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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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FIN DES MÉLODIES HÉBRAIQUES.




LA MALÉDICTION

DE MINERVE.

..........Pallas te hoc vulnere, Pallas
Immolat, et pænam scelerato ex sanguine sumit
.


Londres, 1812.



Ce petit poème est une satire contre lord Elgin, qui avait dépouillé la Grèce d'un grand nombre de monumens antiques pour en enrichir le muséum de Londres. Voir la vie de Lord Byron. (N. du Tr.)



LA MALÉDICTION DE MINERVE 174.

Note 174: (retour) Le début de ce poème a été transporté au 3e chant du Corsaire.

(N. du Tr.)

Brillant d'une plus aimable splendeur sur la fin de sa carrière, le soleil couchant s'abaisse avec lenteur le long des collines de la Morée; il n'offre point, comme dans les climats du Nord; un disque de lumière obscure, mais un foyer de vives flammes que ne voile aucun nuage. Il épand ses rayons jaunes sur la mer silencieuse, et dore la vague verdâtre, étincelante de tremblans reflets. Sur le vieux rocher d'Égine, et sur l'île d'Hydra, le dieu qui guide l'astre de joie jette en partant un dernier sourire; il aime à prolonger l'éclat de ses feux sur cette contrée de prédilection, quoique ses autels n'y reçoivent plus un culte divin. Cependant les montagnes étendent leur ombre rapide, et la projettent sur ton golfe glorieux, ô Salamine invaincue! Leurs cimes bleues, qui se dessinent à travers l'azur plus sombre de l'espace, revêtent sous le doux regard du dieu les teintes délicates et vraiment célestes qui marquent sa riante course, jusqu'à ce qu'enfin, dérobé par une ombre profonde à la terre et à l'Océan, il aille sommeiller derrière sa colline sacrée; la colline de Delphes. Ainsi, en un soir pareil, il jetait sur toi sa pâle lumière, ô Athènes!--lorsque le plus sage de tes sages le vit pour la dernière fois. Avec quelle sollicitude les meilleurs de tes enfans épiaient ce rayon d'adieu qui devait clore le dernier jour de leur maître assassiné 175! Pas encore!--pas encore!--l'astre s'arrête sur la colline:--l'heure précieuse des adieux dure encore. Mais triste est la lumière aux yeux de l'agonisant; sombres sont les couleurs de la montagne, naguère contemplées avec délices. Phébus semblait répandre les ténèbres sur ce beau pays, ce pays où il n'avait jamais encore assombri son front: avant qu'il ne disparût au-dessous du sommet du Cithéron, la coupe fatale fut vidée,--et l'ame s'envola; l'ame de celui qui dédaigna de craindre ou de fuir, qui vécut et mourut comme nul mortel ne peut vivre ou mourir. Mais voici la reine de la nuit! elle étend son silencieux empire depuis la cime du mont Hymette jusque dans la plaine 176. Nulles sombres vapeurs, messagères de la tempête, ne cachent son riant visage ni n'entourent sa forme brillante. Sous le jeu de ses rayons resplendit le chapiteau de la blanche colonne, qui salue l'astre d'aimable lumière; et le croissant, son emblême, environné d'une vacillante auréole, étincelle sur le faîte du minaret. Les bosquets d'oliviers, épars de loin en loin dans la vallée où le modeste Céphise répand ses humbles flots, le cyprès attristant qui s'élève près de la sainte mosquée, la rayonnante tourelle du joyeux kiosque 177, et là-bas, triste et sombre au milieu de ce calme solennel, auprès du temple de Thésée, un palmier solitaire: voilà les objets divers qui, peints de nuances variées, appellent et fixent les regards,--et insensible serait le mortel qui passerait sans y jeter un coup d'œil. La mer Égée, dont le bruit ne se fait plus entendre au loin, repose son sein fatigué de la guerre des élémens: ses vagues, qui ont repris leurs douces teintes, déploient une immense surface de saphir et d'or, entremêlée des ombres des maintes îles lointaines, dont l'aspect semble menaçant,--là, où l'Océan aime à sourire avec grâce. Ainsi, dans l'enceinte du temple de Pallas, je contemplais les admirables scènes que m'offraient, alentour, la terre et l'onde,--à moi, seul et sans ami sur cette contrée magique, dont les arts et les exploits 178 ne vivent que dans les chants du poète; toutes les fois que je me retournais pour admirer cet incomparable monument, sacré pour les dieux, mais non pour la fureur impie des hommes, soudain le passé renaissait, le présent semblait s'anéantir, et la gloire ne connaissait pas d'autre séjour que la Grèce.--Les heures s'écoulaient; l'astre de Diane avait atteint le centre de sa route à travers la voûte azurée, et je promenais encore mes pas infatigables dans les vains sanctuaires de maintes divinités évanouies 179, mais surtout dans le tien, ô Pallas! tandis que la lumière d'Hécate, interrompue par tes colonnes, tombait avec un éclat plus mélancolique sur les froids pavés de marbre, où le bruit de la marche saisit l'ame solitaire comme feraient les échos d'une tombe. Je m'étais abandonné à une longue rêverie; j'avais mesuré toutes les traces que la Grèce, dans son naufrage, a laissées après elle; tout-à-coup un fantôme géant s'avance vers moi, et Pallas me salua dans sa propre demeure. Oui, c'était Minerve elle-même; mais hélas! combien elle était changée 180! combien elle différait de la déesse qui, jadis, errait en armes dans la plaine de Troie! Elle ne m'apparaissait point telle qu'autrefois, à son ordre, son image apparut sous le ciseau de Phidias; elle avait perdu la majesté terrible de son front; sa vaine égide ne portait plus la tête de la Gorgone; son heaume était sillonné de brèches profondes, et sa lance semblait faible et émoussée, même aux regards d'un mortel; la branche d'olivier, qu'elle daignait tenir encore, s'était flétrie en sa main comme sous un contact odieux; son grand œil bleu, encore le plus beau de l'empire céleste, s'obscurcissait de larmes divines; autour du casque brisé, la chouette se promenait lentement, et poussait des cris de deuil comme pour plaindre sa maîtresse.

Note 175: (retour) Socrate but la ciguë un peu avant le coucher du soleil (heure fixée pour l'exécution), malgré ses disciples, qui le supplièrent instamment d'attendre jusqu'à l'entière disparition de l'astre.
Note 176: (retour) Le crépuscule en Grèce est beaucoup plus court que dans notre pays; les jours, en hiver, sont plus longs, mais de moindre durée en été.
Note 177: (retour) Le kiosque est une espèce de pavillon qui se trouve dans les jardins turcs. Le palmier est situé hors des murs actuels d'Athènes, non loin du temple de Thésée: c'est entre ce temple et l'arbre que passe le mur. Le Céphise est réellement un fort petit ruisseau, et l'Ilissus est tout-à-fait à sec.
Note 178: (retour) Il y a dans le texte une paronomase intraduisible:

Whose arts and arms but live in poet's lore.

(N. du Tr.)

Note 179: (retour) Encore une paronomase:

O'er the vain shrine of many a vanished god.

Au reste, on peut douter que les paronomases, et surtout cette dernière, aient été faites à dessein.

(N. du Tr.)

Note 180: (retour)

........ Quantum mutatus ab illo

Hectore, qui redit exuvias indutus Achillei.


(Virg. Æn. II.)

(N. du Tr.)

«Mortel (c'était Minerve qui parlait ainsi)! cette rougeur de honte te déclare Breton;--ce fut naguère un noble nom,--le premier parmi les peuples forts, le plus glorieux parmi les peuples libres; mais aujourd'hui il est méprisé par tout le monde, et surtout par moi 181. On trouvera toujours Pallas à la tête de tes ennemis;--en cherches-tu la cause? O mortel! regarde autour de toi! Ici même, en dépit de la guerre et des flammes dévastatrices, je vis expirer toutes les tyrannies qui se sont succédé durant le cours des âges. J'échappai aux ravages du Turc et du Goth 182; mais ta patrie m'envoie un désolateur pire que ces barbares. Examine ce temple désert et profané; compte les débris sacrés qui subsistent encore. Ces monumens-ci, Cécrops les a fondés;--celui-ci dut sa beauté à Périclès 183; celui-là, Adrien l'éleva quand la science s'abandonnait au deuil. Ma reconnaissance aime à proclamer ce que je dois. Alaric et Elgin firent le reste. Afin qu'on pût toujours savoir d'où le pillage fondit sur la Grèce, le mur outragé porte son nom odieux 184. Voici comment Pallas, reconnaissante, plaide pour la gloire d'Elgin: sur ce mur est son nom;--mais, avant tout, contemple ses exploits!

Note 181: (retour) Now honoured less by all--and least by me.

Littéralement:--maintenant honoré moins par tous, et le moins possible par moi.

(N. du Tr.)

Note 182: (retour) M.A.P. traduit: «Du Musulman et du Vandale.» Ce changement fait peu d'honneur à son savoir historique: les Vandales ne sont jamais venus en Attique.

(N. du Tr.)

Note 183: (retour) Il est ici question de la ville en général, et non de l'Acropolis en particulier. Le temple de Jupiter Olympien, que quelques antiquaires supposent être le Panthéon, fut achevé par Adrien: il en reste encore seize colonnes debout, du plus beau marbre et du plus beau style.
Note 184: (retour) On lit dans la relation d'un récent voyage en Orient, que lorsque l'entrepreneur en chef de ce commerce de spoliations vint visiter Athènes, il fit inscrire son nom et celui de sa femme sur une colonne d'un des principaux temples. Cette inscription fut exécutée d'une façon très-remarquable, et profondément gravée dans le marbre, à une élévation fort considérable. Malgré ces précautions, il s'est trouvé un individu qui, sans doute inspiré par la déesse protectrice d'Athènes, s'est mis à même de parvenir à la hauteur nécessaire, et a effacé le nom du noble laird, mais sans toucher à celui de lady Elgin. Le voyageur qui rapporte cette anecdote l'accompagne de la remarque suivante: c'est à savoir qu'il a fallu du travail et de l'adresse pour atteindre le but, et que cela n'a pu être exécuté sans un grand zèle et une forte résolution.

Ici, soit à jamais accueillie, d'un hommage égal, la mémoire du monarque Goth 185, et du pair Écossais, digne descendant des Pictes 186. Les armes firent le droit de l'un; l'autre n'eut aucun droit, mais il vola bassement ce que des guerriers moins barbares avaient conquis. Ainsi, lorsque le lion quitte son sanglant repas, près de là rôde le loup,--puis, enfin, vient l'ignoble chacal; la chair, les membres, le sang, voilà ce dont les deux premiers font leur proie; le dernier, vil animal, ronge les os sans péril. Toutefois, les dieux sont encore justes, et les crimes sont châtiés; vois ici ce qu'Elgin a gagné et ce qu'il a perdu! Un autre nom souille avec le sien mon sanctuaire; regarde cette place que les rayons de Diane dédaignent d'éclairer! C'est déjà une sorte de réparation qui me fut accordée, quand Vénus eut vengé à demi l'outrage de Minerve 187

Note 185: (retour) M.A.P. met ici le monarque des Huns. Alaric était Visigoth, et non pas Hun ou Vandale. Pourquoi, d'ailleurs, s'écarter du texte anglais, quand cet écart ne doit amener que bévues?

