour 250,000.—Comment cela se peut-il? dit l'acquéreur qui était Français.—Oh! dit le vendeur, vous êtes protégé, c'est un avantage qu'il faut payer.—En conséquence, les Génois naviguent avec des navires de 250,000 francs, et les Français avec des navires de 300,000 francs, tous construits par des Français et en France.
Vous voyez, Messieurs, les résultats de ce système pour toutes nos industries. À supposer, comme on le dit, qu'elles soient dans un état d'infériorité, il ne fait qu'accroître cette infériorité. C'est certes le plus absurde remède qu'on puisse imaginer.
Mais voyons maintenant son effet sur l'ouvrier.
Puisque sur le capital national, il faut prélever une plus grande part pour chaque entreprise industrielle, agricole ou commerciale, le résultat définitif et nécessaire est une diminution dans le nombre des entreprises. Une foule d'entreprises ne se font pas parce qu'un capital national déterminé ne peut faire face à un même nombre d'entreprises, toutes plus dispendieuses, et aussi parce que souvent la convenance cesse. Telle opération qui pouvait présenter du bénéfice avec un capital de 300,000 francs, offre de la perte s'il faut un capital de 400,000 francs.
Or la réduction dans le nombre des entreprises, c'est la réduction dans la demande de la main-d'œuvre ou dans les salaires.
Ainsi ce système a pour les ouvriers deux conséquences aussi tristes l'une que l'autre. D'un côté, il grève d'une cherté factice leurs aliments, leurs vêtements, leurs outils et tous les objets de leur consommation. De l'autre, il répartit le capital national sur un moins grand nombre d'entreprises, restreint la demande des bras, et déprime ainsi le taux des salaires.
Oui, je le dis et je le répète sans cesse, parce que c'est là ma conviction profonde, la classe ouvrière souffre doublement de ce régime, et c'est la seule à laquelle il n'offre et ne peut offrir aucune compensation.
Aussi un des phénomènes les plus étranges de notre époque, c'est de voir le parti démocratique se prononcer avec aigreur, avec passion, avec colère, avec haine contre la liberté du commerce.
Ce parti fait profession d'aimer la classe ouvrière, de défendre ses intérêts, de poursuivre le redressement des injustices dont elle peut être l'objet. Comment donc se fait-il qu'il soutienne un régime de restrictions et de monopole qui n'est envers les travailleurs, et surtout ceux qui n'ont que leurs bras, qu'un tissu d'iniquités?
Pour moi, je le dis hautement, j'ai toujours appartenu au parti démocratique. Rien ne s'oppose à ce que je le déclare ici, car, par cela même que notre Association n'arbore aucune couleur politique, elle ne défend à personne d'avouer son drapeau. Si par le triomphe de la démocratie on entend la participation de tous aux charges et aux avantages sociaux, l'impartialité de la loi envers les petits comme envers les grands, envers les pauvres comme envers les riches, le libre jeu, le libre développement laissé aux tendances sociales vers l'égalité des conditions, je suis du parti démocratique. Et je me félicite de pouvoir le dire ici, devant mes compatriotes, dans cette ville où je suis né, où j'ai passé ma jeunesse, parce que s'il m'échappait une parole qui s'écartât de la vérité, cinquante voix s'élèveraient pour me démentir. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui puisse citer dans toute ma carrière un mot, un acte qui n'ait été inspiré par l'esprit de la démocratie, par le libéralisme le plus avancé? S'il en est un, qu'il se lève et qu'il me confonde.
Comment donc se fait-il que, lorsque je mets mes forces, tout insuffisantes qu'elles sont, au service d'une liberté, de la plus précieuse des libertés pour l'homme du peuple, de la liberté du travail et de l'échange, je rencontre sur mon chemin le parti démocratique?
C'est que ce parti se trompe, et ceux qui le mènent le trompent.
Je dis que ceux qui le mènent le trompent, et je m'explique. Loin de moi la pensée que les hommes du parti démocratique manquent en cette circonstance de sincérité. Je ne crois pas qu'il y ait un homme sur la terre moins disposé que moi à imputer des motifs coupables. J'ai assez réfléchi sur les objets qui divisent les hommes pour savoir ce qu'il y a de spécieux dans les opinions les plus diverses; et dès lors, quand on ne partage pas la mienne, je ne me permets pas de supposer d'autre motif qu'une conviction, selon moi égarée, mais sincère.
