Œuvres complètes de lord Byron, Tome 03: avec notes et commentaires comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Note A: Memorie, num. LVII, page 9, ap. Montfaucon, Diarium italicum.
Note B: Storia delle arti, etc., lib. IX, cap. I, pages 321, 322, tome II.
Note C: Cicero, Epist. ad Atticum, XI, 6.
Note D: Publiée par Causéus dans son Museum romanum.
Note E: Storia delle arti, etc., lib. IX, cap. I, pages 321, 322, tome II.
Note F: Sueton. in Vit. Augusti, cap 31, et in Vit. C.J. Cæsar., cap. 38. Appien dit qu'elle fut brûlée. Voir une note de Pitiscus à Suétone, page 224.
Note G: Tu modò Pompeiá lenta spatiare sub umbrá.
Ovid. Ars amandi.
Note H: Roma instaurata, lib. II, fº 31.
RetourNOTE 46, STANCE 88.
L'ancienne Rome, comme la moderne Sienne, abondait très-probablement en images de la nourrice de son fondateur: mais il y a deux louves dont l'histoire fait particulièrement mention. L'une, en airain et de travail antiqueA, a été vue par Denys d'Halicarnasse dans le temple de Romulus, au pied du Palatin, et on croit généralement que c'est celle mentionnée par l'historien Latin comme ayant été faite avec la monnaie provenant d'une amende sur les usuriers, et comme ayant été placée sous le figuier RuminalB. La seconde est celle que CicéronC a célébrée en prose et en vers, et que l'historien Dion mentionne aussi comme ayant souffert l'accident auquel l'orateur fait allusionD. La question agitée par les antiquaires est celle de savoir si la louve qui est aujourd'hui dans le palais du conservateur est celle de Tite-Live et de Denys d'Halicarnasse ou celle de Cicéron, ou si elle n'est ni l'une ni l'autre. Les anciens écrivains diffèrent autant que les modernes: Lucius FaunusE dit que c'est celle que mentionnent Tite-Live et Cicéron, ce qui est impossible, et dont parle aussi Virgile, ce qui peut être. Fulvius UrsinusF l'appelle la leuve de Denys d'Halicarnasse, et MarlianusG en parle comme de celle mentionnée par Cicéron. Rycquius donne à celui-ci son assentiment en tremblantH. Nardini incline à croire que c'est une des nombreuses louves conservées dans l'ancienne Rome: mais à choisir entre les deux ci-dessus mentionnées, il penche pour celle de CicéronI. Montfaucon tient cela pour un point hors de douteJ. Parmi les écrivains plus modernes, le tranchant WinkelmannK déclare que cette louve a été trouvée dans l'église de Saint-Théodore, dans l'emplacement de laquelle ou près de laquelle était le temple de Romulus, et par conséquent il en fait la louve de Denys d'Halicarnasse. Il se fonde sur l'autorité de Lucius Faunus, qui, pourtant, dit seulement que la louve fut placée, non pas trouvée auprès du ficus Ruminalis vers le Comitium: par quoi il ne semble pas du tout faire entendre l'église de Saint-Théodore. Rycquius a le premier fait la méprise, et Winkelmann a suivi Rycquius. Flaminius Vacca conte une histoire toute différente, et dit qu'il a entendu raconter que la louve aux deux jumeaux fut trouvée près l'arc de triomphe de Septime SévèreL. Le commentateur de Winkelmann est de la même opinion que ce savant, et s'emporte contre Nardini qui, dit-il, n'a pas remarqué que Cicéron, en parlant de la louve foudroyée au capitole, se sert du tems prétérit. Mais, j'en demande pardon à l'Abbé, Nardini n'affirme pas positivement que la statue soit celle de Cicéron, et, l'eût-il affirmé, l'assertion n'aurait peut-être pas été si présomptueuse. L'Abbé lui-même est obligé d'avouer qu'il y a des traces fort semblables à celles que la foudre aurait pu laisser sur les jambes de derrière de la louve actuelle, et, pour couper court à l'objection, ajoute que la louve vue par Denys d'Halicarnasse peut aussi avoir été frappée par la foudre, ou avoir souffert quelque autre dommage analogue.
Note A: Χάλχεα ποιήματα παλαιᾶς ἐργασἰας. Antiq. rom. lib. I.
Note B: Ad ficum Ruminalem simulacra infantium conditorum urbis sub uberibus lupæ posuerunt. Liv. Hist. lib. X, cap. 69. C'était dans l'an de Rome 455 ou 457.
Note C: Tum statua Nattæ, tum simulacra deorum, Romulusque et Remus cum altrice belluâ vi fulminis icti conciderunt. De Divinat., II, 20. Tactus est ille etiam qui hanc urbem condidit Romulus, quem inauratum in Capitolio parvum atque lactantem, uberibus lupinis inhiantem fuisse meministis. In Catilin. III, 8.
Hic silvestris erat Romani nominis altix
Martia, quæ parvos Mavortis semine natos
Uberibus gravidis vitali rore rigabat,
Quæ tum cum pueris flammato fulminis ictu
Concidit, atque avulsa pedum vestigia liquit.
De Consulata, lib. II (lib. I de Divin. cap. II).
Note D: Ἐν γὰρ τῷ καϖητωλίῳ ἀνδριάντες τε ϖολλοὶ ύϖό κεραυνῶν συνεχωνεύθησαν, καὶ ἀγἅλματα ἄλλα τε καὶ Διὸς ἐϖὶ κίνος ἱδρυμένον, εἰκὼν τέ τις λυκαίνης σύν τε τῷ Ῥώμῳ καὶ σὺν τῷ Ῥωμύλῳ ἱδρυμένη ἔπεσε. Dion, Hist. lib. XXXVII, page 37, édit. Rob. Stephan. 1548. Il continue en disant que les lettres des colonnes sur lesquelles les lois étaient écrites furent liquéfiées et devinrent ἀμυδρἀ. Tout ce que firent les Romains fut d'élever une grande statue à Jupiter, statue qui regardait l'Orient: il n'est plus du tout question de la louve. Ceci arriva l'an de Rome 689. L'abbé Fea, en citant ce passage de Dion (Storia delle arti, etc., tome I, page 202, note 10), dit: Non ostane, aggiunge Dione, che fosse ben fermata (la louve); par quoi il appert que l'abbé a traduit la version Xylandro-Leuclavienne, qui met quamvis stabilita pour l'original ἑδρυμένη, mot qui ne signifie pas ben fermata, mais seulement élevée, comme on peut le voir dans un autre passage de Dion: Ἠζουλήθη μὲν οὖν ὁ Ἀγρίππας καὶ Αὔγουστον ἐνταῦθα ἱδρῦσαι. Hist. lib. LXVI. Dion dit qu'Agrippa voulut élever une statue à Auguste dans le Panthéon.
Note E: In eâdem porticu ænea lupa, cujus uberibus Romulus ac Remus lactantes inhiant, conspicitur: de hâc Cicero et Virgilius semper intellexêre. Livius hoc signum ab ædilibus ex pecuniis quibus mulctati essent fæneratores positum innuit. Anteà in comitiis ad ficum Ruminalem, quo loco pueri fuerant expositi locatum pro certo est. Luc. Fauni, de Antiq. urb. Rom. lib. II, cap. 17, ap. Sallengre, tome I, page 217. Dans ce dix-septième chapitre il répète que les statues étaient là, mais non qu'elles y furent trouvées.
Note F: Ap. Nardini, Roma vetus, lib. V, cap. 4.
Note G: Marliani, Urb. Rom. Topogr. lib. II, cap. 9. Il mentionne une autre louve et les deux jumeaux dans le Vatican, lib. V, cap. 21.
Note H: Non desunt qui hanc ipsam esse putent, quam adpinximus, quœ è comitio in Basilicam Lateranam, cum nonnullis aliis antiquitatum reliquiis, atque hinc in Capitolium posteà relata sit, quamvis Marlianus antiquam Capitolinam esse maluit à Tullio descriptam, eui ut in re nimis dubiâ, trepidè adsentimur. Just. Rycguii, de Capit. Rom. Comm., cap. 34, page 250. Lugd. Batav. 1696.
Note I: Nardini, Roma vetus, lib. V, cap. 4.
Note J: Lupa hodièque in capitolinis prostat ædibus, cum vestigiis fulminis quo ictam narrat Cicero. Diarium Ital. tome I, page 174.
Note K: Storia delle arti, etc., lib. III, cap. 3, § 2, note 10. Winkelmann a fait une étrange bévue dans la note, en disant que la louve de Cicéron n'était pas dans le Capitole, et que Dion a eu tort de le dire.
Note L: Intesi dire, che l' Ercole di bronzo, che oggi si trova nella sala di Campidoglio fu trovato nel fero Romano appresso l'arco di Settimio; e vi fu trovata anche la lupa di bronzo che allatta Romulo e Remo, e stà nella loggia de' conservatori. Flam. Vacc. Memorie, num. III, page I, ap. Montfaucon, Diarium ital., tome I.
Examinons la chose relativement à ce que dit Cicéron. Cet orateur, en deux passages, semble désigner particulièrement Romulus et Rémus, et surtout le premier, que son auditoire savait bien avoir été dans le Capitole, comme ayant été frappé de la foudre. Dans ses vers, il rappelle que les jumeaux et la louve tombèrent à la fois, et que la louve ne laissa que les traces de ses pattes. Cicéron ne dit pas que la louve ait été consumée; et Dion rapporte seulement qu'elle tomba, sans dire un mot, comme l'Abbé le lui fait dire, ni de la force du coup, ni de la solidité avec laquelle la statue avait été fixée. En conséquence, toute la force de l'argument de l'Abbé réside dans le tems prétérit: ce qui néanmoins peut être quelque peu affaibli en remarquant que la phrase prouve simplement que la statue n'était plus dans sa première place. Winkelmann a observé que les jumeaux actuels sont de main moderne; et il est également clair qu'il y a des traces de dorure sur la louve, qui pourrait, par conséquent, être réputée avoir fait partie de l'ancien groupe. On sait que les idoles du Capitole n'étaient point détruites après avoir été endommagées par le tems ou par quelque accident, mais déposées dans des souterrains nommés favissœA. Il est possible que la louve ait été mise dans un de ces endroits, puis replacée en lieu visible, après que Vespasien eut rebâti le Capitole. Rycquius, sans citer ses autorités, dit qu'elle fut transportée du Comitium à la basilique de Latran, et de là au Capitole. Si elle a été trouvée près de l'arc de triomphe de Sévère, elle peut avoir été une des statues qu'Orose dit avoir été renversées dans le Forum, par la foudre, lorsqu'Alaric prit la villeB. L'ouvrage même prouve que cette louve est d'une haute antiquité; et voilà pourquoi Winkelmann a supposé que c'était celle de Denys d'Halicarnasse. Toutefois la louve du Capitole peut avoir été d'une date aussi ancienne que celle du temple de Romulus. LactanceC affirme que, de son tems, les Romains adoraient une louve; et l'on sait que les Lupercales subsistèrent fort long-temsD après que tous les autres rits de l'ancienne superstition furent totalement tombés en désuétude: ce qui peut rendre compte de la conservation de cette antique statue, honorée plus long-tems que tous les autres emblèmes du paganisme.
Note A: Luc. Fauni, de Antiq. urb. Rom., lib. II, cap. 7, ap. Sallengre, tome I, page 217.
Note B: Voir la note, pour la stance 80, dans les Historical illustrations.
Note C: Romuli nutrix lûpa honoribus est affecta divinis, et ferrem si animal ipsum fuisset cujus figuram gerit. Lact. de fals, relig. lib. I, cap. 20, page 101, édit. varior. 1660; c'est-à-dire qu'il adorerait plutôt une louve qu'une prostituée. Son commentateur a fait observer que l'opinion de Tite-Live concernant Laurentia, représentée sous la forme de louve, n'a pas été universellement reçue. Strabon pensait de même. Rycquius a tort de dire que Lactance rapporte que la louve était dans le Capitole.
Note D: Jusques à l'an 496 de Jésus-Christ. Quis credere possit, dit Baronius (Ann. eccl. tome VIII, page 602, in ann. 496), viguisse adhuc Romæ ad Gelasii tempora, quæ fuêre antè exordia urbis allata in Italiam Lupercalia? Gélase écrivit une lettre de quatre pages in-folio au sénateur Andromaque et à d'autres, pour leur montrer qu'on devait renoncer à ces cérémonies.
On peut toutefois se permettre de remarquer que la louve était un emblème romain, et que l'adoration de cet emblème est une induction tirée par le zèle de Lactance. Les premiers écrivains chrétiens ne méritent pas toute confiance dans les accusations qu'ils dirigent contre les païens. Eusèbe accusa en face les Romains d'adorer le magicien Simon, et de lui élever une statue dans l'île du Tibre. Les Romains n'avaient probablement jamais encore entendu parler d'un tel personnage, qui a joué un rôle considérable, quoique scandaleux, dans l'histoire de l'église, et a laissé plusieurs preuves de son combat aérien contre saint Pierre dans la ville de Rome, quoique une inscription trouvée dans cette susdite île du Tibre ait prouvé que le Simon magus d'Eusèbe était un certain dieu indigène nommé Semo Mangus ou FidiusA.
Note A: Voici le texte d'Eusèbe: Καὶ ἀνδρίαντι παῤ ὑμῖν ὡς θεὸς τετίμηται, ἐν τῷ Τίθερι ποταμῷ μεταξὺ τῶν δύο γεψυρῳν, ἔχων ἐπιγράψην Ρωμαίκην ταύτην Σίμωνι δέω σάγκτῳ. Ecclesi. Hist. lib. II, cap. 13, page 40. Justin, martyr, avait dit la même chose auparavant; mais Baronius lui-même fut obligé de dévoiler l'erreur. Voir Nardini, Roma vetus, lib. VII, cap. 12.
Même après que le culte du fondateur de Rome eut été abandonné, on jugea à propos de complaire aux habitudes des bonnes femmes de la ville en les envoyant avec leurs enfans malades à l'église de Saint-Théodore, comme autrefois au temple de RomulusA. L'usage s'en est conservé jusqu'à ce jour; et l'emplacement de l'église sus-nommée semble avoir été par là identifié avec celui du temple, si bien que si la louve y eût été réellement trouvée comme le dit Winkelmann, il n'y aurait plus de doute que la statue ne fût celle de Denys d'HalicarnasseB. Mais Faunus, en disant qu'elle était près du ficus Ruminalis vers le Comitium, ne parle que de son ancienne position telle qu'elle nous a été transmise par Pline; et même s'il eût remarqué où on l'avait trouvée, il n'aurait point parlé de l'église Saint-Théodore, mais d'une place très-différente, près de laquelle on pensait alors que le ficus Ruminalis et le Comitium avaient été, c'est-à-dire des trois colonnes près l'église de Santa-Maria Liberatrice, à l'extrémité du Palatin tournée vers le Forum.
Note A: In essa gli antichi pontefici per toglier la memoria de' giuochi Lupercali istituiti in onore di Romolo, introdussero l' uso di portarvi bambini oppressi da infermità occulte, acciò si liberino per l'intercessione di questo santo, come di continuo si sperimenta. Rione, XII. Ripa, accurata e succinta descrizione, etc., di Roma moderna dell' Ab. Ridolf. Venuti, 1766.
Note B: Nardini, lib. V, cap. II, convainc Pomponius Lætus orassi erroris, vu que celui-ci a mis le figuier Ruminal à l'église Saint-Théodore; mais comme Tite-Live dit que la louve était près du figuier Ruminal, et que Denys d'Halicarnasse la place au temple de Romulus, il est obligé (cap. 4) d'avouer que les deux monumens étaient près l'un de l'autre, ainsi que l'autre Lupercal, ombragé, pour ainsi dire, par le même figuier.
En vérité, l'on ne peut se livrer qu'à des spéculations purement conjecturales sur la question de savoir où cette louve a été trouvéeA; et peut-être, après tout, les traces de dorure et de foudre forment en faveur de ceux qui tiennent pour la louve de Cicéron un argument meilleur que tous ceux mis en avant pour l'opinion contraire. À tout prendre, cette louve est citée avec raison dans le texte du poème comme l'un des anciens monumens les plus intéressans de la ville de RomeB, et c'est, sans aucun doute, de cette statue, sinon de l'animal lui-même, que Virgile parle dans ses beaux vers:
Geminos huic ubera circùm
Ludere pendentes pueros et lambere matrem
Impavidos: illam tereti cervice reflexam
Mulcere alternos, et corpora fingere lingudC.
Note A: Ad Comitium ficus olim Ruminalis germinabat, sub qud lupæ rumam, hoc est, mammam, docente Varrone, suxerant olim Romulus et Remus: non procul à templo hodiè D. Mariæ liberatricis appellato ubi forsan inventa nobilis illa ænea statua lupæ germinos puerulos lactantis, quam hodiè in capitolio videmus. Olai Borrichii, Antiqua urbis Romanæ facies, cap. 10. Voir aussi cap. 11. Borrichius écrivit après Nardini, en 1687. Ap. Græv. Antiq. Rom., tome IV, page 1552.
Note B: Donatus, lib. XI, cap. 18, donne une médaille représentant, d'un côté, la louve dans la même position que celle du Capitole, et, sur le revers, la même louve, mais qui n'a pas la tête tournée en arrière. Cette médaille est du tems d'Antonin-le-Pieux.
