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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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FIN DES HEURES DE LOISIR.



LA PROPHÉTIE

DU DANTE.

'Tis the sunset of life gives me mystical lore.
And coming events cast their shadows before.


(Campbell.)

C'est le soir de la vie qui me donne une mystérieuse
leçon; et l'avenir projette son ombre devant moi.






DÉDICACE.



Femme adorée 65! Si pour le froid et nuageux climat où je suis né, mais où je ne voudrais pas mourir, j'ose imiter le patriarche de la poésie italienne, et bâtir en rimes dures une copie runique 66 des sublimes chants du sud, c'est toi seule qui en es la cause; et quoique je demeure au-dessous de son immortelle harmonie, ton cœur aimant me pardonnera mon crime. Oui, fière de beauté et de jeunesse, tu parlas: et pour toi, parler, être obéie, c'est même chose; mais ce n'est que sous le soleil du sud que de tels sons se prononcent, que de tels charmes se déploient, qu'un si doux langage sort d'une si jolie bouche.--Ah! quels efforts ta parole ne pourrait-elle inspirer?

Ravenne, juin 21, 1819 67.

Note 65: (retour) M.A.P. traduit lady par belle Ausonienne.

(N. du Tr.)

Note 66: (retour) Nom donné à la langue, aux caractères alphabétiques, aux poésies, aux monumens des anciens Scandinaves ou peuples du nord.

(N. du. Tr.)

Note 67: (retour) La date seule nous apprendrait que cette dédicace est adressée à la comtesse Guiccioli, alors maîtresse de Byron.

(N. du Tr.)





PRÉFACE.



Pendant le cours d'une visite à la cité de Ravenne, on fit entendre à l'auteur qu'ayant composé quelque chose sur l'emprisonnement du Tasse, il devrait en faire autant sur l'exil du Dante:--le tombeau du poète étant un des objets les plus intéressans de cette ville, tant pour les habitans eux-mêmes que pour les étrangers.

«Sur cet avis, je parlai;» et il en est résulté les quatre chants in terza rima 68 que j'offre aujourd'hui au lecteur. S'ils sont compris et approuvés, c'est mon dessein de continuer le poème en divers autres chants jusques à sa conclusion naturelle, c'est-à-dire jusqu'au siècle présent. Le lecteur est prié de supposer que le Dante s'adresse à lui, durant l'intervalle qui sépare l'achèvement de la Divine Comédie et l'époque de sa mort, et que c'est même peu de tems avant ce dernier événement qu'il prophétise d'une manière générale les destinées de l'Italie dans les siècles suivans. En adoptant ce plan, j'ai eu dans l'esprit la Cassandre de Lycophron et la Prophétie de Nérée d'Horace, aussi bien que les prophéties de l'Écriture-Sainte. Le rhythme adopté est le tercet du Dante, rhythme que je ne sais pas avoir été, jusqu'à ce jour, employé dans notre langue, si ce n'est peut-être par M. Hayley, de la traduction duquel je n'ai jamais vu qu'un extrait, cité dans les notes de Caliph Vathek. Ainsi donc,--si je ne me trompe,--ce poème peut être considéré comme une expérience de métrique. Les chants sont courts, et à peu près de la même longueur que ceux du poète dont j'ai emprunté le nom, et très-probablement emprunté en vain.

Note 68: (retour) Terza rima. On nomme ainsi, dans la métrique italienne, un mode de versification dans lequel trois vers de même rime se croisent toujours avec trois autres vers également de même rime, de telle sorte que le poème entier est disposé en tercets, dont le dernier vers reproduit la rime pour la troisième et dernière fois. Citons, pour exemple, les six premiers vers de la Prophétie:

Once more in man's frail world! which I had left

So long that 't was forgotten; and I feel

The weight of clay again,--too soon bereft

Of the immortal vision which could heal

My earthly sorrows, and to God's own skies

Lift me from that deep gulf without repeal, etc.

(N. du Tr.)

Entre autres inconvéniens qu'éprouvent les auteurs dans ce siècle-ci; il est difficile à quelqu'un qui s'est fait une réputation, bonne ou mauvaise, d'échapper à la traduction. J'ai eu l'occasion de voir le quatrième chant de Childe-Harold traduit en ce que les Italiens nomment versi sciolti,--c'est-à-dire, un poème écrit en vers blancs, suivant le mode de la stance spensérienne, sans aucun égard aux divisions naturelles de la stance ou du sens. Si le présent poème, roulant sur un sujet national, éprouve le même sort, je prierai le lecteur italien de se rappeler qu'en échouant dans l'imitation de son grand Padre Alighieri, j'ai échoué à imiter ce que tous étudient et ce que peu comprennent, puisque, jusqu'à ce jour, on n'a pas encore déterminé le sens de l'allégorie du premier chant de l'Enfer, à moins que l'ingénieuse et probable conjecture du comte Marchetti ne soit considérée comme ayant décidé la question.

Mais j'obtiendrai d'autant mieux le pardon de mon insuccès, que je ne suis pas du tout sûr que mon succès fasse plaisir, puisque les Italiens, par un sentiment excusable de nationalité, sont particulièrement jaloux de tout ce qui leur reste de national--de leur littérature, et puisque, dans l'amertume de la guerre actuelle entre le classicisme et le romantisme, ils sont fort peu disposés à permettre à un étranger de les approuver ou de les imiter, et à ne pas trouver quelque blâme dans sa présomption ultramontaine 69. Je le conçois aisément, sachant ce qu'on penserait en Angleterre d'un Italien qui imiterait Milton, ou bien encore si une traduction de Monti, de Pindemonte ou d'Arici était présentée, à la génération qui s'élève, comme un modèle pour leurs essais poétiques à venir. Mais je m'aperçois que ma préface dégénère en adresse aux lecteurs italiens, lorsque réellement je n'ai affaire qu'aux lecteurs anglais: et d'ailleurs, que le nombre en soit petit ou grand, je dois prendre congé des uns et des autres.

Note 69: (retour) En français, ultramontain signifie le plus ordinairement ce qui existe en Italie. Cela est simple; le mot, dans son étymologie, veut dire: qui est au-delà des monts. Pour un Français, un Italien est un ultramontain; mais pour un Italien, c'est l'Anglais, le Français, l'Allemand, etc., qui sont ultramontains. Ici, Lord Byron a employé le mot dans le dernier sens. (N. du Tr.)




Chant Premier.



Me voici encore une fois dans le frêle monde de l'homme! j'en avais été si long-tems absent, que je l'avais oublié: mais je sens de nouveau le poids de mon argile,--trop tôt privé de l'immortelle vision, qui, guérissant mes terrestres chagrins, m'enleva jusqu'au céleste séjour de Dieu, du fond même de cet immense gouffre où il n'y a plus d'espérance, où naguère mes oreilles avaient retenti des hurlemens des esprits à jamais damnés:--m'enleva de ce lieu de moindres tourmens, d'où les hommes peuvent s'élever, purifiés par le feu, pour se joindre à la race angélique, parmi laquelle la brillante lumière de ma Béatrix 70 éclaira mon ame ravie;--m'enleva jusqu'aux pieds de l'éternelle Trinité; du Dieu grand, origine et fin de toutes choses, très-bon, mystérieux, triple, unique, infini, ame universelle:--enfin, conduisit d'étoile en étoile le voyageur mortel, que tant de gloire ne foudroyait pas, jusqu'au trône de la toute-puissance. O Béatrix! dont le beau corps est si long-tems demeuré sous le gazon et sous la froide pierre de marbre! toi qui fus seule à mes jeunes années un pur ange d'amour!--amour ineffable, qui s'empara de mon cœur tout entier; car rien autre que toi sur la terre ne fit dès-lors palpiter mon sein; car te rencontrer dans le ciel, c'était rencontrer ce que cherchait mon ame errante, semblable à la colombe de l'arche, qui ne reposa son aile qu'après avoir trouvé le rameau d'heureux présage;--oui, Béatrix, sans ta lumière, mon paradis eût toujours été incomplet 71. Dès que le soleil eut réjoui ma vue de mon dixième été, tu fus ma vie, tu fus l'essence de ma pensée; je t'aimai avant de connaître le nom d'amour; tu brilles encore dans les yeux ternes du vieillard, tout affaiblis qu'ils sont par la persécution, par les ans, par le bannissement, par les larmes pour toi versées, et que d'autres douleurs n'auraient pu m'arracher: car ce n'est point ma nature de fléchir sous la tyrannie d'une faction, ou devant les criailleries de la multitude. Après une lutte longue et vaine, je fus chassé: jamais, si ce n'est quand le regard de mon esprit perce les nuages suspendus sur l'Apennin, et s'étend jusqu'à Florence, jadis si fière de moi; non, jamais je ne puis retourner sur mon sol natal, même pour y mourir: n'importe, ils n'ont pas encore dompté l'ame sévère et haute du vieil exilé. Mais le soleil, quoique brillant encore sur l'horizon, doit enfin se coucher; la nuit vient; je suis vieux en jours, en actions et en méditations; j'ai rencontré la destruction face à face dans toutes les voies. Le monde m'a laissé aussi pur qu'il m'a trouvé; et si je n'en ai pas encore obtenu les louanges, je ne les ai point recherchées à l'aide de vils artifices. L'homme outrage, le tems venge; mon nom formera peut-être un monument entouré de quelque clarté: et certes, ce n'eût point été le but, la fin suprême de mon ambition, que de grossir la vaine liste de ceux qui naviguent dans la basse mer de la renommée, et font enfler leurs voiles par l'inconstante haleine des hommes; que d'obtenir la fausse gloire d'être classé, avec les conquérans et les autres ennemis de la vertu, dans les sanglantes chroniques des âges passés. J'aurais voulu voir ma Florence grande et libre 72: ô Florence! Florence! Tu fus pour moi comme cette Jérusalem sur laquelle le Tout-Puissant a pleuré; mais tu ne voulus pas: comme l'oiseau cache sa tendre couvée, je t'aurais cachée sous une aile paternelle si tu avais écouté ma voix: mais sourde et farouche, comme la couleuvre, tu dirigeas ton venin contre le sein qui te chérissait; tu confisquas mes biens, et condamnas au feu ma personne maudite. Hélas! combien sont amères les imprécations de la patrie, à celui qui pour elle aurait expiré, mais ne méritait pas d'expirer par elle; à celui qui l'aime, oui, l'aime encore malgré son injuste colère. Le jour viendra peut-être, où elle cessera de fermer les yeux à la vérité; le jour viendra peut-être, où elle serait fière de posséder la poussière qu'elle condamne à être le jouet des vents 73, et de transférer dans son enceinte le tombeau de celui à qui elle a refusé une demeure. Mais cela ne lui sera point accordé; il faut que ma poussière dorme où je serai tombé; non, le pays où je respirai pour la première fois, mais qui, dans un accès de furie, m'envoya respirer l'air d'un ciel étranger, ne reprendra pas mes ossemens indignés, parce qu'en son caprice il oublie son courroux et révoque sa sentence; non,--il m'a refusé ce qui était à moi,--mon toit; il n'aura pas ce qui n'est pas à lui,--ma tombe! Trop long-tems ses armes irritées ont maintenu loin de lui le sein qui pour lui aurait saigné, le cœur qui pour lui a battu, l'ame qui fut à l'épreuve de la tentation, l'homme qui combattit, fatigua, voyagea, remplit enfin tous les devoirs d'un fidèle citoyen, et vit, pour récompense, les artifices triomphans des Guelfes 74 faire passer sa proscription en loi. Ces choses ne sont point faites pour l'oubli; Florence sera plutôt oubliée. Trop profonde est la blessure, l'injure trop cruelle, la durée d'une telle misère trop prolongée, pour que j'accorde un pardon plus complet, pour que l'injustice soit moindre après un tardif repentir: et pourtant,--je sens pour ma patrie une tendre sympathie, et pour toi aussi, ma Béatrix: c'est avec peine que tomberait ma vengeance sur la terre, qui jadis fut la mienne, et m'est encore sacrée comme asile de tes cendres; oui, ces cendres, comme un saint reliquaire, protégeraient la ville meurtrière, et l'urne seule qui les renferme sauverait dix mille de mes ennemis. Quelquefois, il est vrai, mon cœur solitaire, comme celui du vieux Marius, dans le marais de Minturnes; 75 ou sur les ruines de Carthage, peut se gonfler de mauvais sentimens, de passions brûlantes et terribles: quelquefois, un rêve m'offre un vieil ennemi se débattant dans les angoisses de l'agonie, et mon sourcil s'épanouit dans l'espoir du triomphe:--arrière, telles pensées! Voilà les dernières faiblesses de ceux qui long-tems ont souffert une misère plus qu'humaine, et qui néanmoins étant hommes, n'ont de repos que sur la couche de la vengeance,--la vengeance, qui, dans le sommeil, ne rêve que de sang, et, durant la veille, brûle du désir inextinguible, et souvent déçu, d'un changement qui nous remonte sur le faîte, qui mette sous nos pieds ceux dont les pas nous foulaient, après que la Mort et Até 76 auront couru sur les fronts humiliés et sur les têtes tranchées.--Grand Dieu! éloigne de moi ces idées;--je remets dans tes mains mes injures nombreuses, et ta verge toute-puissante tombera sur ceux qui me frappèrent:--sois mon égide! comme tu l'as été dans les périls, dans les peines, dans les cités turbulentes, et au milieu des tentes guerrières,--dans les fatigues, dans les travaux sans nombre que j'ai supportés en vain pour Florence.--J'en appelle d'elle à toi! à toi, que j'ai vu dans ton sublime empire! vision glorieuse! jusqu'à ce jour il n'avait point été donné d'en jouir et de vivre, et cependant, tu me l'as permis. Hélas! avec quelle lourdeur je tombe sur ma tête le sentiment de la terre et des choses terrestres: passions dévorantes, affections tristes et basses, rapides palpitations du cœur répondant aux tortures de l'esprit, longues journées, nuits cruelles, souvenirs d'un demi-siècle sanglant et sombre, et le peu d'années que je peux encore attendre, brisées par la vieillesse, abandonnées de l'espérance,--mais moins pénibles à supporter; car trop long-tems a duré mon horrible naufrage sur le roc solitaire du morne désespoir, pour que je porte dorénavant mes yeux vers le navire qui passe, et qui fuit cet écueil si affreux et si nu, pour que j'élève la voix;--qui donc ferait attention à ma plainte? Je ne suis pas de ce peuple, ni de cet âge: et cependant, mes chants dérouleront un tableau qui éternisera la mémoire de ces tems, lorsque pas une page de leurs annales semées de troubles n'attirerait un regard sur la rage des discordes civiles, si mes vers, comme un parfum préservateur, n'eussent pas conservé maintes actions aussi indignes que ceux qui les firent. C'est le destin des esprits de ma trempe, que d'être tourmentés dans la vie, d'user leurs cœurs, de consumer leurs jours dans une lutte sans fin, et de mourir dans l'abandon; puis les générations futures se pressent autour de leur tombe: mille et mille pélerins arrivent des climats divers, où ils ont appris le nom de cet homme,--qui n'est plus qu'un nom; et, prodiguant leurs hommages sur la pierre funèbre, ils répandent au loin la renommée de qui n'entend plus ce bruit, de qui n'en est plus touché. La mienne au moins m'a coûté cher: mourir n'est rien, mais languir ainsi,--étouffer l'ardeur immense de mon esprit,--vivre à l'étroit avec de petits hommes, en vulgaire spectacle à tout regard vulgaire; errer à l'aventure, lorsque les loups eux-mêmes trouvent une tanière; sans famille, sans foyers, sans rien de ce qui rend la société douce et allège la peine;--me sentir dans la même solitude que les rois, avec le pouvoir et la couronne de moins;--envier au ramier son nid, et les ailes qui le transportent jusqu'aux lieux où l'Apennin voit l'Arno couler à ses pieds, jusqu'à son perchoir qu'il choisit peut-être dans l'enceinte de mon inexorable patrie, où sont encore mes enfans, et cette femme funeste 77, leur mère, froide compagne, qui m'apporta la ruine en douaire;--à voir et sentir tous ces maux, à les savoir irréparables, j'ai reçu une amère leçon; mais je suis resté libre: j'ai subi mon sort sans déshonneur, comme je me l'étais attiré sans bassesse: ils ont fait de moi un exilé,--non un esclave.