Mais lorsqu'un homme me déclare que j'ai raison en principe, et que néanmoins il fait à ce principe une guerre sourde et incessante, alors je me dis: Cet homme s'écarte de toutes les règles de logique et de moralité qui dirigent les actions humaines; il va au-devant de toutes les interprétations; il me donne le droit de rechercher le secret mobile qui détermine chez lui un tel excès d'inconséquence avouée.
Cette inconséquence, je l'ai entendu expliquer ainsi et j'avoue que tout mon être répugne à cette explication. On attribuait aux roués du parti démocratique ce calcul odieux:
«Le peuple souffre, et sous le régime restrictif, ses souffrances ne peuvent qu'augmenter. De plus, il ignore la cause de ses souffrances, et nous pouvons facilement tourner sa haine contre ce qui nous déplaît. Il est dans la condition la plus favorable pour devenir en nos mains un instrument de perturbation. Notre rôle est de l'aigrir, et non de l'éclairer. Au contraire, faisons la guerre à ceux qui lui montrent la vérité, la cause et le remède de ses souffrances; car si elles venaient à s'adoucir, le peuple se rallierait à l'ordre social actuel, et ne se prêterait plus docilement à nos desseins.»
Une perversité aussi machiavélique ne peut germer que dans bien peu de têtes. J'aime mieux examiner l'explication que donnent les démocrates eux-mêmes de leur opposition au libre-échange, tout en reconnaissant que c'est un principe de vérité et de justice.
Quand je leur ai demandé les motifs de leur opposition, ils m'ont répondu: D'abord, le Gouvernement favorise votre entreprise. Ensuite, le libre-échange, par ses tendances pacifiques, interromprait la grande mission de la France qui est de propager en Europe l'idée démocratique, au besoin par les armes.
Quant au premier motif, je déclare de la manière la plus formelle que l'Association du libre-échange n'a eu avec le Gouvernement aucune communication, si ce n'est pour obtenir l'autorisation exigée par la loi. Pour ce qui me regarde, je n'ai jamais vu M. Guizot ni M. Duchâtel. Un discours de M. Guizot me fait présumer qu'il a le sentiment confus qu'en matière d'échanges, la liberté vaut mieux que la restriction. M. Duchâtel, avant d'être ministre, a fait une brochure où les vrais principes économiques sont exposés avec une grande clarté. Mais quoi! sommes-nous tenus de repousser une liberté précieuse parce que M. Duchâtel a écrit, dans sa jeunesse, une brochure en sa faveur?
Et quand il serait vrai que les secrètes sympathies du Ministère fussent pour nous, quand il serait vrai que, fatigués des exigences, des obsessions des protectionistes, les Ministres songeassent à décharger le Gouvernement du joug que le système restrictif fait peser sur lui, devrions-nous pour cela défendre ce système? Je sais bien que c'est ainsi que raisonnent les partis: Entravons la marche du Gouvernement, ruat cœlum. Jamais je ne m'associerai à cette tactique. Où est le vrai, l'honnête, le juste, le bien et le bon, c'est de ce côté que je me porte, sans examiner si le Gouvernement est pour ou contre. Ergoter contre la vérité uniquement parce que le Gouvernement s'est mis de son côté, c'est fausser sciemment l'esprit public; et j'ai la confiance qu'un des bienfaits accessoires de notre Association sera de discréditer ce genre d'opposition immorale et dangereuse. Vous ne voulez pas du Ministère, c'est sans doute que vous le croyez mauvais. S'il est mauvais, il est vulnérable; attaquez-le par là, soit. Mais le combattre sur le terrain de la justice et de la vérité, quand par hasard il s'est placé sur ce terrain, et cela en vous plaçant vous-même sur le terrain de l'injustice et du mensonge, ce n'est plus esprit d'opposition, c'est esprit de faction.
Le parti contre lequel je me défends ici se fonde encore sur ce que la France a pour mission de répandre l'idée démocratique par les armes. J'aime à croire que ce n'est pas là la pensée de la démocratie française, mais de quelques meneurs qui se sont faits ses infidèles organes.