Note C: Æneid. VIII, 631. Voir le docteur Middleton dans sa lettre de Rome; il penche pour la louve de Cicéron, mais sans examiner la question.
RetourNOTE 47, STANCE 90.
Il est possible d'être un très-grand homme, en restant encore fort inférieur à Jules César, qui fut, suivant lord Bacon, le caractère le plus complet de toute l'antiquité. La nature semble incapable de combiner tous les talens extraordinaires qui constituèrent son immense capacité applicable à toutes choses, et telle, qu'elle fut un objet de surprise pour les Romains eux-mêmes. Le premier des généraux,—le seul homme d'état dont la politique ait été triomphante,—ne le cédant à personne en éloquence,—comparable à qui que ce soit dans tous les exercices de la sagesse, dans le siècle des plus grands généraux, hommes d'état, orateurs et philosophes qui aient jamais paru dans le monde;—auteur qui composa, dans sa voiture de voyage, un modèle parfait des annales militaires;—tantôt controversant avec Caton, tantôt écrivant un traité sur les calambours et recueillant une collection de bons mots;—combattant et faisant l'amour en même temsA, et voulant abandonner son empire et sa maîtresse pour aller voir les sources du Nil: tel parut Jules César à ses contemporains et aux hommes des âges suivans qui furent le plus enclins à déplorer et à maudire son fatal génie.
Note A: Dans son dixième livre, Lucain le montre baigné du sang de Pharsale dans les bras de Cléopâtre:
Sanguine Thessalicæ cladis perfusus adulter
Admisit Venerem curis, et miscuit armis.
Après avoir dîné avec sa maîtresse, il passe toute la nuit à converser avec les sages Égyptiens, et dit à Achoréus:
«Spes sit mihi certa videndi
Niliacos fontes: bellum civils relinquam.»
Sic velut in tutâ securi pace trahebant
Noctis iter medium.
Immédiatement après, il se bat de nouveau, et défend chaque position:
Sed adest defensor ubique
Cæsar et hos aditus gladiis, hos ignibus arcet.
.....Cæcâ nocte carinis
Insituit Cæsar semper feliciter usus
Præcipiti cursu bellorum et tempore rapto.
Mais nous ne devons pas nous laisser éblouir par sa gloire ou par ses qualités aimables et magnanimes, au point d'oublier la décision de ses concitoyens impartiaux:
IL FUT JUSTEMENT TUÉA.
Note A: Jure cæsus existimetur, dit Suétone, après une appréciation honorable de son caractère et de son génie, en faisant usage d'une phrase qui fut une formule du tems de Tite-Live: Melium jure cæsum pronuntiavit, etiamsi regni crimine insons fuerit (lib. IV, cap. 38), et qui continua d'être employée dans les jugemens prononcés en cas d'homicides légitimes, comme meurtres de voleurs. Voyez Suet., in Vit. J.C. Cœsar., avec le commentaire de Pitiscus, page 184.
RetourNOTE 48, STANCE 93.
.......Omnes penè veteres, qui nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt: angustos sensus, imbecillos animos, brevia curricula vitæ, in profundo veritatem demersam, opinionibus et institutis omnia teneri: nihil veritati relinqui: deinceps omnia tenebris circumfusa esse dixeruntA. Les dix-huit cents ans qui se sont écoulés depuis que Cicéron a écrit cela, n'ont pas diminué une des imperfections de l'humanité; et les plaintes des anciens philosophes peuvent, sans injustice ou affectation, être transcrites dans un poème composé aujourd'hui.
Note A: Acad. I, 13.
RetourNOTE 49, STANCE 99.
Allusion à la tombe de Cécilia Métella, nommée Capo di Bove, sur la voie Appienne. Voir Historical Illustrations of the fourth canto of Childe Harold.
RetourNOTE 50, STANCE 102.
Ὀν οἱ θεοὶ φιλοῦσιν, ἀποθνήσκει νέος.
Τὸ γὰρ θανεῖν οὐκ κἰσχρὀν, ἀλλ᾿ αἰσχρῶς θανεῖν.
Rich. Fr. Phil. Brunck. Poetæ gnomici, p. 231, édit. 1784.
RetourNOTE 51, STANCE 107.
Le mont Palatin est une masse de ruines, particulièrement du côté du grand Cirque. Le sol lui-même est formé de briques en poussière. On n'a rien dit, on ne peut rien dire pour gagner la foi de toute autre personne qu'un antiquaire romain;—Voir Historical Illustrations, p. 206.
RetourNOTE 52, STANCE 108.
L'auteur de la vie de Cicéron, parlant de l'opinion de cet orateur et des Romains ses contemporains sur le compte de la Bretagne, a le passage éloquent qui suit: «Ces railleries sur la barbarie et la misère de notre île, nous obligent à réfléchir sur l'étonnante destinée et sur les révolutions des états: pourquoi Rome, autrefois maîtresse du monde, siége des arts, de la puissance et de la gloire, est aujourd'hui plongée dans l'oisiveté, dans l'ignorance et dans la pauvreté; asservie à la plus cruelle et en même tems la plus méprisable des tyrannies, à celle de la superstition et de l'imposture religieuse: tandis que ce pays éloigné, autrefois sujet de raillerie et de mépris pour la classe éclairée des Romains, est devenu l'heureux séjour de la liberté, de l'abondance, et des lettres; florissant dans tous les arts et dans tous les raffinemens de la civilisation; et toutefois parcourt peut-être la même carrière que Rome a déjà parcourue, va d'une industrie vertueuse à la richesse, de la richesse au luxe, du luxe à l'impatience des règles et à la corruption des mœurs, jusqu'à ce qu'enfin, par une dégénération complète et par la perte de toute vertu, rendu tout-à-fait mûr pour la destruction, il devienne la proie de quelque oppresseur hardi, et qu'avec la perte de sa liberté perdant tout ce qui a quelque prix, il retombe peu à peu dans sa barbarie primitiveA.»
Note A: The history of the Life of M. Tullius Cicero, sect VI, vol. II, page 102. Le contraste a été frappant dans un cas récent vraiment singulier. Une personne est mise en prison à Paris: on fait maints efforts pour obtenir sa délivrance. Le ministre français continua de la détenir, sous prétexte que ce n'était point un Anglais, mais seulement un Romain. Voir Interesting facts relating to Joachim Murat. Page 139.
RetourNOTE 53, STANCE 101.
La colonne de Trajan porte à son sommet saint Pierre: celle d'Aurelius, saint Paul. Voir Historical illustrations of the fourth canto, etc.
RetourNOTE 54, STANCE 111.
Trajan passa en proverbe pour le meilleur des empereurs romainsA; et il serait plus aisé de trouver un souverain unissant exactement tous les vices opposés aux heureuses qualités attribuées à ce prince, que d'en trouver un qui fût pourvu de toutes ses vertus. «Quand il monta sur le trône, dit l'historien DionB, il était robuste de corps, vigoureux d'esprit: la vieillesse n'avait affaibli aucune de ses facultés; il était tout à la fois exempt d'envie et de médisance; il honorait tous les gens de bien, et les avançait; la vertu n'était pas pour lui un objet de crainte ou de haine; il ne prêtait jamais l'oreille aux délateurs, ne s'abandonnait point à sa colère, s'abstenait également d'injustes exactions et de punitions illégitimes, préférait être aimé comme homme qu'être honoré comme souverain; il était affable pour son peuple, plein de respect pour le sénat, et généralement aimé de l'un et de l'autre; il n'inspirait de terreur qu'aux ennemis de sa patrie.»
Note A: Hujus tantùm memoriæ delatum est, ut, usque ad nostram ætatem non aliter in senatu principibus acclamatus, nisi, Felicior. Augusto. melior. Trojano. Eutrop. Brev. Hist. Rom. lib. VIII, c. 5.
Note B: Τῷ τε γὰρ σὡματι ἔῤῥωτο... καὶ τῇ φυχῇ ἤκμαζεν, ὡς μήθ᾿ ὑπὰ γήρως ἀμβλύγεσθαι... καὶ ὄὑτ᾿ ἐφθόνει οὔτε καθήρει τινα, ἀλλὰ καὶ πάνυ πάντας τοὺς ἀγάθους ἐτίμα καὶ ἐμεγάλυνε καὶ διὰ τοῦτο οὔτε ἐϕοβεῖτο τινα αὐτῶν, οὔτε ἐμἰσει... διαβολαῖς τε ἢκιστα ἐπίστευε, καὶ ὀργῇ ἤκιστα ἐδουλοῦτο τῶν τε χρημάτων τῶν ἀλλοτρίων καὶ φόνων τῶν ἀδίκων ἀπείχετο... φιλούμενός τε οὖν ἐπ᾿ αὐτοῖς μᾶλλον ἤ τιμώμενος ἔχαιρε, καὶ τῷ τε δήμῳ μετὰ ἐπιεικείας συνεγένετο, καὶ τῇ γερουσίᾳ σεμνοπρεπῶς ὡμίλει᾿ ἀγαπητὸς᾿ μὲν πᾶσι᾿ φοβερὸς δὲ μηδένε, πλὴν πολεμίοις ὤν. Hist. Rom. lb. LXVIII, cap. 6 et 7, t. II. pp. 1123, 1124, édit. Hacub. 1750.
RetourNOTE 55, STANCE 114.
Le nom et les exploits de Rienzi doivent être familiers au lecteur de Gibbon. Quelques détails et quelques manuscrits inédits relatifs à ce héros seront donnés dans les Illustrations of the fourth canto.
RetourNOTE 56, STANCE 115.
La respectable autorité de Flaminius Vacca entraînerait à faire croire aux droits de la grotte d'ÉgérieA. Il nous assure qu'il a vu, sur le pavé, une inscription établissant que la fontaine était celle d'Égérie dédiée aux nymphes. L'inscription n'existe plus aujourd'hui; mais Montfaulcon cite deux vers d'OvideB gravés sur une pierre de la villa Giustiniani, qu'il paraît croire avoir été apportée de la même grotte.
Note A: Poco lontano dal detto luogo si scende ad un casaletto, del quale ne sono padroni li Caffarelli, che con questo nome è chiamato il luogo; vi è una fontana sotto una gran volta antica, che al presente si gode, e li Romani vi vanno l' estate a ricrearsi; nel pavimento di essa fonte si legge in un epitaffio essere quella la fonte di Egeria, dedicata alle Ninfe, e questa, dice l' epitaffio, essere la medesima fonte in cui fu convertita. Memorie, etc., ap. Nardini, page 13. Il ne donne pas l'inscription.
Note B: In villâ Justinianâ exstat ingens lapis quadratus solidus in quo sculpta hæc duo Ovidii carmina sunt:
Ægeria est quæ præbet aquas, dea grata Camænis;
Illa Numæ conjux consiliumque fuit.
Qui lapis videtur ex eodem Egeriœ fonte, aut ejus viciniâ istuc comportatus. Diar. italicum, page 153.
Cette grotte et cette vallée étaient jadis fréquentées dans l'été, et particulièrement le premier dimanche de mai, par les modernes Romains, qui attachaient une propriété salutaire à la fontaine qui sort d'un orifice situé au fond de la voûte, et, débordant de petits étangs, entraîne des herbes entremêlées dans le ruisseau d'en bas. Le ruisseau est l'Almo d'Ovide, dont le nom et les propriétés se sont perdus dans le moderne Aquataccio. La vallée elle-même est nommée Valle di Caffarelli, du nom des ducs Caffarelli, qui cédèrent cette fontaine aux Pallaviccini, avec soixante rubbia des terres adjacentes.
Il ne peut guère y avoir de doute que cette longue vallée ne soit la vallée d'Égérie de Juvénal, et le lieu de repos d'Umbritius, quoique la généralité des commentateurs ait supposé que le poète satirique et son ami sont descendus dans le bosquet Aricien, où la nymphe rencontra Hippolyte, et où elle était plus particulièrement adorée.
Le chemin de la porte Capène à la colline d'Albe (environ quinze milles) serait trop considérable, à moins que nous n'ajoutassions foi à la singulière conjecture de Vossius, qui fait voyager cette porte de sa place actuelle, où il prétend qu'elle fut durant le gouvernement des rois, jusques au bosquet Aricien, et puis la fait revenir à son ancienne place au fur et à mesure que la ville se rétrécitA. Le tuf ou pierre ponce, que le poète préfère au marbre, est la substance composant la couche dans laquelle la grotte est creusée.
Note A: De Magnit. veter. Rom. Ap. Græv. Ant. roman., tome IV, page 1507.
Les topographes modernesA trouvent dans la grotte la statue de la nymphe et neuf niches pour les muses, et un voyageur de ces derniers temsB a découvert que la grotte a été rendue à cette simplicité que le poète regrettait de voir, remplacée par des ornemens de mauvais goût. Mais la statue sans tête est plutôt un personnage mâle qu'une nymphe, et elle ne laisse apercevoir aujourd'hui aucun des attributs qu'on lui assigne. Les neuf muses auraient eu grand'peine à se tenir en six niches; et Juvénal certainement ne fait pas allusion à quelque grotte particulièreC. On ne peut tirer aucune induction des paroles du poète satirique, sinon que quelque part, près la porte Capène, il y avait un lieu où l'on supposait que Numa avait tenu ses conférences nocturnes avec la nymphe, et où il y avait un bosquet et une fontaine sacrée, et des chapelles autrefois consacrées aux muses, et que de ce lieu l'on descendait dans la vallée d'Égérie, qui offrait plusieurs grottes artificielles. Il est clair que les statues des muses ne faisaient pas partie de la décoration que le satirique ne jugeait point à sa place dans ces grottes: car il assigne en termes exprès d'autres chapelles (delubra) à ces divinités au-dessus de la vallée, et, de plus, il nous dit qu'elles ont été mises à bas pour faire place aux juifs. Dans le fait, le petit temple, aujourd'hui appelé temple de Bacchus, avait, suivant l'opinion commune, appartenu autrefois aux muses, et NardiniD les place dans un bosquet de peupliers, qui était, de son tems, au-dessus de la vallée.
Note A: Échinard, Descrizione di Roma e dell' agro romano corretto dall' Abbate Venuti in Româ, 1750. Ils croient à la grotte et à la nymphe: Simulacro di questo fonte, essendovi sculpite le acque a piè di esso.
Note B: Classical Tour, chap. 6, page 217, vol. II.
Note C:
Substitit ad veteres arcus, madidamque Capenam,
Hîc ubi nocturnæ Numa constituebat amicæ;
Nunc sacri fontis nemus, et delubra locantur
Judæis quorum cophinum fœnumque supellex.
Omnis enim populo mercedem pendere jussa est
Arbor, et ejectis mendicat silva Camænis.
In vallem Egeriæ descendimus, et speluncas
Dissimiles veris: quantò præstantius esset
Numen aquæ, viridi si margine clauderet undas
Herba, nec ingenuum violarent marmora lophum.
(Sat. III.)
Note D: Lib. III, cap. 3.
Il est probable, d'après l'inscription et la position, que la grotte qu'on montre aujourd'hui peut être une des cavernes artificielles dont une existe encore, à la vérité un peu plus haut, sous un berceau de sureaux; mais une grotte unique d'Égérie est une pure invention moderne, fondée sur l'application de l'épithète Egeria à ces nymphes; en général, épithète qui pourrait nous envoyer chercher les bosquets de Numa sur les bords de la Tamise.
Notre Juvénal Anglais a été préservé du contre-sens par sa connaissance de Pope: il conserve avec soin l'exact pluriel.
De là, à pas lents, descendant dans la vallée, nous voyons les grottes égériennes; oh! comme elles ressemblent peu à la véritable!
La vallée abonde en sourcesA, et Égérie présidait à ces sources, que les muses pouvaient voir de leurs bocages voisins: elle passait pour leur fournir leurs ondes, et elle était la nymphe des grottes à travers lesquelles elle faisait couler les fontaines.
Note A: Undique è solo aguæ scaturiunt. Nardini, lib. III, cap. 3.
Tous les monumens dans le voisinage de la vallée d'Égérie ont reçu des noms arbitraires, qui ont été changés arbitrairement. VenutiA avoue qu'il ne peut voir aucune trace des temples de Jupiter, de Saturne, de Junon, de Vénus et de Diane, que Nardini trouva ou crut trouver. Le Mutatorium du cirque de Caracalla, le temple de l'Honneur et de la Vertu, le temple de Bacchus, et par-dessus tout, le temple du dieu Rediculus, font le désespoir des antiquaires.
Note A: Échinard, etc. Cic. cit. pages 297, 298.
Le cirque de Caracalla se fonde sur une médaille de cet empereur citée par Fulvius Ursinus, médaille dont le revers porte un cirque, supposé d'ailleurs par quelques-uns n'être autre chose que le grand cirque. Cela donne une fort bonne idée de ce lieu d'exercices. Le sol n'a été que peu élevé, si nous pouvons en juger d'après la petite cellule à la fin de la Spina, cellule qui était probablement la chapelle du dieu Consus. Cette cellule est à moitié sous le sol, comme elle doit avoir été dans le cirque même: car Denys d'HalicarnasseA ne pouvait se persuader que cette divinité fût le Neptune Romain, attendu que son autel était sous terre.
Note A: Antiq. rom., lib. II, cap. 31.
RetourNOTE 57, STANCE 127.
