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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 03: avec notes et commentaires comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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L'homme, l'homme vain, revêtu d'une autorité éphémère, joue des tours si fantasques à la face du ciel, qu'il fait pleurer les anges.

RetourNOTE 3, STANCE 5.

Ce ne fut pas toujours la coutume des Grecs de brûler leurs morts. Le grand Ajax en particulier fut enterré tout entier. La plupart des héros devenaient dieux après leur mort; mais on négligeait celui qui n'avait pas des jeux annuels sur sa tombe ou des fêtes instituées en son honneur par ses concitoyens, comme Achille, Brasidas, etc., et enfin même Antinoüs, dont la mort fut aussi héroïque que sa vie avait été infâme.

RetourNOTE 4, STANCE 10.

Le temple de Jupiter Olympien, dont soixante colonnes entièrement de marbre subsistent encore; il y en avait, dans l'origine, cent cinquante. Cependant plusieurs écrivains ont supposé qu'elles avaient appartenu au Parthénon.

RetourNOTE 5, STANCE 11.

Le vaisseau avait été naufragé dans l'Archipel.

RetourNOTE 6, STANCE 12.

«Aujourd'hui (3 janvier 1809), outre ce qui a déjà été envoyé à Londres, un vaisseau hydriote est mouillé dans le Pirée pour attendre un chargement de toutes les antiquités emportables. Ainsi, comme je l'ai entendu dire à un jeune Grec, en s'adressant à un grand nombre de ses compatriotes (car, dans leur état d'abaissement, ils sentirent cependant cet outrage), ainsi lord Elgin pourra se vanter d'avoir ruiné Athènes. Un peintre du premier ordre, nommé Lusieri, est l'agent de la dévastation, et, comme le Grec trouveur de Verres en Sicile, qui suivait la même profession, il est devenu un parfait instrument de rapine. Entre cet artiste et le consul français Fauvel, qui désire sauver ces antiquités pour son propre gouvernement, il existe maintenant une violente contestation à propos d'une voiture pour servir à leurs transports. Une des roues de cette voiture (je voudrais qu'elles fussent brisées toutes les deux) a été cachée par le consul français, et Lusieri a porté sa plainte au waiwode. Lord Elgin a été très-heureux dans le choix qu'il a fait du signor Lusieri. Pendant un séjour de dix ans à Athènes, il n'avait jamais eu la curiosité d'aller jusqu'à SuniumA avant qu'il nous eût accompagnés dans notre seconde excursion. Tant que lui et ses patrons se bornent à consulter des médailles, à apprécier des camées, à dessiner des colonnes, et à marchander des pierres précieuses, leurs petites absurdités sont aussi innocentes que la chasse aux insectes et aux renards, le babil des jeunes-filles, ou le noble plaisir de conduire soi-même son coche, ou d'autres passe-tems semblables; mais quand ils emportent la charge de trois ou quatre vaisseaux, des restes les plus précieux et les plus considérables que le tems et la barbarie ont laissés à la plus outragée comme à la plus célèbre des cités; quand ils détruisent, dans leurs vaines tentatives de les enlever, des ouvrages qui ont été l'admiration des âges, je ne connais aucun motif qui puisse les excuser, ni aucune expression qui puisse qualifier les auteurs et les exécuteurs de cette lâche dévastation. Ce ne fut pas un des moindres crimes, dans l'accusation de Verrès, que d'avoir pillé la Sicile, comme depuis, en imitation, on a pillé Athènes. L'impudence la plus éhontée pourrait difficilement aller plus loin que d'inscrire le nom du ravageur sur les murs de l'Acropolis; tandis que la honteuse et inutile destruction de tout un rang de bas-reliefs, sur l'un des compartimens du temple, ne permettra jamais que ce nom soit prononcé sans exécration par un observateur impartial.

Note A: Maintenant le cap Colonna. Dans toute l'Attique, si on en excepte Athènes et Marathon, il n'y a pas de site plus intéressant que le cap Colonna. Pour l'artiste et l'antiquaire, seize colonnes sont une inépuisable source d'observations et d'études; pour le philosophe, une scène supposée de quelques conversations de Platon avec ses disciples ne sera pas un faible sujet de jouissance; et le voyageur sera frappé de la beauté de la perspective de toutes les îles qui couronnent la mer Égée: mais pour un Anglais, Colonna a un intérêt de plus, comme étant le lieu de la scène du Shipwreck (Naufrage, titre d'un poème) de Falconner. Minerve et Platon sont oubliés dans les souvenirs de Falconner et de Campbell:

Here in the dead of night by Lonna's steep,
The seaman's cry was heard along the deep.

Ici, dans les terreurs de la nuit, près des côtes rocheuses de Lonna, le cri du marinier fut entendu sur l'abîme.

Ce temple de Minerve peut être aperçu, en mer, d'une grande distance. Pendant trois voyages que j'ai faits à Colonna, deux par terre et l'autre par mer, la vue du côté de la terre me parut moins belle qu'en venant des îles. Dans notre second voyage par terre, nous manquâmes d'être surpris par une troupe de Mainotes, qui s'étaient cachés dans des cavernes. Nous apprîmes ensuite, par un de leurs prisonniers, racheté depuis, qu'ils craignirent de nous attaquer à la vue de mes deux Albanais; conjecturant très-sagement pour nous, mais faussement, que nous avions une garde complète de ces Arnautes à notre disposition; ils restèrent donc cachés, et sauvèrent ainsi notre petite troupe, trop peu nombreuse pour opposer la moindre résistance.

Colonna n'est pas moins visité par les peintres que par les pirates. Là

The hireling artist plants his paltry desk,
And makes degraded nature picturesque
.

(Hodgson's lady Jane Grey.)

L'artiste mercenaire plante son misérable pupître, et rend pittoresque la nature dégradée.

Mais la nature, dans ces lieux, avec l'aide de l'art, a fait cela pour elle-même. Je fus assez heureux pour engager un artiste allemand d'un mérite supérieur; et j'espère que je renouvellerai connaissance avec ces vues de Colonna et plusieurs autres du Levant, en recevant ses ouvrages.

Je le suis dans cette occasion: je ne suis ni un collecteur, ni un admirateur de collections, et conséquemment je ne suis pas un rival; mais j'ai quelque ancienne prédisposition en faveur de la Grèce, et je ne pense pas que l'honneur de l'Angleterre s'accroisse par le pillage, soit de l'Inde, soit de l'Attique.

Un autre noble lord a fait mieux, parce qu'il a fait moins: mais quelques autres, plus ou moins nobles, cependant tous hommes honorables, ont encore fait mieux, parce que, après beaucoup d'excavations, d'excursions, de corruptions envers le waiwode, minant et contreminant, ils n'ont rien fait en définitif. Nous avons ainsi beaucoup d'encre et de vin de répandu, et nous avons presque eu du sang. Le prigA de lord Elgin (voyez Jonatham Wilde pour sa définition du priggisme), se prit de querelle avec un autre prig, GropiusB de nom (nom tout-à-fait convenable, very good name, à son genre d'occupation), et demanda satisfaction dans une réponse verbale qu'il fit à une note du pauvre Prussien. Ceci se passait à table; Gropius se mit à rire; mais il ne put rien manger de tout le diner. J'ai des raisons pour me souvenir de cette querelle, car ils voulurent me prendre pour leur arbitre.

Note A: Ce mot ne peut guère s'entendre ici que comme agent, dans une acception défavorable de ce mot.

(N. du Tr.)

Note B: Ce Gropius était employé par un noble lord, dans le seul but de lui faire des dessins, genre dans lequel il excelle; mais je suis fâché de dire qu'abusant de l'autorité d'un nom respectable, il s'est traîné, à une humble distance, sur les pas du signor Lusieri: un vaisseau, plein de ses trophées, fut retenu, et, je crois, confisqué à Constantinople en 1810. Je suis heureux d'être à même d'attester que cela n'était point dans sa mission, qu'il était employé seulement comme peintre, et que son noble patron désavoue toute autre relation avec lui, que comme artiste. Si une erreur commise dans la première et la seconde édition de ce poème, a donné au noble lord un moment de peine, j'en suis très-fâché. Le sieur Gropius a pris, pendant plusieurs années, le titre de son agent; et quoique je ne puisse pas beaucoup me reprocher d'avoir partagé la méprise de beaucoup de personnes, je suis heureux d'avoir été un des premiers à être détrompé. J'éprouve autant de plaisir à me rétracter que j'eus de regret à avancer cette assertion.

RetourNOTE 7, STANCE 12.

Je ne puis résister au désir de profiter de la permission de mon ami le Dr Clarke, dont le nom n'a pas besoin de commentaire avec le public, mais dont l'autorité ajoutera beaucoup de valeur à mon témoignage, en citant l'extrait suivant d'une de ses lettres, très-obligeante pour moi, comme une excellente note aux vers qui précèdent.

«Quand la dernière des Métopes fut enlevée du Parthénon et pendant son déplacement, une grande partie de l'entablement supérieur avec un des triglyphes fut arraché par les ouvriers de lord Elgin. Le Disdar, qui vit le dommage fait au monument, ôta sa pipe de sa bouche, versa une larme, et, d'un ton de voix suppliant, il dit à Lusieri: Τελος!—j'étais présent.»

Le Disdar auquel il est fait ici allusion était le père du Disdar actuel.

RetourNOTE 8, STANCE 14.

Selon Zozime, Minerve et Achille repoussèrent Alaric de l'Acropolis: mais d'autres rapportent que le roi goth fut presque aussi barbare que le pair écossais. Voyez Chandler.

RetourNOTE 9, STANCE 18.

Le filet placé pour empêcher que des éclats ne tombent sur le tillac pendant la manœuvre.

RetourNOTE 10, STANCE 29.

Goza est regardée comme ayant été autrefois l'île de Calypso.

RetourNOTE 11, STANCE 38.

L'Albanie comprend une partie de la Macédoine, l'Illyrie, la Chaonie et l'Épire. IskanderA est le nom turc d'Alexandre, et j'ai fait allusion au célèbre Scanderbey (le bey Alexandre) dans le troisième et le quatrième vers de la trente-huitième stance. Je ne sais pas si j'ai été conforme à la vérité en faisant Scanderbey le compatriote d'Alexandre, qui naquit à Pella en Macédoine; mais Gibbon lui donne ce titre, et il y ajoute Pyrrhus, en parlant de ses exploits.

Note A: اسکدنر L'altération de ce nom historique par les Orientaux, ferait penser qu'ils n'étaient guère plus forts sur les étymologies que nous, quand, par une opération inverse, nous laissions l'article ال al ou el au KoranAlkoran. Les Orientaux ont retranché le al, Αλ, d'Alexandre, pensant que la première syllabe de ce nom était comme chez eux, un article, et ont dit seulement... Iscander.

(N. du Tr.)

En parlant de l'Albanie, Gibbon remarque que cette contrée, à la vue des côtes de l'Italie, est moins connue que l'Amérique. Des circonstances de trop peu d'importance pour les rapporter ici, nous ont conduits, M. Hobbouse et moi, dans cette contrée, avant que nous eussions visité aucune autre partie de la domination ottomane, et, à l'exception du major LeakeA, alors résident officiel de l'Angleterre à Janina, aucun autre Anglais n'a jamais été plus loin dans l'intérieur que cette capitale, ainsi que ce gentilhomme nous l'a dernièrement assuré. Ali-Pacha, à cette époque (octobre 1809, était en guerre avec Ibraïm-Pacha, qu'il avait obligé de s'enfermer dans Bérat, forteresse qu'il assiégeait alors. À notre arrivée à Janina, nous fûmes invités à Tépalin, lieu de naissance de sa grandeur le pacha, où était son sérail favori, à une journée de distance seulement de Bérat; c'est là que le vizir avait établi son quartier-général.

Note A: Probablement l'auteur des Researches in Greece, in-4º, Londres, 1814, qui renferment des remarques fort curieuses sur les langages parlés aujourd'hui en Grèce: le grec moderne, dont il donne une grammaire; l'albanais, les langues bulgare et walaque.

(N. du Tr.)

Après avoir séjourné quelques jours dans la capitale de l'Albanie, nous nous rendîmes à son invitation; mais, quoique prémunis de tout ce qui pouvait nous être utile et escortés par un secrétaire du vizir, nous fûmes neuf jours (à cause des pluies) à faire un voyage qui, à notre retour, n'en dura que quatre.

Nous rencontrâmes, sur notre route, deux villes: Argyrocastro et Libochabo, peu inférieures, à ce qu'il nous parut, à Janina, et le pinceau et la plume ne pourraient rendre dignement les beautés des sites qu'offre le voisinage de Zitza et de Delvinachi, village placé sur la frontière de l'Épire et de l'Albanie proprement dite.

Je ne m'étendrai pas sur l'Albanie et ses habitans, parce que cette tâche sera beaucoup mieux remplie par mon compagnon de voyage dans un livre dont la publication précédera probablement celle du mien, et qu'il me conviendrait aussi peu d'imiter que de précéder; mais un petit nombre d'observations sont nécessaires à l'intelligence du texte.

Les Arnautes ou Albanais me frappèrent beaucoup par leur ressemblance avec les montagnards de l'Écosse, dans leur habillement, leur figure et leur manière de vivre. Leurs montagnes même me parurent des montagnes calédoniennes avec un plus beau climat. Le kilt (espèce de jupon que portent les montagnards de l'Écosse) quoique blanc, leurs formes minces et souples, leur dialecte celtique dans ses sons, et leurs habitudes hardies, tout me transportait à Morven. Aucune nation n'est si détestée ni si redoutée de ses voisins que les Albanais; les Grecs les regardaient à peine comme chrétiens, et les Turcs comme mahométans: dans le fait, ils ont un mélange de ces deux religions, et quelquefois ils n'en suivent aucune. Leurs habitudes sont vagabondes et portées au pillage; ils sont tous armés: et les Arnautes aux schawls rouges, les Monténégrins, les Chimariotes et les Gegdes sont perfides. Les autres Albanais diffèrent un peu dans le costume, et essentiellement dans le caractère. Aussi loin que va mon expérience, j'en puis parler favorablement. J'étais accompagné par deux, un infidèle et un musulman, à Constantinople et dans toutes les parties de la Turquie que j'ai visitées, et on trouverait rarement quelqu'un plus fidèle dans le péril et plus infatigable dans le service. L'infidèle se nommait Basilius, le musulman Derwich Tahiri. Le premier était un homme d'un moyen âge, et le second avait à peu près le mien. Basili était expressément chargé par Ali-Pacha en personne de nous accompagner; et Derwich était l'un des cinquante qui nous servirent d'escorte pour traverser les forêts de l'Acarnanie jusque sur les bords de l'Achéloüs, du côté de Missolunghi; dans l'Étolie. C'est là que je le pris à mon service, et je n'ai pas eu l'occasion de m'en repentir jusqu'au moment de mon départ.

Lorsqu'on 1810, après le départ de mon ami, M. Hobbouse, pour l'Angleterre, je fus saisi d'une violente fièvre en Morée, ces deux hommes me sauvèrent la vie en repoussant mon médecin, qu'ils menacèrent de lui couper le cou, s'il ne me guérissait pas dans un tems donné. C'est à l'assurance consolante d'une rétribution posthume et au refus absolu d'exécuter les ordonnances du docteur Romanelli que j'attribuai ma guérison. J'avais laissé le dernier domestique anglais qui me restait, à Athènes; mon drogman était aussi malade que moi, et mes bons Arnautes me soignèrent avec une attention qui eût fait honneur à la civilisation.

Ils eurent de nombreuses aventures, car le musulman Derwich, étant un fort bel homme, était toujours en querelle avec les maris d'Athènes; de telle sorte que quatre des principaux Turcs me firent une visite de remontrance au couvent où je logeais, parce qu'il avait enlevé une femme du bain,—femme qu'il avait légalement achetée cependant,—chose très-contraire à l'étiquette.

Basili aussi était fort galant à sa manière, et il avait la plus grande vénération pour l'église, en même tems que le plus haut mépris pour les hommes d'église, qu'il souffletait dans l'occasion de la manière la plus hétérodoxe. Cependant il ne passait jamais devant une église sans se signer, et je me rappelle encore les risques qu'il courut en entrant dans Sainte-Sophie, à Constantinople, parce que cette mosquée avait été autrefois consacrée à son culte. Lorsqu'on lui faisait des remontrances sur sa conduite irrégulière, il répondait toujours: «Notre église est sainte, mais nos prêtres sont des voleurs,» et alors il se signait comme il en avait coutume, et il boxait les oreilles des premiers papas (prêtres grecs) qui refusaient de l'aider dans une opération requise, comme il s'en rencontre toujours, où la présence d'un prêtre qui a de l'influence sur le Codjia-Bachi de son village est nécessaire. Il est vrai que l'on ne peut trouver une race abandonnée de mécréans plus abjecte que les derniers ordres du clergé grec.

Quand je fis les préparatifs de mon retour, mes Albanais furent appelés pour recevoir leurs gages. Basili prit les siens avec une démonstration maladroite de regrets de mon départ, et il s'en alla bien vite avec son sac de piastres. J'envoyai chercher de nouveau Derwich, mais on fut quelque tems à le trouver; à la fin, il entra, juste au moment où le signor Logotheti, père du ci-devant consul anglais à Athènes, et quelques autres Grecs de ma connaissance, me rendaient visite. Derwich prend l'argent, mais il le jette tout-à-coup par terre, et, joignant ses mains, qu'il éleva jusqu'à son front, il se précipita de l'appartement en pleurant amèrement. De ce moment jusqu'à l'heure où je m'embarquai, il continua ses lamentations, et tous nos efforts pour le consoler ne tiraient de lui que cette réponse: μα ψεινει! il m'abandonne! Le signor Logotheti, qui jusque-là n'avait pleuré que pour la perte d'un paraA, s'attendrit; le père du couvent, mes domestiques, les personnes qui étaient venues me visiter, se mirent aussi à pleurer, et je crois aussi que le gras et écervelé marmiton de Sterne aurait laissé lui-même sa poissonnière pour sympathiser avec le chagrin sincère et spontané de ce barbare.

Note A: À peu près le quart d'un liard.

