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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 03: avec notes et commentaires comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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Note A: With one fair spirit for my minister. Notre interprétation de one fair spirit, par une belle Péri, est autorisée et exigée par le pronom personnel féminin her, qui se trouve deux vers plus bas: And, hating no one, love but only her.

178. Il est un plaisir dans les bois infréquentés; il est un ravissement sur le rivage solitaire; il est une société, où aucun importun ne s'introduit, sur les bords de la mer profonde, et il est une harmonie dans ses mugissemens. Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime encore mieux la nature, après de semblables entrevues, dans lesquelles je me dérobe à tout ce que je puis être, ou que j'ai déjà été, pour me mêler avec l'univers, et sentir ce que je ne puis jamais exprimer, ni cependant taire entièrement.

179. Roule dans ton immensité, profond et bleu Océan,—roule! dix mille flottes parcourent vainement ta surface; l'homme couvre la terre de ruines,—mais son pouvoir s'arrête à tes rivages.—Sur la plaine humide les désastres sont tes œuvres, il n'y reste pas une ombre des ravages de l'homme, excepté la sienne propre, lorsqu'il s'enfonce comme une goutte d'eau dans tes abîmes, en poussant un dernier gémissement, cadavre sans tombeau, sans pompes funèbres, sans cercueil, et inconnu.

180. Ses pas ne laissent point de trace sur tes sentiers,—tes domaines ne sont point sa dépouille,—tu te lèves et le repousses loin de toi; le honteux pouvoir qu'il exerce pour le malheur de la terre ne fait naître que tes dédains; tu le rejettes de ton sein en écume vers les cieux, et l'envoies en te jouant, en le brisant, en mugissant, à ses dieux, où reposent ses chétives espérances dans quelque port ou baie prochaine; et là tu le brises de nouveau contre le rivage:—qu'il y reste étendu.

181. Les armemens qui vont foudroyer les murailles des cités bâties sur les rochers de tes rivages; qui font trembler les nations, et les monarques dans leurs capitales; les léviathans de chêne, dont les vastes flancs rendent si orgueilleux leurs chétifs possesseurs qu'ils prennent le vain titre de Seigneurs des mers, et d'Arbitres des combats;—ce sont là tes jouets, et, comme ta neigeuse écume, ils disparaissent dans le limon de tes ondes, qui balaient également l'orgueil de l'Armada et les dépouilles de Trafalgar.

182. Tes bords sont des empires qui changent incessamment tandis que tu restes toujours le même.—Où sont l'Assyrie, la Grèce, Rome, Carthage? Tes flots battaient leurs bords aux jours de leur liberté, et depuis, sous les règnes de leurs tyrans; leurs domaines sont la proie de l'étranger, et leurs peuples, esclaves ou sauvages, lui obéissent. Leur décadence a changé des royaumes en déserts.—Tu n'es pas devenu ainsi, toi qui es immuable, excepté dans les caprices sauvages de tes vagues.—Le tems ne grave point de rides sur ton front azuré;—et tel que te vit l'aurore de la création, tel tu roules encore aujourd'hui.

183. Glorieux miroir où la forme du Tout-Puissant se réfléchit elle-même dans les tempêtes; toujours calme ou bouleversé—par la brise, par le vent ou par la tempête; glacé sous le pôle,—soulevé et brûlant sous la zone torride;—illimité, infini et sublime;—l'image de l'éternité;—le trône de l'invisible; ton limon, fécond lui-même, produit les monstres de l'abîme: chaque région du globe t'obéit; tu marches, terrible, incommensurable et solitaire.

184. Je t'ai toujours aimé, Océan! et dans les divertissemens de ma jeunesse, ma plus grande joie était d'être porté sur ton sein, comme tes bulles qui voguent au hasard. Dès mon enfance je folâtrais avec tes brisans.—Cette lutte était pour moi pleine de délices; et si la mer se soulevant les rendait redoutables,—le danger avait encore pour moi un charme; car j'étais avec toi comme un de tes enfans, je me confiais partout à tes vagues, la main posée sur ta crinière,—comme je l'ai en ce moment.

185. Ma tâche est accomplie,—mes chants ont cessé,—mon sujet n'est plus que le son d'un écho. Il est tems de rompre le charme de ce rêve trop prolongé; il me faut éteindre la flamme qu'alimentait ma lampe de minuit;—et ce qui est écrit,—est écrit.—Que n'est-il plus digne d'être offert au public! mais je ne suis plus ce que j'ai été,—mes visions voltigent moins palpables devant moi;—et le feu qui animait mon esprit, tremble et s'éteint.

186. Adieu! c'est un mot qui doit être, et qui fut toujours, un son de tristesse et de douleur:—cependant,—adieu! vous! qui avez suivi le pélerin jusqu'à sa dernière station; s'il reste dans votre mémoire une pensée qui ait été autrefois la sienne, si vous conservez de lui un seul souvenir, il n'aura pas en vain porté les sandales et le capuchon de coquillages: adieu! que les regrets, s'il en est, ne restent qu'à lui,—et à vous la morale de ses chants.

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER CHANT.


NOTES DU QUATRIÈME CHANT.

RetourNOTE 1, STANCE 1.

La communication du palais ducal avec les prisons de Venise a lieu par un pont obscur, ou galerie couverte, élevée au-dessus de l'eau, et divisée, par un mur de pierre, en un passage et une cellule. Les prisons d'état, appelées pozzi, ou puits, étaient pratiquées dans les murs épais du bâtiment; quand le prisonnier en était arraché pour aller à la mort, il était conduit, par la galerie, au côté opposé, et étant parvenu dans l'autre compartiment, ou cellule, sur le pont, il y était étranglé. La porte basse par laquelle le prisonnier était introduit dans cette cellule est aujourd'hui murée; mais le passage est encore ouvert, et il est connu sous le nom de Pont des soupirs. Les puits sont sous le plancher de la chambre située au pied du pont. Ils furent primitivement au nombre de douze; mais à la première arrivée des Français, les Vénitiens se hâtèrent de fermer ou de démolir le plus profond de ces cachots. Cependant, vous pouvez encore y descendre par une trappe ménagée dans le plancher, et vous traîner à travers des trous, à moitié comblés de décombres, jusqu'à la profondeur de deux étages au-dessous du premier. Si vous avez besoin de quelque consolation pour l'extinction de la puissance patricienne, peut-être en trouverez-vous ici. À peine un rayon de lumière brille dans l'étroite galerie qui mène à la cellule, et les lieux de réclusion eux-mêmes sont totalement obscurs. Une petite ouverture, pratiquée dans le mur, laissait pénétrer l'air humide des passages, et servait pour introduire la nourriture des prisonniers; une planche de bois, élevée d'un pied au-dessus du sol, était tout leur ameublement. Les conducteurs vous disent qu'on ne leur accordait aucune lumière. Les cellules ont à peu près cinq pas de longueur, deux et demi en largeur, et sept pieds de hauteur; elles sont directement placées l'une sous l'autre, et la respiration est très-difficile dans les plus basses. Quand les républicains français descendirent dans ces hideux réduits, ils ne trouvèrent qu'un seul prisonnier, et l'on dit qu'il y était depuis seize années; mais les prisonniers qui avaient habité les autres cachots, y avaient laissé des traces de leur repentir ou de leur désespoir; traces qui sont encore visibles et qui doivent peut-être quelque chose à une récente supercherie. Quelques-uns des détenus paraissent avoir offensé le clergé, et d'autres avoir appartenu à ce corps sacré; non-seulement cela se suppose par leurs signatures, mais encore par les églises et les clochers qu'ils ont griffonnés sur les murs. Le lecteur ne peut être fâché de voir ici un spécimen des réflexions inspirées par une aussi terrible solitude. Voici trois de ces inscriptions copiées aussi exactement que possible avec le crayon:

I.

Non ti fidar ad alcuno, pensa e laci Se fuggir vuoi di spioni insidie e lacci. Il pentirti, pentirti nulla giova; Ma ben di valor tuo la vera prova.

1607 a dia genaro. Fui retento p' la bestiemma p' aver dato da manzar a un morto.

Jacomo GRITTI scrisse.

II.

Un parlar poco et
Negare pronto et
Un pensar al fine puo dare la vita
A noi altri meschini.

1605.

Ego John BAPTISTA ad ecclesiam Cortellarius.

III.

Di chi mi fido guardami Dio
Di chi non mi fido mi garderò io.

Va. la Sta. Ch. Ka. Rna.

Le copiste a conservé les solécismes sans les corriger; quelques-uns, cependant, ne sont pas volontaires, puisque les lettres étaient évidemment tracées dans l'obscurité. Il suffit de remarquer que Bestemmia et Mangiar, peuvent se lire dans la première inscription, qui fut probablement écrite par un prisonnier renfermé pour quelque action impie commise dans des funérailles; que Cortellarius est le nom d'une paroisse sur le continent opposé à Venise près de la mer; et que les dernières lettres initiales sont évidemment mises pour viva la santa chiesa katolica romana.

RetourNOTE 2, STANCE 2.

Un ancien écrivain, peignant l'aspect de Venise, a fait usage de la figure que j'ai employée, et qui ne serait pas poétique si elle n'était vraie.

Quò fit ut qui supernè urbem contempletur, turritam telluris imaginem medio oceano figuratam se putet inspicere.

(Marci-Antonii Sabelli de Venetœ urbis situ narratio; edit. Taurin., 1527, lib. I, fol. 202.)

RetourNOTE 3, STANCE 3.

Les chants bien connus des gondoliers, par stances alternées, de la Jérusalem du Tasse, ont expiré avec l'indépendance de Venise. Des éditions du poème, avec l'original sur une colonne, et les variantes vénitiennes sur l'autre, telles que les chantaient les gondoliers, étaient autrefois communes et se trouvent encore aujourd'hui. L'extrait suivant servira à montrer la différence qui existe entre l'épopée toscane et les Canta alla Barcariolla.

ORIGINAL.

Canto l' armi pietose, e 'l capitano
Che 'l gran sepolero liberò di Christo.
Molto egli oprò col senno e colla mano;
Molto soffri nel glorioso acquisto;
E in van l' inferno a lui s'oppose, e in vano
S' armò d' Asia e di Libia il popol misto;
Che il ciel gli diè favore, e sotto ai santi
Segni ridusse i suoi compagni erranti.

VÉNITIEN.

L'arme pietose de cantar gho vogia
E de Goffredo la immortal braura,
Che al fin l' ha libera co strassia, et dogia
Del nostro buon Gesù la sepoltura:
De mezo mundo unito, e de quel Bogia
Missier Pluton no l' ha bu mai paura.
Dio l' ha aginta, e i compagni sparpagnai
Tutti 'l gh' i ha messi insieme i di del dai.

Cependant quelques-uns des plus anciens gondoliers commencent encore parfois et continuent une stance du barde qui leur était autrefois si familier.

Le 7 janvier dernier, l'auteur de Childe Harold et un autre Anglais, celui qui a écrit cette noticeA, se promenèrent au Lido avec deux chanteurs, dont l'un était un charpentier et l'autre un gondolier. Le premier se plaça à la proue, et le second à la poupe du bateau. Peu de tems après avoir quitté le quai de la Piazzetta, ils commencèrent à chanter, et continuèrent leur exercice jusqu'à ce que nous fûmes arrivés à l'île. Ils nous donnèrent, entre autres essais de chant, la Mort de Clorinde, et le Palais d'Armide; ils ne chantèrent pas les vers vénitiens, mais les vers toscans. Le charpentier, cependant, qui était le plus habile des deux, et qui était souvent obligé d'aider son compagnon, nous dit qu'il pouvait traduire l'original. Il ajouta qu'il pourrait chanter près de trois cents stances; mais je n'ai pas la force (morbin fut le mot qu'il employa) d'en apprendre davantage, ou de chanter celles que je sais déjà; un homme doit avoir du tems de reste à sa disposition pour apprendre ou répéter; et, ajouta le pauvre charpentier, voyez mes habits et moi, je meurs de faim. Ces paroles nous touchèrent plus que son chant, que l'habitude seule peut rendre attrayant. Le récitatif était aigu, criard et monotone, et le second gondolier l'accompagnait de la voix, en tenant sa main sur un côté de sa bouche. Le charpentier mettait peu d'action dans son chant, et on voyait qu'il s'efforçait de se contenir; mais il était trop rempli de son sujet pour la comprimer entièrement. Nous apprîmes de ces hommes, que le chant n'était pas exclusivement réservé aux gondoliers, et qu'il y a un grand nombre d'individus de la basse classe du peuple qui sont familiarisés avec quelques stances; mais rarement, ou plutôt jamais, on ne les entend chanter volontairement.

Note A: M. Hobhouse.

Il ne paraît pas que ce soit l'usage pour les gondoliers de ramer et de chanter en même tems. Quoique les vers de la Jérusalem ne soient plus guère entendus, on fait encore beaucoup de musique sur les canaux de Venise; et les jours de fête, les étrangers qui sont trop éloignés, ou qui ne sont pas assez familiarisés avec la langue pour distinguer les mots, peuvent s'imaginer que la plupart des gondoles résonnent encore des chants du Tasse. L'auteur de quelques remarques qui apparurent dans les Curiosités de la Littérature, m'excusera de lui emprunter deux citations; car, à l'exception de quelques phrases un peu trop ambitieuses et trop extravagantes, il a donné une description aussi exacte qu'agréable.

«À Venise, les gondoliers savent par cœur de longs passages de l'Arioste et du Tasse, et ils les chantent souvent avec une mélodie particulière; mais ce talent paraît aujourd'hui se perdre. Au moins, après avoir pris beaucoup de peine, je ne pus trouver que deux personnes qui pussent me réciter, de cette manière, un passage du Tasse. Je dois ajouter que feu M. Berry me chanta une fois un de ces passages du Tasse, à la manière, m'assura-t-il, des gondoliers.

«Ils sont toujours deux réunis pour chanter alternativement les strophes. Nous en connaissons accidentellement les airs par Rousseau, qui les a fait imprimer: ils n'ont pas proprement de mouvement harmonique; c'est une espèce de milieu entre le canto fermo et le canto figurato, qui se rapproche du premier par une déclamation de récitatif, et du dernier par des passages et des roulades qui prolongent et embellissent une syllabe.

«J'entrai dans une gondole à minuit. Un chanteur se plaça sur le devant, et l'autre sur le derrière, et nous nous dirigeâmes vers San Giorgio. Un d'eux commença le chant; quand il eut fini sa strophe, l'autre continua le chant par la strophe suivante, et ainsi de suite alternativement. Pendant tout le chant, les mêmes notes revenaient invariablement; mais selon le sujet et la matière de la strophe, ils mettaient plus ou moins d'emphase, quelquefois sur une note, quelquefois sur une autre; et par là, ils changeaient même le ton de la strophe entière, comme l'objet du poème leur semblait l'exiger.

«En toute cependant, les sons étaient rudes et déchirans pour l'oreille. Les gondoliers semblaient, à la manière des hommes grossiers et sauvages, faire consister l'excellence de leur chant dans la force de leur voix. L'un paraissait désireux de surpasser l'autre par la puissance de ses poumons; et bien loin de trouver du plaisir dans ce spectacle (placé comme j'étais dans le pavillon de la gondole), je me trouvais dans une désagréable situation.

«Mon compagnon, à qui je communiquai mes impressions, désirant vivement rétablir l'honneur de ses compatriotes, m'assura que ces chants étaient très-harmonieux, entendus de loin. En conséquence, nous descendîmes sur le rivage, laissant un des chanteurs dans la gondole, tandis que l'autre se retira à la distance de quelques centaines de pas. Ils commencèrent alors à chanter alternativement, et je me mis à me promener de l'un à l'autre, en m'éloignant toujours de celui qui commençait sa partie. Je m'arrêtai aussi fréquemment pour les écouter tous deux.

«Ici commença proprement, pour moi, le plaisir de cette scène. La déclamation forte, le son perçant du chant, arrivaient de loin à mon oreille, et appelaient toute mon attention; les transitions rapides, qui exigeaient nécessairement d'être chantées sur un ton plus bas, ressemblaient à des accens plaintifs succédant aux vociférations de l'émotion et de la peine. Le second chanteur, qui écoutait attentivement, recommençait aussitôt où l'autre avait cessé, en lui répondant par des notes plus douces et plus retentissantes, selon que l'exigeait le sens de la strophe. Les canaux plongés dans une espèce de sommeil, les bâtimens élevés, la splendeur de la lune, les ombres épaisses de quelques gondoles qui se mouvaient çà et là comme des esprits, accroissaient la particularité frappante de la scène; et au milieu de toutes ces circonstances, il était facile de proclamer le caractère de cette étonnante harmonie.