«À tout hasard, dit l'auteur des Questions Académiques, je crois, quelle que soit la destinée de mes propres spéculations, que la philosophie regagnera l'estime qui lui est due. L'esprit libre et philosophique de notre nation a été un sujet d'admiration pour le monde entier. Ce fut l'honneur et l'orgueil des Anglais, la source lumineuse de toute leur gloire. Oublierons-nous donc les sentimens mâles et graves de nos ancêtres, pour jaser dans la langue de notre mère ou de notre nourrice sur nos bons vieux préjugés? Ce n'est pas le moyen de défendre la vérité. Ce n'est pas ainsi que nos pères la soutinrent dans les brillantes époques de notre histoire. Le préjugé peut bien être préposé à la garde des fortifications extérieures pour un court espace de tems pendant que la raison dort dans la citadelle: mais si la raison tombe en léthargie, le préjugé plantera bien vite un étendard pour son propre compte. La philosophie, la sagesse et la liberté se soutiennent mutuellement: qui ne veut raisonner, est un bigot; qui ne peut, un sot; qui n'ose, un esclave.»
(Préface. Pages 14, 15. Vol. I. 1805.)
RetourNOTE 58, STANCE 132.
Nous lisons dans Suétone qu'Auguste, d'après un avertissement reçu en songeA, contrefaisait une fois par an l'état de mendiant, en s'asseyant devant la porte de son palais, et en présentant sa main arrondie pour demander la charité. Une statue qui était autrefois dans la villa Borghèse, et qui doit être maintenant à Paris, représentait l'empereur dans la posture d'un suppliant. L'objet de cette humiliation de soi-même était d'apaiser Némésis, cette persécutrice perpétuelle des heureuses fortunes, et dont la puissance était aussi rappelée aux conquérans romains par certains symboles attachés à leur char de triomphe. Ces emblèmes étaient le fouet et le crotale que l'on a retrouvés dans les Némésis du Vatican. L'attitude de mendiant a fait passer la statue dont j'ai parlé ci-dessus pour celle de Bélisaire; et jusqu'à ce que la critique de WinkelmanB ait eu rectifié l'erreur, une nouvelle supposition était venue continuellement au secours d'une autre. C'était aussi par la même peur de voir finir soudainement sa prospérité, qu'Amasis, roi d'Égypte, disait à son ami Polycrate de Samos, que les dieux aimaient ceux dont la vie était mêlée de bonheur et d'infortune. Némésis était supposée veiller particulièrement pour surprendre l'homme prudent, c'est-à-dire celui dont la circonspection ne le rendait accessible qu'aux simples accidens. Son premier autel fut élevé sur les bords de l'Æsopus de Phrygie, par Adraste, probablement le prince de ce nom qui tua le fils de Crésus par mégarde. De là la déesse fut nommée AdrasteaC.
Note A: Sueton. in Vit. Augusti, cap. 91. Casaubon, dans sa note, renvoie aux vies de Camille et de Paul Emile de Plutarque, ainsi qu'à ses apophthegmes, pour connaître le caractère de cette déité. La main arrondie en forme de sébile était regardée comme le dernier terme de la dégradation; et quand le cadavre du préfet Rufinus fut porté en triomphe par le peuple, l'indignation fut au comble en voyant sa main placée dans cette position.
Note B: Storia delle arti, etc., lib. XII, cap. 3, tome II, page 422. Visconti appelle cependant la statue une Cybèle. Museo Pio Clemente, tome I, page 40. L'abbé Fea (spiegazione dei Romi. Storia, etc., tome III, page 513) la nomme Chrysippe.
Note C: Dictionnaire de Bayle, article Adrastea.
La Némésis romaine était sacrée et auguste; elle avait un temple sur le mont Palatin, où elle était adorée sous le nom de RhamnusiaA. La propension des anciens pour se confier aux événemens, et pour croire à la déesse de la fortune, fut si grande, que, sur ce même mont Palatin, il y avait un temple consacré à la Fortune du jourB. C'est la dernière superstition qui ait conservé son influence sur le cœur humain; et en concentrant sur un seul objet la crédulité si naturelle à l'homme, elle est toujours apparue plus puissante sur les esprits qui n'étaient point enchaînés par d'autres articles de foi. Les antiquaires ont supposé que cette déesse était la même que la Fortune et le DestinC; mais c'était en sa qualité de puissance vengeresse qu'elle était adorée sous le nom de Némésis.
Note A: Il est cité par le regionary Victor.
Note B: Fortunæ hujusce diei. Cicéron la mentionne, de Legib., lib. II.
Note C:
deæ Nemesi,
sive Fortunæ,
Pistorius
Rugianus
v. c. legat.
leg. xiii. g.
Cord.
Voyez Quœstiones romanæ, etc. ap. Græv. Antiq. roman., tome V, page 942. Voyez aussi Muratori, nov. Thesaur. inscript. vet., tome I, pages 88, 89, où se trouvent trois inscriptions latines et une grecque sur Némésis, et d'autres sur le Destin.
RetourNOTE 59, STANCE 140.
Que l'admirable statue qui a suggéré celle-ci, représentât un gladiateur laquearius, comme cela a été soutenu opiniâtrement en dépit de WinkelmannA, ou qu'elle ait été un héraut grec, ainsi que ce grand antiquaire l'a positivement affirméB, ou bien que l'on doive la regarder comme un porte-bouclier spartiate, selon l'opinion de son éditeur italienC, elle paraîtra toujours assurément une copie de ce chef-d'œuvre de Ctésilaüs, qui représentait un homme blessé mourant, et qui exprimait parfaitement ce qui restait encore de vie en luiD. MontfauconE et MaffeiF crurent que c'était la même statue; mais la statue antique était en bronze. Le gladiateur était autrefois dans la villa Ludovizi, et il fut acheté par Clément XII. Le bras droit est une entière restauration de Michel-AngeG.
Note A: Par l'abbé Bracci, Dissertazione supra un clipeo votivo, etc., Préface, page 7, qui se fonde sur la corde qui est autour du cou, mais non sur la corne, dont il ne paraît pas que les gladiateurs se soient eux-mêmes servis. (Note a, Storia delle arti, tome II, page 205.)
Note B: Soit Polyphonte, héraut de Laïus, tué par Œdipe, ou Cépréas, héraut d'Eurithéus, tué par les Athéniens lorsqu'il s'efforçait d'éloigner les Héraclides de l'autel de la Miséricorde, et en l'honneur duquel ils instituèrent des jeux annuels, continués jusqu'au tems d'Adrien; ou Anthémocritus, le héraut athénien, tué par les Mégariens, qui n'expièrent jamais leur impiété.
Voyez Storia delle arti, etc., tome II, pages 203, 204, 205, 206, 207, lib. IX, cap. 2.
Note C: Storia, etc., tome II, page 207, nota a.
Note D: Vulneratum deficientem fecit in quo possit intelligi quantum restat animæ. Plin. Nat. Hist., lib. XXXIV, cap. 8.
Note E: Antiq., tome III, part. II, tab. 155.
Note F: Racc. stat., tab. 64.
Note G: Mus. capitol., tome III, page 154, édit. 1755.
RetourNOTE 60, STANCE 141.
Les gladiateurs étaient de deux sortes, forcés et volontaires. Ils étaient tirés de différentes conditions: d'esclaves payés pour cet objet; des criminels; des captifs barbares pris à la guerre, et, lorsqu'ils avaient servi au triomphe, mis à part pour les jeux publics, ou de ceux saisis et condamnés comme rebelles; des citoyens libres; quelques-uns combattant pour un salaire (auctorati), d'autres par une ambition dépravée. Enfin, des chevaliers même et des sénateurs furent contraints de paraître dans l'arène; affront dont le premier tyran fut naturellement le premier inventeurA. À la fin, on vit aussi combattre des nains et même des femmes; atrocité qui fut défendue par Sévérus. Les plus dignes de pitié furent indubitablement les captifs barbares; et un écrivain chrétienB donne précisément à cette espèce l'épithète d'innocent, pour les distinguer des gladiateurs de profession. Aurélien et Claudius condamnèrent à ces cruels exercices un grand nombre de ces infortunées victimes; l'un après son triomphe, l'autre sous prétexte de rébellionC. Aucune guerre, dit Juste LipseD, ne fut jamais si mortelle pour le genre humain, que ces divertissemens sanguinaires. En dépit des lois de Constantin et de Constance, ces spectacles survécurent plus de soixante-dix ans à la vieille religion établie; mais ils durent leur suppression au courage d'un chrétien. En l'an 404, aux kalendes de janvier, les gladiateurs allaient représenter leurs jeux dans l'amphithéâtre Flavien, devant l'immense concours habituel du peuple. Almachius ou Télémaque, moine d'Orient, qui était venu à Rome dans cette sainte intention, se précipita au milieu de l'arène, et s'efforça de séparer les combattans. Le préteur Alypius, personnage incroyablement attaché à ces jeuxE, donna à l'instant l'ordre aux gladiateurs de tuer ce moine; Télémaque obtint la couronne du martyre et le titre de saint, qui, avant cette action et depuis, n'a jamais été mérité par un plus noble exploit. L'histoire est racontée par ThéodoretF et CassiodoreG, et elle semble digne de foi malgré la place qu'elle occupe dans le Martyrologe romainH. Outre les torrens de sang qui coulaient aux funérailles, dans les amphithéâtres, au cirque, au forum et sur les autres places publiques, les gladiateurs paraissaient aussi dans les fêtes, et se déchiraient entre eux devant les tables des festins, à la grande satisfaction, et aux applaudissemens des convives. Cependant Juste Lipse se permet de supposer que la perte du courage et une dégénération évidente du genre humain furent la conséquence immédiate de l'abolition de ces sanglans spectaclesI.
Note A: Julius César, qui s'éleva sur les ruines de l'aristocratie, fit paraître Furius Leptinus et A. Calenus dans l'arène du Cirque.
Note B: Tertullien: Certe quidem et innocentes gladiatores in ludum veniunt, ut voluptatis publicæ hostiæ fiant. Just. Lips., Saturn. Sermon., lib. II, cap. 3.
Note C: Vopiscus, in Vit. Aurel. et in Vit. Claud. Ibid.
Note D: Credo, imò scio nullum bellum tantam cladem vastitiemque generi humano intulisse, quam hos ad voluptatem ludos. Just. Lips. Ibid., lib. I, cap. 12.
Note E: Augustinus (lib. VI, Confess., cap. 8): Alypium suo gladiatorii spectaculi inhiatu incredibiliter abreptum. Scribit. Ibid., lib. I, cap. 12.
Note F: Hist. eccles., cap. 26, lib. V.
Note G: Cassiod. Tripartita, lib. X, cap. II. Saturn., ibid.
Note H: Baronius, ad ann. et in notis ad martyrol. rom. I Jan. Voyez Marangoni, delle memorie sacre et profane dell anfiteatro Flavio, page 25, éd. 1746.
Note I: Quod? Non tu, Lipsi, momentum aliquod habuisse censes ad virtutem? Magnum. Tempora nostra, nosque ipsos videamus. Oppidum ecce unum alterumve captum, direptum est; tumultus circa nos, non in nobis: et tamen concidimus et turbamur. Ubi robur, ubi tot per annos meditata sapientiœ studia? Ubi ille animus qui possit dicere: Si fractus illubatur orbis? etc., ibid., lib. II, cap. 25. C'est le prototype du panégyrique des combats de Taureaux, par M. Windham.
RetourNOTE 61, STANCE 142.
Quand un gladiateur en blessait un autre, il s'écriait: il l'a; hoc habet, ou habet. Le combattant blessé laissait tomber son arme, et, s'avançant à l'extrémité de l'arène, il suppliait alors les spectateurs. S'il s'était bien battu, le peuple le sauvait: autrement, ou selon la disposition des spectateurs, ceux-ci baissaient leurs pouces, et il était immolé. Ils furent quelquefois si barbares, qu'ils se montraient impatient si le combat durait plus long-tems que de coutume, sans blessures ou mort. La présence de l'empereur sauvait ordinairement le vaincu; et l'on rapporte comme exemple de la férocité de Caracalla, qu'il renvoya interroger le peuple, ceux qui venaient lui demander la vie dans un spectacle à Nicomédie; en d'autres termes, qu'il les renvoya à la mort. Une cérémonie semblable est observée aux combats de taureaux en Espagne. Le magistrat préside, et, après que les cavaliers et les picadores ont combattu le taureau, le matador s'avance et demande la permission de tuer l'animal. Si le taureau a bien fait son devoir en tuant deux ou trois chevaux, ou un homme, ce dernier cas est rare, le peuple pousse des cris, les dames agitent leurs mouchoirs, et l'animal est sauvé. Les blessures et la mort des chevaux sont accompagnées des plus vives acclamations et de nombreuses marques de satisfaction, principalement de la part des femmes qui sont présentes, y compris les plus élégantes et les plus nobles dames.
Chaque chose dépend de l'habitude. L'auteur de Childe Harold, le rédacteur de cette note et un ou deux autres Anglais qui avaient assurément vu plus d'une fois des batailles rangées, nous nous trouvâmes, pendant l'été de 1809, dans la loge du gouverneur, au grand amphithéâtre de Santa-Maria, vis-à-vis de Cadix. La mort d'un ou deux chevaux satisfit complètement leur curiosité. Un gentilhomme présent, les voyant frémir et pâlir, remarqua les impressions extraordinaires qu'ils recevaient d'un spectacle si délicieux pour tant de jeunes dames qui regardaient en souriant, et continuaient leurs applaudissemens, aussitôt qu'un cheval tombait en ensanglantant l'arène. Un taureau tua trois chevaux avec ses cornes. Il fut sauvé par des acclamations qui redoublèrent lorsque l'on sut qu'il appartenait à un prêtre.
Un Anglais, qui peut trouver du plaisir à voir deux hommes se boxer jusqu'à se mettre en pièces, ne peut supporter la vue d'un cheval galopant dans l'arène tandis que ses boyaux traînent sur la terre, et il se détourne du spectacle et du spectateur, plein d'horreur et de dégoût.
RetourNOTE 62, STANCE 144.
Suétone nous informe que Jules César fut particulièrement satisfait de ce décret du sénat, qui l'autorisait à porter une couronne de laurier dans toutes les occasions: il était désireux, non de montrer qu'il était le conquérant du monde, mais de cacher qu'il était chauve. Un étranger à Rome aurait eu de la peine à deviner ce motif, et nous ne l'aurions pu deviner nous-mêmes sans le secours de l'historien.
RetourNOTE 63, STANCE 145.
On trouve cela dans la Décadence et la chute de l'empire romain, et on peut voir une notice sur le Colysée dans les Illustrations historiques au quatrième chant de Childe Harold, par M. Hobhouse.
RetourNOTE 64, STANCE 146.
«Quoique dépouillée de tous ses cuivres et bronzes, excepté de l'anneau qui était nécessaire pour conserver l'ouverture supérieure; quoique elle ait été exposée à de nombreux incendies, et quelquefois à des inondations; quoique elle soit toujours ouverte à la pluie, aucun monument d'une égale antiquité n'est si bien conservé que la rotonde. Elle a passé avec peu d'altérations du culte païen à sa destination actuelle; et ses niches étaient si convenables pour des autels chrétiens que Michel-Ange, toujours si passionné des beautés antiques, en adopta les formes comme modèle pour son Église catholique.»
(Forsyth's Remarks, etc., on Italy, p. 137.)
RetourNOTE 65, STANCE 147.
Le Panthéon a été changé en espèce de musée pour recevoir les bustes des modernes grands hommes, ou au moins des hommes distingués. Les flots de lumière qui passent à travers la large ouverture circulaire de la coupole et qui tombaient autrefois sur le cercle entier des divinités, brillent maintenant sur une grande réunion de mortels, dont un ou deux ont été presque déifiés par la vénération de leurs compatriotes.
RetourNOTE 66, STANCE 148.
Cette stance et les trois qui suivent font allusion à l'histoire de la fille romaine, qui est rappelée au voyageur par le lieu ou le prétendu lieu de l'aventure, placé maintenant dans l'église de Saint-Nicolas in carcere. Les difficultés qui peuvent empêcher de croire à la vérité de cette histoire sont rapportées dans les Historical Illustrations, etc.
RetourNOTE 67, STANCE 152.
Le château de Saint-Ange. Voyez les Historical Illustrations.
RetourNOTE 68, STANCE 153.
Cette stance et les six qui suivent ont rapport à l'église de Saint-Pierre. Pour la dimension comparative de cette basilique avec les autres grandes églises de l'Europe, voyez le Pavé de Saint-Pierre et le Classical Tour en Italie, vol. II, p. 125 et suiv. chap. 4.
RetourNOTE 69, STANCE 171.
Marie périt sur l'échafaud, Élisabeth mourut de chagrin, Charles V mourut ermite; Louis XIV, banqueroutier d'argent et de gloire; Cromwell, d'inquiétude; et le plus grand de tous, Napoléon vit prisonnier. On pourrait ajouter aux noms de ces souverains une liste longue, mais superflue, de noms également illustres et malheureux.
RetourNOTE 70, STANCE 173.
Le village de Némi était près de la retraite ancienne d'Égérie, et, à cause des arbres qui entouraient et ombrageaient le temple de Diane, il a conservé jusqu'à ce jour sa désignation distinctive de Bosquet. Némi n'est éloigné que d'une promenade de soir à cheval de l'auberge confortable d'Albano.
RetourNOTE 71, STANCE 174.
