Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04
Title: Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04
Author: Baron George Gordon Byron Byron
Annotator: Thomas Moore
Translator: Paulin Paris
Release date: February 14, 2009 [eBook #28081]
Most recently updated: June 25, 2020
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
Monsieur Laby de St-Aumont
Mazous-Laguian.____________________________
IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,
Rue St.-Louis, n° 46, au Marais.
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
Traduction Nouvelle
PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
TOME QUATRIÈME.
Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.
1830.
HEURES DE LOISIR,
POÈMES COMPOSÉS OU TRADUITS
PAR LORD BYRON, MINEUR.
Μήτ᾿ ἄρ µε µάλ᾿ αἴνεε, µήτε τι νείκει.
(Hom. Il. κ, 249.)
He whistled as he went for want of thought.
(Dryden)
Il sifflait, en marchant, à défaut de pensées.
AU TRÈS-HONORABL
FRÉDÉRIC, COMTE DE CARLISLE,
CHEVALIER DE LA JARRETIÈRE, ETC., ETC.
SON PUPILLE RECONNAISSANT ET PARENT AFFECTIONNÉ,
L'AUTEUR.
HEURES DE LOISIR.
I.
DÉPART DE NEWSTEAD-ABBEY (1803).
Why dost thou build the hall? son of the
winged days! Thou lookest from thy tower
to-day; yet a few years, and the blast of the
desert comes; it howls in thy empty court.
(Ossian.)
Pourquoi bâtis-tu ce palais? fils du tems à
l'aile rapide! Aujourd'hui tu regardes du haut
de ta tour: quelques années encore, et le vent
du désert arrive; il murmure dans ta cour solitaire.
1. A travers tes créneaux, Newstead, frémit le sourd murmure des vents: ô demeure de mes pères, ton heure est venue; dans ton jardin jadis riant, la ciguë et le chardon ont étouffé la rose qui en ornait les allées.
2. De ces barons couverts de maille, qui, fiers et belliqueux, conduisaient leurs vassaux des confins de l'Europe aux plaines de la Palestine, que reste-t-il aujourd'hui? un bouclier, un écusson, qui retentissent à chaque souffle des airs: voilà l'unique et triste vestige de leur grandeur!
3. Le vieux Robert n'accompagne plus des sons de sa harpe ces vers qui allument dans les cœurs l'amour de la guerre et des lauriers: près des tours d'Ascalon, John de Horistan 1 sommeille, la mort a paralysé la main de son ménestrel.
4. Paul et Hubert dorment dans la vallée de Crécy: ils succombèrent pour la cause d'Édouard et de l'Angleterre. O mes pères! les larmes de votre patrie vous récompensent. Quel fut votre courage! quelle mort fut la vôtre! nos annales peuvent encore le dire.
5. A Marston Moor 2, quatre frères, réunis à Rupert 3 pour combattre les traîtres, enrichirent de leur sang le sombre champ de bataille: ils défendaient les droits du monarque; c'était encore défendre la patrie: la mort vint mettre le sceau à leur royalisme fidèle.
6. Ombres des héros, salut! Votre descendant vous dit adieu, en quittant le séjour de ses ancêtres. Sous un ciel étranger ou dans sa patrie, votre souvenir lui inspirera une nouvelle ardeur; il ne songera qu'à la gloire et à vous.
7. Une larme obscurcit ses yeux à l'heure de cette triste séparation; mais c'est la nature, non la crainte, qui excite ses regrets: il va bien loin, animé de la même émulation; jamais il n'oubliera la renommée de ses pères.
8. Cette renommée, ce souvenir, voilà ce qu'il chérira toujours; il fait vœu de ne jamais ternir l'éclat de votre nom; il vivra comme vous, ou comme vous il périra; après sa mort, puisse-t-il mêler sa cendre à la vôtre!
II.
ÉPITAPHE D'UN AMI (1803).
Ἀστὴρ πρὶν µὲν ἔλκµπες ἐνὶ ζώοισιν ἑῷος.
(Laertius.)
Oh! mon ami, toi que toujours j'aimerai, que je regretterai toujours, combien d'inutiles larmes ont baigné ton cercueil honoré! Combien de sanglots ont répondu à ton dernier soupir, quand tu te débattais dans les angoisses de l'agonie! Si les larmes pouvaient arrêter la mort dans sa course, les soupirs s'opposer à l'invincible force de son dard tyrannique, la jeunesse et la vertu réclamer quelques instans de délai, la beauté charmer le spectre et le distraire de sa proie, ah! tu vivrais encore pour réjouir mes yeux désolés, pour faire la gloire de ton camarade et les délices de ton ami. Si pourtant l'esprit aimable qui t'animait plane autour du lieu où ton corps maintenant se résout en poussière, ici tu liras le deuil imprimé dans mon cœur, deuil trop profond pour être confié à l'art du sculpteur. Nul marbre n'indique la couche de ton humble sommeil, mais on y voit des statues vivantes fondre en pleurs; le simulacre de l'affliction ne s'incline pas sur ta tombe, mais l'affliction elle-même déplore l'arrêt qui condamna ton jeune âge. Hélas! quoique ton père pleure le coup qui frappe ainsi sa race, la douleur paternelle ne peut égaler la mienne! Nul, aussi bien que toi, n'adoucira sa dernière heure; toutefois, d'autres enfans calmeront alors son angoisse. Mais auprès de moi, qui te remplacera? ton image que ne saurait effacer une amitié nouvelle? non jamais! Les larmes d'un père cesseront de couler, le tems apaisera les regrets d'un frère enfant: à tous, hormis un seul, la consolation est connue, tandis que l'amitié gémit dans la solitude.
III.
FRAGMENT (1803)
Quand la voix de mes pères appellera dans leur aérien séjour mon ame joyeuse de leur choix, quand mon ombre voltigera au gré de la brise; ou que, visible à peine au milieu du brouillard, elle descendra le flanc de la montagne, oh! puisse cette ombre ne voir aucune urne sculptée qui marque la place où la terre retourne à la terre, aucune pierre funéraire qui soit encombrée de louanges! Que mon nom seul soit mon épitaphe! Si ce nom n'entoure point mon argile d'une auréole de gloire, oh! nul autre honneur n'est dû à ma vie. Ce nom, ce nom seul, distinguera ma place, immortalisée par lui, ou avec lui à jamais oubliée.
IV.
LES LARMES (1806).
O lacrymarum fons, tenero sacros
Ducentium ortus ex animo; quater
Félix! in imo qui scatentem
Pectore te, pia Nympha, sensit.
(Gray.)
1. Lorsque l'amitié ou l'amour éveille notre sympathie, lorsque la vérité devrait paraître dans le regard, ces lèvres qui s'entr'ouvent ou sourient, peuvent être trompeuses; mais la preuve, fidèle de notre émotion est une larme.
2. Trop souvent un sourire n'est qu'un piége de l'hypocrite pour masquer la haine ou la crainte: donnez-moi le doux soupir, tandis que l'œil, miroir de l'ame, est terni un instant par une larme.
3. La tendre charité, en embrasant l'ame de ses ardeurs, la purifie ici-bas de toute souillure de barbarie: la compassion inondera le cœur où cette vertu est sentie, et répandra sur les yeux une bien douce rosée, une larme.
4. L'homme condamné à mettre à la voile, au premier souffle d'un vent favorable, pour traverser les flots de l'Atlantique, se penche sur l'abîme qui, bientôt peut-être, deviendra son tombeau, et les flammes de son regard ne brillent plus qu'à travers une larme.
5. Le soldat brave la mort, pour une couronne imaginaire, dans la romantique carrière de la gloire; mais il relève l'ennemi une fois terrassé, et arrose chaque blessure d'une larme.
6. Retourne-t-il, enflé d'orgueil, auprès de sa fiancée, après avoir renoncé au glaive rougi de sang humain? toutes ses peines sont récompensées, lorsque, embrassant la jeune fille, il baise sur sa paupière une larme.
7. Heureux théâtre de ma jeunesse, séjour de l'amitié et de la franchise; où l'amour faisait fuir mes rapides années, je te quittai à regret, l'ame en deuil; je me tournai pour te voir une dernière fois: mais le clocher m'apparut à peine à travers une larme.
8. Je ne puis plus adresser mes sermens à ma Marie, ma Marie jadis si chère! mais je me rappelle l'heure où, sous l'ombrage de son berceau favori, elle récompensait mes sermens avec une larme.
9. Possédée par un autre, puisse-t-elle vivre toujours heureuse! Mon cœur doit toujours révérer son nom: en soupirant, je me résigne à perdre ce que je crus autrefois mon bien, et je pardonne son infidélité en versant une larme.
10. O vous, amis de mon cœur, je vais vous quitter; mais je n'ai pas banni l'espoir du retour: peut-être nous nous reverrons dans cette retraite champêtre; alors revoyons-nous comme nous nous séparons, avec une larme.
11. Quand mon ame aura pris son vol vers les régions de la nuit, et que mon cadavre sera gisant dans une bière, si vous passez près de la tombe où se consumeront mes cendres, ah! mouillez ma poussière d'une larme.
12. Que le marbre pour moi ne se change point en un splendide monument, élevé par les enfans de la vanité; que nul éloge mensonger ne célèbre mon nom: je ne demande, je ne désire qu'une larme.
V.
PROLOGUE DE CIRCONSTANCE
PRONONCÉ AVANT LA REPRÉSENTATION DE: «THE WHEEL OF FORTUNE (LA ROUE DE LA FORTUNE 4),» SUR UN THÉÂTRE DE SOCIÉTÉ.
Aujourd'hui que la politesse raffinée du siècle a chassé du théâtre la raillerie immorale, et que le goût a stigmatisé cet esprit de licence qui imprimait la honte sur les écrits de tout auteur, aujourd'hui que nous cherchons à plaire par des scènes plus pures, et que nous n'osons appeler la rougeur sur la joue de la beauté, ah! permettez à une muse modeste de réclamer quelque pitié, et de rencontrer l'indulgence où elle ne peut trouver la gloire; mais ce n'est pas pour elle seule que nous désirons des égards: d'autres personnages paraîtront, plus convaincus encore de leur peu de talent: vous n'aurez point ce soir des Roscius vieillis dans les secrets de l'action scénique: nul Cooke, nul Kemble ne peut ici vous saluer 5; nulle Siddons 6 arracher une larme à votre sympathie: vous êtes rassemblés pour voir, dans le drame nouveau, le début d'acteurs encore en germe. Ici nous faisons l'essai de nos ailes à peine garnies de plumes; ne rognez pas les ailerons avant que les oiseaux puissent voler. Si nous succombons dans ce premier essor, hélas! faibles que nous sommes, nous tombons pour ne plus nous relever. Il n'y a pas qu'un seul malheureux qui, trahi par la peur, espère et presque aussi redoute vos éloges: mais tous nos personnages attendent dans une poignante incertitude la crise de leur destinée. Aucune pensée vénale ne peut retarder nos progrès: vos généreux applaudissemens sont notre unique récompense; pour les mériter, le héros déploie toutes ses forces, l'héroïne baisse son œil timide devant votre regard: celle-ci au moins doit avoir des protecteurs; on ne peut refuser sa bienveillance au sexe le plus aimable; quand la jeunesse et la beauté forment l'égide d'une femme, le plus grave censeur doit céder à tant d'attraits. Mais si nos faibles tentatives n'ont aucun succès, si nos plus grands efforts, après tout, sont stériles; que, du moins, la pitié inspire vos ames, et qu'à défaut de bravos, elle nous accorde grâce et merci.
VI.
SUR LA MORT DE M. FOX.
Un journal avait publié l'impromptu anti-libéral suivant:
«Les ennemis de notre nation pleurent la mort de Fox, mais ils bénissent l'heure où Pitt rendit le dernier soupir: que le bon sens et la vérité expliquent ces sentimens opposés, nous donnerons la palme à qui en est vraiment digne.»
L'auteur de ces poèmes envoya la réponse suivante:
O factieuse vipère! dont la dent empoisonnée voudrait encore déchirer les morts, en corrompant la vérité: Quoi! parce que les ennemis de notre nation, animés d'un généreux sentiment, pleurent la mort de l'homme de bien et du grand homme, faudra-t-il que des langues infâmes essaient de ternir le nom de celui dont la digne récompense est une renommée éternelle? Quand Pitt expira à l'apogée du pouvoir, ah! malgré les revers qui obscurcirent sa dernière heure, la pitié étendit au-devant de lui ses ailes humides de larmes: car les ames nobles ne font pas la guerre aux morts; ses amis en pleurs lui donnèrent une dernière prière, quand toutes ses erreurs s'endormirent dans le tombeau; il plia comme Atlas sous le poids de tant de soins, de tant de luttes qui fatiguaient notre patrie. Mais, en Fox, apparut aussitôt un Hercule qui releva, pour un moment, la machine ébranlée: hélas! lui aussi, il est tombé, lui qui réparait le malheur de la Bretagne: nos espérances, si rapides à renaître, sont mortes avec lui; il n'y a pas qu'un grand peuple qui élève une urne en son honneur: toutes les contrées de l'immense Europe sont en deuil. «Que le bon sens et la vérité expliquent ces sentimens opposés, pour qu'on donne la palme à celui qui en est vraiment digne.» Mais ne laissons pas l'impure calomnie assaillir notre homme d'état ou envelopper sa gloire d'un voile ténébreux. Fox, dont le corps inanimé reçoit les pleurs du monde en deuil, dont les restes chéris dorment sous un marbre honoré, sur qui les nations armées contre nous gémissent elles-mêmes, dont tous, amis ou ennemis, reconnaissent le génie: Fox brillera à jamais dans les annales de la Bretagne, et ne cédera pas même à Pitt la palme du patriotisme, palme que l'envie, cachée sous le masque sacré de la candeur, a osé réclamer pour Pitt, et pour Pitt seul.