Pour moi, je crois que la doctrine la plus consciencieuse n'a qu'un droit, celui de combattre par la parole, de vaincre par la persuasion, de se propager par l'exemple. L'infaillibilité elle-même aurait tort de recourir à la violence. Quand le christianisme voulut s'imposer aux consciences par le déploiement de la force brutale, se fondant sur ce que lui seul possédait la vérité, que lui disait la philosophie? «Si vous possédez la vérité, prouvez-le. C'est une puissance assez grande pour que vous n'y ajoutiez pas celle des armes.» Faut-il maintenant tenir le même langage à la démocratie? faut-il lui dire: «Si vous avez la vérité prouvez-le. Montrez-le au monde par votre exemple. Que la France soit le pays le mieux ordonné, le mieux gouverné, le plus éclairé, le plus moral, le plus heureux de la terre, et pour faire de la propagande, vous n'aurez qu'à ouvrir vos ports et vos frontières, afin que chacun vienne contempler parmi vous les miracles de la liberté.»
«Croyez-vous hâter le triomphe de la démocratie en vous montrant toujours prêt à fondre sur le monde, le cimeterre d'une main et votre Koran de l'autre? Si les autres peuples sont dans l'erreur, l'erreur périt-elle sous le sabre et la baïonnette? Ne craignez-vous pas qu'ils ne finissent par se dire: «Cette nation prétend avoir reçu du ciel la mission de convertir toutes les autres à la vraie foi politique, qui est la fraternité et voyez: elle transforme ses laboureurs en soldats, ses charrues en épées, ses navires marchands en vaisseaux de guerre; elle hérisse le sol d'arsenaux, de casernes et de citadelles; elle gémit sous le poids des taxes, elle a remis toutes ses forces vives entre les mains de quelques chefs d'armée, ah! gardons-nous de l'imiter!»
Puisque je suis sur ce sujet, je vous demanderai la permission de montrer l'intime connexité qu'il y a d'un côté entre le régime restrictif et l'esprit de guerre, de l'autre entre le libre-échange et l'esprit de paix. C'est le côté le plus important et peut-être le moins compris de notre belle cause. Je suis forcé de recourir à une dissertation économique, car ce n'est pas aux passions, ni même au sentiment que je m'adresse, mais à la conviction.
Deux systèmes économiques sont en présence.
L'un, celui qui domine dans les législations et dans les intelligences, fait consister le progrès dans l'excédant des ventes sur les achats, dans l'excédant des exportations sur les importations, en un mot dans ce qu'on a appelé la balance du commerce.
L'autre, celui que nous nous efforçons de propager, en est justement le contre-pied. Il ne voit dans ce qu'un peuple exporte que le payement de ce qu'il importe. À nos yeux, l'essentiel, c'est que chaque payement, le moindre possible, réponde à la plus grande somme possible d'importations; et voilà pourquoi notre maxime est: Laissez à chacun la faculté d'aller acheter là où les produits sont à meilleur marché, et vendre là où ils sont le plus chers; car évidemment c'est le moyen de donner le moins pour recevoir le plus possible.
C'est, du reste, sur ce dernier principe, que tous les hommes agissent naturellement et instinctivement, quand la loi ne vient pas les contrarier.
Je ne rechercherai pas lequel de ces deux systèmes diamétralement opposés est dans la vérité économique, je me bornerai à montrer leur relation avec l'esprit de guerre et l'esprit de paix, quel est celui qui renferme un levain d'universel antagonisme, et celui qui contient le germe de la fraternité humaine.
Le premier, ai-je dit, se résume ainsi: importer peu; exporter beaucoup.
Pour atteindre l'un de ces résultats, importer peu, il a les lois restrictives. Il charge des corps armés, sous le nom de douaniers, de repousser les produits étrangers; et si ce système est bon, nous ne pouvons pas trouver surprenant ni même mauvais que chaque nation en fasse autant.
Reste le complément du système: exporter beaucoup. La chose n'est pas facile. Puisque chaque peuple est occupé de repousser les importations, comment chacun parviendra-t-il à beaucoup exporter? Il est bien clair que ce qui est exportation pour l'un est importation pour l'autre, et si personne ne veut acheter, il n'y a de vente possible pour personne.