Note 70: (retour) Le lecteur est prié d'adopter pour le mot de Beatrice (Béatrix) la prononciation italienne, où aucune syllabe ne reste muette.

(Note de Lord Byron.)

--Byron fit cette remarque afin que les Anglais ne prononçassent pas Beatrice en trois syllabes, mais en quatre, sans quoi son vers se fût trouvé faux.

(N. du Tr.)

Note 71: (retour)

Che sol per le belle opre

Che fanno in cielo il sole e l' altre stelle

Dentro di lui si crede il paradiso,

Così se guardi fiso

Pensar ben dei ch' agni terren' piacere.

Canzone, où Dante décrit la personne de Béatrix, strophe 3.

Note 72: (retour)

L'Esilio che m' è dato onor mi tegno.

...........................................

Cader tra' buoni è pur di lode degno.

Sonnet de Dante, dans lequel il représente la justice, la générosité et la tempérance comme bannies de chez les hommes, et cherchant un refuge dans l'amour qui habite en son cœur.

Note 73: (retour) «Ut si quis prædictorum ullo tempore in fortiam dicti communis pervenerit, talis perveniens igne comburatur, sic quod moriatur.» Deuxième sentence de Florence contre le Dante et les quatorze co-accusés.--Le latin est digne de la sentence.
Note 74: (retour) Dante appartenait au parti des Gibelins ou des Blancs, toujours opposé en Italie à celui des Guelfes ou des Noirs. Voir Sismondi, Hist. des républiques ital.

(N. du Tr.)

Note 75: (retour) Marius, fuyant de Rome pour échapper à Sylla, s'enfonça jusqu'au cou dans un marais près Minturnes: il en fut retiré, et conduit dans cette prison où il effraya par son regard le soldat cimbre envoyé pour le tuer.

(N. du Tr.)

Note 76: (retour) Déesse du mal. Ἄτη, misère: souvent personnifiée dans Homère.

(N. du Tr.)

Note 77: (retour) Cette femme, dont le nom était Gemma, appartenait à une des plus puissantes familles du parti guelfe, à la famille Donati. Corso Donati fut le principal adversaire des Gibelins. Gemma est représentée comme étant admodum morosa, ut de Xantippe Socratis philosophi conjuge scriptum esse legimus, suivant Giannozzo Manetti. Mais Lionardo Aretino, dans sa Vie du Dante, s'irrite contre Boccace, qui a dit que les hommes de lettres ne devraient pas se marier: Qui il Boccacio non ha pazienza, e dice, le mogli esser contrarie agli studi; e non si ricorda che Socrate il più nobile filosofo che mai fusse ebbe moglie, e figliuoli e uffici della republica nella sua città; e Aristotele che, etc., ebbe due mogli in vari tempi, ed ebbe figliuoli, e ricchezze assai.--E Marco Tullio--e Catone--e Varrone, e Seneca--ebbero moglie, etc. Il est bizarre que les exemples de l'honnête Lionardo, à l'exception de Sénèque et peut-être d'Aristote, ne soient pas les plus heureux. La Terentia de Cicéron, et la Xantippe de Socrate ne contribuèrent nullement au bonheur de leurs époux; si toutefois elles contribuèrent à leur philosophie.--Caton répudia sa femme:--nous ne savons rien de celle de Varron;--quant à celle de Sénèque, nous savons seulement qu'elle était disposée à mourir avec lui, mais qu'elle se ravisa, et vécut encore plusieurs années. Mais, dit Lionardo: L'uomo è animale civile, secondo piace a tutti i filosofi; et il conclut de là que la plus grande preuve du civisme de l'animal est la prima congiunzione dalla quale multiplicata nasce la città.



Chant Deuxième.



L'esprit des anciens jours de ferveur, alors que la parole était chose révérée, et que, l'avenir se dévoilant à la pensée, elle commandait aux hommes de lire le destin des enfans de leurs enfans dans l'abîme ouvert du tems qui doit être, et de contempler le chaos des événemens, où gisent, à demi formés, les êtres qui subiront un jour l'humaine condition;--cet esprit, que les illustres voyans d'Israël portaient dans leur sein, est aujourd'hui en moi comme jadis en eux: et, si j'ai le sort de Cassandre, si, au milieu du bruit des factions, personne n'entend ou n'écoute cette voix qui crie du désert, la faute en soit à eux! et que ma conscience me donne la seule récompense que j'aie jamais connue! N'as-tu pas versé ton sang? et dois-tu le verser encore, Italie? Ah! un tel avenir, que me dévoile une lumière sombre et sépulcrale, m'ordonne d'oublier, dans les maux irréparables qui te frappent, ceux qui m'ont frappé moi-même. Nous ne pouvons avoir qu'une patrie, et tu es encore la mienne;--mes ossemens seront dans ton sein, mon ame dans ton langage, qui régna jadis avec notre vieil empire romain dans toute l'étendue de l'Occident; mais je ferai surgir une autre langue, aussi sublime et plus douce, dans laquelle l'ardeur du héros, où les soupirs de l'amant, tout sujet enfin trouvera pour son expression de tels accens, que chaque mot, aussi brillant que ton ciel, réalisera le plus beau rêve d'un poète, et te fera proclamer reine du chant par l'Europe entière; ainsi, toute parole, comparée à la tienne, semblera ce qu'est à la voix du rossignol celle des autres oiseaux, et toute langue, devant la tienne, confessera sa barbarie; et cet honneur, tu le devras à celui que tu as tant outragé, à ton barde toscan, au Gibelin banni. Malheur! malheur! le voile des siècles futurs est déchiré;--mille années, qui restent encore immobiles, comme les vagues de l'Océan, tant que les vents ne se lèvent pas, s'avancent, balancées d'une sombre et morne ondulation, du fond de l'éternité jusques à mon regard; les orages dorment encore, les nuages se maintiennent toujours en leur place, le volcan souterrain qui ébranlera le sol n'est pas encore allumé, le sanglant chaos attend encore la création; mais tout est disposé pour l'exécution de ta sentence, les élémens n'ont besoin que d'un mot: «Que les ténèbres soient 78!» et soudain, tu deviens un tombeau! Oui, toi, contrée si belle, tu sentiras le glaive! toi, Italie, lieu charmant, paradis ressuscité, où l'homme retrouve sa félicité primitive! Ah! les fils d'Adam doivent-ils donc perdre deux fois leur heureuse demeure? Italie! dont les plaines fécondes pourraient, sans la charrue, et par le seul bienfait du soleil, suffire à nourrir le monde; toi, où le ciel se dore d'étoiles plus brillantes, se revêt d'un bleu plus foncé; toi, où l'été bâtit son palais en maint endroit délicieux; berceau de cet empire, qui orna la ville éternelle de la dépouille des rois, vaincus par les hommes libres: patrie des héros, asile des saints, où d'abord la gloire terrestre, puis la gloire céleste a fixé son séjour; toi, qui nous reproduis tout ce qu'a rêvé l'imagination la plus vive, et dont l'aspect efface les faibles couleurs du portrait que nous nous en étions figuré, aussitôt que notre regard,--du haut des Alpes, au milieu des neiges affreuses, des rochers, et de l'ombrage sombre du pin, ami des déserts, dont la cime d'émeraude obéit à l'orage,--s'étend avec complaisance sur toi, et, pour ainsi dire, appelle avec ardeur à son aide la vue de tes campagnes dorées par le soleil, de tes campagnes qui, devenant de plus en plus proches, deviennent de plus en plus chères, et le deviendraient encore davantage si elles étaient libres; c'est donc toi, mon Italie,--c'est toi qui dois te flétrir au gré de tous les tyrans! Le Goth à été,--le Germain, le Franc et le Hun sont encore à venir,--et du haut de l'impériale colline, la destruction, déjà fière des œuvres accomplies par les anciens barbares, attend ceux des âges nouveaux; assise, au mont Palatin, sur un trône, elle voit, à ses pieds, Rome, vaincue et prisonnière, nager dans le sang de ses enfans; tant de victimes humaines, tant de Romains massacrés, répandent une teinte sanglante dans l'air naguère si bleu, et colorent en rouge les eaux safranées du Tibre comblé de cadavres; le faible prêtre, et la vierge, encore plus faible et non moins sainte, qui avaient voué leur vie à Dieu, se sont enfuis en criant, et ont cessé leur ministère; les nations saisissent leur proie; voici venir Ibériens, Allemands, Lombards; voici venir aussi bêtes féroces et oiseaux dévorans, loups, vautours, plus humains que ces hommes: car la brute mange la chair et boit le sang des morts, puis passe son chemin; mais ces sauvages à face humaine épuisent tous les genres de tourmens, et cherchent toujours un nouvel aliment à leur rage aussi insatiable que la faim d'Ugolin. La lune neuf fois se lèvera, neuf fois se couchera durant ces horribles scènes 79; l'armée; qui se rassembla sous la bannière d'un prince félon; a perdu son chef, et en a laissé les restes inanimés aux portes de la ville; si le royal rebelle eût vécu, tu aurais peut-être été épargnée; mais sa destinée a entraîné la tienne, ô Rome, qui tour à tour pillas la France, ou fus pillée par elle, depuis Brennus jusqu'à Bourbon 80; jamais, non jamais l'étendard étranger ne s'avancera contre tes murs, sans que le Tibre ne devienne une rivière de deuil. Oh! quand les étrangers franchissent les Alpes et le Pô, écrasez-les, ô rochers! et vous, flots, abîmez-les, et pour toujours. Pourquoi sommeillent ainsi les avalanches oisives, qui fondront ensuite sur la tête du pélerin solitaire? Pourquoi l'Éridan 81 ne sort-il de son lit turbulent que pour engloutir la moisson du laboureur? Les hordes barbares ne seraient-elles pas une plus noble proie? Le désert répandit son océan de sable sur l'armée de Cambyse; l'empire des ondes amères ensevelit Pharaon et ses mille et mille soldats,--pourquoi donc, montagnes et rivières, ne faites-vous point ainsi! Et vous, Romains, qui n'osez mourir, vous, fils des conquérans qui vainquirent ceux qui avaient vaincu le fier Xerxès aux lieux où gisent encore les guerriers dont la tombe ne connut jamais l'oubli, les Alpes sont-elles donc plus faibles que les Thermopyles? leurs passages plus propices à l'invasion? N'est-ce pas vous plutôt qui ouvrez la porte à toute armée, qui laissez les envahisseurs marcher librement et en paix à travers vos montagnes? Quoi donc! la nature elle-même arrête le char du vainqueur, et rend votre pays imprenable, autant du moins que cela est possible: car la terre, toute seule, ne se défendra pas 82, mais elle aide le guerrier digne d'être né sur un sol où les mères donnent le jour à des hommes. Il n'en est pas de même pour ceux dont les ames n'ont que peu de valeur; nulle forteresse ne peut leur servir;--la retraite du pauvre reptile qui conserve son dard est plus sûre que des murailles de diamant, quand il n'y a dans leur enceinte que des cœurs tremblans. N'êtes-vous pas braves? Oui, le sol de l'Ausonie a encore des cœurs, des bras, des armes, des soldats à opposer à l'oppression; mais tout effort sera vain, tant que la dissension sèmera les germes du malheur et de la faiblesse; et toujours l'étranger viendra remporter nos dépouilles. O ma belle patrie! si long-tems humiliée, si long-tems le tombeau des espérances de tes propres enfans, quand il n'est besoin que d'un seul coup pour briser la chaîne; mais--le vengeur hésite; le doute et la discorde se placent entre toi et les tiens; et joignent leur force (à) qui vient t'assaillir. Que faut-il pour t'assurer la liberté, et pour montrer ta beauté dans son plus grand éclat? Il faut rendre les Alpes impénétrables; et nous, tes fils, nous pouvons le faire en accomplissant un seul devoir:--celui de nous unir.

Note 78: (retour) Allusion au mot fameux de la Genèse: «Que la lumière soit.» M.A.P. traduit: «Que tout soit dans les ténèbres.»

(N. du Tr.)

Note 79: (retour) Voir Sacco di Roma, généralement attribué à Guichardin. Il y a un autre récit composé par un Jacopo Buonaparte, gentiluomo samminiatese che vi si trovò presente.
Note 80: (retour) Charles de Bourbon, connétable, qui mourut en 1537, en donnant l'assaut à Rome: c'est le grand-père de Henri IV.

(N. du Tr.)

Note 81: (retour) Nom poétique du Pô.

Fluviorum rex Eridanus.

Virg.

(N. du Tr.)

Note 82: (retour) M.A.P. traduit: «Le sol ne combattra pas seul

(N. du Tr.)




Chant Troisième.