VII.
STANCES A UNE LADY,
EN LUI DONNANT LES POÈMES DE CAMOENS.
1. Peut-être, ô vierge chérie! apprécieras-tu en ma faveur ce gage sacré d'une tendre estime: ce livre dit les rêves enchanteurs de l'amour, sujet que nous ne pouvons point mépriser.
2. Qui blâme l'amour? c'est la sottise envieuse; c'est là vieille fille désappointée, ou l'élève d'une école de prudes, condamnée à se faner dans un ennui solitaire.
3. Lis donc, vierge chérie; lis avec abandon: car tu ne seras jamais au nombre de telles femmes: ce n'est point en vain que je réclamerai de toi quelque pitié pour les maux du poète.
4. C'était un barde vraiment inspiré; son feu ne fut ni faible ni mensonger: puisse l'amour qui fut sa récompense être aussi la tienne! Mais puisse ta destinée n'être point aussi cruelle 7!
VIII.
A M*** (1806).
1. Oh! si ces yeux brillaient, non d'une flamme ardente, mais d'une tendre émotion, peut-être exciteraient-ils de moins vifs désirs, mais tu serais aimée plus qu'une mortelle.
2. Malgré les rayons sauvages de ces astres, tes angéliques attraits nous obligent à l'admiration, qui bientôt fait place au désespoir: car ce coup d'œil fatal nous défend l'estime.
3. Quand la nature t'introduisit si belle en cette vie, elle craignit que la terre ne fût indigne de la divine perfection de tes charmes, et que le ciel ne t'appelât parmi ses habitans:
4. Aussi, pour garder son plus cher ouvrage, pour empêcher les anges de lui en disputer la possession, elle cacha, dans ces yeux naguère célestes, un éclair terrible toujours prêt à étinceler.
5. Ces yeux pourraient faire pâlir le plus hardi des sylphes, quand ils rayonnent comme le soleil en son midi; ta beauté doit nous enflammer tous; mais qui peut affronter le feu de ton regard?
6. On dit que la chevelure de Bérénice, métamorphosée en étoiles, orne la voûte de l'Empyrée; mais toi, tu n'y seras jamais admise: tu éclipserais trop les sept planètes.
7. Car si tes yeux brillaient dans l'espace, à peine laisserais-tu paraître la lumière des planètes, dont tu serais devenue la sœur: les soleils eux-mêmes qui régissent les divers mondes, ne jetteraient qu'une sombre lueur dans leur propre sphère.
IX.
A LA FEMME.
O femme! l'expérience a pu me dire que tous ceux qui te regardent doivent t'aimer: sans doute, l'expérience a pu m'apprendre que tes plus solides promesses ne sont rien; quand tu es placée devant moi dans tout l'éclat de tes charmes, je ne songe plus qu'à t'adorer. O souvenir! bien délicieux, quand l'espoir l'accompagne, quand nous possédons encore l'objet de notre amour! Mais comme il est maudit par les amans, quand l'espoir s'est envolé, quand la passion est éteinte. O femme! belle et tendre enchanteresse! comme les jeunes hommes sont prompts à te croire! comme le cœur palpite, quand pour la première fois nous voyons cet œil qui roule dans un éclatant azur, ou resplendit tout noir, ou lance ses doux rayons de dessous un sourcil châtain! Comme nous nous hâtons de croire à tes sermens, de t'entendre engager ta foi de plein gré; dans notre ravissement, nous espérons que ta fidélité sera éternelle, et voilà que tu changes en un jour! Donc il sera toujours vrai de dire: «Femme, tes sermens sont écrits sur le sable 8.»
X.
A. M. S. G.
1. Quand je rêve que vous m'aimez, vous me le pardonnez sans doute, et vous n'étendez pas votre colère jusque sur mon sommeil; car ce n'est que dans mes songes qu'existe votre amour: je me lève, et il ne me reste qu'à pleurer.
2. O Morphée! empare-toi donc vite de mes facultés; répands sur moi ta bienfaisante langueur; si je dois avoir un songe semblable à celui de la nuit dernière, quelle divine extase m'est réservée!
3. On nous dit que le Sommeil, frère de la Mort, est l'image de notre sort futur: oh! comme je désire rendre à la Parque le frêle souffle qui m'anime, si c'est là un avant-goût des célestes félicités!
4. Ah! cessez, douce dame, de froncer votre aimable sourcil, et ne me croyez point en cela trop heureux; si je pèche dans mon rêve, j'expie mon péché maintenant, condamné que je suis à voir le bonheur sans l'atteindre.
5. Quoique dans mes songes, douce dame, vous puissiez quelquefois sourire, ne croyez pas ma pénitence insuffisante: quand votre présence imaginaire abuse mon esprit qui sommeille, le réveil seul sera un assez grand supplice.
XI.
CHANT DE REGRET.
1. Quand je rôdais, jeune highlander 9, sur la bruyère sombre, et que je gravissais ton sommet escarpé, ô Morven, mont de neige 10! afin de contempler le torrent qui grondait au-dessous comme un tonnerre, ou le brouillard de la tempête qui se grossissait sous mes pieds: alors j'errais, libre de la tutelle de la science, étranger à la crainte, aussi âpre que les rocs où grandissait mon enfance; un sentiment unique était cher à mon cœur: ai-je besoin de vous dire, ô ma douce Marie! qu'il était concentré en vous seule?
2. Cependant, ce ne pouvait être l'amour, car je n'en savais pas le nom; quelle passion peut habiter dans le sein d'un enfant? Mais j'éprouve encore une vive émotion, la même que je ressentais dans mon jeune âge sur les cimes des montagnes désertes: une seule image était gravée dans mon cœur: j'aimais mon froid pays, je ne soupirais pas après de nouvelles contrés: j'avais peu de besoins, car mes désirs étaient comblés; mes pensées étaient pures, car mon ame était avec vous.
3. Je me levais avec l'aurore; et je bondissais, avec mon chien pour guide, de montagne en montagne; je luttais contre les ondes du Dee11 ballottées par la marée, et j'écoutais de loin le chant du highlander: le soir, je me couchais sur un lit de bruyères; mes songes ne présentaient que Marie à ma vue; avec quelle brûlante ardeur mes dévotions s'élevaient au ciel, car ma première prière était de vous bénir!
4. Je quittai ma froide demeure, et mes rêves ont fui: les montagnes se sont évanouies et ma jeunesse n'est plus: dernier rejeton de ma race, je dois me flétrir dans la solitude, et ne trouver la joie que dans le souvenir des jours passés: ah! la grandeur, en élevant ma destinée, l'a rendue amère; plus douces furent les scènes que connut mon enfance; quoique mes espérances aient été déçues, je ne les ai point oubliées; quoique mon cœur soit froid, il languit encore près de vous.
5. Quand je vois quelque noire montagne dresser sa crête vers le ciel, je songe aux rochers qui couvrent Colbleen 12 de leur ombre; quand je vois le doux azur d'un œil qui exprime l'amour, je songe à ces yeux qui me faisaient chérir un sauvage séjour; quand, par hasard, je vois une chevelure ondoyante, dont la teinte soit un peu semblable à celle de vos blondes tresses, je songe à cette longue chevelure d'or, apanage sacré de la beauté et de Marie.
6. Toutefois le jour peut venir, où les montagnes, encore une fois, m'apparaîtront vêtues de leur manteau de neige: mais tandis qu'elles seront ainsi suspendues au-dessus de moi, et telles qu'elles furent toujours, Marie sera-t-elle là pour me recevoir? Hélas! non. Adieu donc, ô collines où mon enfance fut nourrie! et toi aussi, Dee, dont les eaux s'écoulent si paisibles, je te dis adieu! Nulle demeure n'abritera ma tête dans la forêt: ah! Marie, quelle demeure pourrait être habitée sans vous?
XII.
A.....
1. Oh! oui, j'avouerai que nous étions chers l'un à l'autre; les amitiés de l'enfance quoique légères sont vraies; l'amour que vous sentiez était un amour de frère, et moi je nourrissais pour vous la même tendresse.
2. Mais l'amitié peut renoncer à ses douces lois: une affection de plusieurs années en un moment expire. Comme l'amour, l'amitié a aussi des ailes rapides; mais elle ne brûle pas, comme l'amour, de flammes inextinguibles.
3. Bien souvent nous avons erré ensemble sur l'Ida 13: heureuses furent les scènes de notre jeunesse! Je l'avoue. Au printems de notre vie, comme le ciel est serein! Mais aujourd'hui s'amoncellent les rudes tempêtes de l'hiver.
4. La mémoire, cessant de s'unir à l'affection, ne nous retracera plus les plaisirs accoutumés de notre enfance: quand l'orgueil couvre le sein d'acier, le cœur est inflexible, et ce qui serait justice ne semble plus que honte.
5. Cependant; cher S***, car je dois encore vous estimer, je ne puis jamais adresser un reproche à ceux que j'aime, et ceux-là sont en petit nombre; le hasard qui vous a perdu peut un jour racheter vos torts, le repentir effacera le serment que vous avez fait.
6. Je ne me plaindrai pas, et, quoique notre affection soit glacée, aucun secret ressentiment ne vivra dans mon cœur: mes esprits sont calmés par une réflexion simple; c'est que tous deux nous pouvons avoir tort, et que tous deux nous devrions pardonner.
7. Vous saviez que mon ame, mon cœur, mon existence vous appartenaient, si le danger l'eût demandé; vous saviez que ni les ans, ni l'éloignement ne pouvaient me changer, que j'étais dévoué tout entier à l'amour et à l'amitié.
8. Vous saviez..., mais arrière cette vaine image du passé! Les liens de l'affection sont désormais brisés: trop tard peut-être vous retrouverez ces tendres souvenirs qui vous accableront, et vous soupirerez sur la perte de votre ancien ami.
9. Pour le moment, nous nous séparons: j'espère que ce n'est point pour toujours; car le tems et le regret vous rendront enfin à l'amitié. Nous devons tous deux tâcher d'oublier nos dissentimens: je ne demande pas d'autre expiation que des jours semblables aux jours passés.
XIII.
A MARIE,
EN RECEVANT SON PORTRAIT.
1. Cette image de tes charmes, imparfaite il est vrai, mais aussi ressemblante que l'art des mortels pouvait la faire, délivre de la crainte mon cœur fidèle, réveille mes espérances, et m'ordonne de vivre.
2. Je puis retrouver ici ces boucles d'or qui flottent sur ton front de neige, ces joues qui sortirent du moule de la beauté elle-même, ces lèvres qui me firent esclave de la beauté.
3. Ici, je puis retrouver..., mais non! cet œil dont l'azur nage dans un feu liquide, doit défier le peintre et le forcer d'abandonner sa tâche.
4. J'y vois bien ce beau bleu qui le colore: mais où donc le rayon si pur qui s'en échappait, qui donnait un nouveau lustre à son azur, comme fait à l'océan la tremblante lumière de la lune?
5. Douce copie! tout inanimée, tout insensible que tu es, tu m'es cent fois plus chère que ne le pourraient être toutes les beautés vivantes, hors celle qui te plaça sur mon cœur.
6. Elle l'y plaça, mais avec tristesse, avec la vaine crainte que le tems pourrait ébranler mon ame inconstante, sans savoir que son image retient et enchaîne à jamais tous mes sens.
7. Cette image embellira pour moi les heures, les années, le cours entier du tems; elle relèvera mon espoir dans les momens de sombre inquiétude, m'apparaîtra dans la dernière lutte de la vie, et rencontrera l'amour dans mon regard expirant.
XIV.
DAMÈTE.
Enfant 14 par la loi, adolescent par son âge, et, par son ame, esclave de toute joie vicieuse; sevré de tout sentiment de honte et de vertu, adepte en fait de mensonge, démon en fait de ruse; versé dans l'hypocrisie, lorsqu'il n'est encore qu'un enfant; capricieux comme le vent, plein d'inclinations sauvages; faisant de la femme sa dupe, de son imprudent ami un instrument; vieux dans le monde, quoique à peine échappé des bancs, Damète a parcouru tout le labyrinthe du péché; et il est arrivé au bout, à l'âge où les autres commencent; encore aujourd'hui des passions tumultueuses ébranlent son ame, et lui commandent de vider jusqu'à la lie la coupe du plaisir; mais, dégoûté du vice, il rompt sa chaîne, et ce qui était jadis ambroisie céleste, ne lui semble plus qu'infernal poison.
XV.
A MARION.