«Cette harmonie convient parfaitement au marinier oisif et solitaire, étendu dans sa barque, sur un de ces canaux, attendant des passagers. L'ennui de cette situation est, en quelque sorte, allégé par les chants et histoires poétiques qu'il a dans sa mémoire. Il élève souvent, aussi haut qu'il peut, sa voix forte, qui s'étend à une vaste distance sur le tranquille miroir; et, tout étant calme autour de lui, il est comme dans une solitude, au milieu de cette ville grande et populeuse. Là, il n'y a point de roulemens de voitures, point de bruit de piétons; une gondole silencieuse glisse parfois près de lui, et le balancement des rames est à peine entendu.

«À une certaine distance de lui, le gondolier en entend un autre, dont la voix lui est peut-être inconnue. La mélodie et les vers mettent aussitôt en rapport les deux étrangers. Il devient un écho qui répond à cette voix; et il s'efforce de se faire entendre comme il a entendu la voix éloignée. Par une convention tacite, ils alternent vers pour vers; et, quoique le chant se prolonge pendant toute la nuit, ils s'entretiennent ainsi sans fatigue; les auditeurs qui passent entre les deux, prennent part à cet amusement.

«Cette exécution vocale plaît surtout à une grande distance; et alors elle a un charme inexprimable, comme si elle n'atteignait son but que saisie dans l'éloignement. Elle est plaintive, mais elle n'a rien de sombre dans ses intonations; et quelquefois il est impossible de retenir ses larmes. Mon compagnon, qui n'était pas autrement d'une organisation bien délicate, se prit à me dire tout-à-coup: «È singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando lo cantano meglio

«On m'a dit que les femmes de LiboA, longue rangée d'îles qui séparent l'Adriatique des Lagunes, particulièrement les femmes des districts éloignés de Malamocca et de Palestrina, chantent de cette manière les poèmes du Tasse, en donnant à leurs chants les mêmes modulations.

Note A: L'auteur veut dire Lido, qui n'est pas une longue rangée d'îles, mais une seule et longue île:—littus, le rivage.

«Elles ont l'habitude, lorsque leurs maris sont à la pêche en mer, de s'asseoir le long du rivage à l'arrivée de la nuit, et de crier (vociferare) ces chants jusqu'à ce que chacune d'elles puisse distinguer les réponses de son mari dans l'éloignementA

Note A: Curiosités de la Littérature, vol. 2, page 156, édit. 1807, et Appendix 29, à la vie du Tasse par Blake.

L'amour de la musique et de la poésie distingue toutes les classes des Vénitiens, même parmi les fils harmonieux de l'Italie. La ville, elle-même, peut fournir occasionnellement des auditoires assez nombreux pour deux ou trois salles d'opéra; et il y a peu d'événemens, dans la vie privée, qui ne fassent naître un sonnet imprimé et circulant dans les salons. Un médecin ou un avocat prend-il ses degrés, un abbé prèche-t-il son premier sermon, un chirurgien fait-il une opération, un arlequin annonce-t-il son départ ou sa représentation à bénéfice, recevez-vous des félicitations sur votre mariage, pour une naissance, ou pour le gain d'un procès? les Muses sont invoquées pour fournir le même nombre de syllabes; et les triomphes individuels brillent sur un papier d'une blancheur virginale, ou sur des placards coloriés en partie, collés à tous les carrefours de la capitale. La dernière révérence d'une favorite (prima donna) fait arriver une pluie de poétiques tributs de ces dernières et hautes régions, d'où, sur nos théâtres, on ne voit descendre ordinairement que des cupidons et des flocons de neige artificielle. Il y a une vraie poésie dans la vie d'un Vénitien; cette vie, dans sa course commune, est variée par ces surprises et ces changemens si recherchés dans la fiction, mais si différens de la sobre monotonie de l'existence septentrionale. Les amusemens sont érigés en devoirs; les devoirs sont changés en amusemens; et chaque objet, étant considéré comme faisant également partie de l'affaire de la vie, est annoncé et exécuté avec la même indifférence et la même gaîté assidue. La Gazette Vénitienne termine constamment ses colonnes par le triple avertissement qui suit:

CHARADE.....

Exposition du très-saint Sacrement dans l'église de...

THÉATRES.

Saint-Moïse:—opéra.

Saint-Benoît:—comédie de caractère.

Saint-Luke:—relâche.

Si on réfléchit à ce que les catholiques croient qu'est leur hostie consacrée, on pourra penser, peut-être, qu'elle mériterait une niche plus respectable que celle qui la place entre une charade et un opéra.

RetourNOTE 4, STANCE 10.

Sparte eut plus d'un fils meilleur que lui.

Réponse de la mère de Brasidas aux étrangers qui faisaient l'éloge de son fils.

RetourNOTE 5, STANCE 11.

Le lion n'a rien perdu dans son voyage aux Invalides, que l'évangile qui supportait une de ses pattes, maintenant au même niveau que les autres. Les chevaux, aussi, sont venus reprendre la place mal choisie d'où ils avaient été arrachés; et ils sont, comme avant, à moitié cachés sous le porche de l'église Saint-Marc.

Leur histoire, après de longues et infructueuses discussions, a été éclaircie d'une manière satisfaisante. Les décisions et les doutes d'Érizzo et de Zanetti, et récemment du comte Léopold Cicognara, leur donnaient une origine romaine, et une ancienneté qui ne remontait pas plus loin que le règne de Néron. Mais M. de Schlégel se présenta pour apprendre aux Vénitiens la valeur de leur propre trésor; et un Grec prouva définitivement les prétentions de ses compatriotes à cette noble production de l'artA. M. Mustoxidi n'a pas été sans réplique; mais, cependant, il n'a pas reçu de réponse. Il paraîtrait que les chevaux sont irrévocablement de l'île de Chio, et qu'ils furent transportés à Constantinople par Théodose. La science lapidaire est un amusement favori des Italiens; elle a donné de la réputation à plus d'un littérateur. Un des plus beaux spécimens de la typographie de Bodoni, est un volume considérable d'inscriptions, toutes écrites par son ami Pacciaudi. Un grand nombre d'entre elles avaient été préparées pour le retour des chevaux. Il est à croire que la meilleure ne fut pas choisie quand les mots qui suivent furent rangés en lettres d'or au-dessus du porche de la cathédrale:

Note A: Sui quattro cavalli della Basilica di S.-Marco in Venezia. Lettera di' Andrea Mustoxidi Corcirese. Padova, per Bettoni e compagni, 1816.

Quatuor, equorum. signa. a. Venetis. Byzantio. capta. ad. temp. D. mar. a. s. MCCIV. posita. quæ. hostilis. cupiditas. a. MDCCCIII. abstulerat. Franc. I. imp. pacis. orbi. datæ. trophæum. a. MDCCCXV. victor, reduxit.

Je ne dirai rien du latin; mais il doit être permis de faire observer que l'injustice des Vénitiens, en enlevant ces chevaux de Constantinople, fut au moins égale à celle des Français, en les transportant à Paris; et qu'il eût été plus prudent d'éviter toutes allusions à l'une et l'autre spoliation. Un prince apostolique se serait peut-être opposé à ce que l'on plaçât, sur la principale entrée d'une église métropolitaine, une inscription ayant rapport à d'autres triomphes qu'à ceux de la religion. Rien moins que la pacification du monde ne pourrait excuser un pareil solécisme.

RetourNOTE 6, STANCE 12.

Après beaucoup de vains efforts, de la part des Italiens; pour secouer le joug de Frédéric Barberousse, et les tentatives infructueuses de cet empereur, pour se rendre maître absolu de toute l'étendue de ses dominations cisalpines, les luttes sanglantes de vingt-quatre ans furent heureusement terminées dans la ville de Venise. Les articles du traité furent préalablement arrêtés entre le pape Alexandre III et Barberousse; et le premier, ayant reçu un sauf-conduit, était déjà arrivé à Venise, de Ferrare, avec les ambassadeurs du roi de Sicile et les consuls de la ligue lombarde. Cependant, il était resté plusieurs points à décider; et pendant plusieurs jours la paix fut crue impraticable. Dans cette conjoncture, on apprit tout-à-coup que l'empereur était arrivé à Chioza, ville située à quinze milles de la capitale. Les Vénitiens se levèrent tumultueusement, et insistèrent pour qu'on l'amenât immédiatement à la ville. Les Lombards prirent l'alarme, et se retirèrent du côté de Trévise. Le pape, lui-même, craignit quelque désastre, si Frédéric marchait tout-à-coup contre lui; mais il fut rassuré par la prudence et l'adresse du doge Sébastien Ziani. Plusieurs ambassades eurent lieu entre Chioza et Venise; jusqu'à ce qu'à la fin l'empereur, se relâchant de quelques-unes de ses prétentions, déposa sa férocité de lion, et prit la douceur de l'agneauA.

Note A: Quibus auditis, imperator, operante eo, qui corda principum sicut vult et quando vult humiliter inclinat, leoninâ feritate depositâ, ovinam mansuetudinem induit. Romualdi Salernitani Chronicon. Apud script. Rer. ital., tome VII, page 229.

Le samedi 23 juillet de l'année 1177, six galères vénitiennes transportèrent Frédéric, en grande pompe, de Chioza à l'île du Lido, éloignée d'un mille de Venise. Le lendemain matin, le pape, accompagné des ambassadeurs siciliens, et des envoyés de la Lombardie qu'il avait appelés de plusieurs contrées, au milieu d'un grand concours de peuple, se rendit, en procession, du palais patriarchal à l'église Saint-Marc, et releva solennellement l'empereur et ses partisans de l'excommunication prononcée contre eux. Le chancelier de l'empire, de la part de son maître, renonça aux anti-papes et à leurs schismatiques adhérens. Le doge, avec une suite nombreuse composée de membres du clergé et de laïques, se rendit immédiatement à bord des galères, pour accompagner, avec toute sa pompe, l'empereur Frédéric, du Lido à Venise. Celui-ci descendit de sa galère au quai de la Piazzetta. Le doge, le patriarche, les évêques et le clergé, ainsi que le peuple de Venise, avec leurs croix et leurs bannières, marchèrent solennellement en procession devant lui pour se rendre à l'église Saint-Marc. Alexandre était assis devant le vestibule de la basilique, environné de ses évêques et de ses cardinaux, du patriarche d'Aquilée, des archevêques et des évêques de la Lombardie, tous en grande pompe, et revêtus de leurs ornemens pontificaux. Frédéric s'approcha, conduit par l'esprit saint, et révérant le Tout-Puissant dans la personne d'Alexandre, déposant sa dignité impériale et se dépouillant de son manteau, il se prosterna, la face contre terre, aux pieds du pape. Alexandre, les larmes aux yeux, le releva avec bonté, l'embrassa, lui donna sa bénédiction; et aussitôt les Allemands du cortége chantèrent à haute voix: «Nous te louons, ô Dieu!» Alors l'Empereur prenant le Pape par la main droite, le conduisit à l'église, et ayant reçu sa bénédiction, il retourna au palais ducalA. La cérémonie d'humiliation fut répétée le jour suivant. Le pape, lui-même, à la demande de Frédéric, dit une messe à l'église Saint-Marc. L'empereur se dépouilla de nouveau de son manteau impérial; et prenant un cierge à la main, officia comme un lévite, marchant en tête des laïques, et précédant le pontife à l'autel. Alexandre, après avoir récité l'évangile, fit un sermon au peuple. L'empereur se tint près de la chaire, dans l'attitude d'un homme qui écoute avec attention; et le pontife, touché de cette marque de déférence, car il savait que Frédéric ne comprenait pas un mot de ce qu'il disait, ordonna au patriarche d'Aquilée de traduire en allemand son discours latin. Le credo fut ensuite chanté. Frédéric fit son offrande, baisa les pieds du pape, et comme la foule était grande, il le conduisit par la main jusqu'à son cheval blanc: il tint l'étrier; et il aurait conduit le cheval par les rênes jusqu'au rivage, si le pape ne l'eût remercié par politesse, et ne l'eût renvoyé avec bonté en lui donnant sa bénédiction. Tel est, en substance, le récit laissé par l'archevêque de Salerne, qui fut présent à la cérémonie, et dont l'histoire est confirmée par les relations postérieures. Il ne mériterait pas d'être rapporté si minutieusement, s'il ne montrait le triomphe de la liberté aussi bien que celui de la superstition. Les états de la Lombardie durent à cet événement la confirmation de leurs priviléges; et Alexandre eut raison de remercier le Tout-Puissant qui avait rendu fort un infirme, un vieillard désarmé, pour subjuguer un terrible et puissant monarqueB.

Note A: Romualdi Salernitani Chronicon, tome VII, page 231.

Note B: Voyez Romuald de Salerne, cité ci-dessus. Dans un second sermon que prêcha le pape Alexandre, le premier jour du mois d'août, devant l'empereur, il compara Frédéric à l'enfant prodigue, et lui-même au père qui pardonne à son fils.

RetourNOTE 7, STANCE 12.

Le lecteur se souviendra de l'exclamation de ce montagnard: Oh! pour une heure de Dundy! Lorsque Henri Dandolo fut élu doge, en 1192, il était âgé de quatre-vingt-cinq ans. Quand il commandait les Vénitiens, à la prise de Constantinople, il était âgé, par conséquent, de quatre-vingt-dix-sept ans. À cet âge, il se rendit maître du quart et demi de l'empire entier de la RomanieA, car c'est ainsi que l'on appelait l'empire romain, compris dans le titre et dans les domaines du doge de Venise. Les trois huitièmes de cet empire furent conservés dans les diplômes, jusqu'à ce que Giovanni Dolfino, qui fit usage de la dénomination ci-dessus dans l'année 1357B, parvint à la dignité ducale.

Note A: Gibbon a omis la diphthongue importante æ; et il a écrit Romani, au lieu de Romaniæ. Décadence et Chute, etc., ch. 41, note 9. Mais le titre acquis par Dandolo se trouve ainsi dans la chronique de son homonyme, le doge André Dandolo. Ducali titulo addidit: «Quartæ partis et dimidiæ totius imperii Romaniæ.» And. Dandolo, Chronicon, cap. 3, pars 37, ap. script. Rer. ital., tome XII, page 331. Et le nom de Romaniæ est conservé dans les actes subséquens des doges. De là, les possessions continentales de l'empire grec en Europe furent généralement connues sous le nom de Romania, et cette appellation est encore remarquée sur les cartes de la Turquie comme appliquée à la Thrace.

Note B: Voyez la continuation de la chronique de Dandolo, ibid., page 498. Gibbon ne paraît pas y comprendre Dolfino, en suivant Sanudo, qui dit: «Il qual titolo si usò fin al doge Giovanni Dolfino.» Voyez Vite dei Duchi di Venezia, apud script. Rer. ital., tome XXII, 530-641.

Dandolo conduisit le siége de Constantinople en personne. Deux navires, le Paradis et le Pélerin, furent attachés l'un à l'autre, et un pont-levis, ou une échelle de siége, descendait de la hauteur des vergues jusqu'aux remparts. Le doge fut un des premiers qui se précipitèrent dans la ville. Alors fut accomplie, disent les Vénitiens; la prophétie de la Sibylle d'Érythrée: «Un traité d'union, entre des forts, sera fait sur les vagues de l'Adriatique, sous la conduite d'un chef aveugle; ils assiégeront un bouc,—ils profaneront Byzance,—ils dépouilleront les édifices,—ils en partageront le butin; un nouveau bouc bêlera jusqu'à ce qu'ils aient mesuré et parcouru une étendue de cinquante-quatre pieds neuf pouces et demiA

Note A: «Fiet potentium in aquis adriaticis congregatio, cæco præduce, hircum ambigent, Byzantium prophanabunt, ædificia denigrabunt, spolia dispergentur, hircus novus balabit usque dum LIV pedes et IX pollices, et semis præmensurati discurrant.» Chronicon, ibid., pars XXXIV.