(N. du Tr.)

Note 186: (retour) Les Pictes et les Scots étaient les habitans de l'ancienne Calédonie, aujourd'hui l'Écosse.

(N. du Tr.)

Note 187: (retour) Le nom de sa seigneurie et celui d'une personne qui ne le porte plus sont gravés en grandes lettres en haut du Parthénon. Non loin de cette inscription sont les restes mutilés des bas-reliefs qu'on a brisés dans les vaines tentatives faites pour les enlever.

Elle se tut un instant, et j'osai répondre en ces termes, pour apaiser la vengeance qui enflammait son regard:--«Fille de Jupiter! au nom de la Bretagne outragée, un légitime et vrai Breton peut désavouer le crime! Ne te courrouce pas contre l'Angleterre;--l'Angleterre ne reconnaît pas cet homme,--non, protectrice d'Athènes 188! Le spoliateur fut un Écossais 189! Veux-tu savoir la différence? du haut des tours de Phylé, regarde la Béotie: nous avons aussi la nôtre, c'est la Calédonie. Je sais trop que dans cette contrée bâtarde la déesse de la sagesse n'a jamais établi son empire 190: c'est un sol infertile, où les germes de la nature sont condamnés à une triste stérilité, où l'esprit languit dans d'étroites bornes. Ce pays trahit bien sa pauvreté par ses chardons, emblèmes de tous ceux auxquels il donne la naissance. C'est une terre de bassesses, de sophismes et de brouillards. Chaque brise de la nébuleuse montagne et de la plaine marécageuse imprègne de ses froides pluies la cervelle des habitans, jusqu'à ce qu'enfin, de leurs têtes humides, s'échappe un torrent hideux comme leur sol et froid comme leurs neiges. Mille rêves d'avarice et d'orgueil envoient au loin çà et là tous ces hommes à projets, les uns à l'est, les autres à l'ouest,--partout, hormis au nord! Ils courent à la recherche de gains illégitimes. Ainsi maudits soient l'an et le jour où vint ici un Picte pour déployer sa félonie. Toutefois, la Calédonie s'honore de quelques enfans de mérite, comme l'épaisse Béotie donna le jour à un Pindare; puisse le petit nombre de ses lettrés et de ses braves, supérieurs à l'influence des climats, et vainqueurs de l'oubli des tombeaux, secouer la sordide poussière d'un pareil sol, et rivaliser d'éclat avec les fils d'une terre plus heureuse. Ainsi jadis, dans un pays coupable, dix noms (si on les eût trouvés) auraient sauvé une race perverse 191!

Note 188: (retour) Il y a dans le texte--no, Athena!--c'est le nom grec de Minerve (Αθήνα). On ne l'a pas transporté en français. M.A.P. a pris ce nom pour celui de la ville même.

(N. du Tr.)

Note 189: (retour) Le mur de plâtre bâti à la façade occidentale du temple de Minerva Polias, porte l'inscription suivante, en caractères taillés à une assez grande profondeur:

Quod non fecerunt Gothi,

Hoc fecerunt Scoti.

(Hobhouse's Travels in Greece, etc., page 345.)

Note 190: (retour) Les Écossais sont des Irlandais bâtards; suivant sir Callaghan O'Brallaghan.
Note 191: (retour) Dieu dit à Abraham que s'il y avait eu dix justes à Sodôme, il n'aurait pas résolu la ruine de cette ville. (Genèse, XVIII.)

(N. du Tr.)

--Mortel (répliqua la vierge aux yeux bleus 192), je te le dis encore une fois, porte mes décrets à ta contrée natale. Mes autels sont tombés, hélas! mais je puis encore me venger en retirant mes conseils aux nations comme la tienne. Écoute donc en silence la prophétie sévère de Pallas: écoute et crois, car le tems t'apprendra le reste. D'abord sur la tête de l'homme qui accomplit l'œuvre coupable, tombera ma malédiction,--oui, sur lui et sur toute sa race. Que sans la moindre étincelle d'intelligence les fils soient à jamais aussi sots que le père! S'il s'en rencontre un seul dont l'esprit dépare la famille, tiens-le pour un bâtard né d'un meilleur sang. Que toujours Elgin babille avec ses artistes à gages, et reçoive les louanges des sots pour prix de la haine des sages 193! Que les flatteurs célèbrent longuement le goût de leur patron, dont le goût le plus noble et le plus naturel--est de vendre;--de vendre, et--le dirai-je? puisse la honte enregistrer ce jour fatal!--de faire de l'état le receleur de ses larcins! Cependant West, imbécile adulateur, tournera chaque modèle dans ses mains paralytiques, et s'avouera lui-même un écolier de quatre-vingts années 194. Que tous les athlètes de Saint-Gilles soient convoqués, afin que l'art et la nature puissent comparer leurs styles. Tandis que mainte brute bien muselée contemplera dans un ébahissement stupide le magasin de pierres de sa seigneurie 195, ces fats qui battent le pavé de Londres se glisseront autour de la porte qu'encombre la foule, et cela pour tuer le tems et muser, pour babiller et lancer des œillades. Mainte beauté langoureuse, avec un soupir de convoitise, jettera un regard curieux sur les statues gigantesques, semblera d'un œil errant effleurer la salle entière 196, et pourtant remarquera ces larges derrières et ces membres de longue dimension 197, réfléchira tristement sur la différence d'aujourd'hui à autrefois, s'écriera: «En vérité, ces Grecs étaient de belle taille!» établira de tristes comparaisons entre les hommes du présent et les hommes du passé, et enviera à Laïs tous les petits-maîtres de l'Attique. Une belle des tems modernes eut-elle jamais des amans comme ceux-ci? Hélas! sir Harry n'est pas un Hercule! Enfin, au milieu de ces badauds, quelque paisible spectateur, promenant sa vue avec une indignation muette et mêlée de douleur, admirera le butin, mais détestera le voleur. Abhorré durant sa vie,--et à peine pardonné dans la tombe, puisse l'infâme ne rencontrer jamais que la haine pour prix de son avidité sacrilége! Maudit avec le fou qui livra aux flammes le monument d'Éphèse, la vengeance le suivra au-delà du sépulcre. Les noms d'Erostrate et d'Elgin seront à jamais flétris et stigmatisés dans mainte page accusatrice. Condamnés tous deux à une malédiction éternelle, peut-être le second est-il encore plus abject que le premier: ainsi, durant les âges encore à naître, puisse-t-il poser comme une statue fixée sur le piédestal du mépris 198! Mais la vengeance ne veille pas que pour lui seul; elle prépare les futures destinées de ta patrie. C'est la Bretagne qui apprit à son coupable fils à faire ce que souvent elle a fait elle-même. Regarde la Baltique en flammes: votre ancien allié gémit encore d'une guerre perfide 199. Pallas ne prêta point son aide à de tels exploits, ne déchira point le contrat qu'elle-même avait dressé; loin de tels conseils, loin de cette scène de trahison, elle s'enfuit--mais laissa en arrière son bouclier à tête de Méduse, don fatal qui changea vos amis en pierre, et laissa la misérable Albion seule et chargée de haine. Regarde l'Orient, où la race basanée du Gange ébranlera les fondemens de votre pouvoir usurpateur: voici venir la rebellion qui lève son horrible tête; voici venir Némésis, vengeresse des victimes que vous avez immolées: l'Indus roule une onde de pourpre, et réclame un long arriéré de sang européen. Puissiez-vous tous périr! Pallas, en vous faisant citoyens d'un état libre, vous défendit de faire des esclaves.

Note 192: (retour) «The blue-eyed maid.» Expression homérique, Γλαυκῶπις κόρη.

(N. du Tr.)

Note 193: (retour) Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.

(Boileau.)

Note 194: (retour) M. West, en voyant la collection Elgin (je suppose que nous entendrons bientôt parler de la collection d'Abershaw et de Jack Shephard 194a), déclara qu'il n'était dans l'art qu'un vrai novice.
Note 194a: (retour) Abershaw, célèbre voleur de grands chemins: Jack Shephard, non moins célèbre enfonceur de portes. Tous deux furent pendus, non pour avoir volé les statues étrangères, mais pour avoir violé les statuts nationaux.

(Edit. anglais.)

Note 195: (retour) Le pauvre Crib 195a fut horriblement embarrassé quand on lui montra la maison Elgin: il demanda si ce n'était pas un magasin de pierres. Il avait raison, c'était un magasin.
Note 195a: (retour) Célèbre boxeur.
Note 196: (retour) The room with transient glance appears to skim.

M.A.P. traduit: «Elles feindront de parler d'un air d'insouciance...» Qu'en dire.....

(N. du Tr.)

Note 197: (retour) Nous n'avons été ni plus ni moins hardis que le texte:

Yet marks the mighty back and the length of limb:

La pudeur de M.A.P. l'a sans doute empêché de traduire ce passage.

(N. du Tr.)

Note 198: (retour) Hélas! tous les monumens de la magnificence romaine, tous les restes du génie grec, si chers à l'artiste, à l'historien, à l'antiquaire, ne dépendent que de la volonté d'un souverain absolu; et cette volonté est trop souvent influencée par l'intérêt ou la vanité, par un neveu ou un sycophante. Faut-il un nouveau palais (à Rome) pour une famille parvenue?--on dépouille le Colisée pour avoir des matériaux. Un ministre étranger veut-il orner d'antiques les laides 198a murailles d'un château du Nord?--les temples de Thésée ou de Minerve seront démantelés, et les ouvrages de Phidias ou de Praxitèle arrachés à la frise brisée. Qu'un oncle caduc, absorbé dans les devoirs religieux de son âge et de sa place, prête l'oreille aux suggestions d'un neveu intéressé, cela est naturel: qu'un despote oriental mette à bas prix les chefs-d'œuvre des artistes grecs, on doit s'y attendre, quoique néanmoins on ait à déplorer vivement, dans l'un et l'autre cas, les conséquences d'un tel aveuglement;--mais que le ministre d'une nation renommée pour connaître la langue et pour respecter les monumens de l'ancienne Grèce, ait été le promoteur et l'instrument de ces destructions, cela est presque incroyable. Une telle rapacité est un crime contre tous les siècles et toutes les générations: elle enlève aux générations passées les trophées de leur génie et les titres de leur gloire; aux générations présentes, les plus puissans motifs d'activité, les plus nobles spectacles que la curiosité puisse contempler; aux générations futures, les chefs-d'œuvre de l'art, les plus beaux modèles à imiter. Empêcher le renouvellement de pareilles déprédations est le souhait de tout homme de génie, le devoir de tout homme puissant, et l'intérêt commun de toute nation civilisée.

(Eustace's Classical tour through Italy, page 269.)

Ces tentatives faites pour transplanter le temple de Vesta d'Italie en Angleterre, honorent peut-être le patriotisme ou la magnificence de feu lord Bristol; mais elles ne peuvent être considérées comme une preuve de goût ou de jugement.