Tout le penchant de la colline d'Albe est d'une beauté incomparable; et du couvent qui est situé sur le point le plus élevé, où était autrefois le temple de Jupiter Latianus, la vue embrasse tous les objets auxquels on fait allusion dans cette stance: la Méditerranée; toute la scène de la dernière moitié de l'Énéide, et la côte qui s'étend depuis l'embouchure du Tibre jusqu'au promontoire de Circæum et au cap de Terracine.
Le site de la villa de Cicéron peut se supposer soit à la Grotta Ferrata, soit au Tusculum du prince Lucien Bonaparte.
L'opinion générale, il y a quelques années, était pour le premier site (la Grotta Ferrata), comme on peut le voir dans la vie de Cicéron par Middleton. À présent, il a perdu quelque chose de son crédit, excepté pour les Domenichini (Dominicains). Neuf moines, de la religion grecque, habitent ce séjour; et la villa contiguë est la demeure d'été d'un cardinal. L'autre villa, appelée Rufinella, est située au sommet de la colline qui domine Frascati; et on y a trouvé beaucoup de restes précieux de Tusculum, outre soixante-douze statues, dont le mérite et la conservation varient, ainsi que sept bustes. De la même hauteur on voit les collines Sabines, dans le sein desquelles est renfermée la longue vallée de Rustica. Il y a plusieurs circonstances qui tendent à établir l'identité de cette vallée avec l'Ustica d'Horace; et il paraît vraisemblable que le pavé en mosaïque, que les paysans ont découvert en défonçant un vignoble, pourrait appartenir à cette villa. Rustica est prononcé bref, et non pas selon notre énonciation dans Usticœ cubantis. Il est plus rationnel de penser que nous sommes dans l'erreur, que de croire que les habitans de cette vallée solitaire ont changé leur accent dans ce mot. L'addition d'une consonne préfixe n'est rien; cependant, il importe de prendre garde que Rustica peut être un nom moderne que les paysans auraient pu emprunter des antiquaires, en altérant la prononciation.
La villa, ou la mosaïque, est dans une vigne située sur une élévation couverte de châtaigniers. Un ruisseau descend dans la vallée; et bien qu'il ne soit pas vrai, comme on le dit dans les Guides de Voyageurs, que ce ruisseau soit appelé Licenza, cependant il y a un village situé sur un rocher au haut de la vallée, qui se nomme ainsi, et qui peut avoir dérivé son nom de Digentia. Licenza contient sept cents habitans. Sur un pic, un peu au-delà, se trouve Civitella qui en contient trois cents. Sur les bords de l'Anio, un peu avant de tourner pour entrer dans la vallée Rustica, à gauche, environ à une heure de la villa, est une ville nommée Vico-Varo, autre coïncidence favorable avec le varia du poète. Au bout de la vallée, du côté de l'Anio, se trouve une colline découverte, couronnée par la petite ville de Bardela. Au pied de cette colline, coule le petit ruisseau de Licenza, qui se perd presque entièrement dans un large lit de sable avant qu'il ait atteint l'Anio. Rien n'est plus heureux pour les vers du poète, soit qu'on les prenne dans un sens métaphorique, ou direct:
Me quotiens reficit gelidus Digentia ricus,
Quem Mandela bibit rugosus frigore pagus.
Le ruisseau est limpide au haut de la vallée; mais avant qu'il atteigne la colline de Bardela, il paraît vert et jaunâtre comme un ruisseau sulfureux.
Rocca Giovane, village ruiné sur les collines à une demi-heure de marche de la vigne où l'on voit le pavé en mosaïque, semble être la place du temple de Vacuna; et une inscription, trouvée dans cet endroit, apprend que ce temple de la victoire sabine fut réparé par VespasienA. Avec ces indications, et une position correspondant exactement à chaque chose que le poète nous a racontée de sa retraite, nous pouvons reconnaître presque avec certitude notre site historique.
Note A:
Imp. Cæsar. Vespasianus.
pontifex. maximus. trib.
potest. censor. ædem.
Victoriæ. vetustate. illapsam.
sua. impensa. restituit.
La colline qui pourrait être Lucretile, se nomme Campanile, et en suivant le petit ruisseau jusqu'à la prétendue Blandusia, vous arrivez au pied de la montagne plus élevée de Gennaro. Il est assez singulier que la seule partie de terre labourable de toute la vallée se trouve sur le haut de la colline d'où cette Blandusia prend sa source:
.....Tu frigus amabile
Fessis vomere tauris
Præbes, et pecori vago.
Les paysans montrent une autre source, près du pavé en mosaïque, qu'ils appellent Oradina, et qui descend entre les collines pour remplir un étang ou écluse de moulin, et de là il s'en échappe pour se perdre dans la Digentia. Mais nous ne pouvons pas espérer
To trace the Muses upwards to their springs.
De suivre les traces des Muses jusques à leurs sources.
en explorant les détours de la vallée romantique à la recherche de la fontaine de Blanduse. Il paraît étrange que quelques personnes aient pu penser que Blandusia fût une source de la Digentia. Horace n'a pas laissé échapper un mot de cela; et cette source immortelle a été, dans le fait, reconnue pour être la propriété de possesseurs de bonnes choses en Italie; des Moines: Elle servait à l'église de saint Gervais et de saint Protais, près de Venusia, où il était plus vraisemblable de la trouverA. Nous ne serons pas si heureux qu'un récent voyageur, en trouvant le pin occasionnel (the occasional pine) encore suspendu sur la villa poétique. Il n'y a pas de pin dans toute la vallée; mais il y a deux cyprès, qu'il a pris évidemment pour l'arbre nommé dans l'odeB. La vérité est que le pin est maintenant, comme il l'était du tems de Virgile, un arbre de jardin, et il n'était pas du tout vraisemblable de le trouver dans les pentes escarpées de la vallée de Rustica. Horace, probablement, avait un de ces pins dans son verger, au-dessus de sa ferme, et assez près de sa villa pour lui donner son ombre, et non sur les hauteurs rocailleuses qui sont à quelque distance de son habitation. Le touriste (voyageur) pouvait croire aisément qu'il avait vu ce pin, dans la forme des cyprès dont j'ai parlé; et quant aux orangers et aux citronniers qui jettent tant de fleurs sur sa description des jardins royaux de Naples, à moins qu'ils n'aient été déplacés depuis, ils n'étaient assurément que des acacias et d'autres communs arbustes de jardinC. L'extrême désappointement éprouvé en choisissant le Touriste classique pour guide en Italie doit être attribué à l'inexactitude des observations qui, je puis l'affirmer sans crainte d'être contredit, sera confirmée par toutes les personnes qui ont choisi le même guide pour la même contrée. Cet auteur est dans le fait un des écrivains les plus inexacts, les moins satisfaisans, qui ont obtenu de nos jours une réputation passagère, et il est très-rare que l'on puisse se fier à lui-même lorsqu'il parle d'objets qu'il est présumé avoir vus. Ses erreurs, depuis la simple exagération jusqu'aux méprises, sont si fréquentes, qu'elles donneraient à penser qu'il n'a jamais visité les lieux qu'il décrit, ou qu'il s'en est rapporté à la fidélité des premiers écrivains. C'est pourquoi le Classical Tour a tous les traits caractéristiques d'une pure compilation de premières notices, liées ensemble par quelques observations personnelles, et enflées par ces embellissemens qu'il est si facile de suppléer par une adoption systématique de tous les lieux communs de l'éloge qui s'appliquent à tout, et qui par conséquent ne signifient rien.
Note A: Voyez les Historical illustrations du quatrième chant, page 43.
Note B: Voyez le Classical Tour, etc., page 250, chap. 7, vol. II.
Note C: «Sous nos fenêtres, et bordant le rivage de la mer, est le jardin royal, divisé en parterres, dont les allées sont ombragées par des rangs d'orangers.» Classical Tour, etc., page 365, chap. II, vol. II.
Le style qu'une personne pense être lourd, embarrassé, et insupportable, peut être du goût de quelques autres et produire ainsi quelque divertissement salutaire en labourant à travers les périodes du Classical Tour. On doit dire, cependant, que le poli et le poids sont propres à faire croire à une certaine valeur. Il est au nombre des peines des damnés un supplice qui consiste à remonter une pente rapide en roulant une lourde pierre.
Le Touriste avait le choix des mots, mais il n'avait pas la même latitude pour ses sentimens. L'amour de la vertu et de la liberté, qui doit distinguer le caractère, orne assurément les pages de M. Eustace, et la politesse d'esprit si recommandable dans les productions d'un auteur, est très-sensible dans le Classical Tour. Mais ces généreuses qualités sont comme le feuillage d'une telle dimension et étalé avec tant de profusion qu'il embarrasse ceux qui désirent voir et prendre les fruits à la main. L'onction de l'écrivain comme ministre du culte, et les exhortations du moraliste, ont peut-être fait, de cet ouvrage, quelque chose de mieux qu'un livre de voyage, mais elles n'en ont pas fait un livre de voyage; et cette observation s'applique plus spécialement à cette commune méthode d'enseignement, qui consiste à mettre perpétuellement en scène un hilote gaulois (gallic helot) pour se déchaîner et tonner contre la génération naissante, et la terrifier dans l'obéissance en déployant devant elle tous les excès de la révolution. L'animosité contre les athées et les régicides en général, et spécialement contre ceux qui sont Français, peut être honorable, et utile comme souvenir; mais cet antidote devrait être administré plutôt dans un autre ouvrage que dans un tour, ou, au moins, il devrait être réservé à part, et ne point être mêlé avec toute la masse d'informations et de réflexions, comme pour répandre de l'amertume sur chaque page; car, qui voudrait choisir les antipathies d'un homme, fussent-elles justes, pour ses compagnes de voyage? Un Touriste, à moins qu'il n'aspire à la gloire de prophète, n'est point responsable des changemens qui peuvent s'opérer dans la contrée qu'il décrit; mais son lecteur peut vraiment estimer tous ses portraits et ses déductions politiques, comme du papier blanc, du moment qu'elles cessent d'aider le voyageur, et surtout si elles gênent ses propres observations.
On n'entend pas présenter ici ni un éloge, ni une accusation de quelque gouvernement ou gouverneur que ce soit; mais il est établi, comme un fait incontestable, que le changement opéré soit par l'adresse du dernier système de gouvernement impérial, soit par le désappointement causé par ceux qui ont succédé aux trônes italiens, a été si considérable et si apparent, que non-seulement les philippiques anti-gallicanes de M. Eustace sont un pur anachronisme, mais qu'elles jettent quelque doute sur la compétence et la bonne foi de l'auteur lui-même.
Un exemple remarquable de cette disposition des esprits est la ville de Bologne, sur l'affection papale de laquelle le Touriste déploie tous ses trésors de compassion et de vengeance, rendues plus lourdes par les accens de la trompette qu'il a empruntée à M. Burke. Bologne est à ce moment, et a été depuis quelques années remarquable par son attachement aux principes révolutionnaires, et fut presque la seule cité qui fit quelques démonstrations en faveur de l'infortuné Murat. Ce changement peut, cependant, avoir été fait depuis que M. Eustace a visité cette contrée; mais le voyageur qui a frémi d'horreur au projet d'enlever le cuivre de la coupole de Saint-Pierre doit être rassuré en apprenant que ce sacrilége est hors du pouvoir des Français, ou de quelques autres conquérans, la coupole étant couverte d'étainA.
Note A: «Quel devra être alors l'étonnement, ou plutôt l'horreur de mon lecteur, quand je lui apprendrai..... que le comité français a tourné son attention vers Saint-Pierre, et a employé une compagnie de Juifs pour estimer et acheter l'or, l'argent et le bronze qui ornent l'intérieur de l'édifice, ainsi que le cuivre qui couvre les voûtes et le dôme à l'extérieur.» Chap. 4, page 130, vol. II. L'histoire des Juifs est positivement niée à Rome.
Si la voix conspiratrice des critiques et leur rivalité n'eussent donné une grande importance au Classical Tour, il n'eût pas été nécessaire d'avertir le lecteur que, quoique ce livre puisse orner sa bibliothèque, il lui sera d'un faible et même de nul secours dans son voyage; et si le jugement de ces critiques avait été suspendu jusqu'ici, on n'eût pas pensé à anticiper sur leur décision. Quoi qu'il en soit, il peut être permis aux hommes qui seront un jour la postérité de M. Eustace, d'en appeler des éloges contemporains; et peut-être ils seront vraisemblablement plus justes à mesure que les causes d'amour ou de haine seront plus éloignées. Cet appel avait, en quelque sorte, été fait avant que ces remarques eussent été écrites; car un des plus respectables libraires de Florence, persuadé par les demandes répétées des voyageurs de l'Italie méridionale, de réimprimer, à bon compte, le Classical Tour, fut déterminé à abandonner ce dessein par les avis d'autres voyageurs anglais qui revenaient de faire ce voyage, quoiqu'il eût déjà disposé ses caractères et son papier, et qu'il eût déjà imprimé une ou deux des premières feuilles.
L'auteur de ces notes désirerait se séparer (comme Gibbon) en bonne intelligence avec le pape et les cardinaux, mais il ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'imposer le même discret silence sur leurs humbles partisans.
NOTE SUPPLÉMENTAIRE.
Nous ajouterons à la liste que lord Byron a donnée des auteurs grecs modernes, à la fin des notes du deuxième chant, les noms des auteurs qui suivent, tirés en partie de l'ouvrage de M. Rizo Néroulos, sur la littérature grecque moderne, et l'indication de leurs principaux ouvrages. L'intérêt que l'on porte maintenant à la cause de la Grèce nous a fait penser qu'on trouverait ici cette note supplémentaire avec plaisir.
Daniel Philippide, natif de Mélée, bourgade au pied du mont Pélicon. Il a publié en 1816 une histoire de la Roumounie et des Nations valaque, moldave et bessarabienne. Il a traduit en grec moderne la Logique de Condillac, l'Histoire de Justin, la Physique de Brisson; la Chimie de Foureroy, et l'Astronomie de Lalande.
Athanase Psalida, de Janina (dont a parlé Byron), disciple de Kant, est l'auteur d'un ouvrage intitulé: Fondemens de la religion et de la morale d'après le système de Kant.
Étienne Dunkas, professeur de philosophie au collége de Couroutzesmé sur le Bosphore de Thrace, élève des universités de Halle et de Goëttingue, est auteur d'un Cours de mathématiques et de physique, et d'un traité d'Esthétique et de Morale.
Le prince Nicolas Caradza a publié en grec moderne l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, l'Histoire du siècle de Louis XIV, par Voltaire, et l'Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise.
Eugène Bulgaris, de Corfou, est auteur d'une Logique et d'une Physique, imprimées en Allemagne. Il a aussi publié des Entretiens théologiques sur le Pentateuque, publiés à Moscou en 1802, ainsi que des Pensées des philosophes, Vienne 1805; et il a traduit les Confessions de Saint-Augustin.
Nicéphore Théotoky, de Corfou, a publié une Défense du Nouveau Testament contre Voltaire, Vienne 1794; des Commentaires sur le Pentateuque, le livre des Rois et le livre de Job; et des élémens de Philosophie naturelle ou Physique expérimentale, Leipsick 1766.
Le fameux Riga, natif de Vélestin, en Thessalic, a composé, outre ses Hymnes ou Chansons, imprimées secrètement à Jassy en 1814, une Physique populaire, imprimée à Vienne.
Néophite Doukas, d'Épire, a traduit en grec moderne l'Histoire de Thucidide avec des notes et une carte géographique; cette traduction a été imprimée à Vienne avec le texte littéral en regard. Il a publié aussi une Grammaire du grec ancien; on dit qu'il traduit en ce moment Homère en vers grecs modernes.
Michel Chrestary, de Janina, a traduit en grec moderne l'Économie politique de M. Say, et plusieurs tragédies françaises et italiennes.
Coustandas a traduit en Grec moderne l'Histoire générale de l'abbé Millot, dont deux volumes seulement ont paru à Venise.
Dionysaky est l'auteur d'une Histoire de la Valachie.
Perrévos a composé une Histoire de Souli et de Parga contenant la chronologie et les guerres héroïques des Souliotes contre Ali-Pacha; cette histoire a été imprimée à Venise en 1815.
George Cancellarius a traduit en Grec moderne l'Histoire ancienne de Rollin.
George Emmanuel: La Grandeur et la décadence des Romains.
Cavras: les Élémens d'Euler.
Koumas: l'Histoire de la Philosophie de Tenneman.
Spyridion Valétas a traduit les meilleures ouvrages de J.J. Rousseau.
Jacovaky Argyropoulo a traduit l'Esprit des Lois.
Parmi les dames grecques qui ont traduit des ouvrages en grec moderne on remarque:
Christine Soutzo, qui a traduit les Entretiens de Phocion.
La princesse Ralou Argyropoulo a traduit l'Histoire de la Grèce par Gillies.
Parmi les poètes:
Zambelinos de Saint-Maure, est auteur de quelques tragédies, dont une, qui a pour titre Timoléon, a été imprimée à Vienne en 1818.
Nicolas Piccolo a publié une tragédie dont le sujet est Démosthène; il a publié aussi un poème dramatique en trois actes, intitulé Νικἠρατος, sur la chute de Missolonghi.
George Servius a traduit en vers plusieurs tragédies françaises, telles que la Mort de César, Mérope, etc.
Athanase Christopoulo a fait imprimer des poésies anacréontiques rimées, à Vienne, en 1811. Elles sont pleines de grâce et de naïveté.