Dandolo mourut le premier jour de juin 1205, ayant régné treize ans, six mois et cinq jours; et il fut enseveli dans l'église Sainte-Sophie, à Constantinople. Il paraîtra étrange que le nom du traître apothicaire qui reçut l'épée du doge, et anéantit l'ancien gouvernement en 1796-7, fût Dandolo.

RetourNOTE 8, STANCE 13.

Après la perte de la bataille de Pola, et la prise de Chioza, le 16 août 1379, par les flottes réunies des Génois et de François de Carrara, seigneur de Padoue, les Vénitiens furent réduits au dernier désespoir. Une ambassade fut envoyée aux vainqueurs avec une feuille de papier blanc, pour les prier d'imposer quelles conditions ils voudraient, et de laisser à Venise seulement son indépendance. Le prince de Padoue était porté à écouter les propositions; mais les Génois qui, après la victoire de Pola, s'étaient écriés: À Venise! à Venise! et vive Saint-Georges! étaient déterminés à anéantir leurs rivaux; et Pierre Doria, leur commandant en chef, fit cette réponse aux supplians: «Sur la foi de Dieu, gentilshommes de Venise, vous n'aurez point de paix du seigneur de Padoue, ni de notre commune de Gênes, jusqu'à ce que nous ayons donné un mors à vos chevaux non-bridés qui sont sous le porche de votre évangéliste Saint-Marc. Quand nous les aurons bridés, vous aurez la paix: c'est là notre plaisir et celui de notre commune. Pour ces Génois, mes frères, que vous avez amenés avec vous pour nous les rendre, je ne veux pas les recevoir; remmenez-les, car, dans peu de jours, j'irai, moi-même, les délivrer de prison, ainsi que tous les autresA

Note A: «Alla fe di Dio, signori Veneziani, non havrete mai pace dal Signore di Padova, nè dal nostro commune di Genova, se pri mieramente non mettemo le briglie a quelli vostri cavalli sfrenati, che sono su la Reza del vostro evangelista S.-Marco. Infrenati che gli havremo, vi faremo stare in buona pace. E questa è la intenzione nostra, et del nostro commune. Questi misi fratelli Genovesi che avete menati con voi per donarci, non li voglio; rimanetegli in dietro, perche io intendo da qui a pochi giorni venirgli a riscuoter, dalle vostre prigioni, e loro e gli altri

Dans le fait, les Génois avancèrent jusqu'à Malamocco, à cinq milles de la capitale; mais leur propre danger et l'orgueil de leurs ennemis donnèrent du courage aux Vénitiens, qui firent de prodigieux efforts et de grands sacrifices individuels, soigneusement rapportés par leurs historiens. Victor Pisani fut placé à la tête de trente-quatre galères. Les Génois furent repoussés de Malamocco, et se retirèrent à Chioza, en octobre. Mais ils menacèrent de nouveau Venise, qui fut réduite à l'extrémité. Dans ces circonstances, 1er janvier 1380, arriva Carlo Zeno qui avait été en croisière sur les côtes de Gênes avec quatorze galères. Alors les Vénitiens furent assez forts pour assiéger les Génois. Doria fut tué le 22 janvier par un boulet de pierre du poids de cent quatre-vingt-quinze livres, lancé par une bombarde nommée la Trévisane. Alors Chioza fut étroitement bloquée. Cinq mille auxiliaires, parmi lesquels se trouvaient quelques Condottieri anglais, commandés par un capitaine nommé Ceccho, joignirent les Vénitiens. Les Génois à leur tour sollicitèrent des conditions; mais aucune ne fut accordée, jusqu'à la fin: ils se rendirent à discrétion; et le 24 juin 1380, le doge Contarini fit son entrée triomphale dans Chioza. Quatre mille prisonniers, dix-neuf galères, plusieurs petits navires et des barques, avec toutes leurs armes et leurs munitions, tombèrent dans les mains des vainqueurs qui, sans la réponse inexorable de Doria, auraient tristement réduit leur domination à la ville de Venise. Le détail de ces transactions se trouve dans un ouvrage intitulé: la guerre de Chioza, écrit par Daniel Chinazzo, qui était à Venise à cette époqueA.

Note A: Chronica della guerra di Chioza, etc., script. Rer. ital., tome XV, page 699 à 804.

RetourNOTE 9, STANCE 14.

«Plante le Lion.»—C'est-à-dire le lion de Saint-Marc, étendard de la république, qui est l'origine du mot Pantalonpianta-leone, Pantaléon—pantalon.

RetourNOTE 10, STANCE 15.

La population de Venise, à la fin du dix-septième siècle, s'élevait à près de deux cent mille ames. Au dernier recensement, fait il y a deux ans, elle ne s'élevait à guère plus de cent trois mille, et elle diminue de jour en jour. Le commerce et les emplois du gouvernement, qui étaient la source inépuisable de la grandeur vénitienne, ont disparu.A Beaucoup de maisons patriciennes sont désertes, et elles disparaîtraient graduellement, si le gouvernement, alarmé par la démolition de soixante et douze d'entre elles, pendant ces dernières années, n'eût défendu expressément cette triste ressource de la pauvreté. Beaucoup de débris de la noblesse vénitienne sont maintenant dispersés et confondus avec les juifs les plus riches sur les bords de la Brenta, dont les palais sont tombés, ou tombent journellement en ruines. On connaît encore le nom de gentil-uomo veneto, et voilà tout. Cette noblesse n'est plus que l'ombre d'elle-même, mais elle est encore polie et aimable. On peut sûrement lui pardonner si elle regrette sa puissance, quels qu'aient été les vices de la république, et quoique le terme naturel de son existence soit regardé par les étrangers comme étant arrivé à son dernier période; un seul sentiment doit être attendu des Vénitiens. À aucune époque les sujets de la république ne furent si unanimes dans leurs résolutions de se rallier autour de l'étendard de Saint-Marc, comme lorsqu'il fut déployé dans ses derniers tems, et que la lâcheté et la trahison d'un petit nombre de patriciens qui recommandaient une neutralité fatale, furent bornées aux personnes des traîtres eux-mêmes.

Note A: «Nonnullorum è nobilitate immensæ sunt opes, adeo ut vix æstimari possint: id quod tribus e rebus oritur, parcimonia, commercio, atque iis emolumentis, quæ e repub. percipiunt, quæ hanc ob causam diuturna fore creditur.» Voyez De Principatibus Italiæ Tractatus, édit. 1631.

La génération actuelle ne peut penser à regretter la perte de ses anciennes formes aristocratiques, et son gouvernement trop despotique; elle ne pense qu'à son indépendance évanouie. Les Vénitiens se désolent à ce souvenir, qui leur fait suspendre pour un moment leur gaie bonne humeur. On peut dire, en se servant des paroles de l'Écriture: que Venise meurt tous les jours; et sa décadence est si générale et si visible qu'elle attriste même l'étranger, inaccoutumé à voir une nation tout entière expirant comme si elle était devant ses yeux. Une création si artificielle, ayant perdu le principe qui lui avait donné la vie et qui soutenait son existence, devait tomber pièces par pièces et s'évanouir plus promptement qu'elle ne s'était élevée. L'horreur de l'esclavage qui entraîna les Vénitiens sur les mers, les a forcés, depuis leur malheur, à chercher une autre patrie, où ils se trouvent au moins confondus dans la foule d'êtres dépendans; et ils ne présentent pas le spectacle humiliant d'une nation entière chargée de chaînes récentes. Leur vivacité, leur affabilité, et cette heureuse indifférence, que peut seule donner la constitution du tempérament, car la philosophie y aspire en vain, n'ont point succombé sous les événemens. Mais beaucoup de particularités de costumes et de manières se sont perdues par degrés, et les nobles, avec cet orgueil commun à tous les Italiens qui ont été maîtres, n'ont pas pensé à parer leur insuffisance. Cette splendeur qui était une preuve et une partie de leur pouvoir, ils n'ont pas voulu la dégrader sous les chaînes de leur servitude. Ils se sont retirés des palais qu'ils occupaient sous les yeux de leurs concitoyens; leur continuation d'y séjourner aurait été une marque d'adhésion et une insulte à ceux qui ont souffert pour les malheurs communs. Ceux-là qui sont restés dans la capitale dégradée peuvent être plutôt regardés comme fréquentant les lieux de leur puissance évanouie que vivant parmi eux. La pensée: qui opprime et qui est opprimé? fera naître difficilement un commentaire dans l'esprit de celui qui est nationalement l'ami et l'allié du vainqueur. On peut cependant accorder qu'à ceux qui désirent recouvrer leur indépendance, quelques-uns de leurs maîtres doivent être un objet de haine, et on peut prédire avec certitude que cette aversion sans profit ne cessera pas avant que Venise ait disparu sous le limon de ses canaux comblés.

RetourNOTE 11, STANCE 16.

L'histoire est racontée dans la vie de Nicias par Plutarque.

RetourNOTE 12, STANCE 18.

Venise sauvée, les Mystères d'Udolphe, l'Ombre du Devin, l'Arménien, le Marchand de Venise, Othello.

RetourNOTE 13, STANCE 20.

Tannen, est le pluriel de tanne, espèce de sapin particulier aux Alpes, qui ne croît seulement que sur des rochers, où se trouve à peine assez de terre pour alimenter ses racines. Il s'élève dans ces lieux à une plus grande hauteur qu'aucun autre arbre de montagne.

RetourNOTE 14, STANCE 28.

La description ci-dessus pourra sembler fantastique ou exagérée à ceux qui n'ont jamais vu un ciel oriental ou italien. Cependant ce n'est qu'une peinture exacte et à peine suffisante d'une soirée du mois d'août (dix-huitième jour), telle que je l'ai contemplée sur les bords de la Brenta, près de la Mira, dans une de mes nombreuses courses à cheval.

RetourNOTE 15, STANCE 30.

Grâce au génie critique d'un Écossais, nous connaissons aussi peu Laure que jamaisA. Les découvertes de l'abbé de Sade, ses triomphes, ses plaisanteries ne peuvent instruire ou amuser plus long-temsB. Nous ne devons pas croire cependant que ces mémoires sont autant un roman que Bélisaire ou les Incas, quoiqu'un grand nom, le docteur Beattie, nous l'assure positivement, mais c'est une faible autoritéC. Le travail de l'abbé de Sade n'a pas été infructueux: toutefois son amour, comme beaucoup d'autres passions, l'a rendu ridiculeD. L'hypothèse qui renversait les querelles italiennes élevées à ce sujet, et entraînait des critiques moins intéressés dans son mouvement, est détruite elle-même. Nous avons une autre preuve que nous ne pouvons jamais être sûrs que le paradoxe le plus bizarre, et par conséquent ayant l'air le plus agréable et le plus authentique, ne cédera pas la place à l'ancien préjugé rétabli.

Note A: Voyez un Essai historique et critique sur la vie et le caractère de Pétrarque, et une Dissertation sur une hypothèse historique de l'abbé de Sade. Le premier parut vers l'année 1784; l'autre est insérée dans le quatrième volume des Transactions de la Société royale d'Édimbourg, et ces deux ouvrages ont été réunis dans un volume publié sous le premier titre, par Ballantyne, en 1810.

Note B: Mémoires pour la vie de Pétrarque.

Note C: Vie de Beattie, par sir W. Forbes, tome II, page 106.

Note D: Gibbon appelait ces Mémoires un travail d'amour (Voyez Décadence et chute, etc., chap. 70, note 1).

Il semble d'abord que Laure naquit, vécut, mourut et fut ensevelie, non à Avignon, mais dans la campagne. Les sources de la Sorgue, les buissons de Cabrières peuvent ressaisir leurs prétentions; et de la Bastie si conspué peut être consulté avec complaisance. L'hypothèse de l'abbé n'a pas de meilleurs soutiens que le sonnet en parchemin et la médaille trouvée sur le squelette de la femme de Hugues de Sade, et la note manuscrite du Virgile de Pétrarque maintenant dans la bibliothèque ambroisienne. Si ces preuves étaient incontestables, la poésie eût été écrite, la médaille composée, fondue et déposée dans l'espace de douze heures, et ces devoirs délibérés auraient été remplis auprès du cadavre d'une personne morte de la peste, et qui fut enterrée le jour même de sa mort. C'est pourquoi ces documens sont trop décisifs: ils prouvent, non le fait, mais la supercherie. Le sonnet ou la note du Virgile ne peuvent être qu'une falsification. L'abbé les cite tous les deux comme incontestablement authentiques et vrais; la conséquence est inévitable,—ils sont tous deux évidemment fauxA.

Note A: Le sonnet avait déjà éveillé les soupçons de M. Horace Valpole. Voyez sa lettre à Wharton, en 1763.

Secondement, Laure ne fut jamais mariée; elle fut plutôt une fière et hautaine pucelle que cette tendre et sage épouse qui honora Avignon en faisant de cette ville le théâtre d'une honnête passion à la française, et qui joua, pendant vingt et un ans, par son petit manége de faveurs alternatives et de refus ménagésA, le premier poète de son siècle. Il eût été trop injuste, il est vrai, de rendre une femme responsable de onze enfans, sur la foi d'une abréviation mal interprétée et par la décision d'un libraireB. Il est toutefois satisfaisant de penser que l'amour de Pétrarque ne fut pas platonique. Le bonheur qu'il désirait si vivement de posséder une seule fois, pendant un seul moment, n'était sûrement pas une jouissance de l'ameC, et on pourrait peut-être découvrir dans six endroits au moins de ses sonnets quelque chose de vraiment réel comme un projet de mariage avec une personne qu'il nomme une nymphe aérienneD. L'amour de Pétrarque n'était ni platonique, ni poétique, et si dans un passage de ses œuvres il le nomme amore veementissimo ma unico ed onesto, il avoue, dans une lettre à un ami, que cet amour était criminel et pervers, qu'il l'absorbait entièrement, et que son cœur en était déchiréE.

Note A: «Par ce petit manége, cette alternative de faveurs et de rigueurs bien ménagée, une femme tendre et sage amuse, pendant vingt et un ans, le plus grand poète de son siècle, sans faire la moindre brèche à son honneur.» Mémoires pour la vie de Pétrarque, Préface aux Français. L'éditeur italien de l'édition de Londres de Pétrarque, qui a traduit lord Woodhouselee, rend la femme tendre et sage, par: raffinata civetta. Riflessioni intorno a madonna Laura, page 234, vol. III, édit. 1811.

Note B: Dans un dialogue avec saint Augustin, Pétrarque a peint Laure comme ayant un corps épuisé par de nombreuses ptubs. Les anciens éditeurs lisaient et imprimaient perturbationibus; mais M. Caperonier, libraire du roi de France en 1762, qui vit le MS. dans la bibliothèque de Paris, affirme que: on lit et qu'on doit lire, partubus exhaustum. De Sade joignit les noms de MM. Boudot et Béjot à celui de M. Caperonier, et dans tout le cours de cette discussion sur le ptubs il se montra lui-même un pied-plat littéraire. Voyez Riflessioni, etc., p. 267. Thomas d'Aquin est appelé en témoignage pour savoir si la maîtresse de Pétrarque fut une chaste vierge, ou une continente épouse.

Note C:

Pigmalion, quanto lodar ti dei
Dell' imagine tua, se mille volte
N' avesti quel ch' i' sol una vorrei
!

Sonetto 58. Quando giunse a Simon l' alto concetto. Le Rime, etc., part. I, page 189, éd. Ven. 1756.

Note D: Voyez Riflessioni, etc., page 291.

Note E: Quella rea e perversa passione chesolo tutto mi occupava e mi regnava nel cuore.