(Ibid, page 419.)

Note 198a: (retour) Bleak walls, et non pas Black walls, comme M.A.P. l'a entendu.

(N. du Tr.)

Note 199: (retour) Bombardement de Copenhague.

(N. du Tr.)

«Regarde votre Espagne: elle presse la main qu'elle hait, mais la presse avec froideur et vous pousse hors de ses foyers. Portes-en témoignage, noble Barossa, tu peux dire quels guerriers bravement combattirent et bravement moururent, tandis que la Lusitanie, bonne et chère alliée, ne peut envoyer qu'un petit nombre de soldats qui fuient presque aussi souvent qu'ils combattent: ô glorieuse prouesse! vaincu par la famine cruelle, le Gaulois se retire une fois, et tout est fini! Quand donc Pallas vous enseigna-t-elle qu'une seule retraite de l'ennemi réparait trois longues olympiades 200 de défaites?

Note 200: (retour) Une olympiade est un intervalle de quatre ans.

(N. du Tr.)

«Enfin regarde ta patrie elle-même: vous n'aimez pas arrêter vos regards sur le hideux sourire de l'extrême désespoir. Votre cité est dans le deuil, malgré le bruit étourdissant de vos fêtes: ici expire la misère affamée, et plus loin rôde le vol. Vois, tous les citoyens ont perdu plus ou moins, aucun avare ne tremble quand il n'y a plus rien. Qui osera jamais dire: Heureux papier, symbole du crédit 201! Ce papier surcharge, comme le plomb; l'aile fatiguée de la corruption. Pourtant Pallas tira par l'oreille tous les premiers négociateurs des emprunts: mais ces messieurs dédaignaient alors d'écouter les dieux et les hommes. Un seul, tout repentant qu'un état fasse banqueroute, invoque Pallas, mais l'invoque trop tard: puis il se prend de belle passion pour **** 202; il s'incline devant ce mentor, qui cependant n'a jamais été ami de Pallas. Les sénats écoutent celui qu'ils n'avaient jamais encore écouté, sénats jadis trop dédaigneux, et maintenant non moins absurdes. Telles autrefois les grenouilles raisonnables jurèrent foi et hommage au soliveau souverain; ainsi vos législateurs saluèrent leur idole patricienne, comme l'Égypte choisit un oignon pour Dieu. Maintenant, bonne chance,--jouissez de l'heure qui vous reste; allez,--saisissez l'ombre de votre puissance évanouie; déclamez sur le mauvais succès de vos plans les plus chers, votre force est un nom, votre orgueilleuse richesse un rêve. Il n'est plus cet or, dont le genre humain s'émerveillait, et des pirates font trafic de tout ce qui en est resté 203. Désormais, plus de soldats gagés qui de contrées voisines et lointaines se précipitent en foule à une guerre mercenaire; le commerçant oisif languit sur un quai inutile au milieu des ballots qu'aucun navire ne peut emporter, ou retourne voir ses marchandises se pourrir pièce à pièce dans ses magasins encombrés: l'ouvrier mourant de faim brise son métier qui se rouille, et dans son désespoir se révolte contre la commune misère. Puis, dans le sénat de votre état en décadence, montre-moi l'homme dont les conseils aient quelque poids. Vaine est aujourd'hui la voix dont les accens commandaient naguère l'obéissance. Les factions elles-mêmes cessent de charmer une terre factieuse, tandis que les sectes rivales ébranlent une île, sœur de l'Angleterre, et allument d'une main furieuse le bûcher qui couronnera leur mutuelle destruction.

Note 201: (retour)

Blest paper credit, last and best supply,

That lends corruption lighter wings to fly.

(Pope cité par Lord Byron.)

«Heureux papier, symbole du crédit, la dernière et la meilleure des ressources, qui prête au vol de la corruption une aile plus légère.»

(N. du Tr.)

Note 202: (retour) The deal and dover trafiqueurs in specie.
Note 203: (retour) Voir la dernière note de la page précédente.

«C'en est fait, c'est fini, puisque Pallas a vainement averti, elle abdique le sceptre; les furies règnent en sa place, elles agitent dans tout le royaume leurs torches flamboyantes, et de leurs mains redoutables déchirent ses entrailles. Mais un effort convulsif reste encore à faire, et la Gaule doit pleurer avant que de charger Albion de ses chaînes. Les pompeux étendards de la guerre, les bataillons brillans et gaîment équipés que suit le sourire de la farouche Bellone; la trompette d'airain et le tambour d'électrique influence; qui portent défi à l'ennemi avant l'action; le héros tressaillant à l'appel de sa patrie; la gloire qu'il s'assure en tombant sur le champ d'honneur: voilà ce qui remplit un jeune cœur de visions enivrantes, et le porte à anticiper avant l'âge les joies des combats. Mais écoute une leçon que tu peux recevoir encore; la mort seule n'est qu'un faible prix des lauriers militaires. Ce n'est pas au fort de la mêlée que le génie du mal se complaît; pour lui, un jour de bataille est un jour de merci: mais après l'affaire, après la victoire, quoiqu'il soit abreuvé de sang, il n'a fait que commencer ses ravages:--ses plus grands exploits, vous ne les connaissez encore que de nom;--le paysan massacré, la pudeur outragée, les maisons saccagées et les moissons pillées, tout cela convient mal à des hommes qui ont vécu dans un état libre. Dis, de quel œil les bourgeois fuyant dans la plaine apercevront-ils l'incendie de la ville? Comment verront-ils la longue colonne de flammes agiter son ombre rouge sur la Tamise épouvantée 204? Hé bien!--n'en murmure pas, ô Albion! car c'est ton flambeau qui alluma ces feux de ruine et de mort depuis le Tage jusqu'au Rhin: si ces feux éclataient sur ton rivage maudit, réponds, interroge ton cœur, ne les as-tu pas mérités? Mort pour mort, telle est la loi du ciel et de la terre. Qui déclara la guerre, en regrettera vainement les horreurs.»

Note 204: (retour) Shake his red shadow o'er the startled Thames.

Vers que Lord Byron a textuellement répété dans la 6e pièce des Miscellanées, excepté le pronom his, qui est remplacé par its. Nous avons déjà eu occasion de signaler quelques emprunts que Byron s'était faits à lui-même.

(N. du Tr.)


FIN DE LA MALÉDICTION DE MINERVE.




L'AGE DE BRONZE,

OU

CARMEN SECULARE ET ANNUS HAUD MIRABILIS.

Impar congressus Achilli.


Ce poème fut composé à l'époque et à l'occasion du congrès de Vérone, en 1822-23. (N. du Tr.)




L'AGE DE BRONZE.



1. Le bon vieux tems--(car le vieux tems est toujours bon),--le bon vieux tems n'est plus; le présent pourrait le valoir, si l'on voulait: de grandes choses ont été et sont encore, et de plus grandes ne demandent pour naître que la volonté des simples mortels; un plus vaste espace, un champ plus neuf est ouvert à ceux qui jouent leur jeu sous la voûte du ciel. Je ne sais si les anges pleurent, mais les hommes ont assez pleuré,--et pourquoi?--pour pleurer encore.

2. Toute chose est frondée,--bonne ou mauvaise, n'importe. Lecteur! souviens-toi que, lorsque tu n'étais qu'un jouvenceau, Pitt était tout pour l'Angleterre; ou s'il n'était pas tout, peu s'en fallait, et son rival lui-même n'était pas bien loin de le regarder comme tel. Nous-mêmes, oui, nous-mêmes avons vu les géans, enfans du génie, paraître, comme les Titans, face à face;--Athos et Ida, avec un océan d'éloquence dont les libres flots bouillonnaient entre les deux colosses, comme les vagues rugissantes de la mer Égée entre la Grèce et la Phrygie. Mais où sont-ils,--ces rivaux?--quelques pieds de terre séparent l'un et l'autre linceul. De quelle paix, de quel pouvoir est douée la tombe qui réduit tout au silence! abîme dont les ondes, sans bruit et sans orages, engloutissent le monde. La poussière retourne en poussière, voilà un thème bien vieux; mais tout n'est pas encore dit. Le tems n'adoucit pas cette loi terrible;--toujours le ver déroule ses froids replis; le sépulcre garde sa forme,--qui, variée au dehors, pour tous au-dedans est la même; quel que soit l'éclat de l'urne funéraire, la cendre demeurera toujours glacée. Quoique la momie de Cléopâtre traverse la mer où Marc-Antoine abandonna l'empire pour suivre cette reine; quoique l'urne d'Alexandre soit offerte en spectacle dans ces contrées à lui-même inconnues dont il souhaitait la conquête en pleurant:--combien enfin nous semblent vains et pis que vains les désirs de l'insensé guerrier, les pleurs du monarque macédonien! Il pleurait faute de mondes à conquérir!--La moitié des peuples de la terre ne sait pas son nom; ou sait tout au plus sa naissance, sa mort et quels pays il désola; tandis que la Grèce, sa patrie, désolée à son tour, a tout perdu sans même gagner la paix de la désolation. Il pleurait faute de mondes à conquérir! Lui qui ne conçut jamais le globe terrestre, il tremblait de n'en pas avoir assez! et pourtant il ignorait même l'existence de ce pays bruyant d'affaires, de cette île septentrionale qui possède aujourd'hui l'urne du conquérant sans avoir jamais connu son sceptre.

3. Mais où est-il, le moderne conquérant, homme encore plus puissant, qui, sans être né roi, attela les monarques à son char; le nouveau Sésostris, traîné naguère par ces esclaves couronnés, qui, délivrés maintenant du harnois et du mors, pensent avoir des ailes, et dédaignent la poussière où tout-à-l'heure ils rampaient enchaînés aux roues de l'empire du chef suprême? Oui!--où est-il, le champion et l'enfant 205 de tout ce qui est grand ou petit, sage ou insensé? ce joueur de royaumes, avec les trônes pour enjeu, la terre pour tapis,--et pour dés, les ossemens humains? Contemple le grand résultat: vois cette île lointaine et solitaire, et, suivant l'impulsion de ta nature, pleure ou souris. Gémis d'apercevoir l'aigle altier réduit dans son courroux à ronger les barreaux de son étroite cage; souris de surprendre le vainqueur des nations s'abaissant chaque jour à chicaner pour le manger et le boire; pleure en le voyant durant son repas se chagriner pour quelques plats trop peu garnis, pour le vin fourni trop chichement, pour de misérables querelles sur de misérables objets. Est-ce là l'homme qui châtiait ou festoyait les rois? Vois les balances où son destin se pèse,--le certificat d'un chirurgien et les harangues d'un noble comte! Le retard d'un buste, le refus d'un livre, voilà ce qui peut troubler le sommeil de celui qui tint en éveil le monde entier. Est-ce bien là, en vérité, le dompteur des grands de la terre, lui qui maintenant est l'esclave de tout ce qui peut tracasser et irriter,--du vil geôlier, de l'espion qui partout se glisse, de l'étranger qui, ses notes en main, porte sur tout un regard curieux? Plongé dans un cachot, il aurait encore été grand. Mais combien fut bas, combien petit ce moyen terme entre une prison et un palais, cet état d'humiliation où peu d'ames purent comprendre ce qu'il avait à souffrir! Vaines furent ses plaintes:--mylord 206 présente le bill; ce qu'il faut d'alimens et de vin est dûment réglé. Vaine fut sa maladie:--jamais climat ne fut si pur d'homicide,--en douter c'est un crime; et le chirurgien qui soutint la cause de l'illustre captif a perdu sa place, mais en obtenant les applaudissemens du monde. Mais souris maintenant:--quoique les angoisses du cerveau et du cœur dédaignent et défient les tardifs secours de l'art; quoiqu'il n'y ait autour du lit de mort que ces rares amis, compagnons de l'exil, et le portrait de ce bel enfant que son père n'embrassera jamais;--quoique à cette heure même s'éteigne le génie que le genre humain vénéra long-tems et vénère encore:--souris,--car l'aigle enchaîné brise ses fers, et regagne des sphères plus élevées que ce monde-ci.