Calvos de Zante a publié deux petits recueils d'odes, le premier à Genève et le second à Paris en 1826, avec une traduction en regard faite par l'auteur de cette notice; dans le même volume se trouve aussi un choix des poésies de Christopoulo, également avec une traduction.
Salomos a publié un Dithyrambe à la Liberté traduit par M. Stanislas Julien, qui a traduit aussi en français les premières odes de Calvos.
FIN DES NOTES DU QUATRIÈME ET DERNIER CHANT.
MAZEPPA.
AVERTISSEMENT.
«Celui qui remplissait alors cette place était un gentilhomme polonais, nommé Mazeppa, né dans le palatinat de Podolie; il avait été élevé page de Jean Casimir, et avait pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une intrigue qu'il eut dans sa jeunesse avec la femme d'un gentilhomme polonais, ayant été découverte, le mari le fit lier sur un cheval farouche, et le laissa aller en cet état. Le cheval qui était du pays de l'Ukraine, y retourna, et y porta Mazeppa, demi-mort de fatigue et de faim. Quelques paysans le secoururent; il resta long-tems parmi eux, et se signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La supériorité de ses lumières lui donna une grande considération parmi les Cosaques; sa réputation, s'augmentant de jour en jour, obligea le Czar à le faire prince de l'Ukraine.»
(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 196.)
«Le roi fuyant et poursuivi eut son cheval tué sous lui; le colonel Gieta, blessé et perdant tout son sang, lui donna le sien. Ainsi on remit deux fois à cheval, dans sa fuite, ce conquérant qui n'avait pu y monter pendant la bataille.»
(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 216.)
«Le roi alla par un autre chemin avec quelques cavaliers. Le carrosse où il était rompit dans la marche; on le remit à cheval. Pour comble de disgrâce, il s'égara pendant la nuit dans un bois: là son courage ne pouvant plus suppléer à ses forces épuisées, les douleurs de sa blessure devenues plus insupportables par la fatigue, son cheval étant tombé de lassitude, il se coucha quelques heures au pied d'un arbre, en danger d'être surpris à tout moment par les vainqueurs qui le cherchaient de tous côtés.»
(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 218.)
MAZEPPA.
1. C'était après la terrible journée de Pultawa, lorsque la fortune abandonna le royal Suédois au milieu de son armée massacrée autour de lui, sans qu'il lui restât un soldat pour combattre. Le pouvoir et la gloire des batailles, divinités aussi infidèles que leurs vains adorateurs, passèrent du côté du Czar triomphant, et les remparts de Moscow furent sauvés de nouveau, mais jusqu'à une année plus mémorable, à un jour plus sombre et plus terrible, qui donnera au carnage et à la honte un ennemi plus puissant et un plus grand nom; jour où la désolation sera plus complète, la chute plus grande; choc épouvantable pour un,—coup de foudre terrible pour tous.
2. Tel fut alors le hasard de la bataille: Charles blessé fut obligé d'apprendre à fuir de jour et de nuit à travers les champs et les marais, couverts de son sang et de celui de ses soldats; car des milliers sont tombés pour protéger sa fuite; aucune voix ne s'éleva pour accuser l'ambition dans son heure d'humiliation, lorsque la vérité aurait pu sans crainte se faire entendre au pouvoir.
Le cheval du roi était tué, Gieta lui donna le sien,—et il mourut l'esclave des Russes. Ce cheval, après de vaines fatigues, succomba de lassitude au bout de quelques lieues; et c'est dans la profondeur des forêts, éclairées par les feux nocturnes et étincelans des bivouacs éloignés, signaux des ennemis qui l'entourent, qu'un roi doit reposer ses membres engourdis de fatigue. Sont-ce là les lauriers et le repos pour lesquels les nations épuisent leur sang?
Le roi fut déposé au pied d'un arbre de la forêt, dans l'agonie d'une nature épuisée: ses blessures étaient souffrantes,—ses membres raidis;—l'heure était froide et sombre; la fièvre de son sang le priva du précieux soulagement d'un repos passager: mais, malgré tous les maux qui l'accablaient, le monarque supporta son malheur en roi, et, dans cette extrémité, il rendit ses douleurs vassales de sa volonté; elles étaient toutes silencieuses et subjuguées, comme autour de lui le furent autrefois les nations.
3. Une troupe de chefs!—Hélas! qu'ils sont peu nombreux, depuis que le désastre d'un jour a éclairci leurs rangs! mais ce désastre fut loyal et chevaleresque; chacun d'eux est étendu triste et muet près du monarque et de son cheval: car le danger nivelle l'homme et la brute, et tous sont compagnons dans leur malheur. Parmi ces chefs, Mazeppa reposait sous un vieux chêne,—lui-même aussi robuste et guère moins vieux: c'est le calme et hardi hetman de l'Ukraine; d'abord, harassé par cette longue course, le prince des cosaques a commencé par panser son cheval, et par lui faire un lit de feuillage; il a essuyé ses reins, démêlé sa crinière et ses fanons, détendu sa sangle, et ôté sa bride. Il se réjouissait de le voir manger avec tant d'appétit; car jusqu'alors il avait craint que son coursier fatigué refusât de brouter sous la rosée de minuit: mais le cheval était aussi robuste que son maître, et il se souciait peu du repos et de la nourriture. Très-intelligent et très-docile, il obéissait à tous les commandemens; velu et léger, vif et fort des membres, il portait son maître aussi bien qu'un cheval tartare: il comprenait sa voix, accourait à son appel, et il le reconnaissait au milieu d'une foule, quand même elle eût été composée de plusieurs milliers d'hommes:—et la nuit, la nuit sans étoiles, il suivait sa marche avec assurance;—ce cheval, depuis le coucher du soleil jusqu'à l'aurore, eût suivi son maître comme un faon apprivoisé.
4. Cela fait, Mazeppa étend son manteau, place sa lance sous son chêne, regarde si ses armes sont en bon état, si la longue marche de la journée ne les a pas dérangées, si la poudre remplit encore leurs bassinets, si les pierres ne sont pas endommagées et occupent encore leurs platines;—si la garde de son sabre et son fourreau ne sont pas perdus, et s'ils n'ont point emporté leur ceinturon.—Ensuite cet homme respectable tire de son havresac et de son bidon de légères provisions préparées d'avance, et il offre au roi et à ses compagnons de les prendre ou de les partager avec lui, bien moins inquiet et empressé que ne le seraient des courtisans à un fastueux banquet.
Charles accepta en souriant une portion de ce repas frugal; il prit un air forcé de gaîté pour paraître plus grand, et au-dessus de ses blessures et de ses malheurs.—Alors il dit: «Parmi toute notre troupe, quoique ferme de cœur, et forte par l'épée, dans les escarmouches, les marches forcées, avec les fourrageurs, personne n'a moins parlé et n'a plus agi que toi, Mazeppa! Jamais la terre n'a produit, depuis le tems d'Alexandre jusqu'à nos jours, un couple1, cavalier et coursier, aussi bien assorti que toi et ton Bucéphale2. Toute la renommée des cavaliers de la Scythie devrait céder à la tienne pour ton intrépidité à piquer de l'éperon à travers les champs et les marais.»
Note 1: A pair.
Note 2: On connaît la réponse du poète Benserade à Louis XIV. Benserade s'était engagé à achever impromptu tous les quatrains ou dixains, etc., que commencerait Louis XIV. Le roi, un jour, en montant à cheval, fit ces vers:
Joli, gentil petit cheval,
Bon à monter, bon à descendre;
Benserade répondit:
Tu devrais être un Bucéphal,
Puisque tu porte un Alexandre.
Probablement que l'on n'écrivait pas alors Bucéphale comme on l'écrit aujourd'hui, ou Benserade aurait fait une faute de rime, et de plus une faute de quantité dans le dernier vers que les licences de la poésie, même en impromptu, peuvent toutefois justifier.
Mazeppa répondit: «Maudite soit l'école où j'ai appris à monter à cheval!»
Charles reprit: «Pourquoi donc, vieil hetman, puisque tu as si bien appris cet art?
—Il serait trop long de le raconter, dit Mazeppa, et nous avons encore beaucoup de lieues à faire, et plus d'un coup de sabre à porter contre des ennemis qui sont dix contre un, avant que nos chevaux puissent brouter à leur aise au-delà du rapide Borysthène: Sire, vos membres ont besoin de repos: je serai la sentinelle de votre petite troupe.
—Je te le demande, répondit le monarque de Suède: tu me raconteras ton histoire, et je pourrai peut-être en recevoir le bienfait du sommeil, car, pour le moment, mes yeux en ont perdu même l'espérance.
—Bien, Sire, dans cet espoir, je vais essayer de rappeler des souvenirs de soixante-dix ans. Je pense que j'étais dans mon vingtième printems,—oui,—quand Casimir était Roi,—Jean Casimir,—j'étais son page, il y avait déjà six printems. C'était un savant monarque, par ma foi! et tout-à-fait l'opposé de votre majesté. Il ne faisait pas de guerres, il ne gagnait point de nouveaux royaumes pour les perdre ensuite, et (sauf les débats de la diète de Varsovie) il régna dans le repos le plus inconvenable, non pas qu'il manquât de soucis inquiétans: il aimait les muses et le sexe; et quelquefois ces choses sont si intraitables qu'elles lui faisaient désirer les soucis de la guerre. Mais bientôt, ses ressentimens étant calmés, il prenait une autre maîtresse ou de nouveaux livres. Il donnait alors de prodigieuses fêtes.—Tout Varsovie accourait autour de son palais pour admirer la splendeur de sa cour, et les dames et les chefs, d'une somptuosité de prince. Il était le Salomon polonais; c'est ainsi que le chantaient tous ses poètes, excepté un, qui, n'étant pas pensionné, faisait des satires, et s'enorgueillissait de ne pas savoir flatter. C'était enfin une cour de joûtes et de représentations scéniques où chaque courtisan essayait des rimes. Moi-même je produisis une fois quelques vers, et je signai mes odes, le malheureux Thyrsis.
«Il y avait un certain Palatin, comte d'ancienne et haute lignée, riche comme une mine de sel ou d'argent1; il était aussi fier, vous le devinez bien, que s'il eût été l'envoyé du ciel. Il avait une si grande richesse de sang et de mines, qu'il était presque l'égal du monarque; il était sans cesse en contemplation sur ses trésors, et avait constamment les yeux attachés sur ses parchemins, à tel point que, égaré par quelques vertiges, il en perdit la tête, jusqu'à croire que leurs mérites étaient les siens. Sa femme n'était pas de son opinion:—plus jeune que lui de trente années, elle devint de plus en plus fatiguée de son autorité sur elle. Et après des vœux, des espérances, des craintes, un petit nombre de larmes d'adieu à la vertu, un ou deux songes inquiets, quelques coups d'œil jetés sur la jeunesse de Varsovie, quelques concerts, quelques bals, elle attendit les chances accoutumées, ces heureux accidens qui rendent si tendres les dames les plus froides, pour décorer son comte de ces titres donnés, dit-on, comme des passeports pour le ciel; mais ce qui est étrange à dire, c'est que ceux à qui ces titres ont le plus souvent été donnés sont ceux qui s'en enorgueillissent le moins.
Note 1: Cette comparaison de mine de sel est permise peut-être à un Polonais dont le pays est principalement riche en mines de sel.
(Note de Lord Byron.)
5. «J'étais alors un jeune et joli garçon; à soixante et dix ans je puis bien parler ainsi; il y avait peu de jeunes gens ou d'hommes plus âgés, vassaux ou chevaliers, qui, dans cette brillante aurore de mes jours, pussent me le disputer en vanités; car j'avais force, jeunesse, gaîté, une mine bien différente de celle que vous me voyez; elle était aussi douce et unie qu'elle est aujourd'hui ridée; car le tems, les soucis, la guerre, ont sillonné mon ame comme mon front, et ceux qui m'ont vu autrefois, mes parens, mes amis, s'ils comparaient les jours passés avec l'heure présente, ne me reconnaîtraient pas aujourd'hui. Ce changement fut opéré en moi, long-tems avant que la vieillesse m'eût enregistré dans ses pages: vous savez que ma force, mon courage, mon ame ne se sont pas affaiblis avec les années, autrement je ne serais pas à cette heure occupé à vous raconter de vieilles histoires sous un chêne, avec un ciel sans étoiles pour mon seul abri.
«Mais poursuivons. La beauté de Thérèse, ses formes,—je crois la voir encore maintenant passer devant mes yeux, entre moi et ce rameau de châtaignier, tant son souvenir est encore vivant et frais. Cependant je ne trouve pas d'expressions pour vous peindre les charmes que j'ai tant aimés. Elle avait un œil asiatique que le voisinage de la Turquie a mêlé à notre sang polonais; noir comme est le ciel maintenant sur nos têtes, mais il s'en échappait une douce lumière, comme celle de la première lune à minuit; ce grand œil noir semblait nager dans ses rayons; tout amour, languissant et enflammé, pareil à ceux des saints expirant sur l'instrument du martyre, et qui élevaient en haut leurs yeux ravis, comme si c'eût été pour eux une joie de mourir. Son front était semblable à un lac transparent au soleil d'été, lorsque les vagues n'osent faire entendre aucun murmure, et que le ciel se réfléchit dans sa surface. Sa joue, sa lèvre,—mais où m'égare-je? Je l'aimais alors,—je l'aime encore; et dans les êtres qui me ressemblent cet amour passe tous les extrêmes—en bien et en mal. Nous aimons même jusque dans notre folie, passionnés que nous sommes dans la vieillesse, de la vaine ombre du passé, comme Mazeppa l'est enfin.
6. «Nous nous rencontrâmes,—nous nous admirâmes;—je la vis et je soupirai; elle ne parla point, et pourtant elle me répondit. Il est dix mille accens, dix mille signes que nous entendons et que nous voyons, mais que l'on ne peut définir;—étincelles involontaires de la pensée, qui s'échappent d'une ame subjuguée, et établissent entre deux êtres une communication étrange aussi mystérieuse qu'intime, qui forme les anneaux de la chaîne brûlante qui lie involontairement de jeunes cœurs, de jeunes intelligences, et transmet, comme le conducteur électrique, nous ne savons comment, le feu qui les consume.—
«Je la vis, et je l'aimai.—Je pleurai en silence, et je restai quelque tems sans oser l'aborder; enfin je lui fus présenté, et nous pûmes alors nous entretenir sans faire naître de soupçons. Alors même, alors je souffrais d'amour, et je m'étais décidé à parler; mais les paroles expirèrent sur mes lèvres; ma voix fut tremblante et faible jusqu'à une heure..... C'était à un jeu, un jeu frivole et folâtre, avec lequel nous passions le tems de la journée; c'était... j'en ai oublié le nom;—nous nous étions livrés à ce jeu par un hasard dont je ne me souviens plus. Je m'inquiétais peu de perdre ou de gagner; c'était assez pour moi d'être si près d'elle, d'entendre, et, ô ciel! de voir l'être que j'aimais tant! Je veillais sur elle comme une sentinelle: (puisse la nôtre veiller aussi bien cette noire nuit!) je vis, et c'était la vérité, qu'elle était pensive, qu'elle oubliait son jeu, qu'elle ne s'affligeait ni ne se réjouissait de perdre ou de gagner; mais elle continua de jouer encore plusieurs heures, comme si une puissance secrète l'eût attachée à sa place, et non le désir du gain. Alors une pensée passa sur mon front comme un éclair, car je crus voir dans son maintien quelque chose qui ne me condamnerait pas à mourir de désespoir: à cette pensée; mes paroles d'amour se précipitèrent de mon cœur, tout incohérentes qu'elles étaient.—Leur éloquence était peu brillante, mais je n'en fus pas moins écouté,—et c'est assez.—Celle qui écoute une fois écoutera deux; son cœur, soyez-en sûr, n'est pas de glace; et un premier refus ne doit pas rebuter.
7. «J'aimais et j'étais aimé en échange de mon amour.—On m'a dit, Sire, que vous n'avez jamais connu ces douces faiblesses; si cela est vrai, j'abrégerai le récit de mes joies et de mes peines: elles vous paraîtraient absurdes et vaines; mais tous les hommes ne sont pas nés pour régner sur leurs passions, ou, comme vous, sur leurs passions et sur des peuples. Je suis,—ou plutôt j'étais un prince, le chef de plusieurs milliers d'hommes, et je pouvais les conduire aux plus grands dangers pour verser leur sang; mais je n'ai jamais pu exercer sur moi-même un pareil empire. Enfin j'aimais, et j'étais aimé en échange de mon amour. C'est une heureuse destinée que celle-là; mais c'est au comble du bonheur qu'elle finit par l'infortune. Nous nous donnions des rendez-vous secrets, et l'heure à laquelle je me rendais auprès de cette dame était la suprême récompense de mon attente. Mes jours et mes nuits n'étaient rien, et je donnerais tout, excepté cette heure qui domine les souvenirs de mes longues années, et qui n'a pas d'égale;—je donnerais l'Ukraine1 pour vivre, pour jouir encore une fois de cette heure ravissante;—pour être encore le page, l'heureux page qui était le seigneur d'un cœur si tendre, qui n'avait que son épée, qui n'avait d'autre richesse que les dons naturels de la jeunesse et de la santé.—Nous nous réunissions en secret,—circonstance qui en double le charme, dit-on:—je n'en sais rien.—J'aurais donné ma vie pour pouvoir la nommer seulement une fois ma femme à la face du ciel et de la terre; car j'ai souvent et long-tems regretté que nous n'eussions pu nous voir qu'à la dérobée.