Marion! pourquoi ce front pensif? quel dégoût as-tu pour la vie? Change cette mine mécontente; ces traits froncés ne conviennent pas à une personne si belle. Ce n'est pas l'amour qui trouble ton repos; l'amour est étranger à ton ame; il paraît dans la bouche qui s'entr'ouvre au sourire, il répand sa douleur en larmes douces et timides, ou abaisse une paupière languissante; mais il évite cet air sombre et repoussant. Reprends donc le feu qui animait ton regard: quelques-uns t'aimeront, tous t'admireront; tant que ce froid aspect nous glace, nous ne pouvons que rester dans la froideur de l'indifférence. Si tu veux surprendre les cœurs errans, souris au moins, ou feins de sourire; des yeux comme les tiens ne furent pas faits pour cacher leur éclat sous de sombres nuages; en dépit de tout ce que tu voudrais dire, ils se jouent en regards fripons. Tes lèvres,--mais ici ma modeste et chaste muse refuse d'obéir à mon impulsion; elle rougit, fait la révérence et fronce le sourcil,--bref, elle craint que le sujet ne me transporte; et, s'enfuyant pour chercher la raison, elle ramène à tems la prudence.--Tout ce que je dirai (car ce que je pense n'est exprimé ni plus haut, ni plus bas), c'est que de telles lèvres, dont la vue nous enchante, étaient formées pour quelque chose de mieux qu'un sourire moqueur; cet avis, dépouillé de complimens qui l'adoucissent, est au moins désintéressé; tels sont les vers que je t'adresse, naïfs et libres de tout mélange de flatterie; un conseil comme le mien est le conseil d'un frère; mon cœur est donné à d'autres, c'est-à-dire qu'inhabile à tromper il se partage entre une douzaine de maîtresses. Marion! adieu! oh! je t'en prie, ne méprise pas cet avertissement, quelque désagréable qu'il puisse être; et afin que mes préceptes ne déplaisent point à ceux qui regardent la remontrance comme chose importune, je te donnerai enfin notre opinion concernant le doux empire de la femme; quoique nous contemplions avec admiration des yeux d'azur, ou des lèvres brillantes de vie, quoique les tresses ondoyantes nous attirent, quoique ces beautés puissent nous distraire; papillons légers, nous sommes toujours prêts à voltiger; tout cela ne peut encore fixer nos ames à l'amour. Ce n'est point une censure trop sévère que de dire que cela forme un joli portrait; mais si tu veux savoir la chaîne secrète qui nous attache humbles esclaves à votre suite, et vous fait saluer reines de la création, apprends-le en un mot, c'est l'animation.
XVI.
OSCAR D'ALVA.
BALLADE.
1. Comme, à travers la voûte azurée, le flambeau nocturne des cieux brille d'un doux éclat sur le rivage de Lora, où s'élèvent les blanches tourelles d'Alva qui n'entendent plus le fracas des armes!
2. Et cependant la lune qui parcourt cet horizon fit souvent jouer ses rayons sur les casques d'argent, et aperçut, au milieu de la nuit silencieuse, les guerriers d'Alva revêtus de leurs étincelantes cottes de mailles.
3. Et sur les rocs ensanglantés que le château domine, et qui semblent menacer les sombres flots de l'Océan, elle vit, jetant sa pâle lueur parmi les rangs clair-semés de la mort, maint brave étendu par terre dans le râle de l'agonie.
4. Plus d'un regard, qui ne devait pas revoir le lever de l'astre des jours, se détourna languissamment de la plaine sanglante, et se fixa, mourant, sur la lumière mourante de l'astre des nuits.
5. Pour ces yeux défaillans, c'était naguère un flambeau d'amour, dont ils bénissaient la propice lueur; mais maintenant elle flamboyait d'en haut, comme une torche sombre et funèbre.
6. La noble race d'Alva s'est éteinte, et l'on voit encore au loin ses tours grises; ses héros ne pressent plus la chasse, ne soulèvent plus les rouges vagues de la guerre.
7. Mais quel fut le dernier rejeton du clan d'Alva? pourquoi la mousse croît-elle sur la pierre d'Alva? ces tours ne retentissent plus du pas des hommes, l'écho n'y répond qu'au bruit du vent.
8. Et lorsque ce vent est violent et fort, on entend dans ce château un murmure qui surgit sourdement dans les airs, et vibre sur les murailles vermoulues.
9. Oui, lorsque gémit l'ouragan, il ébranle le bouclier du brave Oscar; mais on ne voit plus s'élever ses bannières, ni flotter son panache noir.
10. Le soleil éclaira des feux brillans de son lever la naissance d'Oscar; Angus bénit son premier-né; et les vassaux accoururent en foule autour du foyer de leur chef, pour applaudir à cette heureuse matinée.
11. Ils savourent, sur la montagne, la chair du daim sauvage; le pibroch perce l'air de ses accens aigus; pour égayer davantage ce festin de highlanders, les sons de l'instrument se succèdent en mélodie martiale.
12. Et ceux qui entendirent cette musique âpre et guerrière espérèrent qu'un jour les accords du pibroch précéderaient cet enfant du héros, lorsqu'il guiderait les braves qui se revêtent du tartan.
13. Une autre année a passé vite; déjà Angus bénit un autre fils; cette naissance est célébrée comme la première, et cette fête joyeuse ne fut pas courte.
14. Instruits par leur père à bander l'arc sur les sombres et orageuses montagnes d'Alva, les deux frères, dans leur enfance, chassaient le chevreuil agile, et dépassaient leurs lévriers dans leur course.
15. Puis, avant que les années de la jeunesse soient passées, ils se mêlent aux rangs des guerriers; ils manient, avec légèreté la brillante claymore, et envoient au loin la flèche sifflante.
16. Les cheveux d'Oscar étaient noirs; c'était avec une majesté sauvage qu'ils flottaient au gré de la brise. Mais la chevelure d'Allan était brillante et blonde; sa joue était pensive et pâle.
17. Oscar avait l'ame d'un héros; les rayons de la vérité étincelaient dans son œil noir. Allan avait de bonne heure appris à se maîtriser, et ses paroles avaient été douces dès sa jeunesse.
18. Tous deux, oui, tous deux étaient vaillans: la lance du Saxon se brisa plus d'une fois sous leur acier. Le cœur d'Oscar méprisait la crainte, mais le cœur d'Oscar savait sentir.
19. L'ame d'Allan, au contraire, ne répondait pas à ses traits, indigne qu'elle était d'une aussi belle enveloppe: rapide comme l'éclair de la tempête, sa vengeance mortelle frappait ses ennemis.
20. De la tour lointaine du haut Southannon, vint une jeune et noble dame; avec les terres de Kenneth pour dot, vint une vierge aux yeux bleus, la fille de Glenalvon.
21. Oscar réclama cette belle épouse, et Angus sourit à son Oscar: l'orgueil féodal du père était flatté d'obtenir ainsi la fille de Glenalvon.
22. Écoutez! les accords du pibroch sont gais. Écoutez! l'hymne nuptial s'élève: les voix se répandent en accens joyeux, et prolongent encore le chœur bruyant.
23. Voyez comme les plumes couleur de sang des héros assemblés flottent dans le château d'Alva. Les jeunes montagnards prennent leurs plaids bariolés, et attendent l'appel de leurs chefs.
24. Ce n'est pas la guerre que leurs regards demandent; le pibroch joue le chant de la paix; les clans se pressent aux noces d'Oscar, et les sons du plaisir ne cessent pas.
25. Mais où est Oscar? certes, il est tard; est-ce bien là l'ardente flamme d'un fiancé? tandis que les hôtes en foule, que les dames attendent, ni Oscar ni son frère n'arrivent.
26. Enfin Allan joignit la fiancée. «Pourquoi Oscar ne vient-il pas? dit Angus.--Est-ce qu'il n'est pas ici? répliqua le jeune homme. Il n'était pas venu se promener avec moi dans la clairière.
27. «Peut-être, dans l'oubli de ce jour solennel, il chasse le chevreuil bondissant, ou les flots de l'Océan prolongent son absence; cependant la barque d'Oscar est rarement retardée par les flots.
28.--Oh! non, non! répliqua le père, alarmé, ni la chasse, ni les flots ne retiennent mon enfant; voudrait-il faire un tel affront à Mora? quel obstacle l'empêcherait d'accourir auprès d'elle?
29. «Oh! cherchez, vous tous, amis! oh! cherchez tout à l'entour! Allan, vole avec eux et parcours les domaines d'Alva! Trouvez Oscar, trouvez mon fils; faites hâte, et n'osez pas répliquer.»
30. Tout est confusion... Le nom d'Oscar résonne en cris sourds dans la vallée; il s'élève sur la brise qui murmure, jusqu'à l'heure où la nuit étend ses ailes noires.
31. Ce nom interrompt le calme de la nuit; mais c'est en vain que les échos le répètent à travers les ténèbres. Il retentit dans le brouillard du matin; mais Oscar ne vient pas dans la plaine.
32. Durant trois jours, durant trois nuits sans sommeil, le chef du clan d'Alva parcourut, à la recherche d'Oscar, toutes les cavernes de la montagne: donc l'espoir est perdu. Abîmé dans la douleur, ce malheureux père déchire les boucles flottantes de ses cheveux gris.
33. «Oscar! mon fils!... Toi, Dieu du ciel! rends-moi l'appui de mes années chancelantes, ou, si cet espoir m'est désormais refusé, livre son assassin à ma rage.
34. «Oui, sur quelque rivage désert et hérissé de rocs, les os de mon Oscar doivent blanchir. Accorde-moi donc, ô grand Dieu! une seule grâce; qu'auprès de lui périsse son père égaré par la fureur.
35. «Mais peut-être il vit encore..... Arrière, désespoir! Ah! sois calme, mon ame, peut-être il vit encore... Cesse, ô ma voix, d'accuser mon destin. Grand Dieu! pardonne-moi une prière impie.
36. «Quoi! si je l'ai perdu, je tombe oublié dans la poussière de la mort; l'espoir des vieux jours d'Alva n'est plus. Hélas! de pareils coups sont-ils justes?»
37. Ainsi pleura ce père infortuné, jusqu'à ce que le tems, qui adoucit le plus cruel malheur, eût ramené le calme dans son esprit et tari la source des larmes.
38. Car toujours survivait en son cœur un secret espoir qu'Oscar pouvait un jour reparaître. Son espoir tour-à-tour s'affaiblit ou se réveilla, tandis que le tems compta les heures d'une année allongée par l'ennui.
39. Les jours se suivirent; l'astre de lumière avait déjà terminé une seconde fois sa course accoutumée; Oscar n'était point venu réjouir la vue de son père, et le chagrin laissait une plus faible trace.
40. Car il restait encore le jeune Allan, maintenant unique joie de son père; et le cœur de Mora fut vite gagné, car la beauté couronnait le front de ce jeune homme à la blonde chevelure.
41. Mora songeait qu'Oscar était descendu dans la tombe, et que le visage d'Allan était d'une merveilleuse beauté; que si Oscar vivait encore, quelque autre femme avait subjugué son cœur infidèle.
42. Et Angus leur disait que si une année encore s'écoulait dans une vaine espérance, ses plus tendres scrupules cesseraient, et qu'il fixerait le jour de leur hyménée.
43. Les mois se succédèrent à pas lents; mais enfin, mille fois bénie, arriva la matinée au bonheur consacrée; cette année d'anxiété et de crainte une fois passée, quels sourires embellissent le visage des amans!
44. Écoutez! les accords du pibroch sont gais. Écoutez! l'hymne nuptial s'élève: les voix se répandent en accens joyeux et prolongent encore le chœur bruyant.
45. De nouveau le clan, foule vive et gaie, se presse à la porte du château d'Alva; des bruits de fête frappent au loin les échos et rappellent la joie d'autrefois.
46. Mais quel est celui dont le noir sourcil reste sombre au milieu de la gaîté générale? Devant les farouches éclairs de ses yeux languissent les flammes bleues du foyer.
47. Noir est le manteau qui l'enveloppe; son haut panache est d'un rouge de sang; sa voix est comme l'ouragan qui s'élève; mais sa marche est légère et ne laisse aucune trace.
48. Il est minuit: on porte les toasts à la ronde; on boit à grands traits à la santé du fiancé; les voûtes retentissent de mille cris, et tous les convives unissent leurs voix pour célébrer cette heureuse journée.
49. Tout-à-coup l'étranger se leva, et la foule bruyante fit silence, et le front d'Angus exprima la surprise, et la joue délicate de Mora rougit soudainement.
50. «Vieillard, s'écria-t-il, ce toast est fini; tu m'as vu boire moi-même et célébrer les noces de ton fils: maintenant je réclamerai de toi un autre toast.
51. «Tout ici n'est que fête et que joie pour bénir le destin fortuné de ton Allan; mais, dis-moi, n'as-tu jamais eu d'autre enfant? Dis, pourquoi donc Oscar serait-il oublié?
52.--Hélas! répondit le malheureux père, laissant échapper de grosses larmes à mesure qu'il parlait, quand Oscar quitta mon château ou mourut, ce cœur vieilli fut presque brisé.
53. «Trois fois la terre a renouvelé sa course, sans que l'aspect d'Oscar vînt réjouir mes yeux: Allan est ma dernière espérance, depuis la mort ou la fuite du vaillant Oscar.
54.--C'est bien, répliqua le grave étranger, et son œil, roulant dans son orbite, lançait de farouches éclairs; j'apprendrais volontiers le destin de ton Oscar; peut-être le héros n'a pas péri.
55. «Peut-être, si ceux qu'il a tant aimés l'appelaient, ton Oscar reviendrait: peut-être le guerrier n'a fait qu'errer au loin; et pour lui ton beltane 15 peut encore brûler.
56. «Remplis le bowl tout entier, et qu'il fasse le tour de la table. Nous ne réclamerons pas ce toast par surprise: que chacun ait sa coupe pleine de vin. Bois avec moi à la santé d'Oscar absent.
57.--De tout mon cœur, dit le vieil Angus, et il remplit son gobelet jusqu'aux bords: je bois à la mémoire de mon enfant, mort ou en vie; je ne retrouverai jamais un fils comme lui.
58.--Tu as bravement porté ce toast, vieillard; mais pourquoi Allan est-il là tout tremblant? Viens, bois à la mémoire du mort, et lève ta coupe d'une main plus ferme.»
59. La rougeur éclatante du visage d'Allan fit soudain place au teint d'un fantôme; la sueur de la mort tombait en rosée glaciale.
60. Trois fois il éleva son gobelet, et trois fois ses lèvres refusèrent d'y goûter; car trois fois il surprit l'œil de l'étranger fixé sur le sien avec une mortelle indignation.