Note 205: (retour) The champion and the child.

Lord Byron a eu sans doute en vue la qualification expressive que M. Pitt appliqua à Bonaparte: «The child and champion of jacobinism; l'enfant et le champion du jacobinisme.»

(Note d'un éditeur anglais.)

Note 206: (retour) Lord Castlereagh, marquis de Londonderry.

(N. du Tr.)

4. Oh! si cet esprit, qui prend l'essor vers le ciel, conserve encore un obscur souvenir de son règne brillant, combien il doit sourire, en abaissant son regard sur la terre, à voir le peu qu'il fut, le peu qu'il voulut être! Oui, quoiqu'il ait imposé son nom à un empire plus vaste que son ambition presque sans bornes; quoique tour à tour, placé au faîte de la gloire, plongé dans le plus profond abîme de revers, il ait goûté les douceurs et l'amertume de la puissance; quoique les rois, à peine échappés d'esclavage, aient voulu dans l'accès de leur joie se faire les singes de leur tyran: combien il doit sourire en se tournant vers ce tombeau solitaire, le plus noble monument qui s'élève au-dessus des flots 207! Oui, quoique son geôlier, rigoureux jusqu'au dernier moment, ait pu à peine se persuader que le plomb du cercueil fût une prison sûre, et qu'il n'ait pas permis de tracer une misérable ligne qui datât la naissance et la mort de l'homme caché sous le sépulcre,--ce nom consacrera le rivage jusqu'alors ignoré, c'est un talisman dont jamais la vertu n'a échoué, excepté pour celui qui le porta. Les flottes qui fendent les vagues devant la brise d'orient entendront leurs matelots saluer Sainte-Hélène du haut des mâts. Quand la colonne triomphale de la Gaule ne s'élèvera plus qu'au milieu du désert comme aujourd'hui la colonne de Pompée, le rocher qui possédera ou du moins aura possédé l'illustre cendre, couronnera l'Atlantique comme ferait le buste du grand homme, et la nature toute-puissante environnera ses augustes funérailles de plus d'honneur que l'avare envie n'en refuse. Mais que lui importe, à lui, tout cela? Le désir de la gloire touche-t-il un pur esprit ou une argile ensevelie?--Le héros mort prend-il quelque souci de son tombeau? aucun, s'il sommeille,--et pas davantage s'il existe. Son ombre plus clairvoyante sourira à la grossière caverne de cette île hérissée de rochers, comme si ses restes eussent trouvé pour demeure dernière l'antique Panthéon ou la copie gauloise du temple romain. Lui, il n'en a pas besoin. Mais la France sentira la nécessité de cette faible mais dernière consolation 208; honneur, gloire, loyauté, tout l'oblige à réclamer les ossemens de son empereur pour élever au-dessus une pyramide de trônes, ou, quand elle engagera le combat, en former, comme de la cendre de Dugueselin 209, un victorieux talisman. Mais quoiqu'il en soit aujourd'hui,--le tems viendra peut-être où son nom battra l'alarme comme le tambour de Ziska 210.

Note 207: (retour) The proudest sea-mark that o'ertops the wave!

Mot à mot, l. p. n. balise q. s'é., etc. Nous avons craint d'employer cette expression technique de la langue des marins, parce qu'elle est fort peu connue.--Quand nous sommes inexacts, nous en avertissons toujours le lecteur.

(N. du Tr.)

Note 208: (retour) La prophétie de Lord Byron se réalise aujourd'hui. (N. du Tr.)
Note 209: (retour) Dugueselin mourut durant le siége d'une ville 209a. Elle se rendit, et les clefs en furent apportées et placées sur la bière du capitaine breton, en sorte que la place parut se rendre à ses mânes.
Note 209a: (retour) Châteauneuf de Randon, dans le Gévaudan (Lozère).

(N. du Tr.)

Note 210: (retour) Jean Ziska, gentilhomme bohémien, chef des Hussites. A sa mort, il ordonna que son corps fût laissé sans sépulture, et que l'on fît de sa peau un tambour: il assurait que les ennemis prendraient la fuite aussitôt qu'ils en entendraient le bruit. On dit que les Hussites accomplirent sa volonté, et qu'en effet les catholiques s'enfuirent en plusieurs batailles au bruit de ce tambour.

(N. du Tr.)

5. O ciel, dont il fut en puissance une image! O terre, dont il fut une noble créature! Et toi, île pour long-tems illustre, qui vis l'aiglon sans plumes sortir de sa coquille 211! Alpes, qui le contemplâtes, à l'aurore de son vol, planer vainqueur en cent combats! Rome, qui le vis surpasser les exploits de ton César!--(Hélas! pourquoi, lui aussi, franchit-il le Rubicon,--le Rubicon des droits de l'homme réveillé à la liberté,--et cela pour se mêler au troupeau vulgaire des rois et de leurs parasites?) Égypte, où les Pharaons, oubliés dans ces tombeaux dont la date est perdue, se levèrent de leur long sommeil, et frémirent, au fond de leurs pyramides, d'entendre retentir à leur oreille les foudres d'un nouveau Cambyse, tandis que les ombres de quarante siècles 212 bordaient, comme des géans étonnés, les ondes fameuses du Nil, ou, du haut de l'immense pyramide, regardaient le désert peuplé de combattans, qui, comme sortis de l'enfer, jonchaient de leurs cadavres les sables stériles pour engraisser cette terre jusqu'alors privée de culture! Espagne, qui, oubliant un moment le Cid, vis la bannière tricolore insulter Madrid! Autriche, dont la capitale fût deux fois prise et deux fois épargnée, et qui récompensas la clémence par la trahison! Vous, race de Frédéric!--vous, Frédérics de nom et en perfidie,--qui avez tout hérité de votre père, sauf sa gloire;--qui, tombés par terre à Iéna, tombés à genoux à Berlin 213, ne vous relevâtes que pour suivre le vainqueur! Et vous qui demeurez où demeura Kosciusko, qui vous souvenez encore de n'avoir pas acquitté la sanglante dette de Catherine Pologne! où l'ange de la vengeance passa, mais qu'il laissa comme il l'avait trouvée, toujours déserte, oublieuse de tes imprescriptibles droits, de ton peuple distribué en lots et de ton nom éteint, de tes soupirs pour la liberté, de tes longues et abondantes larmes, de ce son qui froisse l'oreille du tyran--Kosciusko! aux armes!--aux armes!--aux armes!--la guerre a soif du sang des serfs et de leur czar: le soleil brille sur les minarets de Moscou, cité à demi barbare, mais c'est un soleil couchant.--Moscou! limite de la longue carrière du héros,--en vain le désir de te voir arracha jadis à l'indomptable Charles 214 une larme glacée;--lui, il te vit;--mais comment? avec tes clochers et tes palais en proie à un commun incendie. Oui, le soldat y prêta sa mèche enflammée, le paysan donna le chaume de sa cabane, le marchand livra ses magasins, le prince son château,--et Moscou ne fut plus! O le plus sublime des volcans! les feux de l'Etna pâlissent devant les tiens, et les perpétuelles flammes de l'Hécla sont peu de chose: le cratère du Vésuve n'offre plus qu'un spectacle usé, bon pour des touristes 215 ébahis: toi seul restes sans rival jusques à l'embrasement futur où doivent expirer tous les empires. Et toi; autre élément, non moins fort et non moins sévère pour donner aux conquérans une leçon dont ils ne profiteront pas, toi, dont l'aile glacée frappa de défaillance l'armée ennemie, et fis tomber un héros à chaque flocon de neige; combien tes victimes souffrirent sous les coups de ton bec engourdissant et les étreintes de ta serre muette, jusqu'à ce que les bataillons succombassent à une dernière et unique angoisse! Vainement la Seine cherchera sur ses rives les rangs serrés de ses joyeux soldats: vainement la France rappellera sous l'ombre de ses vignes ses jeunes enfans; leur sang coule à flots plus pressés que ses vins, ou, durci en glace humaine, reste immobile dans ces momies congelées qui gisent dans les plaines polaires. Vainement l'Italie voudrait réchauffer, sous le large disque de son soleil, ses guerriers, qui, vaincus par l'hiver, disent adieu pour jamais aux rayons de l'astre de vie. De tous les trophées amassés par la guerre, que restera-t-il au retour? Le char brisé du conquérant! son courage encore tout entier! De nouveau le cor de Roland a sonné, et non pas en vain. Lutzen, où le monarque suédois périt jadis au milieu de la victoire 216, voit Napoléon triompher, mais hélas! ne le voit pas mourir. Dresde, regarde trois despotes fuir devant leur souverain,--souverain comme auparavant; mais la fortune épuisée abandonne son favori, et la trahison de Leipsick oblige à la fuite le mortel jusqu'alors invaincu; le chacal saxon délaisse le lion pour se faire le guide de l'ours, du loup et du renard; le roi des forêts rétrograde jusques à son antre, ressource dernière de son désespoir, mais il n'y trouve point asile! Oui, contrées qu'il a parcourues, je vous atteste une à une, et toutes ensemble 217! O France, dont les vastes et belles campagnes furent foulées comme une terre ennemie, et disputées pied à pied jusqu'à ce que la trahison, qui seule triompha de lui, eût de la colline de Montmartre promené ses regards sur Paris abattu! Et toi, île qui aperçois de tes remparts la riante Étrurie, toi, refuge momentané de l'orgueilleux héros, toi dans les bras de qui le jeta le danger, fiancée qui le pleures encore! O France, reconquise par une simple marche à travers un immense arc de triomphe! ô sanglant et trois fois inutile Waterloo, qui prouves comme les sots peuvent aussi avoir leur heureuse fortune, gagnée moitié par bévue, moitié par perfidie! O sombre Sainte-Hélène, avec ton geôlier cruel,--écoute, écoute Prométhée 218, du haut de son rocher, en appeler à la terre, à l'air, à l'océan, à tout ce qui sentit ou sent encore sa puissance et sa gloire, à tous ceux qui entendront un nom éternel comme le cours des ans: il leur enseigne une maxime si long-tems, si souvent, si vainement enseignée,--il leur apprend à ne jamais forfaire au devoir. Un seul pas dans la vertu eût fait de cet homme le Washington de mondes asservis: un seul pas dans la route contraire a livré son nom aux caprices des vents; roseau de la fortune et fléau des trônes, il fut de la renommée le Moloch ou le demi-dieu, le César de sa patrie, l'Annibal de l'Europe, mais sans une chute aussi honorable que la leur. Pourtant la vanité même aurait pu lui enseigner un chemin plus sûr vers la gloire où il aspirait, en lui montrant sur la stérile page de l'histoire dix mille conquérans pour un seul sage. Tandis que vers les cieux monte la paisible mémoire de Franklin,--de Franklin, calmant la foudre qu'il fit descendre d'en haut, ou tirant du sein d'une terre non moins embrasée la liberté et la paix pour une nation fière d'un tel enfant; tandis que Washington est un cri de ralliement qui ne périra qu'avec les échos des airs; tandis que l'Espagnol lui-même, si avide d'or et de guerre, oublie Pizarre pour proclamer le nom de Bolivar:--hélas! pourquoi faut-il que cette même Atlantique, qui donna le signal de la liberté, ceigne le tombeau d'un tyran,--roi des rois, et pourtant esclave des esclaves; de celui qui rompit les fers de tant de millions d'hommes pour reconstruire la chaîne que son bras avait mise en pièces, et qui méconnut les droits de l'Europe et les siens propres pour tomber entre un cachot et un trône.