Pour ma propre part, quand je me rappelai que, peu de tems avant mon départ de l'Angleterre, un noble personnage, avec qui j'avais été intimement lié, s'excusa de prendre congé de moi, parce qu'il avait à accompagner une de ses parentes chez sa marchande de modes, je me sentis non moins surpris qu'humilié par la comparaison du présent avec mes souvenirs du passé.

Que Derwich me quittât avec quelque regret, je devais m'y attendre: quand le maître et le domestique ont gravi ensemble les montagnes d'une douzaine de provinces, ils ne se séparent qu'à regret. Mais la sensibilité présente de Derwich, en contraste avec sa férocité native, améliora l'opinion que j'avais du cœur humain. Je crois que cette fidélité, presque féodale, est fréquente parmi les Albanais. Un jour, pendant notre voyage sur le Parnasse, un Anglais à mon service apostropha brusquement Derwich dans une dispute concernant mes bagages, et l'Albanais crut que l'autre avait voulu le frapper: il ne dit rien, mais il s'assit, appuyant sa tête sur ses mains. Prévoyant les conséquences qui allaient arriver, nous nous efforçâmes de lui faire comprendre qu'on n'avait pas voulu lui faire un affront. Il ne donna que la réponse suivante: «J'ai été un voleur, je suis un soldat: jamais un chef ne m'a frappé: Vous êtes mon maître: j'ai mangé votre pain; mais, par ce pain! (c'est un serment habituel) s'il en eût été autrement, j'aurais poignardé votre chien de domestique, et je me serais retiré dans les montagnes.» Ainsi finit l'affaire; mais, depuis ce jour, il ne pardonna jamais complètement à celui qui l'avait insulté involontairement.

Derwich excellait dans la danse de son pays, que l'on suppose être un reste de l'ancienne Pyrrhique. Que cela soit ou non, c'est une danse mâle et qui exige une prodigieuse agilité. Elle diffère essentiellement de la stupide Romaïque et de la ronde lourde des Grecs, dont notre compagnie (party) athénienne a tant d'échantillons.

Les Albanais en général (je n'entends point les cultivateurs dans les provinces, qui portent aussi ce nom, mais les montagnards) ont une contenance distinguée; et les plus belles femmes que j'aie jamais vues, pour les formes et pour les traits du visage, je les vis nivelant un chemin qui avait été dégradé par des torrens entre Delvinachi et Libochabo. La démarche des Albanais est tout-à-fait théâtrale, mais cette gravité est probablement l'effet de leur habillement, dont une partie est une capote ou manteau qui est attaché sur une épaule. Leurs longs cheveux rappellent ceux des Spartiates, et leur courage, dans leurs courtes expéditions militaires, est incontestable. Quoiqu'ils aient un peu de cavalerie parmi les Gegdes, je n'ai jamais vu un bon cavalier arnaute; les deux qui étaient à mon service préféraient les selles anglaises, dont cependant ils ne purent jamais faire usage. Mais à pied, ils ne peuvent être domptés par la fatigue.

RetourNOTE 12, STANCE 39.

Ithaque.

RetourNOTE 13, STANCE 40.

Actium et Trafalgar n'ont pas besoin d'autre mention. La bataille de Lépante fut aussi sanglante et importante; mais elle est moins connue. Elle se donna dans le golfe de Patras: c'est là que l'auteur de don Quichote perdit sa main gauche.

RetourNOTE 14, STANCE 41.

Leucade, aujourd'hui Sainte-Maure. De son promontoire (le Saut-de-l'Amour), on dit que Sapho se précipita dans les flots.

RetourNOTE 15, STANCE 45.

On rapporte que le jour qui précéda la bataille d'Actium Antoine avait treize rois à son lever.

RetourNOTE 16, STANCE 45.

Nicopolis, dont les ruines sont très-étendues, est à quelque distance d'Actium; on y voit encore quelques fragmens des murs de l'Hippodrome.

RetourNOTE 17, STANCE 47.

Selon M. Pouqueville, c'est le lac de Yanina; mais Pouqueville est toujours inexactA.

Note A: Byron ne parle ici que d'un premier ouvrage de M. Pouqueville, où plusieurs erreurs s'étaient glissées, faute de renseignemens exacts: elles ont été rectifiées dans les deux grands ouvrages qu'il a publiés depuis, et que n'a point connus Lord Byron.

(N. du Tr.)

RetourNOTE 18, STANCE 47.

Le célèbre Ali-Pacha. On trouvera, sur cet homme extraordinaire, une notice incorrecte dans les Voyages de Pouqueville.

RetourNOTE 19, STANCE 47.

Cinq mille Souliotes, occupant les rochers et le château de Souli, résistèrent à trente mille Albanais, pendant dix-huit ans. Le château fut pris à la fin par trahison. Dans cette guerre il y eut beaucoup de traits dignes des meilleurs jours de la Grèce.

RetourNOTE 20, STANCE 48.

Le couvent et le village de Zitza sont à quatre heures de Yanina, ou de Joanina, la capitale du pachalik. Dans la vallée coule la rivière de Kalamas (autrefois l'Achéron), qui forme une belle cataracte non loin de Zitza. Le site est peut-être le plus beau de la Grèce, quoique les environs de Delvinachi et quelques parties de l'Étolie et de l'Acarnanie puissent lui disputer la palme. Delphes, le Parnasse, et, dans l'Attique, le cap Colonna et le port Raphti lui sont bien inférieurs, ainsi que plusieurs scènes de l'Ionie et de la Troade; et je suis très-porté à y ajouter les approches de Constantinople; mais la comparaison ne pourrait guère se soutenir avec les différentes perspectives de cette dernière ville.

RetourNOTE 21, STANCE 49.

Les moines grecs se nomment Caloyers.

RetourNOTE 22, STANCE 51.

Les monts chimariotes paraissent avoir été volcaniques.

RetourNOTE 23, STANCE 51.

L'Achéron se nomme aujourd'hui Kalamas.

RetourNOTE 24, STANCE 52.

Manteau albanais.

RetourNOTE 25, STANCE 55.

Anciennement le mont Tomarus.

RetourNOTE 26, STANCE 55.

La rivière de Laos était grosse à l'époque où l'auteur la passa, et, immédiatement au-dessus de Tépalin, elle paraissait à l'œil aussi large que la Tamise à Westminster, au moins dans l'opinion de l'auteur et de son compagnon de voyage, M. Hobbouse. En été, elle doit être beaucoup moins grande. C'est certainement la plus belle rivière du levant, et ni l'Achéloüs, ni l'Alphée, ni l'Achéron, ni le Scamandre, ni le Caïstre, n'en approchent en beauté ou en largeur.

RetourNOTE 27, STANCE 66.

Allusion aux pillards de Cornouailles.

RetourNOTE 28, STANCE 71.

Les Albanais musulmans ne s'abstiennent pas de vin, comme la plupart des autres musulmans.

RetourNOTE 29, STANCE 71.

Palikar, sans voyelle finale, en s'adressant à une seule personne, de Παλεχαρε, nom général appliqué à tous les soldats parmi les Grecs et les Albanais qui parlent romaïque. Ce mot signifie proprement un garçon.

RetourNOTE 30, STANCE 72.

Comme spécimen du dialecte albanais ou arnaute de l'Illyrie, j'insérerai ici deux des chants les plus populaires qui sont ordinairement chantés en dansant par les hommes ou les femmes indistinctement. Les premiers mots sont purement une espèce de chœur ou de refrain sans signification, comme on en trouve dans notre propre langue et dans les autres.

I.
Bo, bo, bo, bo, bo, bo,
Naciarura popuso.

I.
La, la, je viens, je viens, garde
le silence.


II.

Naciarura na civin
Ha penderini ti hin.

II.
Je viens, je cours, ouvre la porte,
afin que je puisse entrer.


III.

Ha pe udiri escrotini
Ti vin ti mar serveniti.

III.
Ouvre la porte à moitié, afin que
je puisse prendre mon turban.


IV.

Caliriote me surme
Ea ha pe pse dua tive.

IV.
CalirioteA aux yeux noire, ouvre
la porte, pour que je puisse entrer.


V.

Buo, bo, bo, bo, bo,
Gi egem spirta esimiro.

V.
La, la, je t'entends, mon ame.


VI.

Caliriote vu le funde
Edve vete tunde tunde.

VI.
Une jeune Arnaute, richement
parée, marche avec grâce et orgueil.


VII.

Caliriote me surme
Timi put e poi mi le.

VII.
Caliriote, vierge des yeux noirs,
donne-moi un baiser.


VIII.

Se ti puta citi mora
Si mi ri ni veti udo gia.

VIII.
—Quand je t'ai donné un baiser,
qu'y as-tu gagné? mon ame est consumée de feu.


IX.

Va le ni il cadale
Celo more, more celo.

IX.
—Danse légèrement, avec grâce,
avec plus de grâce encore.


X.

Plu hari ti tirete:
Plu huron cia pra seti.

X.
Ne fais pas tant de poussière;
elle gâterait tes chaussures brodées.

Note A: Les Albanais, particulièrement les femmes, sont fréquemment nommés Caliriotes: j'en ai vainement cherché la raison.

La dernière stance pourrait embarrasser un commentateur. Les hommes, en Albanie, ont certains brodequins, de la texture la plus belle; mais les dames (auxquelles on suppose que le chant qui précède est adressé) n'ont rien sous leurs petites bottes jaunes et leurs pantoufles qu'une jambe bien tournée et quelquefois très-blanche. Les jeunes Albanaises sont beaucoup plus jolies que les Grecques, et leur costume est beaucoup plus pittoresque. Elles conservent leurs formes plus long-tems belles, parce qu'elles sont toujours au grand air. On doit remarquer que l'arnaute n'est pas un langage écrit: c'est pourquoi les mots de la chanson qui précède et de celle qui suit sont orthographiés d'après leur prononciation. Ils ont été transcrits par une personne qui parle et comprend parfaitement le dialecte, et qui est native d'Athènes.

I.
Ndi sefda tinde ulavossa
Vettimi upri vi lofsa.

I.
Je suis blessé par ton amour, et
je n'ai aimé que pour me déchirer moi-même.


II.
Ah vaisisso mi privi lofse
Si mi rini mi la vosse.

II.
Tu m'as consumé; ah! jeune
fille! tu m'as blessé au cœur.


III.
Uti tasa roba stua
Siti eve tulati dua.

III.
J'ai dit que je ne demandais de
douaire que tes yeux et tes œillades.


IV.
Roba stinoris sidua
Qu mi sini vetti dua.

IV.
Je n'ai pas besoin de ce maudit
douaire, je n'ai besoin que de toi.


V.
Qurmini dua civileni
Roba ti siarmi tildi eni.

V.
Donne-moi tes charmes, et que
ta dot alimente la flamme du foyer.

VI.
Utara pisa vaisisso me simi rin ti
hapti
Eti mi bire a piste si gui dendroi
tiltati.

VI.
Je t'ai aimée, jeune fille, avec
une ame sincère; mais tu m'as
abandonné comme un arbre desséché.


VII.
Udi vura udorini udiri cicova cilti
mora,
Udorini talti hollna u ede caimoni
mora.

VII.
Si j'ai placé ma main sur ton
sein, qu'y ai-je gagné? j'ai retiré
ma main; mais j'en ai emporté
des flammes!

Je crois que les deux dernières stances, comme étant d'une mesure différente, doivent appartenir à une autre ballade. Une idée qui a quelque analogie avec la pensée des dernières lignes citées ci-dessus, fut exprimée par Socrate, lorsque, ayant appuyé son bras sur un de ses ύποχολπιοι, Critobule ou Cléobule, le philosophe se plaignit pendant quelques jours d'une douleur pénétrante qui se faisait ressentir jusqu'à l'épaule; c'est pourquoi il résolut très-convenablement d'enseigner ses disciples à l'avenir sans les toucher.

RetourNOTE 31, STANCE 1.

Ces stances sont en partie prises de différens chants albanais, autant que j'ai été capable de les comprendre à l'aide de traductions romaïques et italiennes.

RetourNOTE 32, STANCE 8.

Prévise fut pris d'assaut sur les Français.

RetourNOTE 33, STANCE 73.

On trouvera quelques idées sur ce sujet dans les fragmens qui suivent.

RetourNOTE 34, STANCE 74.

Phylé, qui commande une belle vue d'Athènes, conserve encore des ruines considérables; elle fut prise par Thrasybule, la veille de l'expulsion des trente tyrans.

RetourNOTE 35, STANCE 77.

Lorsqu'elle fut prise par les latins, et conservée pendant plusieurs années. (Voyez Gibbon.)

RetourNOTE 36, STANCE 77.

La Mecque et Médine furent prises il y a quelque tems par les Wahabis, secte qui s'accroît chaque jour.

RetourNOTE 37, STANCE 85.

Sur un grand nombre de montagnes, particulièrement Liakura, la neige ne se fond jamais entièrement, malgré la chaleur intense de l'été; mais je n'en ai jamais vu durer dans la plaine, même en hiver.

RetourNOTE 38, STANCE 86.

Le mont Pentélicus, d'où le marbre qui servit à construire les édifices publics d'Athènes fut tiré. Son nom moderne est le mont Mendéli. Une immense excavation, formée par l'exploitation des carrières, subsiste encore, et subsistera probablement jusqu'à la fin des tems.

RetourNOTE 39, STANCE 89.

«Siste, viator, heroa calcas!» était l'épitaphe du fameux comte Merci. Quels doivent être alors nos sentimens quand nous foulons la tombe des deux cents (Grecs) qui succombèrent à Marathon? Le principal tombeau a été récemment ouvert par Fauvel; on n'y trouva que peu d'antiquités, comme vases, etc. On m'offrit de me vendre la plaine de Marathon pour la somme de 16,000 piastres, à peu près 900 livres sterling (22,500 fr.A)! Hélas! «Expende quot libras in duce summo invenies!» La cendre de Miltiade ne valait-elle pas déjà davantage? Elle n'aurait guère moins rapporté si on l'avait vendue au poids.

Note A: Je ne sais pourquoi M.A.P. traduit ce passage: The plain of Marathon was offered to me for sale at the sum of sixteen thousand piastres, about nine hundred pounds! par: «On m'offrit de me vendre la terre de Marathon pour 1,600 piastres, ce qui fait à peu près 90 livres d'Angleterre.» Ce ne pouvait être pour déprécier encore le sol grec: c'était probablement une erreur de son texte.

(N. du Tr.)

ADDITIONS AUXQUELLES RENVOIE LA NOTE 33.

I.

Avant de rien dire d'une ville dont tout le monde, voyageur ou non, a cru nécessaire de dire quelque chose, je prierai Miss Owenson, si elle choisit bientôt une héroïne athénienne pour ses quatre volumes, d'avoir la bonté de la marier à quelqu'un de meilleure condition qu'un Disdar-Aga (qui, par parenthèse, n'est pas un aga), le plus impoli de tous les petits officiers, et le plus grand patron de rapine qu'Athènes ait jamais vu (excepté lord Elgin). C'est le plus indigne des habitans de l'Acropolis, qui reçoit un traitement annuel de 150 piastres (8 livres sterling), outre lequel on lui donne encore de quoi payer sa garnison, le corps le plus indiscipliné de tous les corps indisciplinés de l'empire ottoman. Je dis ceci par amitié, me rappelant que je fus autrefois la cause que le mari de l'Ida d'Athènes manqua de recevoir la bastonnade. Le dit Disdar est un turbulent mari qui bat sa femme, tellement que je supplie Miss Owenson de solliciter une séparation de corps pour son Ida. Ayant donné ces préliminaires, aux lecteurs de romans, sur une matière de cette importance, j'abandonne Ida pour parler de son lieu de naissance.

Mettant de côté la magie des noms et toutes ces associations d'idées qu'il serait pédantesque et superflu de récapituler, la seule situation d'Athènes suffirait pour la rendre la favorite de tous les hommes qui ont des yeux pour admirer l'art et la nature. Le climat, à moi du moins, paraît un printems perpétuel; pendant huit mois, je n'ai pas passé un jour sans monter plusieurs heures à cheval; la pluie est extrêmement rare, la neige ne séjourne jamais dans les plaines, et un jour nuageux est une agréable rareté. En Espagne, en Portugal, et dans tous les lieux de l'Orient que j'ai visités, excepté l'Ionie et l'Attique, je n'ai point trouvé de climat d'une telle supériorité au nôtre; et à Constantinople, où je passai mai, juin, et une partie de juillet (1810), on peut damner le climat et se plaindre du spleen cinq jours au moins sur sept.

L'air de la Morée est pesant et malsain; mais, du moment où vous passez l'isthme dans la direction de Mégare, le changement est très-sensible. Je crains bien qu'Hésiode ne soit encore trouvé exact dans sa description d'un hiver béotien.

Nous avons trouvé à Livadie un esprit fort, dans la personne d'un évêque grec. Ce digne hypocrite se moquait de sa propre religion avec une grande intrépidité (mais non pas devant son troupeau), et se riait de la messe comme d'une coglioneria. Il était impossible d'avoir meilleure idée de lui pour cela; mais, pour un Béotien, il était vif avec toute son absurdité. Ce phénomène (à l'exception de Thèbes, des ruines de Chéronée, de la plaine de Platée, d'Orchomène, de Livadie, et de sa grotte de Trophonius) fut la seule chose remarquable que nous vîmes avant de passer le mont Cythéron.

La fontaine de Dircé fait tourner un moulin: du moins mon compagnon (qui, ayant résolu d'être tout à la fois propre et classique, se baigna dans ses flots) assura que c'était la fontaine de Dircé, et toute personne qui le jugera convenable pourra le contredire. À Castri, nous goûtâmes de l'eau d'une demi-douzaine de petits ruisseaux (qui, dans quelques-uns, n'était pas des plus pures) avant de décider à notre satisfaction quelle était celle de Castalie; et celle sur laquelle notre choix s'arrêta avait un goût désagréable, qui venait probablement de l'alimentation des neiges; cette expérience ne nous jeta point dans une fièvre épique comme ce pauvre Dr. Chandler.