Note 1: Voyez le Pacha des Orientales de M. Hugo.
8. «Il y a partout des yeux pour les amans, et nous fûmes ainsi l'objet d'une curiosité maligne: le diable, dans de telles occasions, devrait être plus courtois.—Le diable!—j'ai regret de l'accuser; c'est plutôt quelque saint méchant1 qui n'aura pas eu de repos que sa pieuse bile n'ait été déchargée sur nous.—Mais une belle nuit, des espions aux aguets nous surprirent et nous saisirent tous les deux. Le comte était un peu plus qu'en colère. J'étais sans armes; mais avec une épée, armé de pied en cap, qu'aurais-je pu faire contre le nombre? C'était près de son château; point de secours lointain de la ville, point d'espérance de près, et à peine était-ce le point du jour: je ne pensais pas en voir un autre; mes instans de vie me parurent peu nombreux; et avec une prière à la vierge Marie, et peut-être à un ou deux saints, je me résignai à mon sort, tandis qu'ils me conduisirent à la porte du château. Je n'ai jamais su la destinée de Thérèse; notre existence se trouvait désormais séparée.
Note 1: En anglais untoward; comme la bataille de Navarin.
«Vous devez penser que le comte Palatin fut irrité de l'aventure, et il avait de bonnes raisons de l'être; mais ce qui le faisait le plus enrager, c'était la peur que cet accident ne souillât la noblesse de sa postérité. Il n'était pas moins étonné qu'une telle souillure eût été faite à son noble écusson, lui qui se croyait le plus noble de sa race! Et parce qu'il s'imaginait être le premier des hommes, il ne pouvait se persuader qu'il dût moins paraître aux yeux des autres, et surtout aux miens. Par la mort! avec un page!... Peut-être, si c'eût été avec un roi, cette circonstance l'eût-elle réconcilié avec la chose: mais avec un petit garçon de page... J'éprouvai trop sa fureur,—mais je ne puis vous la peindre.
9. Amenez le cheval!—Le cheval fut amené; en vérité, c'était un noble coursier tartare de race de l'Ukraine, dont les membres semblaient doués de la vivacité de la pensée; mais il était sauvage, sauvage comme le daim des forêts, et il n'avait jamais connu ni bride, ni éperons.—Il y avait un jour seulement qu'il avait été pris; cet enfant du désert me fut amené hennissant, la crinière hérissée, se cabrant fièrement, mais vainement, dans l'écume de la colère et de l'effroi. Cette troupe de domestiques m'attacha sur le dos du cheval avec plusieurs cordes, la tête tournée en arrière1; alors, avec un soudain et vigoureux coup de fouet: Allez!—allez! (away!—away!)—Et nous volons à travers les broussailles!—Les torrens sont moins rapides et moins impétueux.
Note 1: Voyez les beaux tableaux de Mazeppa, d'Horace Vernet.
10. Nous fuyons!—nous fuyons!—ma respiration était supprimée.—Je ne vis point de quel côté m'emportait le cheval fougueux; c'était à peine le point du jour; au loin!—au loin! (away!—away!)—entends-je encore crier. Ce furent les derniers sons humains qui frappèrent mon oreille, tandis que j'étais lancé dans le désert par mes ennemis; c'était le cri barbare d'un rire sauvage, poussé de tems en tems par cette canaille et dont le mugissement était porté jusqu'à moi par le vent. Dans un accès de fureur, je tordis ma tête et je brisai la corde qui liait mon cou à la crinière du cheval, et relevant mon corps à demi je leur lançai par des cris ma malédiction. Mais au milieu du galop rapide et tonnant de mon coursier, peut-être ne m'entendirent-ils pas, ou ne se soucièrent-ils pas de m'entendre. J'en suis vexé;—car je voudrais leur avoir rendu leur insulte. Je la leur fis bien payer plus tard: il ne reste pas une porte du château de ce comte, pas une pierre de ses fortifications, de ses créneaux, de ses barrières; ses ponts-levis sont renversés; et on ne trouverait pas un brin d'herbe dans ses domaines, excepté ce qui croît sur les débris d'un mur où était la pierre du foyer. Vous y passeriez mainte fois que vous ne vous imagineriez pas qu'il y avait là une forteresse: j'ai vu ses tours enflammées, ses créneaux craquer et se fendre, et le plomb brûlant découler en pluie de feu des toits embrasés et noircis, dont l'épaisseur ne put échapper à ma vengeance. Ceux qui concoururent à mon supplice pensaient peu, lorsqu'ils m'insultaient par leurs railleries, et qu'ils me lançaient dans les bras de la destruction comme sur un trait de foudre, qu'un jour je reviendrais avec dix mille cavaliers, pour remercier ce comte du voyage peu courtois qu'il m'avait fait faire. Ils s'étaient fait une fête cruelle, lorsque, en me donnant le cheval sauvage pour guide, ils m'avaient attaché sur ses flancs écumans. À mon tour je me fis une fête de leur rendre avec prodigalité leurs bons traitemens;—car le tems vient qui met toutes choses à son niveau.—Et si nous attendons seulement l'heure, il n'y a pas de pouvoir humain qui puisse éviter la patience vengeresse et les longues veilles de celui qui conserve comme un trésor les souvenirs vivans d'un outrage.
11. «Mon cheval et moi nous volions sur les ailes des vents; laissant derrière nous toutes les demeures des hommes, nous allions avec la rapidité d'un météore dans les cieux quand avec ses bruits éclatans la nuit en est chassée par l'aurore boréale: ville,—village, rien n'apparaissait sur notre route qu'une plaine immense et sauvage, bornée par une noire forêt, et, excepté sur des hauteurs éloignées quelques rares créneaux de forteresses, bâties anciennement contre l'irruption des Tartares, pas de traces d'hommes. L'année précédente une armée turque l'avait traversée; et partout où le pied des chevaux des Spahis l'avait foulée, la verdure fuyait le gazon ensanglanté.—Le ciel était sombre, obscur et gris, et une légère brise faisait entendre par intervalle ses gémissemens.—Je désirais répondre par un soupir;—mais aussi vite que nous fuyions, je ne pouvais ni soupirer, ni prier. Mes gouttes froides de sueur tombaient comme de la pluie sur la crinière hérissée du cheval. Mais se précipitant avec plus de rage encore et de fureur, les naseaux écumans, il poursuit sa brûlante carrière. Quelquefois je pensais qu'il devait ralentir la vitesse de sa course; mais non:—mon corps léger, attaché sur son dos, n'était rien pour sa vigueur irritée, et ne servait qu'à l'exciter comme un éperon. Chaque mouvement que je faisais pour délivrer de leur torture mes membres enflés, augmentait sa fureur et son épouvante. J'essayai ma voix:—elle était languissante et faible, et pourtant elle faisait sur lui l'effet d'un coup de fouet; et frémissant à chacun de mes accens, il s'élançait comme au son subit de la trompette. Cependant mes liens étaient trempés du sang qui, suintant à travers tous mes pores; s'écoulait sur eux; et la soif devint dans ma bouche desséchée plus dévorante que la flamme.
12. «Nous atteignîmes une forêt sauvage.—Elle était si vaste que d'aucun côté je ne pus en découvrir les bornes. Elle était remplie de vieux arbres robustes, dont la vigueur ne se pliait point sous les vents impétueux qui mugissent des déserts de la Sibérie, et ravagent les forêts dans leur passage.—Mais ces arbres étaient rares, et entre eux croissaient de jeunes arbustes épais et touffus, qui étaient couverts avec abondance de leurs feuilles vertes du printems, car on était loin de ces soirs d'automne qui balaient le feuillage mort des forêts, feuillage coloré d'un rouge sans vie pareil au sang qui couvre, après le combat, le champ de bataille, lorsqu'une longue nuit d'hiver a répandu son givre sur les têtes sans sépulture, et les a tellement glacées et endurcies, que le bec du vautour essaierait en vain de percer leurs visages. C'était une vaste étendue de taillis, où paraissaient çà et là quelques châtaigniers, quelques vieux chênes robustes et le pin pyramidal. Heureusement pour moi que ces arbres étaient ainsi dispersés,—autrement mon sort eût été bien différent.—Les rejetons nouveaux se prêtaient à notre passage, et ne déchiraient pas mes membres; je trouvai assez de force pour supporter mes blessures déjà cicatrisées par le froid.—Mes liens m'empêchaient de tomber. Nous passâmes comme le vent à travers le feuillage, laissant derrière nous les arbustes, les arbres et les loups que j'entendais la nuit accourir sur nos traces. Leur troupe nous suivait de près, avec leur long galop qui fatigue la vivacité des chiens et le zèle du chasseur. Partout où nous fuyions, ils étaient sur nos pas, et ne nous abandonnèrent point, même au lever du soleil. Je les vis derrière nous, à peine à la distance d'une perche, lorsque le jour commença à paraître à travers les arbres de la forêt; et pendant la nuit, j'avais entendu le bruit de leurs pas, de leur marche rapide, régulière et bruyante. Oh! combien je désirai une épée ou une lance, pour mourir au milieu de cette troupe féroce, et, en périssant s'il le fallait, du moins détruire un grand nombre de ces ennemis! Quand d'abord mon coursier commença de prendre sa fuite, je désirais qu'il fût déjà parvenu au terme de sa course: mais maintenant je doutais de sa force et de sa vitesse. Vaine crainte! D'une race sauvage et légère, il avait les nerfs agiles et vigoureux du daim des montagnes. Elle ne tombe pas plus vite la neige qui engloutit la porte du paysan dont il ne pourra plus franchir le seuil, plus épouvanté par le vent éblouissant que par les sentiers jonchés de la forêt où il doit passer. Infatigable, indompté, et de plus en plus irrité, il était aussi furieux qu'un enfant gâté qui éprouve un refus dans ses désirs, et plus courroucé qu'une femme emportée par un violent dépit.
13. «La forêt était traversée, il était plus que midi: mais l'air était froid, quoique au mois de juin; ou peut-être que le sang coulait froid dans mes veines.—La douleur prolongée abat le plus brave. Je n'étais pas alors ce que je parais aujourd'hui; impétueux comme un torrent d'hiver, mes sentimens se répandaient au dehors avant que j'en eusse pu énumérer les causes: la fureur, la terreur, la colère, les tortures qui m'assiégeaient dans ma fuite; le froid, la faim, le chagrin, la honte, la détresse, et l'agonie d'être ainsi lié nu sur un animal sauvage; né d'une race dont le sang se soulève rapidement, lorsqu'on le fait sortir de son état plus calme, et dont la violence ressemble à celle du serpent foulé d'un pied audacieux, doit-on s'étonner si ce corps meurtri et déchiré succomba un instant sous ses douleurs?
«La terre fuyait, les cieux roulaient comme un cercle autour de moi, je croyais tomber; mais je me trompais, car j'étais étroitement lié sur mon cheval. Mon cœur tomba en défaillance, mon cerveau fut le centre d'une douleur aiguë; j'y éprouvai quelque tems des battemens violens; ils cessèrent ensuite; plus de battemens. Les cieux tournaient comme une immense roue; je voyais les arbres chanceler comme des hommes ivres, et un éclair rapide passa devant mes yeux; je ne vis plus rien! Celui qui meurt n'a pas une agonie plus longue et plus cruelle que celle que j'eus alors. Torturé par cette horrible course à cheval, les ténèbres couvrirent mes yeux à plusieurs reprises, et se dissipèrent ensuite; je m'efforçai de conserver le sentiment de mon existence, mais je ne pus soulever mes membres engourdis. Je me sentis comme porté en mer sur une planche, lorsque toutes les vagues se précipitent sur vous, soulevé et replongé en même tems dans l'abîme, et qu'elles vous poussent sur un rivage abandonné. Ma vie ondulante était comme ces clartés imaginaires qui passent sur nos yeux fermés, à l'heure de minuit, lorsque la fièvre commence à échauffer le cerveau; mais ce vertige s'évanouit bientôt. Je n'éprouvai plus qu'une légère douleur; mais je me perdis dans une confusion d'anéantissement plus pénible que cette douleur. J'avoue que je préférerais mourir que d'éprouver de nouveau cet anéantissement. Je suppose, cependant, que nous devons subir de bien plus fortes épreuves avant que nous retournions à la poussière. N'importe: j'ai affronté la mort en face—alors,—et maintenant je l'affronte encore.
14. «Le sentiment me revint. Où étais-je? Froid, engourdi, j'avais une sorte de vertige: battement par battement, la vie ranima un peu mes membres abattus, jusqu'à ce qu'une crise soudaine qui, un moment, paraissait être ma dernière convulsion, fit refluer mon sang, quoique épais et glacé. Mon oreille retentissait de bruits sauvages, mon cœur recommença encore une fois à battre; ma vue revint, quoique obscure, hélas! et épaissie comme si elle eût été rembrunie par des verres sombres. Je crus que le bruissement des vagues était près de moi; il y avait aussi des rayons lumineux dans le ciel parsemé d'étoiles.—Ce n'était point un songe. Le cheval sauvage traversait des flots plus sauvages encore! Les vagues écumeuses d'un large fleuve bondissent, tournent et roulent au loin; nous sommes luttant au milieu de ces vagues, et nous nous dirigeons vers un rivage inconnu et silencieux. Les eaux font cesser mes sourdes angoisses, et mes membres engourdis reçurent de ce nouveau baptême une force passagère. Le large poitrail de mon coursier bravait fièrement et repoussait les vagues soulevées contre lui. Nous avançons vers le bord; nous atteignons enfin le rivage glissant: je me réjouissais peu de ce bonheur, car tout derrière nous était noir et effrayant, et tout devant était ténébreux et redoutable. Combien ai-je passé d'heures de la nuit ou du jour dans ces angoisses suspendues? je ne puis le dire; je savais à peine si je respirais encore.
15. «La peau luisante, la crinière dégouttante, le corps frémissant, les flancs fumans, le cheval sauvage s'efforce, avec ses pieds nerveux, de s'élancer sur le bord qui le repousse. Nous gagnons le dessus: une plaine sans limite se déroule à travers les ombres moins épaisses de la nuit, et loin, loin, loin, semble comme les précipices dans nos rêves, s'étendre au-delà d'un horizon sans bornes. La lune, se levant large à ma droite, me découvrait çà et là des taches blanches, quelques touffes dispersées de noir gazon qui se détachaient en masse, du fond de l'immense plaine. Mais rien de distinct ne s'apercevait dans la sombre étendue, qui indiquât l'apparence d'une chaumière. Aucun flambeau dans le lointain, brillant comme une étoile hospitalière, ni même un feu follet ne s'élevait pour s'amuser de mes douleurs. Cette clarté trompeuse m'eût alors réjoui; au milieu de tous mes maux, elle m'eût au moins rappelé les habitations des hommes.
16. «Nous avançons toujours;—mais plus lentement: la force sauvage du cheval s'épuise enfin; accablé de lassitude, il ne se traînait plus que faiblement couvert d'écume. Un enfant malade aurait pu le conduire partout alors; mais sa faiblesse m'était inutile. Je ne pouvais profiter de sa nouvelle lassitude: mes membres étaient étroitement liés; mes forces auraient défailli peut-être, si j'avais été libre. J'essayai, par quelques faibles efforts, de rompre les liens qui me serraient si fortement;—mais ce fut encore vainement. Mes membres n'en furent que plus gênés par ces efforts, qui, après une vaine et courte lutte, prolongèrent mes douleurs. Le mouvement vertigineux était épuisé, bien qu'aucun but encore ne parût devoir être bientôt atteint. Quelques rayons annonçaient le lever du soleil.—Hélas! qu'il parut lent à paraître! Il me semblait que le brouillard grisâtre de l'aurore ne laisserait jamais pénétrer ses nouveaux rayons. Combien la marche du jour était lourde et lente!—avant que la lumière orientale devînt d'une couleur pourprée, et qu'elle détrônât les étoiles, éclipsât les clartés resplendissantes de leurs chars et de son trône élevé, et inondât la terre de ses seuls rayons, à l'exclusion de tout autre.
17. «Le soleil se leva; les brouillards furent chassés, et me découvrirent le monde solitaire qui s'étendait autour de moi. Que me servait-il d'avoir traversé plaines, forêts, rivières? Ni hommes, ni animaux, ni traces ou empreintes de leur passage ne se distinguaient sur cette plaine désolée; aucun signe ou indice de travaux et de culture: l'air lui-même était muet; je n'entendais pas le plus petit bourdonnement de l'insecte, ni la voix matinale des oiseaux dans la verdure ou les broussailles. Le cheval harassé parcourut encore plusieurs verstes, palpitant comme s'il eût été sur le point d'expirer. Nous étions encore seuls, ou nous paraissions du moins tels; enfin, tandis que nous suivions faiblement notre route, je crus entendre le hennissement d'un coursier, qui sortait de touffes de noirs sapins. Est-ce le vent qui agite leurs branches? me disais-je; non, non! Une troupe bondissante s'élance de la forêt; je les vois accourir: ils forment un vaste escadron dans leur course. Je m'efforçai de pousser un cri.—Mes lèvres étaient engourdies. Les chevaux se précipitent vers nous dans une fierté superbe; mais où sont les cavaliers qui doivent guider les rênes? Un millier de chevaux,—et personne ne les monte! Leur guide est flottante ainsi que leur crinière; leurs larges naseaux n'ont pas été déchirés par le mors; les rênes n'ont jamais ensanglanté leur bouche; le fer n'a jamais chaussé leurs pieds; le fouet ni l'éperon n'ont jamais blessé leurs flancs.