61. «Et c'est ainsi qu'un frère célèbre ici la mémoire chérie d'un frère? Si la force de l'amitié a un tel effet, qu'attendrions-nous donc de la crainte?»
62. Excité par l'ironie, il éleva le gobelet: «Plût à Dieu qu'Oscar partageât aujourd'hui notre joie!» Une terreur intime glaça son ame; il dit, et jeta la coupe à terre.
63. «C'est lui, j'entends la voix de mon meurtrier!» s'écrie un sombre spectre de feu. «La voix d'un meurtrier!» répondent les voûtes du château, et l'ouragan qui éclate grossit de plus en plus.
64. Les flambeaux pâlissent, les guerriers frissonnent, l'étranger s'en est allé.--Au milieu de la foule, on voit un spectre en tartan vert, ombre terrible, qui grandit de moment en moment.
65. Un large ceinturon attachait ses vêtemens, son panache noir ondoyait sur sa tête; mais sa poitrine était nue, avec de rouges blessures, et morne était l'éclat de son œil, comme s'il eût été de verre.
66. Et trois fois, de son sinistre regard, il sourit à Angus, en pliant le genou; et trois fois il lança un sombre coup-d'œil sur un guerrier tombé à terre, que la foule ne regarde plus qu'en tremblant d'horreur.
67. On entend crier les verroux d'un bout du château à l'autre; les tonnerres mugissent dans les airs, et le fantôme, au milieu des nuages, est emporté en haut sur l'aile de la tempête.
68. La fête fut glacée, le repas interrompu.--Qui est là étendu sur la dalle? L'ame oppressée du vieil Angus avait tout oublié; enfin son pouls bat de nouveau et le rend à la vie.
69. «Arrière, arrière! que l'art essaie de rouvrir les yeux d'Allan à la lumière.» C'en est fait de son argile, sa course est achevée; ah! jamais Allan ne se relèvera!
70. La poitrine d'Oscar est froide comme la poussière; ses cheveux sont soulevés par la brise; la flèche empennée d'Allan est restée dans son sein: il gît dans la noire vallée de Glentanar.
71. Et d'où vient le terrible étranger? Ou qui était-il? Aucun être mortel ne peut le dire; mais on ne peut douter de la forme que revêtit le spectre de feu, car les fils d'Alva connaissaient bien Oscar.
72. L'ambition donna la force au bras d'Allan: son dard vola sur l'aile d'un démon triomphant de joie, quand l'envie agita ses brûlans tisons et répandit son venin dans le cœur du jeune homme.
73. Rapide fut le trait qui, parti de l'arc d'Allan, se souilla d'un sang abominable: le panache noir du brun Oscar est tombé; le dard fatal a tari en lui les sources de la vie.
74. C'est Mora dont le regard rendit Allan coupable; c'est elle qui fit révolter son orgueil blessé. Hélas! ces yeux qui étincelaient des rayons de l'amour devaient pousser une ame à un crime infernal.
75. Regarde, ne vois-tu pas un tombeau solitaire qui s'élève sur la cendre d'un guerrier? il brille d'un éclat sombre à travers le crépuscule: c'est le lit de noces d'Allan.
76. C'est loin, bien loin du noble sépulcre qui renferme les mânes illustres de son clan. Nulle bannière ne flotte au-dessus de ses restes, car elle serait souillée du sang fraternel.
77. Quel ménestrel aux cheveux gris, quel barde aux blancs cheveux célébrera, sur la harpe, les exploits d'Allan? Le chant du poète est la plus belle récompense de la gloire; mais qui peut chanter les louanges d'un meurtrier?
78. La harpe doit rester immobile, insonore: nul ménestrel n'ose réveiller cette histoire; sa main paralysée se glacerait en punition de sa faute, et les cordes de sa harpe se briseraient.
79. Aucune lyre illustre, aucun hymne solennel ne répandra sa gloire dans le monde. Quel en serait l'écho? la malédiction amère d'un père expirant, le gémissement d'un frère assassiné!
XVII.
AU DUC DE DORSET.
AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.
En faisant la revue de mes papiers, afin d'y choisir quelques nouveaux poèmes pour cette seconde édition, je trouvai les vers suivans, que j'avais totalement oublies. Je les avais composés dans l'été de 1805, peu de tems avant mon départ de Harrow-on-the-Hill. C'est une pièce adressée à un jeune condisciple de haut rang, qui m'avait souvent accompagné dans les courses que je faisais dans le voisinage: il n'a cependant jamais vu ces vers, et très-probablement ne les verra jamais. Comme, en les relisant, je ne les ai pas trouvés pires que quelques autres pièces de ce recueil, je les publie aujourd'hui pour la première fois, après de fort légères corrections.
D.r..t! dont le jeune âge unit ses pas aux miens pour explorer les sentiers de la clairière de l'Ida 16; toi, que l'affection m'apprit à protéger toujours, et te fit de moi un ami plutôt qu'un tyran, quoique les usages sévères de notre école t'eussent prescrit l'obéissance et m'eussent donné le commandement 17; toi, sur qui vont pleuvoir, dans quelques années, les richesses et les honneurs, aujourd'hui même tu possèdes un nom illustre, placé haut dans le monde et non loin du trône. Cependant, D.r..t, ne laisse pas séduire ton ame, au point de fuir les beautés de la science ou de secouer toute espèce de joug, bien que des maîtres faibles 18, craignant de blâmer l'enfant titré qui, un jour, distribuera des grâces, regardent les erreurs du duc avec trop d'indulgence, et ferment les yeux sur des fautes qu'ils tremblent de châtier.
Quand de jeunes parasites qui fléchissent le genou devant la richesse, leur idole dorée, et non pas devant toi, car un enfant même, à l'aurore de sa grandeur, trouve des esclaves qui le flattent et le cajolent; quand ils te diront «que la pompe devrait seule environner le jeune homme prédestiné par sa naissance à être si grand; que les livres ne sont faits que pour de pauvres diables; que les nobles esprits méprisent les règles communes,» ne les crois point,--ils te marquent le chemin de la honte, et cherchent à ternir l'honneur de ton nom; reviens vers ce petit nombre d'écoliers de l'Ida, dont les ames ne dédaignent pas de condamner ce qui est mal; ou si, parmi les camarades de ta jeunesse, aucun n'ose élever la voix sévère de la vérité, interroge ton propre cœur! il te dira: «Jeune homme, abstiens-toi,» car je sais bien que la vertu y demeure.
Oui, je t'ai observé dans plus d'une journée; mais, aujourd'hui, de nouveaux objets m'appellent ailleurs. Oui, j'ai observé, dans cet esprit généreux, des sentimens qui, mûris avec soin, feront le bonheur de tes semblables. Ah! quoique la nature m'ait fait moi-même altier et sauvage, que l'indiscrétion m'ait nommé son enfant favori; quoique toute erreur me marque de son sceau et me condamne à tomber, cependant je voudrais bien tomber seul: quoique nul précepte ne puisse aujourd'hui dompter mon cœur hautain, j'aime encore les vertus dont je ne puis me faire honneur à moi-même.
Ce n'est point assez de briller avec les autres fils du pouvoir, comme le folâtre météore d'une heure, de remplir, ô faible orgueil! une page des annales de la pairie avec de longs titres, qui ne figurent plus loin dans aucune autre page; partage donc la commune destinée de la foule titrée, admiré durant ta vie, oublié dans le sépulcre, lorsque rien ne te distinguera des morts vulgaires, sinon la lourde et froide pierre qui couvrira ta tête, l'écusson tombant en poudre, ou le chef-d'œuvre de l'art héraldique, ce blason bien armorié mais négligé, où les lords, que rien n'a illustrés, trouvent, dans la tombe, tout juste assez de place pour laisser après eux un nom sans gloire. Ils dorment là, ignorés comme les sombres voûtes qui cachent leur poussière, leurs folies et leurs fautes: race dont les vieilles armoiries, les vieux titres sont couchés dans des registres destinés à n'être jamais lus. Oh! que je voudrais, d'un regard prophétique, te voir prendre une place élevée parmi les bons et les sages, poursuivre une glorieuse et longue carrière, le premier en talent comme en rang, fouler aux pieds tous les vices, fuir toute basse action; enfin, n'être plus le mignon de la fortune, mais son plus noble fils.
Parcours les annales des anciens jours, lis les faits éclatans de tes premiers aïeux. Un d'eux 19, tout courtisan qu'il était, fut un homme de rare mérite, et eut la gloire de donner le jour au drame anglais. Un autre 20 non moins renommé pour son esprit, n'est déplacé ni à la cour, ni dans les camps, ni dans le sénat; vaillant sur le champ de bataille, favori des neuf sœurs, destiné à briller dans toute haute sphère; distingué de la foule dorée, il fut l'orgueil des princes et l'honneur de la poésie. Tels furent tes pères; porte donc ainsi leur nom, héritier non-seulement de leurs titres, mais encore de leur gloire. L'heure approche; quelques jours encore, et ce petit théâtre de joies et de douleurs sera fermé pour moi. Chaque moment m'avertit de renoncer à ces ombrages, où l'espérance, la paix et l'amitié faisaient tout mon bien; l'espérance qui variait comme les couleurs de l'arc-en-ciel, et qui dorait les ailes rapides du tems; la paix, que n'éloigna jamais la sombre réflexion, en rêvant les orages des jours à venir; l'amitié, dont l'enfance connaît seule le sincère langage. Hélas! ils n'aiment point assez long-tems ceux qui aiment si bien. Adieu donc, séjour de mon jeune âge! Et n'adressons pas à ce théâtre chéri un long et pénible adieu, comme fait l'exilé à son rivage natal, dont il s'écarte lentement sur la surface de l'abîme azuré, et qu'il regarde d'un œil attristé, mais incapable de pleurer.
Note 20: (retour) Charles Sackville, comte de Dorset, regardé comme l'homme le plus accompli de son tems, se distingua également à la cour si voluptueuse de Charles II, et à la cour si sombre de Guillaume III. Il se comporta en brave au combat naval livré, en 1665, contre les Hollandais, un jour avant qu'il composât son célèbre poème. Son caractère a été peint avec les plus vives couleurs par Dryden, Pope, Prior et Congrève.(Voy. Anderson, British poets.)
D.r..t! adieu! Je ne demanderai point d'un si jeune cœur un sentiment de triste souvenance; la matinée de demain chassera mon nom de ta jeune mémoire, et n'en laissera aucune trace. Et néanmoins, peut-être, dans un âge plus mûr, puisque le hasard nous a jetés dans la même sphère, puisque le même sénat, la même cause peut réclamer un jour notre suffrage pour l'état, nous nous rencontrerons là, et passerons l'un à coté de l'autre avec un œil indifférent, avec un regard froid et lointain. Pour moi, à l'avenir, ni ennemi ni ami, étranger à toi, à ton bonheur ou à ton infortune, je n'espère plus repasser en souvenir avec toi le cours de nos premières années; je n'aurai plus, comme naguère, la joie de passer mes heures dans ta compagnie; je n'entendrai plus, que dans la foule; ta voix si familière à mon oreille. Cependant, si les vœux d'un cœur inhabile à déguiser ses sentimens, que peut-être il aurait dû renfermer, si ces vœux..... (mais il faut finir cette longue épître). Ah! si ces vœux ne sont point exprimés en vain, le séraphin, gardien et guide de ta destinée, te laissera aussi illustre qu'il te trouva grand.
TRADUCTIONS ET IMITATIONS.
Il est évident que nous n'avons pas dû traduire cette partie des Heures de loisirs; voici seulement la liste des diverses pièces traduites par Lord Byron:
1° Apostrophe d'Adrien à son ame, sur son lit de mort:
Animula! vagula, blandula, etc.
2° Traduction d'une épître de Catulle: Ad Lesbiam.
3° Traduction de l'Épitaphe de Virgile et de Tibulle, par Domitius Marsus.
4° Traduction de Catulle: Luctus de morte passeris.
5° Imitation de Catulle: Les Baisers.
6º Traduction d'Anacréon: A sa lyre; ϑέλω λἐγειν Ἀτρείδας.
7° Ode III du même: L'Amour mouillé.
8° Fragmens d'exercices classiques, traduits du Prométhée enchaîné d'Eschyle. (Harrow-on-the-Hill, Dec. i, 1804.)
9° Paraphrase de l'épisode de Nisus et Euryale, Énéid. liv. ix.
10º Traduction d'un chœur de la Médée d'Euripide.
PIÈCES FUGITIVES.
I.
PENSÉES
SUGGÉRÉES PAR UN EXAMEN DE COLLÉGE (1806).
Au milieu de l'assemblée, entouré de sa cour des pairs, Magnus 21 élève son front ample et sublime; placé sur le fauteuil de président, il semble un dieu qui, d'un signe, fait trembler les vétérans et les nouveaux 22. Lorsque tous, autour de lui, observent sur leurs siéges le plus sombre silence, sa voix de tonnerre ébranle le dôme retentissant, en adressant de sévères reproches aux misérables peu habiles à s'évertuer aux mystères mathématiques. Heureux le jeune homme versé dans les axiomes d'Euclide, quoique faible d'ailleurs dans tout autre art! Heureux celui qui, sachant à peine écrire un vers anglais, scande les mètres attiques avec le coup-d'œil d'un critique! Comment donc? Il ne sait pas comment périrent ses aïeux, lorsque nos discordes civiles entassaient les morts dans les champs, lorsqu'Édouard guidait ses troupes conquérantes, ou que Henri foulait aux pieds l'orgueil de la France; il s'étonne au nom de la Grande Charte; mais il récapitule fort bien les lois de Sparte; il peut dire quels édits fit le sage Lycurgue, tandis qu'il a laissé sur la planche de sa bibliothèque le livre de Blackstone; il vante la gloire immortelle des drames grecs, lorsqu'il se rappelle à peine le nom du barde de l'Avon.