Cependant, dans cette circonstance, il fut, peut-être, alarmé de la criminalité de ses désirs; car l'abbé de Sade, lui-même, qui certainement n'aurait pas été si scrupuleux, ni si délicat, s'il avait pu prouver sa descendance de Pétrarque et de Laure, est forcé à défendre courageusement sa vertueuse aïeule. Pour tout ce qui concerne le poète, nous n'avons aucun garant de son innocence, excepté, peut-être, la constance de sa passion. Il nous assure, dans son Épître à la Postérité, que, arrivé à sa quarantième année, il avait non-seulement en horreur toute irrégularitéA, mais qu'il ne s'en rappelait aucune. Et cependant la naissance de sa fille naturelle ne peut être assignée à un terme au-delà de sa trente-neuvième année. La mémoire ou la moralité du poète ont dû faillir quand il oublie cette chute (slipB). Le plus faible argument en faveur de la pureté de cet amour a été tiré de sa durée, parce qu'il a survécu à l'objet de sa passion. La réflexion de M. de La Bastie: Que la vertu seule est capable de produire des impressions que la mort ne peut effacer, est une de celles que tout le monde applaudit, et que chacun trouve fausse, du moment où il examine son propre cœur, ou les souvenirs des sentimens humainsC. De tels apophthegmes ne peuvent rien pour Pétrarque, ou pour la cause de la morale, excepté auprès des esprits faibles ou jeunes. Celui qui a fait le moindre chemin au-delà de l'ignorance et de sa minorité, ne peut être édifié que de la seule vérité. Ce que l'on appelle venger l'honneur d'un individu ou d'une nation, est ce qu'il y a de plus futile, de plus ennuyeux, et de moins instructif parmi tous les écrits, quoique ce genre d'ouvrage rencontre toujours plus d'applaudissemens qu'une critique sage et éclairée, attribuée au malin désir de réduire un grand homme aux proportions communes de l'humanité. Après tout, il n'est pas invraisemblable que notre historien ait eu de bonnes raisons pour soutenir son hypothèse favorite, qui rassure l'auteur, bien qu'elle sauve difficilement l'honneur de la maîtresse encore inconnue de PétrarqueD.

Note A: Azion disonesta sont ses propres termes.

Note B: A questa confessionne cosi sincera diede forse occasione una nuova caduta ch' ei fece. Tiraboschi, Storia, etc., tome V, lib. IV, part. II, page 492.

Note C: «Il n'y a que la vertu seule qui soit capable de produire des impressions que la mort n'efface pas.» M. de Bimard, baron de La Bastie, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pour 1740 et 1751. Voyez aussi Riflessioni, etc., page 295.

Note D: «Et si la vertu ou la sagesse de Laure fut inexorable, il jouit, et il put s'enorgueillir de la jouissance de la nymphe de la poésie.» Gibbon, Décadence et chute, etc., ch. 70, page 327, vol. XII, in-8º. Peut-être le si (if) doit ici s'entendre par quoique (although).

RetourNOTE 16, STANCE 31.

Pétrarque se retira à Arquà immédiatement après son retour de Rome, où il ne put parvenir à voir Urbain V, l'année 1370; et, à l'exception du célèbre voyage qu'il fit à Venise, accompagné de Francesco Novello da Carrara, il paraît avoir passé les quatre dernières années de sa vie dans cette charmante solitude et à Padoue: car, pendant les quatre mois qui précédèrent sa mort, il fut dans un état continuel de langueur, et le matin du 19 juillet de l'année 1374, il fut trouvé mort sur sa chaise de bibliothèque, la tête appuyée sur un livre. On montre encore la chaise parmi les monumens précieux d'Arquà; et, d'après la vénération non interrompue qui a été attachée aux choses relatives à ce grand homme depuis le moment de sa mort jusqu'à nos jours, on peut croire qu'elles possèdent un plus haut degré d'authenticité que les monumens shakspeariens de Stratford sur l'Arvon.

Arquà (car la dernière syllabe est accentuée dans la prononciation) est à douze milles de Padoue, et à environ trois milles sur la droite de la grande route de Rovigo, au sein des collines Euganéennes. Après une marche de vingt minutes, à travers une prairie unie et boisée, vous arrivez à un petit lac bleu, limpide, mais très-profond, et au pied d'une succession de monticules et de collines couverts de vignes et de vergers, ornés de sapins et de grenadiers, et de toutes sortes d'arbres à fruits. Des bords du lac la route serpente entre les collines, et l'église d'Arquà se découvre bientôt à travers un défilé que forment deux rochers élevés vis-à-vis l'un de l'autre, et qui ceignent presque entièrement le village. Les maisons sont dispersées à quelque distance sur les penchans de ces sommités, et celle du poète est située sur une petite élévation qui domine deux descentes, et d'où l'on a la vue non-seulement des jardins verdoyans qui couvrent les vallons immédiatement au-dessous, mais encore des vastes plaines au-dessus desquelles de petits bois de mûriers et de saules forment une masse sombre épaissie par des festons de vignes, des cyprès; et, dans le lointain, on aperçoit les clochers de plusieurs villes. Ces plaines s'étendent jusqu'aux embouchures du Pô et aux rivages de l'Adriatique. Le climat de ces collines volcaniques est très-chaud, et les vendanges commencent plus tôt que dans les plaines de Padoue. Pétrarque est déposé, on ne pas dire enseveli dans un sarcophage de marbre rouge soutenu par quatre pilastres portés sur une base élevée qui empêche de confondre cette tombe avec les autres. Ce sarcophage isolé est très-apparent, mais il sera bientôt caché par quatre lauriers plantés récemment. La fontaine de Pétrarque, car ici tout porte son nom, jaillit et coule sous une voûte artificielle, un peu au-dessous de l'église; elle est très-abondante, même dans la plus aride saison, de cette eau salutaire qui faisait l'ancienne richesse des collines Euganéennes. Elle serait plus attrayante, si elle n'était pas, dans quelques saisons, couverte de frelons et de guêpes. Aucune autre analogie ne pourrait assimiler les tombes de Pétrarque et d'Archiloque. Les révolutions des siècles ont épargné ces vallées solitaires, et la seule violation qu'aient soufferte les cendres de Pétrarque fut occasionée, non par la haine, mais par la vénération. Une tentative a été faite pour dérober le trésor du sarcophage, et un Florentin parvint à en enlever un bras à travers une fente qui se voit encore aujourd'hui. L'outrage n'a pas été oublié, il a servi à identifier le poète avec le pays qui le vit naître, mais où il ne voulut pas vivre. Un jeune paysan d'Aquila, à qui on demandait ce qu'était Pétrarque, répondit que tous les habitans du village connaissaient tout ce qui le concernait, mais que lui savait seulement que c'était un Florentin.

M. ForsythA n'a pas été tout-à-fait exact quand il a dit que Pétrarque n'était jamais retourné en Toscane depuis qu'il l'avait quittée étant encore enfant. Il paraît qu'il passa par Florence dans son voyage de Parme à Rome, et à son retour, l'année 1350, et qu'il y séjourna assez long-tems pour faire connaissance avec les habitans les plus distingués. Un gentilhomme florentin, honteux de l'aversion du poète pour sa terre natale, s'empressa de détruire cette impression commune et défavorable, dans l'esprit de notre illustre voyageur, qu'il connaissait et qu'il respectait pour sa capacité extraordinaire, son érudition étendue, et son goût raffiné, réunis à cette simplicité de manières engageante qui a été si souvent reconnue comme la marque la plus sûre (quoiqu'elle ne soit certainement pas indispensable) d'un génie supérieur.

Note A: Remarques, etc., sûr l'Italie, page 95, note, 2e édit.

Chaque pas de l'amant de Laure a été recherché et rappelé avec beaucoup de soins. On montre à Venise la maison dans laquelle il demeura. Les habitans d'Arezzo, afin de décider l'ancienne controverse entre leur ville et leurs voisins d'Ancise où Pétrarque fut porté à l'âge de sept mois, et où il resta jusqu'à sa septième année, ont indiqué par une longue inscription le lieu où naquit leur célèbre concitoyen. Une table de marbre lui a été érigée à Parme, dans la chapelle de Sainte-Agathe, à la cathédraleA, parce qu'il était archidiacre de ce chapitre, et il ne fut pas enterré dans leur église à cause seulement de sa mort étrangère. Une autre table qui porte son buste lui a été érigée à Pavie, parce qu'il avait passé l'automne de 1368 dans cette cité, avec son gendre Brossano. La condition politique qui a pour long-tems éloigné les Italiens de la critique des vivans, a concentré leur attention sur l'illustration des morts.

Note A: Voici l'épigraphe qu'elle porte:

D. O. M.
francisco Petrarchæ,
Parmensi archidiacono,
parentibus præclaris, genere perantiquo,
ethices christianæ scriptori eximio,
romanæ linguæ restitutori,
etruscæ principi,
Africæ ob carmen hac in urbe peractum regibus accito.
S. P. Q. R. laurea donato;
tanti viri
juvenilium juvenis, senilium senex
studiosissimus
comes Nicolaus canonicus Cicognarus,
marmorea proxima ara excitata,
ibique condito
divæ Januariæ cruento corpore,
H. M. P.
suffectum
sed infra meritum Francisci sepulcro,
summa hac in æde efferri mandantis,
si Parmæ occumberet,
extera morte heu nobis erepti
.

RetourNOTE 17, STANCE 34.

La lutte est aussi vraisemblable avec les démons qu'avec nos meilleures pensées. Satan choisit le désert pour tenter notre Sauveur. Et notre pur Jean Locke préférait la présence d'un enfant à une complète solitude.

RetourNOTE 18, STANCE 38.

Peut-être le passage dans lequel Boileau déprécie le Tasse pourrait servir comme beaucoup d'autres à justifier l'opinion émise sur l'harmonie des vers français.

À Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile.

(Satire IX, vers 176-7.)

Le biographe SérassiA, plein de tendresse pour le poète italien et pour le poète français, s'empresse d'observer que le satirique rétracta ou désavoua sa censure, et qu'il reconnut ensuite l'auteur de la Jérusalem comme un génie sublime, vaste, et heureusement né pour les plus grands élans de poésie. Nous ajouterons que la rétractation est bien loin d'être satisfaisante, si nous en croyons l'anecdote rapportée par d'OlivetB. La sentence prononcée contre lui par le père BouhoursC, n'est rappelée que pour confondre le critique, dont l'Italien Sérassi ne cherche point à découvrir la palinodie, qu'il n'aurait peut-être pas admise. Quant à l'opposition que la Jérusalem rencontra dans l'académie de la Crusca, qui déclara le Tasse incapable de toute concurrence avec l'Arioste, en le plaçant au-dessous de Boïardo et de Pulci, la honte de cette opposition doit rester, en quelque sorte, à Alphonse et à la cour de Ferrare. Car Léonard Salviati, qui fut la principale et presque la seule cause de cette attaque, fut, sans aucun douteD, influencé par l'espoir d'acquérir la faveur de la maison d'Est; but qu'il croyait atteindre en exaltant la réputation d'un jeune poète, aux dépens d'un rival, alors prisonnier d'état. Les espérances et les efforts de Salviati doivent servir à nous faire connaître l'opinion contemporaine comme la nature de l'emprisonnement du poète, et à combler la mesure de notre indignation envers le tyran geolierE. Dans le fait, l'antagoniste du Tasse ne fut point désappointé dans le succès qu'eut sa critique; il fut appelé à la cour de Ferrare, où, après s'être efforcé d'augmenter ses titres à la faveur, par des panégyriques de la famille de son souverainF, il fut, à son tour, abandonné, et il mourut dans la misère. L'opposition des académiciens de la Crusca cessa six ans après le commencement de la controverse; et si l'académie dut son premier renom à son début, par un semblable paradoxeG, il est probable que, d'un autre côté, le soin de sa réputation adoucit plutôt qu'il n'aggrava l'emprisonnement du poète outragé. La défense de son père et la sienne, car ils étaient tous les deux compris dans la censure de Salviati, employa un grand nombre de ses heures solitaires; et le prisonnier aurait été peu embarrassé de réfuter des accusations où, parmi d'autres délits, il était accusé d'avoir, par une jalouse envie, négligé de faire mention de la coupole de Sainte-Marie-del-Fiore, à Florence, dans sa comparaison entre la France et l'ItalieH. Le dernier biographe de l'Arioste semble vouloir renouveler la controverse, en mettant en doute le jugement que le Tasse avait porté sur lui-mêmeI, cité dans sa vie, par Sérassi. Mais Tiraboschi avait déjà fait justice de cette rivalitéJ, en montrant qu'entre le Tasse et l'Arioste il n'était pas question de similitude, mais de préférence.

Note A: La Vita del Tasso, lib. 3, page 284, édit. Bergamo, 1790.

Note B: Histoire de l'Académie Françoise, depuis 1652 jusqu'à 1700, par l'abbé d'Olivet, page 181, édition d'Amsterdam, 1730. «Mais ensuite, venant à l'usage qu'il a fait de ses talens, j'aurais montré que le bon sens n'est pas toujours ce qui domine chez lui.» Page 182. Boileau disait qu'il n'avait pas changé d'opinion: «J'en ai si peu changé, dit-il, etc.,» page 181.

Note C: La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, second dialogue, page 189, édit. 1692. Philanthes est pour le Tasse, et il dit: «De tous les beaux esprits que l'Italie a portés, le Tasse est peut-être celui qui pense le plus noblement.» Mais Bouhours semble parler dans Eudoxe, qui finit par cette absurde comparaison: «Faites valoir le Tasse tant qu'il vous plaira, je m'en tiens pour moi à Virgile, etc.» Ibid., page 102.

Note D: La Vita, etc., lib. 3, page 90, tome 2.

Note E: Pour avoir une preuve plus convaincante et plus décisive que le Tasse ne fut rien moins qu'un prisonnier d'état, le lecteur est renvoyé aux Historical illustrations of the IV canto of Childe Harold, page 5 et suivantes.

Note F: Orazioni funebri... Delle lodi di Don Luigi cardinal d' Este, delle Lodi di Donno Alfonso d' Este. Voyez la Vita, lib. 3, page 117.

Note G: Il fut posé en 1582, et la réponse de la Crusca au Caraffa, ou à l'Epica poesia de Pellegrino, fut publiée en 1584.

Note H: Cotanto potè sempre in lui il veleno della sua pessima volontà contro alla nazione fiorentina. La Vita, lib. 3, pages 96-98, tome 2.

Note I: La Vita di M. L. Ariosto, scritta dall' Abate Girolamo Baruffaldi giuniore, etc., Ferrara, 1807, lib. 3, page 262. Voyez les Historical illustrations, page 26.

Note J: Storia della lett., etc., lib. 3, tome 7.

RetourNOTE 19, STANCE 41.

Avant que les restes de l'Arioste eussent été transportés de l'église des Bénédictins à la bibliothèque de Ferrare, son buste, qui surmontait la tombe, fut frappé par la foudre, et une couronne de bronze fut fondue. L'événement a été rapporté par un écrivain du dernier siècleA. La translation de ces cendres sacrées, le 6 juin 1801, fut un des plus brillans spectacles de l'éphémère république italienne; et pour consacrer le souvenir de cette cérémonie, on ressuscita les Intrepidi, si fameux autrefois, et ils furent réorganisés en académie ariostéenne. La grande place publique, à travers laquelle passa la procession, fut alors pour la première fois appelée Place de l'Arioste. L'auteur d'Orlando est jalousement nommé l'Homère, non de l'Italie, mais de FerrareB. La mère d'Arioste était de Reggio, et la maison dans laquelle il naquit est soigneusement distinguée par une plaque de marbre avec cette inscription: Qui nacque Ludovico Ariosto il giorno 8 di settembre dell' anno 1474. Mais les Ferrarais font peu de cas du hasard qui fit naître leur poète loin d'eux et ils le réclament comme leur appartenant exclusivement. Ils possèdent ses ossemens; ils montrent son fauteuil, son écritoire et ses autographes.

Note A: Mi raccontarono que' monaci, ch' essendo cadulo un fulmine nella loro chiesa, schiantò esso dalle tempie la corona di lauro a quell' immortale poeta. Op. di Bianconi, vol. 3, page 176, édit. Milano, 1802; Lettera al signor Guido Savini Arcifisio critico, sull' indole di un fulmine caduto in Dresda l' anno 1759.

Note B: Appassionato ammiratòre ed invitto apologista dell' Omero Ferrarese. Ce titre fut d'abord donné par le Tasse, et il est cité dans la confusion des Tassisti, lib. 3, pages 262-265. La Vita di M. L. Ariosto, etc.

..........Hic illius arma,
Hic currus fuit...........

La maison où il vécut, la chambre où il mourut, sont désignées par son propre monument que l'on y a replacéA et par une inscription récente. Les Ferrarais sont très-jaloux de leurs droits depuis que l'animosité de Denina, née d'une cause que leurs apologistes font entendre mystérieusement ne leur être pas inconnue, s'est hasardée à rabaisser leur sol et leur climat jusqu'à l'incapacité béotienne, pour toutes les productions de l'esprit. Un volume in-4º a été mis au jour pour repousser l'injure, et ce supplément aux Mémoires de Barotti sur les illustres Ferrarais a été considéré comme une réponse triomphante au quadro storico statistico dell' alta ltalia.