Remarquez que c'est bien là de l'antagonisme, car ne faut-il pas donner ce nom à un ensemble d'efforts qui se font partout en même temps en sens opposé, chacun voyant un bien pour lui, dans la chose même que tous considèrent comme un mal pour eux? Vous voyez qu'au fond de ce système, il y a cette fameuse et triste maxime: Le profit de l'un est le dommage de l'autre.
Cependant, il faut exporter, c'est la condition du progrès. Mais comment faire, puisque personne ne veut recevoir? Il n'y a qu'un moyen, LA FORCE. Il ne s'agit que de conquérir des consommateurs. Ce système pousse donc logiquement à l'usurpation, à la conquête; et remarquez qu'il y pousse tous les peuples à la fois.
En définitive, c'est le droit du plus fort ou du plus rusé. La politique des peuples est toute tracée. Emparons-nous d'une île, puis d'une seconde, puis d'une troisième, puis d'un continent, et, en même temps, forçons les habitants à consommer exclusivement nos produits.
Voilà le monde. Messieurs, sous le régime prohibitif, si on le suppose conséquent avec lui-même, et il faut que j'aie le jugement bien faussé si ce système n'implique pas que la guerre est l'état naturel de l'homme.
On me dira sans doute: «Mais le monde est sous l'empire du régime restrictif, et cependant nous ne le voyons pas en proie à une guerre universelle. Il vient de traverser quarante années de paix.»
Oui; mais pourquoi? Parce que tous les peuples ne peuvent pas être à la fois les plus forts. Il y en a un à qui la prédominance reste. Celui-là s'empare de tout ce dont il peut s'emparer sans trop de danger; il étend ses conquêtes en Asie, en Afrique, en Amérique, dans les archipels de la Méditerranée comme dans les archipels du grand Océan. Quant aux autres, qu'ils ne se fassent pas illusion, ce n'est pas l'envie qui leur manque, c'est la force. L'Espagne et le Portugal n'ont-ils pas étendu leur domination autant qu'ils l'ont pu? La Hollande n'a-t-elle pas disputé à l'Angleterre l'Inde, Ceylan et le cap de Bonne-Espérance? Nous-mêmes, est-ce volontairement que nous sommes réduits à la Martinique et à Bourbon? que nous avons cédé le Canada, l'île de France et Calcutta? que nous avons perdu Saint-Domingue? N'envahissons-nous pas en ce moment le nord de l'Afrique? Dans ce sens, chaque peuple fait tout ce qu'il peut, voilà la vérité; s'il obéit à la pensée du régime restrictif, il est conquérant par nature, et s'il s'arrête, sa prétendue modération est de l'impuissance, pas autre chose.
Ainsi, Messieurs, vous voyez que le régime prohibitif, ce régime fondé sur la doctrine de la balance du commerce, ce régime qui voit le bien dans l'excédant des exportations, mène logiquement à l'abus de la force, à la violence, à l'usurpation, et à tout le machiavélisme diplomatique, qui est la ruse des nations mise au service de leur injustice. Prépondérance, prépotence, suprématie, voilà les grands mots sous lesquels chacun cache sa perversité; et ce qu'il faut bien observer, c'est que si ce système est vrai, l'esprit de haine, de jalousie, d'antagonisme et de domination est indestructible, puisqu'il a sa racine dans la vérité même.