Note 211: (retour) That saw'st the unfledged eaglet chip his shell.

Mot à mot, amenuiser, amincir sa coquille. Nous trouvons une métaphore pareille dans ce beau vers d'Hernani, que des gens d'un goût difficile ont dit avoir odeur de cuisine..... Pauvres gens!

J'écraserais dans l'œuf ton aigle impériale.

(N. du Tr.)

Note 212: (retour) Imité de Napoléon.

(N. du Tr.)

Note 213: (retour) Who crushed at Iena, crouched at Berlin, etc. Nous avons essayé de rendre ce jeu de mots par un équivalent. Ce n'est pas la première fois que nous signalons les calembours, ou, pour parler plus noblement, les paronomases de Byron, même dans un sujet sérieux.

(N. du Tr.)

Note 214: (retour) Charles XII, roi de Suède.

(N. du Tr.)

Note 215: (retour) En Angleterre, on regarde les voyages comme le complément d'une éducation libérale. Un jeune homme doit faire son tour, et l'on nomme tourist celui qui parcourt ou a parcouru la France, la Suisse, l'Italie, etc.

(N. du Tr.)

Note 216: (retour) Gustave-Adolphe, père de Christine, périt en 1632, à la bataille de Lutzen, qu'il gagna sur les Impériaux. Tout le monde sait que Bonaparte gagna aussi à Lutzen, en 1813, une grande bataille.

(N. du Tr.)

Note 217: (retour) Le texte anglais s'exprime avec une concision merveilleuse, que j'ai crue intraduisible, et qui m'a presque obligé à une paraphrase.

Oh ye! and each, and all!

(N. du Tr.)

Note 218: (retour) Je renvoie le lecteur au premier monologue de Prométhée dans Eschyle, lorsque sa suite l'a laissé seul, et avant l'arrivée du chœur des nymphes de la mer.

6. Mais il n'en sera pas toujours de même:--l'étincelle a brillé:--voici que l'Espagnol basané ressent ses anciennes ardeurs; ce même courage qui repoussa les Maures durant huit cents longues années de mutuels massacres, le voilà qui renaît,--et où donc? sous ce climat de vengeance où jadis l'Espagne fut un synonyme du crime, où Cortès et Pizarre portèrent leurs bannières; le jeune continent renie enfin son nom de Nouveau-Monde: c'est le vieil esprit d'indépendance qui ranime de son souffle brûlant les ames de ces corps dégradés, tel qu'autrefois il chassa le Perse loin du rivage où la Grèce a été:--mais, que dis-je? la Grèce revit à cette heure. Une cause commune rassemble en myriades unanimes les esclaves de l'est ou les îlotes de l'ouest: déployé sur les cimes des Andes et de l'Athos, le même étendard brille sur l'un et l'autre monde; l'Athénien ressaisit l'épée d'Harmodius, le guerrier du Chili abjure son maître étranger; le Spartiate se reconnaît encore pour Grec; la liberté naissante orne le cimier des Caciques. Vainement les despotes, qui débattent leurs intérêts sur l'autre bord, ferment l'oreille aux rugissemens de l'Atlantique réveillée: le flux impétueux s'avance par le détroit de Calpé 219, chemine légèrement à travers la France, terre à demi domptée, fond sur le berceau de l'antique Espagnol, et tente d'unir l'Ausonie à l'immense Océan: mais, éloigné de là pour un moment, et non pour toujours, il envahit la mer Egée, qui se rappelle le jour de Salamine.--C'est là, oui, c'est là que les vagues se soulevèrent, et non point pour être endormies par les victoires d'un tyran. Les peuplades isolées, perdues, abandonnées dans leurs pressans dangers par les chrétiens à qui elles donnèrent leur foi, les campagnes désolées, les îles ravagées, les discordes nourries, la fraude encouragée, les promesses de secours adroitement éludées, et tous ces froids délais de plus en plus prolongés dans l'unique espérance de s'assurer une proie,--voilà ce qui parlera assez haut, voilà comment la Grèce fera voir qu'un ami perfide est pire que l'ennemi le plus furieux. Mais c'est très-bien: la Grèce seule doit délivrer la Grèce, et non pas le barbare avec son masque de paix. Comment l'autocrate pourrait-il tout à la fois régner sur un parc de serfs, et rendre aux nations la liberté? Mieux vaut encore servir le hautain Musulman, que de grossir la caravane pillarde des Cosaques; mieux vaut travailler pour des maîtres, que de veiller, esclave des esclaves; devant la porte d'un château russe;--d'être dénombrés par troupeaux, traités comme un capital d'hommes, comme un immeuble vivant qui n'existe que pour l'esclavage, et donnés par milliers au premier courtisan qui sut capter la faveur du czar, tandis que le propriétaire immédiat ne goûte jamais le sommeil sans 220, songer aux déserts de la Sibérie. Ah! mieux vaut cent fois succomber à son désespoir; plutôt conduire le chameau que devenir le pourvoyeur de l'ours!

Note 219: (retour) Détroit de Gibraltar. Calpé est l'une des colonnes d'Hercule.

(N. du Tr.)

Note 220: (retour) Le mot est en français dans le texte, au lieu de without, sans aucune autre raison que celle du mètre.

(N. du Tr.)

7. Mais ce n'est pas seulement sous cet antique climat où la liberté date sa naissance avec la naissance du tems, ni seulement aux lieux où, plongée dans la nuit, la foule des Incas apparaît comme un nuage obscur;--non, ce n'est pas là seulement que l'aurore vient de renaître. La célèbre, la romantique Espagne repousse de nouveau les usurpateurs loin de son sol. Les légions romaines ou les hordes puniques ne demandent plus ses campagnes pour lice aux exploits de leurs glaives. Ni le Vandale, ni le Visigoth ne souillent plus les plaines qui abhorrent l'un et l'autre de la même haine. Le vieux Pélayo 221 ne rassemble plus sur sa montagne les braves guerriers qui léguèrent à leurs fils mille ans de combats: cette race a été semée et moissonnée; comme s'en souvient encore maintes fois le Maure qui soupire sur son triste rivage. Long-tems, dans la chanson du paysan et dans la page du poète, a vécu la mémoire d'Abencérage: les Zégri et les anciens vainqueurs, à leur tour vaincus et captifs, sont rentrés dans le barbare pays d'où ils sortirent. Ils ont disparu,--eux, leur foi, leurs épées, leur empire. Mais ils ont laissé des ennemis plus antichrétiens 222 qu'eux-mêmes; le monarque bigot ou le prêtre bourreau 223, l'inquisition avec ses solennels bûchers, le sanglant auto da fe 224, dont la flamme se nourrit de chairs humaines, et que préside le Moloch catholique, froidement cruel, fixant avec joie son œil inexorable sur cette flamboyante fête de mort. Le souverain, tour à tour trop sévère ou trop faible; l'orgueil se targuant de la paresse; les nobles abâtardis par une longue décadence; l'hidalgo avili; le paysan, moins dégénéré, mais encore plus dégradé; le royaume dépeuplé; une marine, jadis si fière, devenue oublieuse de la mer; les phalanges, jadis impénétrables, complètement désorganisées; la forge où se formaient les lames de Tolède, depuis long-tems oisive; les trésors étrangers affluant chez toutes les nations étrangères, hormis chez celle qui les acheta de son propre sang; cette langue elle-même, digne rivale de la langue de Rome, et naguères aussi commune aux peuples que leur idiôme maternel, désormais négligée ou même oubliée:--telle fut l'Espagne; telle, dorénavant, elle n'est, ni ne sera plus. Les plus terribles de ses ennemis, les usurpateurs de son sol, ont senti ce qu'a pu faire l'esprit de l'antique Numance ressuscité dans la Castille. Sus! sus! debout! indompté torréador! Le taureau de Phalaris renouvelle ses mugissemens. A cheval, noble hidalgo! ce n'est pas en vain que renaît le cri des anciens jours:--«Iago! et fermons l'Espagne 225!» Oui, fermez-la dans l'enceinte de vos bataillons, élevez la barrière armée que rencontra Napoléon.--Une guerre d'extermination; les plaines désertes, les rues sans autres habitans que des cadavres; la sauvage Sierra, retraite de la troupe plus sauvage des guérillas aux panaches de vautour, de ces guerriers toujours prêts à fondre comme des éperviers sur leur proie; Saragosse désespérée, puissante encore dans sa chute; l'homme égal en force à un pur esprit, et la jeune fille brandissant son glaive mieux que l'amazone elle-même; le couteau d'Aragon 226, l'acier de Tolède, la fameuse lance de la chevaleresque Castille; la carabine catalane, toujours fidèle au but: les coursiers d'Andalousie en avant-garde; les torches allumées pour faire de Madrid une autre Moscou: enfin, l'esprit du Cid passé dans tous les cœurs:--voilà quelle a été, quelle est, quelle sera l'Espagne. Avance donc, ô France, pour conquérir--non pas l'Espagne, mais ta propre liberté.

Note 221: (retour) Plus connu sous le nom de Pélage. Nous avons, d'après Lord Byron, donné le nom espagnol, avec sa véritable orthographe.

(N. du Tr.)

Note 222: (retour) Le texte dit Yet left more antichristian foes than they.

(N. du Tr.)

Note 223: (retour) Le texte dit boucher. The butcher priest.

(N. du Tr.)

Note 224: (retour) Acte de foi. Le texte anglais n'a conservé de l'espagnol que le mot auto (faith's red auto): nous ne pouvions dire auto de foi.

(N. du Tr.)