Note A:

Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non
Sordida, parta meo sed tamenæ ære domus
.

RetourNOTE 20, STANCE 41.

L'aigle, le veau marin, le laurierA et la vigne blancheB étaient comptés au nombre des plus sûrs préservatifs contre la foudre: Jupiter choisit le premier, Auguste César le secondC, et Tibère ne manquait jamais de porter une couronne du troisième quand le ciel menaçait d'un orageD. Ces superstitions ne doivent pas exciter le rire dans un pays où les propriétés magiques de la baguette de coudrier n'ont pas encore perdu tout leur crédit; et peut-être le lecteur ne sera pas beaucoup surpris de trouver qu'un commentateur de Suétone ait pris gravement sur lui de désapprouver les vertus imputées à la couronne de Tibère, en rappelant que, peu d'années avant la rédaction de son commentaire, un laurier fut frappé à Rome par la foudreE.

Note A: Aquila, vitutus marinus, et laurus, fulmine non ferinatur. Pline, Nat. Hist., lib. 2, cap. 55.

Note B: Columella, lib. 10.

Note C: Suétone, in Vit. August., cap. 90.

Note D: Id., in Vit. Tiberii, cap. 69.

Note E: Note 2, page 409, édit. Lugd. Batav., 1667.

RetourNOTE 21, STANCE 41.

Le lac Curtien et le figuier Ruminal du forum, ayant été frappés par la foudre, furent regardés comme sacrés, et le souvenir de cet événement fut conservé par un puteal ou autel ressemblant à la bouche d'un puits, avec une petite chapelle couvrant la cavité supposée faite par le tonnerre. Les corps endommagés et les personnes frappées à mort étaient regardés comme incorruptiblesA; et une fulguration qui ne causait point la mort conférait une dignité perpétuelle à la personne ainsi distinguée par le cielB.

Note A: Vide J.C. Bullenger, de Terræ motu et fulminibus, lib. 5, cap. 11.

Note B: Οὺδεἰς κεραυνωθεὶς ἄτιμος ἔστὶ, οθεν καὶ ὡς θεὸς τιμᾶται. Plut. Symp. Vide J.C. Bullenger, ut suprà.

Ceux qui étaient tués par la foudre étaient enveloppés dans un linceul blanc, et ensevelis où ils avaient été frappés. Cette superstition n'était point bornée aux adorateurs de Jupiter; les Lombards croyaient aux augures fournis par la foudre, et un prêtre chrétien avoue que, par une science diabolique pour interpréter le tonnerre, un devin prédit à Agilulf, duc de Turin, un événement qui arriva et lui donna une reine et une couronneA. Il y avait cependant quelque chose d'équivoque dans ce signe, que les anciens habitans de Rome ne regardaient pas toujours comme propice; et comme les terreurs durent vraisemblablement plus que les consolations de la superstition, il n'est pas étonnant que les Romains du siècle de Léon X aient été si effrayés de quelques orages mal interprétés, au point d'implorer les exhortations d'un savant qui étala toute sa science sur le tonnerre et la foudre pour prouver que ce présage était favorable; en commençant par le coup qui frappa les murs de Velitra, et finissant par celui qui serpenta sur une porte de Florence, et qui prédit le pontificat d'un de ses citoyensB.

Note A: Pauli Diaconi, de gestis Longobard., lib. 3, cap. 14, fº 15, édit. Taurin., 1527.

Note B: J.P. Valeriani, de fulminum significationibus declamatio, ap. Grœv. Ant. Rom., tome 5, page 593. La déclamation est adressée à Julien de Médicis.

RetourNOTE 22, STANCE 42.

Les deux stances 42 et 43 sont, à l'exception d'une ligne ou deux, la traduction du fameux sonnet de Filicaïa:

Italia! Italia! o tu cui feo la sorte, etc.

RetourNOTE 23, STANCE 44.

La célèbre lettre de Servius Sulpicius à Cicéron sur la mort de sa fille, contient la description aussi exacte encore aujourd'hui qu'elle l'était alors, d'une route que j'ai souvent suivie en Grèce, par mer et par terre, dans différens voyages.

«En revenant d'Asie, comme je voguais d'Égine vers Mégare, je commençai à contempler l'aspect des contrées qui m'environnaient: Égine était derrière, et Mégare devant moi; le Pirée à ma droite, Corinthe à ma gauche: toutes villes autrefois fameuses et florissantes, maintenant renversées et ensevelies dans leurs ruines. À cette vue je ne pus m'empêcher de réfléchir sur moi-même. Hélas! comment, pauvres mortels que nous sommes, nous affligeons-nous si vivement lorsqu'il arrive qu'un de nos amis vient à mourir; nous, dont la vie est cependant si courte, tandis que les squelettes de tant de nobles cités frappent ici en même tems mes regardsA

Note A: Docteur Middleton: History of the life of M. Tullius Cicero, section 7, page 371, vol. 2.

RetourNOTE 24, STANCE 46.

C'est le Poggio qui, contemplant la dégradation de Rome du haut du Capitole, laissa échapper cette exclamation: Ut nunc omni decore nudata, prostrata jacet, instar gigantei cadaveris corrupti atque undique exesiA.

Note A: De fortunœ varietate urbis Romœ et de ruinis ejusdem descriptio, ap. Sulengre, Thesaur., tome I, page 501.

RetourNOTE 25, STANCE 49.

La vue de la Vénus de Médicis rappelle spontanément les vers des Saisons, et la comparaison de l'objet avec la description prouve, non-seulement l'exactitude du portrait, mais encore la tournure particulière de pensée, et, si on peut parler ainsi, l'imagination sexuelle du poète descriptif. On peut déduire la même conséquence d'une autre pensée dans le même épisode de Médora; car les notions qu'avait Thompson des priviléges de l'amour favorisé devaient être tout-à-fait primitives, ou plutôt elles manquaient de délicatesse quand il fait dire par la nymphe reconnaissante, à son discret Damon, que dans un moment plus heureux il pourra peut-être devenir son compagnon de bain:

The time may come you need not fly.

Le tems pourra arriver où vous ne serez pas obligé de fuir.

Le lecteur se rappellera l'anecdote rapportée dans la vie du Dr. Johnson. Nous ne quitterons pas la galerie florentine sans parler du Rémouleur. Il paraît étrange que le caractère de cette statue, objet de tant de disputes, n'ait pas encore été décidé, au moins dans l'esprit de quiconque a vu un sarcophage dans le vestibule de la basilique de Saint-Paul, en dehors des murs de Rome, où tout le groupe de la fable de Marsyas se voit passablement conservé; l'esclave Scythe aiguisant le couteau est représenté exactement dans la même position que ce célèbre chef-d'œuvre. L'esclave n'est pas nu; mais il est plus facile de se débarrasser de cette difficulté que de prendre le couteau tenu dans la main de la statue de Florence, pour un instrument à raser; ce qui pourrait être, si, comme Lanzi le suppose, l'individu n'était autre que le barbier de Jules César. Winkelmann, expliquant un bas-relief du même sujet, suit l'opinion de Léonard Agostini, et son autorité peut avoir été regardée comme concluante, quand même la ressemblance ne frapperait pas l'observateur le moins attentifA.

Note A: Voyez Monime, Ant. ined., par. 1, cap. 27, page 50, et Storia dell' arti, etc., lib. 11, cap. 1, tome 2, page 314.

(Note de Lord Byron.)

Parmi les bronzes de la même collection, on voit encore la tablette qui porte l'inscription copiée et commentée par GibbonA. Notre historien trouva quelques difficultés, mais il n'abandonna pas son explication: il dut être affligé d'apprendre que son savoir critique avait été renversé par une inscription maintenant généralement reconnue pour être une supercherie.

Note A: Nomina, gentesgue antiquœ Italiœ, page 204, édit. in 8º.

RetourNOTE 26, STANCE 51.

Ὀφθαλμοὐς ἐστιᾶν
...Atque oculos pascut uterque suos.

Ovid. Amor. lib. 2.

RetourNOTE 27, STANCE 54.

Ce nom rappellera le souvenir, non-seulement de ceux-là dont les tombeaux ont fait de Santa-Croce le centre d'un pélerinage, la Mecque de l'Italie, mais encore de celle dont l'éloquence était consacrée à ces cendres illustres, et dont la voix est aussi muette maintenant que ceux qu'elle chanta. Corinne n'est plus, et, avec elle, doivent expirer la crainte, la flatterie et l'envie, qui jetèrent un nuage trop brillant ou trop sombre devant la marche du génie, et l'ont empêché de profiter des avertissement d'une critique désintéressée. Les portraits que l'on a faits d'elle sont flattés ou défigurés, selon que l'amitié ou l'envie tenait le pinceau: il est difficile d'obtenir un portrait fidèle de ses contemporains. Il est probable que la voix de ceux qui lui ont survécu ne pourra pas apprécier à sa juste valeur la singulière capacité de cette femme célèbre. La galanterie, l'amour du merveilleux, et l'espoir d'être associé à une renommée qui émousse le tranchant de la critique, doivent cesser d'exister.—Les morts n'ont pas de sexe; ils ne peuvent nous étonner par aucun miracle nouveau, ils ne peuvent conférer aucun privilége; Corinne a cessé d'être une femme:—elle est simplement auteur; et l'on peut prévoir que bien des critiques se soulageront de leur complaisance passée, par une sévérité à laquelle l'extravagance de leurs premiers éloges pourrait peut-être donner la couleur de la vérité. La postérité la plus reculée (car elle parviendra à cette postérité-là) aura à prononcer sur ses différentes productions; et plus l'horizon à travers lequel on verra ses ouvrages sera éloigné, plus l'examen sera minutieux, et plus la justice de la décision sera certaine. Elle commencera cette existence dans laquelle les grands écrivains de tous les âges et de toutes les nations sont, comme ils le furent autrefois, associés dans un monde qui leur est propre, et, de cette sphère supérieure, répandent leur éternelle influence pour servir de guide et de consolation à l'humanité. Mais l'individu disparaîtra graduellement à mesure que l'auteur se fera mieux distinguer: c'est pourquoi quelques-unes des personnes que les charmes d'un esprit naturel, d'une agréable hospitalité, attiraient dans les cercles privilégiés de Coppet, soustrairont à l'oubli ces vertus qui, bien que l'on dise qu'elles aiment l'ombre, sont, dans le fait, plus souvent refroidies qu'excitées par les soins domestiques de la vie privée. Il se trouvera quelqu'un pour peindre ces grâces inaffectées dont elle ornait ses relations de parenté, devoirs dont l'accomplissement se découvre plutôt dans les secrets intérieurs, qu'il ne se distingue dans ces relations publiques de familles, et il exige par cela même toute la délicatesse d'un attachement véritable pour se qualifier aux yeux d'un spectateur indifférent. Il se trouvera quelqu'un non pas pour célébrer, mais pour décrire l'aimable maîtresse d'une maison toujours ouverte à l'hospitalité, le centre d'une société toujours variée et toujours agréable; et dont celle qui la réunissait, dépouillée de l'ambition et de l'artifice des publiques rivalités, ne brillait que pour animer davantage la société qui l'entourait. La mère tendrement affectionnée et tendrement aimée; l'amie d'une générosité sans bornes, mais toujours éclairée; la patronne charitable de tous les malheureux ne peut être oubliée par ceux qu'elle a aimés, protégés et nourris. Sa perte sera le mieux sentie là où elle était le mieux connue; et qu'il soit permis à un étranger d'unir ses regrets désintéressés à la douleur de ses nombreux amis, et de ceux encore plus nombreux qui reçurent ses bienfaits. Au milieu des scènes sublimes du lac Léman la plus grande satisfaction qu'il éprouva fut de pouvoir admirer les belles et engageantes qualités de l'incomparable Corinne.

RetourNOTE 28, STANCE 54.

Alfieri est le grand nom de ce siècle. Les Italiens, sans attendre des centaines d'années, le considèrent comme un poète sanctionné par la loi (a poet good in law). Sa mémoire leur est encore plus chère parce qu'il est le poète de la liberté, et parce que ses tragédies ne peuvent recevoir de protection d'aucun de leurs souverains. Très-peu d'entre elles sont autorisées à être jouées, et il est très-rare qu'elles soient représentées. Cicéron a observé que nulle part les véritables opinions et les vrais sentimens des Romains ne se montrèrent si clairement qu'au théâtreA. Dans l'automne de 1816, un célèbre improvisateur montra ses talens à l'Opéra de Milan. La lecture des thèmes proposés pour sujets de ses improvisations fut reçue par un nombreux auditoire, la plus grande partie avec un silence significatif, ou avec des éclats de rire. Mais quand celui qui faisait la lecture annonça l'Apothéose de Victor Alfieri, le théâtre éclata en applaudissemens qui furent longtems prolongés. Le sort ne tomba pas sur Alfieri; et le signor Sgricci eut à épancher ses lieux communs improvisés sur le bombardement d'Alger. Le choix n'en est pas laissé au hasard, comme on peut le penser à la première vue de la cérémonie, et la police ne prend pas seulement soin d'examiner le prospectus avant qu'on le distribue; mais, dans le cas de quelque prudente arrière-pensée, elle est là pour corriger l'aveuglement du sort. Le sujet de l'apothéose fut accueilli avec un enthousiasme spontané, et d'autant plus vif que l'on prévoyait qu'il s'élèverait des obstacles pour empêcher de le traiter.

Note A: La libre expression de leurs sentimens honnêtes survécut à leurs libertés. Titius, l'ami d'Antoine, les provoqua avec des réjouissances sur le théâtre de Pompée; la pompe du spectacle ne pouvait effacer de leur mémoire que l'homme qui leur donnait de tels divertissemens était le meurtrier du fils de Pompée: ils le chassèrent du théâtre avec des malédictions. Le sentiment moral de la populace, exprimé spontanément, ne se trompe jamais. Les soldats même des Triumvirs se joignirent à l'exécration des citoyens, en accompagnant de leurs acclamations les chars de Lépidus et de Plancus, qui avaient proscrit leurs frères. De Germanis, non de Gallis, duo triumphant consules; cette expression ne fut rien autre chose qu'un bon mot. (C. Vell. Patercil. Hist., lib. II, cap. 79, page 78. Édit. Elzévir, 1639.)

RetourNOTE 29, STANCE 54.

L'affectation de la simplicité dans les inscriptions funéraires qui nous laissent si souvent incertains de savoir si le monument que nous avons devant nous renferme les cendres du mort ou si c'est un cénotaphe, ou un simple monument consacré, non à la mort, mais à la vie de l'individu, a ôté à la tombe de Machiavel toutes les informations que nous devions attendre de son inscription, comme le lieu ou l'époque de la naissance ou de la mort, de l'âge ou de la parenté de l'historien.

TANTO NOMINI NULLUM PAR ELOGIUM.

Nicolaus Machiavelli.

On ne voit pas la raison pourquoi le nom n'aurait pas été placé au-dessus de la sentence qui lui fait allusion.