Mais que la doctrine opposée vienne à triompher dans les esprits, que chaque peuple, se considérant comme un être collectif, adopte le raisonnement de l'individu et se dise: Mon avantage est dans la quantité de ce que je reçois, et non dans la quantité de ce que je donne, en d'autres termes, mon avantage est d'acheter à bon marché et de vendre cher, en d'autres termes encore, mon avantage est de laisser faire mes négociants et d'affranchir les échanges; à l'instant les conséquences changent du tout au tout, comme le principe change du tout au tout. À l'instant ce qui était considéré comme un mal, à savoir l'importation, est regardé comme un bien, et le payement que l'on prenait pour le beau côté n'est plus vu que comme le côté désavantageux de l'échange. L'effort de chaque peuple se fait en sens inverse, et au lieu de lutter pour imposer ses produits, il n'a plus d'autre émulation que celle d'ouvrir au plus tôt ses ports et ses frontières aux produits des autres peuples.—Et cela, sans s'inquiéter de l'exportation ou du payement, dont nos fournisseurs s'occuperont pour eux-mêmes. Il est clair que dans ce système l'usurpation, la domination, les colonies, et par suite la force brutale et la ruse diplomatique sont frappées d'inutilité. Il ne faut pas un si grand appareil pour importer. Mais si chaque peuple s'abstient de menacer les autres, non par générosité, mais pour obéir à son intérêt, quel immense changement est introduit dans le monde! Je ne crains pas de dire que l'adhésion des peuples à notre doctrine sera la plus grande, la plus bienfaisante révolution dont le monde ait été témoin depuis dix-huit siècles.
C'est dans le mois où nous sommes et presque à pareil jour que Christophe Colomb découvrit le nouveau monde[50], et c'est de cette découverte que datent le régime prohibitif ainsi que les guerres et les dissensions qui en ont été la suite; car ce faux principe était comme enveloppé dans l'or de l'Amérique. Messieurs, signalons aux peuples, dans l'ordre moral, un monde nouveau, un monde de paix, d'harmonie, de bien-être et de fraternité.
Sachons toutefois que cette immense révolution ne sera pas le fruit du libre-échange seulement, mais aussi et surtout de l'esprit du libre-échange.—Le libre-échange pourrait être obtenu par surprise, par un engouement momentané de l'opinion publique, en dehors de convictions générales et bien arrêtées. Il pourrait aussi s'introduire dans la législation sous la pression de circonstances extraordinaires. Mais alors l'esprit du monopole survivrait au monopole. Le principe exclusif dominerait encore les intelligences et menacerait le monde d'autant de maux que s'il régnait encore dans nos lois. Je n'en veux pour preuve que ce qui se passe en Angleterre.
Vous le savez, la Ligue s'efforçait d'étendre dans les trois royaumes l'esprit du libre-échange, mais son œuvre était loin d'être achevée, lorsqu'une maladie mystérieuse, dans le règne végétal, anéantit une grande partie des subsistances du peuple. L'aristocratie cédant, non à la persuasion, mais à la nécessité, se décida à ouvrir les ports, ce qui arracha à Cobden cette réflexion juste et triste: «C'est une chose humiliante et bien propre à rabaisser l'orgueil de l'homme qu'une tache noire sur la plus humble des racines alimentaires ait plus fait pour la liberté du commerce que nos sept années d'efforts, de dévouement et de sacrifices.»
Aussi qu'est-il arrivé? Une chose à laquelle on devait s'attendre: c'est que l'esprit du monopole qui, au Parlement, a cédé sur un point et sans conviction à l'empire de la nécessité, n'en dirige pas moins la politique de la Grande-Bretagne[51].
39.—À MM. LES MEMBRES DU CONSEIL GÉNÉRAL DE LA SEINE[52].
Messieurs,
Pour vous décider à persister dans la réserve où vous avez cru devoir vous renfermer l'année dernière, l'Association qui ne veut pas que les échanges soient libres vous a présenté quelques considérations auxquelles nous espérons que vous nous permettrez de répondre.
Cette Association annonce avoir consulté un grand nombre d'assemblées, et elle a eu, dit-elle, la satisfaction de les voir presque toutes se prononcer en faveur du principe de la protection.
Est-ce une raison pour que vous vous prononciez dans le même sens? Ce que vous êtes appelés à exprimer, ce n'est pas l'opinion d'autrui, mais la vôtre. Le résultat de semblables enquêtes serait bien illusoire, si chaque conseil général, renonçant à penser pour lui-même, se bornait à rechercher quel a été l'avis des autres conseils, afin d'y conformer le sien.
Or, Messieurs, quand nous voyons les énormes dépenses auxquelles notre pays se soumet pour faciliter ses échanges par les chemins de fer, nous ne pouvons pas croire que l'assemblée qui représente la capitale du monde civilisé consente à émettre un vote favorable au principe de la restriction des échanges.