Que vois-je sortir de l'inépuisable océan du mal? pestes, princes, étrangers et glaives, vases de colère ne se vidant que pour se remplir et déborder de nouveau; je ne puis dire tout ce qui s'offre en foule à mon œil prophétique: la terre et la mer ne fourniraient pas assez d'espace pour écrire cette histoire, et pourtant elle s'accomplira; oui, tout a été gravé, mais non par le burin de l'homme, là où prennent naissance les soleils et les astres les plus lointains. Déployée comme une bannière, à la porte des cieux, flotte la sanglante page de nos mille années de misère; et l'écho de nos gémissemens se prolonge à travers les sons du chant des archanges. Italie, nation martyre, la vapeur de ton sang ne montera pas en vain jusqu'au trône éternel de la toute-puissance et de la miséricorde: comme le vent frappe les cordes de la harpe, ainsi le bruit de tes lamentations s'élèvera sur les voix des séraphins, et ira toucher le Très-Haut. Pour moi, le plus humble de tes enfans, limon terrestre éveillé par l'immortalité au sentiment et à la souffrance; oui, quelles que puissent être les railleries des superbes, et les menaces des tyrans, quoique de plus faibles victimes puissent se courber devant l'orage dont le souffle est si rude; c'est à toi, ma patrie, terre jadis aimée, encore aimée aujourd'hui, c'est à toi que je dévoue ma lyre en deuil, et le triste privilége que j'ai de lire dans l'avenir! Si ma verve n'est pas ce que tu la vis autrefois, pardonne! Je ne peux que prédire tes destins--puis expirer! Ne crois pas que, après un tel spectacle, je puisse vivre encore. L'esprit me force de voir et de parler, et m'accorde pour récompense de ne pas y survivre: mon cœur sera brisé et se fondra en larmes sur toi. Mais avant que je déroule de nouveau le noir tissu de tes infortunes, je veux, parmi les éclairs qui étincellent dans tes ténèbres, saisir un rayon de douce lumière; dans ta nuit même brillent quelques astres et plusieurs météores; sur ta tombe se penche une statue dont la beauté défie la mort; de tes cendres s'élèvent maints esprits puissans qui feront ta gloire; et le charme du monde; ton sol sera toujours fertile en hommes sages, gais, savans, généreux ou braves: tu es leur patrie naturelle, comme tes cieux le sont de l'été. Tes fils font des conquêtes sur les rivages étrangers et sur les mers lointaines 83; découvrent des mondes nouveaux qui prennent leur nom 84; c'est pour toi seule que leur bras est impuissant; et toute ta récompense est dans leur renommée, noble il est vrai pour eux, mais non pour toi.--Ils seront donc illustres, et toi tu resteras la même? Oh! bien plus grande que la leur sera la gloire du grand homme--qui peut-être est déjà né;--du sauveur mortel qui te rendra libre, qui replacera sur ton front ce diadème tant usé et déformé par les modernes barbares; qui verra le soleil bienfaisant éclairer tout ton horizon, ton horizon moral, trop long-tems obscurci par les nuages et par ces infectes vapeurs de l'Averne, faites pour n'être respirées que par ceux qui sont avilis par la servitude et qui ont leur ame en prison. Cependant, au milieu de cette éclipse millénaire de ta prospérité, quelques voix se feront entendre, et la terre prêtera l'oreille; maints poètes me suivront dans la route que j'ouvre, et la rendront plus large; ce même ciel dont l'éclat anime le chant des oiseaux, enflammera leur verve, et leur inspirera des accens aussi naturels et aussi beaux; harmonieux seront leurs vers: beaucoup chanteront l'amour; quelques-uns la liberté; mais peu prendront l'essor de l'aigle, et jetteront un regard d'aigle sur le soleil avec l'aisance et l'intrépidité du roi des airs: leur vol sera plus près de la terre. Combien de phrases sublimes seront prodiguées à quelque petit prince avec une profusion adulatrice! Le langage, éloquemment faux, trahira l'avilissement du génie, qui, comme la beauté, oublie trop souvent le respect qu'il se doit à lui-même, et regarde la prostitution comme un devoir. Celui qui entre comme hôte dans le palais d'un tyran 85, devient aussitôt un esclave; ses pensées sont la proie d'autrui; et le jour qui voit le captif attaché à la chaîne 86, le voit soudain moitié moins homme;--la castration de l'ame éteint toute son ardeur: ainsi le barde, trop voisin du trône, perd sa verve, obligée à plaire.--Quelle tâche servile, que de ne travailler qu'à plaire! Polir ses vers pour les rendre agréables aux heures d'aise et de loisir de son souverain; ne s'étendre trop long-tems sur rien, sauf l'éloge du prince; trouver et saisir, par force ou ruse 87, quelque sujet heureux! Ainsi entravé, ainsi condamné aux accens de la flatterie, le poète fatigue, tremblant toujours de faillir: comme il craint qu'une noble pensée, par une rébellion céleste, ne s'élève dans son cerveau coupable de haute trahison, il chante, comme parlait l'orateur athénien, avec des cailloux dans la bouche, afin que la vérité ne puisse bégayer dans son style. Mais dans la longue file des faiseurs de sonnets, il y en aura qui ne chanteront pas en vain: et l'un d'eux 88, prince de la troupe, prendra rang parmi mes pairs; l'amour sera son tourment, mais sa douleur produira une immortalité de larmes; l'Italie le saluera comme le chef des poètes-amans, et le chant de liberté, qu'un plus sublime enthousiasme lui aura inspiré, lui vaudra encore une couronne de lauriers non moins verts. Mais plus tard naîtront, sur les bords du Pô, deux hommes encore plus grands que lui: le monde lui avait souri; mais eux, ils seront persécutés jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que poussière, et qu'ils soient venus reposer avec moi. Le premier 89 créera une époque avec sa lyre, et remplira l'univers des exploits de la chevalerie: son imagination ressemble à l'arc-en-ciel; le feu de son génie est immortel comme celui du ciel; sa pensée est emportée d'un vol infatigable; le plaisir, comme le papillon qu'un enfant vient de saisir, agitera sur le poème ses charmantes ailes; et l'art lui-même semblera devenir nature, tant le rêve brillant du poète aura de transparence!--Le second 90, sur un ton plus tendre et plus triste, épanchera son ame sur Jérusalem; lui aussi, il chantera les armes, et le sang chrétien versé aux lieux où le Christ versa le sien pour l'homme; sa harpe sublime renouvellera le chant de Sion près des saules du Jourdain: combats opiniâtres, triomphe complet des guerriers braves et pieux, efforts variés de l'enfer pour détourner ces héros de leur grand dessein, bannières à croix rouge flottant enfin où la première croix fut rouge du sang des veines de notre sauveur, voilà l'argument sacré du poète. La perte de ses années, de sa faveur, de sa liberté, même de sa gloire qu'on lui conteste quelque tems, lorsque le langage poli des cours glisse sur son nom oublié, et nomme sa captivité un bienfait qui le protège contre la folie ou la honte; voilà quel sera son salaire, à lui qui fut envoyé pour être le poète-lauréat du Christ!--Les hommes le récompensent bien! Florence ne me condamne qu'à la mort ou au bannissement; Ferrare le condamne à la ration et au cachot du criminel, sort plus dur et moins mérité; car, moi, j'ai attaqué les factions que je m'efforçai de dompter: mais cet homme doux, qui regardera la terre et le ciel avec l'œil d'un amant, qui daignera immortaliser de sa céleste flatterie le plus pauvre être qui ait jamais été mis au monde pour régner,--que fera-t-il pour mériter un tel sort? Peut-être il aimera.--Quoi donc! aimer en vain, n'est-ce pas là une torture suffisante? Faut-il donc encore être enseveli vivant dans une tombe? Cependant telle est la loi du destin.--Lui, et son émule le barde de la chevalerie, consumeront tous deux de nombreuses années dans la pénurie et dans la peine; mourant dans le désespoir, ils légueront au monde entier, qui leur accordera à peine une larme, un héritage fait pour enrichir tous ceux qui vivent des trésors de l'ame d'un vrai poète,--et à leur patrie une double couronne, sans égale dans le cours des âges: non, la Grèce même ne peut, dans les annales de ses olympiades, montrer deux noms tels que les leurs, quoiqu'un de ses enfans soit puissant;--et c'est là toute la destinée de tels hommes ici-bas! Les plus belles pensées, l'esprit le plus vif, le sang électrique qui coule dans leurs artères, leur corps devenu lui-même une ame par le sentiment profond de ce qui est, et par la conception de ce qui devrait être, tout cela doit-il donc conduire à une telle récompense? Leur brillant plumage sera-t-il jeté ça et là par l'orage cruel? Oui, et il en doit être ainsi; formés d'une trop subtile matière, ces oiseaux du paradis ne songent qu'à retourner à leur séjour natal; ils trouvent bientôt que les brouillards de la terre ne conviennent pas à leurs ailes si pures: ils meurent ou se dégradent, car l'esprit succombe à une longue infection et au désespoir; mille passions ennemies suivent de près leurs pas, comme des vautours qui attendent le moment d'assaillir et de déchirer leurs victimes; et, lorsqu'enfin leur aile fatiguée les laisse choir, c'est alors le triomphe de l'oiseau de proie; c'est alors que les ravisseurs partagent la dépouille des malheureux écrasés au premier choc de cette horrible attaque. Toutefois, quelques esprits ont été hors d'atteinte; ce sont ceux qui apprirent à supporter la vie, qu'aucune puissance ne put jamais abattre, qui purent résister à eux-mêmes, tâche pénible et désespérée par-dessus toutes! Mais enfin, quelques esprits ont eu ce privilége; et si mon nom était inscrit parmi eux, il serait plus fier de cette destinée austère et néanmoins sereine que d'une gloire plus éclatante, mais si funeste. Les Alpes ont leurs cimes de neige plus voisines du ciel, que ne l'est le cratère du redoutable volcan, dont la splendeur émane du noir abîme; la montagne brûlée, dont le sein bouillant vomit avec effort une flamme éphémère, ne luit que pour une nuit de terreur, puis renvoie ses torrens de feu à l'enfer d'où ils sortirent, à l'enfer qui siége toujours dans ses entrailles.

Note 83: (retour) Alexandre de Parme, Spinola, Pescaire, Eugène de Savoie, Montecuculli.
Note 84: (retour) Christophe Colomb, Améric Vespuce, Sébastien Cabot.
Note 85: (retour) Vers d'une tragédie grecque, que Pompée prononça en prenant congé de Cornélie, lorsqu'il entrait dans la barque où il fut tué.
Note 86: (retour) Le vers et la pensée se trouvent dans Homère.
Note 87: (retour) Il y a dans le texte un jeu de mots, une paronomase intraduisible: or force, or forge.

(N. du Tr.)

Note 89: (retour) L'Arioste.

(N. du Tr.)

Note 90: (retour) Le Tasse.

(N. du Tr.)




Chant Quatrième.



Il est plusieurs poètes qui n'ont jamais tracé sur le papier leurs inspirations, et peut-être sont-ce les meilleurs: ils sentirent, ils aimèrent, ils moururent; mais ne voulurent pas communiquer leurs pensées à des êtres inférieurs. Ils renfermèrent le dieu dans leur sein, et rejoignirent l'empyrée sans avoir ceint leur front du terrestre laurier; mais cent fois plus heureux que ceux qui, dégradés par le trouble des passions et par les faiblesses attachées à la gloire, ne conquièrent une haute renommée qu'au prix de mille cicatrices. Il est plusieurs poètes qui n'en portent pas le nom; mais, où réside la poésie, sinon dans ce génie créateur qui sent le bien et le mal plus vivement que le vulgaire; qui tend à vivre par delà sa mort; qui, nouveau Prométhée d'une race nouvelle, apporte le feu du ciel, et voit trop tard qu'un horrible supplice est le salaire des plaisirs donnés aux hommes? Les vautours dévorent les entrailles de celui qui a vainement rendu à la terre un sublime bienfait, et qui gît enchaîné sur un roc solitaire sans cesse battu par les flots. Ainsi soit le destin: nous saurons le souffrir.--Donc, tous ceux dont l'intelligence est un pouvoir dominateur qui se dégage des entraves de l'argile corporelle ou la transforme presque en esprit, ceux-là, quelle que soit la forme que revêtent leurs créations, sont tous de véritables bardes. Le buste de marbre que le ciseau anima peut, sur son front éloquent, dévoiler autant de poésie que toutes les pages d'Homère. Un noble coup de pinceau peut douer de la vie, ou déifier cette toile qui brille d'une beauté tellement surhumaine que ceux qui fléchissent le genou devant une idole si divine ne violent pas le sacré commandement; car le ciel même est là transporté, transfiguré. Les accens de poésie qui ne peuplent que l'air de notre pensée et des êtres réfléchis par elle, ne peuvent rien faire de plus. Laissons donc l'artiste partager la palme, il partage le péril, et, consterné, se meurt sur son travail dédaigné.--Hélas! le désespoir et le génie sont trop souvent liés ensemble. Durant les âges qui passent devant moi, l'art ressaisira son sceptre, tout aussi glorieux que le lui firent Apelle et le vieux Phidias dans les jours immortels de la Grèce. Vous serez instruits par les ruines à ressusciter du moins les formes grecques du sein de leur décadence; enfin, les ames des Romains revivront dans des statues romaines taillées par les mains italiennes. Des temples, plus élevés que les temples antiques, donneront de nouvelles merveilles au monde, et tandis que l'austère Panthéon est encore debout, un dôme 91, son image, s'élancera jusqu'aux cieux 92; dôme dont la base est une église immense qui surpasse tout ce qui fut auparavant, et où les vivans viendront en foule s'agenouiller. Jamais pareil spectacle ne fut offert par un portique tel que celui-ci, où toutes les nations viennent déposer et racheter leurs péchés comme à la vaste entrée du ciel; et cet architecte hardi à qui sera confié le soin téméraire d'élever ce monument, cet homme, que tous les arts reconnaîtront comme leur maître, soit que du chaos de marbre où il plongera son ciseau, renaisse cet Hébreu 93 dont la voix entraîne Israël hors d'Égypte, et tient suspendus les flots de pierre, soit que son pinceau étende sur les damnés les couleurs de l'enfer devant le trône du suprême juge 94, et qu'il rende ce spectacle tel que je l'ai vu, tel que tous le verront, soit enfin qu'il bâtisse des temples de grandeur jusqu'alors inconnue, eh bien, cet homme aura pris de moi le germe de ses grandes pensées, oui, de moi, le Gibelin 95, qui ai traversé les trois royaumes de l'empire de l'éternité. Au milieu du cliquetis des épées et du choc retentissant des heaumes, l'âge que je prévois n'en sera pas moins l'âge des beaux arts; et, tandis que les nations gémissent sous le faix du malheur, le génie de ma patrie s'élèvera, tel qu'un cèdre sublime, au sein du désert, charme les yeux par l'aspect de ses rameaux, et, reconnu de loin, répand dans les airs son parfum non moins suave que son apparence est belle. Les souverains s'arrêteront au milieu de leurs joutes guerrières, se sévreront de sang une heure ou deux, pour tourner et fixer leur regard sur la toile ou sur la pierre; et ceux qui gâtent tout ce que la terre a de beau, forcés à l'éloge, sentiront le pouvoir de ce qu'ils détruisent. L'art, abusé dans sa reconnaissance, élèvera des emblèmes et des monumens en l'honneur des tyrans qui ne font de lui qu'un hochet, et prostituera ses charmes aux pontifes orgueilleux 96 qui n'emploient l'homme de génie que comme la plus vile brute condamnée à porter les fardeaux, et à servir nos besoins: vendre ses travaux, c'est vendre aussi son ame. Celui qui travaille pour les nations sera pauvre, peut-être, mais libre; celui qui fatigue pour les monarques n'est rien de plus que le laquais doré qui, habillé et nourri aux frais de son maître, garde, à sa porte, une posture humble et servile. Oh! puissance suprême qui règles toute chose et inspires tout esprit! comment se fait-il que ceux dont le pouvoir sur la terre se manifeste de la manière la plus semblable au tien dans le ciel, soient eux-mêmes si loin de tes divers attributs, foulent aux pieds les têtes humiliées devant eux, et nous assurent ensuite que leurs droits sont les tiens? Comment se fait-il que les enfans de la renommée, ceux à qui l'inspiration semble luire d'en haut, ceux dont les peuples répètent le nom, doivent passer leurs jours dans la pénurie ou dans la peine, ou bien marcher à la grandeur par les chemins de la honte, porter un stigmate plus profond, une chaîne plus fastueuse; ou bien, si leur destinée les a fait naître loin de la classe pauvre, ou, en les y laissant, leur a fait éprouver de vaines tentations, soutenir au fond de leurs ames une plus rude épreuve, le combat intérieur de passions profondes et intraitables? O Florence, quand ta sentence cruelle rasa ma maison, je t'aimais! cependant la vengeresse colère de mes vers, et la haine de tes injustices, grossie, d'année en année, par de nouvelles malédictions, survivront à tout ce qui t'est le plus cher, à ton orgueil, à tes richesses, à ta liberté, et même, au plus infernal de tous les maux d'ici-bas, au despotisme des petits tyrans de l'état; car le despotisme n'est pas exclusif aux rois: les démagogues ne le cèdent à ceux-ci qu'en date; ils disparaissent plus tôt; d'ailleurs, dans tout ce qui force les hommes à se haïr eux-mêmes ou les uns les autres, en discorde, en couardise, en cruauté, dans toutes les horreurs nées de l'incestueux commerce de la mort et du péché 97, dans l'art de l'oppression sous sa plus rude forme, un chef de faction n'est que le frère du sultan, et le singe, cent fois moins humain, du pire des despotes. Florence! long-tems mon esprit solitaire a vainement soupiré, comme le captif qui travaille à son évasion, pour te revoir en dépit de tes outrages; je restai dans l'exil, la plus triste de toutes les prisons; errer dans le monde entier comme dans un donjon sans issue! les mers, les montagnes, ou plutôt, l'horizon pour barrière qui ferme à l'homme le seul petit coin de terre dans lequel--quel que fût son destin--il serait encore l'enfant de son pays, et pourrait mourir où il naquit!--Florence, quand mon esprit solitaire retournera dans le monde des esprits, tu sentiras alors ce que je valais, tu chercheras à honorer, avec une urne vide, les cendres que tu n'obtiendras jamais!--Hélas! «Que t'ai-je fait; mon peuple 98?» Tous tes châtimens sont sévères; mais ceci passe les limites communes de la malice humaine; car tout ce qu'un citoyen peut être, je le fus: élevé par ta volonté, tout à toi dans la paix comme dans la guerre, et c'est pour cela que tu as dirigé tes armes contre moi.--C'en est fait, je ne puis franchir l'éternelle barrière élevée entre nous; je mourrai seul, regardant, avec l'œil sombre d'un prophète, ces jours de malheur révélés aux ames privilégiées, et prédisant ces jours à des hommes qui n'entendront pas plus que dans les anciens âges, jusqu'à ce que l'heure soit venue où la vérité frappera leurs yeux couverts de larmes, et forcera leur bouche à reconnaître le prophète dans sa tombe.