Du fort de Phylé, dont les ruines considérables existent encore, la plaine d'Athènes, le Pentélique, l'Hymette, l'Acropolis, et la mer Égée, apparaissent tout ensemble aux regards. Selon moi, cette perspective est plus magnifique encore que celle de Cintra et de Constantinople. La vue même de la Troade, qui embrasse l'Ida, l'Hellespont et le mont Athos dans le lointain, ne pourrait l'égaler, quoique supérieure en étendue.

J'avais beaucoup entendu parler de la beauté de l'Arcadie; mais, en exceptant la vue du monastère de Mégaspélion (qui est inférieur à Zitza pour dominer la contrée), et celle de la descente des montagnes sur la route de Tripolitza à Argos, l'Arcadie n'a guère que son nom de bien remarquable.

Sternitur, et dulces moriens reminiscitur Argos.

Virgile n'aurait pu mettre ce vers que dans la bouche d'un Argien; et (je le remarque avec respect) Argos ne mérite pas maintenant l'épithète. Si le Polynice de Stace: in mediis audit duo littora campis, pouvait actuellement entendre les bruits des deux rivages en traversant l'isthme de Corinthe, il aurait de meilleures oreilles qu'il n'en a jamais été porté depuis dans ce voyage.

«Athènes, dit un célèbre géographe, est encore la cité la plus polie de la Grèce.» Cela peut être de la Grèce, mais non des Grecs, car Yanina, dans l'Épire, est universellement regardée, même par eux, comme supérieure en richesse, en raffinement de luxe, en instruction, et par le dialecte de ses habitans. Les Athéniens sont remarquables par leur astuce; et les basses classes ne sont pas seules caractérisées dans ce proverbe qui les range parmi les juifs de Salonique et les Turcs de Négrepont.

Parmi les différens étrangers résidant à Athènes, Français, Italiens, Allemands, Ragusains, etc., il n'y eut jamais de différence d'opinion sur leur appréciation du caractère des Athéniens, quoique, sur tous les autres sujets, ils disputent avec une grande acrimonie.

M. Fauvel, consul français, qui a passé trente ans principalement à Athènes, et aux talens et aux manières duquel, comme artiste et comme homme de distinction, aucune des personnes qui l'ont connu ne refusera un public hommage, a souvent dit en ma présence que les Grecs ne sont pas dignes d'être émancipés; et il fondait son raisonnement sur les motifs de leur dépravation individuelle et nationale; tandis qu'il oublie que cette dépravation doit être attribuée aux causes qui peuvent seulement être éloignées par la mesure qu'il réprouve.

M. Roque, respectable marchand français qui habite depuis long-tems Athènes, me disait avec la plus amusante gravité: «Monsieur, c'est la même canaille qu'aux tems de Thémistocle!» Les anciens Grecs bannirent Thémistocle, et les modernes trompent M. Roque: c'est ainsi que les grands hommes ont toujours été traités!

En un mot, tous les Franks qui sont fixés dans ce pays, et la plupart des Anglais, des Allemands, des Danois, etc., qui ne font que passer, arrivent par degrés à la même opinion, avec autant de fondement qu'un Turk, venu en Angleterre, condamnerait la nation en masse, parce qu'il aurait été friponné par son laquais, ou surfait par sa blanchisseuse.

Certainement, ce n'est point un petit motif d'être ébranlé, quand les sieurs Fauvel et Lusieri, les deux plus grands démagogues du jour, qui se partagent entre eux le pouvoir de Périclès et la popularité de Cléon, et qui tourmentent le pauvre waiwode par leurs perpétuels différends, s'accordent à condamner les Grecs en général comme un peuple nulla virtute redemptum, et les Athéniens en particulier.

Pour moi, je n'ose hasarder mon humble opinion, sachant, comme je le sais, qu'il y a maintenant en manuscrit non moins de Cinq ToursA, de la première dimension et du plus menaçant aspect dans leur habillement typographique, faits par des personnes d'esprit et d'honneur, et qui prendront place au répertoire régulier des livres de cette espèce. Mais, si je puis exprimer mon opinion sans offenser personne, il me semble dur de déclarer si positivement, et si opiniâtrement, comme la plupart des personnes l'ont fait, que les Grecs, parce qu'aujourd'hui ils ne valent rien, ne seront jamais meilleurs.

Note A: Variété du titre de voyage, terme que l'on affectionne en Angleterre comme plus distingué. Chacun y veut faire son tour.

(N. du Tr.)

Eton et Sonnini ont faussé notre opinion par leurs projets et leurs panégyriques; mais, d'un autre côté, de Paw et Thornton ont rabaissé les Grecs au-delà de leurs démérites.

Les Grecs ne seront jamais indépendans; ils ne seront jamais souverains comme autrefois, et Dieu les empêche de le devenir! Mais ils peuvent être sujets sans être esclaves. Nos colonies ne sont pas indépendantes; mais elles sont libres et industrieuses; la Grèce peut devenir ainsi par la suite.

Maintenant, comme les catholiques d'Irlande et les Juifs qui couvrent la terre, ainsi que tout autre peuple hétérodoxe ou bâtonné, les Grecs souffrent tous les maux physiques et moraux qui peuvent affliger l'humanité. Leur vie est un combat contre la vérité; ils sont vicieux pour leur propre défense. Ils sont si peu habitués à être traités avec humanité, que, lorsqu'il leur arrive par hasard d'en ressentir les effets, ils soupçonnent celui qui l'emploie envers eux, comme un chien souvent battu mord la main qui essaie de le caresser. «Ils sont ingrats notoirement, et d'une ingratitude abominable!» Tel est le cri général; mais, au nom de Némésis! pour qui doivent-ils avoir de la reconnaissance? Où est la créature humaine qui a jamais accordé un bienfait à un Grec, ou aux Grecs? Ils doivent être sans doute reconnaissans envers les Turks pour les fers qu'ils leur imposent, et aux Franks pour leurs promesses violées et leurs conseils perfides! Ils doivent être reconnaissans envers l'artiste qui arrache leurs ruines et l'antiquaire qui les emporte; envers le voyageur qui les fait flageller par son janissaire, et l'écrivain qui les insulte dans son journal! C'est là le montant de leurs obligations envers les étrangers.

II.

Au couvent Franciscain, à Athènes, 23 janvier 1811.

Parmi les restes de la politique barbare des premiers âges, on trouve les traces de l'esclavage qui subsiste encore dans différentes contrées, dont les habitans, quoique divisés dans leur religion et leurs habitudes, s'accordent presque tous dans l'oppression qu'ils exercent.

Les Anglais ont eu enfin compassion de leurs nègres; et, sous un gouvernement un peu moins empreint de bigoterie, le jour arriveraA où ils affranchiront aussi leurs frères catholiques; mais l'intervention seule des étrangers peut émanciper les Grecs, qui, autrement, paraissent avoir peu de chances d'émancipation de la part des Turks, comme les Juifs de la part du genre humain en général.

Note A: Ce jour est arrivé, mais peut-être par la force des choses.

(N. du Tr.)

Nous connaissons de reste les Grecs anciens; au moins les jeunes gens de l'Europe consacrent à l'étude de leurs écrits et de leur histoire une grande partie de leur tems, qu'ils pourraient employer plus utilement à étudier leurs propres écrivains et leur propre histoire. Pour les Grecs modernes, nous les négligeons peut-être plus qu'ils ne le méritent; et tandis que chaque individu de quelque prétention au savoir passe sa jeunesse, et souvent son âge mûr, dans l'étude de la langue et des harangues des démagogues athéniens en faveur de la liberté, les descendans réels ou supposés de ces fiers républicains sont abandonnés à la tyrannie actuelle de leurs maîtres, quoique un léger effort de la part des nations européennes pût suffire pour briser leurs chaînes.

De croire, comme les Grecs le font, au retour de leur ancienne supériorité, ce serait une prétention ridicule. Il faudrait pour cela que le reste du monde rentrât dans son ancienne barbarie, après avoir reconnu la souveraineté de la Grèce; mais il ne paraît pas y avoir de grands obstacles, excepté dans l'apathie des Franks, à ce que la Grèce devînt une utile dépendance de l'empire ottoman, ou même un état libre avec de convenables garanties. Cependant je n'avance cela que sauf correction, car beaucoup de personnes bien informées doutent que ce que je propose puisse être jamais mis en pratique.

Les Grecs n'ont jamais perdu l'espoir de leur délivrance, quoiqu'ils soient maintenant très-divisés d'opinions au sujet de leurs probables libérateurs. Leur religion leur inspire de la confiance dans les Russes; mais ils ont déjà été deux fois trompés et abandonnés par cette puissance, et la leçon terrible qu'ils ont reçue après la désertion des Russes dans la Morée n'a pas encore été oubliée. Ils n'aiment pas les Français, quoique la soumission du reste de l'Europe doive être probablement suivie par la délivrance de la Grèce continentale. Les insulaires attendent des secours de l'Angleterre, en voyant qu'elle vient dernièrement de prendre possession de la république Ionienne, à l'exception de Corfou. Mais, quelle que soit la puissance qui prêtera le secours de ses armes aux Grecs, elle sera bienvenue par eux. Quand ce jour arrivera, que le ciel ait merci des Ottomans! ils ne peuvent compter sur la pitié des Giaours.

Mais, au lieu de rappeler ce qu'ils ont été autrefois, ou de disserter sur ce qu'ils peuvent être à l'avenir, considérons comme ils sont présentement.

Et ici il est impossible de concilier la divergence des opinions qui ont été manifestées par les marchands, en décriant les Grecs de toute leur force; par les voyageurs en général, en tournant nombre de périodes à leur louange, et en publiant de curieuses spéculations greffées sur leur premier état de splendeur, qui ne peut avoir plus d'influence sur leur sort actuel que l'existence des Incas n'en aura sur les destinées futures du Pérou.

Un écrivain très-spirituel a nommé les Grecs les alliés naturels des Anglais; un autre, non moins ingénieux, avance qu'ils ne peuvent être les alliés de personne, et qu'ils ne descendent point des anciens Grecs; un troisième, plus ingénieux encore que les deux premiers, bâtit un empire grec sur des fondemens russes, et réalise (sur le papier) toutes les chimères de Catherine II. Quant à la question de leur origine, qu'importe que les Mainotes soient ou ne soient pas les descendans en ligne directe des Lacédémoniens; ou que les Athéniens actuels soient aussi indigènes que les abeilles de l'Hymette, ou que les cigales auxquelles ils se comparaient autrefois? Quel Anglais s'informe s'il est d'un sang danois, saxon, normand ou troyen? ou qui, excepté un Welche, est affligé du désir d'être descendu de Caractacus?

Les pauvres Grecs ne sont déjà pas si abondamment pourvus des biens de la terre pour que leurs prétentions à une antique origine soient un objet d'envie. Alors il est bien cruel, dans M. Thornton, de les troubler dans la possession de tout ce que le tems leur a laissé, c'est-à-dire leur descendance, chose à laquelle ils sont le plus attachés, comme c'est la seule chose qu'ils puissent appeler leur bien propre. Il serait curieux, dans cette circonstance, de publier et de comparer les ouvrages de MM. Thornton et de Paw, Éton et Sonnini; paradoxes d'un côté et prévention de l'autre. M. Thornton prétend qu'il a des droits à la confiance publique, par une résidence de quatorze années à Péra. Cela pourrait être au sujet des Turks; mais ce long séjour ne lui a pas plus donné de lumières sur le véritable état de la Grèce et de ses habitans, que plusieurs années passées dans le quartier des marins de Londres ne lui eussent fait connaître les montagnes de l'Écosse occidentale.

Les Grecs de Constantinople habitent le fanal; et si M. Thornton n'a pas plus souvent traversé la Corne Dorée que ses confrères les marchands n'ont coutume de le faire, je n'ai pas une grande confiance dans ses renseignemens. J'ai entendu dernièrement un de ces messieurs se vanter de leurs communications très-rares avec la cité, et assurer avec un air de triomphe que pour sa part il n'avait été que quatre fois à Constantinople dans un pareil nombre d'années.

Pour ce qui regarde les voyages de M. Thornton dans la mer Noire sur des vaisseaux grecs, ils doivent lui donner la même idée de la Grèce qu'une navigation à Berwick sur un bateau pêcheur anglais lui donnerait des extrémités de l'Écosse. Alors sur quels fondemens s'arroge-t-il le droit de condamner en masse un peuple dont il connaît si peu d'individus? C'est un fait curieux que M. Thornton, qui blâme si souvent Pouqueville toutes les fois qu'il parle des Turks, recoure cependant à lui comme une autorité en parlant des Grecs, et le nomme un observateur impartial. Et pourtant le Dr. Pouqueville n'a pas plus de droit à ce titre que M. Thornton n'en a à le lui conférer.

Le fait est que nous sommes déplorablement privés de renseignemens certains sur les Grecs, et particulièrement sur leur littérature; et il n'y a pas de probabilité que nous en recevions avant que nos relations ne deviennent plus intimes, ou que leur indépendance soit consommée. Les rapports des voyageurs sont aussi peu dignes de confiance que les invectives passionnées des traficans. Mais, jusqu'à ce que nous puissions en avoir de meilleurs, nous devons nous contenter du peu que nous pouvons apprendre de certain à de pareilles sources.

Quelque défectueuses qu'elles puissent être cependant, elles sont préférables aux paradoxes des hommes qui n'ont lu que superficiellement les anciens, et qui n'ont rien vu des modernes, comme de Paw, qui, lorsqu'il affirme que la race des chevaux anglais est ruinée par New-MarketA, et que les Spartiates furent lâches sur le champ de bataille, trahit une égale connaissance des chevaux anglais et des anciens Spartiates. Ses Observations philosophiques auraient une prétention plus juste au titre de Rêveries. On ne doit pas attendre que celui qui condamné si libéralement quelques-unes des plus célèbres institutions des anciens, ait quelque indulgence pour les Grecs modernes; et il arrive heureusement que l'absurdité de ses hypothèses sur leurs ancêtres réfute ses assertions sur eux-mêmes.

Note A: Endroit où se font les courses de chevaux.

Ainsi, croyons qu'en dépit des prophéties de de Paw, et des doutes de M. Thornton, il existe une espérance raisonnable de délivrance en faveur d'un peuple qui, quelles que puissent être les erreurs de sa politique et de sa religion, a été amplement puni par trois siècles et demi de captivité.

III.

Athènes, au couvent Franciscain, le 17 mars 1811.
Je dois avoir un entretien avec ce savant Thébain.

Quelque tems après mon départ de Constantinople pour venir ici, je reçus le trente-et-unième numéro de la Revue d'Édimbourg, qui, à cette distance, était une faveur dont j'étais redevable au capitaine d'une frégate anglaise qui était dans les eaux de Salamine. L'article 3 de ce numéro contenait la revue d'une traduction française de Strabon; on y avait ajouté quelques remarques sur les Grecs modernes et leur littérature, avec une courte notice sur Coray, un des auteurs de la version française. Je me bornerai à un petit nombre d'observations sur les remarques, et le lieu où je les écris me justifiera, je l'espère, de les introduire dans un ouvrage lié, sous plusieurs rapports, à ce sujet. Coray, le plus célèbre des Grecs vivans, au moins parmi les Européens, naquit à Scio (dans la Revue on le fait naître à Smyrne, j'ai des raisons de croire que c'est inexact), et, outre la traduction de Beccaria, et d'autres ouvrages mentionnés par l'écrivain de la Revue, il a publié un lexique en romaïque et en français, si je dois en croire l'assurance que m'en ont donnée quelques voyageurs danois nouvellement arrivés de Paris. Mais le dernier lexique que nous ayons vu ici, en français et en grec, est celui de Grégoire ZolikoglouA. Coray a été récemment engagé dans une désagréable controverse avec M. GailB, commentateur parisien et éditeur de quelques traductions de poètes grecs; parce que l'Institut de France lui avait adjugé le prix pour sa version d'Hippocrate: Περί ύδἀτων, etc., au désappointement, et par conséquent au mécontentement de M. Gail. Des éloges sont indubitablement dus aux travaux littéraires et au patriotisme de Coray, mais une part de ces éloges ne doit pas être enlevée aux deux frères Zozimado (marchands établis à Livourne), qui l'ont envoyé à Paris, et l'y ont maintenu, dans le but exprès de chercher à éclaircir les obscurités des anciens Grecs, et d'ajouter aux recherches modernes de ses compatriotes. Coray toutefois n'est pas aussi célèbre parmi ses compatriotes que quelques-uns qui vivaient dans les deux derniers siècles; plus particulièrement Dorothéus de Mitylène, dont les écrits helléniques sont si estimés par les Grecs, que Meletius les nomme: Μετα τόν Θουχύδιδην καί Ξενοφώντα άριστος Ελληνωυ. (P. 224, Histoire Ecclésiastique, vol. 4.)

Note A: J'ai en ma possession un excellent lexique, τριγλωσσον, que j'ai reçu de S.G., esq., en échange d'une petite pierre précieuse. Mes amis, antiquaires, ne l'ont jamais oublié, et ne me l'ont pas encore pardonné.

Note B: Dans le pamphlet de M. Gail contre Coray, il parle de jeter l'insolent helléniste par les fenêtres. Sur ce, un critique français s'écrie: «Oh! mon Dieu! jeter un helléniste par les fenêtres, quel sacrilége!» C'eût été certainement une sérieuse affaire pour les auteurs qui habitent dans des mansardes. Je n'ai cité ce passage que pour faire voir la ressemblance de style des controversistes de toutes les contrées policées. Londres et Édimbourg soutiendraient avantageusement, dans ce sens, le parallèle avec cette ébullition parisienne.