Un vote contre les chemins de fer serait certainement plus conséquent à ce principe. Car si l'introduction de produits étrangers doit nuire à la richesse du pays, mieux vaut ne pas favoriser cette introduction que de lui créer d'abord de dispendieuses facilités pour lui opposer ensuite de dispendieux obstacles.
Messieurs, nous vous prions d'examiner surtout la question au point de vue de la justice. Est-il juste, par exemple, que les propriétaires français jouissent d'un privilége, dans quelque mesure que ce soit, pour la vente de leur blé? Posséder le sol, c'est déjà pour eux un grand avantage, et ne devraient-ils pas s'en contenter? Quand une rare population s'établit dans un pays où, comme aux États-Unis, la terre surabonde et n'a pas de valeur, chacun en prend autant qu'il en peut cultiver. Si quelques hommes exercent d'autres industries, ils ne peuvent pas être opprimés; car, s'ils l'étaient, ils prendraient aussi de la terre. Mais quand tout le territoire est possédé et que la population continue à s'accroître, les nouveaux venus ne seront-ils pas les esclaves des propriétaires, si ceux-ci s'arrogent le droit exclusif de vendre du blé? Est-ce qu'une telle prétention n'est pas inique et de nature à ébranler dans les esprits le principe même de la propriété? Représentants de Paris, déciderez-vous qu'un Français, né après que tout le territoire est possédé, n'a pas le droit de tirer au moins parti de ses facultés, en échangeant son travail contre des aliments étrangers? N'est-il pas évident d'ailleurs que cette liberté a pour conséquence de retenir la valeur des terres et de leurs produits dans des limites justes et naturelles, et de ne pas leur laisser acquérir une valeur exagérée, factice, précaire, et par là dangereuse pour le propriétaire lui-même?
On vous dit que chacun est à la fois producteur et consommateur. C'est possible. Nous ne voulons pas discuter ici cette assertion. Mais ce qui est certain, c'est que, sous le régime restrictif, chacun est consommateur payant tribut à ce régime; tandis que si chacun est producteur, chacun n'est pas du moins producteur protégé. Veuillez, Messieurs, faire le classement des habitants de Paris par métiers et professions; nous osons affirmer que vous n'en trouverez pas un vingtième, peut-être un centième, parmi les participants aux faveurs de la douane.
Nos adversaires mettent beaucoup d'application à insinuer qu'il s'agit ici d'une question anglaise. Ce qui précède suffit pour montrer qu'elle est française et très-française. La question est de savoir si la liberté et l'industrie d'un Français seront sacrifiées aux convenances d'un autre Français.
Après cela, nous ne craignons pas de les suivre sur le terrain étranger.
Ils présentent la crise qui tourmente l'Angleterre comme un résultat de la liberté commerciale.
Quoi! l'Angleterre souffre parce qu'elle paye moins de droits sur le café, le sucre, le blé et le coton? C'est là un bien étrange paradoxe.
Mais l'Angleterre est un pays de publicité; rien n'est plus aisé que de savoir ce qu'elle pense, et nous n'y voyons personne, sauf quelques lords désappointés, donner à la crise une si étrange explication.
Certes, les ouvriers qui manquent de travail et de pain, seraient bien excusables, dans le paroxysme des souffrances, de les attribuer à la réforme récente des tarifs. Cependant, nulle part on ne les voit réclamer le rétablissement des droits élevés.
Pourquoi? parce qu'ils savent bien qu'en Angleterre, comme en France, la libre introduction du blé a été votée sous l'empire de la nécessité la plus absolue, et que si elle a été un remède insuffisant au mal, elle n'en a pas au moins été la cause.
Ils savent bien qu'une nation ne peut être aussi florissante quand la récolte a été emportée par un fléau que lorsqu'elle a réussi; quand une partie considérable de substances alimentaires se détériore que lorsqu'elle se conserve.
Ils savent bien qu'ils ne peuvent pas filer et tisser autant de coton quand le coton manque que lorsqu'il ne manque pas.
Ils savent bien que lorsqu'on engage imprudemment plusieurs milliards dans des entreprises qu'on ne peut pas achever, ces milliards font défaut au travail et à l'industrie.