Note 21: (retour) Je n'entends donner lieu à aucune réflexion défavorable à celui que je mentionne sous le nom de Magnus: il est simplement représenté comme accomplissant une fonction indispensable de sa charge. D'ailleurs le ridicule retomberait sur moi, puisque ce gentleman est aujourd'hui aussi distingué par son éloquence et par la dignité avec laquelle il remplit sa place, qu'il l'était dans ses jeunes années par son esprit et sa bonne humeur.Tel est le jeune homme, dont le cerveau scientifique obtiendra les honneurs scholaires, les médailles, les bourses, ou peut-être même le prix de déclamation, s'il élève ses regards jusques à ce faîte glorieux. Mais ce n'est point un talent ordinaire qui peut espérer d'atteindre à cette coupe d'argent si enviée: non pas que nos esprits exigent beaucoup d'éloquence, le style brûlant de l'orateur athénien ou le feu de Cicéron; une matière claire ou animée est inutile, puisque nous n'essayons pas de convaincre par la parole. Que d'autres orateurs soient fiers du talent de plaire, nous parlons pour nous plaire à nous-mêmes, et non pour émouvoir la multitude: notre gravité préfère, le ton du murmure, un mélange approprié du cri et du gémissement; aucune grâce ne doit être empruntée de l'action; le geste le plus léger déplairait au doyen, et tous les gradués ébahis clabauderaient contre ce qu'ils ne pourraient jamais imiter.
L'homme qui espère obtenir la coupe promise doit se tenir toujours dans la même posture, et ne jamais lever les yeux, ni s'arrêter, mais manger chaque mot, peu importe qu'on n'entende rien. Qu'il se presse donc sans songer au repos; qui parle le plus vite est certain de parler le mieux; qui prononce le plus de mots dans le plus court espace de tems, peut espérer à coup sûr de gagner le prix à cette course de paroles.
Voilà donc les enfans de la science, ceux qui, récompensés ainsi, vieillissent à l'aise sous les tranquilles ombrages de Granta 23! Là, sur les bords marécageux du Cam 24, ils demeurent oisifs, vivent sans réputation, sans honneur,--meurent sans être pleurés. Sourds comme les portraits qui ornent leurs salles, ils croient que tout savoir est renfermé dans leurs murs. Grossiers dans leurs mœurs, exacts à de sottes formalités, ils affectent de dédaigner tous les arts modernes; mais ils prisent les notes de Bentley, de Brunck 25 ou de Porson 26, beaucoup plus que le vers commenté par le critique. Vains comme leurs honneurs, lourds comme leur ale, tristes comme leur esprit, et ennuyeux comme leurs récits; morts à l'amitié, quoiqu'ils sachent encore être sensibles, alors que leur intérêt ou celui de l'église requiert un zèle fanatique. Ils vont en grande hâte faire leur cour au maître du pouvoir, soit que Pitt ou Petty règle l'heure des audiences 27. Ils inclinent leurs têtes devant lui, avec un sourire suppliant, lorsque les mitres sont étalées en perspective à leurs yeux; mais s'il était renversé par l'orage de la disgrâce, ces hommes voleraient à la rencontre de son successeur. Tels sont ceux qui gardent les trésors du savoir; telle est leur coutume, telle est leur récompense. Au moins pouvons-nous nous hasarder à dire que la prime ne peut excéder leur déboursé.
II.
AU COMTE DE ***.
Tu semper amoris
Sis memor, et cari comitis ne abscedat imago.
(Valérius Flaccus.)
1. Ami de ma jeunesse! Quand nous errions ensemble, écoliers l'un de l'autre aimés, embrasés de l'amitié la plus pure; le bonheur qui emportait sur son aile ces heures de roses était une pluie de délices, telle qu'il en tombe rarement sur les mortels d'ici-bas.
2. Le souvenir seul m'est plus cher que toutes les joies que j'aie jamais connues. Loin de vous, c'est une peine; mais c'est encore une peine agréable que de repasser en mémoire ces jours et ces heures, et de soupirer encore le mot d'adieu!
3. Ma pensée mélancolique se nourrit de ces scènes dont je ne jouirai plus, de ces scènes que je regretterai toujours; la mesure de notre jeunesse est comblée, le rêve du soir de la vie est sombre et noir. Nous rencontrerons-nous?... Ah! jamais!
4. Comme deux fleuves, enfans d'une même fontaine, en vain sortent ensemble d'une commune source, bientôt, divergeant de cette unique origine, suivent chacun, en murmurant, une route diverse, jusqu'à ce qu'ils se confondent dans l'Océan:
5. Ainsi, nos vies désormais couleront séparées; leurs ondes, heureuses ou funestes, quoique voisines, hélas! ne se mêleront plus comme naguère; rapides ou lentes, noires ou limpides, elles arriveront au gouffre sans fond de la mort, pour quitter à jamais le rivage.
6. Nos ames, ô mon ami! qu'animait auparavant un seul désir, qui vivaient de la même pensée, sont aujourd'hui entraînées dans des sphères différentes. Dédaignant les humbles amusemens de la campagne, c'est votre destin de vous mêler à une cour élégante, et de briller dans les annales de la mode.
7. Le mien est de perdre mon tems à l'amour, ou d'exhaler mes rêveries en rimes, sans le secours de la raison; car le bon sens et la raison, au su et au vu des critiques, ont abandonné tout poète amoureux, et ne se sont laissés saisir par aucune de ses pensées.
8. Pauvre Little 28! barde à la voix douce et mélodieuse! On vient de traiter tes sublimes chants comme œuvres monstrueuses: celui qui dévoila les secrets de l'amour devait être stigmatisé par les terribles Reviewers, comme un être sans esprit et sans mœurs 29.
9. Et cependant, lorsque tu as en partage les éloges de la beauté, ne te plains pas de ton lot, harmonieux favori des neuf sœurs: on lira encore tes lays délicieux, quand le bras de la persécution sera mort et que les critiques seront oubliés.
10. Pourtant, je dois accorder quelque mérite à ces dignes personnages qui châtient avec une implacable ardeur les mauvais vers et ceux qui les composent; et quoique je puisse moi-même être le premier en proie aux sarcasmes des critiques, certes je ne me battrai point avec eux 30.
11. Peut-être feraient-ils tout aussi bien d'écraser la lyre d'un tel commençant, cette lyre aux sons âpres et rudes: celui qui offense si impertinemment à dix-neuf ans, avant trente deviendra, je gage, un pécheur endurci.
12. Maintenant, je reviens à vous, et certes, je vous dois des excuses. Recevez donc mon apologie: en vérité, cher--, dans l'essor de mon imagination, je vole à droite et à gauche; ma muse aime la digression.
13. Je vous disais, ce me semble, que votre destin serait d'ajouter une étoile au royal empyrée; puisse un royal sourire vous accueillir! Sous le règne d'un noble monarque, vous ne chercheriez pas en vain ce sourire, si le mérite vous sert de recommandation.
14. Mais la cour abonde en périls; de perfides rivaux y étalent un éclat trompeur. Puissent les saints vous garantir de leurs piéges! Puisse votre amour ou votre amitié ne demander une tendre affection qu'à ceux qui seront le plus dignes de vous.
15. Puissiez-vous ne pas vous écarter un moment du sûr et droit chemin de la vérité; n'être jamais leurré par l'appât des plaisirs! Puissent vos pas imprimer leur trace sur les roses; vos sourires être toujours des sourires d'amour; vos larmes, des larmes de joie!
16. Oh! si vous souhaitez que le bonheur charme vos jours et vos années à venir, et que les vertus couronnent votre front, soyez toujours ce que vous étiez, aussi pur que je vous ai connu; soyez toujours ce que vous êtes aujourd'hui.
17. Une part légère de gloire, qui viendrait réjouir mes ans à leur déclin, me serait alors doublement chère; mais lorsque je bénis votre nom chéri, je renoncerais à la renommée du poète pour être au moins ici un prophète.
III.
GRANTA, MACÉDOINE (1806).
Ἀργυρέαις λόγχαισι µάχου καὶ πάντα κρατήσαις.
1. Oh! si le miracle du démon de Lesage 31 pouvait se réaliser à mon gré, Asmodée, cette nuit, soulèverait mon corps tremblant dans les airs, et irait le placer sur le clocher de Sainte-Marie.
2. Là, il me montrerait les salles de l'antique Granta, dont les toits découverts n'arrêteraient plus mes regards, pleines d'habitans pédantesques, gens rêvant le surplis de linon ou la stalle d'honneur qui doivent être la proie de leur vote vénal.
3. Là, je verrais les concurrens rivaux, Petty et Palmerston aux aguets, cabaler de toute leur puissance pour le prochain jour d'élection.
4. Quoi? candidats et votans; troupe sainte, tous sont dans les bras du sommeil; c'est une race renommée pour sa piété, et dont les remords ne troublent jamais le repos.
5. Lord Henri 32 ne peut avoir un doute; les votans sont personnes sages et réfléchies; ils savent bien que les promotions ne peuvent arriver que rarement et de tems en tems.
6. Ils savent que le chancelier a maintenant quelques jolis bénéfices à sa disposition; chacun d'eux espère en avoir un en partage, et sourit par conséquent à ses offres.
7. Maintenant que la nuit s'avance, je détourne mes yeux de cette scène soporifique pour voir, sans être le moins du monde aperçu, les studieux enfans de l'Alma mater 33.
8. Là, dans une chambre étroite et humide, le candidat pour les prix de collége travaille, le nez sur ses cahiers, à la clarté d'une lampe nocturne, se couche tard et se lève matin.
9. Certes, il mérite bien de gagner ces prix avec tous les honneurs de son collége, celui qui, faisant de si pénibles efforts pour les obtenir, court ainsi après un stérile savoir;
10. Celui qui sacrifie ses heures de repos pour scander avec précision les mètres attiques, ou fatigue sa cervelle agitée à résoudre des problèmes mathématiques;
11. Celui qui lit des fautes de quantité dans Sele 34, ou qui se met la tête à la torture sur un triangle énigmatique; qui, privé souvent d'un repas salutaire, est condamné à disputer dans un latin barbare 35,
12. Qui renonce aux pages agréables et utiles des écrivains historiques, et préfère à la littérature le carré de l'hypoténuse 36.
13. Mais du moins ces occupations, sont innocentes, et ne font de mal qu'au pauvre étudiant; elles sont louables en comparaison d'autres récréations qui rassemblent la troupe imprudente.
14. Comme la vue est choquée de leurs débauches désordonnées, lorsqu'ils unissent le vice et l'infamie, lorsque l'ivresse et les dés les entraînent, lorsque tous leurs sens sont noyés dans le vin!
15. Telle n'est pas la bande des méthodistes, qui méditent des plans de réforme: ceux-ci invoquent le Seigneur dans une humble attitude, et prient pour les péchés d'autrui.
16. Mais ils oublient que leur esprit d'orgueil, leur triomphante fierté dans cette vie d'épreuves, diminue grandement le mérite de cette abnégation dont ils se targuent si fort.
17. C'est le matin.--Je détourne ma vue de ce spectacle.--Que rencontre alors mon regard? Une foule nombreuse, vêtue de blanc 37, traverse la pelouse à pas mesurés.
18. La cloche de la chapelle retentit à grand bruit dans les airs; elle se tait:--quels sons entends-je alors? Les accords doux et célestes de l'orgue pénètrent mon oreille attentive.
19. A cela se joint l'hymne sacré, le chant solennel du roi poète; et toutefois, lorsqu'on entend long-tems cette musique, on ne désire pas l'entendre une seconde fois.
20. Nos chœurs seraient à peine excusables, même comme troupe de commençans novices: tout pardon, maintenant, doit être refusé à un tel synode de pécheurs croassans.
21. Si David, après avoir achevé sa tâche sublime, eût entendu ces lourdauds chanter en sa présence, jamais ses psaumes ne seraient descendus jusqu'à nous: il les eût déchirés tout en fureur.
22. Les malheureux Israélites, dans leur captivité, étaient, par l'ordre d'un tyran inhumain, obligés de chanter, le cœur plein d'amertume, sur les bords du fleuve de Babylone.
23. Oh! s'ils eussent chanté sur un ton semblable, soit par ruse, soit par crainte, ils auraient pu rassurer leurs esprits; du diable si une ame eût voulu les entendre!
24. Mais si je griffonne le papier encore davantage, au diable si une ame voudra me lire: ma plume est émoussée, mon encre à sec; il est en vérité tems de m'arrêter.
25. Adieu donc, Granta aux vieux clochers! Je ne voltige plus comme Cléophas; tes scènes n'inspirent plus ma muse; le lecteur est fatigué, et moi aussi.
IV.
LACHIN Y GAIR.
AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.
Lachin y Gair, ou, comme on le prononce en langue erse, Loch na Garr, s'élève comme une orgueilleuse tour dans les Highlands du nord, près d'Invercauld. Un de nos modernes tourists en parle comme de la plus haute montagne de la Grande-Bretagne; quoi qu'il en soit, c'est à coup sûr une des plus aériennes et des plus pittoresques de nos Alpes calédoniennes. L'aspect en est d'une teinte sombre, mais le sommet est le siége de neiges éternelles. Je passai près de Lachin y Gair une partie de mes premières années, et c'est le souvenir de ce tems qui a donné naissance aux stances suivantes.