Note 225: (retour) Ancien cri de guerre espagnol.
Note 226: (retour) Les Aragonais ont une adresse particulière à se servir de cette arme, et ils l'ont surtout déployée dans les dernières guerres contre les Français.

8. Mais que vois-je? Un congrès! C'est le nom solennel qui rendit libre l'Atlantique! Pouvons-nous espérer même chose pour l'Europe vieillie et usée? A ce nom s'élèvent, comme autrefois l'ombre de Samuel devant les monarchiques regards de Saül, les prophètes de la jeune liberté, convoqués des lointains climats de Washington et de Bolivar; Henri 227, ce Démosthène des forêts, qui lança les foudres de sa voix contre le Philippe des mers; le stoïque Franklin, ombre énergique, enveloppée des feux célestes que sa main apaisa; et Washington, dompteur des tyrans. Les voilà tous qui s'éveillent, et qui nous commandent de rougir de nos vieilles chaînes ou de les briser. Mais, hélas! qui sont-ils, ceux qui composent ce sénat d'élus destinés à racheter la foule? Qui sont-ils, ceux qui renouvellent ce nom sacré, jusqu'alors départi aux conseils assemblés pour le bonheur du genre humain? Quels hommes se réunissent aujourd'hui à ce vénérable appel? C'est la sainte-alliance, qui dit que trois font tout. Terrestre trinité, qui revêt une apparence céleste, comme le singe contrefait l'homme! Unité pieuse, formée dans le dessein unique--de fondre trois sots en un Napoléon. Ah! l'Égypte eut des dieux raisonnables en comparaison des nôtres: ses chiens et ses bœufs connaissaient leur véritable place, et, demeurant en repos dans leur chenil ou leur étable, ils ne se souciaient que d'être bien et dûment nourris; mais aux nôtres, plus affamés, il faut encore quelque chose de plus, le pouvoir d'aboyer et de mordre, de répandre le sang et dévorer les chairs vivantes. Oh! combien étaient plus heureuses que nous les grenouilles du bon Ésope! car nous avons pour maîtres des soliveaux animés, qui étendent çà et là leur masse méchante, et accablent les nations sous leurs stupides coups, dans la crainte insensée de laisser quelque ouvrage à la cigogne révolutionnaire.

Note 227: (retour) Ce Henri, célèbre patriote, est un des hommes les plus extraordinaires, et peut-être un des moins connus en Europe; il se distingua, dans la révolution de l'Amérique, par un talent merveilleux. Ce fut un phénomène, même pour un tems de révolution.

(Note d'un édit. anglais.)

9. O trois fois heureuse Vérone, depuis que brille sur toi l'impériale présence de la nouvelle trinité! Fière d'un tel honneur, ton sol perfide oublie la tombe tant vantée de tous les Capulets, tes Scaliger,--(qu'était en effet le grand chien, «can grande», que je me hasarde de traduire, auprès de ces singes bien plus sublimes?)--ton poète Catulle, dont les vieux lauriers cèdent à ces lauriers nouveaux; ton amphithéâtre où les Romains siégèrent; le Dante dont tu accueillis l'exil; ton bon vieillard 228 pour qui le monde entier était dans ton enceinte, et qui ne savait point qu'il y eût quelque chose au-delà; ah! plût à Dieu que les hôtes royaux que tu renfermes lui ressemblassent au point de ne jamais sortir de tes murs! Courage! poussez mille cris de joie, gravez des inscriptions, élevez des monumens de honte pour dire à la tyrannie que le monde est dompté! Courez en foule au théâtre avec une rage de loyauté: la comédie n'est pas sur la scène, le spectacle est riche en rubans et en croix.

Note 228: (retour) Le fameux vieillard de Vérone.

Allons, bonne Italie, regarde à travers les barreaux de ta prison; applaudis, on te le permet: pour cela, tes mains chargées de fers sont libres.

10. Brillant spectacle! voyez le czar fat, l'autocrate des valses et des combats, aussi désireux d'un bravo que d'un royaume, et tout aussi propre à manier un éventail qu'à porter un casque; beau comme un Calmouk, spirituel comme un Cosaque; ame généreuse tant qu'elle n'est pas atteinte par les frimas; se laissant à demi amollir par un dégel libéral, mais reprenant sa dureté première toutes les fois que le soleil levant est environné de nuages; sans autre objection à la vraie liberté, sinon que les nations deviendraient libres. Comme l'impérial dandy jase bien sur la paix! comme il est prêt à délivrer la Grèce, si les Grecs voulaient être ses esclaves! Avec quelle noblesse il a rendu aux Polonais leur diète, puis commandé à la belliqueuse Pologne de demeurer en repos! Avec quelle bonté il enverrait les aimables pulks 229 de la douce Ukraine faire la leçon à l'Espagne! Avec quelle majesté royale montrerait-il à la fière Madrid sa gracieuse personne, long-tems inconnue aux peuples du Sud! Bonheur acheté à bon marché, le monde entier le sait,--en ayant les Moscovites pour amis ou pour ennemis. Continue, monarque homonyme de l'illustre fils de Philippe!

Note 229: (retour) Mot russe, par lequel on désigne particulièrement les bandes de Cosaques.

(N. du Tr.)

La Harpe, ton Aristote, te fait signe. Ce que fut la Scythie à l'ancien Alexandre, l'Ibérie le sera à toi et à tes Scythes. Jeune homme déjà un peu mûr, songe à ton prédécesseur sur les bords du Pruth: si sa destinée doit être aussi la tienne, tu as pour t'aider plus d'une vieille femme, mais point de Catherine 230: l'Espagne aussi a des rochers, des rivières et des défilés;--l'ours peut tomber dans les piéges du lion. Les plaines ardentes de Xérès sont fatales aux Goths: crois-tu que le vainqueur de Napoléon doive céder à tes armes? Mieux vaut améliorer tes déserts, changer tes épées en socs de charrue, raser et laver tes hordes de Baskirs, arracher tes états à l'esclavage et au knout; que de t'engager tête baissée dans une route funeste, pour infester de tes hideuses légions la contrée où les lois sont aussi pures que le ciel. L'Espagne n'a pas besoin d'engrais: son sol est fertile, mais elle ne nourrit pas ses ennemis: ses vautours se sont rassasiés depuis peu; voudrais-tu leur fournir une nouvelle proie? Hélas! tu ne seras pas conquérant, mais pourvoyeur. Je suis Diogène, quoique Russes et Huns se tiennent devant mon soleil et celui de plusieurs millions d'hommes: mais si je n'étais pas Diogène, j'aimerais mieux me traîner comme un ver que d'être un tel Alexandre! Soit esclave qui voudra: le cynique sera libre; son tonneau a des murailles plus dures que Sinope 231; toujours il aura en main sa lanterne, pour découvrir sur le visage des monarques un honnête homme.

Note 230: (retour) L'adresse de Catherine tira d'embarras Pierre, surnommé le Grand (sans doute, par pure courtoisie), lorsqu'il était entouré par les Musulmans sur les bords du Pruth.
Note 231: (retour) Patrie de Diogène le Cynique.

(N. du Tr.)

11. Et cependant, que fait la Gaule, terre prolifique des ultras nec plus ultra, et de leur bande de mercenaires? Que font ses chambres bruyantes, et sa tribune, où chaque orateur grimpe avant de trouver une parole, et quand elle est trouvée, entend pour réponse le mensonge, qui fait écho tout alentour? Les représentans de notre Grande-Bretagne daignent quelquefois écouter: un sénat gaulois a plus de langues que d'oreilles: Constant lui-même, leur unique maître en débats politiques 232, doit se battre prochainement pour justifier en champ-clos son discours. Mais ceci coûte peu aux vrais Français, qui toujours aimèrent mieux combattre qu'écouter, fût-ce leur propre père. Qu'est-ce, en effet, que se tenir ferme devant les boulets, au prix de l'obligation d'être long-tems attentifs, et de ne jamais interrompre? Telle n'était point en vérité la méthode de la vieille Rome, lorsque Cicéron frappait de son tonnerre les échos du Forum: mais Démosthène a sanctionné le fait, en définissant l'éloquence de l'action, toujours de l'action.

Note 232: (retour) Byron oublie le général Foy, Manuel, M. Royer-Collard, et tant d'autres orateurs dont le nom ne s'offre pas tout de suite à notre plume.

(N. du Tr.)

12. Mais où est le monarque? a-t-il dîné? ou bien gémit-il encore sous la pesante dette de l'indigestion? Les pâtés 233 révolutionnaires se sont-ils soulevés, et les royales entrailles se sont-elles changées en prison? Le mécontentement a-t-il mis les troupes en fermentation; ou bien nulle fermentation n'a-t-elle suivi les perfides potages 234? Les cuisiniers carbonari n'auraient-ils pas assez prodigué la carbonnade 235 à chaque service? ou les docteurs impitoyables auraient-ils conseillé la diète? Ah! dans tes regards abattus je lis que la France entière n'a pas d'autres instrumens de trahison que ses cuisiniers, ô bon et classique L--! Est-il, peux-tu dire, désirable d'être le Désiré? Pourquoi abandonnas-tu le calme le verdoyant séjour d'Hartwell, la table d'Apicius et les odes d'Horace, pour régir un peuple qui ne veut pas être régi, et qui aime beaucoup mieux un fesseur qu'un professeur 236? Ah! les trônes ne cadraient ni à ton tempérament ni à ton goût, la table te voit bien mieux placé: doux épicurien, fait pour être un hôte aimable et un non moins bon convive, pour parler de littérature et connaître par cœur, à moitié l'art du poète, et à fond l'art du gourmand 237; toujours érudit, de tems en tems spirituel, et gracieux quand la digestion le permet;--mais non pas né pour gouverner une terre asservie ou libre, la goutte était déjà pour toi un suffisant martyre!

Note 233: (retour) Le mot est en français dans le texte.

(N. du Tr.)

Note 234: (retour)

Have discontented movements stirr'd the troops;

Or have no movements follow'd trait'rous soups?

(N. du Tr.)

Note 135: (retour)

Have carbonaro cooks not carbonadoed

Each course enough?

(N. du Tr.)

Note 236: (retour) C'est un jeu de mots analogue à celui du texte:

And love much rather to be scourged than schooled.

Le peuple français a enfin regimbé sous le fouet, et reconquis pour jamais sa liberté.

(N. du Tr.)

Note 237: (retour) A moitié, à fond, sont en français dans le texte.

(N. du Tr.)