Note 91: (retour) La coupole de Saint-Pierre.
Note 92: (retour) M.A.P. traduit: «Posé sur l'austère Panthéon, un dôme, son image, s'élancera jusqu'au ciel.» C'est un contre-sens qui prête à Byron une lourde erreur, celle de croire que l'église Saint-Pierre ait été bâtie sur les restes du Panthéon.

(N. du Tr.)

Note 93: (retour) La statue de Moïse sur le monument de Jules II.

SONNETTO


di Giovanni Battista Zappi.


Chi è costui, che in dura pietra scolto,

Siede gigante; e le più illustre, e conte

Prove dell' arte avvanza, e ha vive, e pronte

Le labbia sì, che le parole ascolto?


Quest' è Mosè; ben me'l diceva il folto

Onor del mento, e' l doppio raggio in fronte,

Quest' è Mosè, quando scendea del monte,

E gran parte del Nume avea nel volto.


Tal era allor, che le sonanti, e vaste

Acque ei sospese a sè d'intorno, e tale

Quando il mar chiuse, e ne fè tomba altrui.


E voi, sue turbe, un rio vitello alzate?

Alzata aveste imago a questa eguale!

Ch' era men fallo l' adorar costui.

Note 94: (retour) Le tableau du Jugement dernier, dans la chapelle Sixtine.
Note 95: (retour) J'ai lu quelque part (si je ne me trompe, car je ne puis me rappeler où) que le Dante était l'auteur favori de Michel-Ange, à tel point que celui-ci avait dessiné tous les sujets de la Divine Comédie; mais que le volume contenant ces études se perdit dans la mer.
Note 96: (retour) On sait comment Michel-Ange fut traité par Jules II, et combien il fut négligé par Léon X.
Note 97: (retour) Voir Milton, Paradis perdu, ch. II. Le péché, démon féminin, sorti de la tête de Satan, comme Minerve de celle de Jupiter, fut soudain aimé par Satan lui-même et en eut un fils, la Mort, qui, aussitôt après sa naissance, viola sa mère.

(Note de Lord Byron.)

Les Anglais donnent à la mort (death) le sexe masculin, et au péché (sin) le sexe féminin.

(N. du Tr.)

Note 98: (retour) «E scrisse più volte non solamente a particulari cittadin del reggimento, ma ancora al popolo, e intra l' altre un epistola assai lunga che conuncia:--«Popule mi, quid feci tibi

(Vita di Dante, scritta da Lionardo Aretino.)

FIN DE LA PROPHÉTIE DU DANTE.




MISCELLANÉES.



I.

LE RÊVE.

1. Notre vie est double: le sommeil a son empire, c'est un intermédiaire à ces deux choses qu'on désigne si mal sous les noms de Mort et d'Existence: le sommeil à son empire, monde immense de triste réalité. Les rêves, dans leur entier développement, ont de la vie, des larmes; des tourmens et des joies: ils laissent, après le réveil, un poids sur nos pensées, ils allègent les fatigues de la veille, ils divisent notre être: ils deviennent une portion de nous-mêmes, tout aussi bien que de notre tems, et semblent être les hérauts de l'éternité: ils passent comme les esprits du passé,--ils parlent, comme des sybilles, de l'avenir: ils ont un pouvoir tyrannique,--imposent le plaisir et la peine; ils nous font ce que nous n'étions pas,--ce qu'ils veulent nous faire; ils nous frappent de la vision qui a disparu; de la crainte d'ombres évanouies.--Est-il vrai? Le passé tout entier n'est-il pas une ombre? Que sont les rêves? sinon des créations de l'esprit.--L'esprit a le pouvoir de créer,--de peupler sa sphère d'êtres plus brillans que ceux du monde réel, et de donner la vie à des formes qui peuvent survivre à toute matière. Je voudrais rappeler une vision que j'ai rêvée, par hasard, durant mon sommeil;--car une pensée, oui, une pensée de l'homme endormi, peut en soi embrasser des années, et condenser une longue vie en une seule heure.

2. Je vis deux êtres parés des couleurs de la jeunesse, debout sur une colline,--une colline charmante, verte, de pente douce, semblable à un cap qui termine une longue chaîne de coteaux, hormis qu'à ses pieds il n'y avait pas de mer qui la baignât, mais un paysage vivant, des forêts et des moissons ondoyantes, les demeures des hommes éparses çà et là, et une auréole de fumée s'élevant de ces toits rustiques;--la colline était couronnée d'un diadême d'arbres disposés en cercle, non par le jeu de la nature, mais par l'homme. Oui, tous deux étaient là;--la jeune fille regardait ce paysage aussi aimable qu'elle-même,--mais le jeune homme ne regardait qu'elle; tous deux étaient jeunes, et cette fille était belle; tous deux étaient jeunes,--mais non de la même jeunesse 99. Elle, comme la douce lune au bord de l'horizon, elle était à la veille d'être tout-à-fait femme: lui, il avait vu moins de printems, mais son cœur avait devancé de beaucoup ses années: à ses yeux, il n'y avait sur terre qu'un visage digne d'amour, et ce visage alors brillait sur lui; il avait contemplé cet astre tant que cet astre ne s'éclipsa point; il ne respirait, n'existait qu'en elle; la voix de cette vierge était sa voix; il ne lui parlait pas, mais il tremblait aux paroles qu'elle prononçait: la vue de cette vierge était sa vue, car il ne voyait plus que par ces beaux yeux, qui prêtaient leur éclat à tous les objets:--il avait cessé de vivre en lui-même; la vie de cette vierge était sa vie: l'océan où venait aboutir le fleuve de ses pensées, c'était elle: lui disait-elle un mot, le touchait-elle du doigt? soudain le sang du jeune homme hâtait ou retardait son cours, ses joues changeaient de couleur,--et pourtant son cœur ignorait la cause de cette orageuse agonie. Elle, au contraire, ne prenait aucune part en ces tendres sentimens: elle ne poussa jamais aucun soupir pour lui; elle le traitait comme un frère,--mais pas davantage; c'était beaucoup, car elle n'avait point de frère, hors celui à qui la naïveté enfantine de son amitié en avait donné le nom; elle était l'unique rejeton d'une race antique et honorée.--Quant à lui, le nom de frère lui plaisait, et pourtant lui déplaisait aussi,--et pourquoi? le tems lui fit une réponse profonde--quand elle en aima un autre; même alors elle en aimait un autre, et, du sommet de la colline, elle regardait au loin si le courrier de son amant égalait en ardeur sa propre impatience, et volait auprès d'elle.

3. L'esprit de mon rêve changea. Je vis un vieux château, et; au devant de ses murs, un cheval tout harnaché: dans un oratoire antique était le jeune garçon dont je parlais tout-à-l'heure;--il était seul, et pâle; et se promenait à grands pas; il s'assit; saisit une plume, traça des mots que je ne pus deviner; puis il pencha sa tête entre ses mains, et la secoua comme par un mouvement convulsif,--puis il se releva, et avec ses dents et ses mains frémissantes il déchira ce qu'il avait écrit, mais sans verser une larme. Enfin il se remit, et donna à son front une sorte de calme: là-dessus, la dame de ses pensées rentra; elle avait un air serein et riant, et pourtant elle savait qu'elle était aimée de lui,--elle savait (car un tel savoir vient vite) que ce cœur était plein de son image; elle voyait que ce jeune homme était malheureux, mais elle ne voyait pas tout. Il se leva, et, d'une étreinte froide et polie, il serra la main de cette fille: un moment sur son visage se peignit une page de pensées indicibles, puis tout cela s'évanouit encore plus vite; il laissa tomber la main qu'il tenait, et se retira à pas lents, mais non comme s'il lui eût dit adieu; car tous deux se quittèrent avec de mutuels sourires: il franchit la porte massive du vieux château, monta à cheval, se mit en chemin, et désormais ne repassa plus ce seuil antique.

4. L'esprit de mon rêve changea. Le jeune garçon était un homme. Dans les déserts d'un climat de feu, il s'était fait une demeure, et son ame savourait à longs traits les rayons du soleil; il était environné de spectacles étrangers et sombres; il n'était plus lui-même ce qu'il avait été jadis; c'était un voyageur errant sur la mer et sur ses rivages. Je voyais devant moi mille et mille images s'accumuler en masse comme des ondes; et lui, faire partie de toutes. Enfin, je l'aperçus se reposant de l'accablante chaleur du milieu du jour, couché parmi les colonnes tombées, à l'ombre de murailles ruinées, qui survivent aux noms de ceux qui les ont élevées: pendant son sommeil, les chameaux broutaient l'herbe à son coté, quelques chevaux, de belle apparence, étaient attachés près d'une fontaine: un homme vêtu d'une robe flottante faisait la garde, tandis que plusieurs gens de sa tribu dormaient à l'entour: ils n'avaient, pour pavillon 100, au-dessus de leurs têtes, que le ciel bleu, si serein, si clair, si pur, que Dieu seul eût pu être aperçu dans l'empyrée.

5. L'esprit de mon rêve changea. La jeune dame, naguère aimée en vain, était unie à un époux dont, à son tour; elle n'était point aimée:--en sa demeure, à mille lieues de celle de son malheureux amant,--en sa demeure natale, elle regardait grandir autour d'elle ses enfans; filles et fils de la beauté:--mais voyez! elle avait la douleur peinte sur son visage, qu'obscurcissait l'ombre d'une lutte intérieure; l'inquiète langueur de son œil semblait dire que sa paupière était chargée de larmes long-tems retenues. Quelle pouvait être sa douleur?--Elle avait ce qu'elle aima, et celui qui l'avait tant aimée n'était point là pour troubler d'une espérance impure, ou de criminels désirs ou d'une affliction mal réprimée, la paix d'une ame innocente. Quelle pouvait être sa douleur?--Elle ne l'avait point aimé, ni ne lui avait donné motif de se croire aimé: ce n'était pas lui qui pouvait être ce qui la tourmentait,--un spectre du passé.

6. L'esprit de mon rêve changea.--Le voyageur errant était de retour.--Je le vis debout devant un autel--avec une aimable fiancée; oui, l'épouse était belle, mais pas comme l'astre qui avait lui à l'enfance de l'époux;--même au pied de l'autel, le front de cet homme prit le même aspect, son sein palpita du même frisson, que jadis dans la solitude de l'oratoire antique; et puis,--comme autrefois,--un moment sur son visage se peignit une page de pensées indicibles,--puis tout cela s'évanouit encore plus vite. Il resta calme et paisible; il prononça les vœux d'usage, mais n'entendit pas ses propres paroles: autour de lui tout chancelait; il ne put voir ni ce qui se faisait ni ce qui avait dû être fait:--mais le vieux manoir, le château, la chambre, le lieu, le jour, l'heure, le même soleil, les mêmes ombres, enfin, toutes les circonstances de ce lieu et de cette heure, et cette femme de qui dépendit sa destinée, tout cela revint et se glissa entre lui et la lumière: qu'avaient à faire tous ces souvenirs en un pareil instant?

7. L'esprit de mon rêve changea. Je vis la jeune dame naguère aimée en vain;--oh! elle était bien changée; et par quoi? par la maladie de l'ame. Son esprit l'avait abandonnée; ses yeux n'avaient plus leur éclat ordinaire, mais un regard qui n'est pas de ce monde; elle était devenue la souveraine d'un royaume fantastique; ses pensées étaient des combinaisons de choses discordantes; des formes impalpables et inaperçues à la vue des autres étaient familières à la sienne; et le monde nomme cela démence; mais les sages ont une folie encore plus profonde. Le coup d'œil de la mélancolie est un don funeste: qu'est-ce, sinon le télescope de la vérité, qui détruit les illusions de la distance, qui nous montre la vie de près dans toute sa nudité, et rend la froide réalité trop réelle?

8. L'esprit de mon rêve changea.--Le voyageur errant était seul comme auparavant; les êtres qui l'avaient entouré n'étaient plus là, ou étaient en guerre avec lui; il était marqué d'un signe de ruine et de désolation, environné de haines et de discordes; la peine était mêlée à tout ce qu'on lui offrait; jusqu'à ce qu'enfin, devenu semblable à l'ancien monarque du Pont 101, il savourât impunément les poisons, qui n'avaient plus de force, mais qui étaient pour lui une sorte d'aliment: il vivait de ce qui aurait donné la mort à la plupart des hommes. Il devint ainsi l'ami des esprits des montagnes; il conversait avec les étoiles et avec l'ame subtile de l'univers; il apprit dans ces conférences les magiques mystères de la création: le livre de la nuit parut tout ouvert à ses yeux, et des voix du noir abîme lui révélèrent une merveille et un secret.--Ainsi soit.