«Ce sont mille chevaux sauvages, libres comme les vagues qui bondissent dans l'Océan. Leur marche épaisse vers nous est retentissante comme un tonnerre. Leur vue rend de la vigueur aux pieds nerveux, mais brisés, de celui qui me porte; il se traîne un moment en chancelant, et répond à leurs bruyans appels par un faible hennissement, et puis il tombe. Il frappe encore du pied la terre; mais ses yeux se ternissent, ses membres fumans restent immobiles; sa première et sa dernière course est finie!
«La troupe de chevaux sauvages arrive,—ils l'ont vu tomber; ils m'ont vu avec étonnement lié sur son dos avec des courroies ensanglantées: ils s'arrêtent tout-à-coup,—ils tressaillent,—ils repoussent l'air de leurs naseaux;—galopent un instant çà et là, s'approchent, s'éloignent, et tournent élancés autour de nous. Tout-à-coup, conduits par un puissant cheval noir qui semblait le chef de la troupe, et dont la peau velue ne portait aucune tache de blancheur, ils s'éloignent en bondissant, et se précipitent vers la forêt, redoutant, par instinct, la vue d'un homme.—Ils m'abandonnèrent à mon désespoir, attaché à un cadavre engourdi, glacé, dont les membres roidis et étendus sous moi ne sentaient plus ce poids inaccoutumé dont je ne pouvais pas même maintenant le délivrer.—Nous étions là étendus, le mourant sur le mort! Je ne pensais guère qu'un autre soleil me verrait, moi désormais sans espérance, sans appui qu'un cadavre pour reposer ma tête!
«Je restai là attaché depuis le matin jusqu'au crépuscule du soir; supportant péniblement la lenteur accablante des heures, avec tout juste assez de vie pour voir le dernier de mes soleils se coucher à mes regards dans cette certitude désespérée de l'ame qui nous donne à la fin cette résignation du malheur contre la plus terrible et la dernière des craintes que nous présentent nos longues années évanouies, et qui nous la font regarder, quoique inévitable, comme un bienfait, pas plus pénible, pour nous être accordé plus tôt; cependant ce bienfait est craint et repoussé avec autant de soin que si c'était un piége que la prudence pût faire éviter. Parfois nous le désirons et l'implorons; quelquefois nous le cherchons à la pointe de notre épée; et cependant la mort n'en est pas moins une triste et hideuse fin à d'intolérables douleurs; elle n'est jamais la bienvenue, sous quelques formes qu'elle nous apparaisse.
«Il est étrange de dire que les enfans du plaisir, ceux qui ont joui outre mesure des voluptés, de la bonne chère, du vin et des richesses, sont ceux qui meurent avec le plus de calme, et avec moins de regret souvent que ceux qui n'ont eu que la misère pour héritage. Celui qui a connu tout ce qu'il y avait de beau et de nouveau dans la vie n'a plus rien à espérer, ni à regretter; et, excepté l'avenir (qui n'est pas envisagé par les hommes selon qu'ils sont bons ou méchans, mais selon que leurs nerfs sont plus ou moins irritables), ils n'ont rien à redouter: Le malheureux espère encore que ses maux finiront, et la mort, qu'il devrait regarder comme son amie, lui apparaît comme venant lui dérober les fruits du nouveau paradis qu'il avait sur la terre. Le lendemain allait le combler de tous les biens, il eût récompensé ses souffrances, et l'eût relevé de sa chute; le lendemain eût été le premier de ses jours où il n'eût plus soupiré ou maudit; mais de brillantes, de longues, de favorables années lui apparaissaient déjà à travers ses larmes: compensation de tant d'heures pénibles! le lendemain lui eût donné le pouvoir de gouverner, de briller, de frapper ou de sauver ses ennemis,—et cette prochaine aurore ne doit éclairer que sa tombe!
18. «Le soleil se couchait.—J'étais encore attaché au froid cadavre du cheval; je pensai que nous devions mêler ensemble nos restes poudreux: mes yeux obscurcis avaient besoin de la mort, je n'avais aucun espoir de délivrance; j'élevai mon dernier regard vers le ciel, et entre le soleil et moi je vis passer un corbeau aux aguets, qui pouvait à peine attendre que ses deux proies fussent mortes pour commencer à les dévorer. Il volait, se perchait, volait de nouveau, et chaque fois qu'il se déplaçait, il s'approchait plus près de nous. Je vis ses ailes battre à travers la lueur du crépuscule, et il s'approcha une fois si près de moi que j'aurais pu le frapper si j'en avais eu la force. Mais le faible mouvement de ma main, le léger remuement du sable et les soupirs mourans, à peine semblables à une voix, qui sortirent de ma poitrine, suffirent pour lui faire prendre son vol loin de nous.—
«Je n'en sais pas davantage:—mon dernier rêve est quelque chose d'une aimable étoile qui fixa de loin mes yeux appesantis, et vint à moi entourée de ses rayons voltigeans; c'est aussi quelque chose de froid, de lourd, de confus, de semblable aux mouvemens d'un nageur, d'une sensation obscure du retour de mes sens, et ensuite de leur nouvel anéantissement dans le calme de la mort, et puis une faible respiration, un léger tressaillement, une courte suspension de tout sentiment, une sensation de glace passant sur mon cœur, et des étincelles traversant mon cerveau,—une crispation des membres, un frémissement de souffrance, un soupir, et rien de plus.
19. «Je me réveillai.—Où étais-je?—Est-ce bien un visage humain qui me regarde? est-ce un toit qui me couvre? est-ce sur un lit que mes membres reposent? est-ce bien dans une chambre que je suis? est-ce bien un œil mortel qui veille sur moi avec tant de bienveillance? Je refermai les miens de nouveau, doutant que mes premières angoisses fussent passées et que cette apparition ne fût pas un songe. Une jeune fille, aux longs cheveux, et à la taille svelte, me veillait appuyée contre le mur de la chaumière. Je fus frappé du vif éclat de son regard au premier retour de ma pensée, car ses yeux noirs, sauvages et pleins de vivacité se fixaient sans cesse sur moi avec une expression de prière et de compassion. Je ne cessai de la contempler que lorsque je fus persuadé qu'elle n'était point une vision,—mais que je vivais et que je n'avais pas été laissé pour servir de pâture aux vautours. Et quand la jeune Cosaque me vit soulever enfin mes paupières appesanties, elle sourit.—J'essayai de parler,—mais ce fut vainement. Elle s'approcha de moi, et me fit signe du doigt et des lèvres que je ne devais pas m'efforcer de rompre le silence jusqu'à ce que j'eusse recouvré assez de force pour pouvoir articuler des paroles. Alors elle posa sa main dans la mienne, souleva le coussin qui supportait ma tête, s'éloigna sur la pointe des pieds, ouvrit doucement la porte, et murmura quelques paroles à voix basse.—Jamais voix ne fut si douce! le mouvement même de ses pieds était harmonieux! Mais ceux qu'elle avait appelés n'étaient pas encore réveillés: elle sortit tout-à-fait de ma chambre; mais, avant de me quitter, elle me jeta un autre regard, elle me fit un autre signe pour me dire que je n'avais rien à craindre; que tout, près de moi, était à mes ordres, et qu'elle ne serait pas long-tems sans revenir.—Pendant qu'elle fut absente, je fus affligé de me trouver seul.
20. «Elle revint avec sa mère et son père.—Qu'ai-je besoin de vous en dire davantage?—Je ne veux point vous fatiguer par le long récit de ce qui m'est arrivé depuis que je devins l'hôte des Cosaques. Ils m'avaient trouvé sans connaissance sur la plaine,—ils m'avaient rapporté à la hutte prochaine,—ils m'avaient rappelé à la vie,—moi,—qui devais un jour régner sur eux! Ainsi le vieil insensé qui s'efforça d'assouvir sa rage en raffinant sur mon supplice, m'envoya dans le désert, lié, nu, sanglant, seul, pour passer de là sur un trône.—Quel mortel peut deviner sa propre destinée?—Qu'aucun de nous ne se décourage; qu'aucun de nous ne désespère! Demain le Borysthène pourra voir nos coursiers paître en sûreté sur sa rive ottomane;—et jamais je n'aurai donné un salut de si bon cœur à un fleuve que lorsque nous serons retranchés derrière ses flots. Camarades, bonne nuit!»—
L'hetman s'étendit à l'abri du vieux chêne, sur le lit de feuillage qu'il s'était préparé d'avance, lit ni dur ni nouveau pour lui, qui prenait son repos partout où l'heure du sommeil venait à le surprendre; que lui importait le lieu?—ses yeux se fermaient aussitôt dans le sommeil.
Si vous vous étonnez que Charles ait oublié de le remercier de son histoire, lui ne s'en étonna pas:—il y avait déjà bien une heure que le roi dormait.
LE PRISONNIER
DE CHILLON.
SONNET SUR CHILLON.
Éternel génie de l'ame sur laquelle les chaînes n'ont point d'empire! Liberté! C'est dans les donjons que brille le plus ta lumière, parce que c'est dans le cœur que tu fais ta demeure, dans le cœur que ton amour seul peut enchaîner; et lorsque tes enfans sont jetés dans les fers, au milieu de l'enceinte ténébreuse de l'humide cachot, leur patrie triomphe par leur martyre et la gloire de l'indépendance trouve des ailes dans tous les vents. Ô Chillon! ta prison est un lieu saint, et son triste pavé un autel,—car il a été foulé par Bonnivard1, et chacun de ses pas y a laissé une trace comme si ton froid pavé eût été sensible à leur empreinte! Qu'aucune de ces traces ne s'efface! car elles en appellent à Dieu de la tyrannie de l'homme!
LE PRISONNIER
DE CHILLON.
1. Mes cheveux sont gris, mais ce n'est point l'effet des années; ils n'ont pas blanchi dans une seule nuit, comme ceux de quelques hommes, frappés par de soudaines terreurs2; mes membres sont courbés, non par le travail, mais rouillés et engourdis par un vil repos, car ils ont été la proie d'un cachot, et j'ai eu le sort de ceux à qui la terre et l'air sont refusés—comme un fruit défendu. Mais c'est pour la foi de mon père que j'ai subi les fers et courtisé la mort. Ce père reçut le martyre sur un chevalet, parce qu'il ne voulut pas abandonner ses croyances; ses enfans et ses parens, par la même cause, ont trouvé leur demeure dans l'obscurité de la mort. Nous étions sept; maintenant nous ne sommes plus qu'un: six étaient jeunes, et le septième était avancé en âge; ils sont morts comme ils avaient vécu, fiers de la furieuse persécution dont ils étaient l'objet: l'un expira dans le feu, et deux sur le champ de bataille; leur croyance a été scellée avec leur sang; mourant, comme leur père était mort, pour le Dieu que reniaient leurs ennemis. Trois furent jetés dans un cachot; de ces trois je suis le seul et dernier débris.
2. Il y a sept piliers de forme gothique dans les vieux et profonds cachots de Chillon; il y a sept colonnes épaisses et grisâtres, à peine éclairées par un rayon lourd et emprisonné du jour, par un rayon qui s'est égaré de sa route, et qui est venu tomber à travers les crevasses et les ouvertures de cette voûte épaisse, rampant sur le pavé humide comme la flamme météorique d'un marais. Il y a un anneau à chaque pilier, et à chaque anneau il y a une chaîne; cette chaîne est un fer qui ronge, qui dévore; car ses empreintes sont restées sur mes membres, comme des morsures qui ne s'effaceront pas avant que j'en aie fini avec ce nouveau jour, trop pénible pour mes yeux qui n'ont pas vu se lever le soleil depuis tant d'années,—je ne puis compter leur nombre; je l'oubliai le jour où mon dernier frère s'affaissa, et mourut en me laissant vivant à ses côtés.
3. Nous fûmes enchaînés chacun à une colonne de pierre; nous étions trois,—cependant chacun de nous était seul; nous ne pouvions nous mouvoir pour faire un seul pas, ou pour nous voir l'un l'autre. Une pâle et livide lumière nous rendait étrangers à nos regards. Ainsi nous étions réunis,—quoique séparés, les fers aux mains; mais l'angoisse dans le cœur. C'était pour nous une consolation dans la privation des purs élémens de la terre, d'entendre les paroles l'un de l'autre, et les encouragemens que nous nous adressions, soit par quelque nouvelle espérance, soit en récitant une vieille légende, ou en murmurant un chant héroïque; mais ces choses n'eurent bientôt pour nous plus d'attraits! Nos voix prirent un accent sinistre, comme un écho des sombres voûtes des cachots, un son aigre,—non plein et libre comme il était auparavant: c'était peut-être une illusion,—mais, pour moi, ces sons de voix ne semblaient plus être les nôtres.
4. J'étais le plus âgé des trois; et soutenir et consoler mes frères était un devoir pour moi:—je fis tout ce que je pus;—et chacun de nous en agissait de même. Le plus jeune, que mon père chérissait le plus, parce qu'il avait les traits de notre mère, avec des yeux bleus comme le ciel, attristait fortement mon ame. Et vraiment ne devait-elle pas être affligée de voir un si jeune homme dans une telle prisonA? car il était beau comme le jour (quand le jour était beau pour moi, ainsi que pour les jeunes aigles, libres sous les cieux), comme un des jours polaires, enfans du soleil, parés de neiges, qui ne voient son coucher qu'après la lumière d'un été, d'un long été sans sommeil. Ce jeune homme était aussi brillant et aussi pur; et dans sa gaîté d'esprit naturelle, il n'avait de larmes que pour les peines des autres; alors elles coulaient de ses yeux comme les torrens des montagnes, à moins qu'il ne pût soulager les maux qu'il souffrait de voir ici bas.
Note A: To see such bird in such a nest.
5. L'autre avait une ame aussi pure, mais il était né pour combattre avec son espèce. Fortement constitué et d'une trempe à faire la guerre au monde entier, il eût succombé avec joie au premier rang d'une armée en bataille;—mais il n'était point formé pour languir dans les fers. Son esprit indigné se flétrissait à leur retentissement. Je vis son courage décliner en silence, et peut-être le mien déclinait aussi insensiblement; cependant je m'efforçai de ranimer ces restes d'une famille si chère. Il était un chasseur des montagnes, et il avait souvent poursuivi le loup et le daim. Ce cachot était pour lui un gouffre; et ses pieds enchaînés, la suprême torture.
6. Le lac Léman baigne les murs de Chillon. Ses vagues épaisses y sont profondes de mille pieds; c'est ce qu'a fait connaître la sonde jetée du haut des blanches murailles de Chillon3, autour desquelles les vagues viennent se briser. Les murailles et les flots y forment une double prison,—et comme un tombeau vivant. Au-dessous du niveau de la surface du lac est creusé le cachot où nous étions détenus. Nous entendions nuit et jour le bruissement de ses vagues qui venaient frapper au-dessus de nos têtes. Et quand les vents d'hiver étaient soulevés et se jouaient avec délices dans l'immensité libre des cieux, j'ai senti l'écume des vagues qui se brisait à travers les barreaux. Alors le rocher paraissait ébranlé de leur choc; mais je sentais sans frayeur cet ébranlement, parce que j'aurais souri de voir la mort venant me délivrer de mes chaînes.
7. J'ai dit que mon frère puîné languissait; j'ai dit que son grand cœur était abattu. Il se dégoûta de cette vie de ténèbres et refusa sa nourriture, non pas à cause qu'elle était grossière, car nous étions accoutumés à la vie des chasseurs, et cela nous inquiétait peu. Le lait, que nous recevions autrefois de la chèvre des montagnes, était changé en une eau croupie des fossés; notre pain ressemblait à celui que les larmes des captifs ont mouillé pendant des milliers d'années, depuis que l'homme enferma pour la première fois ses semblables comme des brutes dans une prison de fer, Mais que nous faisaient ces privations? Elles n'avaient point abattu le cœur, ou les forces de mon frère. Son ame était tellement formée, qu'elle se serait rongée et engourdie dans un palais, si on lui avait refusé l'air libre, et la faculté de parcourir les pentes escarpées des montagnes. Mais pourquoi différer la vérité?—Il mourut. Je le vis expirer, et je ne pus soutenir sa tête, ni presser sa main mourante—ou glacée, quoique je fisse mille efforts pour m'approcher de lui, mais ils furent vains; je ne pus rompre ni dégager mes fers.—Il mourut.—Les geôliers lui ôtèrent ses chaînes et creusèrent pour lui une étroite fosse dans la froide terre de notre cachot. Je leur demandai comme une grâce d'enterrer son corps dans un endroit où la lumière du jour pût briller sur sa poussière.—C'était une folle pensée; mais je m'imaginai que même après sa mort l'ame née libre de mon frère ne pourrait reposer dans une telle prison. J'aurais pu m'épargner mon inutile prière.—Ils sourirent froidement—et l'enterrèrent là. Une terre aride et sans gazon recouvrait celui que nous avions tant aimé! Sa chaîne vide resta suspendue sur ses restes, monument digne d'un tel meurtre!