1. Arrière, gais paysages, et vous, jardins de roses! Que les mignons du luxe se promènent au milieu de vous. Qu'on me rende ces rocs où l'avalanche repose, séjour sacré de la liberté et de l'amour. Oui, Calédonie, tes montagnes me sont chères, quoique les élémens se livrent la guerre autour de leurs blanches cimes; oui, quoique au lieu de sources paisibles mugissent les cataractes écumantes, je soupire après la vallée du sombre Loch na Garr.
2. Ah! c'est là que mes pas errèrent dans mon enfance; j'avais la toque pour coiffure, et pour manteau le plaid 38. Pendant que je faisais ma course quotidienne sous l'ombrage des pins, ma pensée contemplait ces chefs de clans, morts autrefois sur le champ de bataille; je ne regagnais le foyer domestique qu'après que l'éclat mourant du jour eut fait place aux rayons de la brillante étoile polaire: car mon imagination se complaisait dans les traditions que me racontaient les habitans indigènes du sombre Loch na Garr.
3. Ombres des morts! n'ai-je pas entendu vos voix s'élever avec le souffle de la brise murmurante du soir? Certes, l'ame heureuse du héros parcourt, sur l'aile du vent, la vallée qui fut son domaine; autour de Loch na Garr, tandis que les vapeurs de l'ouragan s'amoncellent, l'hiver préside dans son char de glaces; les nuages y environnent les ombres de mes pères, qui séjournent dans les tempêtes du sombre Loch na Garr.
4. Hommes vaillans, nés sous une étoile funeste 39, des visions prophétiques ne vous annoncèrent-elles pas que le destin avait abandonné votre cause? Hélas! destinés à mourir à Culloden 40, la victoire n'entoura point votre mort d'applaudissemens! mais vous êtes heureux, tout ensevelis que vous êtes dans le sommeil de la mort. Vous reposez avec votre clan dans les cavernes de Braemar 41. Vos hauts faits, célébrés au son du pibroch 42, par la voix grave du chanteur montagnard, frappent les échos du sombre Loch na Garr.
Note 39: (retour) Je fais ici allusion à mes ancêtres maternels, les Gordon, dont plusieurs combattirent pour l'infortuné prince Charles, plus connu sous le nom de Prétendant. Cette branche était presque alliée aux Stuarts par le sang comme par l'affection. Georges, second comte de Huntley, épousa la princesse Annabella Stuart, fille de Jacques Ier d'Écosse; il laissa d'elle quatre fils, dont j'ai l'honneur de compter le troisième, sir William Gordon, au nombre de mes ancêtres.5. Que d'années ont fui, Loch na Garr, depuis que je t'ai quitté! Que d'années s'écouleront encore avant que tu reçoives la trace de mes pas! La nature t'a déshérité de verdure et de fleurs: mais qu'importe? tu m'es encore plus cher que les plaines d'Albion. Angleterre! tes beautés sont fades et bourgeoises aux yeux de celui qui erra au loin sur les montagnes. Oh! gloire aux cimes sauvages et majestueuses! Gloire aux rocs escarpés et sourcilleux du sombre Loch na Garr.
V.
AU ROMAN.
1. Mère des rêves dorés, ô muse du roman! reine sacrée des joies enfantines! toi qui guides au milieu de danses aériennes ton fidèle cortége de jouvencelles et de jeunes garçons; enfin, tes charmes ne me retiennent plus, je brise les fers de mon premier àge, je ne prends plus part à ta ronde mystérieuse; mais j'abandonne tes royaumes pour ceux de la vérité.
2. Et pourtant il est pénible de laisser les rêves qui habitent l'ame libre de toute défiance, qui nous font voir chaque nymphe comme une déesse dont les yeux rayonnent d'immortelles flammes, lorsque l'imagination tient son sceptre tout-puissant, et qu'elle embellit tout de mille couleurs variées, lorsque les vierges ne semblent plus une chimère, que tout est vrai, jusques aux sourires de la femme.
3. Mais devons-nous avouer que tu n'es qu'un nom; et descendus de ton palais de nuées, ne plus trouver une Sylphide dans chaque dame, un Pylade 43 dans chaque ami? laisser tes royaumes aériens à la troupe des fées; avouer enfin que la femme est aussi fausse que belle, et que les amis ont de la sensibilité--pour eux seuls?
Note 43: (retour) Il est à peine nécessaire d'annoter que Pylade fut le compagnon d'Oreste et un héros de ces amitiés célèbres qui, avec celles d'Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, Damon et Pythias, ont été transmises à la postérité, comme des exemples remarquables d'un attachement qui, suivant toute probabilité, n'a jamais existé hors de l'imagination du poète et de la page d'un historien ou d'un romancier moderne.4. Je l'avoue avec honte, j'ai senti ta puissance: je me repens aujourd'hui, ton règne est passé, je n'obéirai plus à tes préceptes, je ne m'élancerai plus sur les ailes de l'imagination. Pauvre sot! aimer un œil étincelant, et croire cet œil cher à la vérité; se confier à la première coquette qui soupire, et mollir devant la coquette qui pleure.
5. O muse trompeuse! Dégoûté de tes illusions, je fuis loin de ta cour bigarrée, où siégent l'affectation et la languissante sensibilité, dont les sottes larmes ne peuvent jamais couler pour d'autres douleurs que pour les tiennes; qui se détourne des maux réels pour baigner de pleurs tes pompeuses idoles.
6. Unis-toi maintenant à la sympathie, vêtue de noir, couronnée de cyprès, qui niaisement soupire avec toi, dont le cœur saigne pour toutes les ames: appelle ta cour féminine et champêtre pour pleurer un adorateur perdu à jamais, qui jadis put brûler d'une ardeur égale, mais ne s'incline plus aujourd'hui devant ton trône.
7. Et vous, tendres nymphes, dont les larmes sont prêtes à couler à grands flots en toute occasion, dont les cœurs gémissent sous le poids de craintes imaginaires, et brûlent d'imaginaires délires: dites, pleurerez-vous mon nom absent, pleurerez-vous un apostat de votre aimable cortége? Un barde enfant peut du moins réclamer de vous quelques accens de sympathie.
8. Adieu, troupe folâtre; adieu pour toujours! L'heure du destin approche; déjà paraît le gouffre où vous devez être englouties sans causer de regrets: je vois le lac noir de l'oubli, agité par des vents que vous ne sauriez apaiser, abîme où vous et votre gracieuse souveraine devez, hélas! périr ensemble.
VI.
ÉLÉGIE SUR L'ABBAYE DE NEWSTEAD 44.
It is the voice of years that are gone! They
roll before me with all their deeds.
(Ossian.)
C'est la voix des ans qui sont passés! Ils roulent
devant moi avec tous leurs événemens.
1. Newstead! que le tems dévore si vite! séjour autrefois si brillant! asile de la religion, gloire de Henri repentant 45! Cloître, qui renfermes les tombes de tant de guerriers, de moines et de nobles dames, dont les ombres mélancoliques rôdent autour de tes ruines!
2. Salut! édifice plus honoré dans ta décadence que nos modernes demeures encore debout sur leurs colonnes! L'orgueil majestueux de tes voûtes porte un sombre défi aux orages de la destinée.
3. Je ne chante pas les serfs 46 qui, revêtus de leurs cottes de mailles, pour obéir à leur suzerain, demandent, dans un sombre appareil, la croix d'écarlate 47, ou s'assemblent pleins d'allégresse autour de la table du festin, fidèles soldats de leur chef, bande vaillante et immortelle.
4. Autrement, le magique regard de l'imagination pourrait suivre leur marche à travers le cours du tems, et contempler toute cette ardente jeunesse, destinée à mourir sous le ciel de la Judée, pour accomplir le pélerinage dont elle fit vœu.
5. Mais ce n'est pas de tes noires murailles, ô Newstead! que le baron part pour la guerre; son domaine féodal est dans d'autres contrées. Dans ton enceinte, la conscience déchirée cherche le repos et fuit l'éclat importun du jour.
6. Oui, dans tes obscures cellules et sous tes ombrages profonds, le moine abjura un monde qu'il ne pouvait plus revoir;--le crime, taché de sang, vint, en son repentir, chercher la consolation, et l'innocence échappa à la tyrannie de ses oppresseurs.
7. Un monarque ordonna que tu t'élevasses près de ces bois déserts, où jadis les bannis de Sherwood avaient coutume de rôder; et les crimes de la superstition, à couleurs si diverses, trouvèrent un abri sous le froc protecteur du prêtre.
8. Où maintenant croît l'herbe mouillée de rosée, humide vêtement de l'argile dont la vie s'est éteinte, là jadis les révérends pères vivaient en odeur de sainteté, et n'élevaient leurs voix pieuses que pour prier.
9. Où maintenant la chauve-souris agite ses larges ailes, aussitôt que le crépuscule 48 étend son ombre sur le jour qui s'évanouit; là jadis le chœur unit ses chants pour les vêpres, ou paya le tribut des matines à la Sainte-Vierge Marie 49.
Note 48: (retour) Byron, pour dire crépuscule, s'est servi du mot écossais gloaming; il fait à ce sujet la remarque suivante:--Comme gloaming, mot écossais pour twilight, est plus poétique, et a été recommandé par plusieurs littérateurs éminens, particulièrement par le docteur Moore, dans ses Lettres à Burns, je me suis hasardé à l'employer en raison de son harmonie.10. Les ans suivent les ans: les siècles chassent les siècles; les abbés se succèdent l'un à l'autre sans interruption: la charte de la religion est leur égide, jusqu'à ce qu'un royal sacrilége ait décrété leur condamnation.
11. Un Henri 50, de pieuse mémoire, éleva ces gothiques murailles, et donna à leurs saints habitans le repos et la paix; un autre Henri révoque ce généreux bienfait, et fait taire les sacrés accens de la dévotion.
12. Vaine est la menace ou la suppliante prière! Il les chasse de leur fortuné séjour; les condamne à errer dans un monde odieux, proscrits, désespérés, sans ami, sans asile, sans refuge, hormis leur Dieu.
13. Écoutez! Les échos répondent aux nouveaux bruits de cette musique martiale qui les ébranle! Les hérauts d'un seigneur belliqueux et hautain agitent les hautes bannières dans l'enceinte de ces murs.
14. Les cris lointains échangés par les sentinelles, le bruit des fêtes, le cliquetis des armes éclatantes, les hennissemens de la trompette et les sons graves du tambour s'unissent de concert et accroissent l'alarme.
15. Antique abbaye, te voilà devenue une forteresse royale 51! entourée d'une armée rebelle qui t'insulte! La guerre dirige ses redoutables machines contre ton front menaçant, et lance sur toi la destruction en pluie de soufre.
16. Vaine défense! Un traître ennemi, quoique vingt fois repoussé dans ses assauts, triomphe enfin de la bravoure par la ruse. Les assaillans à flots pressés écrasent le vassal fidèle; les étendards fumans de la rébellion flottent au-dessus de sa tête.
17. Le baron furieux ne cède pas la place sans vengeance; il engraisse du sang des traîtres la plaine couleur de pourpre. Toujours invaincu, il demeure armé de son sabre, et les jours de la gloire luisent encore pour lui.
18. En ce moment le guerrier souhaitait de s'ouvrir à lui-même une tombe au milieu des lauriers qu'il cueillait; mais sans doute une fée, protectrice de Charles, vint sauver l'ami et l'espoir du monarque.
19. Tremblante, elle le retira de cette lutte inégale, pour l'opposer au torrent sur d'autres champs de bataille; elle réservait sa vie pour de plus nobles combats 52: il devait conduire les rangs où tomba le divin Falkland 53.
Note 52: (retour) Lord Byron et son frère sir William occupèrent des postes éminens dans l'armée royale; le premier fut général en chef en Irlande, lieutenant de la Tour et gouverneur de Jacques, duc d'Yorck, depuis Jacques II; le second prit une part active à plusieurs batailles. Voir Clarendon, Hume, etc.20. Et toi, pauvre abbaye, livrée au plus effréné pillage, tandis que les mourans soupirent leur dernière prière, combien est changé l'encens que tu fais monter vers le ciel! Que de victimes se débattent sur ton sol ensanglanté!
21. Plus d'un brigand farouche souille ton gazon sacré de son cadavre horrible et pâle: sur les hommes et les chevaux entassés, amas d'impure corruption, court une bande sauvage de pillards.
22. Les sépulcres rangés en longues allées, et couverts des tristes insignes du deuil, sont eux-mêmes saccagés, et rendent par force à la lumière la poussière mortelle. Les morts n'échappent pas aux griffes de ces bandits, qui troublent le repos de la tombe pour chercher l'or enseveli.
23. La harpe se tait; la lyre guerrière est silencieuse; la mort a glacé la main du ménestrel, qui attaquait avec tant de feu les cordes frémissantes, et chantait la gloire de la palme martiale.
24. Enfin, les meurtriers, rassasiés de sang et gorgés de butin, se retirent.--On n'entend plus le bruit des combats. Le silence rentre dans son auguste empire, et l'horreur, noir fantôme, garde la porte massive.
25. C'est là que la désolation établit sa redoutable cour. Quels satellites annoncent son funeste avènement? Des oiseaux de sinistre augure accourent avec des cris funèbres pour veiller dans le temple sacré.
26. Bientôt les rayons réparateurs d'une nouvelle aurore chassent du ciel de la Bretagne les nuages de l'anarchie; le fier usurpateur redescend dans l'enfer, sa patrie: la nature triomphe de joie à la mort du tyran.
27. La tempête salue les gémissemens de son agonie: la voix des orages répond à ses derniers soupirs: la terre tremble en recevant ses ossemens; elle accueille à regret l'offrande d'une si sombre mort 54.