9. Mon rêve s'évanouit: il ne m'offrit plus d'autre tableau. C'était vraiment fort étrange que le sort de ces deux êtres eût été tracé presque comme une réalité,--eût abouti pour l'un à la folie,--pour tous les deux à l'infortune.

Note 99: (retour) Ce prétendu rêve de Lord Byron n'est, comme on le voit, que le souvenir de son premier amour. Ce jeune homme et cette jeune fille, c'est lui-même et Marie Chaworth. Tous les autres tableaux de ce rêve représenteront pareillement les principales circonstances de la vie de l'auteur.

(N. du Tr.)

Note 100: (retour) They were canopied by the blue sky.

Gilbert a dit:

Ciel, pavillon de l'homme, etc.

(N. du Tr.)

Note 101: (retour) Mithridate, roi de Pont.

II.

LES TÉNÈBRES.

J'eus un rêve qui n'était pas tout-à-fait un rêve. L'astre brillant du jour était éteint; les étoiles, désormais sans lumière, erraient à l'aventure dans les ténèbres de l'espace éternel; et la terre refroidie roulait, obscure et noire, dans une atmosphère sans lune. Le matin venait et s'en allait,--venait sans ramener le jour: les hommes oublièrent leurs passions dans la terreur d'un pareil désastre; et tous les cœurs, glacés par l'égoïsme, n'avaient d'ardeur que pour implorer le retour de la lumière. On vivait près du feu:--les trônes, les palais des rois couronnés,--les huttes, les habitations de tous les êtres animés, tout était brûlé pour devenir fanal. Les villes étaient consumées, et les hommes se rassemblaient autour de leurs demeures enflammées pour s'entre-regarder encore une fois. Heureux ceux qui habitaient sous l'œil des volcans, et qu'éclairait la torche du cratère! Il n'y avait plus dans le monde entier qu'une attente terrible. Les forêts étaient incendiées;--mais, d'heure en heure, elles tombaient et s'évanouissaient;--les troncs qui craquaient s'éteignaient avec fracas 102;--et tout était noir. Les figures des hommes, près de ces feux désespérés, n'avaient plus une apparence humaine, quand par hasard un éclair de lumière y tombait. Les uns, étendus par terre, cachaient leurs yeux et pleuraient; les autres reposaient leurs mentons sur leurs mains entrelacées, et souriaient; d'autres, enfin, couraient çà et là, alimentaient leurs funèbres bûchers, et levaient les yeux avec une inquiétude délirante vers le ciel, sombre dais d'un monde anéanti; puis, avec d'horribles blasphêmes, ils se laissaient rouler par terre, grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux de proie criaient aussi, et, frappés d'épouvante, agitaient dans la poussière leurs ailes inutiles. Les bêtes les plus farouches étaient devenues douces et craintives. Les vipères rampaient, et se glissaient parmi la foule; elles sifflaient encore, mais leur dard ne blessait plus:--on tuait ces animaux pour s'en nourrir, et la guerre qui, pour un moment, avait cessé, dévorait de nouveau maintes victimes.--Un repas ne s'achetait qu'au prix du sang, et chacun, assis à l'écart, se rassasiait dans les ténèbres avec une morne gloutonnerie. Il n'y avait plus d'amour: la terre entière n'avait plus qu'une pensée,--et c'était la pensée de la mort, de la mort sans délai et sans gloire. Les angoisses de la famine dévoraient toutes les entrailles;--les hommes mouraient et leurs ossemens n'avaient pas de tombeau; ceux qui restaient encore, faibles et amaigris, se mangeaient les uns les autres; les chiens eux-mêmes attaquaient leurs maîtres, hormis pourtant un seul qui veillait près d'un cadavre, et tenait à distance les animaux et les hommes affamés, jusqu'à ce qu'ils tombassent d'inanition, ou qu'au bruit de la chute d'un nouveau mort, ils courussent déchirer de leurs mâchoires décharnées les chairs encore palpitantes: quant à ce chien fidèle, il ne cherchait point de nourriture; mais, avec un gémissement pitoyable et non interrompu, avec un cri aigu de désespoir, léchant la main qui ne répondait pas à sa caresse,--il mourut. La famine réduisit par degrés le nombre des vivans: enfin deux habitans d'une cité immense survivaient seuls, et ils étaient ennemis: ils se rencontrèrent près des tisons expirans d'un autel consumé où l'on avait entassé, pour un objet profane, un monceau d'objets sacrés: de leurs mains froides et sèches, comme celles d'un squelette, ils remuèrent et grattèrent, tout en frissonnant, les faibles cendres du foyer; leur faible poitrine exhala un léger souffle de vie, et produisit une flamme qui était une vraie dérision: puis la clarté devenant plus grande, ils levèrent les yeux, et s'entre-regardèrent,--se virent, poussèrent un cri, et moururent;--ils moururent du hideux aspect qu'ils s'offrirent l'un à l'autre, ignorant chacun qui était celui sur le front duquel la famine avait écrit démon. Le monde était vide: là où furent des villes populeuses et puissantes, plus de saison, plus d'herbe, plus d'arbres, plus d'hommes, plus de vie; rien qu'un monceau de morts,--un chaos de misérable argile. Les rivières, les lacs, l'océan, étaient calmes, et rien ne remuait dans leurs silencieuses profondeurs; les navires, sans matelots, pourrissaient sur la mer; leurs mâts tombaient pièce à pièce; chaque fragment, après sa chute, dormait sur la surface de l'abîme immobile:--les vagues étaient mortes, le flux et reflux anéanti, car la lune qui le règle avait péri; les vents avaient expiré dans l'atmosphère stagnante, et les nuages n'étaient plus; les ténèbres n'avaient pas besoin de leur aide,--elles étaient l'univers lui-même.

Note 102: (retour) Nous avons essayé de rendre l'harmonie imitative du texte:

The crackling trunks.

Exstinguished with a crash.

(N. du Tr.)


III.

TOMBEAU DE CHURCHILL 103,

FAIT EXACT A LA LETTRE.

J'étais près du tombeau de celui qui brilla comme une comète dans son âge, et je vis le plus humble de tous les sépulcres: je contemplai, non sans un vif chagrin et un profond respect, ce gazon négligé; et cette pierre paisible, marquée d'un nom aussi effacé que les noms inconnus d'alentour dont personne ne tente la lecture: puis je demandai au gardien du jardin pourquoi les étrangers interrogeaient sa mémoire sur ce monument, à travers les morts amoncelés d'un demi-siècle; et il me répondit:--«Ma foi! je ne sais pas du tout pourquoi tant de voyageurs viennent en pélerinage à cette tombe: ce mort est ici arrivé avant que je fusse concierge, et ce n'est pas moi qui fis creuser cette fosse.».--Est-ce là tout? me dis-je en moi-même;--déchirons-nous le voile de l'immortalité; voulons-nous je ne sais quel honneur et quelle gloire dans les âges encore à naître, pour endurer un tel outrage, si tôt et si malheureusement?--Comme je me parlais ainsi, l'architecte de tous ceux que nous foulons aux pieds (car la terre n'est qu'un vaste tombeau) essaya de débrouiller les souvenirs de cette argile dont la combinaison confondrait la pensée d'un Newton, s'il n'était pas vrai que la vie terrestre dût aboutir à une autre dont elle n'est que le rêve;--enfin le gardien, saisissant, pour ainsi dire, le crépuscule d'un soleil couché, me dit ces mots:--«Je crois que l'homme dont vous vous informez, et qui gît dans cette tombe choisie, fut un très-fameux écrivain de son tems: et les voyageurs s'écartent de leur route pour lui payer un tribut d'hommages,--et payer ma peine de ce qu'il plaira à votre honneur.»--Alors, tout content, je tirai du coin avare de ma poche quelques pièces d'argent, que je donnai, presque par force, à cet homme, quoiqu'il eût été fort inconvenant d'épargner cette dépense:--vous souriez, je le vois, hommes profanes! pendant tout mon récit, parce que ma plume grossière vous peint la vérité toute nue. C'est de vous qu'il faut rire, et non de moi;--car je restai, avec une pensée profonde et avec un œil attendri, sur la phrase du vieux concierge, sur cette homélie naturelle où contrastaient l'obscurité et la gloire, l'éclat et le néant d'un nom.

Note 103: (retour) Charles Churchill, poète satirique, né en 1731, mort en 1764. Il publia plusieurs poèmes, remarquables par une raillerie fine et mordante: entr'autres, la Rosciade, la Nuit, l'Esprit, etc.

(N. du. Tr.)


IV.

PROMÉTHÉE.

1. Titan! dont les immortels regards ne virent pas les souffrances de la race mortelle dans leur affreuse réalité avec le froid mépris des dieux: quelle fut la récompense de ta pitié? un horrible supplice, en silence souffert; un rocher, un vautour, une chaîne, tout ce que les ames fières sentent de peine; l'agonie qu'elles ne veulent pas montrer; cet accablant sentiment de misère qui renferme sa voix en lui-même, qui craint de rencontrer dans les airs quelque oreille attentive à sa plainte, qui retient ses soupirs tant qu'un écho pourrait y répondre.

2. Titan! à toi fut donné de soutenir un combat cruel entre la souffrance et la volonté; véritable torture de l'être qu'il ne peut tuer! Le ciel inexorable, la sourde tyrannie du destin, ce souverain principe de haine, qui crée pour son plaisir ce qu'il pourrait anéantir, te refusa jusqu'à la faveur de mourir. Le don fatal d'éternité fut ton lot,--et tu l'as bien supporté. Tout ce que le maître du tonnerre t'arracha, ce fut la menace qui rejeta sur lui les tourmens de ton supplice; tu prévoyais la destinée, mais tu ne voulus pas dire un mot pour apaiser ton persécuteur; dans ton silence fut son arrêt; dans son ame un vain repentir et une crainte funeste qu'il sut si mal dissimuler, que les foudres en sa main tremblèrent.

3. Ton divin crime fut d'être bon, de diminuer par tes enseignemens la somme de l'humaine misère, de faire puiser à l'homme sa force dans son esprit. Mais, puni d'en haut comme tu le fus, c'est encore toi qui, par ton énergie patiente, par ta constance, par les refus de ton ame inflexible que la terre et le ciel ne purent ébranler, nous as légué une leçon puissante. Tu es aux mortels un symbole et un signe de leur destin et de leur force: comme toi, l'homme est en partie divin, une onde troublée, descendue d'une source pure; l'homme peut en partie prévoir sa funèbre destinée, sa misère, sa résistance, son existence triste et isolée;--mais son ame peut opposer sa force à tous les maux;--peut opposer une volonté ferme et une intelligence profonde qui, même au sein des tortures, découvrent leur propre récompense en elles-mêmes: son ame triomphe dès qu'elle ose porter le défi, et soudain elle fait de la mort une victoire.


V.

MONODIE

SUR LA MORT DU TRES-HONORABLE R. BRINSLEY SHÉRIDAN,
PRONONCÉE AU THÉÂTRE DE DRURY-LANE.

Quand les derniers rayons du soleil couchant se perdent dans les ombres d'un crépuscule d'été, quel homme n'a pas senti le doux charme de cette heure se répandre dans le cœur, comme la rosée sur les fleurs? Qui n'a été absorbé d'un sentiment pur et auguste, tandis que la nature fait cette pause mélancolique, et qu'elle exhale son dernier soupir sur cette arche sublime que le tems a jetée entre la lumière et les ténèbres? Qui n'a partagé ce calme si paisible et si profond, la muette pensée qui ne peut s'exprimer qu'en pleurs, une sainte harmonie,--un vif regret, une sympathie glorieuse avec l'astre qui s'évanouit? Ce n'est pas un deuil cruel,--mais une peine douce, sans nom, chère aux cœurs bien nés d'ici bas, sentie sans amertume,--un attendrissement complet et candide, une heureuse tristesse,--une larme transparente, pure des chagrins du monde ou des souillures de l'égoïsme, larme versée sans honte, larme secrète sans douleur cuisante.

Semblable à l'attendrissement que nous inspire un jour d'été s'évanouissant derrière les collines, une douce mélancolie remplit notre cœur et fait couler nos larmes, lorsque la mort frappe le génie et anéantit tout ce qui en lui était mortel. Un esprit puissant s'est éclipsé,--un astre a passé du jour dans les ténèbres,--astre qui, à son heure de lumière, fut sans égal,--sans nom digne de lui,--foyer universel de tous les rayons de la gloire! éclairs d'esprit, splendeur d'intelligence, flammes de poésie, feux d'éloquence, tout a disparu avec le soleil qui en était la source;--mais il nous reste encore les durables productions d'un génie immortel, les fruits d'une joyeuse aurore et d'un midi glorieux, impérissable portion de celui qui périt trop tôt. Mais ce n'est qu'une petite partie d'un tout merveilleux, ce ne sont que des segmens du disque étincelant de cette ame qui embrâsait tout,--éclairait tout pour égayer,--toucher,--plaire--ou épouvanter. Du conseil que sa raison charmait, à la table qu'animait sa gaîté, c'était le souverain maître des cœurs: les voix les plus illustres l'applaudissaient à l'envi; les hommes comblés de louanges,--les hommes remplis d'orgueil--s'enorgueillissaient à le louer. Lorsque l'Hindostan opprimé poussa un cri aigu pour en appeler de l'homme au ciel 104, c'est lui qui fut le tonnerre,--la verge vengeresse,--la colère,--la voix de Dieu lui-même, qui ébranla les nations par la bouche de ce mandataire choisi,--et tonna jusqu'à ce que les sénats tremblans eussent obéi en admirant; et ici même, ici, dans cette salle, les riantes créations de son génie vous charmeront, encore tout échauffées du feu de la jeunesse: ce dialogue incomparable,--ces saillies immortelles qui ne savaient pas tarir; ces étincelans portraits, frais de vie, qui portent dans notre cœur la vérité où ils ont pris leur source; ces êtres merveilleux, enfans de son imagination, éclos du néant à une soudaine perfection par la volonté créatrice de sa pensée 105; c'est ici qu'est leur première patrie; c'est ici que vous pouvez les revoir animés encore de la chaleur vitale que leur donna ce nouveau Prométhée. Lumineuse auréole qui trahit la splendeur du disque éclipsé!

Note 104: (retour) Voir Fox, Burke, Pitt, unanimes à louer le discours de Shéridan sur les chefs d'accusation articulés contre M. Hastings dans la Chambre des Communes. M. Pitt pria la Chambre d'ajourner l'affaire, afin de considérer la question avec plus de calme que ne le permettait l'effet immédiat de ce discours.
Note 105: (retour) Il y a dans le texte: «By the fiat of his thought,» mot à mot, par le fiat de sa pensée. C'est une allusion au fiat lux de la Genèse. Avons-nous eu tort de reculer devant la version littérale?

(N. du Tr.)