Panagiotes Kodrikas, le traducteur de Fontenelle, et Kamarasis, qui a traduit en français l'ouvrage d'Ocellus Lucanus, sur l'Univers; Christodoulos, et plus particulièrement Psalida, avec qui je me suis entretenu à Yanina, ont aussi beaucoup de réputation parmi les lettrés de leur pays. Le dernier a publié en romaïque et en latin un ouvrage sur le vrai bonheur, dédié à Catherine II. Mais Polyzoïs, qui est désigné par l'écrivain de la Revue comme le seul moderne, excepté Coray, qui se soit distingué par sa connaissance de l'hellénique, si c'est le Polyzoïs Lampanitziotis de Yanina, qui a publié nombre d'ouvrages en romaïque, il n'est ni plus ni moins qu'un marchand de livres ambulant, avec le contenu desquels livres il n'a rien de commun que son nom placé sur la page du titre pour lui en garantir la propriété dans la publication, et c'est, de plus, un homme entièrement dépourvu de connaissances classiques. Cependant, comme ce nom est commun, quelque autre Polyzoïs peut avoir été l'éditeur des lettres d'Aristhainetus.

Il est à regretter que le système du blocus continental ait fermé toutes les communications par lesquelles les Grecs pouvaient faire imprimer leurs livres, particulièrement à Venise et à Trieste. Les grammaires communes à l'usage des enfans sont devenues même trop chères pour les basses classes. Parmi les livres originaux des Grecs modernes, on doit consulter la Géographie de Mélétius, archevêque d'Athènes, et une multitude d'in-quarto théologiques et de brochures ou pamphlets poétiques. Leurs grammaires et lexiques en deux, trois et quatre langues, sont nombreux et excellens. Leur poésie est rimée. La plus singulière pièce que j'en aie vue, il y a peu de tems, est une satire dialoguée entre un Russe, un Anglais et un Français, voyageurs, le waiwode de la Wallachie (ou Blakbey, comme ils le nomment), un archevêque, un marchand, et un Çogïa-Bachi (ou primat). Ils paraissent successivement dans la pièce, et l'écrivain leur attribue à tous l'avilissement actuel des Grecs sous les Turks.

Leurs chants sont quelquefois gracieux et pathétiques; mais les airs sont généralement désagréables aux oreilles d'un Frank. Le meilleur de tous est le fameux: Δεύτε, παἵδες τὤν ΕλλἠνωνA! par l'infortuné Riga. Mais, dans un catalogue de plus de soixante auteurs que j'ai sous les yeux, on en peut trouver tout au plus quinze qui aient traité autre chose que de la théologie.

Note A: Écoutez, enfans des Grecs, etc. Ce chant sublime a beaucoup de rapport avec la fameuse Marseillaise: on pense que Riga s'en était inspiré.

(N. du Tr.)

Je suis chargé d'une commission par un Grec d'Athènes, nommé Marmarotouri, à l'effet de prendre des arrangemens, s'il est possible, pour faire imprimer à Londres une traduction en romaïque du Voyage d'Anacharsis de Barthélemy. Il n'a pas d'autres moyens de publier sa traduction, si ce n'est d'envoyer son manuscrit à Vienne par la mer Noire et le Danube.

L'écrivain de la Revue mentionne une école établie à Hécatonesi, et supprimée à l'instigation du général SébastianiA. Le critique veut sans doute parler de Cidonie, ou en turc Haivali, ville située sur le continent, où cette institution, qui renferme une centaine d'étudians et trois professeurs, subsiste encore. Il est vrai que cet établissement a été inquiété par la Porte, sous le ridicule prétexte que les Grecs construisaient une forteresse au lieu d'un collége. Mais, après quelques démarches et le paiement de quelques bourses au Divan, la permission a été accordée de continuer l'enseignement. Le professeur principal, nommé Veniamin (c'est-à-dire Benjamin), est regardé comme un homme de talent, mais comme un franc penseur. Il est né à Lesbos, et a étudié en Italie: il enseigne l'hellénique, le latin, et quelques langues franques; outre cela, il a quelques notions sur les sciences.

Note A: Alors notre ambassadeur près la Porte-Ottomane.

(N. du Tr.)

Quoique ce ne soit pas mon intention de m'étendre plus loin sur ce sujet que ce qui concerne l'article en question, je ne puis m'empêcher d'observer que les lamentations du critique de la Revue sur la décadence des Grecs paraissent singulières, lorsqu'il les termine par ces mots: «Ce changement doit être attribué à leurs infortunes plutôt qu'à une dégradation physique.» Il peut être vrai que les Grecs ne soient pas physiquement dégénérés, et que Constantinople contenait, le jour où elle changea de maîtres, autant d'hommes de six pieds et au-dessus que dans ses jours de prospérité. Mais l'histoire ancienne et les publicistes modernes nous enseignent que quelque chose de plus que la perfection physique est nécessaire pour conserver un état dans sa force et son indépendance; et les Grecs, en particulier, sont un triste exemple des rapports intimes qui existent entre la dégradation morale et la décadence d'une nation.

L'écrivain de la Revue parle d'un plan qu'il croit, dit-il, imaginé par Potemkin pour perfectionner le romaïque. J'ai fait d'inutiles efforts pour me procurer des renseignemens sur son existence. Il y avait une académie à St.-Pétèrsbourg pour les Grecs; mais elle a été supprimée par Paul, et n'a point été rétablie par son successeur.

C'est par une distraction de la plume du critique, et ce ne peut être qu'une distraction de sa plume (a slip of the pen) que, à la page 58, nº 31 de la Revue d'Édimbourg, on trouve ces mots: «Nous savons que, lorsque la capitale de l'Orient céda à Solyman...» Il est à présumer que, dans une seconde édition de la Revue, ce dernier mot sera remplacé par celui de Mahomet IIA. «Les dames de Constantinople, ajoute la Revue, parlaient, à cette époque, un dialecte qui n'aurait pas défiguré les lèvres d'une Athénienne.» Je ne sais pas comment cela pourrait être; mais, il m'est pénible de le dire, les dames en général, et les Athéniennes en particulier, sont bien déchues maintenant, étant aussi loin de choisir leur dialecte ou leurs expressions, que toute la race athénienne ne justifie le proverbe:

Ω Αθηνα πρστη χωρα
Τι γαιδαρους τρεψεις τωρα.

Note A: Dans un précèdent numéro de la Revue d'Édimbourg, 1808, il est dit: «Lord Byron a passé quelques-unes de ses premières années en Écosse. Il aurait pu y apprendre que le mot pibroch ne signifie point une cornemuse, pas plus que duo ne signifie un violon.» Dites-moi, était-ce en Écosse que les jeunes gens de l'Edinburgh Review ont appris que Solyman signifie Mahomet II? et encore que critique signifie infaillibilité? mais voilà comme:

Cœdimus inque vicem prœbemus crura sagittis.

L'erreur semble si bien une distraction de plume (par la grande ressemblance des deux mots, et l'absence totale d'erreur du leviathan littéraire), que je l'aurais passée ici sous silence, ainsi que dans le texte, si je n'avais aperçu dans la Revue d'Édimbourg beaucoup de gaîtés facétieuses, à propos de telles découvertes, particulièrement une récente, dans laquelle les mots et les syllabes sont discutés et transposés. Le passage ci-dessus mentionné me porte involontairement à lui apprendre qu'il est plus facile de critiquer que de bien faire. Ces messieurs ayant si souvent joui d'un triomphe après de semblables victoires, qu'ils me permettent cette petite ovation pour le présent.

Dans Gibbon, vol. 10, p. 161, on trouve le passage suivant: «Le dialecte vulgaire de Constantinople était grossier et barbare, quoique les compositions d'église et de palais affectassent quelquefois de copier la pureté des modèles attiques.» Quoi qu'on ait pu dire à ce sujet, il est difficile de concevoir que les dames de Constantinople parlassent, sous le règne du dernier César, un dialecte plus pur que celui dans lequel Anna Comnène avait écrit trois siècles avant, et ces royales pages ne sont pas regardées comme les meilleurs modèles de composition, bien que la princesse γλωτταν ειχεν ΑΚΡΙΒΩΣ αττιχιζουσαν. C'est au fanal et à Yanina que l'on parle le meilleur grec; à Yanina, il y a une école florissante sous la direction de Psalida.

Il vient d'arriver à Athènes un élève de Psalida, qui fait un voyage d'observation dans la Grèce; il est intelligent et mieux instruit qu'un pensionnaire de la plupart de nos colléges. Je rapporte ceci comme une preuve que l'esprit de recherche et d'observation ne sommeille pas chez les Grecs.

L'écrivain de la Revue désigne M. Wright, l'auteur du beau poème intitulé: Horœ Ionicœ, comme propre à donner des détails sur ces Romains de nom et Grecs dégénérés, ainsi que sur leur langue. Mais M. Wright, quoique bon poète et homme capable, a commis une erreur en assurant que le dialecte albanais du romaïque approche le plus de l'hellénique; cependant les Albanais parlent un dialecte aussi notoirement corrompu que l'écossais du comté d'Aberdeen, ou l'italien de Naples. Yanina (où l'on parle le grec le plus pur après le Fanal), quoique la capitale des possessions d'Ali-Pacha, n'est point en Albanie, mais en Épire; et au-delà de Delvinachi, dans l'Albanie propre, jusqu'à Argyrocastro et Tépalin (au-delà de laquelle je ne suis point allé), on parle un grec encore plus mauvais qu'à Athènes même. J'ai eu à mon service, un an et demi, deux de ces singuliers montagnards, dont la langue mère est l'illyrien, et je ne les ai jamais entendu louer, ni leurs compatriotes (que j'ai vus, non-seulement dans leurs demeures, mais au nombre de vingt mille dans l'armée de Veli-Pacha), pour leur grec; mais ils étaient souvent raillés pour leurs barbarismes de province.

J'ai en ma possession près de vingt-cinq lettres (parmi lesquelles il s'en trouve quelques-unes du bey de Corinthe) qui me furent écrites par Notaras, le Cogia-Bachi, et d'autres par le drogman du Caïmacam de la Morée (qui gouverne maintenant en l'absence de Véli-Pacha). On m'a dit que c'étaient de favorables spécimens de leur style épistolaire. J'en ai aussi reçu quelques-unes à Constantinople de la part de quelques particuliers; elles sont écrites dans le style le plus hyperbolique, mais avec le vrai caractère antique.

L'écrivain de la Revue, après quelques remarques sur la langue grecque dans son état passé et présent, arrive à ce paradoxe (page 59) que la connaissance de sa langue maternelle à dû être très-nuisible à Coray pour apprendre l'ancien grec; comme s'il était moins capable de le comprendre à cause qu'il sait parfaitement le moderne! Cette observation suit un paragraphe où l'on recommande en termes explicites l'étude du romaïque comme un puissant auxiliaire, non-seulement au voyageur et au marchand étranger, mais aussi à celui qui fait ses études classiques; en un mot, à toute personne, excepté seulement celle qui peut s'en rendre l'usage familier; et, par une parité de raisonnement, notre vieux langage est regardé comme plus facile à acquérir par les étrangers que par nous-mêmes! Je suis toutefois porté à croire qu'un Allemand, étudiant l'anglais (quoique lui-même d'un sang saxon), serait fort embarrassé pour expliquer Sir Tristrem, ou quelque autre des Auchinlech manuscrits, avec ou sans le secours d'une grammaire ou d'un glossaire. Il paraîtra évident à tous les esprits qu'il n'y a qu'un natif qui puisse obtenir une connaissance compétente, je ne dis pas complète, de nos idiomes tombés en désuétude. Nous devons avoir confiance dans le critique pour son ingénuité, mais nous ne le croirons pas plus que le Lismahago de Smollet, qui soutient que l'anglais le plus pur se parle à Édimbourg. Que Coray ait pu se tromper, c'est possible; mais, s'il en est ainsi, la faute en est à l'homme plutôt qu'à sa langue maternelle, qui est, comme cela doit être, du plus grand secours à l'étudiant grec. Ici l'écrivain de la Revue arrive à l'œuvre des traducteurs de Strabon; j'y termine aussi mes remarques.

Sir W. Drummond, M. Hamilton, lord Aberdeen, le Dr. Clarke, le capitaine Leake, M. Geil, M. Walpole, et beaucoup d'autres personnes qui se trouvent maintenant en Angleterre, ont tout ce qu'il faut pour donner des renseignemens certains sur ce peuple déchu. Le petit nombre d'observations que j'ai publiées n'auraient pas vu le jour, si l'article en question, et, par-dessus tout, le lieu où je l'ai lu, ne m'avaient conduit à méditer attentivement ces pages, que l'avantage de ma situation présente me mettait à même d'éclaircir, ou au moins d'essayer de le faire.

Je me suis efforcé de repousser tous les sentimens personnels qui s'élèvent malgré moi dans tout ce qui concerne la Revue d'Édimbourg; non par le désir de me concilier la faveur de ses écrivains, ou pour effacer le souvenir d'une syllabe de ce que j'ai publié dans le tems; mais simplement parce que je sens l'inconvenance de mêler des ressentimens privés à une discussion de cette espèce, principalement à cette distance de tems et de lieux.

NOTE ADDITIONNELLE SUR LES TURKS.

Les difficultés de voyager en Turquie ont été beaucoup exagérées, ou plutôt ont considérablement diminué depuis quelques années. Les musulmans ont été amenés à une espèce de civilité très-favorable aux voyageurs.

Il est hasardeux de s'étendre beaucoup au sujet des Turks et de la Turquie, puisqu'il est possible de vivre vingt ans parmi eux sans apprendre à les connaître, au moins par eux-mêmes. Autant que ma faible expérience m'a permis d'en juger, je n'ai pour ma part aucune plainte à former; mais je suis redevable de beaucoup de civilités (je puis dire aussi d'amitié) et d'une agréable hospitalité à Ali Pacha, à son fils Véli, pacha de Morée, et à beaucoup d'autres personnes de haut rang dans les provinces. Suleyman Aga, ex-gouverneur d'Athènes, et maintenant gouverneur de Thèbes, était un bon vivant; il était d'un caractère si sociable qu'il était toujours accroupi à table. Pendant le carnaval, lorsque nos compatriotes faisaient des mascarades, lui et son successeur étaient plus heureux de recevoir les masques, qu'aucune douairière de la place du Grand-Veneur (Grosvenor square). Dans une occasion où il soupait au couvent, son ami et son hôte, le cadi de Thèbes, se laissa tomber de table, tandis que le waywode lui-même semblait triompher de sa chute.

Dans toutes mes relations monétaires avec les musulmans, j'ai toujours rencontré l'honneur le plus strict, le plus grand désintéressement. En traitant d'affaires avec eux, on ne rencontre point ces honteuses retenues cachées sous le nom d'intérêt, de différence de change, de commissions, etc., que l'on éprouve uniformément en ayant affaire à un consul grec, qui vous donne des lettres de change même sur les premières maisons de Péra.

Quant à présent, d'après une coutume établie dans l'Orient, vous vous trouverez rarement en perte, parce qu'une bonne lettre de change est généralement retournée par une autre d'une semblable valeur, comme un cheval ou un shawll.

Dans la capitale et à la cour, les citoyens et les courtisans sont formés à la même école que ceux de la chrétienté; mais il n'existe pas un caractère plus honorable, plus aimable et plus courtois que le provincial aga, vraiment turk, ou le gentilhomme musulman de province. On n'entend pas désigner ici les gouverneurs des villes, mais ces agas qui, par une espèce d'alleu féodal, possèdent des terres et des maisons plus ou moins considérables en Grèce et dans l'Asie-Mineure.

Les basses classes sont dans un état de soumission aussi tolérable que le bas peuple dans des contrées qui ont des prétentions plus grandes à la civilisation. Un musulman, en parcourant les rues de nos villes de province, se trouverait plus gêné en Angleterre qu'un Frank dans une pareille situation en Turquie. L'uniforme militaire est le meilleur habillement pour voyager.

On peut trouver des notions satisfaisantes sur la religion et les différentes sectes de l'islamisme dans l'ouvrage français de d'Hosson, et sur leurs manières, etc., peut-être dans l'ouvrage de l'anglais Thornton. Les Ottomans, avec tous leurs défauts, ne sont pas un peuple à mépriser. Égaux au moins aux Espagnols, ils sont supérieurs aux Portugais. S'il est difficile de dire ce qu'ils sont, on peut au moins dire ce qu'ils ne sont pas: ils ne sont pas traîtres, ils ne sont pas lâches, ils ne brûlent pas les hérétiques, ils ne sont pas assassins, quand même l'ennemi marcherait à leur capitale. Ils sont fidèles à leur sultan jusqu'à ce qu'il devienne incapable de gouverner, et ils sont dévoués à leur dieu sans inquisition. S'ils étaient chassés demain de Ste.-Sophie, et si les Russes ou les Français occupaient leur empire, ce serait une question de savoir si l'Europe gagnerait au change? L'Angleterre y perdrait certainementA.

Note A: Cet aveu est remarquable dans la bouche de Lord Byron.

Quant à cette ignorance dont ils sont si généralement, et quelquefois si justement accusés, on peut mettre en doute, en exceptant toujours la France et l'Angleterre, dans quels points usuels de connaissances ils sont surpassés par les autres nations. Est-ce dans les arts habituels de la vie? dans leurs manufactures? Un sabre turk est-il inférieur à un sabre de Tolède? ou un Turk est-il plus mal habillé, logé, nourri et instruit qu'un Espagnol? Leurs pachas sont-ils plus mal élevés qu'un grand d'Espagne? ou un effendi qu'un chevalier de Saint-Jacques? Je ne le crois pas.

Je me rappelle que Mahmout, le petit-fils d'Ali-Pacha, me demanda si mon compagnon de voyage et moi étions de la haute ou basse Chambre du Parlement. Cette question d'un enfant de dix ans prouve que son éducation n'avait pas été négligée. On pourrait douter si un jeune anglais de cet âge connaît la différence du divan et d'un collége de derviches; mais je suis bien sûr qu'un Espagnol ne la connaît pas. Comment le petit Mahmout, entouré entièrement comme il l'avait été par ses gouverneurs turks, eût-il appris qu'il y avait un Parlement en Angleterre, à moins de supposer que ses instituteurs ne bornaient pas ses études au Koran?