Note 54: (retour) C'est un fait historique. Une tempête violente arriva immédiatement après la mort ou l'enterrement de Cromwell: ce qui occasiona mainte dispute entre ses partisans et les cavaliers. Les deux partis s'accordèrent à y voir une manifestation de la pensée divine; mais était-ce approbation ou improbation? c'est ce que nous laissons à décider aux casuistes de ce siècle. J'ai tiré parti de cette circonstance comme il convenait au sujet de mon poème.28. Le pilote légitime 55 reprend le gouvernail; il guide le navire de l'état à travers de paisibles mers. L'espérance, comme jadis, réjouit de son sourire le tranquille royaume, et guérit les blessures saignantes de la haine lassée.
29. Alors, Newstead! les mornes habitans de tes cellules abandonnent en hurlant leurs nids violés; le suzerain reprend possession de son fief, dont, après tant d'absence, il jouit avec enthousiasme.
30. Les vassaux, dans ton enceinte hospitalière, bénissent à grands cris, et le verre en main, le retour de leur seigneur; la culture embellit de nouveau la joyeuse vallée, et les femmes, naguère en deuil, cessent de se lamenter.
31. Mille chants frappent les échos mélodieux; les arbres se vêtissent d'un feuillage inaccoutumé. Écoutez! le cor résonne sur un ton suave; le cri du chasseur se prolonge dans le souffle de la brise.
32. Les vallées s'ébranlent sous les pas des coursiers. Que de craintes, que d'inquiètes espérances accompagnent la chasse! Le cerf expirant cherche un refuge dans le lac; de cris de triomphe annoncent que tout est fini.
33. Jours heureux! trop heureux pour durer! Voilà les plaisirs simples que connaissaient nos vertueux ancêtres. Aucun vice brillant ne les leurrait de son éclat trompeur: leurs joies étaient nombreuses, et rares étaient leurs soucis.
34. Durant un long espace, les fils succèdent aux pères; le tems emporte les années, et la mort lance son dard. Un autre baron presse le cheval écumant: une autre bande poursuit le cerf haletant.
35. Newstead! quel triste changement de spectacle! Ta nef qui s'entr'ouvre présage les progrès d'une lente décadence. Le dernier et le plus jeune d'une noble race tient aujourd'hui sous son empire tes tourelles tombant en poudre.
36. Il escalade tes vieilles tours grises, maintenant si désertes; il regarde tes voûtes, à l'abri desquelles dorment les morts des âges féodaux, tes dortoirs ouverts aux pluies de la froide saison: il regarde, il regarde et pleure.
37. Pourtant ses larmes ne sont point l'emblème du regret; c'est une affection bien chère qui leur commande de couler: la fierté, l'espérance et l'amour lui défendent de t'oublier, et allument dans son sein une flamme brûlante.
38. Oui, il te préfère aux dômes brillans d'or, ou aux mesquines grottes que la vanité des grands décore d'ornemens bizarres: oui, il soupire au milieu de tes tombes humides et moussues, sans exhaler un murmure contre la volonté du sort.
39. Peut-être ton soleil encore se lèvera, et t'éclairera des éblouissans rayons de son midi; peut-être les heures redeviendront pour toi aussi brillantes que jadis, et tes jours à venir n'envieront rien à tes jours passés.
VII.
A. E. N. L. Esq.
Nil ego contulerim jucundo sanus amico.
(Hor. Epist.)
Cher L***, dans cette retraite isolée, quand tout autour de moi est plongé dans le sommeil, les jours heureux de notre vie passée renaissent et se déroulent au regard de l'imagination. Ainsi, lorsque au milieu de l'orage, et malgré les nuages amoncelés qui obscurcissent le jour, je vois une bande étincelante de couleurs variées se dessiner sur l'horizon, alors je salue l'arc céleste qui répand le signal de la paix future, et qui commande aux élémens de cesser leur guerre. Ah! quoique le présent n'apporte que des peines, je songe que ces jours d'autrefois peuvent revenir; ou si, dans un moment de noire mélancolie, une crainte, envieuse de mon bonheur, se glisse par surprise en mon sein, combat ma plus chère pensée et interrompt mon songe doré,--j'exorcise le malin esprit, et je m'abandonne encore à ma rêverie accoutumée. Quoique nous ne devions plus désormais répéter dans la vallée de Granta la leçon du pédant, ni poursuivre à travers les bocages de l'Ida nos délicieuses visions; quoique la jeunesse ait fui sur ses ailes de rose, et que l'âge mûr fasse valoir ses droits sévères, le tems ne détruira pas toute espérance, et nous accordera quelques heures d'une joie modérée.
Oui, j'espère que l'aile vaste du tems versera autour de nous quelques rosées printanières; mais si la fatale faux doit moissonner toutes les fleurs de ces bosquets magiques, où la riante jeunesse se plaît à demeurer, où les cœurs palpitent d'un naïf enthousiasme; si l'âge mûr, au front sombre, aux froides contraintes, arrête l'entraînement de l'ame, glace dans l'œil les larmes de la pitié, ou comprime le soupir de la sympathie, s'il entend sans émotion le gémissement de l'infortune, et qu'il m'ordonne de n'avoir plus de sensibilité que pour moi seul, oh! puisse mon cœur n'apprendre jamais à étouffer ses naïfs et généreux instincts! puisse-t-il toujours mépriser un sévère censeur, et n'oublier jamais le malheur d'autrui! Oui, tel que vous m'avez connu dans ces jours sur lesquels mon souvenir s'arrête encore, puisse-je errer toujours sans guide, sans sociales entraves, et jusques au déclin de l'âge, rester enfant par le cœur! Quoique emportée aujourd'hui par d'aériennes visions, mon ame est toujours la même pour vous; ç'a été souvent mon destin de pleurer, et toutes mes anciennes joies sont refroidies. Mais; loin de moi, heures aux couleurs noires! votre sombre empire est passé, mon chagrin n'est déjà plus; j'en jure par toutes les félicités que connut mon enfance; ma pensée ne se fixera plus sur votre ombre. Ainsi, quand la colère de l'ouragan est tombée, et que les cavernes de la montagne ne laissent plus échapper leurs tristes mugissemens, nous ne songeons plus à la bise d'hiver, invités au repos par la douce haleine du zéphir. Trop souvent ma muse enfantine mit au ton de l'amour sa lyre languissante; mais aujourd'hui, sans objet aucun que je puisse choisir, mes chants expirent en soupirs à demi formés. Hélas! mes jeunes nymphes ont fui; E--est épouse, C--est mère, Caroline soupire solitaire, Marie s'est donnée à un autre, et Cora, dont le regard se promenait naguère sur moi, ne saurait plus aujourd'hui ranimer mon amour. En vérité, cher L***, il est tems de fuir, car le regard de Cora brille pour tous. Et quoique le soleil dispense également à tous la lumière de ses rayons bienfaisans, et que l'œil d'une femme soit un soleil, ce dernier ne devrait luire que pour un seul. Le méridien de l'ame ne convient pas à celles dont le soleil dispense un universel été. Ainsi, toutes mes anciennes flammes sont éteintes; et l'amour, pour moi, n'est plus qu'un nom. Quand les flammes de l'incendie s'affaissent, ce qui naguères en accroissait la lumière et la dévorante ardeur, en disperse maintenant dans l'ombre toutes les étincelles: ainsi fait le feu des passions, lorsque le jeune garçon ou la jeune fille se souviennent encore, mais que toute la force de l'amour expire et s'éteint sur une braise mourante. Mais aujourd'hui, cher L***, il est minuit, et les nuages obscurcissent la lune vaporeuse, dont je ne redirai pas les beautés, décrites dans les vers de tous les écoliers; car pourquoi marcherai-je dans le sentier que tout barde a foulé avant moi? Toutefois, avant que ce flambeau argenté des nuits ait trois fois parcouru son cercle accoutumé, trois fois renouvelé sa course de lumière et chassé les ténèbres profondes, je compte, ô mon aimable ami, que nous verrons son disque errant au-dessus du séjour paisible et chèrement aimé qui servit naguère d'asile à notre premier âge. Là, nous nous mêlerons à la bande joyeuse de ceux que connut notre enfance; maint récit des jours passés emportera les heures riantes, et nos ames s'inonderont de la rosée sacrée des plaisirs intellectuels, jusqu'à ce que le croissant de Diane pâlisse et luise à peine à travers le brouillard du matin.
VIII.
A *** 56.
1. Oh! si ma destinée eût été jointe à la tienne comme jadis ce don en semblait le gage, jamais tant de folies ne m'eussent entraîné: car alors ma paix n'eût point été troublée.
2. A toi, je dois ces fautes de mon jeune âge; à toi, la censure des sages et des vieillards: car ils savent mes péchés, et ils ne savent pas que le tien fut de rompre les liens de l'amour.
3. Naguère mon ame était pure comme la tienne, et pouvait étouffer toutes ses flammes naissantes. Mais où sont aujourd'hui tes sermens? c'est un autre qui les a reçus.
4. Peut-être je pourrais détruire la paix de mon rival, lui ravir le bonheur qui l'attend: mais que la joie lui sourie toujours: en mémoire de toi, je ne puis le haïr.
5. Ah! depuis que je t'ai perdue, ange de beauté! mon cœur ne peut rester fidèle à aucune femme. Ce qu'il cherchait en toi seule, il tente, hélas! de le trouver en plusieurs maîtresses.
6. Adieu donc, õ fille perfide! Te regretter serait vain et stérile. Ni l'espérance ni le souvenir ne me prêtent leur aide, mais l'orgueil seul peut m'apprendre à t'oublier.
7. Et pourtant toute cette folle dépense d'années, cercle fatigant de plaisirs éventés, ces mille et mille amours, ces craintes d'une matrone, ces chants de délire inspirés par la passion,
8. Si tu avais été à moi, tout cela ne serait pas:--ces joues, que les désordres de mon jeune âge ont pâlies, n'auraient jamais été colorées par la fièvre des passions, mais auraient fleuri dans le calme du bonheur domestique.
9. Oui, naguère les scènes champêtres m'étaient douces, car la nature semblait sourire devant toi: naguère mon cœur abhorrait l'illusion, car il ne battait que pour t'adorer.
10. Mais aujourd'hui je cours après d'autres joies: la réflexion jetterait mon ame dans la démence; au milieu d'une foule irréfléchie et d'un bruit vide de pensées, je triomphe à demi de ma profonde tristesse.
11. Cependant une idée funeste se glisse encore dans mon sein, en dépit de mes vains efforts; et des démons eux-mêmes plaindraient ce que je sens à penser que tu es perdue pour jamais.
IX.
STANCES.
1. Plût à Dieu que je fusse encore un enfant étourdi, séjournant encore dans ma caverne des Highlands, errant dans la sombre forêt ou jouant sur la vague bleuâtre! La pompe incommode de l'orgueil saxon 57 ne va pas à une ame libre qui aime les flancs escarpés de la montagne et cherche les rocs où se brisent les ondes.
2. Fortune! reprends ces plaines cultivées, reprends ce nom éclatant! Je hais l'attouchement des mains serviles; je hais les esclaves qui rampent autour de moi: place-moi sur les rochers que j'aime, qui répondent aux rugissemens sauvages de l'océan. Je ne te demande qu'une faveur,--celle d'errer encore au milieu des scènes que ma jeunesse a connues.
3. J'ai vécu peu d'années, et je sens déjà que le monde n'est pas fait pour moi.--Ah! pourquoi d'épaisses ténèbres cachent-elles l'heure où l'homme doit cesser d'être? Autrefois j'avais devant les yeux un rêve éblouissant, une scène imaginaire de bonheur. O vérité!--pourquoi tes odieux rayons éclairèrent-ils à mon réveil un monde tel que celui-ci?
4. J'aimais;--mais ceux que j'aimais ne sont plus; j'avais des amis,--mes jeunes amis ont disparu. Ah! quelle tristesse pèse sur un cœur solitaire, quand toutes ses espérances sont mortes! Quoique de gais compagnons, le verre en main, chassent un instant le sentiment du malheur; quoique le plaisir agite l'ame délirante, ah! le cœur--le cœur est toujours vide.
5. Quel ennui! Entendre la voix de ceux que le rang ou le hasard, que la richesse ou le pouvoir associent sans amitié ou inimitié à nos heures de fête. Rendez-moi quelques amis fidèles, dont l'âge et les sentimens soient les miens, et je fuirai la réunion nocturne et bruyante où la joie n'est pourtant qu'un nom.
6. Et toi, femme! être adorable! mon espoir, ma consolation, mon tout! Combien mon sang doit être refroidi, puisque je commence à me blâser de tes sourires! J'abandonnerais sans soupirer cette scène agitée de maux brillans, pour posséder ce contentement calme que la vertu connaît ou semble connaître.
7. Je fuirais volontiers les demeures des hommes. Je veux fuir, et non haïr le genre humain; mon cœur soupire après la sombre vallée dont l'obscurité convient aux sombres pensers. Oh! que n'ai-je les ailes qui portent la tourterelle à son nid! je m'élancerais vers la voûte des cieux, pour m'enfuir et m'aller reposer 58.
X.
VERS ÉCRITS SOUS UN ORME
DANS LE CIMETIÈRE DE HARROW-ON-THE-HILL.
Septembre 2, 1807.
Asile de ma jeunesse! toi dont les vieux arbres soupirent agités par la brise qui rafraîchit ton ciel serein, tu me vois rêver solitaire, moi qui souvent ai foulé ton doux et verdoyant gazon avec ceux que j'aimais, avec ceux qui, dispersés au loin, déplorent peut-être comme moi les heureuses scènes de leurs jours passés. En suivant de nouveau les contours de la colline, mes yeux t'admirent, mon cœur t'adore encore, toi, vieil ormeau, dont l'ombrage m'abrita tant de fois pendant ces rêveries qui emportaient rapidement les heures du crépuscule. Je viens encore reposer mes membres au même lieu; mais, hélas! mes pensées ne sont plus les mêmes. Oh! comme tes branches, gémissant sous l'effort du vent, invitent mon cœur à rappeler le passé, et semblent dire dans leur aimable murmure: «Jouis, quand tu le peux encore, d'un long et dernier adieu.»