On imaginera facilement que les préjugés qui avaient fait passer en proverbe d'iniquité le nom de Machiavelli, n'existent plus à Florence. Sa mémoire a été persécutée comme sa vie le fut pour son attachement à la liberté, incompatible avec le nouveau système de despotisme qui a succédé à la chute des gouvernemens libres de l'Italie. Il fut mis à la torture comme accusé d'être un libertin, c'est-à-dire pour avoir désiré de rétablir la république de Florence; et tels sont les continuels efforts de ces hommes qui sont intéressés à pervertir non-seulement la nature des actions, mais la signification des mots, que ce qui fut autrefois patriotisme est arrivé par degrés à signifier débauche. Nous avons nous-mêmes laissé perdre la signification du mot libéralité qui maintenant signifie trahison dans un pays, et infatuation partout. Il semble que l'on s'est étrangement trompé en accusant l'auteur du Prince d'avoir été un suppôt (a pandar) de tyrannie, et en pensant que l'inquisition condamnerait son ouvrage pour un tel crime. Le fait est que Machiavelli (comme on en agit avec tous ceux contre lesquels aucun crime ne peut être prouvé) fut suspecté et accusé d'athéisme; et les premiers comme les plus violens ennemis du Prince furent deux jésuites, dont l'un persuada à l'inquisition, benchè forse tardo, de proscrire le Traité, et dont l'autre ne qualifiait pas autrement le secrétaire de la république florentine que d'être un fou. Le père Possevin (la chose a été prouvée) n'avait jamais lu le livre, et le père Lucchesini ne l'avait point compris. Il est bien évident que de telles critiques ne s'adressaient point à la servitude des doctrines, mais à la tendance supposée d'une morale qui faisait voir combien les intérêts d'un monarque étaient distincts du bonheur de l'humanité. Les jésuites sont rétablis en Italie, et le dernier chapitre du Prince pourra appeler une nouvelle réfutation de la part de ceux qui sont employés de nouveau pour façonner les esprits de la génération naissante, comme pour recevoir les impressions du despotisme. Le chapitre porte pour titre: Esortatione a liberare la Italia dai Barbari, et il se termine par un encouragement libertin à la future rédemption de l'Italie: Non si deve adunque lusciar passare questa occasione, acciocchè la Italia vegga dopo tanto tempo apparire un suo redentore. Nè posso esprimere con qual amore ei fusse ricevuto in tutte quelle provincic, che hanno patito per queste illuvioni esterne, con qual sete di vendetta, con che ostinata fede, con che lacrime. Quali porte se li serrcrebbeno? Quali popoli li negherebbena la obedienza? Quale Italiano li negherebbe l'ossequio?

Ad ognuno puzza questo barbaro dominioA.

Note A: Il Principe, etc.

RetourNOTE 30, STANCE 57.

Dante naquit à Florence, dans l'année 1261. Il prit part à deux batailles, fut quatorze fois ambassadeur, et une fois prieur de la république. Quand le parti de Charles d'Anjou triompha des Bianchi (Blancs), il était en ambassade près du pape Boniface VIII; il fut condamné à deux ans de bannissement et à une amende de 8,000 livres, sur le non-paiement desquelles il fut de nouveau puni par la confiscation de toutes ses propriétés. La république, cependant, ne fut point contente de cette satisfaction, car, en 1772, on découvrit, dans les archives de Florence, une sentence dans laquelle Dante est le onzième d'une liste de quinze personnes condamnées, en 1302, à être brûlées vives; talis perveniens igne comburatur sic quod moriatur. Ce jugement avait pour prétexte des échanges iniques, des concessions et des gains illicites; baracteriarum iniquarum, extorsionum, et illicitorum lucrorumA; et avec une telle accusation, il n'est pas étrange que Dante ait toujours protesté de son innocence et de l'injustice de ses concitoyens. Son appel à Florence fut accompagné d'un autre à l'empereur Henri; et la mort de ce souverain, en 1313, fut le signal d'une sentence de bannissement irrévocable. Il avait, auparavant, traîné une vie languissante sur la frontière de la Toscane, avec l'espérance de son rappel. Alors, il voyagea dans le nord de l'Italie, où Vérone eut la gloire de le posséder long-tems dans ses murs; et il se fixa enfin à Ravenne, qui fut son séjour ordinaire, mais non unique, jusqu'à sa mort. Le refus des Vénitiens de lui accorder une audience publique, sur la demande de Guido Novello da Polenta, son protecteur, fut, dit-on, la principale cause de cet événement, qui arriva en 1321. Il fut enterré (in sacro minorum œde) à Ravenne, dans un beau tombeau qui lui fut érigé par Guido, et qui fut restauré par Bernard Bembo, en 1483, magistrat de la république qui avait refusé de l'entendre; restauré de nouveau par le cardinal Corsi, en 1692, et remplacé par un monument plus somptueux, élevé en 1780, aux frais du cardinal Luigi Valenti Gonzaga.

Note A: Storia della Lett. Ital., tome V, lib. III, part. II, page 448. Tiraboschi est incorrect. Les dates des trois décrets contre Dante sont: A. D. 1302, 1314 et 1316.

Le tort, ou l'infortune de Dante, fut son attachement à un parti abattu, et, comme ses biographes les moins indulgens le lui reprochent, un trop grand franc-parler et une trop grande hauteur dans ses manières. Mais le siècle suivant rendit des honneurs presque divins à l'exilé. Les Florentins ayant essayé fréquemment, mais toujours vainement, de recouvrer ses restes, couronnèrent son portrait dans une égliseA; et cette peinture est encore une des idoles de leur cathédrale.

Note A: Ainsi le rapporte Ficino; mais quelques personnes pensent que son couronnement est une allégorie. Voyez Storia, etc., page 453.

Ils lui frappèrent des médailles, et lui élevèrent des statues. Les villes d'Italie ne pouvant prétendre à être le lieu de sa naissance, se disputent pour réclamer celle de son grand poème, et les Florentins pensent qu'il est de leur honneur de prouver qu'il en avait déjà terminé le septième chant, avant qu'ils l'eussent banni de sa ville natale. Cinquante et un ans après sa mort, ils fondèrent une chaire publique dont le professeur devait expliquer exclusivement les vers de Dante, et Boccace fut nommé à ce patriotique emploi. Cet exemple fut imité par Bologne et Pise, et les commentateurs, s'ils rendirent peu de services à la littérature, augmentèrent la vénération qui voyait une allégorie morale ou sacrée dans toutes les images de sa muse mystique. On découvrit que sa naissance et son enfance avaient été distinguées d'une manière extraordinaire. L'auteur du Décaméron, son premier biographe, rapporte que sa mère fut avertie dans un songe de l'importance de sa grossesse, et d'autres ont trouvé qu'à l'âge de dix ans il avait manifesté sa passion précoce pour cette sagesse ou théologie qui, sous le nom de Béatrix, a été prise à tort pour une maîtresse substantielle.

Quand on eut reconnu que la Divine Comédie n'était simplement qu'une production mortelle, et qu'à la distance de deux siècles, lorsque la critique et la rivalité eurent modéré le jugement des Italiens, Dante fut déclaré sérieusement supérieur à HomèreA, et, quoique la préférence ait paru à quelques casuistes un blasphème hérétique digne des flammes, la querelle fut vigoureusement soutenue pendant près de cinquante années. Dans ces derniers tems, on a agité la question de savoir quels étaient les seigneurs de Vérone qui pouvaient se vanter de l'avoir protégéB, et le jaloux scepticisme d'un écrivain ne voudrait pas accorder à Ravenne la possession indubitable de ses restes. Le critique Tiraboschi même penchait à croire que le poète avait prévu et prédit une des découvertes de Galilée.

Note A: Par Varchi, dans son Ercolano. La controverse continua de 1570 à 1616. Voyez Storia, etc., tome VII, lib. III, part. III, page 1280.

Note B: Gio Jacopo Dionisi canonico di Verona. Serie di aneddoti, Nº 2.

Comme celle des grands écrivains des autres nations, la popularité de Dante ne s'est pas toujours soutenue au même niveau. Le dernier siècle semblait incliner à le ravaler comme modèle et comme étude; et Betinelli, un jour, gourmanda son élève Monti, parce qu'il lisait les extravagances barbares et surannées de la Divine Comédie. La génération actuelle, ayant abandonné les idolâtries galliques (françaises) de Césarotti, est retournée à son ancien culte, et le Danteggiare des Italiens du Nord est regardé comme indiscret par les Toscans les plus modérés.

Il y a encore plusieurs renseignemens curieux relatifs à la vie et aux écrits de ce grand poète, qui n'ont pas été encore recueillis par les Italiens; mais le célèbre Ugo Foscolo pense à suppléer à ce défaut, et on ne doit pas regretter que cet ouvrage national ait été réservé à un écrivain si dévoué à son pays et à la cause de la liberté.

RetourNOTE 31, STANCE 57.

Scipion l'Africain a son tombeau, si toutefois il n'y fut pas enseveli, à Liternum, où il s'était retiré dans un exil volontaire. Ce tombeau était près du rivage de la mer, et l'histoire de l'inscription qui le couvrait, ingrata patria, ayant donné ce nom à une tour moderne, est une agréable fiction, si elle n'est pas véritable. Si le Romain ne fut pas enterré à Liternum, il y vécut certainementA.

Note A: Vitam Literni egit sine desiderio urbis. Voyez Tit. Liv. Hist. lib. 38. Tite-Live rapporte que quelques personnes disaient qu'il était enterré à Literne, d'autres à Rome. Ibid. cap. 60.

In così angusta e solitaria villa
Era 'l grand' uom che d' Africa s' appella,
Perchè primo col ferro al vivo aprilla
A.

Note A: Trionfo della castità.

L'ingratitude est généralement regardée comme le vice capital des républiques; et l'on paraît oublier que, pour un exemple d'inconstance populaire, nous en avons cent de la disgrâce des courtisans. En outre, les peuples se sont souvent repentis, un monarque rarement ou jamais. Laissant de côté beaucoup de preuves de ce fait, une courte histoire pourra montrer la différence qui existe entre une aristocratie et la multitude.

Victor Pisani, ayant été défait en 1354 à Porto-Longo, et plusieurs années plus tard, par les Génois dans la bataille décisive de Pola, fut rappelé par le gouvernement vénitien, et jeté dans les fers. Les avocats (avvogadori) proposèrent de le faire décapiter; mais le tribunal suprême se contenta de la sentence d'emprisonnement. Tandis que Pisani supportait cette disgrâce imméritée, Chioza, dans le voisinage de la capitaleA, fut, par l'assistance du seigneur de Padoue, livrée à Pierre Doria. À la nouvelle de ce désastre, la grande cloche de la tour de Saint-Marc appela aux armes; le peuple et les soldats des galères reçurent l'ordre d'aller s'opposer à l'approche de l'ennemi; mais ils déclarèrent qu'ils n'avanceraient pas d'un seul pas, si Pisani n'était délivré et placé à leur tête. Le grand conseil fut immédiatement assemblé; le prisonnier fut appelé devant lui, et le doge, André Contarini, l'informa de la demande du peuple et des dangers de l'État, dont tout l'espoir de salut reposait sur ses efforts, et qui implorait de lui l'oubli des indignités qu'il avait endurées pour son service. «Je me suis soumis, répondit le magnanime républicain, je me suis soumis à vos jugemens sans me plaindre; j'ai supporté patiemment les peines de l'emprisonnement, parce qu'elles m'étaient infligées par vos ordres; ce n'est pas le moment de rechercher si je les avais méritées,—le bien de la république peut avoir semblé l'exiger, et ce que la république décide est toujours sagement décidé. Vous me verrez bientôt sacrifier ma vie pour le salut de mon pays.» Pisani fut nommé généralissime, et, par ses efforts, réunis à ceux de Carlo Zeno, les Vénitiens recouvrèrent bientôt leur prépondérance sur leurs rivaux maritimes.

Note A: Voyez la note de la stance 13.

Les communautés italiennes ne furent pas moins injustes envers leurs citoyens que les républiques grecques. La liberté, chez les unes et chez les autres, semble avoir été une chose nationale et non individuelle; et, malgré la pompeuse égalité devant les lois, qu'un ancien écrivain grecA a regardée comme la grande marque distinctive entre ses compatriotes et les barbares, les droits mutuels des concitoyens semblent n'avoir jamais été le but des anciennes démocraties. On ne connaît peut-être pas dans le monde un Essai de l'auteur des Républiques italiennes, dans lequel la distinction entre la liberté des premiers états, et la signification attachée à ce mot par la constitution plus heureuse de l'Angleterre, est ingénieusement développée. Les Italiens, cependant, lorsqu'ils ont cessé d'être libres, se rappellent en soupirant ces tems de turbulence, où chaque citoyen pouvait être appelé à partager le souverain pouvoir, et où l'on ne lui enseignait point à apprécier le repos d'une monarchie. Sperone Speroni, quand Francis Maria II, duc de Rovère, lui proposa la question suivante: «Quel est le gouvernement préférable ou de la république, ou de la principauté, du parfait qui n'est pas durable, ou du moins parfait et moins sujet aux changemens?»—répondit: «Notre bonheur doit se mesurer par sa qualité, non par sa durée; je préfère vivre un jour comme un homme, que cent ans comme une brute, une souche, ou une pierre.» Cette réponse fut jugée et nommée admirable, jusqu'aux derniers jours de la servitude italienneB.

Note A: Le Grec se vantait d'être ἰσονόρος. Voyez le dernier chapitre du premier livre de Denys d'Halicarnasse.

Note B: E intorno alla magnifica risposta, etc. Scrassi, Vita del Tasso, lib. III, page 149, tome II, édition 2e, Bergamo.

RetourNOTE 32, STANCE 57.

Les Florentins ne profitèrent pas de la courte visite que Pétrarque fit à leur ville en 1350, pour révoquer le décret qui avait confisqué la propriété de son père, banni peu de tems après l'exil de Dante. Sa couronne de lauriers ne les éblouit point; mais lorsque l'année suivante ils eurent besoin de son assistance pour organiser leur université, ils se repentirent de leur injustice, et Boccace fut envoyé à Padoue pour engager le lauréat à revenir se fixer dans le sein de sa patrie, où il pourrait finir son immortelle Africa, et jouir, en rentrant dans tous ses biens, de l'estime de toutes les classes de ses concitoyens. Ils lui donnaient le choix du livre, ou de la science qu'il voudrait expliquer; ils le nommaient la gloire de son pays: on lui disait qu'il leur était cher, et qu'il le serait encore davantage; ils ajoutaient que s'il y avait quelque chose de désagréable dans leur lettre, il devait retourner parmi eux, ne fût-ce que pour corriger leur styleA. Pétrarque parut d'abord accueillir la flatterie et les propositions de ses amis, mais il ne retourna pas à Florence, et il préféra un pélerinage à la tombe de Laure et aux ombrages de Vaucluse.

Note A: Accingiti innoltre, se ci è lecito ancor l' esortarti a compire l'immortal tua Africa... Se ti aviene d' incontrare nel nostro stile cosa che ti dispiaccia, ciò debb' essere un altro motivo ad esaudire i desideri della tua patria.

Storia della Lett. Ital., tome V, par. I, lib. page 76.

RetourNOTE 33, STANCE 58.

Boccace fut enterré dans l'église de Saint-Michel et Saint-Jacques à Certaldo, petite ville dans le Valdelsa, que quelques écrivains ont supposé être le lieu de sa naissance. Il y passa la dernière partie de sa vie dans des études laborieuses, qui abrégèrent son existence; là ses cendres devaient trouver sinon des honneurs, au moins du repos; mais les hyènes bigotes de Certaldo brisèrent la tombe de Boccace et la rejetèrent loin de l'enceinte sacrée de Saint-Michel et de Saint-Jacques. L'occasion et, on peut le désirer, l'excuse de cette violation, fut de refaire un nouveau pavé à l'église; mais le fait est que la pierre de la tombe de Boccace fut enlevée et mise de côté au fond de l'édificeA.—L'ignorance peut en partager la honte avec la bigoterie. Il serait pénible de rapporter une telle exception à la vénération que les Italiens portent à leurs grands noms, si elle n'était pas accompagnée d'un trait plus honorablement conforme au caractère général de la nation. Le personnage principal du pays, le dernier rejeton de la famille de Médicis, couvrit de sa protection la mémoire du défunt outragé que ses plus honorables ancêtres avaient distingué de tous ses contemporains. La marquise Lenzoni vengea la tombe de Boccace de l'obscurité dans laquelle elle était restée quelque tems, et lui donna une place honorable dans sa propre demeure. Elle a fait plus: la maison dans laquelle le poète avait passé sa vie n'avait pas été plus respectée que sa tombe, et cette maison tombait en ruines dans les mains d'un propriétaire indifférent au nom de son ancien locataire. Cette maison consiste en deux ou trois petites chambres, une tour basse, sur laquelle Cosmo II a placé une inscription. La marquise a pris ses mesures pour acheter cette maison; et elle se propose de lui consacrer ces soins et cette considération qui sont attachés au berceau et au toit du génie.

Note A: Il en est arrivé autant aux cendres de Voltaire et de Rousseau, à Paris, en 1822.