Dans toutes les mosquées, il y a des écoles établies qui sont régulièrement fréquentées; et les pauvres sont instruits sans que l'église turque soit en péril. Je crois que le système d'éducation n'est pas encore imprimé (bien qu'il existe déjà des presses turques, et que des livres soient imprimés pour l'instruction militaire du Nizam Gedidd); je n'ai pas entendu dire si le Muphti et les Mollas ont souscrit, ou si le Caïmacam et le Tefterdar ont pris l'alarme, dans la crainte que le jeune homme instruit du turban soit appris à ne pas demander à Dieu sa voie. Les Grecs aussi, espèce de papistes irlandais de l'Orient, ont un collége de leur propre religion à Maynouth,—non, à Haivali, où les chrétiens hétérodoxes reçoivent la même protection des Ottomans, que le collége catholique de la législation anglaise. Qui, alors, osera affirmer que les Turks sont d'ignorans bigots, lorsqu'ils montrent ainsi la même proportion de charité chrétienne qui est tolérée dans le plus prospère et le plus orthodoxe de tous les royaumes possibles? Mais, quoiqu'ils accordent toutes ces choses, ils ne souffriraient pas que les Grecs participassent à leurs priviléges; non: qu'ils se battent bien à la guerre, et paient exactement leur haratch (taxe); qu'ils soient battus dans ce monde et damnés dans l'autre. Émancipons-nous nos hilotes irlandais? Mahomet nous en défende! Nous serions alors de mauvais musulmans et d'indignes chrétiens. À présent, nous réunissons tout à la fois deux excellentes choses: la foi jésuitique, et quelque chose qui n'est pas beaucoup inférieur à la tolérance turqueA.

Note A: Il y a un fait qui a eu lieu depuis ces sarcasmes de Lord Byron contre sa patrie: c'est l'émancipation des catholiques d'Irlande. Quant à la foi jésuitique et à la tolérance dont il parle, nous n'en sommes pas juges.

(N. du Tr.)

APPENDIX.

Chez un peuple esclave, obligé d'avoir recours à des presses étrangères, même pour ses livres de religion, il est moins étonnant de trouver un si petit nombre de publications sur des sujets généraux, que d'en trouver quelques-unes sur un sujet quelconque. Le nombre total des Grecs, dispersés dans l'empire turc et partout ailleurs, peut s'élever tout au plus à trois millions; et cependant, pour un si petit nombre, il est impossible de trouver une nation riche d'une si grande proportion de livres et d'auteurs que les Grecs du siècle actuel. «Oui!» diront les généreux avocats de la servitude, qui, tandis qu'ils affirment l'ignorance des Grecs, désirent les empêcher de la dissiper. «Oui! ce sont pour la plupart, si ce ne sont tous, des traités ecclésiastiques, et, par conséquent, utiles à rien.» Fort bien! Que peuvent-ils écrire autre chose, je vous demande? Il est assez plaisant d'entendre un Frank, principalement un Anglais, qui abuse ainsi le gouvernement de son propre pays; ou un Français, qui peut abuser tout autre gouvernement, excepté le sien, et qui peut écrire à sa volonté sur chaque sujet philosophique, religieux, scientifique, sceptique ou moral, méprisant les légendes grecques! Un Grec ne peut écrire sur la politique, et ne peut esquisser aucune science, faute d'instruction; s'il doute, il est excommunié et damné: c'est pourquoi ses compatriotes ne sont pas empoisonnés par la philosophie moderne; et quant aux écrits moraux, remerciez-en les Turcs: ils ne connaissent pas ces choses-là. Que leur reste-t-il donc, si le cercle dans lequel ils peuvent écrire est tracé? La religion et la biographie sacrée; et il est assez naturel que ceux qui ont si peu de choses en partage dans cette vie jettent leurs regards sur la vie future. Alors on ne devra pas être surpris que dans un catalogue que j'ai maintenant sous les yeux, de cinquante-cinq écrivains grecs, dont la plupart étaient encore vivans il y a peu d'années, il ne s'en trouve pas plus de quinze qui aient traité autre chose que la religion. Le catalogue en question est contenu dans le vingt-sixième chapitre du quatrième volume de l'Histoire Ecclésiastique de Mélétius. J'extrais de ce catalogue une liste des auteurs qui ont écrit sur des sujets généraux; elle sera suivie de quelques spécimens en romaïqueA.

Note A: On doit observer que les noms cités ne le sont pas dans un ordre chronologique; mais ils sont pris au hasard parmi ceux qui ont brillé depuis la prise de Constantinople jusqu'au tems de Mélétius.

LISTE D'AUTEURS ROMAÏQUESA.

Note A: Nous avons cru inutile de reproduire à la fin de cette liste les spécimens romaïques dont parle Byron. Le très grand nombre de nos lecteurs n'y auraient rien compris; et les savans les chercheront plus naturellement dans le texte original.

(N. du Tr.)

Néophitus, diakonos (le diacre) de la Morée, a publié une grammaire étendue et aussi quelques réglemens politiques, qui ont été laissés inachevés à sa mort.

Prokopius, de Moscopolis (ville de l'Épire), a écrit et publié un catalogue des Grecs savans.

Séraphin, de Périclée, est l'auteur de beaucoup d'ouvrages en langue turque, mais en caractère grec, pour les chrétiens de la Caramanie, qui ne parlent pas le romaïque, mais qui lisent ce caractère.

Eustathius Psalida, de Bucharest, médecin, fit le voyage de l'Angleterre dans le but de s'instruire (χάρευ μαθήσεως); mais quoique son nom soit cité, on ne dit pas qu'il ait publié quelque ouvrage.

Kalliuikus Torgeraus, patriarche de Constantinople. On a de lui plusieurs poèmes et des traités en prose, ainsi qu'une liste des patriarches, depuis la dernière prise de Constantinople.

Anastasius Macedon, de Naxos, membre de l'académie royale de Varsovie: c'est un biographe d'église.

Démétrius Pamperis, de Moscopolis, a écrit plusieurs ouvrages, particulièrement un commentaire sur le Bouclier d'Hercule, d'Hésiode, et deux cents contes (on ne dit pas sur quels sujets); et il a publié sa correspondance avec le célèbre George de Trébisonde, son contemporain.

Mélétius, célèbre géographe, auteur du livre d'où cette liste est tirée.

Dorothéus, de Mitylène, philosophe aristotélicien. Ses ouvrages helléniques sont en grande réputation, et il est estimé par les modernes (je cite les paroles de Mélétius): μετά τόν Θόυχυδίδην καἰ Ξενοψωντα ἀριϛοϛ Ελλἠνων. J'ajoute, sur l'autorité d'un Grec bien informé, qu'il était si célèbre parmi ses compatriotes, qu'ils avaient l'habitude de dire: Si Thucydide et Xénophon étaient perdus, il serait capable de réparer cette perte.

Marinus, comte Tharboures, de Céphalonie, professeur de chimie à l'académie de Padoue, et membre de cette académie, ainsi que de celles de Stockholm et d'Upsal. Il a publié, à Venise, un aperçu de quelques animaux marins, et un traité sur les propriétés du fer.

Marcus, frère du précédent, fameux dans les mécaniques. Il dirigea sur Saint-Pétersbourg l'immense rocher de marbre sur lequel la statue de Pierre-le-Grand fut posée en 1769. Voyez la dissertation qu'il publia à Paris en 1777.

George Constantin a publié un lexique en quatre langues.

George Ventote, un lexique en français, en italien et en romaïque.

Il existe beaucoup d'autres dictionnaires en latin, en romaïque, en français, etc., et des grammaires dans chaque langue moderne, excepté en anglais.

Parmi les auteurs vivans, ceux qui suivent sont les plus célèbresA:

Note A: Ces noms ne sont tirés d'aucune publication.

(Note de Lord Byron.)

On trouvera des renseignemens plus étendus sur ce sujet à la fin des notes du quatrième chant.

Athanasius Parios a écrit un traité de rhétorique hellénique.

Christodoulos, Acarnanien, a publié à Vienne quelques traités sur la physique, en hellénique.

Panagiotes Kodrikas, Athénien, le traducteur romaïque de la Pluralité des mondes de Fontenelle (ouvrage en grande faveur parmi les Grecs), est destiné à une chaire de langues hellénique et arabe à ParisA, langues qu'il possède d'une manière distinguée.

Note A: M. Kodrikas n'a point été nommé professeur de langue arabe à Paris, depuis cette note de Lord Byron. Les événemens politiques qui ont eu lieu l'en ont peut-être empêché.

(N. du Tr.)

Athanasius, de Paros, auteur d'un traité sur la rhétorique.

Vicenzo Damodos, de Céphalonie, a écrit: Εἰς το μεσοβάρβαρον, sur la logique et la physique.

Jean Kamarasis, Byzantin, a traduit en français, Ocellus, sur l'Univers. On le dit excellent helléniste et latiniste.

Grégoire Démétrius a publié, à Vienne, un ouvrage géographique. Il a aussi traduit plusieurs auteurs italiens, et a imprimé ses versions à Venise.

Des notices sur Coray et Psalida ont déjà été données précédemment.


Chant Troisième.

Afin que cette application vous forçât de penser à autre chose: il n'y a en vérité de remède que celui-là et le tems.

(Lettre du roi de Prusse à d'Alembert, 7 septembre 1776.)

1. Ton visage est-il semblable à celui de ta mère, ma belle enfant! Ada! seule fille de ma maison et de mon cœur? Quand je vis la dernière fois tes jeunes yeux bleus, ils souriaient, et nous nous séparâmes alors,—non comme nous nous séparons aujourd'hui, mais avec une espérance.—M'éveillant en sursaut, je vois les vagues se soulever autour de moi, et dans les airs les voix des vents se font entendre: Je pars; où vais-je?—Je n'en sais rien; car le tems n'est plus où les rivages d'Albion, disparaissant à mes regards, pouvaient faire naître en moi de la tristesse ou de la joie.

2. Une fois encore sur les ondes! oui, une fois encore! Les vagues bondissent sous moi comme un fougueux coursier qui reconnaît son cavalier. Salut! salut à leur mugissement! rapide soit leur marche, quels que soient les lieux où elles me conduisent! Quand même le mât ployé du navire tremblerait comme un roseau, quand les voiles déchirées flotteraient en lambeaux emportés par les vents, je poursuivrais encore ma route sur les mers, car je suis comme l'algue marine, arrachée du rocher, et entraînée sur l'écume de l'Océan pour voguer partout où les lames se soulèvent et où règne le souffle de la tempête.

3. Dans l'été de mes jours j'entrepris de chanter un jeune homme, l'errant exil de son esprit sombre; je reprends un thème que j'avais à peine commencé. Je le porte avec moi, comme le vent fougueux porte et roule des nuages dans les airs; je retrouve dans cette histoire les traces de pensées qui ne sont plus, et de larmes taries qui n'ont laissé après elles que de stériles vestiges, sur lesquels toutes mes années voyageuses foulent lentement les derniers sables de la vie.—Désert stérile où n'apparaît aucune fleur.

4. Depuis mes jeunes jours de passion,—de joie et de douleur, peut-être mon cœur et ma lyre auront perdu leur secret d'harmonie. Peut-être serait-ce en vain que je voudrais essayer de chanter comme je chantais. Cependant, quelque tristes que soient mes accords, je veux y livrer mon ame, s'ils peuvent m'arracher au rêve accablant d'une douleur ou d'une gaîté personnelle;—s'ils peuvent répandre l'oubli autour de moi.—Alors ces chants, du moins pour moi, ne seront point sans quelque charme.

5. Celui qui a vieilli dans ce monde de douleurs par ses actions et non par ses années, perçant les profondeurs mystérieuses de la vie, à tel point qu'aucun étonnement ne peut désormais le surprendre, et dont l'amour, la douleur, la renommée, l'ambition, ne peuvent blesser le cœur avec le glaive aigu de la souffrance silencieuse et déchirante; celui-là pourra dire pourquoi la pensée cherche un refuge dans les grottes solitaires, peuplées, pour elle, d'images aériennes et de formes qui subsistent encore sans altération, malgré leur âge, dans la retraite fréquentée de l'ame.

6. C'est pour créer, et pour vivre, en créant, d'une vie plus intense, que nous donnons des formes à nos rêveries, obtenant nous-mêmes comme nous la donnons, la vie que nous rêvons, ainsi que je l'éprouve maintenant. Que suis-je? Rien; mais tu n'es pas ainsi, ame de ma pensée! avec toi, être invisible, mais doué de la faculté de contemplation, je traverse la terre; embrasé de ton esprit, partageant ton essence immortelle, et recouvrant avec toi une sensibilité qui paraissait avoir été brisée par le malheur.

7. Cependant je dois penser plus sagement:—j'ai pensé trop long-tems, j'ai eu des idées trop sombres, jusqu'à ce que mon cerveau soit devenu dans ses propres et tournoyantes ébullitions, un gouffre enflammé de conceptions et de rêveries extraordinaires. Ainsi, n'ayant point appris dans ma jeunesse à dompter mon cœur, les sources de ma vie ont été empoisonnées. Il est trop tard! cependant je suis bien changé; quoique je sois encore assez le même en force pour supporter ce que le tems ne peut abattre, et me nourrir encore de fruits plus amers sans accuser le sort.

8. J'en ai déjà trop dit sur ce sujet:—mais maintenant tout cela est passé, et le charme s'est fermé avec son sceau silencieux. Long-tems absent, Harold va reparaître enfin. Lui, dont le cœur sans peine eût voulu ne plus rien sentir, déchiré qu'il était par des blessures qui ne font point mourir, mais qui sont incurables. Toutefois, le tems, qui change tout, l'avait altéré dans son ame, dans ses traits comme dans son âge. Les années enlèvent son feu à l'esprit, comme aux membres leur vigueur, et la coupe enchantée de la vie ne pétille que près du bord.

9. Harold avait épuisé la sienne trop rapidement, et il trouva que la lie en était de l'absinthe; mais il l'avait remplie de nouveau à une source plus pure sur une terre sacrée, et il croyait cette coupe intarissable, mais c'était en vain!.... Une chaîne invisible, dont il sentait incessamment le poids, l'étreignait de ses anneaux d'airain; cette chaîne, dont le cliquetis ne se faisait point entendre, n'en était pas moins accablante. Épuisé par la douleur qu'il comprimait dans son sein, il la sentait devenir plus aiguë à chaque pas qu'il faisait dans la vie aventureuse qu'il avait adoptée.

10. Confiant dans sa froide indifférence, il s'était mêlé de nouveau à son espèce avec une sécurité imaginaire, et il crut son ame si bien affermie et si invulnérable que sinon le plaisir, du moins la douleur ne pourrait plus l'atteindre. Mêlé comme autrefois et ignoré dans la foule, il put chercher à y trouver des sujets de méditation, comme il en avait trouvé sur la terre étrangère dans les œuvres merveilleuses de Dieu et dans les beautés de la nature.

11. Mais qui peut voir la rose épanouie, et ne pas chercher à la cueillir? Qui peut contempler avec admiration la douceur et l'éclat de la joue de la beauté, et ne pas sentir que le cœur ne peut jamais vieillir tout entier? Qui peut voir la renommée à travers les nuages qui laissent percer l'étoile brillant sur son précipice, et ne pas s'efforcer de l'atteindre? Harold, entraîné encore une fois dans le tourbillon, avec le cercle étourdi de la foule, chassant le tems, avait un plus noble but, toutefois, que dans sa première jeunesse.

12. Mais il se reconnut bientôt de tous les hommes le moins propre à vivre en troupeau parmi les hommes, avec lesquels il n'avait presque rien de commun. Non instruit à soumettre ses pensées à celles des autres, quoique son ame dans sa jeunesse eût été domptée par ses propres pensées, resté insoumis, il ne voulait point céder la domination de son intelligence à des esprits contre lesquels le sien se révoltait; fier, quoique dans le malheur, il croyait pouvoir trouver une vie dans lui-même, et rester étranger au genre humain.

13. Où s'élevaient des montagnes, là se trouvaient pour lui des amis; où roulait l'Océan, là était sa demeure; où se déployaient un ciel bleu, un climat éblouissant, il avait la passion et la faculté d'y porter ses pas; le désert, la forêt, les cavernes, les récifs retentissans et écumeux étaient sa société chérie; ils lui parlaient un langage plus clair que les livres de sa langue maternelle, qu'il aurait voulu souvent oublier pour les pages du livre de la nature, réfléchies dans le lac par les rayons du soleil.

14. Comme le Chaldéen, il contemplait les astres, jusqu'à ce qu'il les ait eu peuplés d'êtres aussi brillans que leurs propres clartés; et la terre, les petites et misérables querelles de la terre, les humaines faiblesses étaient entièrement oubliées. S'il avait pu soutenir son esprit à cette hauteur, il eût été heureux; mais cette boue dont l'homme est formé appesantit sa divine étincelle, en lui enviant la lumière vers laquelle elle monte, comme pour briser les liens qui nous retiennent loin de ce ciel qui nous appelle avec amour.

15. Mais dans les demeures de l'homme, Harold devint un être inquiet et abattu, sombre et ennuyeux, languissant comme un faucon sauvage, à qui on a coupé les ailes, et dont l'air libre et sans limites était la seule demeure. Et dans de soudains transports de délivrance, comme l'oiseau captif qui bat de son sein et de son bec les barreaux de sa cage, jusqu'à ce que le sang teigne ses plumes brisées, l'ame enchaînée d'Harold aurait voulu s'échapper violemment de son sein qui la retenait captive.

16. Ce pélerin, cet exilé volontaire va de nouveau errer au loin, privé d'espérance, et cependant moins sombre. L'intime conviction qu'il avait vécu en vain, que tout était de ce côté-ci de la tombeA, avait fait sourire son désespoir. Quelque extraordinaire qu'ait été ce sentiment,—comme on voit les matelots attendre follement leur sort en s'abandonnant à l'ivresse sur les débris de leur vaisseau près de s'engloutir—il lui inspira une gaîté qu'il ne chercha point à repousser.

Note A: That all was over on this side the tombe.

17. Arrête!—tu foules la poussière d'un empire! les débris d'un immense tremblement de terre sont ensevelis sous tes pieds! Ce lieu n'est-il point indiqué par une statue colossale? Aucune colonne triomphale n'est-elle élevée à l'orgueil des vainqueurs? Non; mais la vérité toute simple parle d'une voix plus austère; que cette plaine reste telle qu'elle était avant.—Comme la pluie de sang a fait croître ces moissons! est-ce là tout le fruit que tu as fait recueillir au monde, ô toi, le premier et le dernier des champs de batailles!—victoire dispensatrice des couronnes!