Ils savent bien, ou du moins ils commencent à apprendre que lorsqu'un peuple veut faire des conquêtes et exercer partout une injuste suprématie, lorsqu'il s'accable lui-même d'impôts et de dettes pour payer ses marins, ses soldats, ses diplomates, toute l'activité déployée pour satisfaire sa gloriole est perdue pour la satisfaction de ses justes et légitimes besoins.
Les ouvriers savent cela, et l'on demande au conseil général de Paris de proclamer qu'il l'ignore!
On vous dit encore que si l'année dernière nous avions modifié notre tarif, cette année l'Angleterre nous eût inondés.
Quoi! c'est au moment où le coton lui manque qu'elle nous eût inondés de coton? C'est au moment où les Anglais empruntent à 8 pour 100 pour payer leurs dettes les plus pressantes qu'ils auraient agrandi toutes leurs industries à la fois pour nous inonder?—Mais il y a dans le monde des pays qui jouissent de quelque liberté. Ont-ils été inondés? L'Union américaine, la Suisse, la Hollande et la Toscane ont-elles été inondées?
On vous parle ensuite de l'industrie de Paris comme si elle ne s'occupait que de modes et de luxe. Vous savez mieux que personne que la ville que vous représentez a une bien autre importance industrielle. Vous savez aussi qu'elle est en possession d'un noble et légitime monopole, celui du goût; et lorsqu'on voit quelle immense supériorité, sous le régime de la liberté, le goût, l'art et le génie donnent à Paris sur les provinces, il est permis de croire qu'ils donneraient cette même supériorité à la France sur l'étranger, surtout si, pour satisfaire d'injustes prétentions, l'on ne mettait pas hors de sa portée les matériaux, les instruments et les débouchés de son industrie.
Enfin, Messieurs, on vous fait observer que le Siècle, le National, la Revue nationale, l'Atelier, la presse démocratique, en un mot, repousse ce qu'on nomme notre théorie, c'est-à-dire le droit de disposer du fruit de son travail. Nous ne le nions pas, et c'est pour nous un sujet d'étonnement et d'affliction. Nous sommes profondément surpris et affligés de voir, nous ne dirons pas la démocratie française, mais les meneurs du parti démocratique se ranger, après quelques moments d'hésitation, du côté des restrictions et des priviléges. Quel est leur but? quel est leur plan? Nous l'ignorons; mais ils en ont un, peu susceptible d'être avoué sans doute, puisqu'avant de nous attaquer avec acharnement, ils ont proclamé que nous avions raison en principe, c'est-à-dire que nous avons pour nous la justice et la vérité. Nous ne savons ce qui les a décidés à se tourner contre la justice et la vérité; mais ce que nous savons, c'est que les démocrates de tous les pays et de tous les temps se lèvent pour les confondre. Aux États-Unis, le peuple vote, et il a repoussé le principe restrictif. En Suisse le peuple vote, et il a voulu la liberté absolue. La Hollande, aux traditions républicaines, a le tarif le plus modéré. L'Italie révolutionnaire aspire au régime commercial de la Toscane. En Angleterre, le combat contre la protection n'est qu'un effort de la démocratie contre l'aristocratie; et ce qui parle plus haut encore au cœur des vrais démocrates, c'est l'exemple de nos pères. Aujourd'hui chacun fait à sa guise parler le peuple; mais le peuple a parlé deux fois par lui-même, et deux fois il a fait de la douane un simple instrument de fiscalité, et non une machine à priviléges. La Chambre du double vote a rendu à nos tarifs le caractère aristocratique. 1791 et 1825, voilà deux dates plus significatives que tout ce que nous pourrions dire. Exhumez de vos archives, Messieurs, les deux tarifs qui s'y réfèrent et prononcez.
Et en prononçant, rappelez-vous que les délibérations du Conseil général de la Seine ne sont pas vouées à l'obscurité et à l'oubli. C'est une grave responsabilité que celle de parler au nom du foyer des lumières, des réformes et du progrès, et nous espérons bien qu'il ne sortira pas du sein de votre assemblée un vœu rétrograde qu'avant longtemps Paris aurait à désavouer.
Agréez, Messieurs, etc.
40.—CONSEIL GÉNÉRAL DE LA NIÈVRE[53].
Voici d'abord le vote du conseil général de la Nièvre: