Œuvres complètes de lord Byron, Tome 03: avec notes et commentaires comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Note A: Fair foes.
115. O ma fille! ce chant a commencé avec ton nom;—ô ma fille! c'est avec ton nom qu'il doit finir.—Je ne te vois point,—je ne t'entends point,—mais personne ne peut être aussi ravi en toi. Tu es l'amie vers laquelle s'étendent les ombres de mes années à venir. Quand même tu ne me reverrais jamais, ma voix se fera entendre dans tes visions futures, et pénétrera jusqu'à ton cœur,—lorsque le mien sera glacé.—Tu entendras même des accens sortir de la tombe de ton père.
116. Aider au développement de ta jeune intelligence,—épier l'aurore de tes joies d'enfant,—rester près de toi pour te voir grandir, et acquérir la connaissance d'objets qui, pour toi, sont des merveilles!—Te bercer légèrement sur mes genoux heureux, et imprimer sur ta douce joue un baiser de père,—ce bonheur, sans doute, ne m'était point réservé; cependant il était dans ma nature:—tel que je suis, je ne sais ce qui est en moi: il me semble pourtant qu'il y a quelque chose de semblable à ce délicieux sentiment.
117. Oui, quand même on t'apprendrait la haine comme un devoir; je sais que tu m'aimeras. Vainement mon nom te serait-il défendu, comme un mot de sinistre augure,—une espérance brisée: vainement la tombe se serait fermée entre nous,—rien ne serait changé; je sais que tu m'aimeras. Quand même on aurait le dessein d'extraire mon sang de tes veines, et que l'on y réussirait,—tout serait vain,—tu m'aimerais encore, car tu y tiendrais plus qu'à la vie.
118. Tu es l'enfant de l'amour,—quoique née dans des heures d'amertume et nourrie dans des angoisses. Ce furent là les élémens de la vie de ton père;—les tiens ne sont pas moins funestes que ceux qui ont présidé à ta naissance,—mais la flamme de ta vie sera plus tempérée, et tes espérances seront plus heureuses et plus hautes. Que les sommeils de ton berceau soient doux et paisibles! Du sein des mers que je vais parcourir, et du sommet des montagnes où j'erre maintenant, je voudrais appeler sur toi autant de bénédicitions que, dans ma douleur, il me semble que tu aurais pu en attirer sur moi!
NOTES DU TROISIÈME CHANT
RetourNOTE 1, STANCE 18.
Place d'honneur (pride of place) est un terme de fauconnerie, et il signifie le plus haut point du vol. Voyez Macbeth, etc.
An eagle towering in his pride of place
Was by a mousing owl hawk'd at and kill'd.
Un aigle s'élevant à sa place d'honneur fut, par un hibou aux aguets, poursuivi et tué.
RetourNOTE 2, STANCE 20.
Voyez le fameux chant d'Harmodius et d'Aristogiton. La meilleure traduction qui en ait été faite en anglais est celle de M. Denman, dans l'Anthologie de Bland.
RetourNOTE 3, STANCE 21.
Dans la nuit qui précéda la bataille, un bal, dit-on, fut donné à Bruxelles.
RetourNOTES 4 ET 5, STANCE 26.
Sir Evan Caméron et son descendant, Donald, le beau Lochiel, des quarante-cinq.
RetourNOTE 6, STANCE 27.
On suppose que le bois de Soignies est un reste de la forêt des Ardennes, fameuse dans l'Orlando de Boïardo, et immortalisée dans le As you like it (Comme il vous plaira) de Shakespeare. Elle est aussi célébrée dans Tacite, comme étant le lieu où les Germains se défendirent avec succès contre les usurpations des Romains. J'ai hasardé d'adopter le nom qui est associé à de nobles souvenirs plutôt que celui qui ne rappelle dans son origine que des idées de carnage.
RetourNOTE 7, STANCE 30.
Le guide qui me conduisit du mont Saint-Jean sur le champ de bataille paraissait intelligent et exact. L'endroit où tomba le major Howard n'était pas éloigné de deux grands arbres isolés (il y en avait un troisième, mais il fut coupé ou brisé pendant la bataille) qui sont à peu de distance l'un de l'autre, sur le bord d'un chemin. Il mourut et fut enterré sous ces arbres. Son corps a été depuis transporté en Angleterre. Un petit enfoncement de terrain marque encore l'endroit où il fut enseveli, mais il sera probablement bientôt nivelé. La charrue a passé dessus, et il y a maintenant du blé de semé.
Après m'avoir indiqué les différens endroits où Picton et d'autres braves militaires ont péri, le guide me dit: «Voici où tomba le major Howard; j'étais près de lui quand il fut blessé.» Je lui racontai qu'il était mon parent; alors il me sembla encore plus empressé de m'indiquer d'une manière précise le lieu et les circonstances de ce cruel événement. Ce lieu est un de ceux qui peuvent se reconnaître le plus facilement sur ce champ de bataille, à cause de la particularité des deux arbres déjà mentionnés.
J'ai parcouru deux fois à cheval le champ de bataille de Waterloo, en le comparant avec mes souvenirs de scènes semblables. Comme plaine, Waterloo semble marqué pour être le théâtre de quelque grande action, quoique cela puisse être un pur effet de mon imagination. J'ai visité attentivement celles de Platée, de Troie, de Mantinée, de Leuctres, de Chéronée et de Marathon; et la plaine qui entoure Mont-Saint-Jean et Hougoumont semble ne manquer que d'une meilleure cause et de cette indéfinissable, mais impressive auréole que le laps des tems répand autour d'un lieu illustré, pour le disputer en intérêt à toutes celles que j'ai nommées, excepté peut-être à la dernière.
RetourNOTE 8, STANCE 34.
Les pommes (fabuleuses) des bords du lac Asphaltes étaient, disait-on, belles au dehors, et toutes de cendre au dedans. Voyez Tacite, Hist. 1. 5, 7.
RetourNOTE 9, STANCE 41.
La grande erreur de Napoléon (si nos histoires sont véridiques) fut son continuel mépris pour le genre humain, parce qu'il n'avait aucune communauté de sentiment avec eux ou pour eux; mépris peut-être plus offensif pour la vanité humaine que la cruauté active de la tyrannie la plus tremblante et la plus soupçonneuse.
Tels furent ses discours aux assemblées publiques, ainsi que ses conversations avec les individus; et les seules paroles que l'on suppose qu'il a dites à son retour à Paris, après que l'hiver de Russie eut détruit son armée, en se frottant les mains près du feu: «Il fait meilleur ici qu'à Moscow,» lui ont probablement aliéné plus de cœurs que les revers désastreux qui l'avaient amené à faire cette remarque.
RetourNOTE 10, STANCE 48.
What wants that knave
That a king should have?
De quoi manque ce coquin
Pour qu'il ne soit roi demain?
Fut la question du roi Jacques en rencontrant Johnny Armstrong et ses compagnons dans leur complet accoutrement. Voyez la ballade.
RetourNOTE 11, STANCE 1 DU CHANT.
Le château de Drachenfeld est situé sur le plus haut sommet des Sept Montagnes, sur les bords du Rhin. Il tombe en ruines, et il s'y rattache quelques singulières traditions. C'est le premier que l'on aperçoit sur la route de Bonn, mais sur le côté opposé de la rivière. Presque en face de ce curieux monument, sont les restes d'un autre château nommé le Château du Juif, et une large croix plantée en commémoration du meurtre d'un chef par son frère. Le nombre des châteaux et des villes qui sont situés sur les deux rives du Rhin est très-grand, et leurs situations remarquablement belles.
RetourNOTE 12, STANCE 57.
Le monument du jeune et malheureux général Marceau (tué par un biscayen à Alterkirchen, le dernier jour de l'an 4 de la république française) existe encore comme je l'ai décrit.
Les inscriptions gravées sur ce monument sont trop longues, et elles n'étaient pas nécessaires: son nom suffisait. Les Français l'adoraient, et ses ennemis l'admiraient. Les uns et les autres pleurèrent sur lui.—Ses funérailles furent accompagnées de généraux et de détachemens des deux armées. Le général Hoche est enterré dans le même tombeau. C'était aussi un brave dans le vrai sens du mot. Mais quoique lui-même se fût distingué dans les batailles, il n'eut pas l'honneur d'y être tué. Sa mort fut soupçonnée d'être causée par le poison.
Un monument séparé (qui ne renferme pas son corps, puisqu'il est enterré avec celui de Marceau) lui est élevé près d'Andernach, vis-à-vis duquel eut lieu un de ses plus mémorables exploits, lorsqu'il jeta un pont sur le Rhin. Ce monument diffère, par la forme et le style, de celui de Marceau; l'inscription est plus simple et plaît davantage.
L'ARMÉE DE SAMBRE-ET-MEUSE
À SON GÉNÉRAL EN CHEF
HOCHE.
Voilà tout, il n'en fallait pas davantage. Hoche était placé au premier rang des premiers généraux de la République, avant que Bonaparte eût monopolisé ses triomphes.—Il était destiné à commander l'armée d'invasion dirigée contre l'Irlande.
RetourNOTE 13, STANCE 58.
Ehrenbreitstein (Ehren-breit-stein), c'est-à-dire la grande pierre d'honneur, une des plus puissantes forteresses de l'Europe, fut démantelée et détruite par les Français à la trêve de Léoben.—Elle fut réduite par la famine ou la trahison, et ne pouvait l'être que par elles. Elle céda à la première, aidée par une surprise. Après avoir vu les fortifications de Malte et de Gibraltar, elle perd beaucoup à la comparaison, mais sa situation est avantageuse. Le général Marceau l'assiégea en vain pendant quelque tems; et j'ai couché dans une chambre où l'on me montra une fenêtre à laquelle on me dit que Marceau se plaça pour observer au clair de la lune les progrès du siége, lorsqu'un boulet vint frapper immédiatement au-dessous.
RetourNOTE 14, STANCE 63.
La chapelle est détruite, et la pyramide d'ossemens a été beaucoup diminuée par la légion bourguignonne au service de France, qui avait à cœur d'effacer le souvenir de l'invasion malheureuse de leurs ancêtres. Un petit nombre de ces ossemens subsiste encore, malgré tous les efforts des Bourguignons pendant des siècles (tous ceux qui passaient par-là en emportaient chacun un dans leur pays), et les larcins moins pardonnables des postillons suisses, qui les prenaient pour les vendre à des couteliers, qui les recherchaient beaucoup, parce que, étant blanchis par les années, ils en étaient devenus plus précieux. Je me suis permis d'emporter à peu près le quart des ossemens d'un héros; et ma seule excuse, c'est que, si je n'avais pas enlevé ces os, le premier passant les eût pris pour en faire un indigne usage, tandis que je me propose de les conserver religieusement.
RetourNOTE 15, STANCE 65.
Aventicum (près de Morat) était la capitale romaine de l'Helvétie, où Avenche est maintenant situé.
RetourNOTE 16, STANCE 66.
Julia Alpinula, jeune prêtresse d'Aventicum, mourut peu après les vaines tentatives qu'elle fit pour sauver son père, condamné à mort comme traître par Aulus Cæcina. Son épitaphe a été découverte depuis plusieurs années; la voici:
Julia Alpinula
Hic jaceo,
Infelicis patris infelix proles,
Deæ Aventiæ sacerdos;
Exorare patris necem non potui,
Malè mori in fatis illi erat.
Vixi annos XXIII.
Je ne connais aucune composition humaine si touchante que cette épitaphe, ni une histoire d'un plus haut intérêt. Voilà des noms et des actions qui ne devraient pas périr, et vers lesquels on revient toujours avec une vraie et consolante émotion, en détournant les regards des misérables détails de cette masse confuse de batailles et de conquêtes, qui excitent quelque tems dans l'ame une fiévreuse et fausse sympathie, qui finit par un profond dégoût, résultat d'une semblable folie.
RetourNOTE 17, STANCE 67.
Ceci fut écrit à la vue du Mont-Blanc. (3 juin 1816), qui, même à cette distance, éblouissait mes yeux.
(20 juillet). J'ai observé aujourd'hui, pendant quelque tems, la réflexion distincte du Mont-Blanc et du Mont-Argentière, dans les eaux paisibles du lac Léman, que je traversais dans mon bateau. La distance de ces montagnes au lac est de soixante milles.
RetourNOTE 18, STANCE 71.
La couleur du Rhône, à Genève, est bleue; mais à une profondeur de teinte que je n'avais jamais vue si forte dans aucune eau douce ou salée, excepté dans la Méditerranée et dans l'Archipel.
RetourNOTE 19, STANCE 79.
Ceci se rapporte à un passage de ses Confessions, dans lequel il raconte sa passion pour Mme d'Houdetot (la maîtresse de Saint-Lambert), et sa longue promenade chaque matin dans le but de jouir de ce seul baiser, qui était le salut ordinaire de l'amitié française. La description que Rousseau fait des sentimens qu'il éprouvait dans cette occasion peut être considérée comme la peinture la plus passionnée, sans être impure, de l'amour, qui respire même dans les mots, lesquels cependant sont impuissans pour exprimer ses transports dans toute leur force: un tableau ne peut donner une idée suffisante de l'Océan.
RetourNOTE 20, STANCE 91.
On doit se rappeler que les plus belles et les plus touchantes doctrines du divin fondateur du christianisme ne furent point prêchées dans le temple, mais sur la montagne.
Pour ne point agiter de questions religieuses, et pour ne parler que de l'éloquence humaine, les discours les plus majestueux, et qui ont produit le plus d'effet, ne furent point prononcés entre deux murailles. Démosthènes s'adressait aux assemblées publiques et populaires; Cicéron parlait dans le Forum. Que cette circonstance ait produit plus d'effet sur l'esprit des auditeurs et de l'orateur lui-même, on peut facilement le concevoir par la différence des émotions que nous savons avoir été produites alors dans ces places publiques, et de celles que nous éprouvons en lisant les discours de ces orateurs dans nos salles d'études. Il y a de la différence entre lire l'Iliade au cap Sigée, ou près des sources qui coulent au pied du mont Ida, ayant la plaine et les fleuves de l'Archipel autour de vous, et la lire à la chandelle dans une étroite bibliothèque;—je connais cette différence.
Si les premiers et rapides progrès de ce que l'on appelle méthodisme devaient être attribués à quelqu'autre cause que l'enthousiasme excité par la foi véhémente et les doctrines de ses partisans (je ne prétends pas ici en discuter la vérité ou l'erreur), je lui donnerais pour cause la pratique de prêcher dans les champs, et les effusions inétudiées et soudaines de ses propagateurs.
Les Musulmans, dont la dévotion erronée (au moins parmi le peuple) est très-sincère, et par conséquent impressive, sont accoutumés à réciter leurs oraisons et leurs prières prescrites, partout où ils se trouvent, à certaines heures; il arrive souvent que c'est en plein air qu'ils s'agenouillent sur une légère natte qu'ils portent toujours avec eux pour leur servir de couche ou de coussin, selon que les circonstances l'exigent. La cérémonie dure quelques minutes, pendant lesquelles ils sont totalement absorbés, et ne vivant que dans leur prière, sans que rien puisse les en distraire. La simple et complète sincérité de ces hommes, et l'esprit religieux dont ils étaient pénétrés, fit sur moi une plus grande impression qu'aucun culte en général rendu dans les lieux qui lui sont destinés. J'ai vu la plupart et les principaux de ceux qui sont pratiqués sous le soleil; comprenant nos propres sectes et les religions grecque, catholique, arménienne, luthérienne, juive et mahométane. La plupart des nègres, qui sont nombreux dans l'empire turc, sont idolâtres, et jouissent du libre exercice de leurs croyances et de leurs rites. À quelque distance de Patras, j'ai été témoin de quelques-unes de leurs cérémonies, et elles m'ont paru être tout-à-fait conformes à celles du paganisme, et fort peu agréables pour un spectateur.
RetourNOTE 21, STANCE 92.
Les orages que j'ai voulu dépeindre dans ces vers eurent lieu le 13 juin 1816, à minuit. Au milieu des monts Acrocérauniens de la Chimère, j'en ai vu de plus terribles, mais non de plus beaux.
RetourNOTE 22, STANCE 99.
«Ces montagnes sont si hautes, dit Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse, lettre XVII, page 4, note, qu'une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu'on aperçoit de fort loin.» Cela s'applique plus particulièrement aux hauteurs de la Meillerie.
«J'allai à Vevay loger à la Clef, et pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi pendant tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays; examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux, mais ne les y cherchez pas.» (Les Confessions, livre IV, page 306. Lyon, 1796.)
En juillet 1816, je fis un voyage autour du lac de Genève; et autant que mes propres observations ont pu m'en faire juger dans une visite attentive et pleine d'intérêt de toutes les scènes les plus célébrées par Rousseau dans son Héloïse, je puis dire avec certitude qu'il n'y a point d'exagération dans ses tableaux. Il serait difficile de voir Clarens (avec les sites qui l'entourent, Vevay, Chillon, Bôveret, Saint-Gingo, la Meilleri, Erian, et l'embouchure du Rhône dans le lac) sans être involontairement frappé de la particulière disposition de ces lieux pour les personnes et les événemens avec lesquels ils ont été peuplés. Mais ce n'est pas tout; le sentiment que font naître les environs de Clarens et les rochers opposés de la Meillerie est d'un ordre plus élevé et plus étendu que la pure sympathie pour une passion individuelle: c'est un sentiment de l'existence de l'amour dans sa faculté la plus grande et la plus sublime, et de notre propre participation à ses bienfaits et à sa gloire: c'est le grand principe de l'univers qui y est plus condensé et non moins visible. Nous perdons avec lui notre individualité, en nous mêlant à la beauté du tout.
Si Rousseau n'avait jamais écrit ni vécu, les mêmes associations d'idées n'en auraient pas moins appartenu à de tels lieux. Il a ajouté à l'intérêt de ses ouvrages en les adoptant. Il a montré son sens exquis de beauté en les choisissant parmi un grand nombre d'autres; mais ils ont fait pour lui ce qu'aucune créature humaine ne pourrait faire pour eux.
J'ai eu le bonheur (ou le malheur, comme on voudra) de traverser le lac, depuis la Meillerie (où nous séjournâmes quelque tems), à Saint-Gingo, par un tems d'orage, qui ajoutait à la magnificence du spectacle, quoique occasionnellement accompagné de danger pour notre bateau, qui était petit et trop chargé. C'était précisément sur cette partie du lac où Rousseau fait passer le bateau de Saint-Preux et de Mme de Volmar pour retourner à la Meillerie se mettre à l'abri durant une tempête.
En gagnant le rivage de Saint-Gingo, je trouvai que le vent avait été suffisamment violent pour abattre quelques vieux arbres chenus au bas des montagnes. Sur la hauteur opposée est une campagne appelée le château de Clarens. Les collines sont couvertes de vignes et entremêlées de quelques petits bois charmans. Un d'eux se nommait le Bosquet de Julie; et il est remarquable que, quoique coupé depuis long-tems par la brutale avarice des moines de Saint-Bernard (auxquels le terrain appartenait), et qu'il ait été enclos dans un vignoble, par les misérables salariés d'une exécrable superstition, les habitans de Clarens font encore remarquer l'endroit que le bosquet occupait, en l'appelant du nom qui les a rendus célèbres et qui leur survivra.
Rousseau n'a pas été très-heureux pour la conservation des demeures locales qu'il avait données à des créations aériennes (airy nothings). Le prieur du grand Saint-Bernard a fait couper quelques-uns des bosquets consacrés par Rousseau, en échange de quelques tonneaux de vins, et Bonaparte a nivelé une partie des rochers de la Meillerie pour réparer la route du Simplon. Cette route est fort belle, mais je ne puis accéder tout-à-fait à la remarque que j'ai entendu faire, que la route vaut mieux que les souvenirs.
Retour NOTE 23, STANCE 105.
Voltaire et Gibbon.
Retour NOTE 24, STANCE 114.
La Rochefoucauld a dit: «Il y a toujours quelque chose dans les infortunes des meilleurs amis, qui ne déplait pas.»
À JOHN HOBHOUSE,
ESQ. A.M.F.R.S., etc., etc., etc.
Mon cher Hobhouse,
Après un intervalle de huit années entre la composition des premiers et du dernier chant de Childe Harold, la conclusion du poème va être soumise au public. En me séparant d'un si vieil ami, il n'est pas extraordinaire que je m'adresse à un autre plus ancien encore et plus cher;—à celui qui a vu naître et mourir le premier, et à qui je suis bien plus redevable pour les avantages sociaux et une amitié éclairée, que, sans être ingrat, je le suis, ou je pourrais l'être à Childe Harold, pour quelque faveur publique que ce poème peut attirer sur le poète;—à celui que j'ai eu l'avantage de connaître depuis long-tems, et avec qui j'ai fait de longs voyages; dont j'ai éprouvé toute la sollicitude dans ma maladie, et le plus vif intérêt dans mes chagrins; à celui que j'ai trouvé heureux de mon bonheur, et compatissant dans mon adversité; franc dans ses conseils, et confiant dans le péril; à un ami souvent éprouvé, et toujours trouvé fidèle;—à vous enfin.
En agissant ainsi, je passe de la fiction à la vérité; et en vous dédiant, dans son état complet, ou au moins terminé, un poème qui est la plus longue, la plus fortement pensée et la plus variée de mes compositions, je désire me faire honneur en renouvelant mon intimité de plusieurs années avec un homme si distingué par ses talens, son savoir et les sentimens les plus nobles. Ce n'est pas à des ames comme les nôtres, qu'il convient de donner ou de recevoir des flatteries; cependant les éloges de la sincérité ont toujours été permis à la voix de l'amitié; et ce n'est ni pour vous, ni même pour les autres, mais pour soulager un cœur qui n'a jamais été tellement accoutumé à éprouver la bienveillance des hommes, qu'il puisse rester ferme contre l'infortune, que je tâche ainsi de rappeler vos bonnes qualités, ou plutôt les avantages que j'en ai tirés. La circonstance même de la date de cette lettre, qui est l'anniversaire du jour le plus malheureux de mon existence passée, mais qui n'empoisonnera pas mon avenir, tant que j'aurai le secours de votre amitié et de mes propres facultés, nous fera naître désormais un souvenir plus agréable à tous les deux, en nous rappelant ces témoignages de reconnaissance que j'essaie de vous rendre pour un si constant et si infatigable attachement, que peu d'hommes en ont éprouvé de semblable, et qu'aucun ne pourrait l'éprouver sans penser plus avantageusement de l'espèce humaine, et de sa propre personne.
Notre sort a été de traverser ensemble, à différentes époques, les contrées de la chevalerie, de l'histoire et de la fable:—l'Espagne, la Grèce, l'Asie-Mineure et l'Italie; et ce qu'Athènes et Constantinople furent pour nous, il y a quelques années, Venise et Rome l'ont été plus récemment. Le poème aussi, ou le pélerin, ou tous les deux, m'ont accompagné de ces premières villes aux dernières; et peut-être est-ce une vanité excusable qui me porte à revenir avec complaisance sur une composition qui m'associe, en quelque sorte, aux lieux qui l'ont inspirée et aux objets que j'ai essayé de décrire; et quelque indigne qu'elle puisse être de ces magiques et mémorables contrées, quelque éloignée qu'elle puisse paraître de nos conceptions absentes, et de nos impressions immédiates; cependant, comme une marque de respect pour ce qui est vénérable, et de sympathie pour ce qui est glorieux, cette composition a été pour moi une source de jouissances, et je m'en sépare avec une espèce de regret. J'étais loin de supposer que les événemens eussent pu me laisser une pareille disposition pour des objets imaginaires.
Quant à ce qui concerne la conduite du dernier chant, on y trouvera moins souvent encore le pélerin que dans aucun des chants qui précèdent; et il sera presque entièrement, si ce n'est tout-à-fait, séparé de l'auteur, parlant en son propre nom. Le fait est, que je me lassais de tirer une ligne de démarcation entre Harold et moi, que chacun semblait résolu à ne pas apercevoir; comme le Chinois du Citoyen du Monde, de Goldsmith, que personne ne voulait croire un Chinois; c'était en vain que je prétendais et imaginais avoir établi une distinction entre l'auteur et le pélerin. L'ardeur avec laquelle je prenais soin de conserver cette distinction, et mon désappointement de trouver ce soin inutile, avaient tellement nui à mes inspirations, dans la composition de ce poème, que je résolus d'abandonner cette contrainte; et c'est ce que j'ai fait. Les opinions que l'on s'est formées et que l'on pourra se former à ce sujet, sont aujourd'hui un objet d'indifférence. L'ouvrage doit être jugé par lui-même, et non par rapport à l'écrivain. L'auteur qui n'a d'autre ressource dans son esprit, que la réputation passagère ou permanente qui est née de ses premiers essais littéraires, mérite le sort des auteurs.
Dans le cours du chant suivant, j'avais eu intention, soit dans le texte, soit dans les notes, d'effleurer l'état actuel de la littérature italienne, et peut-être des mœurs de ce peuple. Mais je trouvai bientôt que le texte, dans les limites que je m'étais proposé de lui donner, était à grand peine suffisant pour y faire entrer le labyrinthe des objets extérieurs et les réflexions qui les suivent; et quant aux notes, excepté un petit nombre des plus courtes, j'en suis redevable à vous-même, Hobhouse; et j'ai été obligé de les abréger, pour n'en donner que ce qui servait, de rigueur, à l'explication du texte.
C'est aussi une tâche délicate et vraiment pénible que de disserter sur la littérature et les mœurs d'une nation si hétérogène. Elle exige une attention et une impartialité qui pourraient nous induire en erreur, ou du moins nous porter à différer notre jugement pour rendre nos informations plus exactes, quoique, peut-être, nous ne soyons pas des observateurs inattentifs et ignorans de la langue et des usages du peuple au milieu duquel nous avons récemment séjourné. L'esprit de parti littéraire, aussi bien que l'esprit de parti politique paraît être, ou avoir été si violent, qu'il est presque impossible à un étranger de rester impartial entre eux. Il me paraît suffisant, au moins pour mon objet, de citer un passage de cette belle langue: Mi pare che in un paese tutto poetico, che vanta la lingua la più nobile ed insieme la più dolce, tutte, tutte le vie diverse si possono tentare; e che sinche la patria di Alfieri e di Monti non ha perduto l' antico valore, in tutte essa dovrebbe essere la prima. L'Italie a encore de grands noms: Canova, Monti, Ugo Foscolo, Pindemonte, Visconti, Morelli, Cicognara, Albrizzi, Mezzofanti, Mai, Mustoxidi, Aglietti et Vacca, assurent à la génération actuelle une place honorable dans les branches des arts, des sciences et des belles-lettres; dans quelques-unes même, la plus haute.—L'Europe,—le monde—n'a qu'un Canova.
Alfieri a dit quelque part dans ses ouvrages, que: La Pianta-Uomo nasce piu robusta in Italia che in qualunque altra terra,—e che gli stessi atroci delitti che vi si commettono ne sono una prova. Sans souscrire à la dernière partie de cette proposition, doctrine dangereuse, dont la vérité peut être contestée sur un meilleur terrain, on peut avancer que les Italiens ne sont pas plus féroces que leurs voisins. Qu'il doit être volontairement aveugle, ou d'une ignorance étourdie, celui qui n'est pas frappé par la capacité extraordinaire de ce peuple, ou, si ce mot pouvait se dire, par ses capabilités, par sa facilité d'acquérir des connaissances, sa rapidité de conception, l'ardeur de son génie, son sens exquis de la beauté, et parmi tous les désavantages de révolutions fréquentes, du ravage des batailles et du désespoir des siècles, sa passion, non encore éteinte, de l'immortalité,—l'immortalité de l'indépendance. Et quand nous-mêmes, en faisant le tour à cheval des remparts de Rome, nous entendîmes la simple lamentation du refrain des laboureurs: Roma! Roma! Roma! Roma non è più come era prima! il nous eût été difficile de ne pas remarquer le contraste de ce chant mélancolique avec les rugissemens des chants de triomphe, hurlés encore aujourd'hui dans les bacchanales des tavernes de Londres, sur le carnage du Mont-Saint-Jean, sur la trahison de Gênes, de l'Italie, de la France et du monde, par des hommes dont vous avez vous-même exposé la conduite dans un ouvrage digne des plus beaux jours de notre histoire. Pour moi,
.....Non moverò mai corda
Ove la turba di sue ciance assorda.
Il serait inutile, pour des Anglais, de rechercher ce que l'Italie a gagné par le dernier partage des nations, jusqu'à ce qu'il devienne certain que l'Angleterre a acquis quelque chose de plus qu'une armée permanente et la suspension de l'habeas corpus; c'est assez pour eux de penser à leurs propres affaires. Pour ce qu'ils ont fait dans leurs expéditions, et spécialement dans le midi (l'Espagne et le Portugal), «assurément ils en auront leur récompense, et à une époque peu éloignée.»
En vous souhaitant, mon cher Hobhouse, un heureux et agréable retour dans cette contrée, dont le bien-être ne peut être plus cher à personne qu'à vous-même, je vous dédie ce poème dans son état complet, et je vous répète, encore une fois, combien je suis pour toujours,
Votre obligé et affectionné ami,
BYRON.
Venise, 2 janvier 1818.
Chant Quatrième.
Visto ho Toscana, Lombardia, Romagna,
Quel monte che divide, e quel che serra
Italia, e un mare e l' altro, che la bagna.
(Ariosto, Satira III.)
1. J'étais dans Venise, sur le Pont des Soupirs1, un palais d'un côté et une prison de l'autre; j'en voyais les monumens s'élever du sein des vagues, comme par la baguette d'un enchanteur. Des milliers d'années étendent autour de moi leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit sur ces tems éloignés, où plus d'une contrée sujette admirait les monumens de marbre du lion ailé, lorsque Venise, assise dans sa gloire, avait placé son trône sur ses cent îles!
2. Elle semble une Cybèle maritime, sortie toute fraîche de l'Océan2, et se montrant avec sa tiare d'orgueilleuses tours, à une distance aérienne, pleine de majesté dans sa démarche, souveraine des eaux et de leurs puissances: et telle jadis fut Venise.—Ses filles avaient pour douaires les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient versait dans son sein, en pluies brillantes, son or et ses pierreries. Elle portait la robe de pourpre; les monarques assistaient à ses fêtes, et il leur semblait que leur puissance en était accrue.
3. Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse3, et le gondolier muet rame en silence. Ses palais s'écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n'y frappe plus incessamment l'oreille. Ses jours de gloire sont passés,—mais cependant Venise est encore belle. Les empires tombent, les arts dégénèrent,—mais la nature ne meurt jamais; elle n'a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l'Italie!
4. Mais pour nous elle a un charme plus grand que son nom dans l'histoire, et son long cortége d'illustres ombres, dont les formes indécises planent tristement sur la puissance évanouie de la cité sans doge. C'est un trophée qui ne périra point avec le Rialto; Shylok, le Maure et Pierre ne peuvent être ni oubliés ni détruits par le tems.—Ce sont là les clefs de la voûte! Et quand tout serait renversé, le rivage solitaire serait bientôt repeuplé pour nous.
5. Les êtres de l'esprit ne sont point formés d'argile; essentiellement immortels, ils créent et multiplient dans nous une clarté plus pure et une existence plus aimée: ce que la destinée défend à notre vie stupide, dans cet état d'esclavage mortel où nous sommes; ces créations de notre esprit nous le procurent, et remplacent les objets que nous haïssons par des êtres de leur choix; en versant dans nos cœurs, dont les fleurs printanières se sont flétries, une existence plus fraîche qui en remplit la solitude.
6. Tel est le refuge de notre jeunesse et de notre âge mûr; la première, quand ses espérances ont été déçues; le second, quand il est tombé dans l'isolement. Cette sensibilité blessée se répand sur plus d'une page; et peut-être sur celle qui se remplit sous mes yeux. Cependant il est des objets dont la puissante réalité l'emporte sur nos chimériques rêveries; ils sont plus beaux en formes et en couleurs que notre ciel fantastique, et les étranges constellations que la muse est habile à disperser dans son idéal univers.
7. J'ai vu ou rêvé de pareils objets;—mais qu'ils soient oubliés.—Ils apparaissent comme la vérité et disparaissent comme des songes; et, quoi qu'ils aient été,—tels ils sont maintenant: je pourrais les remplacer si je le voulais. Mon esprit est encore plein de ces formes semblables à celles que j'ai cherchées long-tems, et que par momens j'ai trouvées. Qu'elles disparaissent pour toujours,—car la raison qui se réveille en moi les regarde comme de vaines et présomptueuses illusions: d'autres voix m'appellent, et d'autres scènes se découvrent à mes regards.
8. J'ai appris d'autres langues,—et, aux yeux des étrangers, je ne passe plus pour étranger. L'esprit qui sait être lui-même ne s'étonne d'aucun changement; et il ne lui est pas difficile de se faire ou de trouver une patrie avec,—hélas! ou sans le genre humain. Cependant je suis né où les hommes sont orgueilleux de naître, non sans cause; et si j'ai pu abandonner la patrie de l'homme sage et de l'homme libre, pour en chercher une autre au-delà des mers,
9. Peut-être je l'aimai, cette patrie; et si je laisse mes cendres sur une terre qui ne soit pas la mienne, mon ombre y retournera, si, délivrés du corps, nous pouvons nous choisir un asile. Je chéris l'espérance d'être nommé par ma postérité dans la langue de ma patrie; mais si c'est trop prétendre que de faire un tel vœu;—si ma renommée comme mon bonheur ne devait briller qu'un instant;
10. Si le noir oubli effaçait mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations,—qu'il soit ainsi;—que les lauriers brillent sur un front plus digne! et que l'on grave sur ma tombe l'épitaphe du Spartiate:
LACÉDÉMONE EUT PLUS D'UN FILS MEILLEUR QUE LUI4.
Toutefois je ne cherche pas de sympathies; je n'en ai pas besoin; les épines que j'ai cueillies appartiennent à l'arbre que j'ai planté; elles m'ont déchiré—et fait couler le sang; j'ai dû savoir quels fruits naîtraient d'une telle semence.
11. L'Adriatique, veuve de ses enfans et de ses héros, pleure son époux: son mariage annuel ne se renouvelle plus aujourd'hui. Le Bucentaure abandonné dépérit sur la grève, ornement négligé de son triste veuvage! Saint Marc cependant voit encore son Lion au même lieu qu'il occupait autrefois5; mais c'est en dérision de son pouvoir flétri, sur cette place orgueilleuse où un empereur se montra en suppliant, où des rois exprimaient leur admiration et leur envie, lorsque Venise était une reine éclatante et riche d'une dot sans égale.
12. Où s'est humilié l'empereur de Souabe règne aujourd'hui l'empereur d'Autriche6; l'un triomphe avec orgueil où l'autre fléchit le genou; des royaumes deviennent des provinces, et des chaînes pèsent sur des cités souveraines. Les nations descendent du faîte élevé de la puissance, lorsqu'elles ont brillé quelque tems du soleil de la gloire, et sont précipitées dans l'abîme comme l'avalanche arrachée de la ceinture des monts. Oh! une heure du vieil aveugle Dandolo7, du chef octogénaire, du vainqueur de Byzance!
13. Des coursiers d'airain brillent encore devant Saint-Marc; leurs colliers dorés étincellent aux rayons du soleil; mais la menace de Doria n'est-elle pas accomplie8? Ces coursiers ne sont-ils pas bridés?—Venise, perdue et conquise, ayant vu finir ses treize siècles de liberté, disparaît, comme une herbe marine, dans les flots d'où elle était sortie! Il vaut mieux pour elle d'être engloutie sous les vagues, et de fuir, dans les abîmes même de la destruction, ses ennemis étrangers, dont sa soumission obtient un honteux repos.
14. Dans sa jeunesse, elle fut toute à la gloire—nouvelle Tyr, son proverbe le plus vulgaire dut son origine à une victoire; le Planteur du Lion9. Elle porta son étendard, ainsi nommé, à travers la flamme et le sang, sur la terre et la mer ses sujettes. Quoique faisant chaque jour des esclaves, elle-même restait libre, et servait de boulevard à l'Europe contre les Ottomans. J'en atteste la rivale de Troie, Candie! et vous, vagues immortelles, qui vîtes le combat de Lépante! car vous êtes des noms que les tems ni la tyrannie ne peuvent flétrir.
15. Statues de verre—brisées,—la longue file de ses doges morts est réduite en poussière. Mais le vaste et somptueux palais qui fut leur demeure rappelle encore leur splendeur passée. Leur sceptre brisé et leur épée dévorée par la rouille ont cédé à l'étranger. Tes palais déserts, tes rues infréquentées, des visages étrangers, te rappellent trop souvent, ô Venise, ceux qui t'ont donné des fers, et qui ont jeté un nuage de désolation sur tes murs enchantés10.
16. Quand les troupes athéniennes succombèrent à Syracuse, et que des milliers de soldats enchaînés subirent le joug de la guerre, ils ne durent leur délivrance qu'à la muse attique11; ses chants furent leur seule rançon sur cette terre étrangère. Voyez, à mesure qu'ils chantent l'hymne tragique, comme le char du vainqueur s'arrête! les rênes tombent de ses mains,—son oisif cimeterre s'échappe de sa ceinture;—il brise les chaînes des captifs, et les engage à remercier le poète de leur liberté et de ses chants.
17. Ainsi, Venise, quand tes prétentions ne seraient pas plus légitimes, quand tes grands exploits historiques seraient oubliés, tes souvenirs harmonieux du barde divin, ton amour pour le Tasse, auraient dû rompre les chaînes qui te lient à tes tyrans. Ta destinée est la honte des nations,—mais surtout de toi, ô Albion! la reine de l'Océan ne devrait pas abandonner les enfans de l'Océan; pense à ton sort sur le sort de Venise, en dépit de tes remparts maritimes.
18. J'aimai Venise dès ma jeunesse.—Elle était pour moi comme la ville enchantée du cœur, le séjour de la joie et des richesses, s'élevant telle que des jets d'eau du sein de la mer. L'art d'Ottwai, de Ratcliffe, de Schiller, de Shakspeare12, avait gravé dans moi son image; et, quoique je l'aie trouvée dans son état de désolation, elle m'est peut-être plus chère dans ses jours d'infortunes que si elle était encore l'orgueil, la merveille du monde.
19. Je puis la repeupler avec le passé;—elle a encore assez du présent pour exercer l'œil, la pensée et la méditation, et plus, peut-être, que je n'avais espéré ou attendu d'elle. Parmi les plus heureux momens qui ont été enveloppés dans le tissu de mon existence, il en est quelques-uns, ô Venise! qui ont emprunté de toi leurs brillantes couleurs. Il est des sentimens que le tems ne peut refroidir, et que la douleur ne peut ébranler, ou les miens seraient maintenant glacés et anéantis.
20. Mais, par leur propre nature, les sapins les plus élevés13 croissent sur les rochers les plus hauts et les moins abrités contre les orages; leurs racines s'attachent entre des pierres stériles où aucune couche de terre ne les fortifie contre les chocs furieux des tempêtes des Alpes. Cependant leurs troncs prennent de l'accroissement, et défient la mugissante tempête, jusqu'à ce que, par la hauteur et la grosseur qu'ils ont acquises, ils sont dignes des montagnes dont les blocs de granit ont nourri leur enfance, étendu leurs formes gigantesques.—L'ame peut s'élever de même au sein de ses orages.
21. Dans notre vie de misère, les profondes racines de la douleur s'attachent aux cœurs solitaires et désolés. Le chameau, chargé des plus pesans fardeaux, suit sa route sans se plaindre, et le loup expire en silence.—De tels exemples seraient-ils donc vains? Si ces animaux, êtres d'un naturel ignoble et sauvage, souffrent sans murmurer; nous, formés d'une argile plus noble, ne pourrions-nous pas supporter également notre destinée,—qui ne dure qu'un jour?
22. Toute douleur consume celui qui en est atteint, ou il la détruit lui-même; et, dans l'un et l'autre cas, elle cesse d'exister.—Quelques-uns, pleins d'espérance ou ranimés par elle, retournent aux lieux d'où ils sont venus,—avec des projets semblables, et recommencent la trame de leurs jours; d'autres, le corps penché vers la terre, et affectés des infirmités de la vieillesse, se sont flétris avant le tems, et périssent avec le roseau qui leur servait d'appui; d'autres se jettent dans la dévotion, cherchent le travail, la guerre, la vertu ou le crime, selon que leurs ames furent formées pour monter ou descendre.
23. Mais c'est en vain que l'on parvient à subjuguer la douleur; il en reste toujours quelque trace, comme le dard d'un scorpion, à peine aperçue, mais imprégnée d'une nouvelle amertume. Une cause légère peut faire retomber sur le cœur le poids dont il eût voulu se délivrer pour jamais; ce peut être un son,—un accord d'harmonie,—un soir d'été—ou de printems,—une fleur,—le vent,—l'Océan, qui rouvriront les blessures du cœur, en ébranlant la chaîne électrique qui nous enveloppe de ses invisibles anneaux.
24. Et comment, et pourquoi? nous l'ignorons, et nous ne pouvons suivre jusqu'au nuage qui le portait, ce tonnerre dont notre ame est frappée; mais nous en éprouvons les nouvelles atteintes, et nous ne pouvons effacer les noirs vestiges de son passage; vestiges qui, tout-à-coup, et lorsque nous y pensons le moins, nous arrachent de nos occupations familières, pour nous faire voir des spectres qu'aucun exorcisme ne peut conjurer: un cœur froid,—changé,—peut-être un ami mort,—ceux que nous avons pleurés, que nous avons aimés, que nous avons perdus,—trop nombreux peut-être! et cependant que ce nombre en est petit!
25. Mais mon ame s'égare; je la rappelle à moi pour méditer sur la décadence des choses de la terre; ruine elle-même au milieu des ruines, je recherche les traces des empires tombés et d'une grandeur évanouie, sur une terre qui fut la plus glorieuse dans son ancienne puissance, et qui est maintenant la plus belle, comme elle sera toujours la terre de prédilection de la nature, dans laquelle furent modelés par sa main céleste le héros et l'homme libre, l'homme beau et le brave,—les maîtres de la terre et des mers;
26. Une nation de rois, les citoyens de Rome! Depuis ce tems, et encore aujourd'hui, belle Italie! tu es le jardin du monde, le séjour que tous les arts embellissent et que la nature favorise; même, toute déserte que tu es, qui est encore semblable à toi? Les ronces mêmes de ton sol sont belles, et ta campagne inculte est plus riche que la fertilité des autres climats; ta misère est encore de la gloire, et tes ruines sont ornées d'un charme inexprimable que rien ne peut effacer.
27. La lune est levée sur l'horizon, et cependant il n'est pas encore nuit.—Le crépuscule lui dispute encore les cieux.—Une mer de lumière se répand sur les hauteurs des montagnes du bleu Frioul. Le firmament est privé de nuages; mais, composé de toutes les couleurs, il semble former un vaste arc-en-ciel à l'Occident, où le jour va se réunir à l'éternité passée, tandis que, du côté opposé, le pâle croissant de Diane flotte dans l'air azuré,—comme une île du bonheur!
28. Une seule étoile est à ses côtés, et règne avec elle sur la moitié de l'empire des cieux; mais les torrens de lumière que verse le soleil couchant brillent encore sur les pics lointains des Alpes Rhétiennes, comme si le jour et la nuit se disputaient l'empire jusqu'à ce que la nature ait réclamé ses lois. La profonde Brenta roule agréablement ses flots, sur lesquels les couleurs du crépuscule répandent la pourpre odorante d'une rose naissante, qui suit le cours des ondes, et se réfléchit dans leur cristal14.
29. Le firmament se reproduit tout entier dans ce brillant miroir: toutes ses couleurs, depuis le riche crépuscule jusqu'à l'étoile qui se lève, déploient leur variété magique: maintenant la scène change: une ombre plus pâle jette son voile sur les montagnes. Le jour qui s'enfuit meurt comme le dauphin, dont chaque convulsion lui donne une couleur nouvelle, toujours plus brillante jusqu'à son dernier moment:—c'en est fait,—tout est devenu d'un gris sombre.
30. Il est une tombe dans Arqua,—élevée au-dessus du sol; les os de l'amant de Laure y reposent dans leur sarcophage soutenu par des piliers. C'est ici que se rendent ceux qui chérissent les tristesses harmonieuses; les pélerins de son génie. Il parut sur la terre pour former une langue, et arracher sa patrie au joug de ses barbares ennemis: et ce fut en arrosant de ses larmes mélodieuses l'arbre qui porte encore le nom de sa dame15, qu'il se donna l'immortalité.
31. Ses cendres sont conservées à Arqua, où il mourut16: ce fut dans ce village, situé au milieu des montagnes, que s'écoulèrent les derniers jours de sa vie. Les habitans de ce village sont orgueilleux de ces souvenirs;—honorable et légitime orgueil!—qu'ils en jouissent en offrant à l'admiration des étrangers qui passent, la demeure et le tombeau de Pétrarque, tous les deux simples et sans luxe, mais d'une simplicité vénérable; ils font naître ainsi un sentiment plus en harmonie avec la nature de ses chants, que si une pyramide lui formait un tombeau monumental.
32. Le paisible et agréable hameau qu'il avait choisi pour demeure, est un de ces lieux qui semblent créés pour ceux qui ont senti leur mortalité, et qui, ayant vu leurs espérances déçues, ont cherché un refuge dans l'ombrage solitaire d'une verte colline, d'où ils aperçoivent dans une lointaine perspective les cités bruyantes, qui ne peuvent plus désormais les abuser. Le rayon d'un brillant soleil suffit pour rendre leurs jours heureux;
33. En découvrant à leurs regards les montagnes, le feuillage et les fleurs, et en se réfléchissant dans le ruisseau murmurant, près duquel s'écoulent, aussi pures que ses eaux limpides, leurs heures oisives et pleines d'une douce langueur, qui, bien qu'elle ressemble à la paresse, a aussi sa moralité. Si c'est dans la société que nous apprenons à vivre, c'est la solitude qui devrait nous apprendre à mourir. Elle n'a point de flatteurs, et la vanité ne peut lui prêter son vain secours; devenu seul, l'homme ne peut s'entretenir qu'avec son Dieu;
34. Ou peut-être avec des démons qui altèrent la force de nos meilleures pensées17, et cherchent leur proie dans des cœurs mélancoliques qui, d'une nature bizarre dès leur enfance, ont aimé à habiter dans la terreur et l'obscurité; se croyant eux-mêmes prédestinés à des angoisses et à des tourmens sans fin, voyant dans le soleil un globe de sang, faisant de la terre une tombe, de la tombe un enfer, et de l'enfer lui-même des ténèbres encore plus noires.
35. Ferrare! on dirait, dans tes rues vastes, où croît le gazon, et dont la symétrie ne semble pas faite pour la solitude; on dirait, dis-je, qu'une malédiction est empreinte sur le séjour de tes premiers souverains, et de l'antique maison d'Est, qui, pendant plusieurs siècles, exerça sa puissance dans tes murs, et dont les princes furent tour-à-tour protecteurs ou tyrans (selon les caprices changeans des petits souverains), de ceux qui se couvrirent des lauriers que le front du Dante seul avait portés avant eux.
36. Le Tasse est leur gloire et leur honte. Écoutez ses chants! contemplez sa prison obscure, et voyez combien la renommée de Torquato lui coûta cher, dans ce réduit qu'Alphonse donna pour demeure à son poète! Le misérable despote ne put jamais dompter cette ame insultée dont il cherchait à éteindre la flamme, et qu'il voulait confondre avec les maniaques qui l'entouraient dans cet enfer où il l'avait plongé. Une gloire immortelle a chassé les nuages qui enveloppaient son front;
37. Son nom fera couler des larmes et sera célébré dans les siècles à venir, tandis que le tien, Alphonse, pourrirait dans son oubli,—avec l'indigne poussière de ta race orgueilleuse tombée dans le néant, si l'anneau que tu formes dans la chaîne des infortunes du Tasse ne nous forçait de penser à ta pitoyable méchanceté, en te nommant avec mépris!—Que sont devenues maintenant ta cour flatteuse, tes pompes ducales! Si tu fusses né dans un autre rang, à peine eusses-tu été digne d'être l'esclave de celui que tu fis si cruellement souffrirA.
Note A: Voyez les Lamentations du Tasse, dans les œuvres de Lord Byron.
38. Toi, formé pour manger, pour être méprisé, et pour mourir, comme ces animaux destinés à une mort prématurée, seulement ta nourriture était plus soignée et ta demeure plus splendide; lui, dont le front sillonné portait une auréole de gloire dont les rayons éblouissaient et éblouissent encore tous ses ennemis: l'académie de la Crusca et Boileau, dont la noire envie blâmait18 les chants qui faisaient honte à la lyre discordanteA de sa patrie, cette pierre à aiguiser les dents,—monotonie de fils de laiton!
Note A: En anglais: creaking.—Il paraît que Lord Byron n'était guère plus sensible à l'harmonie de notre langue, que nous ne le sommes à celle de la langue anglaise. Il vaut mieux laisser à chacun son goût, que de déprécier ce que l'on ne peut comprendre.
(N. du Tr.)
39. Paix à l'ombre outragée de Torquato! il était dans sa destinée de servir de but aux flèches empoisonnées de la calomnie pendant sa vie et après sa mort; mais il ne devait pas être atteint. O vainqueur non encore surpassé dans les chants modernes! chaque année donne naissance à des millions d'êtres; mais combien de tems encore les flots des générations se succéderont-ils sans pouvoir, dans leurs foules immenses et confondues, former un génie tel que le tien! Vainement condenseraient-elles tous leurs rayons épars, elles ne pourraient t'offrir un soleil rival.
40. Tout grand que tu es, cependant tu as des égaux dans tes compatriotes qui ont brillé avant ta naissance: les chantres de l'enfer et de la chevalerie. Le premier fut ce Toscan, père de la Divine Comédie, l'autre, non moins égal en mérite au Florentin, le Scott du midi, est ce ménestrel qui fit briller une nouvelle création dans ses vers magiques, et, comme l'Arioste du nord, chanta la galanterie, les combats, les belles et les prouesses chevaleresques.
41. La foudre a brisé la couronne de lauriers factices qui ornait le front du buste d'airain de l'Arioste19; l'élément de funeste présage ne fut pas injuste, car la vraie couronne de laurier que donne la gloire20 appartient à un arbre que le feu du tonnerre ne peut briser; et cette fausse palme que la foudre a arrachée ne faisait que déshonorer son front. Cependant si la superstition troublait encore quelqu'un de ses admirateurs, qu'il sache que la foudre, en tombant sur la terre21, sanctifie tout ce qu'elle frappe:—cette tête est maintenant doublement sacrée.
42. Italie! ô Italie! toi qui as reçu le don fatal de la beauté22, devenu pour toi un douaire funèbre de malheurs présens et passés, la douleur couvre ton beau front sillonné par la honte, et tes annales sont gravées en caractères de flamme. Oh Dieu! pourquoi n'es-tu pas, dans ta nudité, moins belle ou plus puissante, pour réclamer tes droits et chasser loin de toi ces hommes avides qui t'oppriment, épuisent jusqu'à ton sang, et s'enivrent de tes pleurs de détresse?
43. Alors tu pourrais être plus redoutable, ou, moins enviée, dans une obscurité paisible, sans avoir à déplorer tes funestes charmes. Alors on n'aurait pas vu des torrens de soldats se précipiter du sein des Alpes pour te dévorer, ni ces hordes ennemies et dévastatrices de tant de nations s'élancer des rives du Pô pour se désaltérer dans des flots de sang; l'épée étrangère ne serait pas ta honteuse défense, et ainsi, triomphante ou vaincue, tu ne serais plus l'esclave de tes protecteurs ou de tes ennemis.
44. En voyageant dans ma jeunesse, j'ai suivi la route de ce Romain23, l'ami du dernier génie de Rome, l'ami de Cicéron. À mesure que mon navire, à l'aide d'un vent propice, effleurait la surface brillante des ondes azurées, je découvrais Mégare devant moi, derrière je laissais Égine; j'avais à droite le Pirée, et Corinthe à gauche; je me tenais penché sur la proue, et je contemplais partout des ruines, comme Sulpicius en avait déjà peint lui-même la désolation.
45. Car le tems n'a point relevé ces villes abattues; mais il a jeté sur leurs débris dispersés de grossières habitations qui rendent plus tristes et plus chers les derniers rayons de leur splendeur éclipsée et les derniers vestiges de leur puissance évanouie. Le Romain vit déjà de son tems ces tombes dispersées, ces sépulcres de cités, qui excitent un si triste étonnement, et sa description qui nous est parvenue porte avec elle la leçon morale qui ressort d'un semblable pélerinage.
46. Cette page est maintenant devant moi, et, au nombre des empires expirés qu'il déplorait dans leur déclin, et moi dans leur désolation, j'ajoute la ruine de sa propre patrie. Tout ce qui était en ruine l'est encore aujourd'hui. Et Rome, hélas!—Rome impériale a cédé aux orages; elle est tombée dans la même poussière de désolation; nous foulons sous nos pieds le cadavre de cette cité gigantesque24, débris d'un monde dont les cendres sont encore brûlantes!
47. Cependant, Italie, le bruit de tes malheurs devrait retentir et retentira de loin en loin sur les terres étrangères. Mère des arts! comme autrefois des armes, ton bras était alors notre sauvegarde, et il est encore notre guide. Mère de notre religion! les peuples se sont agenouillés à tes pieds pour obtenir les clefs du ciel! L'Europe, se repentant de son parricide, rompra cependant un jour tes chaînes, et, repoussés vers leur source, tous les flots de barbares qui ont couvert tes campagnes imploreront ta pitié.
48. Mais l'Arno nous invite aux belles et blanches murailles où l'Athènes d'Étrurie réclame et obtient un plus doux intérêt pour ses palais dignes de la féerie. Entourée par son amphithéâtre de collines, elle recueille le blé, le vin, l'olive, et l'Abondance avec sa corne inépuisable s'unit aux plaisirs de la vie. Sur les rives où l'Arno roule en souriant ses ondes fertiles, le luxe moderne sortit du commerce, les sciences ensevelies se réveillèrent pour être témoins d'une nouvelle aurore.
49. C'est là que la déesse de l'amour aime sous le marbre, et remplit de sa beauté l'air qui l'environne25. Nous nous pénétrons de son divin aspect, qui, pendant que nous la contemplons, nous communique une partie de son immortalité. Le voile du ciel est à moitié soulevé pour nous: debout, pâles, devant elle, nous contemplons dans ses formes et dans les traits de son visage ce que le génie de l'homme peut produire, quand la nature elle-même est impuissante; et nous envions aux amoureux idolâtres de l'antiquité cette flamme innée qui avait la puissance de donner un tel corps à une telle ame.
50. Nous admirons, et nous détournons nos pas pour les promener à l'abandon, éblouis et enivrés que nous sommes par la beauté, jusqu'à ce que le cœur chancelle et succombe d'émotion. Là,—toujours là,—enchaînés au char de l'art triomphal, nous restons là comme des captifs sans pouvoir nous éloigner. Loin,—loin les mots et les termes précis, misérable jargon de marchands de marbre, avec lequel la pédanterie dupe la sottise;—nous avons des yeux; le sang,—le pouls,—le cœur, confirment le jugement du berger dardanien.
51. N'est-ce pas sous cette forme que tu te montras à Paris; ou à Anchise, infiniment plus heureux, ô Vénus! ou dans toute la perfection de ta divinité, lorsque tu vois tomber à tes pieds le dieu de la guerre, vaincu lui-même par tes charmes? Il contemple comme un astre ton visage divin, la tête appuyée sur tes genoux, les yeux tournés vers les tiens, et se délectant de tes attraits26, tandis que de tes lèvres brûlantes, comme d'une urne, s'échappent des baisers dévorans qui parcourent ses sourcils, son front et sa bouche palpitante.
52. Enflammés et plongés dans un inexprimable amour, toute la divinité des dieux est impuissante pour exprimer ce sentiment ou pour le rendre plus parfait; ils deviennent alors de simples mortels, et il se rencontre dans la destinée de l'homme des momens dignes de leurs plus brillantes félicités; mais le poids de la terre nous fait bientôt retomber dans notre état de misère;—qu'il en soit donc ainsi! Nous pouvons rappeler de semblables visions, et créer, de ce qui a été ou de ce qui peut être, des objets revêtus des formes de ta statue, ô Vénus! et animés du même souffle divin.
53. Je laisse aux plumes savantes, aux méditations des sages, à l'artiste et à celui qui le singe, le soin de nous apprendre et de nous décrire avec leur goût de connaisseurs les contours gracieux et les formes voluptueuses de ce marbre divin; qu'ils décrivent ce qui ne peut être décrit. Je ne voudrais pas que leur souffle impur souillât le limpide cristal sur lequel se retrace à jamais pour moi cette céleste image, miroir paisible du rêve le plus enchanteur qui soit jamais descendu du ciel pour ravir l'ame dans son profond recueillement.
54. Dans l'enceinte sacrée de Santa-Croce27, sont renfermées des cendres qui la rendent plus sainte; poussière qui même est à elle seule une immortalité, quand il n'y aurait rien là que le passé, et ces particules mortelles de ces génies sublimes qui sont retombés dans le chaos. Ici reposent les ossemens d'Angelo, d'Alfieri, et Galilée avec ses malheurs28: c'est ici que le corps de Machiavel est retourné à la terre d'où il avait été tiré29.
55. Voilà quatre génies qui, comme les quatre élémens, pourraient former une création!—O Italie, le tems qui t'a outragée en déchirant en mille lambeaux ton manteau impérial, refusera, et a refusé à toute autre contrée des grands hommes sortant de ses ruines.—Ta décadence est encore imprégnée d'une auréole divine qui la dore d'un rayon vivifiant; et ce que tes grands hommes furent autrefois, Canova l'est aujourd'hui.
56. Mais où reposent les trois gloires de l'Étrurie?—Dante, Pétrarque, et celui qui ne leur cède guère, le barde de la prose, cet esprit créateur qui fit les cent nouvelles d'amour?—Où sont leurs ossemens, distingués de notre commune poussière dans la mort comme durant leur vie? Leur cendre est-elle inconnue, et les marbres de leur patrie n'ont-ils rien à nous dire? Ses carrières ne pouvaient-elles leur fournir un buste? N'ont-ils pas confié leurs cœurs à la terre qui leur donna le jour?
57. Ingrate Florence! Dante sommeille loin de tes murs30, enseveli, comme Scipion, sur un rivage accusateur31; tes factions, dans leurs ressentimens plus cruels que la guerre civile, proscrivirent le barde, que les enfans de leurs enfans, agités par le remords des âges, honoreront à jamais d'un culte de réparation. La couronne de lauriers que le front de Pétrarque porta jusqu'à ses derniers jours, avait crû sur un sol étranger32; et sa vie, sa gloire, son tombeau, quoique t'ayant été ravis,—ne t'appartenaient pas.
58. Bocace a légué sa poussière à sa terre natale33.—Ne repose-t-il pas au milieu de ses grands hommes, et le requiem, hymne solennel des morts, n'est-il pas souvent récité sur celui qui forma la langue enchanteresse de la Toscane, cette langue qui est la mélodie elle-même, dont les sons se prennent pour des accords; la poésie de la parole? Non;—sa tombe même a été renversée; elle a dû supporter les outrages du fanatisme insensé; elle ne peut trouver d'asile parmi les morts les plus obscurs, ni réclamer un soupir du passant, parce qu'elle lui aurait appris pour qui était le soupir.
59. Santa Croce est privée de ses cendres les plus illustres; mais, par cela même, elles en sont plus recherchées, comme jadis, aux funérailles de César, l'absence du buste de Brutus ne rappela que mieux le plus grand des enfans de Rome. Plus heureuse Ravenne! forteresse de l'empire chancelant! c'est sur ton solitaire rivage que dort l'immortel exilé. Arqua aussi se vante avec orgueil des restes précieux qu'elle possède; tandis que Florence réclame vainement les dépouilles mortelles de son banniA.
Note A: Les réclamations des Florentins ont été vaines jusqu'à ce jour; mais on vient d'élever à Florence, dans l'église de Santa-Croce (Sainte-Croix), un monument à la mémoire de Dante. Il a été exécuté par Etienne Ricci. La cérémonie de l'inauguration a été une fête publique et solennelle. L'urne qui devait renfermer les cendres d'Alighieri est placée sur une large base; les sculptures dont elle est ornée sont du goût le plus simple. Au-dessus d'elle, Dante est assis, tenant ouvert, sur ses genoux, l'ouvrage qui l'éternise. Une de ses mains soutient sa tête; l'autre est étendue sur le manuscrit. À ses pieds est une lyre et une trompette; sur sa tête une couronne de lauriers. Toute sa personne a cette maigreur dont il a lui-même parlé, fruit des veilles et des fatigues que lui coûta son œuvre sacrée; mais toutes ses formes sont encore pleines de majesté et de grandeur. L'artiste a parfaitement réussi à représenter sur ce front sévère et pensif l'expression de cette vaste intelligence, où se concentrent la nature et l'idéal, et cette haute fierté qui ne pardonna jamais une bassesse. À droite du poète, et un peu plus bas que lui, est l'Italie, debout, tenant un sceptre, signe de la souveraineté qu'elle a gardée dans les arts, et portant sur sa tête une étoile, symbole des lumières qu'elle a répandues en Europe; elle contemple son fils avec amour, et montre du doigt cette inscription: Honorez le grand poète. À gauche du Dante est la Poésie, debout comme l'Italie, et le corps penché sur l'urne, qu'elle entoure de ses bras, en signe d'une inconsolable douleur. Sa main droite, qui pend nonchalamment, tient une couronne de lauriers qu'elle semble laisser tomber, désespérant de trouver, après Alighieri, une tête digne de la porter.
(Globe du 10 avril 1830.)
60. Que nous importe à nous sa pyramide de pierres précieuses34? le porphyre, le jaspe, l'agate, et les marbres de toutes couleurs qui recouvrent les ossemens de ses ducs-marchands? La rosée passagère qui, étincelant du reflet des étoiles, répand la fraîcheur sur le vert gazon d'une tombe dont le nom forme le mausolée de la Muse, est foulée avec plus de respect et de vénération que tous ces marbres qui couvrent des têtes princières.
61. Sur les bords de l'Arno, dans le palais de l'art où la sculpture et sa sœur, riche des couleurs de l'arc-en-ciel, se disputent à l'envi leurs chefs-d'œuvre, il peut y avoir plus d'objets pour charmer le cœur et les yeux, il peut y exister plus de merveilles,—mais ce n'est pas pour moi; car mon cœur a été accoutumé à associer mes pensées à la nature plutôt dans les champs que dans les galeries. Un chef-d'œuvre toutefois obtient l'hommage de mon esprit, mais il lui accorde moins d'enthousiasme qu'il n'en éprouve, parce que l'arme dont il se sert est d'une autre trempe.
62. J'aime à errer sur les bords du lac de Trasimène, dans ces défilés funestes à la témérité des Romains, et plus encore à leurs foyers; car c'est ici que les ruses de guerre du général carthaginois se retracent à ma mémoire, ainsi que son adresse à engager l'ennemi entre les montagnes et le rivage; dans ces lieux où la valeur succombe dans les rangs désespérés des soldats, et où leur sang inonde les torrens débordés sur la plaine étouffante, couverte de légions de cadavres,
63. semblables à une forêt déracinée par les vents des montagnes. Et telle fut la chaleur de la bataille dans ce jour mémorable, et telle est la frénésie du sang, dont les convulsions rendent l'homme aveugle à tout, excepté au carnage, que, pendant la mêlée, un tremblement de terre ne fut point ressenti par les combattans35! Aucun ne s'aperçut que la nature irritée s'ébranlait sous ses pieds, et s'ouvrait pour servir de tombeau à ceux qui, étendus sur leurs boucliers, attendaient les honneurs du linceul. Telle est la fureur qui anime et absorbe les nations quand elles se rencontrent sur les champs de bataille.
64. La terre était, pour ces combattans, comme un navire qui les transportait à pleines voiles—à l'éternité. Ils voyaient l'Océan autour d'eux, mais ils n'avaient pas le tems de remarquer les mouvemens de leur navire. Les lois de la nature étaient en eux suspendues; ils ne furent pas atteints de cette terreur qui saisit les êtres quand les montagnes tremblent; quand les oiseaux plongent dans les nuages pour y chercher un refuge loin de leurs nids qui tombent des arbres; quand les troupeaux mugissans chancellent dans les plaines qui se soulèvent, et que la crainte de l'homme n'a point de mots pour s'exprimer.
65. Trasimène présente aujourd'hui une scène bien différente. Son lac est une nappe d'argent, et sa plaine n'est déchirée que par la charrue. Ses vieux arbres sont aussi épais et aussi touffus que les morts qui gisaient autrefois où aujourd'hui pénètrent leurs racines; mais un ruisseau,—un faible ruisseau d'une onde et d'un lit étroits,—a pris son nom de la pluie de sang qui signala ce jour de carnage; et le Sanguinetto nous indique le lieu où le sang des morts inonda la terre, et rougit les ondes plaintives.
66. Mais toi, Clitumne36! sur les bords de ton onde si pure et du plus vivant cristal qui ait jamais été l'asile d'une Naïade pour s'y contempler et y baigner ses membres délicats, tu entretiens le vert gazon où paît le jeune taureau blanc, le dieu le plus pur de ces belles ondes! de l'aspect le plus serein et le moins mystérieux. Sans doute, ce ruisseau ne fut point profané par le sanglant carnage,—lui qui sert de miroir et de bain aux plus jeunes filles de la beauté!
67. Sur ton heureux rivage, ô Clitumne! un temple qui subsiste encore, de proportions petites et délicates, construit sur la douce pente d'une colline, conserve ta mémoire. À ses pieds, ton courant ralenti semble dormir. Souvent on y voit bondir le poisson aux écailles étincelantes, qui joue dans tes limpides profondeurs, tandis que parfois quelque lis des eaux détaché vogue doucement jusqu'au lieu où le flot qui descend raconte en babillant ses merveilleuses histoires.
68. Ne vous éloignez pas sans bénir le génie de cet aimable lieu! Si un zéphir plus doux vient, dans l'air, caresser votre front, c'est lui qui vous l'envoie; si vous remarquez sur le rivage un gazon plus séduisant; si la fraîcheur de cette scène répand son charme sur votre cœur, et le dégage de la poussière aride de la vie pour le purifier un moment dans ce baptême de la nature,—c'est lui que vous devez remercier de cette suspension de vos dégoûts.
69. Le mugissement des ondes!—Des hauteurs escarpées, le Vélino s'élance dans le précipice que ses vagues se sont creusé; la chute des ondes!—rapide comme la lumière, la masse resplendissante écume en ébranlant l'abîme. L'enfer des ondes!—où elles sifflent et rugissent, et bouillonnent dans d'éternelles tortures, tandis que la sueur de leur longue agonie s'échappe de ce Phlégéton, entoure les rochers de jais qui bordent le gouffre, comme d'affreux et impitoyables témoins.
70. Elle monte en jets d'écume jusqu'aux cieux, d'où elle retombe en pluie perpétuelle, qui, dans son nuage intarissable de vapeurs, forme tout autour un éternel printems pour le gazon qu'il couvre de brillantes émeraudes de rosée.—Que le gouffre est profond! et comme l'élément géant s'élance de cascade en cascade par bonds délirans, écrasant les rochers qui, cédant et se brisant sous ses pas impétueux, livrent par leur brèche un terrible passage
71. à l'énorme colonne qui se précipite, et ressemble plutôt à la source d'un jeune Océan arraché du flanc des montagnes dans les douleurs de l'enfantement d'un monde nouveau, qu'au père des rivières qui coulent en serpentant dans la vallée.—Tournez-vous! regardez-la s'avancer comme une éternité menaçant de tout engloutir dans son cours, charmant les regards par ses terreurs mêmes,—cataracte incomparable37,
72. horriblement belle! mais, au-dessus de cet abîme infernal, posant le pied sur chaque côté, un arc-en-ciel se dessine aux premiers rayons du matin38; comme l'espérance sur un lit de mort, il conserve ses brillantes couleurs, tandis que tout ce qui l'environne est ravagé par les eaux impétueuses. On dirait, au milieu des tortures de cette scène, l'Amour contemplant la Démence, d'un front inaltérable.
73. Encore une fois sur les sombres Apennins, Alpes enfantines, qui,—si je n'avais déjà admiré leurs grands ancêtres, où le pin se balance sur des hauteurs plus escarpées, et où rugit l'avalanche bondissante,—pourraient recevoir de nouveau mon hommage39; mais j'ai vu la Jung-Frau sourcilleuse élever dans les airs ses neiges jamais foulées par un pied mortel; j'ai vu de loin et de près les blancs glaciers du froid Mont-Blanc; et j'ai entendu les bruits retentissans du tonnerre sur le Chimari,
74. autrefois connu sous le nom de monts Acrocérauniens; j'ai vu sur le Parnasse le vol des aigles, qui semblaient les génies du lieu, comme ils furent les messagers de la gloire, car ils s'élevaient encore à une hauteur indéfinissable. J'ai contemplé l'Ida avec les yeux d'un Troyen: l'Athos, l'Olympe, l'Etna, l'Atlas, comparés aux collines alpines, leur font perdre de leur dignité; toutes ne portent plus maintenant une couronne de neige, excepté la cime solitaire du Soracte, qui a besoin de la lyre romaine
75. pour obtenir de nous un souvenir. Il s'élève au milieu de la plaine comme une vague long-tems amoncelée, près d'expirer sur la plage, et qui reste encore un instant suspendue sur elle-même. Que celui qui voudra rassemble ses souvenirs, et, dans ses classiques transports, réveille les échos du Latium par ses citations savantes; il m'a trop répugné d'apprendre, dans mon impatiente jeunesse, pour le bon plaisir du poète, la triste et ennuyeuse leçon du mot à mot40, pour rapporter ici avec plaisir
76. rien de ce qui me rappelle la drogue journalière dont on accablait ma défaillante mémoire; et, quoique le tems ait instruit mon esprit à méditer ce qu'il apprit alors, cependant telle est la répugnance invétérée de mes jeunes idées, qu'ayant perdu pour moi toute la fraîcheur de la nouveauté avant que mon esprit ait pu goûter ce qu'il aurait recherché s'il avait été libre de choisir, je ne puis maintenant changer mes dispositions, et ce que je détestais alors, je le déteste encore.
77. Alors, adieu donc, Horace; toi que j'ai tant haï, non pour tes fautes, mais pour les miennes. C'est un malheur de comprendre et de ne pas sentir ta verve lyrique, de savoir tes vers et de ne pas les aimer: quoique aucun moraliste ne nous découvre notre vie chétive avec plus de profondeur; qu'aucun poète n'enseigne mieux les lois de son art; qu'aucun satirique ne trouble la conscience avec plus d'esprit, en réveillant le cœur touché sans le blesser; cependant adieu, Horace, je te quitte sur le sommet du Soracte.
78. O Rome! ma contrée de prédilection! cité de l'ame! que les orphelins du cœur viennent te contempler, mère délaissée des empires qui ne sont plus! et qu'ils renferment dans leur sein leurs chétives misères! Que sont nos infortunes et nos souffrances? Venez voir ces cyprès, entendre ces hiboux, et fouler sous vos pas des trônes brisés, des débris de temples; vous! dont les agonies sont des douleurs d'un jour,—un monde est à nos pieds, aussi fragile que notre fragile poussière.
79. La Niobé des nations! la voilà debout, sans enfans, sans couronnes, sans voix dans ses malheurs: une urne vide est dans ses mains flétries, mais la cendre sacrée en est dispersée depuis long-tems. La tombe des Scipions ne renferme plus leurs cendres41: les sépulcres même ont perdu leurs héroïques habitans. Peux-tu couler, vieux Tibre! à travers ce désert de marbre? Soulève-toi, avec tes flots jaunes, pour cacher de ton manteau la misère de Rome!
80. Le Goth, le chrétien, le tems, la guerre, l'onde, le feu, ont humilié l'orgueil de la ville aux sept collines; elle a vu ses gloires expirer, astre par astre, et les rois barbares gravir à cheval le chemin fameux par où le char des triomphateurs montait au Capitole. On ne voit partout que temples, tours et édifices écroulés.—Chaos de ruines! qui pourra reconnaître ce désert, jeter quelques lumières sur ces débris obscurs et dire, là était, ou là est; quand tout est couvert d'une double nuit?
81. La double nuit des âges et de l'ignorance, fille de la nuit, ont enveloppé et enveloppent encore tout ce qui nous environne. Nous n'apercevons notre route que pour nous égarer. L'Océan a sa carte, les astres leur mappemonde céleste, et la science les déroule dans son vaste sein; mais Rome est comme le désert où tout nous manque, jusqu'à nos souvenirs. Tout-à-coup nous frappons des mains, en nous écriant: Eurêka! cela est évident,—lorsque seulement un faux mirage de ruines nous apparaît.
82. Hélas! l'orgueilleuse cité! hélas! les trois cents triomphes42! et le jour où Brutus rendit le poignard plus glorieux que l'épée d'un conquérant? Hélas! pour la voix de Cicéron, pour les chants de Virgile, pour les pages pittoresques de Tite-Live!—mais du moins Rome leur devra la perpétuité de sa gloire; tout le reste,—décadence. Hélas! pour la terre, car nous ne lui verrons plus cet éclat qu'elle portait lorsque Rome était libre!
83. O toi dont le char était lancé sur la roue de la fortune43, victorieux Sylla! toi qui voulus subjuguer les ennemis de ta patrie avant d'abdiquer le pouvoir, pour t'exposer aux ressentimens qu'avaient soulevés tes injustices; toi qui ne voulus recueillir la juste vengeance accumulée sur toi, que lorsque tes aigles eurent plané sur l'Asie abattue;—toi dont le froncement de sourcils anéantissait des sénats,—tu fus encore un Romain avec tous tes vices, car tu osas déposer, avec un sourire qui fit taire les ressentimens, plus qu'une couronne terrestre,—
84. la palme dictatoriale!—Pouvais-tu prévoir sur quels fronts irait s'entrelacer un jour cette palme qui avait fait de toi plus qu'un mortel, et que tout autre qu'un Romain pût asservir Rome sous son joug? elle qui se nommait éternelle, et qui n'arma jamais ses guerriers que pour la victoire;—elle qui couvrait la terre de son ombre immense, et qui déploya ses ailes hardies jusqu'où l'horizon du monde vint à lui manquer;—oh! elle qui était saluée toute-puissante!
85. Sylla fut le premier des conquérans; mais notre Sylla, Cromwell, fut le plus sage des usurpateurs. Lui aussi chassa des sénats, après avoir taillé le trône en échafaud.—Immortel rebelle! vois que de crimes il en coûte pour être un moment libre, et fameux dans l'avenir!—mais sa destinée nous a laissé une leçon morale.—Son jour de double victoire et de mort le vit conquérir deux royaumes, et, plus heureux, rendre le dernier soupir.
86. Le troisième jour du même mois qui l'avait vu couronner fut celui qui le vit descendre de son trône usurpé, pour être déposé dans la terre d'où il était sorti44. La fortune n'a-t-elle pas voulu nous montrer combien la renommée et la puissance, ainsi que tout ce que nous croyons digne d'être envié, qui consume nos ames et les entraîne dans de périlleux sentiers, sont, à ses yeux, moins faits pour le bonheur que la tombe? S'ils paraissaient tels aux yeux de l'homme, combien son sort serait différent!
87. Et toi, redoutable statue! toi qui te montres dans les formes austères d'une majesté nue, toi qui, au milieu des cris des assassins, vis tomber à ta base le corps ensanglanté de César, s'enveloppant de sa robe pour mourir avec dignité; victime offerte à ton autel par la reine des dieux et des hommes, la grande Némésis! César est mort, et toi aussi, ô Pompée45! Fûtes-vous tous deux les vainqueurs d'innombrables monarques, ou n'avez-vous été que les marionnettes d'un théâtre?
88. Et toi qui fus frappée de la foudre, nourrice de Rome46! Louve, dont les mamelles, figurées en bronze, semblent encore contenir le lait de la victoire, dans ce palais où l'on va t'admirer comme un monument de l'art antique:—mère du grand fondateur de Rome, qui puisa son sauvage courage à tes mamelles sauvages, déchirées par la foudre embrasée du Jupiter romain, dont tes membres noircis portent encore la trace;—tu as gardé cependant tes immortels jumeaux; tu n'as pas oublié tes tendres soins de mère?
89. Non:—mais tous tes nourrissons, ces hommes d'airain, ne sont plus; et le monde a élevé des cités avec les débris de leurs tombeaux. Les hommes ont versé leur sang en imitation des choses qui excitaient leur effroi; ils se sont battus, ont remporté des victoires, marchant à une distance misérable de leur modèle. Mais nul mortel n'a acquis et n'a pu acquérir ou donner à sa patrie la même suprématie de puissance, excepté un homme orgueilleux, qui n'est pas encore descendu au tombeauA, mais qui vit, vaincu par lui-même, l'esclave de ses propres esclaves!—
Note A: Ceci fut écrit avant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène.
90. Victime insensée de sa fausse domination,—espèce de César bâtard, suivant le premier d'un pas inégal; car l'ame du Romain avait été formée dans un moule moins terrestre47, avec des passions plus vives; mais il avait un jugement plus froid, et un immortel instinct qui rachetait les faiblesses d'un cœur tendre, quoique vaillant; tantôt Alcide avec sa quenouille, il semblait aux pieds de Cléopâtre,—et tantôt, redevenant lui-même, il pouvait dire:
91. Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu! Mais l'homme qui eût voulu accoutumer ses aigles à diriger leur vol, comme une troupe de faucons, à l'avant-garde des armées de la Gaule; cet homme, enfin, qu'elles conduisirent souvent à la victoire, avait un cœur obstiné, qui ne semblait jamais s'écouter lui-même; étrangement formé, il n'avait qu'une faiblesse, la dernière de toutes;—la vanité, coquetterie d'ambition.—Il avait un but,—quel était-il? pourrait-il avouer,—ou proclamer sa pensée intime?
92. Il voulut être tout ou rien; et il ne put attendre que la tombe inévitable l'eût mis à son niveau. Peu d'années encore, et sa destinée eût été l'égale des Césars que nous foulons sous nos pieds; destinée réduite à la poussière de la tombe! pour elle, le conquérant élève un arc de triomphe! pour elle coulent et ont toujours coulé les larmes et le sang de la terre; déluge universel, qui apparaît sans une arche de salut pour l'homme malheureux; marée qui descend pour remonter!—O Dieu! renouvelle pour nous ton arc-en-ciel!
93. Que moissonnons-nous dans le champ de notre stérile existence? des sens étroits, une raison fragile48, une vie éphémère. La vérité est une pierre précieuse qui aime à rester cachée dans l'abîme; et toutes les choses sont pesées dans la fausse balance de la coutume. L'opinion est une toute-puissance,—dont le voile couvre la terre de ténèbres; le bien et le mal sont des accidens; et les hommes pâlissent, de peur que leurs jugemens ne soient exposés au grand jour, que leurs pensées ne soient regardées comme des crimes, et que la terre ne soit trop éclairée.
94. C'est ainsi qu'ils se traînent dans leur pesante misère, s'abrutissant de père en fils, et d'âge en âge, fiers de leur nature dégradée, et ils meurent ainsi en léguant leur démence héréditaire à une nouvelle génération d'esclaves-nés, qui entreprennent des guerres pour appesantir leurs chaînes, et qui, plutôt que d'être libres, versent leur sang comme des gladiateurs, et s'engagent encore dans la même arène où ils voient tomber leurs compagnons devant eux, comme les feuilles du même arbre.
95. Je ne parle pas des croyances des hommes,—elles restent entre l'homme et son Créateur,—mais des choses permises, avérées et reconnues,—choses que l'on voit chaque jour, à chaque heure;—du joug qui est doublement appesanti sur nous, et des intentions avouées de la tyrannie; de l'édit des maîtres de la terre, qui sont devenus les singes de celui qui humilia autrefois les superbes et les secoua violemment de leur sommeil, endormis sur leurs trônes. Il aurait eu assez de gloire s'il avait borné là les exploits de son bras puissant.
96. Les tyrans ne peuvent-ils être vaincus que par des tyrans, et la liberté ne trouvera-t-elle aucun champion, aucun fils, tels que la Colombie en a vu se lever, lorsque, comme Pallas, elle apparut tout-à-coup vierge et couverte de ses armes? Ou de pareilles ames doivent-elles être nourries dans le désert, dans la profondeur des forêts séculaires, au milieu du mugissement des cataractes, où la nature nourricière sourit à l'enfance de Washington? La terre ne renferme-t-elle plus de pareilles semences dans son sein? ou l'Europe n'a-t-elle point de semblables rivages?
97. La France s'enivra de sang pour vomir le crime, et ses saturnales ont été et seront funestes à la cause de la liberté dans tous les âges et sous tous les climats, parce que les jours effrayans dont nous avons été témoins, et la vile ambition qui élève entre l'homme et ses espérances un mur d'airain, le dernier et ignoble spectacle enfin que nous avons vu, sont devenus les prétextes de l'éternel asservissement qui flétrit l'arbre de la vie, et rend plus funeste encore que la première cette seconde chute de l'homme.
98. Cependant, Liberté! cependant ta bannière, déchirée, mais avançant toujours, marche comme la nuée qui porte le tonnerre, en luttant contre le vent. Ta voix retentissante comme la trompette, quoique aujourd'hui brisée et expirante, retentira plus forte après l'orage. Ton arbre a perdu ses fleurs, et son écorce, mutilée par la hache, n'offre plus aux regards que de sanglantes cicatrices; mais la sève lui reste encore,—et sa semence a été déposée profondément,—même dans le sein des terres du Nord; ainsi un printems plus heureux fait espérer des fruits moins amers.
99. Il est une tour puissante des anciens jours49, forte comme une citadelle, avec des remparts de pierre si formidables qu'ils pourraient arrêter la valeur impétueuse d'une armée. Elle est là, debout, solitaire, avec la moitié de ses créneaux, portant depuis deux mille ans une robe de lierre, guirlande de l'éternité dont les vertes feuilles s'agitent sur les débris du tems.—Que fut donc cette forteresse? quel trésor est gardé et caché si soigneusement dans ses souterrains?—C'est le tombeau d'une femme.
100. Mais qu'était-elle, cette dame de la tombe, ensevelie dans un palais?—Fut-elle chaste et belle? digne de la couche d'un roi,—ou bien plus,—d'un Romain?—De quels chefs et de quels héros fut-elle la mère? quelle fille devint l'héritière de ses charmes? Comment vécut-elle?—aima-t-elle?—mourut-elle? Si elle fut si honorée,—si on lui a élevé ce monument, où des restes vulgaires n'auraient pas osé reposer, ce fut sans doute pour consacrer le souvenir d'une destinée au-dessus de celle des mortels?
101. Fut-elle de ces femmes qui n'aiment que leur mari, ou de celles qui aiment les maris des autres? L'histoire de Rome nous apprend que, même dans les vieux tems de la république, il s'en trouvait de ces dernières. Fut-elle une mère de la trempe de Cornélie? ou, livrée aux plaisirs, se donna-t-elle les airs légers de l'aimable reine d'Égypte?—ou, retranchée dans sa vertu, résista-t-elle constamment à tous les genres de séductions? Se laissa-t-elle pencher du côté tendre du cœur, ou repoussa-t-elle sagement l'amour contre lequel elle avait des griefs?—car telles sont les affections de l'ame.
102. Peut-être elle mourut au printems de ses jours; peut-être qu'elle fléchit sous un poids de douleurs plus lourd que le lourd monument qui pèse sur sa cendre; un nuage s'étendit sur sa beauté, et ses yeux noirs furent voilés par les ténèbres, présage funeste du sort que le ciel réserve à ses favoris,—mort prématurée. Cependant elle répandait autour d'elle50 un charme tel que celui du soleil couchant; et elle fit briller d'une lumière consomptive, qui est l'Hespérus des mourans, l'incarnat de ses joues éteintes, semblable à la pâle feuille d'automne.
103. Peut-être elle mourut dans une extrême vieillesse,—survivant à tout ce qu'elle aimait, charmes, famille, enfans,—portant de longues tresses de cheveux d'argent, qui pouvaient encore rappeler quelque chose de ses jours de fraîcheur et de jeunesse, alors que, bouclés dans des formes élégantes, ils étaient enviés, admirés, et recherchés par la jeunesse de Rome.—Mais où mes conjectures s'égarent-elles? Tout ce que nous savons,—c'est que Métella, la femme du plus riche Romain, n'est plus; voilà le monument de l'amour ou de l'orgueil de son époux.
104. Je ne sais pourquoi:—mais pendant que je reste ainsi debout devant toi, ô tombeau! il me semble éprouver le même sentiment que si j'avais connu celle qui l'habite, et d'autres jours reviennent à mes souvenirs aux accens d'une mélodie qui m'est connue, quoique le ton en soit changé et solennel comme les murmures d'un tonnerre expirant dans le lointain. Cependant ne pourrais-je pas demeurer assis auprès de cette pierre couverte de lierre, jusqu'à ce que j'aie donné un corps à mes pensées qui naissent de ces débris flottans du passé que la ruine étend autour de moi?
105. Ne pourrais-je, des planches dispersées au loin sur les récifs, me construire une nacelle d'espérance pour aller encore une fois lutter avec l'Océan, et affronter, dans leur mugissement perpétuel, les chocs des vagues bruyantes qui se brisent sur le rivage solitaire où s'est englouti tout ce qui me fut jamais cher? Mais si je pouvais rassembler de ce que la vague a épargné assez de débris pour m'en construire une barque grossière, de quel côté dirigerais-je ma voile? Ni mes foyers, ni l'espérance, ni la vie, n'ont d'attraits pour moi; je ne désire que ce qui est ici.
106. Alors que les vents rugissent! leur voix puissante sera désormais ma mélodie, et pendant la nuit, elle sera accompagnée des cris des hiboux, comme je les entends déjà maintenant que la lumière s'éclipse sur la demeure native de l'oiseau des ténèbres. Ils se répondent les uns aux autres sur le mont Palatin, ouvrant de larges yeux, qui étincellent d'une lumière vive et terne, et déployant leurs ailes.—Au milieu d'une telle scène de désolation, que sont nos chétives misères?—qu'il me soit permis de ne pas compter les miennes.
107. Les cyprès et le lierre, la ronce et les plantes rampantes croissent mêlés et entassés confusément; de petits monticules se forment où étaient autrefois des appartemens dorés; des arches écroulées, des colonnes brisées en fragmens, des voûtes comblées, des grottes fraîches réduites en souterrains humides, où les hiboux voltigent, se croyant dans les ténèbres de minuit:—sont-ce là des temples, des bains, des palais? Décide qui pourra; car tout ce que la science a découvert dans ses recherches, c'est—que ce sont des murailles;—contemplez le mont impérial! c'est ainsi que finissent les grandeurs de la terre51.
108. Voilà la morale de toutes les histoires humaines52; ce qui est n'est que la répétition du passé: d'abord la liberté, ensuite la gloire;—et quand la gloire disparaît, la richesse, les vices, la corruption,—la barbarie enfin. L'histoire, avec tous ses volumes, n'a qu'une page;—elle est mieux écrite ici, où l'avare et orgueilleuse tyrannie a ainsi amassé tous les trésors, toutes les délices que l'œil et l'oreille, le cœur, l'ame, pouvaient désirer, la parole demander,—mais au loin les mots inutiles! approchez,
109. venez admirer, vous enthousiasmer,—mépriser,—sourire,—verser des pleurs,—car il y a ici matière pour tous ces sentimens:—homme! toi qui es, comme un balancier, suspendu entre un sourire et une larme, des siècles et des royaumes font foule sur cette montagne, dont le sommet aplani fut une pyramide de trônes amoncelésA, et si brillante des hochets de la gloire, que les rayons du soleil semblaient lui emprunter leur éclat. Où sont ses palais, ses coupoles dorées? où sont ceux qui osèrent les construire?
Note A: The pyramide of empires pinacled.
110. Cicéron fut moins éloquent que toi, colonne sans nom, dont la base est ensevelie dans les décombres! Que sont les lauriers qui ornaient le front de César? couronnez-moi avec le lierre de son palais. De qui est cet arc de triomphe, ou cette colonnade qui s'offre à ma vue? est-ce celui de Titus ou de Trajan? Non:—c'est celui du tems. Arcs de triomphe, voûtes, colonnades, le tems vous dégrade en souriant de pitié: une statue apostolique a envahi la place de l'urne impériale, dont les cendres dormaient sublimes53,
111. ensevelies dans les airs, au milieu du profond ciel bleu de Rome, en contemplant les étoiles. L'esprit qui les avait animées était digne d'habiter cette haute région. Il fut le dernier de ceux qui régnèrent sur le monde entier, le Globe romain; car, après lui, aucun bras ne fut assez fort pour le soutenir; mais ses conquêtes furent perdues.—Il fut plus grand qu'Alexandre: ses vertus souveraines ne furent point souillées dans son palais par le sang et la débauche:—nous honorons encore le nom de Trajan54.
112. Où est le mont du triomphe, cette colline sacrée où Rome embrassait ses héros? où est la roche Tarpeïenne, le dernier terme de la haute perfidie, le promontoire d'où le Saut du Traître guérissait de toute ambition? N'est-ce pas ici que les conquérans venaient déposer leurs dépouilles? Oui; et dans cette plaine qui se déroule devant nous, dorment dix siècles de factions silencieuses!—Voici le Forum, où retentirent tant de paroles immortelles; l'air y est encore éloquent,—il y brûle avec Cicéron!
113. Théâtre de la liberté, des factions, de la gloire et du carnage; c'est ici que les passions d'un peuple orgueilleux s'exhalèrent, depuis la première heure de l'empire naissant jusqu'à celle où les mondes lui manquèrent à conquérir. Mais depuis long-tems déjà la liberté avait voilé son front, et l'anarchie avait usurpé ses attributs; lorsque enfin chaque soldat, sans lois qui osât l'attaquer, put fouler aux pieds les esclaves muets d'un sénat tremblant, ou acheter la voix vénale d'hommes encore plus dégradés.
114. Abandonnant la longue suite des dix mille tyrans de Rome, tournons nos regards vers son dernier tribun, qui racheta des siècles de honte et de ténèbres,—l'ami de Pétrarque,—l'espoir de l'Italie,—Rienzi55! le dernier des Romains! aussi longtems que le tronc flétri de l'arbre de la liberté poussera quelques feuilles, qu'elles soient une guirlande même pour ta tombe,—orateur du Forum, chef du peuple—et son nouveau Numa—qui eus un règne, hélas! trop court.
115. Egérie56! tendre création d'un cœur qui ne trouva aucun asile mortelA si séduisant que ton sein idéal; quelle que tu sois, ou que tu aies été,—jeune aurore des cieux, nymphe imaginaireB de quelque désespoir d'amour; ou, peut-être, beauté de la terre, qui reçus les hommages d'un amant royal; quelle que soit ton origine, tu fus une belle pensée, revêtue de formes enchanteresses.
Note A: Resting-place.
Note B: Nympholepsy of some fond despair.
116. Les mousses de ta fontaine sont encore arrosées par ton onde élyséenne. L'entrée de la grotte qui protège ta source, respectée par les ans, réfléchit l'aimable génie du lieuA, dont la verte retraite, l'asile solitaire n'est plus déformé par les ouvrages de l'art: les ondes limpides ne sont plus condamnées à dormir dans une prison de marbre; elles bouillonnent en jaillissant du pied de la statue, forment un ruisseau qui tombe en petite cascade, et va arroser, en serpentant au loin, les fleurs, le lierre rampant,
Note A: The meek-eyed genius of the place.
117. mêlés dans un désordre fantastique; les vertes collines sont revêtues de fleurs printanières; le lézard à l'œil subtil bruit à travers le gazon, et les oiseaux du printems vous saluent en chantant. Des fleurs aux couleurs les plus fraîches, nombreuses et variées, implorent la pitié du passant pour leurs tendres corolles qu'un vent doux balance en un faisceau magique. La douceur des yeux bleus de la violette caressée par le souffle de l'air, semble briller de la riche couleur des cieux.
118. C'est ici, dans cette retraite enchantée, que tu choisis ton asile, ô Égérie! c'est ici que ton cœur tout céleste battait au bruit lointain des pas de ton mortel amant; la nuit voilait ce rendez-vous mystérieux de son dais étoilé, et assise à côté de ton bien-aimé, quel bonheur ne devais-tu pas ressentir? Cette grotte fut sans doute formée pour favoriser la flamme d'une déesse, et pour être l'asile du saint amour—le premier des oracles.
119. Dans ces purs épanchemens de tendresse, n'unissais-tu pas un cœur céleste à un cœur mortel? Et l'amour, qui meurt comme il naît, en soupirant, ne fut-il pas favorisé d'immortels transports? Ton art ne pouvait-il pas leur donner une durée immortelle, et communiquer la pureté du ciel aux plaisirs de la terre, chasser le venin sans émousser le dard,—repousser la stupide satiété qui détruit tout,—et déraciner de l'ame les ronces funestes qui la déchirent?