Ce n'est pas ici le lieu de prendre la défense de Boccace; mais l'homme qui épuisa son petit patrimoine dans l'acquisition de la science, qui fut un des premiers, sinon le premier savant à faire connaître la science et la poésie des Grecs à l'Italie;—qui n'inventa pas seulement un nouveau style, mais qui fonda ou du moins fixa un nouveau langage;—qui jouit de l'estime de toutes les cours polies de l'Europe, et fut jugé digne d'être employé par la république de son pays, la première de l'Italie, et qui plus est, de l'amitié de Pétrarque;—qui vécut en philosophe et en homme libre, et qui mourut dans la recherche de la science;—un tel homme mérite plus de considération qu'il n'en a trouvé dans le prêtre de Certaldo, et de la part d'un voyageur anglais qui l'a peint comme un écrivain odieux, méprisable et licencieux, dont les restes impurs devaient être laissés à la pourriture sans mériter aucun souvenirA. Ce voyageur anglais (malheureusement pour ceux qui ont à déplorer la perte d'une personne vraiment aimable) est au-dessus de toute critique; mais la mort qui n'a pas protégé Boccace contre les attaques de M. Eustace, ne doit pas défendre M. Eustace du jugement impartial de ses successeurs. La mort peut canoniser ses vertus, non ses erreurs; et on peut avancer modestement qu'il a outre-passé, non-seulement comme auteur, mais comme homme, les bornes de la modération, lorsqu'il a évoqué l'ombre de Boccace en compagnie de l'Arétin, au milieu des tombeaux de Santa-Croce, pour la repousser ensuite indignement. Quant à ce qui concerne

Il flagella de' principi,
Il divin Pietro Aretino
,

il est de peu d'importance que la censure se soit exercée sur un pédant (a coxcomb) qui doit sa célébrité présente à ce caractère burlesque qui lui fut donné par le poète dont l'ambre a conservé beaucoup d'autres lubies et d'autres insectes; mais classer Boccace avec un tel personnage, et excommunier ses cendres, est un travers qui, par lui-même, doit nous faire douter des qualités du Touriste pour écrire sur les Italiens, ou même sur toute autre littérature que la leur; car l'ignorance, sur un tel point, peut rendre incapable un auteur pour prononcer en pareil cas; mais d'être sujet à un préjugé de profession doit faire, de l'écrivain, un guide peu sûr dans toutes les occasions. La perversité et l'injustice peuvent bien prendre le titre de ce que l'on appelle vulgairement cas de conscience; et cette pauvre excuse est tout ce que l'on peut alléguer en faveur du prêtre de Certaldo, ou de l'auteur du Classical Tour. On aurait pu répondre à celui-ci de borner ses censures aux Nouvelles de Boccace; et la reconnaissance due à cette source qui alimenta la muse de Dryden de ses derniers et de ses plus harmonieux accords aurait peut-être pu restreindre ces censures aux qualités répréhensibles des Cent Nouvelles. Dans tous les cas, le repentir de Boccace aurait pu arrêter cette exhumation; et on eût dû se rappeler que, dans sa vieillesse, il écrivit une lettre qui engageait un de ses amis à ne pas lire le Décaméron, par modestie, et pour l'auteur qui ne pourrait avoir partout un apologiste pour le justifier d'avoir écrit cet ouvrage dans sa jeunesse, et par l'ordre de ses supérieursB. Ce n'est ni la licence de l'écrivain, ni les mauvais penchans du lecteur, qui ont donné au Décaméron, seul de tous les ouvrages de Boccace, une éternelle popularité. La formation d'un dialecte nouveau et harmonieux a donné l'immortalité aux ouvrages dans lesquels il fut primitivement fixé. Les sonnets de Pétrarque, pour la même raison, ont été destinés à survivre à son Africa, qu'il leur préférait lui-même, et qui était le poème favori des rois. Les traits invariables de nature et de sentimens, dont abondent les Nouvelles, ainsi que les vers des deux auteurs, ont été, sans aucun doute, la source de leur grande célébrité à l'étranger; mais Boccace, comme homme, ne doit pas plus être jugé par cet ouvrage, que Pétrarque ne doit être considéré autrement que comme l'amant de Laure. Cependant, quand même le père de la prose toscane ne serait connu que comme auteur du Décaméron, un écrivain qui se respecte aurait eu soin de ne pas porter une sentence inconciliable avec l'infaillible jugement des siècles et des nations. Une valeur irrévocable n'a jamais été attachée à un ouvrage recommandable seulement par la licence.

Note A: Classical Tour, cap. IX, vol. II, page 355, 3e édit. «Nous ne dirons rien de Boccace, le moderne Pétrone: l'abus du génie est plus odieux et plus méprisable que son absence, et il importe peu où les restes impurs d'un auteur licencieux soient confondus avec leur poussière native (kindred dust). Pour la même raison, le voyageur peut passer sous silence la tombe du malicieux Arétin.»

Cette phrase ambiguë peut difficilement sauver l'auteur (le Touriste, the Tourist) du soupçon d'avoir commis une autre bévue, concernant le lieu de sépulture de l'Arétin, dont le tombeau était dans l'église de Saint-Luc à Venise, et donna lieu à la fameuse querelle dont il est parlé dans Bayle. Maintenant les paroles de M. Eustace nous conduiraient à penser que cette tombe est à Florence, ou au moins que l'on peut la reconnaître quelque part. On ne peut décider maintenant si l'inscription tant controversée a été placée sur la tombe de l'Arétin; car tout souvenir monumental de cet auteur a disparu de l'église de Saint-Luc, qui est maintenant changée en un magasin de lampes.

Note B: Non enim ubique est, qui in excusationem meam consurgens dicat, juvenis scripsit, et majoris couctus imperio. La lettre était adressée à Maghinard de Cavalcanti, maréchal du royaume de Sicile. Voyez Tiraboschi. Storia, etc., tome V, page 2; lib. III, page 525, édit. Ven. 1795.

La véritable cause de ce soulèvement de haine suscité depuis long-tems contre Boccace fut le choix qu'il a fait de ses scandaleux personnages dans les cloîtres comme dans les cours; mais les princes n'ont fait que rire des aventures galantes si injustement attribuées à la reine Theodelinda, tandis que le clergé cria infamie sur les débauches empruntées aux couvens et aux ermitages; et probablement pour la raison opposée, savoir, l'exactitude et la vérité des tableaux. Deux des nouvelles sont attribuées à des faits déguisés en contes, pour tourner en ridicule la canonisation de fripons et de laïques (rogues and laymen). Ser Ciappelletto et Marcellinus sont cités avec éloge, même par le décent MuratoriA. Le grand Arnaud, comme le nomme Bayle, assure qu'une nouvelle édition de ses Nouvelles fut proposée avec des retranchemens (expurgations) qui consistaient dans les mots moines et nonnes, en attribuant l'immoralité à d'autres noms. L'histoire littéraire de l'Italie ne fait pas mention d'une semblable édition; mais cela se proposait un peu avant que toute l'Europe eût la même opinion sur le Décaméron; et l'absolution de l'auteur semble avoir été un point établi depuis une centaine d'années. «On se ferait siffler si l'on prétendait convaincre Boccace de n'avoir pas été honnête homme puisqu'il a fait le Décaméron.» C'est ainsi que s'exprimait un des meilleurs hommes, et peut-être le meilleur critique qui ait jamais vécu,—le vrai martyr de l'impartialitéB. Mais comme cette assertion pourrait sembler venir d'un de ces ennemis sujets à être suspectés, même lorsqu'ils nous font présent d'une vérité, on peut trouver un raisonnement bien plus fort contre la proscription du corps, de l'ame et de la muse de Boccace, dans quelques paroles de son vertueux et patriotique contemporain, qui jugea un des contes de cet impur écrivain, digne d'une version latine de sa main. «J'ai remarqué quelque part, dit Pétrarque, écrivant à Boccace, que le livre lui-même a été attaqué par certains dogues, mais vigoureusement défendu par votre bâton et votre voix. Je n'en ai pas été surpris, car j'ai eu des preuves de la vigueur de votre esprit, et je sais que vous êtes tombé sur cette race incapable et insolente d'hommes qui blâment toujours dans les autres ce qu'ils ne veulent pas, ne connaissent pas, ou ne peuvent faire: c'est dans ce cas seulement qu'ils sont doctes et habiles; mais pour tout le reste, ils sont muetsC

Note A: Dissertationi sopra te antichita Italiane. Diss. 58, tome III, édit. Milan, 1751.

Note B: Éclaircissement, etc., etc., page 638, édit. Basle, 1741, dans le supplément au dictionnaire de Bayle.

Note C: Animadverti alicubi librum ipsum canum dentibus lacessitum, tuo tamen baculo egregiè tuâque voce defensum. Nec miratus sum: nam vires ingenii tui novi, et scio expertus esses hominum genus insolens et ignavum, qui, quidquid ipsi vel nolunt, vel nesciunt vel non possunt, in aliis reprehendunt; ad hoc unum docti et arguti, sed elingues ad reliqua. Epist. Joan. Boccatio, opp. tome I, page 540, édit. Basil.

Il est satisfaisant de penser que tous les prêtres ne ressemblent pas à ceux de Certaldo, et qu'un d'entre eux, n'ayant pu obtenir les restes de Boccace, ne voulut pas perdre la faculté d'élever un cénotaphe à sa mémoire. Bevius, chanoine de Padoue, au commencement du seizième siècle, érigea à Arquà, vis-à-vis le tombeau de ce poète, une table dans l'inscription de laquelle il associait Boccace aux mêmes honneurs que Dante et Pétrarque.

RetourNOTE 34, STANCE 60.

Notre vénération pour les Médicis commence avec Cosme, et finit avec son petit-fils. Ce ruisseau n'est pur qu'à sa source; c'est pour rechercher quelques monumens des vertueux républicains de cette famille, que nous visitons l'église de Saint-Lorenzo à Florence. La chapelle brillante et inachevée que l'on voit dans cette église, désignée pour les mausolées des ducs de Toscane, et entourée de tombeaux et de couronnes, ne fait naître aucun sentiment que celui du mépris pour la vanité prodigue d'une race de despotes, tandis qu'une dalle du pavé simplement consacrée au père de son pays, nous réconcilie avec le nom de MédiciA. Il était bien naturel que CorinneB supposât que la statue élevée au duc d'Urbain, dans la capella de' despoti, l'eût été à son grand homonyme; mais Laurent le Magnifique n'occupe qu'un petit tombeau placé dans une niche de la sacristie. La décadence de la Toscane date de la souveraineté des Médicis. Notre Sidney nous a tracé une peinture brillante, mais fidèle, du calme sépulcral qui a succédé à l'établissement des familles régnantes en Italie. «Malgré toutes les séditions de Florence et des autres villes de la Toscane, les horribles factions des Guelfes et des Gibelins, des Noirs et des Blancs, des nobles et des communes, ces villes continuèrent à être populeuses, fortes et très-riches; mais dans l'espace de moins de cent cinquante années, le paisible règne des Médicis est supposé avoir réduit à un dixième la population de cette province. Il est remarquable, entre autres indices, que lorsque Philippe II d'Espagne donna Sienne au duc de Florence, son ambassadeur, alors à Rome, lui écrivit qu'il venait d'abandonner plus de six cent cinquante mille sujets; et on ne croit pas qu'il y ait maintenant plus de vingt mille ames dans cette ville et dans son territoire. Pise, Pistoie, Arezzo, Cortone et d'autres villes, qui étaient alors riches et populeuses, sont réduites à une semblable proportion, et Florence plus qu'aucune d'elles. Lorsque cette cité était troublée par des séditions, des soulèvemens et des guerres, pour la plupart malheureuses, elle conservait cependant une telle force que lorsque Charles VIII, roi de France, reçu comme ami avec toute son armée, qui bientôt après conquit le royaume de Naples, essaya de s'en rendre maître, le peuple, prenant les armes, lui inspira une telle frayeur qu'il se trouva heureux de s'éloigner aux conditions qu'il prétendait imposer. Machiavelli rapporte qu'à cette époque Florence seule, avec le Val d'Arno, petit territoire appartenant à cette ville, aurait pu, en peu d'heures, au son d'une cloche, rassembler cent trente-cinq mille hommes armés; au lieu que maintenant Florence et toutes les autres villes de la province sont tombées dans un tel état de faiblesse, de misère, de pauvreté et d'avilissement, qu'elles ne peuvent ni résister à l'oppression de leur propre souverain, ni se défendre, ainsi que lui, contre les attaques d'un ennemi étranger. Les citoyens sont dispersés à Venise, à Gênes, Rome, Naples et Lucques. Ce n'est point l'effet de la guerre ou de la peste; ils jouissent d'une parfaite paix, et ne souffrent pas d'autres plaies que le gouvernement qui pèse sur euxC.» Depuis l'usurpateur Cosme jusqu'à l'imbécille Gaston, nous cherchons vainement à trouver quelques-unes de ces qualités sans mélange qui pourraient élever un patriote au commandement de ses concitoyens. Les grands ducs, et particulièrement Cosme III, ont opéré un changement si complet dans le caractère toscan, que les naïfs Florentins, pour excuser quelques imperfections du système philanthropique de Léopold, sont obligés d'avouer que le souverain était le seul homme libéral de ses états. Cependant cet excellent prince lui-même, n'a pas d'autre notion d'une assemblée nationale, que d'être un corps destiné à représenter les besoins et les désirs, mais non la volonté du peuple.

Note A: Cosmus Medices, Decreto Publico, Pater Patriœ.

Note B: Corinne, livre XVIII, chap. 3, vol. III, page 248.

Note C: Sur le gouvernement, chap. II, sect. XXVI, page 208, édit. 1751. Sidney est avec Locke et Hoadley, un des méprisables écrivains de Hume.

RetourNOTE 35, STANCE 63.

«Et tel fut leur mutuel acharnement, telle fut leur application au combat, que le tremblement de terre, qui renversa en grande partie plusieurs villes d'Italie, qui changea le cours de rivières rapides, porta les flots de la mer dans les fleuves, et fit ébouler les montagnes elles-mêmes, ne fut senti par aucun des combattansA.» Tel est le récit de Tite-Live. Il est douteux que les tacticiens modernes admettent une pareille abstraction.

Note A: Tantusque fuit ardor animorum, adeò intentus pugnœ animus, ut eum terrœ motum qui multarum urbium Italiœ magnas partes prostravit, avertitque cursu rapido amnes, mare fluminibus invexit, montes lapsu ingenti proruit, nemo pugnantium senserit. Tit. Liv. lib. XXII, cap. 12.