Mais, s'il est des hommes à qui l'échec fatal de la sagesse entraînée par l'erreur doive procurer une basse jouissance; s'il est des hommes qui triomphent de joie lorsqu'une voix céleste détonne au milieu du chœur pour lequel elle est née, je leur commande le silence.--Ah! combien ils savent peu que ce qui leur semblait vice m'était peut-être que malheur! Dure est la destinée de celui sur qui les regards publics sont à jamais fixés pour le blâme ou pour la louange! Le repos se refuse à son nom, et le vulgaire se plaît au spectacle du martyre d'une grande renommée. L'ennemi secret, dont l'œil ne s'endort jamais, et qui se fait sentinelle,--accusateur,--juge,--espion; le rival,--le sot,--le jaloux--et le vaniteux; l'envieux enfin, qui ne respire librement que dans la peine d'autrui: voilà une armée de détracteurs, qui poursuit la gloire jusques au tombeau; qui guette les fautes dont un génie hardi doit la moitié à son ardeur native; qui défigure la vérité, amasse le mensonge, et bâtit la pyramide de la calomnie! Tel est le partage de l'homme public;--mais si, par surcroît d'infortune, la maigre pauvreté se ligue à la maladie dévorante, si le génie doit oublier son vol élevé, et descendre à terre pour combattre la misère qui assiége sa porte, pour adoucir d'indignes fureurs,--rencontrer face à face une rage sordide, et lutter contre la disgrâce, pour ne trouver dans l'espérance que les caresses, les embrassemens nouveaux d'un serpent qui lui réserve de nouvelles perfidies; si tels peuvent être les maux qui assaillent les hommes, est-ce donc chose merveilleuse qu'enfin les plus puissans succombent? Les êtres à qui fut départie toute la force du sentiment, portent un cœur électrique,--surchargé du feu céleste, noir de rudes froissemens, intérieurement déchiré, environné de nuages, entraîné par l'ouragan, porté sur la nébuleuse atmosphère, source de ces pensées qui tonnent,--éclairent--et foudroient. Mais, loin de nous et de notre scène comique doivent être de telles images,--si toutefois elles ont eu quelque réalité. Accomplissons ici un plus tendre désir, une tâche plus douce; payons à la gloire le tribut qu'elle n'a pas besoin de réclamer; pleurons l'astre évanoui,--et apportons notre grain d'encens pour prix d'un long plaisir. Vous, orateurs! que nos conseils possèdent encore, pleurez le héros vétéran de vos champs de bataille! le digne rival de l'admirable Trinité 106! l'homme, dont les paroles étaient des étincelles d'immortalité! Vous, poètes! à qui la muse du drame est chère, il était votre maître,--rivalisez ici avec lui! Vous, hommes d'esprit et de conversation éloquente! il était votre frère;--emportez ses cendres d'ici! Tant que nous admirerons ces talens d'immense portée, aussi parfaits que variés; tant que nous sentirons l'éloquence,--l'esprit,--la poésie--et la bonne humeur, dont l'harmonie plus humble charme les ennuis d'ici-bas; tant que nous serons fiers de la noble prééminence du mérite, nous chercherons long-tems un génie pareil,--et chercherons en vain; nous nous tournerons vers tout ce qui nous reste de lui, en regrettant que la nature n'ait formé qu'un seul homme de cette trempe, et qu'elle ait brisé son moule.--en y jetant Shéridan!

Note 106: (retour) Fox--Pitt--Burke.

VI.

ADRESSE

PRONONCÉE A L'OUVERTURE DU THÉATRE DE DRURY-LANE,
samedi, 10 octobre 1812.

Dans une nuit horrible, notre cité vit et pleura le palais de la muse du drame, réduit de fond en comble en cendres; en moins d'une heure, les flammes dévorèrent le temple, Apollon tomba, et Shakspeare cessa de régner.

Vous qui contemplâtes ce spectacle admirable et triste, dont l'éclat insultait à la ruine qui en fut illuminée; vous qui vîtes les fragmens massifs du monument, au milieu des nuages de feu, chasser du ciel la nuit, comme autrefois la colonne d'Israël 107; qui vîtes la longue pyramide des flammes tournoyantes agiter son ombre rougeâtre sur la Tamise, épouvantée, la foule pressée autour de l'incendie, frissonner d'effroi et trembler pour ses propres demeures, à mesure que le désastre s'accroissait et répandait dans les airs la lumière funèbre d'éclairs aussi terribles que ceux de la foudre; qui vîtes enfin les cendres noires et un mur solitaire occuper le royaume des muses et en signaler la chute: dites,--cet édifice nouveau, et non moins ambitieux, construit où fut naguère l'édifice le plus puissant de notre île, jouira-t-il de la même faveur que le premier? ce temple voué à Shakspeare--sera-t-il digne de lui et de vous?

Note 107: (retour) La colonne de feu qui guidait, pendant la nuit, le peuple israélite à sa sortie d'Égypte.

(N. du Tr.)

Oui,--il le sera:--la magie d'un pareil nom défie la faux du tems, la torche de l'incendie; dédie encore le même lieu aux jeux de la scène, et commande au drame, d'être là où il a déjà été. La naissance de ce monument atteste la puissance du charme:--favorisez notre honorable orgueil? et dites: c'est très-bien! 108

Note 108: (retour) How well! combien bien! c'est le cri d'acclamation correspondant à notre bravo.

(N. du Tr.)

Ainsi que ce temple s'élève pour égaler l'ancien, ainsi puissions-nous du passé tirer nos présages! puisse une heure propice à nos prières s'enorgueillir de noms tels que ceux qui consacrent à jamais le souvenir du théâtre détruit! C'est à l'ancien Drury que l'art touchant de votre Siddons 109 foudroya les cœurs sensibles, agita les cœurs les plus sévères; c'est à Drury que grandirent les derniers lauriers de Garrick; c'est ici que le moderne Roscius fit couler vos larmes pour la dernière fois, soupira ses derniers remerciemens, et vous adressa, l'œil en pleurs, ses derniers adieux. Mais pour les talens vivans peuvent encore fleurir ces couronnes, dont les parfums s'exhalent en pure perte sur une tombe. Ce que Drury réclama jadis; il le réclame encore;--ne refusez pas le tribut nécessaire à la résurrection de sa muse qui sommeille. Ornez de guirlandes la tête de votre Ménandre! et n'allez pas inutilement réserver tous vos honneurs pour les morts!

Note 109: (retour) Célèbre actrice, sœur des Kemble.

(N. du Tr.)

Bien chers nous sont les jours qui donnèrent tant de lustre à nos annales, avant que Garrick disparût, ou que Brinsley 110 cessât d'écrire! Héritiers de leurs travaux; nous sommes aussi vains de nos ancêtres, que le sont des leurs les héritiers d'un noble sang. Tandis qu'ainsi le souvenir emprunte le miroir de Banquo 111, pour réclamer ces ombres couronnées à mesure qu'elles passent; tandis que nous tenons cette glace magique, qui représente les noms immortels, gravés sur notre arbre généalogique; hésitez,--avant de condamner leurs faibles descendans; songez combien il est difficile d'égaler de tels rivaux.

Note 110: (retour) Shéridan.

(N. du Tr.)

Note 111: (retour) Voir le Macbeth de Shakspeare.

(N. du Tr.)

Amis du théâtre! vous, de qui comédiens et comédies doivent solliciter un pardon ou un éloge; juges suprêmes, dont la voix et le regard usent du pouvoir illimité d'applaudir ou de rejeter: si jamais la licence conduisit à la renommée, et nous mit dans le cas de rougir de ce que vous aviez cessé de blâmer; si jamais le théâtre dégradé put s'abaisser à flatter un goût dépravé qu'il n'osait corriger: puissent les scènes présentes répondre à tous les reproches passés, et réduire à un juste silence les clameurs d'une sage censure! Oh! puisque vous mettez le dernier sceau aux lois du drame, ne vous jouez plus de nous, en applaudissant mal à propos: alors une noble fierté doublera les forces de l'acteur, et la voix de la raison aura un écho dans la nôtre.

Après cette adresse solennelle, après l'accomplissement de l'antique règle, après ce tribut d'usage que la muse du drame a payé par la bouche de son héraut, recevez aussi nos complimens de bienvenue, complimens qui partent de nos cœurs, et voudraient bien gagner les vôtres. Le rideau se lève;--puisse notre théâtre vous offrir des scènes dignes des anciens jours de Drury-Lane! Puissions-nous toujours être agréés, et des Bretons, nos juges, et de la nature, notre guide!--et vous, puissiez-vous long-tems présider à nos fêtes!


VII

ODE A VENISE 112.

Note 112: (retour) On entend ordinairement par ode un poème divisé en strophes ou stances de même nombre de vers et de même rythme. Cette apostrophe à Venise n'est donc pas une ode, sous le rapport de la versification; mais elle en mérite bien le nom, si l'on a égard à la magnificence de poésie qui s'y déploie.

(N. du Tr.)

O Venise! Venise! lorsque tes murs de marbre seront de niveau avec les ondes, alors les nations pousseront un cri sur tes palais submergés, et une lamentation bruyante se prolongera sur les flots qui t'engloutiront! Si moi, voyageur du nord, je pleure pour toi, que devraient faire tes enfans?--Ne devraient-ils que pleurer?--et pourtant ils ne murmurent que dans leur sommeil. Qu'ils ressemblent peu à leurs pères!--Ce que la vase, le sable verdâtre laissé à nu par la retraite de la mer, est aux vagues écumantes de la haute marée qui jette le matelot naufragé jusqu'au bord de sa demeure, voilà ce que les hommes d'aujourd'hui sont aux hommes d'autrefois: ils se traînent, en rampant comme le crabe, à travers les ruines de leurs antiques rues. Oh désespoir!--tant de siècles ne pas recueillir de meilleurs fruits! Treize cents ans de richesse et de gloire ont abouti à la poussière et aux larmes: tous les monumens que l'étranger rencontre, églises, palais, colonnes, l'accueillent avec un air de deuil le lion lui-même paraît tout abattu; et le tambour barbare, aux sons âpres et discords, répète chaque jour, comme un sombre écho la voix de ton tyran, le long de ces ondes paisibles, charmées jadis du chant harmonieux qui s'élevait, au clair de la lune, de mille et mille gondoles,--charmées de l'actif bourdonnement d'êtres joyeux, dont les plus coupables actions n'étaient que la fièvre du cœur et le débordement d'un bonheur trop grand, qui a besoin du secours de l'âge pour isoler son cours de ce voluptueux torrent de douces sensations, luttant sans cesse avec le sang. Mais cela vaut mieux que les mornes orgies, le deuil des nations à leur déclin: alors le vice promène partout ses irrémédiables terreurs; la gaîté n'est que rage, et ne sourit que pour tuer; l'espoir n'est rien qu'un délai trompeur, éclair de l'homme malade, une demi-heure avant le trépas. Ainsi la défaillance, dernière source des peines mortelles et la torpeur des membres, sombre début de la mort dans sa froide et vacillante carrière, se glissent de veine en veine et s'avancent à chaque battement du pouls; néanmoins c'est un tel soulagement pour l'argile épuisée de souffrances, que le moribond y voit le renouvellement de ses esprits, et se croit libre lorsqu'il n'est qu'engourdi par le poids de sa chaîne;--lors il se met à parler de vie,--de ses forces qu'il sent revenir--peu à peu, et de l'air plus frais dont il voudrait jouie; mais, comme il murmure ces mots, il ne sait pas qu'il respire à peine, que son doigt effilé ne sent plus ce qu'il touche; cependant, un voile tombe sur ses yeux,--la chambre chancelante tourne, tourne, autour de lui;--des ombres rapides, que sa main veut en vain arrêter, paraissent et disparaissent;--enfin, le dernier râle étouffe sa voix suffoquée; tout est glace et ténèbres,--et la terre, ce qu'elle fut avant l'heure de notre naissance.

Nul espoir pour les nations!--Interrogez les chroniques de mille et mille années.--Que nous ont appris ces scènes journalières, ce flux et reflux d'événemens ramenés par chaque siècle, cet éternel retour de ce qui a été? rien ou peu. Toujours nous nous appuyons sur choses qui pourrissent sous notre pied, et nous usons notre force en luttant contre l'air; car c'est notre propre nature qui nous fait choir; les brutes, à toute heure immolées pour nos fêtes, sont d'un ordre aussi élevé,--elles vont partout où les pousse l'aiguillon de leur guide, même à la sanglante hécatombe: et vous, hommes, qui pour les rois versez votre sang comme l'eau, qu'est-ce que vos enfans ont reçu en revanche? un héritage de servitude et de misères, un esclavage aveugle dont les coups sont l'unique paiement. Quoi donc, ne vois je pas les socs de vos charrues rougir d'une chaleur brûlante? N'y chancelez-vous pas dans une épreuve perfide, vous qui croyez cela une preuve réelle de la loyauté, baisez la main qui vous guide aux tortures, vous faites gloire de marcher sur les barres en feu? Tout ce que vos pères vous ont laissé, tout ce que le tems vous lègue de liberté, et l'histoire de sublime, sort d'une source différente!--Vous regardez et lisez, vous admirez et gémissez, puis vous succombez et perdez votre sang! Sauf ces esprits, en petit nombre, qui, en dépit de tous les obstacles réels et imaginables engendrèrent soudain les crimes; en foudroyant les murs de la prison; qui voulurent boire à longs traits les douces ondes offertes par la liberté,--alors que la multitude, dont les siècles ont changé la soif en rage, se soulève en criant, alors que les hommes s'écrasent les uns les autres pour obtenir la coupe où ils puissent trouver l'oubli de la chaîne lourde et douloureuse--qui long-tems les attacha au joug de la charrue, sur un sol dont les jaunes épis n'étaient pas pour eux; (car leurs têtes étaient trop courbées, et leurs palais inanimés ne ruminaient que la douleur):--oui, sauf ces esprits, en petit nombre, qui, en dépit des forfaits qu'ils abhorrent, ne confondent pas la sainteté de leur cause avec ces bouleversemens momentanés des lois de la nature, bouleversemens qui, comme la peste et les volcans, ne frappent que pour un tems, puis s'éteignent, et laissent le cours ordinaire des saisons réparer, en quelques étés, les dommages de la terre, la repeupler de villes et de générations,--belles quand elles sont libres:--car sous toi, ô tyrannie, rien ne peut jamais fleurir!

Gloire, empire, liberté!--ô trinité divine!--ces tours furent jadis votre siége! A l'heure où Venise fut un objet d'envie, la ligue des plus puissantes nations put abaisser son noble orgueil, mais non l'anéantir:--tout fut entraîné dans sa ruine: les monarques invités à ses fêtes connaissaient et aimaient leur magnifique hôtesse; ils ne pouvaient s'apprendre à la haïr, quelque humiliés qu'ils fussent:--la foule des humains pensait comme les rois; Venise recevait les hommages du voyageur de tous les jours et de tous les climats;--ses crimes eux-mêmes naissaient de la source la plus douce,--de l'amour; elle ne buvait point le sang, ne s'engraissait point de cadavres, mais portait la joie partout où s'étendaient ses innocentes conquêtes; car elle relevait la croix, gui d'en haut sanctifiait les bannières protectrices, incessamment flottantes entre la Terre et le Croissant profane: si ce croissant a pâli et décliné, le monde peut en rendre grâces à la cité qu'il a chargée de chaînes dont maintenant le bruit retentit aux oreilles des peuples qui doivent le nom de liberté à tant de glorieux efforts: cependant Venise partage avec eux une misère commune: elle se nomme «le royaume» d'un conquérant ennemi; elle sait ce que tous,--ce que nous, plus que tous les autres; ne savons que trop bien; avec quels termes dorés un tyran amuse ses esclaves.