18. Harold est là sur cette plaine d'ossemens humainsA, la tombe de la France, le terrible Waterloo! Comme dans une heure le pouvoir qui les donne, retire ses dons, transportant la renommée d'un camp dans un autre! Porté à la place d'honneurB1, ici l'aigle prit son dernier essor, et déchira de ses serres sanglantes la plaine sillonnée par les batteries, lorsqu'il fut percé par la flèche des nations liguées; la vie et les efforts de l'ambition, tout fut vain! L'oiseau impérial traînait après lui quelques anneaux épars de la chaîne brisée du monde!

Note A: Place of skulls, place de crânes.

Note B: Pride of place.

19. Juste rétribution! la France mord son frein, et écume dans ses fers;—mais la terre est-elle plus libre? Les nations n'ont-elles combattu que pour vaincre un seul homme? Ou ne se sont-elles coalisées que pour apprendre à tous les rois leur vraie souveraineté? Quoi! l'esclavage sera-t-il de nouveau l'idole replâtrée de nos jours de lumière? Irons-nous rendre hommage au loup après avoir terrassé le lion? et exprimant une basse admiration, fléchir un genou servile devant les trônes? Non; attendez les preuvesA avant de faire éclater vos louanges!

Note A: Sens probable ici de prove, en italique dans le texte.

20. Autrement cessez de vous réjouir de la chute d'un despote! En vain de belles joues furent sillonnées par des larmes brûlantes; en vain les champs et les vignes de l'Europe auront été foulés aux pieds dans la saison des fleurs; en vain des années de mort, la dépopulation, l'esclavage et la terreur ont-ils été supportés et repoussés par des millions d'hommes qui se sont levés contre eux; tout ce qui peut faire le plus chérir la gloire, c'est de voir le myrte couronner l'épée dont Harmodius2 frappa le tyran d'Athènes.

21. Le bruit d'une fête nocturne se faisait entendre, et la capitale de la Belgique avait rassemblé ses beautés et ses chevaliers dans des appartemens où la clarté resplendissante des lustres faisait briller de belles femmes et des hommes braves; mille cœurs battaient pour le bonheur; et quand la musique produisait ses voluptueux accords, des yeux languissans d'amour rencontraient des yeux qui leur parlaient le même langage, et tous se livraient à la joie comme au bruit des instrumens de noce3. Mais silence! écoutez! un son terrible retentit comme le glas de la mort!

22. Ne l'avez-vous pas entendu?—Non; ce n'était que le souffle du vent, ou le roulement d'un char sur le pavé de la rue, continuons la danse! que rien ne trouble notre joie; point de sommeil jusqu'au matin, puisque la jeunesse et le plaisir s'unissent pour chasser les heures brillantes qui fuient d'un pied léger.—Mais, écoutez!—ce son bruyant et sourd retentit encore, comme si les nuages en répétaient l'écho; il approche, il devient plus distinct, plus terrible! Aux armes! aux armes! c'est,—c'est le rugissement du canon des batailles.

23. L'infortuné prince de Brunswick était assis dans l'embrasure d'une fenêtre de cette grande salle; le premier, au milieu de la fête éblouissante, il entendit le bruit du canon avec l'oreille prophétique de la mort; et comme la foule souriait parce qu'il avait jugé ce bruit voisin du bal, son cœur plus pénétrant reconnut trop bien le coup mortel qui venait d'étendre son père sur une bière sanglante, et qui demandait une vengeance que le sang seul pouvait éteindre: il se précipite dans le champ de bataille, et tombe au premier rang des combattans.

24. Le désordre se met dans les salles de fête; on va, on court çà et là; les beautés versent des larmes, tremblent d'effroi; leurs joues, qui rougissaient il y a une heure aux éloges des jeunes hommes sur leurs grâces et leur fraîcheur, sont devenues pâles comme la mort. Les uns disparaissaient par de soudains départs, emportés par l'ardeur de leurs jeunes cœurs, en laissant échapper des soupirs qui ne seront jamais répétés. Qui peut prévoir si jamais ces yeux pleins d'amour pourront se rencontrer de nouveau, lorsque sur une nuit si délicieuse se lève une aurore si terrible!

25. Là, on voyait se réunir en hâte la cavalerie; les chevaux, les escadrons formés en rangs de bataille, et les chars de guerre retentissans se précipitent avec impétuosité vers le lieu du combat. Le canon, comme un lourd et profond tonnerre, hâte ses détonnations dans le lointain; et dans la ville le tambour d'alarme réveille le soldat avant l'étoile du matin, tandis que les citoyens, frappés de terreur, se rassemblent silencieux, ou se disent tout bas, les lèvres pâles: «Les ennemis! ils arrivent! ils arrivent!»

26. L'appel du Caméron fait retentir ses sauvages accords, le chant de guerre de Lochiel, qu'entendirent souvent les collines d'Albyn, et souvent aussi les Saxons ennemis:—Que les airs de ce chant sont sauvages et éclatans au milieu des ténèbres de la nuit! mais comme le souffle qui fait résonner leur cornemuse, ce chant remplit les montagnards d'une native et belliqueuse audace qui leur rappelle le souvenir encore vivant des années qui ne sont plus, et fait retentir aux oreilles de chaque homme de clan les exploits des Évan4 et des Donald5!

27. Les Ardennes6 balancent sur leurs têtes leurs rameaux verdoyans, couverts de la rosée des larmes de la nature qui semblent exprimer leurs plaintes (comme si la nature inanimée devait aussi gémir) sur ces braves qui vont au combat et qui, hélas! ne reviendront plus. Avant l'arrivée du soir, ils seront foulés aux pieds, comme le gazon qui se flétrit sous leur marche, mais qui les couvrira bientôt d'une verdure nouvelle, quand cette masse, enflammée d'une valeur impétueuse, se précipitant sur l'ennemi avec les plus brillantes espérances, sera abattue et glacée par le froid de la mort.

28. La veille encore, ils étaient pleins de vie et de jeunesse, ils s'enorgueillissaient de leur bonheur dans un cercle de beautés; minuit apporte, au bruit du canon, le signal du combat; le matin ils se rangent en ordre de bataille;—le jour les voit dans la pompe majestueuse et menaçante du combat; mais des nuages qui portaient la foudre se forment sur eux; ces nuages se déchirent; la terre est jonchée de cadavres que les leurs vont bientôt recouvrir.... Le cavalier et son cheval, l'ami, l'ennemi, sont mêlés dans la même tombe sanglante!

29. Leur gloire a été célébrée par des lyres plus illustres que la mienne; cependant il en est un parmi cette foule de braves, que je voudrais célébrer; en partie pour les liens du sang qui l'unissaient à ma famille; en partie pour quelques offenses dont je me rendis coupable, envers son père, en partie parce que les noms illustres consacrent les chants, et le sien fut le nom du plus brave des braves. Quand les traits de la mort, pleuvant sur notre armée, éclaircirent d'une manière si terrible ses rangs épais; au lieu où la tempête de la guerre exerça son plus horrible ravage, ils n'atteignirent pas un cœur plus noble que le tien, jeune et valeureux Howard!

30. Il y a eu pour toi des cœurs brisés et des larmes répandues; les miennes, si je pouvais en verser, seraient inutiles. Mais quand je fus sous l'arbre au vert feuillage, sous lequel tu cessas de vivre; quand je vis autour de moi la vaste plaine renaître avec ses fruits et ses fertiles promesses, que le printems ramenait avec tout son cortége joyeux; je détournai les regards de ce spectacle enchanteur, pour penser à ceux qu'il ne charmera plus7.

31. Je pensai à toi et à ces milliers de braves qui ont laissé chacun dans le cœur de leurs parens et de leurs amis un vide effrayant; malheureux auxquels ce serait un bienfait d'enseigner l'oubli. La trompette de l'archange, et non celle de la gloire, devra seule réveiller ceux qu'ils pleurent; quoique le bruit de la gloire puisse pour un instant adoucir leurs douleurs, il ne peut éteindre la fièvre de leurs inutiles regrets, et le nom, ainsi honoré, ne fait que les rendre plus vifs et plus amers.

32. Ils gémissent, mais enfin ils reprennent leur sourire; et en souriant, ils gémissent encore: l'arbre se sèche long-tems avant de tomber; le navire dont les mâts sont brisés, vogue encore, quoique ses voiles soient déchirées; le toit d'une maison s'écroule, mais ses débris se consument lentement sur les voûtes qui résistent; une tour ruinée subsiste encore, quand ses créneaux ont été abattus par les vents; les fers survivent au captif qu'ils enchaînèrent; le jour continue de luire malgré les orages qui obscurcissent le soleil; ainsi le cœur peut être brisé, et cependant continuer de vivre dans cet état d'angoisse.

33. Comme un miroir brisé qui se multiplie dans chaque fragment, et répète un millier de fois l'image, d'une qu'elle était; et plus on brise le miroir, plus l'image se reproduit: ainsi plus le cœur est brisé, plus se multiplieront ses souvenirs amers; vivant comme en débris, calme, glacé, presque sans vie, tourmenté par des angoisses et des nuits sans sommeil, il se flétrit avant l'âge, sans manifester ses douleurs, car de pareilles choses sont indicibles.

34. Il y a une véritable vie dans notre désespoir, une vitalité de poison,—racine vivace qui nourrit ces branches desséchées et privées de vie, car ce ne serait rien si l'on pouvait mourir; mais la vie féconde elle-même le fruit le plus odieux du chagrin, semblable aux pommes des bords de la mer Morte8, qui sont toutes cendres au goût: si l'homme pouvait compter les jours de son existence par le bonheur, et s'il comparait le peu d'heures fortunées aux années de sa vie,—dites, voudrait-il la porter à soixante ans?

35. Le Psalmiste compta les années de l'homme; elles sont assez nombreuses; et si ton histoire est digne de croire, ô fatal Waterloo! toi qui abrégeas tant de vies si fugitives; elles sont même trop nombreuses! Des millions d'hommes parlent de toi, et les lèvres tremblantes de leurs enfans répéteront leurs paroles, et diront:—«C'est à Waterloo que les nations coalisées tirèrent l'épée, nos compatriotes combattirent dans ce jour mémorable!» Voilà tout ce qui ne sera pas entraîné par le tems dans le gouffre de l'oubli.

36. C'est là que tomba le plus grand, non le plus méchant des hommes, dont l'esprit formé de tous les contraires se fixait un instant sur les plus grandes choses, et descendait avec la même aptitude aux petits objets de détail; mortel extrême en tout! si tu avais su tenir un juste milieu, ton trône serait encore le tien, ou il ne l'aurait jamais été, car l'audace fit ton élévation et ta chute: tu cherches encore à reprendre ton attitude impériale, à ébranler de nouveau le monde, et à le foudroyer par tes tonnerres.

37. Tu es le conquérant et le captif de la terre! Tu la fais encore tremblerA, et ton nom terrible ne fit jamais tant de bruit dans l'esprit des hommes qu'aujourd'hui que tu n'es plus rien, sinon le jouet de la renommée, qui autrefois te caressait comme son enfant chéri. Elle était ta vassale, et devint l'adulatrice de ta cruelle ambition, jusqu'à ce que tu te fus fait dieu dans toi-mêmeB. Tu ne parus pas moins aux nations étonnées et stupéfaites, qui te crurent, pour un tems, tout ce qu'il te plut de leur faire croire.

Note A: Napoléon vivait encore à Sainte-Hélène, lorsque ces vers furent écrits.

Note B: Till thou wert a God unto thiself.

38. Oh! tu fus toujours au-dessus ou au-dessous de l'homme,—dans la grandeur comme dans l'infortune; battant les nations, fuyant du champ de bataille; tantôt faisant du cou des rois ton marchepied, tantôt plus empressé de céder que le dernier de tes soldats; tu sus renverser, régir, relever un empire, mais tu ne sus pas gouverner tes petites passions. Instruit profondément dans l'art de connaître les hommes, tu ne sus point te connaître toi-même, ni modérer tes passions de guerre, ni apprendre que ce destin, trop souvent tenté, abandonne l'étoile la plus élevée et la plus brillanteA.

Note A: Frangitur assiduâ fictilis urna viâ.

39. Cependant ton ame a supporté les revers de la fortune avec cette philosophie naturelle et innée qui, soit sagesse, indifférence froide ou orgueil profond, est un fiel amer pour un ennemi. Quand toutes les haines acharnées de tes ennemis t'environnaient menaçantes pour te surveiller et te railler dans ton abaissement, tu n'as fait que sourire avec un front calme et résigné à tout.—Quand la fortune abandonna son enfant favori et dépouillé, il ne courba point sa tête sous le poids des malheurs amoncelés sur elle.

40. Plus sage qu'aux jours de ta grandeur, lorsque l'ambition t'emportait jusqu'à montrer ce juste et habituel dédain qui méprise les hommes et leurs pensées. Il était sage de l'éprouver, mais non de le porter toujours sur ta lèvre et ton front, de rejeter avec mépris les instrumens de ta haute fortune, qui se sont tournés contre toi-même, et ont précipité ta chute.—Toutefois ce monde ne mérite guère d'être gagné ou perdu; tu l'as éprouvé toi-même ainsi que tous ceux qui ont choisi une destinée pareille.

41. Si, semblable à une tour élevée sur un rocher escarpé, tu t'étais soutenu seul, ou si tu étais tombé seul, ton mépris pour l'homme aurait pu t'aider à braver le choc des orages; mais les pensées des hommes t'avaient aplani la route du trône. Leur admiration était la plus redoutable de tes armes; la gloire du fils de Philippe était la tienne; alors (à moins de te dépouiller précédemment de la pourpre), il ne te fallait pas, comme le stoïque Diogène, te moquer des hommes; la terre serait une caverne trop vaste pour des cyniques portant le sceptre9.

42. Mais pour les ames actives, le repos est un enfer, et c'est que se sont trouvés tes germes de mort. Il est un feu et un mouvement de l'ame qui ne peuvent habiter dans leur prison étroite du corps, mais qui aspirent au-delà des limites convenables du désir. Une fois embrasées de ce feu à jamais inextinguible, ces ames implorent vivement les chances périlleuses et hautes, et rien ne les fatigue que le repos; c'est une fièvre qui consume, fatale à celui qui en est atteint, et à tous ceux qui l'ont éprouvée.

43. Elle fait les insensés qui rendent les hommes insensés par leur contagion; conquérans et rois, fondateurs de sectes et de systèmes, auxquels ajoutez les sophistes, les poètes, les hommes d'état, tous êtres inquiets, qui ébranlent trop fortement les ressorts cachés de l'ame, et qui deviennent même les jouets de ceux qu'ils ont rendus insensés. Ils sont enviés, et cependant qu'ils sont indignes de l'être! Que de douleurs secrètes les aiguillonnent! Un cœur semblable, laissé à découvert, serait un enseignement qui ferait passer aux hommes l'envie ambitieuse de briller ou de gouverner.

44. Leur souffle n'est qu'agitation, et leur vie une tempête qui les emporte jusqu'à ce qu'ils retombent enfin sur eux-mêmes; et cependant ils sont tellement nourris et fanatisés de cette lutte continuelle, orageuse, que, s'ils survivent aux périls passés, leurs jours s'éteignent dans un paisible crépuscule. Ils se sentent vaincus par le chagrin, et ils meurent de langueur et d'ennui, comme une flamme sans aliment qui s'éteint en jetant encore de vacillantes et menaçantes lueurs, ou comme une épée qui se ronge elle-même dans le fourreau, et se rouille sans gloire.

45. Celui qui gravit les cimes des montagnes, trouvera que les pins les plus élevés sont enveloppés de nuages et de neige; celui qui surpasse ou subjugue les hommes, doit s'attendre à la haine de ceux qu'il laisse en bas. Quoique le soleil de la gloire brille au-dessus de sa tête, et qu'au loin, à ses pieds, la terre et l'océan se développent, autour de lui sont des rochers de glace, des tempêtes menaçantes grondent sourdement sur sa tête nue; telle est la récompense des travaux qui conduisent à ces sommités.

46. Fuyons-les à jamais! le monde de la véritable sagesse ne se trouve que dans ses propres créations ou dans les tiennes, maternelle nature! car qui est aussi riche que toi en productions variées, comme sur les bords du Rhin majestueux? C'est là qu'Harold contemple un spectacle divin, un assemblage de toutes les beautés: des ruisseaux et des vallons, les fruits, le vert feuillage, des rochers, des bois, des champs de blés, des montagnes, des vignes, et des châteaux abandonnés, exhalant de sombres adieux du haut de leurs créneaux entourés de verdure, où la ruine a fait sa demeure.

47. Ils restent là debout, comme un esprit altier, miné par le malheur, mais qui refuse de s'abaisser devant la foule vulgaire. Ils ne sont habités que par les vents qui sifflent à travers les fentes des murs écroulés, et ils n'ont qu'une sombre communication avec les nuages. Il fut un jour où ils eurent la jeunesse et l'orgueil en partage; les bannières flottaient sur leurs tours, et les batailles s'engageaient à leur pied. Mais ceux qui combattirent reposent dans un sanglant linceul, et leurs bannières flottantes sont réduites en poussière. Ces vieilles tours crénelées ne soutiendront plus d'assauts.

48. Au pied de ces tours et dans leur enceinte, régnait un pouvoir qui n'avait de lois que ses passions. Dans leur domination orgueilleuse, tous ces brigands-seigneurs soutenaient par des rapines leurs manoirs crénelés, en n'écoutant que leur bon plaisir, et non moins fiers que des héros plus puissans et d'une plus ancienne renommée. Qu'a-t-il manqué à ces hommes sans lois10, pour être des conquérans? Rien qu'une page d'histoire achetée, qui les eût appelés des héros? Des domaines plus vastes, une tombe ornée d'un trophée? Leurs espérances ne furent pas moins ambitieuses; leurs ames ne furent pas moins actives et braves.