13. Et la noble Albion passera-t-elle sans recevoir d'un hardi Breton l'ordinaire phrase d'éloges? Ses arts,--ses armes,--et George,--et la gloire et les îles,--et l'heureuse Bretagne,--les sourires de la richesse et de la liberté,--les côtes blanchâtres et escarpées qui forcèrent l'invasion à se tenir au large,--le contentement des sujets à l'épreuve des taxes,--l'orgueilleux Wellington, avec son bec d'aigle si recourbé que son nez est le croc où il suspend le monde 238!--et Waterloo,--et le commerce,--et--(chut! ne lâchons pas encore une syllabe sur les impôts, ni sur la dette)--et cet homme qu'on ne pleure jamais (assez), Castlereagh, dont le canif fendit l'autre jour une plume d'oie 239--et les pilotes qui ont triomphé de tous les orages,--(mais, n'altérez pas un nom, même pour la rime.) 240» Voilà les lieux communs, jusqu'ici chantés si souvent, qu'à mon sens, nous n'avons plus désormais besoin de les chanter; on les trouve partout dans tant de volumes qu'il n'y a aucune nécessité que vous les trouviez ici. Toutefois, il nous reste encore l'espérance d'un régime, conforme à la raison, et, ce qui est plus étrange, à la rime 241; ton génie nous permet de l'espérer, ô Canning! toi qui, homme d'état par éducation, mais, né homme d'esprit, ne pus jamais, même dans cette stupide chambre, abaisser ton poétique enthousiasme à une prose froide et plate: notre dernier, notre meilleur, notre unique orateur, moi, je puis te louer,--ce que les torys ne font plus, ou du moins pas autant;--ils te haïssent, grand homme, parce que tu les soutiens encore moins que tu ne leur en imposes. La meute se rassemblera dès que le chasseur aura crié: holà! elle le suivra, bande docile, partout où il la conduira. Mais ne t'y méprends pas; leurs hurlemens ne sont pas des cris d'amour, leur aboiement après le gibier n'est pas un éloge. Encore moins fidèles que la troupe quadrupède, les bipèdes, au moindre soupçon d'odeur, reviendraient sur leurs pas. Les liens qui attachent ta selle ne s'ont pas encore tout-à-fait sûrs, et l'on ne peut pas se fier beaucoup aux jarrets du royal étalon. Le lourd et vieux cheval blanc est enclin à broncher, à ruer, à se laisser parfois, lui et son cavalier, dans la boue. Mais que vois-je? l'animal est saignant.

Note 238: (retour) That nose, the hook where he suspends the world.

Naso suspendit adunco.

(Horace.)

Le poète romain applique cette expression à un homme qui était simplement impérieux envers son ami.

Note 239: (retour) Whose pen-knife slit a goose-quill t'other day: il y a un jeu de mots intraduisible, quill ayant un double sens, celui de plume et celui de tuyau, et indiquant par là l'artère carotide que Castlereagh se coupa.

(N. du Tr.)

Note 240: (retour) Toutes ces phrases sont des lambeaux de Southey et autres poètes courtisans; la dernière parenthèse indique qu'un de ces poètes avait altéré, pour la justesse de la rime, le nom de son héros.

(N. du Tr.)

Note 241: (retour)

Yet something may remain perchance to chime

With reason, and, what's stranger still, with rhyme.

14. Hélas! pauvre contrée 242! comment la langue ou la plume déplorera-t-elle tes country-gentlemen, aujourd'hui pris au dépourvu, les derniers à imposer silence au cri de guerre, les premiers à faire de la paix une maladie? Pourquoi sont nés tous ces patriotes de campagne 243? pour chasser, voter, et hausser le prix du grain? Mais le grain, comme toute chose mortelle, doit tomber: oui, tout tombe, rois, conquérans, et principalement le cours des marchés. Devez-vous donc tomber avec chaque épi de blé? Pourquoi troubliez-vous Bonaparte dans son empire? Il était votre grand Triptolème: ses vices ne détruisaient que des royaumes, mais maintenaient vos prix: il agrandissait, au profit et au contentement de tous les lords, le grand œuvre d'alchimie agraire que l'on appelle rente 244. Pourquoi le tyran trébucha-t-il chez les Tartares, et fit-il baisser le froment à un taux si désespérant? cet homme valait beaucoup plus sur son trône. A dire vrai, le sang et l'argent étaient répandus sans mesure; mais qu'est-ce que cela? le crime peut en retomber sur la Gaule. Mais le pain était cher, le fermier payait exactement, et les arpens de terre acquittaient leur dette au jour fixé. Maintenant, qu'est devenu le compte clair et net de l'ale? le métayer, fier de sa bourse bien arrondie, et connu pour n'avoir jamais manqué à un paiement? la ferme qui jusqu'ici ne resta jamais sur les bras du propriétaire? le marais converti en champ fertile? l'espoir impatient de l'expiration du bail? les fermages portés au double? Ah! que la paix est un grand mal! En vain l'on propose des prix pour exciter le génie du cultivateur, en vain la chambre des communes vote son bill patriotique, l'intérêt foncier,--(peut-être comprendrez-vous mieux la phrase en supprimant l'épithète) 245--l'intérêt frappe tous les échos de ses gémissemens, dans la crainte que l'aisance ne descende jusqu'au pauvre. Vite! vite! rentes foncières 246, hâtez-vous de hausser: sinon le ministère perdra ses votes; le patriotisme, si délicat et si pur, baissera ses pains au prix courant, car, hélas! les pains et les poissons, naguère cotés si haut, aujourd'hui ne sont plus;--les fours sont fermés, les pêcheries à sec, et après tant de millions dépensés, il ne reste plus qu'à devenir modérés et contens. Ceux qui ne le sont pas ont eu leur tour,--et toujours tour à tour l'urne de la fortune verse le bien et le mal. Qu'ils trouvent aujourd'hui leur récompense dans leur vertu, et qu'ils partagent les heureuses destinées qu'eux-mêmes ont préparées. Voyez donc cet essaim de Cincinnatus sans gloire, fermiers de la guerre et dictateurs des fermes! Leur soc fut le glaive remis entre des mains mercenaires, leurs champs s'engraissèrent du sang des autres contrées. Sains et saufs dans leurs granges, ces laboureurs sabins envoyèrent leurs frères aux combats,--et pourquoi? pour la rente 247! Chaque année ils votèrent par immenses budgets le sang, les sueurs, les millions de la nation en larmes,--et pourquoi? pour la rente! Ils beuglaient, dînaient, buvaient, et juraient qu'ils étaient prêts à mourir pour l'Angleterre; pourquoi donc vivre? pour la rente! La paix a produit le mécontentement général de ces patriotes à grand marché 248; la guerre était pour eux la rente! Comment rétablir leur amour de la patrie, rétablir les millions follement dépensés?--en rétablissant la rente. Ne rendront-ils donc pas les trésors prêtés? non sans doute: il faut tout sacrifier à la hausse de la rente. Leur bien, leur mal, leur santé, leur richesse 249, leur joie ou leur chagrin, leur être, leur fin, leur but, leur religion, c'est la rente! la rente! rien que la rente! O Ésaü, tu vendis ton droit d'aînesse pour un plat de lentilles: tu aurais dû gagner plus, ou manger moins; maintenant tu as avalé goulument ton potage, tes réclamations sont vaines; Jacob dit que le marché tient. Tel fut, seigneurs terriens 250, votre appétit pour la guerre; et, gorgés de sang, vous grognez pour une blessure! Quoi donc? voudrait-on étendre ce tremblement du sol jusqu'à la caisse publique, et, quand la terre s'écroule, ébranler le papier consolidé? pourvu que la rente foncière se relève, faire tomber la banque et la nation, et fonder sur la bourse un fundling hôpital? puis, tandis que la religion se débat dans les convulsions de l'agonie, notre sainte mère l'église ne pleure que sur ses dîmes, comme Niobé sur ses enfans: les prélats sont condamnés au sort des saints, et l'orgueilleux pluralist 251 se voit réduit à un seul bénéfice. L'église, l'état et la faction luttent au milieu des ténèbres, dans l'arche commune où le déluge les ballotte. Sans évêques, sans banques, sans dividendes, une autre Babel s'élève,--mais la Bretagne finit. Et pourquoi? pour choyer les besoins de l'égoïsme, et étayer le tertre de ces fourmis, maîtresses des champs. Regarde ces fourmis, paresseux, et sois sage 252: admire leur patience dans chaque sacrifice, jusqu'à ce que tu aies appris à sentir la leçon de leur orgueil, la valeur des taxes et de l'homicide; admire leur justice qui renierait volontiers la dette des nations:--et pourtant cette dette, répondez, je vous prie, qui l'a faite si haute?

Note 242: (retour) Il reste dans la traduction une inévitable obscurité, parce que Byron joue sur le double sens de country, patrie et campagne.

(N. du Tr.)

Note 243: (retour) Country patriots.
Note 244: (retour) En anglais, rent est une expression technique, spéciale pour designer exclusivement le revenu d'une propriété terrienne.

(N. du Tr.)

Note 245: (retour)

The landed interest--(you may understand

The phrase much better leaving out the land).

Note 246: (retour) C'est ainsi que nous traduisons et devons traduire rents, qui, dans le texte, n'est accompagné d'aucun adjectif.

(N. du Tr.)

Note 247: (retour) Comme en français le mot rente employé seul indique spécialement le revenu de l'argent, et non pas le revenu des terres, nous prévenons nos lecteurs qu'ici il faut l'entendre dans le sens anglais (rente foncière): ce mot se répétant neuf fois, on sent pourquoi nous avons préféré à un anglicisme une périphrase lourde.

(N. du Tr.)

Note 248: (retour) These high market patriots.--Pour rendre cette expression énergique et concise, nous avons employé une locution ancienne.

(N. du Tr.)

Note 249: (retour) Il y a un jeu de mots: Health, wealth.

(N. du Tr.)

Note 250: (retour) Landlords.

(N. du Tr.)

Note 251: (retour) And proud pluralities subside to one.

Nous avons hasardé de franciser le mot pluralist, qui désigne spécialement l'individu cumulant plusieurs bénéfices ecclésiastiques. Si cela déplaît, qu'on mette à la place le mot cumulard, moins étrange, mais plus général et plus vague.

(N. du Tr.)

15. 253Ou bien guide tes voiles entre ces roches trompeuses, nouvelles symplégades 254,--écueils féconds en naufrages, où Midas pourrait voir de nouveau ses souhaits accomplis en papier réel ou en or imaginaire: ce magique palais d'Alcine montre plus de richesses que la Bretagne n'en eut jamais à perdre, fût-elle tout entière une mine pure d'atomes étrangers, fussent tous ses cailloux sortis du Pactole.

Note 254: (retour) Ce sont deux rochers, situés à l'embouchure du Bosphore, dans le Pont-Euxin. Les poètes anciens en ont parlé comme de deux masses mobiles qui s'entrechoquaient pour abîmer les navires engagés dans ce passage.

(N. du Tr.)