Quand le sort, enfin, glacera ce sein brûlant de fièvre, et en calmera pour jamais les soucis et les passions... Souvent j'ai pensé qu'il serait doux à ma dernière heure (si quelque chose peut être doux à l'instant où la vie résigne sa puissance) de savoir qu'une humble tombe, une cellule étroite, renfermerait mon cœur là où il aima demeurer. Oui, je le crois, il y aurait un charme à mourir dans ce rêve: ici battit mon cœur; ici puisse-t-il reposer! Puissé-je dormir où naquirent toutes mes espérances! dans ce lieu, théâtre de mon jeune âge, et asile de mon éternel sommeil; puissé-je rester à jamais étendu sous ce dais de feuillage, caché par le gazon sur lequel joua mon enfance, couvert par le sol qui revêt un lieu bien aimé, confondu avec la terre que foulèrent mes pas; béni par les voix qui charmèrent ma jeune oreille, pleuré du petit nombre d'amis que mon ame reconnaissait ici, regretté par ceux qui furent mes compagnons à l'aurore de mes jours, et oublié de tout le reste du monde.
LA MORT DE CALMAR
ET D'ORLA,
IMITATION D'OSSIAN MACPHERSON 59.
Note 59: (retour) Il est peut-être nécessaire de remarquer que cette histoire, quoique la catastrophe soit fort différente, est tirée de l'épisode de Nisus et Euryale, dont nous avons déjà donne une traduction dans ce volume.(Note de Lord Byron.)
Voir la liste des pièces classiques traduites ou imitées par Byron. Il est à peine besoin d'avertir que cette histoire est écrite en prose dans l'original.
(N. du Tr.)
LA MORT DE CALMAR
ET D'ORLA.
Chers sont les jours de la jeunesse! La vieillesse arrête son regard sur leurs souvenirs à travers le brouillard du tems. Elle rappelle, au crépuscule de la vie, les heures éclairées par le soleil du matin. Elle lève sa lance d'une main tremblante. «C'est avec un bras moins faible, s'écrie-t-elle, que je maniai le fer devant mes pères!» La race des héros n'est plus! mais leur renommée retentit sur la harpe; leurs ames volent sur les ailes du vent! Ils entendent le chant de gloire à travers les soupirs de la tempête, et se réjouissent dans leurs palais de nuages! Tel est Calmar: la pierre grise marque l'étroite demeure de sa cendre; il regarde la terre du haut des orages; il roule son ombre dans le tourbillon de l'ouragan, et plane sur la brise de la montagne.
Morven 60 était la patrie de ce chef, foudre de guerre en l'armée de Fingal 61. Ses pas, sur le champ de bataille, laissaient leurs traces dans le sang; les enfans de Lochlin 62 avaient fui devant sa lance irritée. Mais doux était l'œil de Calmar: douces étaient les ondes de sa jaune chevelure, qui brillait comme le météore de la nuit. Aucune vierge ne fit soupirer son cœur; ses pensées étaient toutes données à l'amitié, à Orla, dont les cheveux sont noirs, à Orla, destructeur des héros! Leurs épées étaient égales dans le combat: Orla avait un orgueil farouche qui ne s'adoucissait que pour Calmar. Tous deux ils demeuraient dans la caverne d'Oïthona.
De Lochlin, le roi Swaran s'élança sur les flots bleus. Les enfans d'Erin 63 tombèrent sous sa puissance. Fingal excita ses chefs au combat: leurs vaisseaux couvrent l'océan. Leurs troupes se pressent sur les vertes collines. Ils accourent au secours d'Érin.
La nuit s'éleva dans les nues. Les ténèbres couvrent les armées; mais les chênes qui flambent brillent dans la vallée. Les enfans de Lochlin dormaient; leurs rêves étaient de sang. Ils brandissent en pensée leurs lances, et Fingal s'enfuit... Autre est l'armée de Morven. Veiller fut le poste d'Orla. Calmar se tenait à son côté. Leurs lances étaient dans leurs mains. Fingal appela ses chefs: ils s'assemblèrent autour de lui. Le roi était dans le milieu; ses cheveux étaient gris; mais redoutable encore était le bras du roi. Les ans n'avaient point flétri ses forces. «Enfans de Morven, dit le héros, demain nous attaquons l'ennemi; mais où donc est Cuthullin, ce bouclier d'Érin? Il se repose dans les palais de Tura; il ne sait pas notre venue. Qui volera vers le héros à travers le camp de Lochlin, et appellera aux armes le chef vaillant? La route est au milieu des épées ennemies; mais nombreux sont mes héros: ce sont tous des foudres de guerre. Parlez, chefs! qui se lèvera?
--Fils de Trenmor! que cet exploit me soit accordé, dit le noir Orla, et accordé à moi seul. Qu'est-ce que la mort pour moi? J'aime le sommeil des forts, mais le danger est petit. Les enfans de Lochlin rêvent à cette heure. J'irai chercher Cuthullin dont le char est si rapide. Si je tombe, commandez le chant des bardes, et placez-moi sur les bords des ondes du Lubar.--Et tomberas-tu seul? dit le blond Calmar. Laisseras-tu ton ami loin de toi? chef d'Oïthona! Mon bras n'est pas faible dans la bataille. Te verrais-je mourir sans lever ma lance? Non, Orla! nous avons ensemble chassé le chevreuil et pris place au festin, ensemble parcouru le chemin du péril, ensemble habité la caverne d'Oïthona: ensemble donc dormons dans une place étroite sur les bords du Lubar.--Calmar, dit le chef d'Oïthona, pourquoi ta jaune chevelure se ternirait-elle dans la poussière d'Érin? Laisse-moi tomber seul. Mon père habite son palais aérien; il se réjouira d'accueillir son fils: mais Mora, aux yeux bleus, prépare le festin pour son fils sur le Morven. Elle prête l'oreille aux pas du chasseur sur la bruyère, et croit reconnaître la marche de Calmar. Je ne veux pas que l'on dise: Calmar est tombé sous le fer de Lochlin; il est mort avec le sombre Orla, le chef au noir sourcil. Pourquoi les larmes obscurciraient-elles l'œil azuré de Mora? Pourquoi la forcer à maudire Orla, qui guida Calmar à la mort? Vis donc, Calmar! vis, pour élever sur ma cendre une pierre que couvrira la mousse: vis pour me venger dans le sang de Lochlin. Joins-toi au chant des bardes sur ma tombe. La voix de Calmar rendra le chant de mort bien doux à Orla. Mon ombre sourira au bruit des éloges.--Orla, dit le fils de Mora, pourrais-je unir ma voix au chant de mort de mon ami? pourrais-je livrer aux vents sa renommée? Non, mon cœur ne parlerait qu'en soupirs: faibles et brisés sont les accens du chagrin. Orla! nos ames entendront ensemble le chant funèbre. Une seule urne nous enfermera tous deux là-haut: les bardes mêleront les noms d'Orla et de Calmar.
Ils quittent le cercle des chefs. Leurs pas se dirigent vers le camp de Lochlin. La mourante flamme du chêne ne répand plus qu'une sombre lueur dans les ténèbres. L'étoile du nord dirige leur course vers Tura. Swaran repose sur sa colline solitaire. Là, les troupes sont confondues; le sommeil fronce leurs paupières. Les soldats ont mis leurs boucliers sous leurs têtes. Leurs épées brillent au loin, réunies en faisceaux. Les feux sont expirans; les tisons s'en vont en fumée. Tout se tait; mais la brise gémit sur les rochers au-dessus du camp. D'un pas léger, nos héros se coulent à travers l'armée endormie. Déjà la moitié du voyage est faite, quand Mathon, reposant sur son bouclier, frappe le regard d'Orla. Soudain l'œil du guerrier darde, au milieu des ténèbres, d'étincelans éclairs: la lance est en arrêt: «Pourquoi froncer ce sourcil furieux, chef d'Oïthona? dit le blond Calmar, nous sommes au milieu des ennemis. Est-il tems de s'arrêter!--Il est tems de me venger, dit Orla, chef aux noirs sourcils, Mathon de Lochlin dort: vois-tu sa lance? c'est le sang de mon père qui en rouille la pointe. Le sang de Mathon fumera sur le mien; mais le tuerai-je endormi, fils de Mora? Non, il sentira sa blessure; ma renommée ne s'élevera pas sur le sang du sommeil. Debout, Mathon! debout! le fils de Connal t'appelle, ta vie lui appartient; debout! au combat!» Mathon se réveille en sursaut, mais se leva-t-il seul? non: les chefs se lèvent en foule dans la plaine: «Fuis! Calmar! fuis! dit le noir Orla, Mathon est à moi, je mourrai avec joie; mais Lochlin s'amasse à l'entour; fuis à travers l'ombre de la nuit.» Orla se retourne, le heaume de Mathon est fendu, son bouclier tombe de son bras, Mathon frissonne baigné dans son sang; il roule à terre près du chêne enflamme: Strumon le voit tomber: sa colère s'allume; son arme flamboie sur la tête d'Orla; mais une lance a percé son œil, sa cervelle s'échappe à travers la blessure; elle écume sur la lance de Calmar. Comme roulent les vagues de l'océan contre deux puissans navires du nord, ainsi se jettent les hommes de Lochlin sur les deux chefs. Comme, en brisant la houle écumante, naviguent fièrement les navires du nord, ainsi s'élèvent les chefs de Morven sur les casques dispersés de Lochlin. Le cliquetis des armes est venu à l'oreille de Fingal. Il frappe son bouclier; ses enfans se pressent à l'entour; les soldats foulent aux pieds la bruyère; Ryno bondit de joie. Ossian accourt en armes. Oscar brandit sa lance. Les plumes d'aigle de Fillan flottent au gré des vents. Terrible est le bruit de la mort! Nombreuses sont les veuves de Lochlin. La force de Morven a prévalu.
L'aurore éclaire les collines; on ne voit aucun ennemi vivant; mais ceux qui dorment sont en grand nombre; ils sont gisans, l'air farouche, sur le sol d'Erin. La brise de l'océan soulève leurs cheveux; cependant ils ne s'éveillent point. Les éperviers poussent des cris aigus au-dessus de leur proie.
Quelle est cette jaune chevelure qui ondoie sur la poitrine d'un chef? Brillante comme l'or de l'étranger, elle se mêle à la noire chevelure de son ami. C'est Calmar; il gît sur le sein d'Orla. Il n'y a qu'un seul ruisseau de sang. Farouche est le regard du noir Orla. Ce héros ne respire plus; mais son œil est encore une flamme; il brille dans la mort à travers sa paupière ouverte. La main d'Orla est fortement serrée dans celle de Calmar; mais Calmar vit encore! Il vit, quoique d'un souffle bien faible: «Lève-toi, dit le roi; lève-toi, fils de Mora; c'est à moi de panser les blessures des héros. Calmar peut encore courir sur les collines de Morven.
--Calmar ne chassera plus le daim de Morven avec Orla, dit le héros: qu'est pour moi la chasse sans mon ami? Qui partagerait les dépouilles du combat avec Calmar? Orla repose pour toujours. Ton ame était âpre, Orla! mais elle m'était douce comme la rosée du matin. C'était pour les autres l'éclair de la foudre: pour moi, le rayon argenté du jour. Portez mon épée à Mora aux yeux bleus: qu'on la suspende en ma salle déserte; elle n'est pas pure de sang, mais elle n'a pu sauver Orla. Placez-moi avec mon ami: commandez le chant des bardes, quand je ne serai plus.»
Ils sont ensevelis près des ondes du Lubar. Quatre pierres grises marquent la demeure d'Orla et de Calmar.
Quand Swaran eût été soumis, nos voiles s'élevèrent sur les flots bleus. Les vents rendirent nos navires à Morven. Les bardes commencèrent leur chant.
«Quelle ombre s'élève sur le rugissement des mers? quel sombre fantôme paraît sur le torrent rouge de feu des tempêtes? sa voix roule dans le tonnerre: c'est Orla, le chef d'Oïthona, dont les cheveux étaient noirs. Il était sans pareil dans la guerre. Paix à ton ame, Orla! ta renommée ne périra pas. Ni la tienne, ô Calmar! Qu'aimable était ta grâce, fils de Mora aux yeux bleus: mais ton épée n'était pas inactive. Elle pend aujourd'hui dans ta caverne. Les fantômes de Lochlin gémissent autour de ce fer. Entends ta louange, Calmar! Elle habite dans la voix des forts. Ton nom ébranle les échos de Morven. Lève donc ta blonde chevelure, fils de Mora: étends-la sur l'arc-en-ciel, et souris à travers les pleurs de la tempête 64.»
Note 64: (retour) Je crains que la dernière édition de Laing n'ait tout-à-fait renversé l'espérance que l'Ossian de Macpherson fût une traduction d'un recueil de poèmes complets en eux-mêmes; mais, l'imposture une fois découverte, le mérite de l'ouvrage demeure incontesté, quoiqu'il y ait des fautes, et particulièrement, en quelques passages, des formes de style fort ampoulées.--L'humble imitation qu'on vient de lire trouvera grâce devant les admirateurs de l'ouvrage original; c'est un essai, bien inférieur, il est vrai; mais qui fait preuve d'attachement pour leur auteur favori.