49. Dans les querelles et les guerres féodales de ces puissans barons, que de hauts faits, que de prouesses l'histoire a laissés périr dans l'oubli! L'amour aussi, qui blasonna leurs boucliers d'emblèmes ingénieux, inventés par une orgueilleuse tendresse; l'amour sut se glisser sous les cottes de mailles de leurs cœurs d'airain; mais leur flamme était encore sauvage, et faisait naître de sanglantes discordes, accompagnées des désolations et des ravages. Plus d'une tour prise d'assaut, pour quelque contestation d'amour, vit le Rhin ensanglanté couler au pied de ses murs en débris!

50. Mais toi, fleuve majestueux et fécond! dont les vagues sont un bienfait pour les bords qu'elles arrosent; ils conserveraient toujours leur beauté ravissante, si l'homme ne touchait point à tes brillantes créations, et ne détruisait point leurs belles promesses avec la faux tranchante des guerres cruelles;—alors, en voyant les vallées qu'arrosent tes ondes fertiles, on croirait la terre couverte des plus riches dons des cieux; et, pour qu'elle me paraisse un nouvel Élysée, que manque-t-il à tes flots?—d'être ceux du Léthé.

51. Des batailles sans nombre ont ravagé tes bords; mais ces batailles et la moitié de leur renommée sont tombées dans l'oubli; le carnage y a entassé des rangs épais de cadavres; leurs tombes ont disparu, et que sont devenus leurs ossemens? Tes flots lavèrent le sang de la veille, et il ne resta aucune souillure, et les rayons du soleil réfléchirent dans tes flots limpides leur mobile clarté; mais quelque purifians qu'ils soient, tes flots rouleraient en vain sur les rêves souillés et sombres du souvenir.

52. Ainsi pensait intérieurement Harold en suivant les bords du fleuve; cependant il n'était point insensible à tout ce qui réveillait les chants joyeux des oiseaux dans des vallons dont les charmes auraient pu même faire chérir l'exil. Quoique son front portât les lignes austères du chagrin, et une tranquille sévérité qui avait pris la place de sentimens beaucoup plus violens, mais moins graves; l'expression de la joie n'était pas toujours absente de son visage; mais parmi de semblables scènes, elle n'y laissait qu'une trace passagère.

53. Tout amour ne l'avait pas abandonné, quoique ses jours de passions se fussent consumés eux-mêmes. C'est en vain que nous voulons répondre par un froid regard au charme d'un sourire. Le cœur, emporté, retourne avec amour aux douces émotions, quoique les dégoûts l'aient sevré de toutes les jouissances terrestres: c'est ce qu'Harold éprouva; car il conservait un doux souvenir, une tendre confiance pour un cœur passionné, auquel le sien eût désiré s'unir dans ses heures de tendresse et de mélancolie.

54. Il avait appris (je ne sais pourquoi, car ce sentiment paraîtra étrange dans un cœur tel que le sien) à aimer les regards innocens de l'enfance, même au berceau. Il importe peu de connaître ce qui avait pu subjuguer, pour la changer ainsi, une ame si pénétrée de mépris pour l'homme! Mais il en était ainsi; et quoique, dans la solitude, les affections épuisées puissent difficilement renaître, celle-ci se ralluma dans Harold quand toutes les autres avaient cessé de jeter quelque éclat.

55. Il y avait aussi, comme on l'a déjà vu, un tendre cœur uni au sien par des liens plus forts que ceux des autels; et, quoique illégitime, cet amour était pur, éloigné de tout déguisement; il avait été témoin de mortelles inimitiés, sans en être affaibli; le péril des yeux des femmes, péril le plus redouté, n'avait fait que le fortifier davantage. Harold lui était resté fidèle; et, d'un rivage étranger, il adressa à ce cœur chéri ces vœux d'absence:

I.

Le rocher fortifié de Drachenfels11 domine avec orgueil le Rhin large et sinueux, dont les eaux majestueuses se déroulent entre des bords couverts de pampres; les collines sont décorées d'arbres en fleurs, et les champs des prémices de la moisson et des vendanges. Ils sont couronnés par des villes dispersées, dont les blanches murailles brillent au loin: tout se réunit pour former un tableau que je contemplerais avec un double transport si tu étais avec moi!

II.

De jeunes paysans aux yeux bleus, et dont les mains offrent des fleurs nouvelles, s'avancent en souriant dans ce paradis de la pensée. Sur les collines, de nombreuses tours féodales élèvent, à travers le feuillage, leurs murs couverts de lierre; plus d'un rocher à la pente rapide, plus d'une noble arcade, tombant orgueilleusement en ruine, regarde par dessus ces vallées de berceaux de pampres; mais il me manque un bonheur sur ces bords du Rhin: c'est de pouvoir serrer ta douce main dans la mienne!

III.

Je t'envoie les lis que l'on m'a donnés. Quoique je sache que bien long-tems avant que ta main les touche ils seront déjà flétris, ne les rejette pas cependant, car je les ai reçus avec transport, en pensant qu'ils pourraient rencontrer tes yeux et guider ton ame vers la mienne, quand tu les verras se faner près de toi, et que tu sauras qu'ils furent cueillis sur les bords du Rhin, et offerts par mon cœur au tien.

IV.

Le fleuve écume et roule avec majesté, en répandant sur ses bords un charme ravissant; il découvre sans cesse, dans ses mille détours, quelque beauté plus fraîche et plus variée. L'ame la plus altière aimerait à borner ici ses désirs, et à y couler une vie pleine de délices. Je ne pourrais trouver sur la terre un lieu aussi cher à la nature et à mon cœur, si tes yeux chéris, en suivant les miens, rendaient encore plus délicieuses ces rives du Rhin!

56. Il est, près de Coblentz, une petite et simple pyramide qui couronne le sommet d'un tertre verdoyant: sous sa base reposent les cendres d'un héros, notre ennemi;—mais n'en rendons pas moins hommage à Marceau! Sur sa tombe prématurée les rudes soldats répandirent d'abondantes larmes, déplorant et enviant la destinée de celui qui mourut pour la France, et combattit pour conquérir et défendre ses droits.

57. Courte, brave et glorieuse fut sa jeune carrière;—deux armées, ses amis et ses ennemis pleurèrent à ses funérailles. Que l'étranger s'arrête avec recueillement près de sa tombe, et y prie pour le brillant repos de son ame valeureuse; car il fut le défenseur de la Liberté, et un de ceux, en petit nombre, qui n'outrepassèrent pas le mandat de châtier qu'elle donne à ceux qui tirent son épée; Marceau avait conservé la blancheur de son ame; c'est pourquoi les hommes ont pleuré sur lui12.

58. Voici Ehrenbreitstein13 avec ses murs écroulés et noircis par l'explosion de la mine. De sa hauteur menaçante cette forteresse en ruine montre encore ce qu'elle était jadis, quand les bombes et les boulets rebondissaient sur elle sans pouvoir l'ébranler. Tour de victoire! tu vis tes assaillans repoussés s'enfuir dans la plaine. Mais la paix a détruit ce que la guerre n'avait jamais pu ébranler; et elle a livré aux orages de l'été ces voûtes orgueilleuses sur lesquelles, pendant de longues années, une grêle de bombes et de boulets était tombée en vain.

59. Adieu, à toi, beau Rhin! Avec quelles délices l'étranger s'arrête sur tes rives! C'est dans des lieux comme ceux que tu arroses, que des ames unies, ou la contemplation solitaire, aimeraient à s'égarer. Ah! si d'insatiables vautours cessaient de ronger des cœurs tourmentés de remords, c'est ici que la nature, ni trop sombre, ni trop gaie, sauvage sans rudesse, imposante, mais non redoutable, serait aux autres contrées de la terre ce que l'automne est à l'année.

60. Adieu donc encore une fois! vain adieu! Il n'en est point pour des lieux comme ceux que tes ondes arrosent. L'ame reste empreinte de toutes tes couleurs; et si malgré eux les yeux se résignent à cesser de te contempler, Rhin séduisant! c'est avec un dernier regard de reconnaissance et d'admiration. Des lieux d'un charme plus puissant peuvent se rencontrer, on en peut voir de plus éblouissans; mais aucun ne réunit dans un site si enchanteur le brillant, le beau, le doux,—les gloires des anciens jours,

61. Le grand plein de simplicité, la fleur abondante d'une récolte prochaine, le vif éclat des blanches cités, le torrent qui tombe des rochers, la profondeur obscure des précipices, la féconde verdure des forêts, les châteaux gothiques apparaissant çà et là, des rochers sauvages taillés en forme de tours comme pour se moquer de l'art des hommes; et, au milieu de toutes ces beautés, des habitans dont les visages expriment autant de bonheur que la scène qui les entoure. Ces dons fertiles de la nature embellissent éternellement tes bords, quoiqu'ils entendent autour d'eux la chute des empires.

62. Mais ils ont disparu. Au-dessus de moi sont les Alpes, palais de la nature, dont les vastes remparts élèvent leurs crêtes neigeuses jusque dans les nuages, et ont fait à l'Éternité un trône de montagnes de glace et de froidure sublime, ou se forme l'avalanche,—cette foudre de neige! Tout ce qui agrandit l'ame et la frappe de terreur est réuni autour de ces sommets, comme pour montrer comment la terre peut s'approcher du ciel, et laisser l'homme orgueilleux dans son chétif abaissement.

63. Mais, avant d'oser gravir ces hauteurs sans égales, il est un lieu qui ne doit pas être oublié,—Morat! le champ d'orgueil et de patriotisme! où l'homme peut contempler les horribles trophées du carnage sans rougir pour ceux qui sont restés vainqueurs dans cette plaine. C'est ici que la Bourgogne abandonna ses soldats à la faim des vautours; monceau d'ossemens qui a traversé les âges, étant eux-mêmes leur monument;—privés de sépulture, ils errent maintenant sur les bords du Styx, où chaque ombre errante pousse des cris de douleur14.

64. Tandis que Waterloo le dispute au carnage de Cannes, les noms réunis de Morat et Marathon passeront à la postérité. Ces deux victoires sans tache sont couronnées d'une véritable gloire. Elles furent remportées par une troupe de citoyens, de frères, d'hommes fiers de leurs droits, sans aucune ambition personnelle; tous défenseurs non salariés d'une cause qui n'était point celle des rois, dont le vice et la corruption sont les mobiles. Ils ne condamnèrent aucune nation à déplorer le blasphème de ces lois, qui, par une disposition draconienne, proclament divins les droits des monarques.

65. Près d'un mur solitaire, une colonne plus solitaire encore, s'élève, entourée de lierre, et présente l'aspect des anciens jours. C'est le dernier débris du ravage des ans. On dirait, à la voir, un malheureux que la terreur aurait pétrifié, mais qui conserve encore dans ses regards sombres et égarés un sentiment de vie. Elle est là debout, excitant l'étonnement sur sa durée; tandis que, œuvre contemporaine de la main de l'homme, l'orgueilleuse Avanticum15, nivelée par le tems, a couvert de débris ses anciens domaines.

66. C'est ici,—oh! doux et sacré soit à jamais ce nom!—c'est ici que Julia, l'héroïne du dévouement filial, avait consacré sa jeunesse au ciel. Son cœur, ayant rempli les devoirs les plus saints après ceux qu'exige la Divinité, se brisa sur la tombe d'un père. La justice avait juré de repousser toutes larmes, et celles de Julia imploraient la vie de celui qui lui avait donné la sienne: mais le juge fut fidèle à la justice. Alors elle mourut après celui qu'elle n'avait pu sauver. Leur tombe fut simple et sans ornement; et leur urne ne contient qu'une ame, un cœur et une même poussière16.

67. Ce sont là des actions dont le souvenir ne devrait jamais s'effacer, et des noms qui ne peuvent périr, quoique la terre oublie ses empires et leur décadence, les oppresseurs et les opprimés, leur naissance et leur mort. La haute, la sublime majesté de la vertu devrait survivre, et survivra à ses malheurs; et, du sein de son immortalité, elle brillera aux rayons du soleil comme cette neige des Alpes17, impérissable et pure, au-dessus de toutes les choses d'ici-bas.

68. Le lac Léman m'attire avec sa surface de cristal, miroir paisible où les étoiles et les montagnes contemplent la tranquillité de leur aspect, la profondeur transparente de leurs sommités et leurs diverses couleurs. Il y a encore ici trop de l'homme, pour considérer avec un esprit dispos tout ce que j'aperçois de grand; mais bientôt la solitude me rappellera des pensées oubliées, et qui ne me sont pas moins chères qu'autrefois, avant qu'en me mêlant au troupeau des hommes, j'eusse fait partie de leur bercail.

69. Pour le fuir, il n'est pas nécessaire de haïr le genre humain. Chacun n'est pas propre à s'agiter avec lui et à partager ses travaux. Ce n'est pas montrer de la misanthropie que de contenir son ame dans ses émotions intimes, de crainte qu'elle ne se perde dans la foule ardente, où nous devenons la proie de notre propre contagion, jusqu'à ce que trop tard et trop long-tems nous venions à déplorer et à combattre cet état de misère dans lequel nous passons d'un malheur dans un autre malheur, au milieu d'un monde ennemi, où personne n'est exempt de faiblesse.

70. Là, dans un moment, nous pouvons plonger nos années dans un fatal regret, et, dans la dégradation de notre ame, changer tout notre sang en larmes, ou teindre l'avenir des sombres couleurs de la nuit. La course de la vie devient une fuite sans espérance pour ceux qui marchent dans l'obscurité. Sur la mer, le plus hardi nocher vogue toujours, mais il se dirige où un port connu l'invite; tandis que, sur l'océan de l'éternité, il est des voyageurs égarés dont la barque erre çà et là, et ne pourra jamais reposer à l'ancre.

71. N'est-il pas plus sage alors de rester solitaire, et d'aimer la terre seulement pour ses charmes terrestres? Aux bords des flots azurés du Rhône rapide18, auprès du lac qui nourrit ses ondes, comme une mère prodigue ses soins à un enfant beau, mais indocile, apaisant ses cris par ses caresses aussitôt qu'il s'éveille,—n'est-il pas plus sage de passer ainsi nos vies, que de nous joindre à la foule bruyante, pour être condamnés à être oppresseurs ou opprimés?

72. Je ne vis plus en moi-même, mais je deviens une partie de tout ce qui m'entoure; et les hautes montagnes sont pour moi une sympathie; mais le bruit des cités m'est une torture. Je ne puis rien voir de si odieux dans la nature, que d'être un anneau involontaire de la chaîne des êtres, classé parmi les créatures, quand mon ame peut prendre son essor et se mêler avec les cieux, la cime des monts, la plaine mobile de l'Océan et les étoiles du firmament!

73. C'est absorbé dans de telles pensées que je trouve une vie réelle. Je contemple le désert populeux que j'ai quitté, comme un lieu d'agonie et de combat, où je fus, pour quelque péché sans doute, jeté en proie au malheur, pour agir et souffrir, mais enfin pour remonter en haut avec des ailes nouvelles. Je les sens déjà qui s'agitent, quoique jeunes, et cependant vigoureuses et fortes, comme la tempête avec laquelle elles doivent lutter avec délices, en dédaignant les froids liens d'argile qui entourent ici-bas notre être.

74. Et lorsqu'un jour l'ame sera entièrement affranchie de tout ce qu'elle hait dans sa forme dégradée, n'ayant conservé de sa vie charnelle que ce qu'il en reste de purifié au papillon dépouillé de ses formes grossières;—quand les élémens se réuniront aux élémens pareils, et que la poussière sera poussière; ne verrai-je pas dans leur essence, mais avec moins d'éblouissemens, tout ce que j'aperçois maintenant comme à travers l'avenir: la pensée incorporelle, le génie de chaque lieu, dont, maintenant même, je partage parfois la destinée immortelle?

75. Les montagnes, les vagues, les cieux ne sont-ils pas une partie de mon ame; comme moi d'eux? L'amour que je ressens pour eux, n'est-ce pas une passion profonde et pure de mon cœur? ne mépriserais-je pas tous les objets si je les comparais à ces créations puissantes? et ne braverais-je pas toutes les souffrances plutôt que de repousser de tels sentimens, pour la dure et mondaine indifférence de ces hommes dont les yeux sont incessamment tournés vers la terre, et dont les pensées n'osent jamais s'élever à un généreux enthousiasme?

76. Mais je m'écarte de mon sujet; je retourne à ce qui le concerne immédiatement, et j'invite ceux qui trouvent du charme à contempler une urne à venir méditer sur une dont la poussière fut jadis toute de flamme. Celui dont elle contient la cendre naquit dans la contrée dont je respire pour un instant l'air pur,—comme un hôte passager. C'est d'ici que ses désirs prirent leur vol vers la gloire; ambition insensée! à laquelle, pour en jouir, il sacrifia tout son repos.

77. C'est ici que le sauvage Rousseau, ce sophiste qui se torturait lui-même, l'apôtre de la douleur, qui jeta des enchantemens sur les passions, et fit parler le malheur avec une éloquence irrésistible, commença sa vie de trouble et de misères. Il sut rendre cependant le délire admirable, et jeter sur des actions et des pensées coupables un coloris céleste d'élocution, qui éblouit les yeux comme les rayons du soleil, et leur fait répandre des larmes abondantes et sympathiques.

78. Son amour était l'essence de la passion;—comme un arbre embrasé par la foudre, il fut consumé par une flamme éthérée; car d'être ainsi embrasé, et d'aimer, n'étaient qu'un pour lui. Mais son amour n'avait point pour objet une femme vivante, ni une ombre chérie qui nous apparaît dans nos songes, mais une beauté idéale qui revêtit pour lui des formes mortelles; et cet amour se répandit à grands flots dans ses pages brûlantes, quelque extraordinaire que cela nous paraisse.

79. Ce fut cet amour qui se réalisa dans Julie, ce fut lui qui la doua de tout ce que la passion a d'impétueux et de tendre. C'est lui encore qui lui rendait si cher ce mémorable baiser que ses lèvres brûlantes allaient prendre chaque matin sur les lèvres d'une femme qui ne l'accordait qu'avec un sentiment d'amitié; mais ce doux baiser portait dans son cœur et dans son imagination la flamme dévorante de l'amour. Il fut peut-être plus heureux dans cet absorbant soupir, que ne le sont les ames vulgaires dans la possession de tout ce qu'elles désirent19.