120. Hélas! nos jeunes affections se précipitent vers leur ruine, ou ne rencontrent que le désert; de là naissent les épines d'une triste abondance, l'ivraie de la précipitation; des fleurs, rongées au cœur, quoique agréables aux yeux, et dont les sauvages parfums n'exhalent que des agonies; des arbres dont les sucs sont des poisons: telles sont les plantes que fait naître sous ses pas la passion, à mesure qu'elle parcourt le désert du monde, soupirant en vain après quelque fruit céleste refusé à nos désirs.
121. O amour! tu n'es pas un habitant de la terre;—séraphin invisible, nous croyons en toi, et les martyrs de cette foi divine sont les cœurs brisés; mais jamais tu n'as été vu, jamais œil mortel ne te verra, tel que tu dois être. L'imagination t'a formé, comme elle a peuplé le ciel, selon ses propres fantaisies; et cette forme, cette image donnée à une pensée, obsède incessamment l'ame toujours inquiète,—consumée,—épuisée,—souffrante—et déchirée.
122. L'ame fatiguée de sa propre beauté se jette, délirante, en de fausses créations:—où sont, où sont les formes que le génie du sculpteur a saisies? Dans ses seules pensées. La nature pourrait-elle nous montrer des formes aussi belles? Où sont les charmes et les vertus que nous osons concevoir dans notre jeunesse, et poursuivre dans notre âge mûr;—paradis vainement désiré de notre désespoir, qui égare la plume et le pinceau, et les met dans l'impuissance de le reproduire dans toute sa beauté?
123. Qui aime, délire:—c'est la frénésie de la jeunesse;—mais la guérison est plus amère encore. Les charmes qui revêtaient nos idoles disparaissent un à un; et nous nous apercevons trop clairement que le mérite et la beauté n'existaient pas hors des formes idéales de notre imagination. Cependant le charme fatal subsiste encore, et il nous domine; nous recueillons les orages que nous avons fait naîtreA. Le cœur obstiné, ayant commencé son alchimie, croit toujours être près de découvrir un trésor—d'autant plus riche qu'il est plus inconnu.
Note A: Reaping the whirlwind from the oft-sown winds: «Moissonnant le tourbillon par les vents souvent semés.»
124. Nous nous flétrissons dès notre jeunesse, et nous avons à peine la force de respirer,—tant nous sommes malades,—épuisés! Ne trouvant aucun soulagement, ne pouvant rafraîchir notre ame altérée, quelque fantôme pareil à celui que nous avons poursuivi d'abord, vient nous leurrer enfin sur le soir de notre vie;—mais il est trop tard,—nous sommes ainsi doublement malheureux. Amour, gloire, ambition, avarice, rien ne diffère; chacun est inutile,—et tous sont mauvais,—aucun n'est meilleur.—Car, sous un nom différent, ce sont les mêmes météores qui nous égarent, et la mort est la noire fumée dans laquelle leur flamme s'évanouit.
125. Quelqu'un,—personne,—ne trouve ce qu'il aime, ou ce qu'il eût aimé: quoique des circonstances, un rapprochement accidentel, et l'impérieuse nécessité d'aimer, aient pu éloigner les antipathies,—elles reparaissent bientôt, envenimées par des torts irrévocables. La convenance, cette divinité matérielle et funeste, crée nos maux à venir, et les suspend sur nous avec sa baguette semblable à une béquille, dont le contact réduit nos espérances en poussière,—c'est la poussière sur laquelle nous marchons tous.
126. Notre vie est une fausse nature;—elle n'est point dans l'harmonie des choses;—pourquoi ce dur décret, cette ineffaçable tache de péché, cet upas immense, arbre qui flétrit tout, dont la racine est la terre, dont les feuilles et les branches sont les cieux, qui versent leurs plaies sur les hommes, comme la rosée,—la maladie, la mort, l'esclavage,—tous les maux dont nous sommes témoins,—et ceux, pires encore, que nous ne voyons pas,—et qui s'agitent dans l'ame incurable, avec leurs tortures sans cesse renouvelées.
127. Cependant supportons notre destinée avec courage;—c'est un abandon lâche de la raison que de renoncer au droit de la pensée,—notre dernier et seul refuge57. Lui, toutefois, sera encore le mien; quoique, depuis notre naissance, cette faculté divine soit enchaînée et torturée,—emprisonnée, escamotée, resserrée, et nourrie dans les ténèbres, de crainte que la vérité ne brille avec trop d'éclat sur notre esprit sans défense; le rayon divin pénètre, car le tems et la science dissipent la cécité.
128. Arches sur arches!—On dirait que Rome, réunissant les trophées de ses conquérans, a voulu faire de tous ses arcs de triomphe un seul monument; c'est son Colysée. Les rayons de la lune l'éclairent comme ses flambeaux naturels, car la clarté qui se répand dans ces lieux pour éclairer cette mine, depuis long-tems explorée, mais toujours inépuisable, de méditations, ne pouvait être que divine; les ombres azurées d'une nuit d'Italie, où les cieux profonds
129. se parent de couleurs qui ont des paroles, et vous entretiennent de l'immortalité, planent sur ce vaste et glorieux monument, et semblent voiler ses gloires. Ici il est donné aux choses de la terre sur lesquelles le tems a laissé son empreinte, un sentiment de vie; mais celles sur lesquelles son bras s'est appuyé et qui ont brisé sa faux, édifices à demi ruinés, sont douées d'une puissance et d'un charme magiques, devant lesquels pâlirait la pompe des palais modernes, qui attendent encore le douaire des âges.
130. O Tems, toi qui embellis la mort même, qui ornes les ruines, qui consoles et qui guéris seul les cœurs blessés;—ô Tems! qui corriges les erreurs de nos jugemens, qui es l'épreuve de la vérité et de l'amour;—seul philosophe, car tous les autres ne sont que des sophistes; toi qui n'abandonnes jamais tes droits, ô Tems! vengeur des opprimés! j'élève vers toi mes mains, mes regards, mon cœur; je te demande une grâce:
131. Au milieu des décombres où tu t'es élevé un autel et un temple plus divinement désolé, parmi de plus riches offrandes je viens mêler les miennes, ruines d'années,—quoique peu nombreuses, cependant pleines des débris du destin:—si tu m'as jamais vu trop orgueilleux, n'écoute point mes vœux; mais si j'ai été humble aux jours de la prospérité; si j'ai réservé ma fierté contre la haine, qui n'a jamais pu m'abattre, fais que je n'aie pas porté en vain ses traits dans mon ame;—ne verseront-ils donc pas de larmes?
132. Et toi, grande Némésis58! toi qui n'abandonnes jamais la balance équitable des injustices humaines, dans ces lieux où l'antiquité te paya si long-tems le tribut de ses hommages; toi qui appelas les furies du sein de l'abîme, et leur commandas de poursuivre Oreste de hurlemens et de sifflemens, pour lui reprocher une punition coupable, quoique juste, si elle avait été appliquée par une main étrangère;—c'est dans ce lieu, ton premier empire, que je t'évoque de la tombe! N'entends-tu pas les cris de mon cœur?—Réveille-toi! il le faut, tu le dois.
133. Ce n'est pas que je n'aie pu encourir pour les fautes de mes ancêtres, ou pour les miennes, la blessure dont je suis atteint; et, si elle m'eût été portée avec une arme juste, je n'eusse point cherché à en arrêter le sang; mais aujourd'hui il ne se perdra point dans la poussière: je te le dévoue, ô Némésis! tu seras chargée de la vengeance qu'il est encore tems d'accueillir: si je ne l'ai point employée jusqu'ici, c'était pour...—mais oublions le passé,—je dors; tu te réveilleras pour moi.
134. Et si ma voix éclate maintenant, ce n'est point que je me plaigne de ce que j'ai souffert: qu'il parle celui qui a vu mon front s'incliner, ou les convulsions de mon ame la laisser faible; mais je veux, dans cette page, consacrer un souvenir. Ces paroles que je prononce ne s'évanouiront pas comme un vain son, quand même je ne serai plus que poussière. L'heure viendra où l'expressionA prophétique et redoutable de ces vers s'accomplira et entassera sur des têtes humaines le poids immense de ma malédiction!
Note A: Fulness: «plénitude.»
135. Cette malédiction sera de pardonner.—N'ai-je pas,—écoute-moi, terre! ma mère; et toi, ô ciel! je t'en prends à témoin!—N'ai-je pas eu à lutter avec ma destinée? N'ai-je pas souffert des choses qui ne sont dignes que du pardon? n'ai-je pas eu mon ame torturée, mon cœur déchiré, mes espérances ruinées, mon nom flétri et calomnié, la vie de ma vie envenimée et arrachée? Et si je ne me suis point laissé accabler par le désespoir, c'est seulement parce que je ne fus point formé de la même argile que celle qui souille les ames de mes persécuteurs.
136. Depuis les outrages les plus grands jusqu'aux plus petites perfidies, n'ai-je pas vu tout ce que pouvaient les ressentimens et la méchanceté des hommes? Depuis le lourd mugissement de la calomnie, écumant de haine, jusqu'au faible murmure de la lâche envie, et au venin plus subtil de la foule rampante, dont l'œil significatif, ayant la faculté de Janus, sait faire mentir le silence, paraître vrai ce qui est faux, et qui sans parler, avec un geste, un soupir, communique aux oisifs d'un cercle frivole sa muette médisance.
137. Mais j'ai vécu, et je n'ai pas vécu en vain: mon esprit peut perdre sa force, mon sang sa vivacité et sa chaleur; mon corps peut s'user même en supportant ses souffrances; mais il y a quelque chose en moi qui pourra fatiguer la torture et le tems, et me survivre quand je ne serai plus; quelque chose qui n'a rien de terrestre, dont ils ne se doutent pas, semblable au souvenir des sons d'une lyre qui a cessé de vibrer; il descendra sur leurs cœurs adoucis, et excitera dans ces cœurs de pierre aujourd'hui, le remords tardif de l'amour.
138. C'en est fait, est apposé le sceau du silence.—Maintenant salut, toi, redoutable pouvoir! tout-puissant, quoique sans nom, qui parcours ces lieux dans les ombres de minuit, accompagné d'une émotion profonde, qui ne ressemble point à la peur; tes demeures sont toujours aux lieux où les murs à demi écroulés portent un manteau de lierre; le spectacle solennel de tes asiles t'emprunte un sentiment si profond et si vrai que nous devenons nous-mêmes partie de ce qui a été, et spectateurs invisibles du passé.
139. Ici des nations retentit la rumeur confuse, qui éclatait en murmures de pitié, ou en applaudissemens bruyans, lorsque un homme était tué par un autre homme, son compagnon. Et pourquoi était-il égorgé? Pourquoi? mais parce que c'étaient les lois naturelles du Cirque sanglant, et le bon plaisir impérial.—Pourquoi non? Qu'importe où nous succombions pour être la pâture des vers; sur des champs de bataille ou dans un cirque? Ce ne sont également que deux théâtres où pourrissent les principaux acteurs.
140. Je vois devant moi le gladiateur étendu sur l'arène59; il repose sa tête sur sa main;—son mâle regard consent à mourir, mais il déguise son agonie; et sa tête penchée s'affaisse graduellement;—les dernières gouttes de son sang, qui sort lentement de sa rouge blessure, tombent épaisses, et une à une, de son flanc, comme les premières gouttes d'une pluie d'orage; mais déjà l'arène tournoie autour de lui:—il succombe avant qu'aient cessé les acclamations barbares qui applaudissent son misérable vainqueur.
141. Il les a entendues, mais il ne s'en est point ému.—Ses yeux étaient avec son cœur, bien loin du cirque. Il se souciait peu de la vie qu'il perdait sans gloire; mais où s'élevait sa hutte sauvage sur les rives du Danube, c'est là que se portait sa pensée, c'est là que ses jeunes enfans barbares se livraient aux jeux de leur âge; c'est là qu'était leur mère de la Dacie.—Lui, leur père, était égorgé pour une fête romaine60! Toutes ces pensées se précipitent avec son sang.—Expirera-t-il sans être vengé? Levez-vous, peuples de Goths! et venez assouvir votre implacable fureur!
142. Mais ici où le meurtre respirait sa vapeur sanglante; ici où les nations en mouvement se pressaient, se heurtaient dans toutes les issues, et mugissaient ou murmuraient comme un torrent qui se précipite des montagnes, brisant et renversant tout sur son passage; ici, où le blâme ou l'applaudissement d'un million de Romains étaient le signal de la vie ou de la mort, selon les fantaisies de la foule61, ma voix seule se fait entendre,—et les pâles rayons des étoiles descendent sur l'arène déserte,—sur les gradins brisés,—les murs écroulés, et les galeries où mes pas semblent des échos étrangement retentissans.
143. Une ruine,—cependant quelle ruine! De ses murailles massives, on a construit des palais, des moitiés de villes; toutefois vous parcourez souvent l'énorme squelette, en vous étonnant de ne pas remarquer les endroits dépouillés. N'a-t-on fait que déblayer ce monument, sans le ravager? Hélas! examinez-le bien, vous apercevrez ses plaies, quand la forme de ce colosse vous sera entièrement connue; il ne supportera pas la clarté du jour, qui est trop brillant pour tout ce que les siècles et l'homme ont dégradé.
144. Mais lorsque la lune commence à parvenir au sommet de l'arche la plus élevée de ce monument, et qu'elle semble s'y reposer avec amour; lorsque les astres scintillent à travers les ouvertures que le tems a produites, et que la fraîche brise de la nuit agite dans l'air la forêt de verdure qui tapisse les murs grisâtres, comme les lauriers sur la tête chauve du premier César62; quand la lumière adoucie brille sans éblouir, alors les ombres des morts se lèvent dans ce cercle magique: des héros ont foulé cette enceinte;—c'est sur leur poussière que vous marchez.
145. «Tant que subsistera le Colysée, Rome subsistera63; quand le Colysée tombera, Rome aussi tombera; et quand Rome finira,—le monde finira.» Ainsi s'exprimaient sur ce vaste monument, au tems des Saxons, que nous avons l'habitude d'appeler anciens, des pélerins de ma propre patrie; et ces trois choses périssables sont encore debout sur leurs fondemens: Rome et sa ruine colossale qu'aucune science humaine ne peut relever; le monde, la même grande caverne—de fripons, ou tout ce que vous voudrez.
146. Simple, imposant, sévère, austère, sublime,—autel de tous les saints et temple de tous les dieux, depuis Jupiter à Jésus,—épargné et embelli par le tems64; tranquille spectateur, tandis que tout tombe ou chancelle autour de toi, arcs de triomphe, empires, et que l'homme arrive à la poussière de la tombe par un chemin d'épines,—glorieux monument! ne tomberas-tu point toi-même? La faux du tems et les sceptres des tyrans se brisent contre toi,—sanctuaire et asyle de l'art et de la religion,—Panthéon! orgueil de Rome!
147. Reste de jours plus glorieux! monument des arts les plus nobles! dégradé, quoique encore parfait, il circule dans ton enceinte un parfum de sainteté qui saisit tous les cœurs;—modèle sublime de l'art; pour celui qui ne cherche dans Rome que les souvenirs du passé, la gloire ne distribue ses rayons qu'à travers l'ouverture de la Coupole; pour ceux qui adorent, il y a ici des autels destinés à recevoir leurs offrandes; et ceux qui ont de l'admiration pour le génie peuvent reposer leurs yeux sur des traits honorés, dont les bustes ornent partout cette enceinte65.
148. Il est un cachot dans lequel brille une formidable obscurité66; qu'aperçois-je dans ses détours? Rien.—Voyons de nouveau! Deux formes se dessinent lentement à ma vue,—deux fantômes isolés de mon imagination: il n'en est pas ainsi, je les vois en réalité.—C'est un vieillard et une femme jeune et belle, fraîche comme une mère qui allaite son enfant, et dont le sang se change en nectar:—Que fait-elle ici, le cou sans voile, et le sein offrant toute la blancheur et la plénitude de ses formes?