8. Mais lui, le favori et la fleur de notre famille, le plus chéri depuis sa naissance, qui portait dans ses beaux traits l'image de notre mère; l'enfant bien-aimé de toute sa famille; la plus chère pensée de son père martyr, mon dernier souci, pour lequel je cherchais à soutenir ma vie, afin de rendre la sienne moins malheureuse, et peut-être libre un jour; lui, aussi, qui avait conservé jusque-là un esprit naturel ou inspiré,—lui aussi fut frappé, et de jour en jour je le vis se flétrir et s'éteindre. O Dieu! c'est une chose effrayante de voir l'ame humaine déployer ses ailes sous quelque forme, de quelque mode que ce soit.—Je l'ai vue s'échapper par des flots de sang; je l'ai vue sur l'Océan irrité se débattre avec un mouvement puissant et convulsif; j'ai vu le lit effrayant du crime à l'agonie, délirant de ses terreurs: mais c'étaient là des scènes d'effroi;—L'agonie de mon frère n'eut rien de commun avec elles;—elle fut lente et sans remords. Il s'éteignit si calme, et si doucement, avec une langueur et une résignation si tranquilles, si pures, et sans verser de larmes, quoique plein de tendresse et de regret pour ceux qu'il laissait après lui! Avec tout cela cependant, il conserva une joue dont le coloris était comme une moquerie de la tombe, et dont les teintes disparurent doucement comme le rayon d'un arc-en-ciel;—ses yeux étaient si brillans qu'ils donnaient presque de la clarté au cachot. Pas un murmure,—pas une plainte sur sa mort prématurée;—quelques souvenirs de jours plus heureux, quelques espérances pour relever mon courage abattu, car j'étais absorbé dans un douloureux silence,—perdu dans cette dernière perte, la plus cruelle de toutes. Alors il voulut étouffer les soupirs de la nature affaiblie et défaillante; ces soupirs à peine exprimés devinrent de plus en plus rares. Je prêtai l'oreille; mais je ne pus rien entendre.—J'appelai, car j'étais délirant de terreur; je savais qu'il n'y avait plus d'espérance pour lui; mais mon effroi ne pouvait être maîtrisé. J'appelai, et je crus entendre un son.—Je brisai ma chaîne dans un violent transport, et me précipitai vers lui;—je ne le trouvai plus, je me débattais seul dans ce cachot ténébreux; je vivais seul,—seul je respirais encore l'air maudit de l'humide prison; le dernier,—le seul, le plus cher des anneaux de la chaîne qui me séparait de l'éternité, qui m'attachait encore à ma famille près de s'éteindre, était brisé dans ce lieu fatal! Un sur la terre, un dans la terre...; mes frères,—mes deux frères avaient cessé de vivre: je pris cette main qui reposait si tranquille, hélas! la mienne était déjà aussi froide!—Je n'avais pas la force de m'éloigner, mais je sentis que je vivais encore:—sentiment de délire quand nous apprenons que ce que nous aimions tant n'est plus! ne sera plus, jamais!—Je ne sais pourquoi je ne pus mourir,—je n'avais plus d'espérances terrestres.—Mais la foi me défendait de me donner une mort volontaire.
9. J'ignore ce qui m'arriva ensuite;—je ne l'ai jamais su.—La première chose fut la perte de la sensation de la lumière, de l'air, et ensuite de l'obscurité même. Je n'avais point de pensée, point de sentiment, point d'émotion;—j'étais comme une pierre parmi les pierres du cachot, et j'avais à peine la conscience de mon existence; j'étais comme un rocher de glace au milieu du brouillard; car tout était confus, noir, gris;—ce n'était pas la nuit,—ce n'était pas le jour; ce n'était pas même la lumière accoutumée du cachot si odieux à ma vue appesantie, mais un vide étouffant l'espace, une fixité—sans place, où il n'y avait ni astre,—ni terre,—ni tems,—ni contrainte,—ni changement,—ni vertu,—ni crime,—mais le silence! et un souffle imperceptible qui n'appartenait ni à la vie ni à la mort; un océan d'oisiveté stagnante, ténébreux, immense, silencieux et immobile!
10. Un rayon de lumière frappe mon esprit; c'était le chant joyeux d'un oiseau; il l'interrompait, puis le recommençait de nouveau; c'était le chant le plus doux que l'oreille eût jamais entendu, et la mienne en était reconnaissante, et mes yeux se portèrent de côté et d'autre avec une agréable surprise; ils ne s'aperçurent pas pour un moment que j'étais toujours le compagnon abandonné de la misère. Mes sens, par degrés confus, reçurent leurs impressions habituelles; je vis les murs et le pavé du cachot qui m'entouraient étroitement comme auparavant; je vis la lueur du soleil se glissant encore par les mêmes ouvertures; mais à travers ces crevasses s'était perché l'oiseau mélodieux, aussi vif, aussi confiant, et plus apprivoisé que s'il eût été sur un arbre; oiseau charmant aux ailes d'azur, au chant qui disait mille choses au cœur, et semblait les dire toutes pour moi! Je n'en avais jamais vu de son espèce, je ne verrai peut-être jamais son pareil: il semblait, comme moi, privé d'un compagnon; mais il n'était pas la moitié si désolé. Il était venu pour m'aimer lorsque personne ne vivait plus pour m'aimer ainsi, et ses chants de joie au bord de mon cachot m'avaient rappelé au sentiment et à la pensée. Je ne sais s'il était libre depuis peu, et s'il avait brisé les barreaux de sa prison pour venir se percher sur les miens; mais je connaissais trop bien les douleurs de la captivité, aimable oiseau! pour que j'aie pu désirer te ravir ta liberté; je ne sais si c'était un oiseau du paradis, venu pour me visiter; car,—que le ciel me pardonne cette pensée! elle me fit pleurer et sourire; j'imaginais quelquefois que ce pouvait être l'ame de mon frère descendue près de moi; mais enfin l'oiseau s'envola; alors c'était un être mortel,—me disais-je, car autrement il ne se serait pas ainsi envolé, et il ne m'eût pas laissé doublement seul;—seul comme le cadavre dans son linceul;—et seul,—comme un nuage solitaire, un nuage isolé dans un jour de soleil, tandis que tout le reste du ciel est serein; un brouillard dans l'atmosphère, qui ne devrait pas se montrer quand les cieux sont bleus, et que la terre est riante.
11. Une espèce de changement arriva dans ma destinée; mes geôliers prirent compassion de moi: je ne sais ce qui les avait faits ainsi; car ils étaient accoutumés aux soupirs de la douleur; mais ils étaient changés.—Ma chaîne brisée avec ses anneaux dispersés ne me fut pas imposée de nouveau; et j'eus la liberté de parcourir ma prison dans tous les sens; j'en usai largement, mais j'évitais, dans ma marche, de fouler les tombes de mes frères qui n'étaient couvertes que d'un peu de terre sans végétation; car si je me figurais que d'un pas inattentif je profanais leur couche tranquille, ma respiration s'arrêtait et devenait difficile, et mon cœur brisé tombait en défaillance.
12. Je creusai des marches dans la muraille; ce n'était point avec l'intention de m'échapper, car j'avais enseveli tout ce qui m'était cher, tout ce qui m'avait aimé sous une forme humaine, et la terre entière n'eût été dès-lors qu'une prison plus vaste pour moi. Je n'avais ni enfant,—ni père,—ni parent, ni compagnon de ma misère. La pensée de cet abandon, de cet isolement, me consolait; car cette même pensée avait égaré ma raison; mais j'étais curieux de monter aux barreaux de ma fenêtre, et d'attacher encore une fois le regard d'un œil aimant sur les hauteurs des montagnes.
13. Je les vis:—elles étaient les mêmes; elles n'avaient pas changé comme moi dans leurs aspects. Je vis leurs mille années de neige sur leurs sommets, leur grand lac à leur pied, et le Rhône bleu qui fuyait rapide. J'entendis les torrens tomber, se briser sur les rochers creusés par leurs eaux, et sur les buissons déchirés; je vis la ville éloignée aux blanches murailles, et des voiles plus blanches glisser sur les eaux du lac. Il y avait aussi là une petite île4, qui me souriait en face, la seule que je pusse voir; petite île couverte de verdure, et qui ne me paraissait guère plus grande que le pavé de ma prison; mais il y avait dans cette île trois arbres élevés, et elle était agitée par la brise des montagnes, et les eaux jouaient autour d'elle, et sur sa surface croissaient de jeunes fleurs de couleurs et de parfums les plus agréables. Les poissons nageaient près des murs du château, et ils semblaient joyeux de leurs ébats. L'aigle volait sur l'aile de l'ouragan, et son vol ne m'avait jamais paru si élevé. De nouvelles larmes remplirent mes yeux; je me sentis troublé,—et j'aurais désiré volontiers que je n'eusse pas abandonné ma chaîne. Lorsque je descendis des barreaux, l'obscurité de ma sombre demeure tomba sur moi comme un poids accablant. Ce fut comme un tombeau nouvellement creusé, qui se ferme sur la personne que nous avions cherché à arracher à la mort, et cependant mes yeux, trop fatigués de leur dernière contemplation, avaient besoin d'un tel repos.
14. Les mois, les années, les jours pouvaient s'écouler; je n'en tenais nul compte,—je n'en gardais pas de souvenirs. Je n'avais plus d'espérance d'ouvrir encore mes yeux au grand jour, et d'éclaircir leur voile affreux. Enfin des hommes vinrent pour me rendre libre; je ne leur demandai pas pourquoi, ni où ils devaient me conduire: j'étais devenu, à la longue, indifférent à être enchaîné, ou à être libre. J'avais appris à aimer le désespoir. Ainsi quand ces hommes apparurent pour me délivrer, et que tous mes liens furent enlevés, ces murs sombres et lourds étaient devenus pour moi comme un ermitage,—qui m'appartenait tout entier! J'éprouvai presque autant de regrets à m'en séparer que si l'on m'eût arraché d'un second toit paternel. J'avais formé des liens d'amitié avec des araignées, et je les suivais dans leur obscur voyage; j'avais vu la souris jouer au clair de lune; pourquoi n'aurais-je pas été sensible à leur perte? Nous étions tous habitans du même lieu, et moi, le roi de toutes les races, j'avais le pouvoir de les tuer.—Cependant, chose étrange à dire! nous étions accoutumés à vivre en paix.—Mes chaînes et moi étions devenus amis, tant une longue communauté de rapports influe sur les êtres, et fait de nous ce que nous sommes!—Je recouvrai même ma liberté avec un soupir.
FIN DU PRISONNIER DE CHILLON.
NOTES DU PRISONNIER DE CHILLON.
RetourNOTE 1, SONNET.
François de Bonnivard, fils de Louis de Bonnivard, originaire de Segnel et seigneur de Lunes, naquit en 1496; il fit ses études à Turin: en 1510, Jean-Aimé de Bonnivard, son oncle, lui résigna le prieuré de Saint-Victor, qui aboutissait aux murs de Genève, et qui formait un bénéfice considérable.
Ce grand homme (Bonnivard mérite ce titre par la force de son ame, la droiture de son cœur, la noblesse de ses intentions, la sagesse de ses conseils, le courage de ses démarches, l'étendue de ses connaissances et la vivacité de son esprit); ce grand homme, qui excitera l'admiration de tous ceux qu'une vertu héroïque peut encore émouvoir, inspirera encore la plus vive reconnaissance dans le cœur des Génevois qui aiment Genève. Bonnivard en fut toujours un des plus fermes appuis: pour assurer la liberté de notre république, il ne craignit pas de perdre souvent la sienne, il oublia son repos, il méprisa ses richesses; il ne négligea rien pour affermir le bonheur d'une patrie qu'il honora de son choix: dès ce moment, il la chérit comme le plus zélé de ses citoyens. Il la servit avec l'intrépidité d'un héros, et il écrivit son histoire avec la naïveté d'un philosophe et la chaleur d'un patriote.
Il dit, dans le commencement de son histoire de Genève, que, dès qu'il eut commencé de lire l'histoire des nations, il se sentit entraîné par son goût pour les républiques, dont il épousa toujours les intérêts; c'est ce goût pour la liberté qui lui fit sans doute adopter Genève pour patrie. Bonnivard, encore jeune, s'annonça hautement comme le défenseur de Genève, contre le duc de Savoie et l'évêque.
En 1519, Bonnivard devint le martyr de sa patrie: le duc de Savoie étant entré dans Genève avec cinq cents hommes, Bonnivard craignit le ressentiment du duc; il voulut se retirer à Fribourg pour en éviter les suites; mais il fut trahi par deux hommes qui l'accompagnaient et conduit par ordre du prince à Groler, où il resta prisonnier pendant deux ans. Bonnivard était malheureux dans ses voyages: comme ses malheurs n'avaient point ralenti son zèle pour Genève, il était toujours un ennemi redoutable pour ceux qui la menaçaient; et par conséquent, il devait être exposé à leurs coups. Il fut rencontré en 1530, sur le Jura, par des voleurs qui le dépouillèrent, et qui le mirent entre les mains du duc de Savoie: ce prince le fit enfermer dans le château de Chillon, où il resta sans être interrogé jusqu'en 1536: il fut alors délivré par les Bernois, qui s'emparèrent du pays de Vaud.
Bonnivard, en sortant de sa captivité, eut le plaisir de trouver Genève libre et réformée: la république s'empressa de lui témoigner sa reconnaissance, et de le dédommager des maux qu'il avait soufferts: elle le reçut bourgeois de la ville, au mois de juin 1536; elle lui donna la maison habitée autrefois par le vicaire général, et lui assigna une pension de deux cents écus d'or, tant qu'il séjournerait à Genève. Il fut admis dans le conseil des deux-cents, en 1537.
Bonnivard n'avait pas fini d'être utile: après avoir travaillé à rendre Genève libre, il réussit à la rendre tolérante. Bonnivard engagea le conseil à accorder aux ecclésiastiques et aux paysans un tems suffisant pour examiner les propositions qu'on leur faisait: il réussit par sa douceur: on prêche toujours le christianisme avec succès quand on le prêche avec charité.
Bonnivard fut savant: ses manuscrits qui sont dans la bibliothèque publique, prouvent qu'il avait bien lu les auteurs classiques latins, et qu'il avait approfondi la théologie et l'histoire. Ce grand homme aimait les sciences, et il croyait qu'elles pouvaient faire la gloire de Genève; aussi il ne négligea rien pour les fixer dans cette ville naissante; en 1551, il donna sa bibliothèque au public: elle fut le commencement de notre bibliothèque publique; et ces livres sont en partie les rares et belles éditions du quinzième siècle, qu'on voit dans notre collection. Enfin, pendant la même année, ce bon patriote institua la république son héritière, à condition qu'elle emploierait ses biens à entretenir le collége dont on projetait la fondation.
Il paraît que Bonnivard mourut en 1570; mais on ne peut l'assurer, parce qu'il y a une lacune dans le nécrologue, depuis le mois de juillet 1570 jusqu'en 1571.
RetourNOTE 2, STANCE 1.
Ludovico Sforza, et d'autres. On assure la même chose de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI, mais non dans un aussi court espace de tems. Le chagrin, dit-on, a le même effet: c'est à celui-ci, et non pas à la crainte, que le changement de couleur des cheveux de la reine doit être attribué.
RetourNOTE 3, STANCE 6.
Le château de Chillon est situé entre Clarens et Villeneuve; celle-ci est à une extrémité du lac de Genève. Sur la gauche de Chillon sont les embouchures du Rhône, et sur le côté opposé sont les hauteurs de Meillerie et la chaîne des Alpes au-dessus de Boveret et Saint-Gingo.
Près de là est une colline d'où se précipite un torrent. Le château est baigné par le lac, qui, dans cet endroit, a été sondé à la profondeur de 800 pieds. Le château renferme dans son intérieur un rang de donjons ou prisons dans lesquelles les premiers réformateurs, et postérieurement les prisonniers d'état, furent renfermés. À travers une des voûtes on voit encore une poutre noircie par le tems, sur laquelle on nous assura que les criminels étaient originairement exécutés. Dans les cellules ou cachots sont sept piliers, ou plutôt huit, l'un étant à moitié caché dans les murs. À quelques-uns de ces piliers sont fixés des anneaux auxquels étaient attachées des chaînes et les personnes enchaînées. On voit encore sur le pavé la trace des pas de Bonnivard; il y fut enfermé pendant un grand nombre d'années.
C'est près de ce château que Rousseau a placé la catastrophe de son Héloïse. C'est la scène où Julie, voulant retirer du lac un de ses enfans, tomba elle-même dans les flots: le bouleversement causé par cet accident et la maladie qu'il fit naître furent la cause de sa mort.
Le château est vaste, et on l'aperçoit sur le bord du lac, d'une grande distance. Ses murs sont blancs.
RetourNOTE 4, STANCE 13.
Entre les embouchures du Rhône dans le lac, et Villeneuve, non loin de Chillon, est une très-petite île; la seule que j'aie pu apercevoir dans mes fréquentes excursions sur le lac, que j'ai parcouru en tous sens et dans toute sa circonférence. Elle contient un petit nombre d'arbres (je ne crois pas qu'il y en ait plus de trois), et par son isolement comme par son exiguïté, elle produit à la vue un effet tout particulier.
Lorsque je composai le poème précédent, je n'étais pas suffisamment instruit de l'histoire de Bonnivard; autrement je me serais efforcé de rendre mon sujet digne de sa mémoire, en essayant de célébrer son courage et ses vertus. On aura trouvé des détails sur sa vie dans une noteA ajoutée au Sonnet sur Chillon (qui précède ce poème et que Byron composa plus tard). Je la dois à la complaisance d'un citoyen de la république de Genève, qui est encore fier de la mémoire d'un homme digne des plus beaux siècles de l'antique liberté.