Le nom de république a disparu sur les trois parties du globe gémissant. Venise est abattue: la Hollande daigne reconnaître un sceptre, et souffre le manteau de pourpre. Si la Suisse seule est libre encore, et jouit sans entraves de ses montagnes, ce n'est que pour un tems: car, de nos jours, la tyrannie est devenue fine; et, dans ses heures de triomphe, étouffe sous ses pieds les étincelles de nos cendres. Une grande contrée, séparée de nous par l'Océan, nourrit une race vigoureuse dans l'amour de la liberté; pour laquelle leurs pères ont combattu, et qu'ils leur ont léguée;--héritage d'orgueil et de bravoure! noble distinction d'avec toute autre terre, dont les enfans doivent fléchir le genou au gré d'un monarque, comme si son sceptre insensible fût une baguette douée du magique pouvoir de la science occulte!--Oui, une grande contrée, bravant le despotisme, lève encore ses drapeaux invaincus et sublimes par delà l'Atlantique!--Elle a montré à une nation, trop fière de son droit d'aînesse, que le pavillon hautain d'Albion peut baisser devant ceux dont les épées ont conquis des franchises que le sang ne paie pas trop cher. Oui, certes, mieux vaudrait le sang de tout homme, fût-il une rivière, mieux vaudrait qu'il coulât à pleins bords et même débordât, que de languir dans nos veines oisives, de stagner comme dans un canal fermé de verroux et de chaînes, d'avancer, comme un malade endormi, trois pas, puis s'arrêter:--mieux vaut être là où les Spartiates massacrés sont encore libres, dans le noble charnier des Thermopyles, que de croupir dans nos marais,--ou bien il faut fuir sur l'abîme azuré, et ajouter un courant à l'Océan, une ame aux ames de nos pères; et à toi, Amérique, un homme libre de plus!


VIII.

ODE A NAPOLÉON BUONAPARTE 113.

Note 113: (retour) L'empereur Népos fut reconnu par le sénat, par les Italiens et par les provinces de la Gaule: ses qualités morales et ses talens militaires furent hautement célébrés: et ceux qui tiraient de son gouvernement quelque avantage particulier annoncèrent, en chants prophétiques, la restauration de la félicité publique..............................

Par cette honteuse abdication, il prolongea sa vie de quelques années, dans une position équivoque, tout à la fois empereur et exilé, jusqu'à ce que--»

(Gibbon, Décadence et chute, etc.)

«Expende Annibalem:--quot libras in duce summo
Invenies
?--»


(Juvén. Sat. X.)

1. C'en est fait:--mais hier encore tu étais roi, et, les armes en main, tu combattais contre les rois:--maintenant, il n'y a pas de nom qui te convienne; te voilà si bas,--et tu vis encore! Est-ce là l'homme aux mille trônes, qui jonchait notre terre d'ossemens ennemis? et peut-il ainsi se survivre à lui-même? Depuis celui que nous appelons, sans raison, du nom de l'étoile du matin 114, nul mortel, nul démon n'est tombé de si haut.

Note 114: (retour) Lucifer, nom du chef des démons, est dans la mythologie païenne et d'après son etymologie (Lucem fero) l'étoile de Venus, quand elle précède et annonce le lever du soleil.

(N. du. Tr.)

2. Homme mal inspiré! pourquoi te fis-tu le fléau de tes semblables, qui s'agenouillaient devant toi? Devenu aveugle à force de te contempler toi-même, tu appris à voir au reste du monde. Maître souverain du pouvoir,--tu n'as laissé pour don unique que le tombeau à ceux qui t'adoraient; et, jusqu'à l'heure de ta chute, les humains ne purent deviner combien l'ambition a de bassesse.

3. Rendons grâces au ciel pour une telle leçon;--elle instruira les guerriers à venir plus que tous les discours de la haute philosophie, discours si vains jusqu'à ce jour. Le charme qui fascinait l'esprit des hommes est désormais rompu pour ne plus renaître; charme qui forçait d'adorer ces idoles de l'empire du sabre, ces colosses au front d'airain et aux pieds d'argile.

4. Le triomphe et la vanité, l'enivrement du combat 115, la victoire dont la voix ébranle la terre, et qui pour toi était le souffle de vie: l'épée, le sceptre, et ce pouvoir, sous le joug duquel l'homme ne semblait fait que pour obéir, et avec lequel la renommée fut liguée;--tout est anéanti!--Esprit de ténèbres, quelle doit être la rage de ton souvenir!

Note 115: (retour) Certaminis gaudia, expression d'Attila dans sa harangue à son armée, avant la bataille de Châlons, harangue donnée par Cassiodore.

5. Le désolateur est enfin désolé! le vainqueur, renversé! l'arbitre de la destinée d'autrui supplie pour la sienne propre! Y a-t-il encore quelque espérance impériale qui puisse lutter avec calme contre un tel changement? ou bien, est-ce la seule crainte de la mort? Mourir prince,--ou vivre esclave,--ton choix est lâchement courageux.

6. Cet athlète 116, qui jadis voulut rompre un chêne, ne songea pas au redressement élastique des fragmens: saisi par l'arbre qu'il avait en vain brisé,--solitaire,--quels regards jetait-il alentour? Toi, dans l'orgueil de ta force, tu as fait enfin une imprudence égale, et tu as rencontré un destin plus sombre: lui, il fut la proie des hôtes farouches des forêts; mais toi, tu devras dévorer ton cœur!

7. Un Romain 117, dont le cœur brûlant s'était désaltéré dans le sang de Rome, jeta loin de lui le poignard,--osa, par une grandeur sauvage, quitter l'empire pour ses foyers domestiques. Il osa quitter l'empire avec un suprême dédain des hommes qui avaient supporté un tel joug, et qui le laissèrent toutefois jouir en paix de son sort. Sa seule gloire fut cette heure où il abandonna de plein gré le pouvoir dont il s'était emparé.

8. Le monarque espagnol 118, quand le plaisir de la puissance eut perdu la vivacité de son charme, rejeta ses couronnes pour des rosaires, son empire pour une cellule: calculateur exact des grains de son chapelet, subtil argumentateur sur des articles de foi, il amusa bien sa folie; pourtant, il eût mieux fait de ne jamais connaître, ni le reliquaire du bigot, ni le trône du despote.

9. Mais toi,--c'est malgré tes efforts que la foudre a été arrachée de tes mains;--trop tard tu quittes la haute puissance à laquelle s'accola ta faiblesse. Quoique tu sois un ange de malheur, c'est assez pour nâvrer notre cœur que de voir le tien sans nerf; que de songer que le monde, chef-d'œuvre de Dieu, a servi de marchepied à un être si vil.

10. Et la terre a prodigué son sang pour celui qui peut ainsi ménager le sien! Et les monarques, devant lui, ont fléchi leurs genoux tremblans, lui ont rendu grâces pour un trône! Céleste liberté! combien nous devons te chérir, lorsque tes plus puissans ennemis ont ainsi témoigné leur crainte dans la plus humble attitude! Oh! puisse aucun tyran ne laisser jamais un nom plus brillant, qui éblouisse le genre humain!

11. Tes forfaits sont écrits dans le sang, et non écrits en vain;--tes triomphes ne parlent plus de gloire, ou plutôt ils grossissent la tache de ton honneur.--Si tu étais mort comme meurt le courage, peut-être un nouveau Napoléon viendrait-il encore une fois déshonorer le monde;--mais qui voudrait s'élancer jusqu'à la hauteur du soleil pour tomber ensuite dans une nuit si noire?

12. Mise dans la balance, la poussière du héros n'a pas plus de valeur que l'argile vulgaire. L'équilibre, ô humanité! est le même pour tous les trépassés. Mais pourtant je croyais que le grand homme vivant était animé de quelques étincelles plus nobles pour éblouir et pour épouvanter, et je n'imaginais pas que le mépris pût ainsi se jouer de ces conquérans de la terre.

13. Et ta fiancée, triste fleur de l'orgueilleuse Autriche, princesse encore impériale, comment son cœur supporte-t-il l'heure de tourment? Attache-t-elle ses pas à ton coté? Doit-elle aussi courber la tête, partager le repentir tardif et le long désespoir de l'homicide détrôné? Ah! si elle t'aime toujours, conserve avec soin ce diamant, qui vaut bien ta couronne évanouie!

14. Hâte maintenant ta course vers ton île maudite, et fixe ton regard sur la mer: cet élément peut rencontrer ton sourire, il ne fut jamais gouverné par toi! Ou bien, de ta main oisive, trace nonchalamment sur le sable que la terre est à présent aussi libre que l'océan, et que le pédagogue de Corinthe 119 t'a désormais transféré son proverbe.

Note 119: (retour) Denis le jeune, après avoir été chassé de Syracuse par Timoléon, passe pour s'être fait maître d'école à Corinthe. Il fut toujours cité comme un exemple mémorable de l'instabilité des choses humaines. «Tantâ mutatione majores natu, ne quis nimis fortunæ crederet, magister ludi factus ex tyranno docuit.» (Valer. Max. VI, 9.) Philippe ayant écrit d'un ton menaçant aux Lacédémoniens, ceux-ci ne lui firent d'autre réponse que cette phrase passée en proverbe: Denis à Corinthe.

(N. du Tr.)

15. Timour! te voilà donc à ton tour dans la cage de ton prisonnier 120! Quels pensers seront les tiens? Dans ta rage captive, tu ne nourriras qu'une idée, une seule:--«Le monde fut à moi!» A moins pourtant que tu n'aies le sort du souverain de Babylone 121, que tu ne perdes tout sentiment avec le sceptre, que les liens de la vie ne retiennent pas plus long-tems cet esprit si ambitieux,--si long-tems obéi,--de si peu de valeur!

Note 120: (retour) Cage où Bajazet fut enfermé par l'ordre de Tamerlan--ou Timour.
Note 121: (retour) Nabuchodonosor changé en bœuf.....

16. Ou comme celui 122 qui déroba le feu du ciel, feras-tu tête au choc? partageras-tu avec ce misérable, qui n'obtint jamais de pardon, son vautour et son rocher? Damné déjà par Dieu,--maudit par l'homme, la dernière scène de ton drame, sans être la plus coupable, a été l'archi-risée 123 du démon: Satan, dans sa chute, garda sa fierté, et s'il eût été mortel, c'est avec la même fierté qu'il serait mort!

Note 123: (retour) Arch mock..... Allusion aux vers de Shakspeare:

«The fiend's arch mock--

To tip a wanton, and suppose her chaste.--»


IX.

ODE TRADUITE DU FRANÇAIS 124.

Note 124: (retour) Voir la première note de l'Ode à Venise.

Nous ne connaissons pas le texte original de cette prétendue traduction.

(N. du Tr.)

Nous ne te maudissons pas, Waterloo! quoique le sang de la liberté ait arrosé tes plaines; ce sang fut versé sur un sol où il ne s'abîma pas: il jaillit de chaque blessure, comme la trombe s'élève de l'océan; et, d'un mouvement vigoureux et de plus en plus rapide, il s'élance, et se mêle dans l'air avec celui de l'infortuné Labédoyère:--avec celui du guerrier dont la tombe honorée renferme le plus brave entre les braves 125. Il s'amoncelle en nuages rouges de feu; mais il retombera sur la terre dont il s'est élevé: quand la mesure sera comble, l'orage éclatera:--jamais n'aura été entendu tonnerre pareil au tonnerre qui alors frappera le monde de surprise;--jamais n'aura été vu éclair pareil à l'éclair qui alors brillera sur la voûte céleste! Telle, l'étoile d'absinthe, prédite par le saint prophète des anciens jours, fera pleuvoir sur la terre un déluge de feu, et changera les rivières en sang 126!

Note 125: (retour) Le maréchal Ney, prince de la Moskowa.

(N. du Tr.)

Note 126: (retour) Voir l'Apocalypse, ch. VII, verset 7, etc. «Le premier ange sonna de la trompette, et il s'ensuivit de la grêle et des flammes mêlées à du sang, etc.»

Verset 8. «Et le second ange sonna de la trompette, et il sembla qu'une grande montagne de feu fût jetée dans la mer; et le tiers de la mer devint sang, etc.»

Verset 10. «Et le troisième ange sonna de la trompette, et il tomba du ciel une grande étoile, brûlant comme une torche, et elle tomba sur le tiers des rivières et sur les sources des eaux.»

Verset 11. «Et le nom de l'étoile est Absinthe; et le tiers des eaux devint absinthe; et plusieurs hommes moururent des eaux qui étaient devenues amères.»

Le héros est tombé; mais non par vous, vainqueurs de Waterloo! Tant que le soldat citoyen ne commanda à ses concitoyens--que pour les guider sur les champs de bataille, où la gloire souriait au fils de la liberté,--qui donc, parmi tous les despotes ligués, lutta contre le jeune héros? qui put se vanter d'avoir vaincu la France, avant que la tyrannie n'eût usurpé tous les droits? avant que le grand homme, leurré par les attraits de l'ambition, ne fût plus devenu qu'un roi? Alors il tomba:--ainsi périssent tous ceux qui voudraient asservir les hommes à l'homme!

Et toi aussi, guerrier au panache de neige, toi, à qui ton royaume a refusé même un tombeau 127, mieux aurait valu pour toi continuer à conduire la France contre des armées mercenaires, que te vendre toi-même à l'infamie et à la mort pour un vil nom de roi, tel que celui du monarque de Naples, qui porte aujourd'hui le titre que tu achetas au prix de ton sang. Tu songeais peu, lorsque, sur ton cheval de bataille, tu te précipitais, comme un fleuve qui déborde, à travers les rangs armés, lorsque les casques fendus et les sabres entrechoqués étincelaient et tombaient en éclats autour de toi:--tu songeais peu à la destinée que tu trouvas au bout de la carrière! Ton panache hautain fut mis à bas par le coup déshonorant qu'y porta un esclave! Jadis,--semblable à la lune qui commande au flux et reflux de la mer, il parcourait les airs et guidait le guerrier; au milieu de la nuit créée par la noire et sulfureuse fumée du combat, le soldat cherchait des yeux ce superbe cimier, et, comme il le voyait toujours marcher en avant, ainsi marchait-il lui-même contre nos ennemis. Là où les traits rapides de la mort immolaient le plus de victimes, où la guerre entassait le plus de débris sous la bannière triomphante de l'aigle à l'aigrette flamboyante,--de l'aigle qui volait au sein des orages et des tonnerres, dont rien ne pouvait arrêter l'aile impétueuse, et qui lançait les foudres de la victoire:--oui, lorsque la ligne des ennemis se brisait, que la mort éclaircissait les rangs, ou que la fuite les dispersait dans la plaine, là, soyez-en sûrs, Murat chargeait! Hélas! il ne chargera plus désormais!