On ne peut se méprendre sur le lieu de la bataille de Trasimène. En se rendant du village de Cortona à Casa di Piano, qui en est le plus prochain relais sur la route de Rome, on a pendant les deux ou trois premiers milles, autour de soi, mais plus particulièrement à sa droite, ces plaines qu'Annibal ravagea afin d'engager le consul Flaminius à sortir d'Arezzo. À gauche et en face, se trouve une chaîne de collines, se dirigeant en pente vers le lac de Trasimène, nommées par Tite-Live Montes Cortonenses, et appelées aujourd'hui La Gualandra. Le voyageur s'approche de ces collines à Ossaja, village que les itinéraires prétendent avoir été ainsi dénommé à cause des os qu'on y a trouvés: mais il n'y a point eu d'os trouvés en ce lieu; et la bataille s'est livrée de l'autre côté de la colline. À partir d'Ossaja, la route commence à monter un peu, mais elle ne s'engage dans les montagnes qu'à la soixante-septième pierre milliaire depuis Florence. Cette montée n'est pas rude, mais elle continue sans interruption durant vingt minutes. On aperçoit bientôt le lac en bas sur la droite, ainsi que Borghetto, tour ronde au milieu des eaux; et les collines en partie couvertes de bois, à travers lesquelles tourne la route, descendent peu à peu et comme par ondulations successives jusque dans les marais qui avoisinent la tour. C'est au-dessous de la route, et sur la droite, au milieu de ces éminences boisées, qu'Annibal plaça sa cavalerieA, dans les gorges ou plutôt au-dessus du défilé qui était entre le lac et la route actuelle, et très-probablement près de Borghetto, au pied même du plus bas de ces tumuliB. Au sommet d'une colline, sur la gauche, au-dessus de la route, est un édifice ruiné de forme circulaire, que les paysans appellent la tour d'Annibal le Carthaginois. Arrivé au plus haut point de la route, le voyageur découvre en partie la plaine fatale, qui s'ouvre tout entière à ses regards lorsqu'il descend la Gualandra. Il se trouve bientôt dans une vallée renfermée, à droite, en face et par derrière, entre les collines de la Gualandra, qui forment un segment plus que semi-circulaire et aboutissent à chaque extrémité au lac qui se dirige obliquement à droite, et constitue la corde de cet arc de montagnes. La position ne peut être devinée, à la considérer des plaines de Cortona, et elle ne paraît aussi complètement fermée qu'à celui qui est au beau milieu de ces collines. Elle semble donc «un emplacement fait exprès pour un piége,» locus insidiis natus. Borghetto se trouve dans un défilé étroit et marécageux entre la colline et le lac, tandis que du côté opposé il n'y a d'issue que par la petite ville de Passignano, qui baigne pour ainsi dire dans l'eau, au pied d'un coteau élevé et hérissé de rocsC. Il y a une éminence boisée s'étendant des montagnes à la plus haute extrémité de la plaine du côté de Passignano, et sur cette éminence est un village tout blanc, nommé Torre. Polybe semble désigner cette hauteur comme celle où Annibal campa et mit en évidence ses Africains et ses Espagnols pesamment armésD. De là le général carthaginois dépêcha ses frondeurs des îles baléares et ses troupes légères sur toute l'étendue de sa droite au milieu de la Gualandra, en sorte que ce détachement arrivât, sans être aperçu, se mît en embuscade dans les fonds que la route actuelle traverse, et fût prêt à manœuvrer sur le flanc gauche de l'ennemi qu'il dominerait, tandis que la cavalerie fermerait le passage par derrière. Flaminius atteignit le lac près de Borghetto au coucher du soleil; et, sans envoyer quelques espions au devant de lui, il s'engagea dans le défilé le lendemain matin avant que le jour fût complètement levé, de sorte qu'il n'aperçut point la cavalerie et les troupes légères qui le dominaient et l'environnaient, et ne vit que les Carthaginois pesamment armés en face de lui sur la hauteur de TorreE. Le consul commença à étendre son armée dans la plaine, et en même tems la cavalerie qui était en embuscade occupa derrière lui le passage de Borghetto. Ainsi les Romains furent complètement cernés, ayant à droite le lac, en front le gros de l'armée ennemie sur la hauteur de Torre, sur leur flanc gauche les collines de la Gualandra pleines de troupes légères, et sur leurs derrières la cavalerie qui à mesure qu'ils avançaient s'emparait de toutes les issues et barrait la retraite. Un brouillard qui s'éleva du lac couvrit alors toute l'armée du consul: les hauteurs au contraire étaient éclairées par le soleil levant, et les différens corps placés en embuscade regardaient la hauteur de Torre pour concerter leurs attaques. Annibal donna le signal, et descendit de sa position élevée. Au même moment toutes ses troupes, du haut des éminences qui dominaient les derrières et le flanc gauche de Flaminius, se précipitèrent, comme d'un commun accord, dans la plaine. Les Romains, qui formaient leurs rangs au milieu du brouillard, entendirent tout-à-coup les cris de l'ennemi retentir au milieu d'eux de l'un et l'autre côté, et avant qu'ils pussent se mettre en ordre de bataille, tirer leurs épées et voir par qui ils étaient attaqués, ils sentirent qu'ils étaient environnés et perdus.

Note A: Equites ad ipsas fauces saltils tumulis aptè tegentibus locat. Tit. Liv., liv. XXII, cap. 4.

Note B: Ubi maximè montes Cortonenses Thrasimenus subit. Ibid.

Note C: Indè colles assurgunt. Ibid.

Note D: Τὸν μὲν πρόσωπον τῆς πορείας λόφον αὐτὸς κατέλαϐετο καὶ τοὺς Λὶϐυας καὶ τοὺς Ἲϐηρας ἒχων ἐᾠ αὐτοῦ πατεστρατοπέδευσε. Hist. lib. III, cap. LXXXIII. Le récit de Polybe ne s'accorde pas aussi aisément que celui de Tite-Live avec l'état actuel des lieux. Il parle de collines à la droite et à la gauche du défilé et de la vallée; mais quand Flaminius fut entré, il n'eut que le lac à la droite.

Note E: A tergo et super caput decepere insidiæ. Tit. Liv., etc.

Il y a deux petits ruisseaux qui coulent de la Gualandra dans le lac. Le voyageur traverse le premier de ces ruisseaux environ un mille après être descendu dans la plaine, et c'est même la limite du territoire toscan et des États du Saint-Siége. Le second ruisseau, environ un quart de mille plus loin, est appelé le ruisseau sanglant, et les paysans montrent, sur la gauche, entre le Sanguinetto et les collines, une place découverte qui fut, disent-ils, le théâtre principal du carnage. L'autre partie de la plaine est couverte d'oliviers plantés fort près les uns des autres au milieu de champs de blé, et n'est nulle part d'un niveau uniforme, excepté sur le bord du lac. Il est, à la vérité, fort probable que la bataille se livra à cette extrémité de la vallée; car les six mille Romains qui, au commencement de l'action, enfoncèrent l'ennemi, parvinrent au sommet d'une éminence qui a dû se trouver dans ces environs: autrement ils auraient eu à traverser toute la plaine et à percer le gros de l'armée d'Annibal.

Les Romains combattirent en désespérés pendant trois heures: mais la mort de Flaminius fut le signal d'une déroute générale. La cavalerie carthaginoise fondit alors sur les fuyards, et le lac, le marais de Borghetto, mais surtout la plaine du Sanguinetto et les défilés de la Gualandra, furent jonchés de morts. Près de quelques vieux murs, sur une éminence à la gauche du ruisseau, on a souvent trouvé des os humains, et ceci a confirmé les droits et le nom du ruisseau de sang.

Chaque district de l'Italie a son héros. Dans le nord, c'est un peintre qui est le génie ordinaire du lieu, et l'étranger Julio Romano fait plus que partager les honneurs de Mantoue avec Virgile, l'enfant de cette ville. Dans le sud, nous entendons des noms romains. Près du lac Trasimène, la tradition est encore fidèle à la renommée d'un ennemi, et Annibal le Carthaginois est le seul nom ancien dont on ait gardé le souvenir sur les bords du lac de Pérouse. Flaminius est inconnu; mais les postillons de cette route ont été instruits à montrer le lieu même où il console romano fut tué. De tous ceux qui combattirent et succombèrent à la bataille de Trasimène, l'histoire elle-même n'a conservé qu'un seul nom, après ceux des généraux, celui de Maharbal. Vous rencontrez encore le Carthaginois sur cette route en allant à Rome. L'antiquaire, c'est-à-dire le valet d'écurie de la poste de Spolette, vous raconte que sa ville repoussa l'ennemi victorieux, et vous montre la porte qu'on nomme encore Porta di Annibale. Il est à peine digne de remarque qu'un voyageur français, bien connu sous le nom du président Dupaty, a vu le lac de Trasimène dans celui de Bolsena, qui se trouva fort à propos sur sa route de Sienne à Rome.

RetourNOTE 36, STANCE 66.

Aucun livre de voyages n'a omis de s'étendre sur le temple de Clitumnus, entre Foligno et Spolette: aucun site, aucune scène, même en Italie, n'est plus digne d'une longue description. Quant au récit du pillage de ce temple, le lecteur est renvoyé aux Historical Illustrations of the fourth Canto of Childe Harold.

RetourNOTE 37, STANCE 71.

J'ai vu la Cascata del marmore de Terni deux fois, à différentes époques: une fois du sommet du précipice, une autre fois du fond de la vallée. La vue d'en bas est de beaucoup préférable, si le voyageur n'a pas le tems de la voir dans ses deux sens: mais, dans l'un ou dans l'autre, vue d'en haut ou d'en bas, ce spectacle vaut toutes les cascades et tous les torrens de la Suisse: le Staubach, le Reichenbach, le Pisse-Vache, la chute d'Arpena, etc., sont des ruisseaux en comparaison. Quant à la chute du Rhin à Schaffouse, je ne puis en parler, ne l'ayant pas encore vue.

RetourNOTE 38, STANCE 72.

Le lecteur peut avoir vu, dans une note de Manfred, une courte description du tems, du lieu et des qualités de cette sorte d'Iris. La cascade ressemble si fort à un enfer d'eau, qu'Addisson croyait que le lac sans fond par où Alecto plonge dans les régions infernales, y fait allusion. Il est assez extraordinaire que deux des plus belles cascades d'Europe soient artificielles,—celle du Vélino et celle de Tivoli. Je recommande fort au voyageur de suivre le Vélino jusqu'au petit lac nommé Piè di Lupo. Le territoire Réatin était la vallée de Tempé de l'ItalieA, et Pline le naturaliste a remarqué, entre autres beautés, les arcs-en-ciel quotidiens du lac VélinusB. Un savant célèbre a consacré un traité à ce seul districtC.

Note A: Reatini me ad sua Tempe duxerunt. Cicer. ep. ad Att. XV, liv. IV.

Note B: In eodem lacu nullo non die apparere arcus. Pl. Hist. Nat. II, 62.

Note C: Ald. Manut. de Reatina urbe agroque, ap. Sallengre Thesaur. Tome I, page 773.

RetourNOTE 39, STANCE 73.

Dans la plus grande partie de la Suisse, les avalanches sont connues sous le nom de lauwine.

RetourNOTE 40, STANCE 75.

Ces stances rappelleront probablement au souvenir du lecteur les remarques de l'Enseigne Northerton: «D—n homo etc.» Mais les motifs de notre dégoût ne sont pas exactement les mêmes. Je désire faire entendre que nous sommes las de l'auteur dont l'étude nous est imposée comme une tâche avant que nous puissions en comprendre la beauté; que nous apprenons par routine avant que nous puissions apprendre par sentiment; que le charme de la nouveauté est détruit, que le plaisir et l'avantage à venir sont tués et anéantis par cette anticipation didactique à un âge où nous ne pouvons ni sentir ni comprendre des ouvrages qui, pour plaire ou faire réfléchir, demandent une certaine expérience de la vie tout aussi bien que du latin et du grec. Par la même raison nous ne pouvons jamais sentir toute la beauté de quelques-uns des plus sublimes endroits de Shakspeare (to be or not to be par exemple), attendu qu'on nous en a martelé la cervelle à l'âge de huit ans; que ça été un exercice, non d'intelligence, mais de mémoire; de telle sorte que parvenus à l'âge où nous serions capables d'en jouir, notre goût est perdu et notre appétit est blasé. En certains pays du continent, les jeunes gens s'instruisent dans les auteurs les plus ordinaires, et ne lisent les classiques qu'à un âge plus mûr. Je ne parle pas de cela par quelque sentiment de dépit ou d'aversion contre le lieu de ma première éducation. Je fus un enfant paresseux, mais non pas imbécile: et je crois que personne n'a pu ou ne peut être plus attaché à l'école de Harrow que je ne l'ai été moi-même, et ce n'est pas sans raison;—une partie du tems que j'y ai passé a été la plus heureuse partie de ma vie; et mon maître (le révérend docteur Joseph Drury) fut le meilleur et le plus digne ami que j'aie jamais eu. Je ne me suis que trop bien souvenu de ses avertissemens, quoique trop tard,—après que j'eus failli: et ce sont ses conseils que j'ai suivis toutes les fois que j'ai été bon et sage. Si jamais cet imparfait témoignage de mes sentimens parvient jusques à ses yeux, puisse-t-il lui rappeler celui qui ne pense jamais à lui qu'avec reconnaissance et vénération,—celui qui serait encore plus heureux de se dire son élève, si en suivant plus exactement les sages injonctions de son maître, il eût pu réfléchir sur lui, quelque honneur.

RetourNOTE 41, STANCE 79.

Pour commentaire de cette stance et des deux suivantes, le lecteur peut consulter les Historical Illustrations of the fourth canto of Childe Harold.

RetourNOTE 42, STANCE 82.

Orose porte les triomphes au nombre de trois cent vingt. Il est suivi par Pauvinius, et Pauvinius l'est par Gibbon et les écrivains modernes.

RetourNOTE 43, STANCE 83.

Certes, sans ces deux traits de la vie de Sylla, auxquels je fais allusion dans cette stance, nous devrions le regarder comme un monstre sans aucune admirable qualité qui rachetât ses crimes. L'Expiation à laquelle il se soumit en résignant volontairement le pouvoir, doit peut-être nous satisfaire comme elle semble avoir satisfait les Romains, qui, s'ils n'eussent eu aucun respect pour Sylla, l'auraient sans doute fait périr. Il ne put y avoir division d'opinions, il ne put y avoir de milieu: tous durent penser comme Eucrate, que ce qui avait paru ambition était amour de la gloire, et que ce qui avait été pris à tort pour orgueil était réelle grandeur d'ameA.

Note A: Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire: je voyais bien que votre ame était haute; mais je ne soupçonnais pas qu'elle fût grande.

(Dialogue de Sylla et d'Eucrate.)

RetourNOTE 44, STANCE 86.

Le 3 septembre, Cromwell gagna la victoire de Dunbar; un an après il obtint son crowning mercy de Worcester; et peu d'années après, le même jour, il lui advint ce qu'il avait toujours regardé comme la plus heureuse chose pour lui, il mourut.

RetourNOTE 45, STANCE 87.

Le projet de diviser la statua di Pompeio a déjà été mentionné par l'historien de la décadence et de la chute de l'empire romain. Gibbon l'a trouvé dans les Mémoires de Flaminius VaccaA; et l'on peut encore ajouter à son récit, que le pape Jules III donna cinq cents écus à ceux qui se disputaient la statue, et la céda au cardinal Capo di Ferro, qui avait empêché qu'on n'exécutât sur elle le jugement de Salomon. Dans un âge plus civilisé, cette statue fut exposée à une mutilation réelle: car les Français qui jouaient le Brutus de Voltaire dans le Colisée, décidèrent que leur César tomberait aux pieds de ce Pompée, qui était supposé avoir été arrosé du sang du véritable dictateur. Le héros de neuf pieds fut donc transporté dans l'arène de l'amphithéâtre, et, pour la plus grande facilité du transport, souffrit l'amputation temporaire de son bras droit. Les tragédiens républicains dirent, pour leur défense, que le bras était une pièce rapportée; mais leurs accusateurs ne croient pas que l'intégrité de la statue l'eût protégée contre la mutilation. Le désir de trouver des coïncidences a signalé le vrai sang de César dans une tache qui est près du genou droit; mais une critique plus froide a renié, non-seulement le sang, mais l'image elle-même, et a considéré le globe que tient la statue dans la main, comme appartenant plutôt au premier des empereurs qu'au dernier chef républicain de Rome. WinkelmannB accorde à regret que ce soit la statue héroïque d'un citoyen romain; mais l'Agrippa Grimani, presque contemporain, est héroïque; et les figures romaines toutes nues sont à la vérité rares, mais pas complètement proscrites. Le visage s'accorde beaucoup mieux avec le hominem integrum, et castum et gravemC, qu'avec aucun des bustes d'Auguste; et il est trop sévère pour celui qui fut beau, dit Suétone, à toutes les époques de sa vie. La ressemblance prétendue avec Alexandre-le-Grand ne peut être distinguée; mais les traits se rapportent à ceux de la médaille de PompéeD. Le globe si objecté peut avoir été une flatterie assez bien adressée à celui qui trouva l'Asie-Mineure frontière de l'empire, et l'en laissa le centre. Il semble que Winkelmann a commis une erreur, en disant qu'on ne peut fonder aucune preuve de l'identité de cette statue avec celle qui reçut le sanglant sacrifice, sur la considération du lieu où elle fut découverteE. Flaminius Vacca dit, sotto una cantina, et cette cantina est connue pour avoir été dans le Vicolo de' Lentari, près la Cancellaria, position exactement correspondante à celle du Janus devant la basilique du théâtre de Pompée, où Auguste fit transférer la statue après que la Curia eut été brûlée ou abattueF. Une partie du portique, ombrage de PompéeG, existait au commencement du quinzième siècle; et l'atrium était encore nommé satrum. Ainsi dit BlondusH. Quoi qu'il en soit, si imposante est la majesté sévère de la statue, si mémorable est l'histoire, que le jeu de l'imagination ne laisse pas de place à l'exercice du jugement, et que la fiction, si fiction il y a, opère sur le spectateur avec un effet non moins puissant que ne le ferait la vérité elle-même.

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