80. Sa vie fut une longue guerre avec des ennemis, qu'il se créait lui-même, ou des amis par lui-même repoussés; car son ame était devenue le sanctuaire du soupçon, et choisissait pour son propre et cruel sacrifice l'ami contre lequel il se déchaînait avec une étrange et aveugle furie. Mais il était en délire;—qui pourrait l'affirmer? Il y a des phénomènes que la science ne peut jamais expliquer. Mais il était égaré par la détresse et le malheur; égarement le pire de tous, puisqu'il porte une apparence de raisonnement.

81. Alors il était inspiré; et de sa bouche éloquente sortirent, comme jadis de celle de la pythonisse, ces oracles qui embrasèrent la terre, et dont l'incendie ne se ralentit que lorsque des royaumes eurent cessé d'être. N'a-t-elle pas été telle, la destinée de la France? Avant lui, cette nation était courbée depuis long-tems sous le joug d'une ancienne tyrannie. Tremblante et soumise, elle se plia à ce joug humiliant, jusqu'au jour où la voix de Rousseau et celles d'autres écrivainsA firent naître ces redoutables colères qui suivent de longs ressentimens.

Note A: En anglais: his compeers.

82. Ces colères, une fois déchaînées, s'élevèrent un terrible monument avec les débris des vieilles opinions qui datent de l'origine des tems. Elles déchirèrent le voile, et la terre put voir tout ce qu'il dérobait aux regards. Mais elles détruisirent en même tems le bon et le mauvais, ne laissant que des ruines, avec lesquelles on vit bientôt se relever, sur les mêmes fondemens, des donjons et des trônes qui ramenèrent la même tyrannie qu'auparavant, parce que l'ambition ne pensait qu'à ses propres succès.

83. Mais ces choses ne peuvent désormais être endurées! Les hommes ont senti leur force et l'ont fait sentir. Ils auraient pu en user plus sagement, mais, entraînés par leur vigueur nouvelle, ils se sont attaqués avec violence. La pitié avait cessé d'exercer son empire; mais ces hommes, qui avaient été élevés dans les ténèbres de l'oppression, ne s'étaient point, comme les aigles, nourris de l'air libre des cieux: pourquoi donc s'étonner si quelquefois ils se trompèrent de proie?

84. Quelles profondes blessures se sont jamais fermées sans laisser de cicatrices? Ce sont celles du cœur, qui saignent le plus long-tems, et dont les traces sont les plus difficiles à effacer. Les hommes pleins d'espérances, et qui, dans leur défaite, les ont vues s'évanouir, gardent le silence, mais ne sont point soumis. Le ressentiment, contenu dans son repos, retient son souffle, jusqu'à l'heure d'expiation. Personne ne doit désespérer; il est venu, il vient, et il viendra,—le jour qui donne le pouvoir de punir, ou de pardonner:—l'une de ces facultés sera lente à s'exercer.

85. Limpide Léman! le contraste de ta surface tranquille, avec le monde si agité où j'ai passé mes jours, m'avertit de renoncer aux ondes troublées de la terre, pour une source plus pure. Cette voile paisible qui m'entraîne, est comme une aile silencieuse qui m'arrache aux bruits et aux distractions de la vie. J'aimais autrefois le mugissement de l'Océan soulevé, mais tes doux murmures sont pour moi comme la tendre voix d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop aimé à être ému par de sombres et orageuses délices.

86. C'est l'heure de l'arrivée silencieuse de la nuit, et entre tes bords et les montagnes tout est déjà sombre, mêlé et confus; cependant on aperçoit encore distinctement les objets, excepté le noir Jura, dont les hauteurs se montrent comme d'effrayans précipices. En approchant plus près, une brise vivifiante souffle du rivage, et apporte les parfums de fleurs fraîchement écloses. On entend les gouttes d'eau qui tombent de la rame suspendue, ou les bruits du grillon qui chante ses adieux à la nuit.

87. C'est un joyeux insecte du soir, qui fait de sa vie une enfance, et chante pendant toute sa durée. Par intervalle, un oiseau fait entendre sa voix dans un bosquet, puis se tait aussitôt. Il semble qu'un léger murmure parcourt la colline. Mais c'est une illusion, car la rosée des étoiles distille silencieusement ses larmes d'amour, qui tombent d'elles-mêmes sans bruit, jusqu'à ce qu'elles aient imprégné le sein de la nature de l'esprit de leurs couleurs.

88. O étoiles! vous qui êtes la poésie du ciel! si nous essayons de lire dans vos pages brillantes le destin des hommes et des empires,—nous sommes pardonnables, dans nos aspirations à nous agrandir, de vouloir élever nos destinées au-dessus de leur sphère mortelle, pour nous unir plus étroitement à vous; car vous êtes une beauté et un mystère, et vous faites naître dans nous un tel amour et un tel respect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris elles-mêmes une étoile pour emblème.

89. Le ciel et la terre sont plongés dans le calme, mais non dans le sommeil; ils cessent de respirer comme lorsque nous sommes frappés par de trop vives émotions; et ils sont silencieux, comme lorsque nous sommes absorbés dans des pensées trop profondes.—Le ciel et la terre sont plongés dans le calme: depuis la haute armée des étoiles jusqu'au lac assoupi et aux montagnes qui l'environnent, tout est concentré dans une vie intense, où pas même un rayon lumineux, un souffle d'air, une feuille ne se trouvent perdus, mais où ils ont une part de l'existence et le sentiment de la création et de la conservation des mondes.

90. C'est alors que se réveille le sentiment de l'infini que nous éprouvons dans la solitude, où nous sommes le moins seuls. Ce sentiment pénètre et purifie tout notre être; il est un accord, l'ame et la source d'une mélodie qui nous révèle l'harmonie éternelle, et, comme la ceinture de la fabuleuse Cythérée, répand un charme de beauté sur tous les objets. Il désarmerait le spectre de la mort, si son arme fatale avait quelque chose de substantiel.

91. Ce n'était pas en vain que les premiers Persans choisirent les hauteurs et le sommet des montagnes dominatrices pour en faire leurs autels20, afin de pouvoir prier dans un temple sans murs et digne de celui en l'honneur de qui les monumens élevés par la main des hommes sont si chétifs! Viens, et compare ces colonnes et ces demeures d'idoles grecques ou gothiques avec ces temples majestueux de la nature, l'air, la terre et les mers; et tu cesseras de renfermer ta prière dans de si étroites demeures!

92. Le ciel a changé d'aspect! et quel changement! O nuit21! tempête et obscurité, vous êtes étonnamment puissantes! cependant vous êtes belles dans votre force; comme l'éclat de l'œil noir d'une femme! Dans le lointain, le tonnerre étincelant bondit de pic en pic, et fait retentir les crêtes fumantes des rochers, de ses lourds mugissemens! Ce n'est pas un nuage isolé qui lance la foudre, mais chaque montagne a trouvé une voix, et, à travers son voile ténébreux, le Jura répond aux bruyantes Alpes, qui semblent lui jeter d'orgueilleux défis.

93. Partout règne la sombre nuit: nuit des plus glorieuses! tu ne fus pas donnée au sommeil! Laisse-moi partager tes sauvages et imposantes délices, et faire partie de la tempête et de toi! Comme le lac, mer phosphorique, étincelle dans l'ombre! Comme la pluie tombe par torrens sur la terre! mais tout rentre dans une profonde nuit,—et soudain la voix retentissante des montagnes ébranle de nouveau les airs par de gigantesques transports, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un prochain tremblement de terre.

94. Voici l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre un passage entre deux hauts rochers qui apparaissent comme deux amans que la haine a séparés, et entre lesquels il survient de si profonds abîmes qu'il leur devient impossible de se réunir désormais, quoique leurs cœurs soient brisés par cette funeste séparation. L'amour, qui a ainsi séparé leurs ames, et qui fut la vraie source de l'inimitié profonde par laquelle la fleur de leur jeunesse a été flétrie, s'est enfui loin d'eux;—mais il leur a laissé un siècle de tristes années;—et les chagrins d'une guerre intérieure.

95. C'est là, sur ces rochers traversés par le Rhône impétueux, qu'éclate la plus furieuse des tempêtes; car il en est une quantité qui mugissent dans le sombre espace. On les voit, comme dans une joûte, se lancer de main en main leurs traits de flamme. La plus brillante de la troupe dirige sur ces monts escarpés ses feux angulaires; comme si elle comprenait qu'aux lieux où la désolation a exercé ses ravages, ses flèches brûlantes peuvent impunément tout dévorer.

96. Cieux, montagnes, fleuve, vents, lac, éclairs! vous tous! nuit, orages, tonnerres! j'ai une ame pour vous comprendre!... Le lointain roulement de vos voix expirantes est l'écho de ce qui veille toujours en moi.—Mais où est, ô tempêtes, le but de vos courses vagabondes? Ressemblez-vous à celles qui naissent dans le cœur de l'homme? ou trouvez-vous enfin, comme les aigles, quelque asile élevé?

97. Si je pouvais donner un corps à ce qu'il y a en moi de plus intime,—si je pouvais trouver une expression matérielle à mes pensées qui débordent, et jeter ainsi ame, cœur, intelligence, passions, sentimens de toutes sortes; tout ce que j'ai cherché, et tout ce que je cherche encore, tout ce que je souffre, tout ce que je sais, tout ce que j'éprouve sans mourir,—dans un seul mot, et ce mot serait-il la Foudre, je le prononcerais! Mais je vis et je meurs sans avoir été compris, avec une pensée sans voix, qui reste ensevelie dans mon sein, comme une épée dans le fourreau.

98. L'aurore a reparu à l'Orient, l'aurore humide de rosée, qui répand partout ses parfums, et fait éclore les fleurs. Son sourire chasse les nuages avec un aimable dédain, et verse la vie à pleines mains, comme si la terre ne renfermait aucune tombe.—Le jour la remplace: nous pouvons reprendre le cours de notre existence; et c'est ce que je fais encore sur tes rivages, beau Léman! Je puis trouver un aliment à la méditation, et ne pas te quitter sans m'être arrêté long-tems près de toi.

99. Clarens! aimable Clarens, berceau du profond amour! ton air est le souffle jeune et passionné de la pensée; tes arbres fructifient par l'amour; les neiges qui couronnent tes glaciers ont emprunté ses couleurs; et le soleil couchant les voit teintes de couleurs de rose22, où ses rayons se reposent tendrement. Les rochers, leurs crêtes éternelles parlent ici de l'amour qui chercha parmi eux un refuge contre les chocs du monde qui agitent l'ame et la remplissent de douces espérances, pour s'en moquer ensuite.

100. O Clarens! tes sentiers sont foulés par des pieds célestes, par les pas de l'immortel amour. Ici son trône a pour marche-pieds des montagnes, où ce dieu est une vie et une lumière vivifiante.—Il ne se montre pas seulement sur ces sommets majestueux, ni dans les grottes et les forêts: son œil étincelle sur la fleur, et son souffle l'agite; ce souffle si doux de l'été, dont le tendre pouvoir surpasse celui des tempêtes dans leurs momens de plus grande désolation.

101. Tous les objets sont ici pleins de sa puissance; depuis les noirs sapins qui sont son ombrage sur les hauteurs, et le mugissement profond des torrens auquel il prête une oreille attentive jusqu'aux vignes qui s'étendent vers le rivage, où les eaux inclinées le reçoivent avec respect, et l'adorent en baisant ses pieds avec de doux murmures. Les bosquets, les berceaux de verdure, de vieux arbres aux troncs blanchis, mais dont le feuillage est encore plein de sève et de vigueur, jeunes comme le plaisir, lui offrent partout où il s'égare une solitude populeuse:

102. Solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux, de formes les plus belles, et de couleurs les plus variées; qui le célèbrent par des chants plus doux que le langage des hommes. Êtres innocens, ils déploient leurs ailes joyeuses sans crainte, et avec toute la vivacité d'une vie de bonheur. Le bruit des sources jaillissantes, la chute des hautes cascades, le mouvement des branches agitées, le bouton des fleurs qui fait naître la pensée la plus délicieuse de la beauté, tout est confondu et semble réuni dans une grande fin par l'amour lui-même.

103. Celui qui n'a pas encore aimé pourrait apprendre ici la science de l'amour, et faire un esprit de son cœur; celui qui connaît ses tendres mystères aimera davantage, car c'est ici le sanctuaire de l'amour, où les vaines misères des hommes et les persécutions du monde l'ont forcé de chercher un asile; car il est dans sa nature de croître ou de mourir. Il ne peut subsister dans le calme, mais il décroît ou s'élève à un bonheur sans limites; qui peut, dans son éternité, le disputer aux félicités immortelles.

104. Ce n'était pas en vain que Rousseau choisit ce séjour pour le peupler de ses affections. Il reconnut que c'était celui que l'amour devait destiner aux êtres purifiés de l'imagination. C'était le lieu où l'amour délia pour la première fois la ceinture de sa Psyché, et celui qu'il avait consacré par un tendre souvenir. Solitude imposante, profonde, qui a une voix, des sens et des soupirs de tendresse. Ici le Rhône s'est préparé lui-même sa couche, et les Alpes se sont élevé un trône.

105. Lausanne! Ferney! vous avez été habités par des hommes qui ont rendu vos noms célèbres23! Ces mortels cherchèrent et trouvèrent, par de dangereux chemins, une renommée immortelle. Ils furent de gigantesques esprits dont le but redoutable était, comme les Titans, d'attaquer le ciel par des doutes hardis et des pensées audacieuses qui eussent appelé la foudre sur elles, si, en voyant les investigations impies des hommes, le ciel daignait faire plus que de sourire.

106. L'un était tout de feu et de mobilité, enfant le plus capricieux dans ses désirs, mais doué de l'esprit le plus vif et le plus varié;—gai, grave, sage ou hardi,—tout à la fois historien, poète et philosophe; il se multipliait au milieu des hommes, comme le Protée de leurs talens; mais le trait le plus caractéristique de son génie était le ridicule, qui, comme un vent impétueux, renversa tout ce qu'il atteignit,—tantôt pour terrasser la sottise, tantôt pour ébranler un trône.

107. L'autre, profond et calme, épuisant la pensée, et associant la sagesse à ses années studieuses, fit son asile de la méditation, s'enrichit de la science, et donna à ses armes offensives une forme plus sévère, sapant une croyance solennelle par un solennel mépris. Il fut maître passé dans l'art de l'ironie, et ses sarcasmes excitaient dans ses ennemis une colère qui naissait surtout de la peur; ils le condamnèrent aux feux de l'enfer, argument éloquent qui répond si bien à tous les doutes.

108. Cependant, que la paix soit avec leurs cendres,—car, s'ils l'ont méritée, ils subissent leur peine; ce n'est pas à nous à les juger,—encore moins à les condamner. L'heure viendra où de pareils mystères seront connus de tous.—L'espérance et la terreur sommeillent sur le même oreiller,—dans la poussière de la tombe, qui, nous en sommes sûrs, doit toujours rester poussière. Toutefois si, selon notre croyance, elle se ranime un jour, ce sera pour recevoir un pardon ou pour souffrir les peines qui seront méritées.

109. Mais qu'il me soit permis d'abandonner les œuvres de l'homme, pour contempler celles de son créateur répandues autour de moi, et de suspendre des chants que je nourris de mes rêveries, de crainte qu'ils ne semblent se prolonger sans fin. Les nuages qui planent au-dessus de moi se dirigent vers les blanches cimes des Alpes. Je veux les atteindre, et contempler tout ce qu'il me sera permis de découvrir, à mesure que je parviendrai à ces hautes régions, où la terre appelle à ses embrassemens les puissances de l'air.

110. Italie! ô Italie! à ton aspect, l'éclat des siècles passés vient frapper l'ame comme un éclair: depuis le jour où le fier Carthaginois fut sur le point de te conquérir, jusqu'à la dernière auréole de tes chefs et de tes sages qui illustrent tes immortelles annales, tu fus le trône et le tombeau d'empires; maintenant encore tu es la patrie où les esprits que tourmente la soif de la science vont se désaltérer à grands traits dans cette source éternelle qui coule de la colline impériale de Rome.

111. C'est ainsi que j'ai prolongé des chants continués sous de tristes auspices.—Sentir que nous ne sommes plus ce que nous avons été, et ce qu'il nous paraît que nous aurions dû être;—exciter le cœur contre lui-même, cacher à tous les yeux avec une fière prudence son amour ou sa haine,—ses passions ou ses sentimens, ses projets, ses chagrins ou ses contentemens;—être le tyran de sa propre pensée; c'est une rude tâche pour l'ame.—Pas de plaintes,—j'ai appris ces choses.

112. Quant à ces vers dont j'ai fait un chant, il se peut qu'ils soient une innocente ruse,—le coloris des scènes qui ont passé devant mes regards; et que j'aurais voulu saisir au passage, pour tromper un instant mon cœur ou celui des autres. La renommée est la soif de la jeunesse,—mais je ne suis pas si jeune pour regarder le sourire ou le dédain des hommes comme une perte ou une récompense glorieuse. J'ai toujours été, et je suis encore seul,—objet de souvenir ou d'oubli.

113. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé: je n'ai point mendié ses suffrages, ni plié un genou patient devant ses idoles,—je n'ai point forcé mes lèvres aux sourires,—ni fait grand bruit pour le culte d'un écho. Dans leur foule, je n'ai pas paru aux hommes un de leurs semblables. J'étais parmi eux, mais non l'un d'eux; enveloppé dans le voile de mes pensées, qui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel, si je n'avais corrigé mon ame, qui s'est ainsi domptée elle-même.

114. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé,—mais séparons-nous bons ennemisA. Je veux bien croire, malgré mon expérience contraire; qu'il peut y avoir des mots qui soient des choses,—des espérances qui ne soient pas décevantes; des vertus charitables qui ne tendent pas de piéges à la fragilité; je voudrais aussi croire que quelques cœurs compatissent sincèrement aux malheurs des autres24; que deux ou un sont au moins ce qu'ils semblent être,—que la bonté n'est pas simplement un mot, ni le bonheur un songe.

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