Note 127: (retour) Les restes de Murat ont été, dit-on, exhumés et livrés aux flammes.

Les envahisseurs foulent nos gloires passées: la victoire pleure sur les ruines de ses arcs de triomphe.--Mais que la liberté se réjouisse, que sa voix révèle son cœur! Sa main appuyée sur son épée, elle recevra un double hommage. La France a reçu deux fois une leçon morale chèrement achetée:--son salut ne gît point dans un trône, sur lequel siége Capet ou Napoléon 128; mais dans l'égalité des droits et des lois; mais dans l'union des cœurs et des bras pour une grande cause,--la liberté, telle que Dieu l'a donnée à tous ceux qui vivent sous le soleil, avec le souffle vital, et dès l'heure de la naissance;--la liberté, que le crime veut en vain chasser du monde, en dispersant, d'une main farouche et prodigue, les richesses des nations comme les grains du sable, en versant, comme l'eau, le sang des nations dans un impérial océan de carnage!

Note 128: (retour) Il paraîtrait que M.A.P. n'a pas osé traduire cela; il dit: «Son bonheur ne dépend point du trône, il dépend de l'égalité, etc.» Sa traduction serait donc aussi timide sous le rapport politique que sous le rapport poétique.

(N. du Tr.)

Mais les mortels uniront leurs cœurs, leurs esprits et leurs voix: qui donc fera tête à cette noble ligue? Le tems n'est plus où le glaive soumettait les peuples. L'homme peut mourir;--les idées renaissent. Même ici bas, dans ce monde de misères, la liberté ne peut manquer d'avoir un héritier. Des millions d'hommes ne respirent que pour recueillir ce précieux héritage. La liberté a pris un essor que rien ne peut dompter: si elle assemble encore une fois ses armées, les tyrans seront forcés de croire et de trembler:--sourient-ils de cette simple menace? Des larmes de sang couleront encore.


X.

ODE A L'ILE DE SAINTE-HÉLÈNE.

1. Paix à toi, île de l'Océan! Salut à tes brises et à tes vagues! Salut à tes rochers contre lesquels le perpétuel retour des marées fait écumer le flot blanchâtre! Riche sera la guirlande que l'histoire tressera pour toi! Immortelle en sera la verdure! Quand les nations, qui te laissent aujourd'hui dans l'obscurité, fléchiront tour à tour le genou devant la baguette de l'oubli, ta gloire ne sera pas changée,--ta renommée ne sera pas ternie:--l'hommage des siècles rendra ton nom sacré.

2. Salut au guerrier qui repose sur ton sol le riche fardeau de sa gloire 129! Quand la mesure de ses jours sera comble, et que la chronique de sa vie sera close, ses exploits seront consacrés dans les annales de Clio! Sa valeur le rangera parmi les plus illustres preux de tous les âges, et les monarques futurs s'inclineront devant son génie:--les chants des poètes,--les leçons des sages--le diront la merveille et l'ornement du monde. Devant toi, ô météore de la Gaule, les autres météores de l'histoire s'évanouiront éclipsés par ta splendeur.

Note 129: (retour) Cette strophe seule devra réconcilier le lecteur avec Lord Byron, qui l'aura sans doute indisposé comme nous par l'amertume plus que sévère avec laquelle il reprochait à Napoléon (Ode VIII) de ne s'être pas tué après Waterloo.

(N. du Tr.)

3. De salutaires zéphirs rafraîchiront ton atmosphère, île éblouissante de gloire! Des contrées les plus éloignées, il te viendra un peuple de pélerins, tribu aussi indépendante que tes vagues! Ta grève, au loin resplendissante, arrêtera le voyageur qui voudra jeter un rapide coup-d'œil sur un lieu si renommé:--chaque touffe de gazon, chaque pierre, chaque roc, retardera son séjour sur ce sol qu'auront sanctifié les pas de l'exilé! car c'est de lui que tu recevras un lustre divin: le déclin de son soleil a été le lever du tien.

4. Et quels bras l'ont enchaîné? les bras qui avaient lutté faiblement contre le sien:--les nations qui l'avaient souvent bravé, mais n'avaient pu le dompter jusqu'à ce jour! les monarques qui maintes fois courbèrent la tête devant sa clémence, et reçurent de sa main les couronnes que leur avait ravies la guerre!--Le vainqueur, aujourd'hui vaincu, l'aigle aujourd'hui frappé à mort, laisserait-il leur vengeance sévère éteindre les rayons de son étoile! Non: la gloire apparaît, vêtue d'une splendeur nouvelle, et l'astre des siècles revient à l'ascendant.

5. Pure à jamais soit la bruyère de tes montagnes! riche la verdure de tes pâturages! limpides et intarissables les eaux de tes fontaines! Puissent tes annales n'être souillées d'aucuns désastres! Élève-toi sur la surface de l'Océan, comme un magnifique autel, comme un saint reliquaire cher aux prières du genre humain!--Vienne se briser contre les rochers de ton rivage la rage de la tempête,--la lutte dévastatrice des vagues et des vents!--Qu'au haut de tes créneaux déploie long-tems ses ailes l'aigle, ton ornement; l'aigle, orgueil de l'univers.

6. Il se flétrira, le lis qui fleurit à cette heure! Où est la main qui peut le nourrir? Les nations qui le relevèrent le regarderont dépérir: les rosées froides jetteront sur lui une malédiction précoce. Alors la violette qui fleurit dans les vallées chargera la brise de son vivifiant parfum: alors, aussitôt que l'esprit de liberté ralliera les peuples pour chanter une antienne funèbre sur la tombe de la tyrannie, la vaste Europe craindra que ton étoile ne paraisse soudain sur l'horizon, et n'éclipse les astres pestifères du septentrion.


XI.

A NAPOLÉON.

(Traduit du français.)

«Tout le monde pleurait, mais surtout Savary, et un
officier polonais qui devait son élévation à Bonaparte. Il
s'attachait aux genoux de son maître; il écrivit à lord
Keith, pour demander la permission d'accompagner
Napoléon, même en qualité de domestique: demande
qui ne put être accordée.»






1. Dois-tu partir, ô mon illustre chef, séparé du petit nombre des braves qui te sont restés fidèles? Qui peut dire la douleur de ton soldat, dont la raison s'égare à ce long adieu? J'ai connu les feux de l'amour, les ardeurs de l'amitié; mais qu'est-ce que tout cela auprès de ce que je sens pour toi, auprès du zèle d'un guerrier fidèle?

2. Idole du soldat! Grand dans les combats; mais plus grand encore aujourd'hui: plusieurs purent gouverner un monde, toi seul ne courbas pas la tête sous l'arrêt du destin. Que d'années j'ai bravé la mort à tes côtés! et j'enviais ceux qui succombaient, lorsque leur cri de mort était encore une bénédiction pour le maître qu'ils servaient si bien 130.

Note 130: (retour) «A Waterloo, on vit un homme, dont le bras gauche avait été cassé par un boulet de canon, s'arracher ce bras avec la main droite, le lancer en l'air, et crier à ses camarades: «Vive l'Empereur, jusqu'à la mort!» Il y a plusieurs autres exemples de la sorte: celui que je vous rapporte, vous pouvez le regarder comme authentique.»

(Lettre particulière de Bruxelles.)

3. Que ne suis-je, comme eux, une froide poussière, puisque je vis pour voir cette heure fatale, où tes timides ennemis hésitent de laisser un homme en tes mains, de peur que tes compagnons d'exil ne deviennent, pour toi, autant d'instrumens de liberté! Oh! dans le fond des cachots, toutes leurs chaînes me seraient légères; tant que je pourrais contempler ton ame invaincue.

4. Les flatteurs de cet homme, aujourd'hui si sourd à la prière d'un serviteur fidèle, voudraient-ils, si sa gloire empruntée venait à pâlir, partager avec lui obscurité dans laquelle il naquit? Si ce monde, que tu résignes avec tant de calme, devenait, à cette heure; son domaine, pourrait-il acheter, au prix de ce trône, des cœurs comme ceux qui te sont encore tout dévoués?

5. Mon chef, mon roi, mon ami, adieu! Jamais je ne m'étais encore agenouillé; jamais je ne suppliai mon souverain, comme j'implore aujourd'hui ses ennemis; et tout ce que je demande, c'est de participer à tous les périls qu'il va braver, c'est de partager à côté du héros sa chute, son exil et sa tombe.


XII.

SUR L'ÉTOILE DE LA LÉGION
D'HONNEUR.

(Traduit du français.)

1. Étoile des braves!--toi, dont les rayons ont répandu tant de gloire sur les morts et sur les vivans,--enchanteresse brillante et adorée! pour te rendre hommage, des millions de soldats couraient aux armes;--redoutable météore d'immortelle origine! pourquoi naître dans le ciel pour t'éteindre sur la terre?

2. Les ames des héros moissonnés par la guerre formaient tes rayons; l'immortalité étincelait dans tes éclairs; l'harmonie de ta sphère martiale était: «Gloire là-haut, et honneur ici-bas;» et ta lumière éblouissait les yeux des hommes, comme un volcan de la voûte azurée.

3. Ton fleuve de sang roulait comme la brûlante lave, et entraînait les empires dans ses ondes. La terre tremblait sous toi jusqu'en ses fondemens, alors que tu éclairais tout l'espace; en ta présence, le soleil cessait de rayonner, devenait sombre, et quittait l'horizon.

4. Avant toi s'éleva, et avec toi s'agrandit un arc-en-ciel du plus doux éclat, de trois brillantes couleurs 131, toutes divines, et faites pour ce signe céleste; car la main de la liberté les avait alliées, comme les nuances d'une gemme immortelle.

Note 131: (retour) Le drapeau tricolore.

5. Une de ces couleurs était un rayon d'écarlate dérobé au soleil; une autre, le bleu foncé de l'œil d'un séraphin; une autre, le voile blanc de radieuse lumière, dont s'enveloppe un pur esprit; les trois couleurs, ainsi assorties, semblaient le tissu d'un rêve céleste.

6. Étoile des braves! tes rayons pâlissent, et les ténèbres vont de nouveau prévaloir! Toutefois, noble arc-en-ciel de liberté, nos larmes et notre sang doivent couler pour toi. Quand ta brillante promesse s'évanouit, notre vie n'est qu'un fardeau d'argile.

7. Les pas de la liberté sanctifient les silencieuses cités des morts; les guerriers qui succombent sous ses drapeaux sont beaux et fiers dans la mort. Ainsi, puissions-nous bientôt, ô déesse, être pour toujours avec eux ou avec toi!


XIII.

ODE.

1. Oh! honte à toi, terre de la Gaule! honte à tes enfans et à toi! Imprudente dans ta gloire, et vile dans ta chute, combien ton partage est misérable! Dans ton abandon, tu seras en butte aux coups de l'ironie, d'une ironie qui ne mourra jamais: les malédictions de la haine et les sifflemens du mépris chargeront ton atmosphère; et, sur tes ruines, retentiront à jamais les rires du triomphe, les insultantes railleries du monde!

2. Oh! où donc est l'esprit de tes anciens jours, l'esprit qui animait tes fils, alors que l'étoile de la bravoure était leur fanal, et que la passion de l'honneur les guidait à la mort? Tes orages ont troublé leur sommeil. Entends-tu les gémissemens qui s'élèvent du fond des tombeaux. Ces dignes preux murmurent de colère, pleurent de désespoir, à voir la tache impure imprimée sur ton sein; car, où est la gloire qu'ils te remirent en dépôt? elle est perdue dans les ténèbres, foulée dans la poussière.

3. Va, parcours de ton regard tous les royaumes de la terre, depuis l'Indus jusques au pôle; quelque peu de bonté, d'honneur et de vertu mêlera son éclat aux ténèbres du péché. Mais toi, tu n'as rien que ta honte; le monde ne peut offrir rien de pareil à toi; l'horreur et le vice ont défiguré ton nom au-delà de toute comparaison; étonnante de forfaits, tu nous fourniras, à l'avenir, un modèle, un proverbe, pour la perfidie et le crime.

4. Tant que le triomphe couvrit de gloire le glaive de ton maître; tant que le héros fut debout, tes éloges suivirent partout ses pas, et applaudirent à l'effusion du fleuve de sang. Et cependant la tyrannie siégeait sur l'impériale couronne, et flétrissait au loin les nations; mais, à tes yeux, le despote mérita un renom brillant, jusqu'à l'heure où la fortune abandonna son char; alors tu te dérobas à ton chef,--tu t'empressas de l'outrager, tu fus la première à le trahir.

5. Tu oublias ses exploits, les travaux qu'il avait supportés pour ta cause; tu tournas tes hommages vers le nouveau soleil qui se levait, et entonnas d'autres hymnes de gloire. Mais l'orage se mit à gronder, l'adversité obscurcit l'astre de lumière; l'honneur et la foi furent la fanfaronnade d'une heure, et la loyauté elle-même, rien qu'un rêve.--Celui que tu avais banni reçut de nouveau tes sermens; et qui avait été le premier à l'insulter, fut aussi le premier à l'adorer.

6. Quel tumulte ébranle ainsi les airs? quelle foule environne son trône? C'est un cri d'enthousiasme, ce sont des millions de sujets qui jurent de n'obéir qu'à son sceptre. Les revers feront éclater leur zèle; l'infortune rendra sacré le nom de l'empereur. Le monde, qui le persécute, va sentir avec douleur quel esprit, quelle ardeur inextinguible anime les Français, dès que leurs cœurs sont embrasés; car ils ont le héros qu'ils aiment, ils ont le chef qu'ils admirent.

7. Leur héros s'est précipité au combat: une ombre couvre ses lauriers.--Où est le zèle qui ne devait jamais céder, la loyauté qui ne devait jamais s'évanouir? En un moment, la désertion et la perfidie abandonnèrent le vaincu à ses ennemis: les lâches, à qui son sourire avait donné les honneurs et la puissance, le délaissèrent et le renièrent dans son adversité; et les millions de Français qui avaient juré de périr pour le sauver, le virent fugitif, captif, esclave!

8. O terre de la Gaule! les contrées les plus sauvages, les plus désertes, sont plus nobles et meilleures que toi! Tu es pour les hommes un objet de surprise et d'horreur, tant la perfidie te défigure! Si tu étais le lieu où je fusse né, je m'arracherais soudain de tes bras, je fuirais aux extrémités du monde, et te quitterais pour toujours; oui, pour toujours. Si jamais je pensais à toi après longues années, cette pensée appellerait encore la rougeur sur mon front, et les larmes sur ma paupière.

9. Oh! honte à toi, terre de la Gaule! honte à tes enfans et à toi! Imprudente dans ta gloire, et vile dans ta chute, combien ton partage est misérable! Dans ton abandon, tu seras en butte aux coups de l'ironie, d'une ironie qui ne mourra jamais: les malédictions de la haine et les sifflemens du mépris chargeront ton atmosphère, et sur tes ruines retentiront à jamais les rires du triomphe, les insultantes railleries du monde 132!

Note 132: (retour) La révolution de juillet vient de donner un glorieux démenti aux anathèmes que semblait mériter, en 1815, la France humiliée par le second retour des Bourbons. Nous voilà redevenus la grande nation!

(N. du Tr.)

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