149. Elles sont arrondies et pleines, les deux sources pures de la jeune vie; c'est sur le cœur, et c'est du cœur que nous prenons et que nous tirons notre première et notre plus douce nourriture, lorsque la femme, heureuse d'être mère, observe le regard innocent, et le cri qui s'échappe des lèvres de son nouveau-né, exprimant l'absence de la douleur; elle connaît des joies que l'homme ignore, quand elle voit, comme un bouton de fleur, son enfant s'épanouir dans son berceau.—Quel fruit cette fleur produira-t-elle cependant?—Je l'ignore:—Caïn fut enfanté par Ève.
150. Mais ici une jeune femme offre à un vieillard cet aliment qui est son propre bienfait.—C'est à son père qu'elle rend la dette du sang, née avec la vie. Non, il ne mourra point, tant que, dans ce sein fécond et charmant, le feu de la santé et le saint amour filial entretiendront ce Nil de la grande nature, dont les flots sont plus féconds que ceux du fleuve d'Égypte.—Puise à longs traits la vie sur ce beau sein, ô vieillard! les royaumes du ciel ne possèdent pas un pareil breuvage.
151. La fable rayonnante de la voie lactée n'a pas la pureté de cette simple histoire; c'est une constellation d'une clarté plus douce, et la sainte nature triomphe bien plus dans ce renversement de ses décrets que dans l'abîme de l'immensité où étincelle cette poussière lumineuse de mondes.—O la plus sainte des nourrices! aucune goutte ne se perdra de ce ruisseau limpide qui va désaltérer le cœur de ton père, en rendant la vie à sa source, comme nos ames, délivrées de leurs liens corporels, retournent se confondre avec l'univers.
152. Allons voir le môle qu'Adrien fit construire sur la hauteur67; contrefaçon impériale des pyramides de la vieille Égypte; colossale copie de difformité, dont il a plu à la fantaisie voyageuse d'un empereur d'aller chercher l'énorme modèle sur les bords lointains du Nil, afin de condamner l'artiste à bâtir comme pour des géans, et à construire un palais pour sa vaine poussière, pour une poignée de cendres! Comme le spectateur sourit avec une pitié philosophique, en voyant l'énorme produit d'une telle origine!
153. Mais regardez! voici le dôme!—le dôme vaste et merveilleux68, près duquel la merveille de Diane ne serait qu'une cellule,—temple sublime du Christ élevé sur la tombe de son martyr! J'ai vu le miracle d'Éphèse:—ses colonnes couvrant le désert, à l'ombre desquelles reposent l'hyène et le chakal. J'ai vu les coupoles brillantes de Sainte-Sophie élevant leur masse étincelante sous le soleil; j'ai pénétré dans son sanctuaire pendant que les Musulmans qui l'ont usurpé y faisaient leur prière;
154. Mais toi, qui de tous les temples anciens et modernes es le seul qui n'aies jamais eu d'égal,—ni rien de semblable à toi;—le plus digne de Dieu, le saint, le vrai, depuis la désolation de Sion, lorsque Il abandonna la première cité de son choix; de tous les édifices terrestres élevés en son honneur, en est-il d'un plus sublime aspect?—Majesté, puissance, gloire, force, beauté, tout est réuni dans ce monument éternel d'adoration sans tache.
155. Entrez: sa grandeur majestueuse ne vous accable pas; et pourquoi? Ce n'est pas qu'il vous paraisse plus petit; mais votre ame, agrandie par le génie du lieu, est devenue colossale, et ne peut plus trouver qu'un séjour digne d'elle où apparaissent concentrées vos espérances d'immortalité. Un jour viendra où vous verrez, si vous en êtes trouvés dignes, votre Dieu face à face, comme vous voyez maintenant son Saint des Saints; alors vous ne serez pas consumés par son regard.
156. Vous avancez; mais trompé par son élégance gigantesque, l'enceinte semble grandir à mesure que l'on avance, comme le sommet d'une haute montagne semble s'éloigner de celui qui la gravit. L'infinité s'accroît,—mais elle s'accroît en rapport avec l'ensemble;—tout est harmonieux dans ses immensités: riches marbres,—peintures plus riches,—autels où brûlent des lampes d'or,—dôme sublime qui le dispute, posé dans l'air, aux plus beaux édifices dont les fondemens empruntent leur solidité à la terre,—tandis que les siens sont du domaine des nuages.
157. Vous ne pouvez tout voir en même tems; il vous faut diviser par parties ce grand tout, pour ne point accabler la contemplation; et comme l'océan forme mille baies qui appellent les regards,—ainsi condensez ici votre ame sur des objets plus immédiats, et rendez-vous maître de vos pensées jusqu'à ce que vous en ayez gravé dans votre esprit les éloquentes proportions, et déroulé, dans des graduations puissantes, partie par partie, ce glorieux ensemble que vous n'avez pu embrasser d'une seule fois;
158. Non par sa faute,—mais par la vôtre. Nos sens extérieurs ne peuvent rien saisir que graduellement;—voilà pourquoi tout ce que nous avons en sentimens de plus intime surpasse nos pâles expressions; c'est ainsi que cet éblouissant et accablant édifice prend en pitié notre admirationA, et le plus grand de ce qui est grand, défie d'abord la petitesse de notre nature, jusqu'à ce que, grandissant avec lui, nous élevions notre intelligence à la hauteur de l'objet qu'elle contemple.
Note A: Fools our fond gaze.
159. Reposez-vous alors et soyez éclairés d'une lumière céleste. Il y a ici quelque chose de plus que la satisfaction d'une surprise merveilleuse, ou le recueillement produit par la divinité du lieu, ou le simple éloge de l'art et des grands maîtres qui surent élever un édifice dont l'antiquité, avec toute sa science, n'eût pu même concevoir le plan. La source du sublime découvre ici son abyme; l'esprit de l'homme peut en recueillir les sables d'or et apprendre ce que peuvent les grandes conceptions.
160. Allons au Vatican voir les tortures de Laocoon, ennoblissant la douleur; l'amour d'un père et l'agonie d'un mortel, supportés avec la patience d'un immortel:—vaine est la lutte, vains sont les efforts du vieillard contre les replis tortueux et l'étreinte puissante du dragon; la chaîne longue et envenimée de l'énorme reptile le presse de ses anneaux vivans.—L'aspic monstrueux enfonce angoisse sur angoisse et étouffe la victime dans ses embrassemens.
161. Voici le dieu à l'arc dont les traits sont inévitables, le dieu de la vie, de la poésie et de la lumière;—le soleil revêtu d'une forme humaine, et le front tout rayonnant du triomphe qu'il a obtenu. Le trait vient d'être lancé,—la flèche brille de la vengeance d'un immortel. Dans ses yeux et dans le le mouvement de ses narines respire un beau dédain; la puissance et la majesté lancent autour de lui leurs éclairs foudroyans, exprimant par ce seul regard la présence de la divinité.
162. Mais dans ses formes délicates,—(rêve d'amour, proportionné dans ses beaux contours par une nymphe solitaire, dont le cœur soupirait pour un amant immortel attendu des cieux, et qui la faisait délirer de cette vision,—) se trouve exprimé tout ce que cette idéale beauté put jamais faire concevoir de divin à l'ame dans ses transports les moins terrestres, alors que chacune de ses pensées était une émanation céleste,—un rayon d'immortalité,—qui se concentraient sur un seul point brillant comme un astre, jusqu'à ce que, par leur réunion, ils eussent formé un dieu!
163. Et s'il est vrai que Prométhée ait ravi au ciel le feu qui nous consume, il lui fut bien rendu par celui à qui il fut donné de revêtir ce marbre poétique d'une éternelle gloire!—S'il fut l'œuvre d'une main mortelle, il ne le fut point d'une pensée humaine. Le tems lui-même l'a respecté, et n'a altéré aucune des boucles délicates de sa chevelure,—ce marbre n'a pris aucune teinte des âges; mais il respire encore le feu divin qui lui a donné ses formes ravissantes.
164. Mais où est-il le pélerin de mes chants, l'être qui les soutenait dans le passé? Il me semble qu'il tarde bien à reparaître. Il n'est plus!—voici ses derniers soupirs. Ses courses sont terminées; ses visions évanouies, il est lui-même retourné au néant.—S'il fut autre chose qu'une pure fantaisie, et s'il pouvait être classé parmi les créatures qui vivent et souffrent,—qu'il disparaisse, son ombre se perd dans l'abyme de la destruction,
165. où se réunissent les ombres, les substances, la vie, et tout ce qui est attaché à ses destinées mortelles; là s'étend un voile sombre et universel à travers lequel tout devient fantôme; le nuage se place entre nous et tout ce qui fut autrefois illustre, jusqu'à ce qu'il devienne le crépuscule de la gloire et répande une auréole mélancolique qui plane faiblement sur l'empire des ténèbres; rayons plus tristes que la plus triste nuit, car elle détourne nos regards,
166. et nous envoie plonger dans l'abîme pour chercher à y découvrir ce que nous deviendrons lorsque notre forme corporelle sera réduite à quelque chose de moins que sa chétive et misérable existence; et pour rêver à la gloire, pour essuyer la poussière d'un vain nom que nous n'entendrons plus;—jamais, ô pensée consolante! nous ne pourrons redevenir nous-mêmes; c'est assez que nous ayons une fois porté les fardeaux sous lesquels notre cœur s'est brisé,—notre cœur dont la sueur était du sang.
167. Silence! une voix sort de l'abîme, lointain et effrayant murmure, tel qu'il s'en élève quand une nation saigne d'une profonde et incurable blessure. Au milieu de ténèbres orageuses la terre déchirée s'ouvre; le gouffre est plein de fantômes, mais leur chef semble porter encore une dignité royale, quoique sa tête soit découronnée: pâle, mais belle, elle embrasse avec l'expression d'une douleur maternelle un enfant auquel son sein n'offre aucun soulagement.
168. Dernier rejeton de princes et de monarques, où es-tu? douce espérance de plusieurs nations, as-tu cessé de vivre? le tombeau ne pouvait-il pas t'oublier, et réclamer une tête moins majestueuse, moins chérie? À l'heure triste de minuit, pendant que ton cœur saignait encore sur ton fils, ô toi qui ne fus mère qu'un instant! la mort vint finir pour jamais cette angoisse: avec toi ont fini la félicité présente et les promesses heureuses qu'attendaient les îles impériales, et qui semblaient combler leurs veux.
169. Les paysannes ont une grossesse et une délivrance heureuses.—Ne pouvais-tu avoir le même sort, ô toi qui étais si heureuse, si adorée! ceux qui ne pleurent point sur la tombe des rois pleureront sur la tienne, et la Liberté, le cœur plaintif et désolé, cesse de déplorer ses pertes nombreuses pour n'en ressentir qu'une; car elle avait placé sur toi ses espérances; et elle voyait son arc-en-ciel briller sur ta tête.—Et toi, prince délaissé, tombé si inopinément dans le veuvage,—c'est en vain que tu as connu l'hymen! époux d'une année! père d'un enfant qui n'est déjà plusA!
Note A: La princesse Charlotte, fille du prince de Galles (Georges IV) et de la princesse Caroline de Brunswick, femme du prince Léopold de Saxe-Cobourg, mourut en couche l'année 1817. Son enfant ne lui survécut pas.
170. Ton vêtement de noce n'était donc qu'un vêtement de deuil; les fruits de ton hymen sont réduits en cendres. Elle est étendue dans la poussière, la fille aux beaux cheveux des îles, l'amour de ses millions de sujets! avec quel bonheur nous aimions à lui confier notre avenir! et quoique cet avenir n'ait pu briller que sur nos ossemens, cependant nous aimions à penser que nos enfans obéiraient à son fils, et béniraient la mère avec sa postérité désirée, dont les promesses brillaient pour nous comme les étoiles aux yeux des bergers:—ce n'était que l'éclat d'un météore.
171. Malheur à nous, non à elle; car elle dort d'un doux sommeil: la fumée passagère de la faveur populaire, les conseils perfides de la flatterie, les oracles mensongers qui, depuis la naissance de chaque monarchie, ont retenti aux oreilles des princes, jusqu'à ce que les nations irritées se soient armées comme en démence; l'étrange destinée69 qui renverse les monarques les plus puissans, et jette dans la balance un poids redoutable opposé à leur aveugle toute-puissance tôt au tard brisée par elle,—
172. Voilà quelle aurait pu être sa destinée; mais non, nos cœurs refusent de le croire. Si jeune, si belle! bonne sans effort, grande, sans avoir contre elle un seul ennemi.—Hier épouse et mère,—et aujourd'hui là! Que de liens ce terrible moment a brisés! Depuis le cœur de ton père jusqu'à celui du plus humble de tes sujets, se continuent les anneaux de la chaîne électrique de ce désespoir dont le choc fut semblable à celui d'un tremblement de terre, et attriste ces royaumes qui t'aimaient tellement que nulle part tu n'aurais pu être aimée davantage.
173. Voilà Némi70! entourée de collines boisées et étendues si loin, que les vents furieux dont la violence déracine le chêne, pousse l'Océan sur ses rivages, et lance son écume jusqu'au cieux, épargnent, en résistant, le miroir ovale de son lac de cristal. Tranquille comme la haine caressée, sa surface présente un aspect froid et immobile que rien ne peut troubler; ses eaux repliées sur elles-mêmes dans de nombreux contours ressemblent au serpent endormi.
174. Les ondes de l'Albano, à peine séparées du lac Némi, reluisent dans une vallée voisine;—plus loin le Tibre promène ses flots dans mille détours, et l'Océan lave la côte du Latium où commença la guerre épique: Les armes et l'hommeA—dont l'étoile remontant dans les cieux présida aux destinées d'un empire.—Mais à votre droite, voilà la retraite où Cicéron venait se reposer, loin du tumulte de Rome;—et là, où un rideau de montagnes intercepte la vue, était autrefois cette villa des Sabins, les délices du barde d'Auguste71.
Note A: Arma, virumque, etc., de l'Énéide.
175. Mais je l'oubliais.—Le vœu de mon pélerin est accompli; et lui et moi devons nous séparer,—qu'il soit ainsi;—sa tâche et la mienne sont à peu près finies. Cependant, portons encore une fois ensemble nos regards sur la mer; la Méditerranée se découvre devant nous; et du sommet du mont d'Albe nous revoyons l'ami de nos jeunesses, cet Océan, dont nous avons vu les vagues se dérouler entre les rochers de Calpé, et que nous avons suivi jusqu'où le noir Euxin se brise
176. sur les bleues symplégades; de longues années,—bien longues, quoique peu nombreuses, se sont écoulées depuis que nous avons commencé notre pélerinage. Quelques souffrances et quelques larmes nous ont laissés à peu près au même point d'où nous étions partis. Cependant ce n'est pas en vain que nous avons parcouru notre carrière mortelle,—nous avons eu notre récompense,—et c'est dans ces lieux qu'elle nous était réservée; car c'en est une de pouvoir se sentir ranimés par le soleil, et de recueillir de la terre, de la mer et des cieux ces joies aussi pures, aussi ravissantes que s'il n'y avait aucun mortel pour les troubler ou les corrompre.
177. Oh! que ne m'a-t-il été donné d'habiter le désert avec une belle Péri pour enchanter ma solitudeA! que ne puis-je oublier toute la race humaine, et, sans haïr personne, n'aimer et n'adorer qu'elle! Vous, élémens!—dans les nobles agitations desquels je me sens moi-même exalté!—ne pouvez-vous pas me communiquer une pareille existence? Suis-je dans l'erreur en pensant que de semblables êtres habitent plus d'un lieu dans l'univers? quoiqu'il nous soit donné rarement de converser avec eux.