Là s'ouvre le tripot de la fortune, tandis qu'une vaine rumeur tient l'enjeu, et que le monde tremble de forcer les banquiers à la banqueroute 255 . Combien la Bretagne est riche, non pas, il est vrai, en mines, en paix, en aisance, en blé, en huile ni en vins. Ce n'est pas une terre de Chanaan, pleine de lait et de miel, ni d'autre monnaie courante que ses siclés de papier 256 . Mais ne refusons pas d'avouer la vérité: jamais terre chrétienne fut-elle si riche en juifs? Le bon roi Jean 257 ne leur laissa que les dents: mais aujourd'hui, ô rois, tous tant que vous êtes, ce sont les juifs qui vous tirent poliment les vôtres, ce sont eux qui régissent tous les états, tous les événemens, tous les souverains, et qui font voyager un emprunt de l'Indus jusqu'au pôle. Les trois frères 258 ,--le banquier, le broker 259 ,--et le baron--se hâtent de porter secours à nos tyrans banqueroutiers,--et non pas aux nôtres seulement; la Colombie voit aussi les heureuses spéculations se succéder les unes aux autres, et les philanthropiques enfans d'Israël daignent soutirer goutte à goutte leur gentil droit de courtage aux veines épuisées de l'Espagne 260 . Sans l'aide d'Abraham, la Russie ne peut marcher: c'est l'or, non pas l'acier, qui élève les arcs de triomphe. Deux juifs, race choisie, peuvent trouver en tout royaume leur terre promise: deux juifs humilient les Romains, et haussent le Hun maudit, plus brutal que dans les anciens jours: deux juifs,--vrais juifs, et non pas samaritains,--gouvernent le monde avec tout l'esprit de leur secte. Que leur importe le bonheur de la terre? Un congrès forme leur nouvelle Jérusalem, où les appellent les baronies et les cordons.--O saint Abraham! vois-tu ce spectacle? tes sectateurs se mêlent à ces royaux pourceaux 261, qui ne crachent pas sur leur juive souquenille 262, mais qui les honorent comme personnages de conséquence.--(Qu'est devenu, ô Pope, ton vigoureux jarret? ne pourrait-il accorder à Juda la faveur de quelques coups de pied? ou bien a-t-il donc cessé de ruer contre l'aiguillon 263 ?) Vois dans le pays de Shylock 264 les juifs prêts de nouveau à retrancher du cœur des nations une livre de chair 265.

Note 255: (retour) And the world trembles to bid brokers break.

--Broker indique plus particulièrement ce que nous entendons par agent de change. Nous y avons substitué le mot banquier, pour conserver la paronomase par dérivation.

(N. du Tr.)

Note 256: (retour) Paper shekels.--Le sicle est une monnaie dont il est question dans la Bible.

(N. du Tr.)

Note 257: (retour) Jean-sans-Terre, sous le règne duquel les Juifs souffrirent les plus cruelles exactions.

(N. du Tr.)

Note 258: (retour) Byron désigne les trois Rothschild, celui de Paris, celui de Londres et celui de Vienne.

(N. du Tr.)

Note 259: (retour) Courtier, agent-de-change ne rendent qu'à peu près, et d'une manière fausse, ce que les Anglais nomment broker.

(N. du Tr.)

Note 260: (retour)

And philanthropic Israel deign us to drain

Her mild per centage (littéralement: son tant pour cent)

from exhausted Spain.

(N. du Tr.)

Note 261: (retour) These royal swine.
Note 262: (retour) Citation: On their jewish gabardine.

(N. du Tr.)

Note 263: (retour) Citation: Kick against the pricks.

(N. du Tr.)

Note 264: (retour) Le Juif du Marchand de Venise.

(N. du Tr.)

Note 265: (retour) Citation: Pound of flesh.

(N. du Tr.)

16. Étrange spectacle! ce congrès fut destiné à unir ce qui ne peut être uni, ce qui est incompatible. Je ne parle pas des souverains;--ils sont tous semblables, monnaie commune, telle qu'elle fut toujours frappée. Mais ceux qui régissent les marionnettes, qui en remuent les fils, offrent plus de bigarrure que leurs lourds monarques: ce sont juifs, auteurs, généraux, charlatans, qui s'assemblent, tandis que l'Europe s'émerveille d'un si vaste dessein. Là, Metternich, premier parasite du pouvoir, prodigue ses cajoleries: là, Wellington oublie de combattre; là, Châteaubriand compose de nouveaux livres des Martyrs 266; les rusés Grecs intriguent pour les stupides Tartares; Montmorency, ennemi juré des chartes, devient un diplomate de grand éclat 267 pour fournir des articles aux Débats; pour lui, la guerre est chose sûre,--et cependant pas aussi certaine que son congé signifié par le Moniteur. Hélas! comment son cabinet put-il errer ainsi? la paix vaut-elle un ministre-ultra? Il tombe, en vérité, mais peut-être pour se relever presque aussi vite qu'il a conquis l'Espagne.

Note 266: (retour) M. Châteaubriand, qui n'a pas oublié l'auteur dans le ministre, reçut à Vérone un joli compliment d'un souverain lettré: «Ah! monsieur C--; êtes-vous parent de ce Châteaubriand qui--qui--qui a écrit quelque chose?» On dit que l'auteur d'Atala se repentit pour un instant d'être un légitime lui-même.
Note 267: (retour) En français dans le texte, pour rimer avec Débats, qui est également en français.

(N. du Tr.)

17. Assez de cela!--un spectacle plus triste détourne et fixe les regards de ma muse, qui s'en défend en vain. L'impériale archiduchesse, l'impériale fiancée, l'impériale victime--sacrifiée à l'orgueil! cette mère de l'enfant, espoir du héros, du jeune Astyanax de la moderne Troie: cette femme, maintenant ombre pâle de la plus grande reine que la terre ait encore à voir, ou ait jamais vue; elle s'éclipse parmi les fantômes du moment! Objet de pitié, débris de puissance! oh! raillerie cruelle! L'Autriche ne peut-elle donc épargner une fille? Qu'est-ce que la veuve de la France a fait là? Sa véritable place était sur les rivages de Sainte-Hélène; son seul trône, sur le tombeau de Napoléon. Mais non:--elle doit encore conserver un petit royaume sous la garde assidue de son formidable chambellan; martial argus qui, sans avoir cinquante paires d'yeux, doit veiller sur elle au milieu de ces pompes chétives. Elle ne partage plus l'empire qu'elle partagea en vain, l'empire qui, surpassant celui de Charlemagne, s'étendit depuis Moscou jusques aux mers du sud; mais elle gouverne encore le pastoral duché du fromage 268, où Parme voit le voyageur accourir pour noter les affiquets de cette cour de contrefaçon. Mais la voilà qui paraît, cette femme! Elle se montre en spectacle à Vérone, mais privée de toute splendeur: elle se montre,--tandis que les nations regardent et demeurent en deuil,--avant même que les cendres de son époux aient eu le tems de se glacer sous le ciel inhospitalier de l'exil: (si toutefois ces cendres augustes peuvent jamais devenir froides;--mais non,--elles cachent encore des feux qui s'échapperont de la terre.) La voilà qui s'avance, la nouvelle Andromaque!--(non l'Andromaque de Racine ou d'Homère.) Voyez, elle marche, appuyée sur le bras de Pyrrhus. Oui, cette main, rouge encore du sang de Waterloo, cette main, qui trancha le sceptre à demi brisé d'un premier époux, est offerte et acceptée! L'impudeur d'une esclave serait-elle montée plus haut ou descendue plus bas?--Lui, cependant, il gît dans sa tombe encore fraîche! Quant à elle, ni ses yeux, ni ses joues ne trahissent aucune lutte intérieure, et l'ex-impératrice devient aussi bien ex-épouse. Tant les ames royales ont d'égard pour les nœuds humains! Pourquoi donc respecteraient-elles les sentimens des hommes, quand les leurs ne sont pour elles-mêmes qu'un jeu?

Note 268: (retour) Tout le monde sait ce que c'est que le Parmesan.

(N. du Tr.)

18. Mais, fatigué des folies étrangères, je retourne dans ma patrie, et j'esquisse le groupe,--le tableau encore à venir. Ma muse allait pleurer, mais, avant de laisser couler ses larmes, elle surprit sir William Curtis en jupon retroussé. Tandis que les chefs de tous les clans highlandais accouraient en foule pour saluer leur frère, Vich Ian Alderman!--tandis que l'hôtel-de-ville devient tout-à-fait gaélique, et répète les rugissemens erses, tandis que le conseil s'écrie d'une commune voix: «Claymore!»--à voir les tartans de la fière Calédonie environner comme une ceinture le gros sirloin 269 d'une cité celtique, ma muse éclata en rires si bruyans, que je m'éveillai, et ce n'était plus un rêve!

Ici, lecteur, nous nous arrêterons:--s'il n'y a pas de mal dans ce premier essai,--vous aurez peut-être un second carmen 270.

Note 269: (retour) Sirloin, vieux mot qui signifie littéralement seigneur longe de veau, et se dit des rois anglais faits chevaliers dans un accès de bonne humeur.

(N. du Tr.)

Note 270: (retour) Le mot est en latin dans le texte anglais.

(N. du Tr.)


FIN DE L'AGE DE BRONZE.




ROMANCE

MUY DOLOROSO

DEL SITIO Y TOMA DE ALHAMA.




La ballade originale, soit en espagnol, soit en arabe (car elle existait dans l'une et l'autre langue), produisait une telle impression, qu'il était défendu aux Maures de la chanter dans Grenade, sous peine de la vie.


Nous avons cru devoir, à l'exemple des meilleures éditions anglaises, donner le texte espagnol, que les amateurs ne pourraient se procurer qu'avec grande peine. Au reste, c'est le texte anglais que nous traduisons avec la fidélité la plus rigoureuse. Ainsi, l'on pourra juger de l'exactitude de Lord Byron comme traducteur.

(N. du Tr.)




TRÈS-PLAINTIVE BALLADE

SUR

LE SIÉGE ET LA CONQUÊTE D'ALHAMA 271;

LAQUELLE, EN LANGUE ARABE, A LE SENS SUIVANT.

Note 271: (retour) Jolie et assez grande ville d'Espagne, dans le royaume de Grenade.

(N. du. Tr.)


1. Le roi Maure traverse à la hâte la royale ville de Grenade; il va des portes d'Elvira à celles de Bivarambla.

Malheur à moi, Alhama!

2. Une dépêche annonce au monarque, que la cité d'Alhama a succombé. Il jeta le papier dans le feu, et tua le messager.

Malheur à moi, Alhama!

3. Il quitte sa mule et monte son cheval: puis il presse son coursier à travers la rue de Zacatin, jusques à l'Alhambra.

Malheur à moi, Alhama!

4. Quand il eut atteint les murs de l'Alhambra, soudain il ordonna que la trompette se hâtât de sonner en même tems que le clairon d'argent.

Malheur à moi, Alhama!

5. Et que le bruit sourd des tambours de guerre, battant au loin l'alarme, fit répondre à l'appel de la musique martiale les Maures de la ville et de la plaine.

Malheur à moi, Alhama!

6. Soudain les Maures, avertis par un tel signal que le sanguinaire Mars les rappelait, vinrent, un à un et deux à deux, former un puissant escadron.

Malheur à moi, Alhama!

7. Puis un vieillard maure parla en ces termes au roi: «Pourquoi, nous appeler, ô roi! Que veut dire cette convocation?»

Malheur à moi, Alhama!

8. «Hélas! amis, vous avez à connaître un désastre bien cruel: les chrétiens, par un coup de haute hardiesse, se sont emparés d'Alhama.

Malheur à moi, Alhama!

9. Puis un vieil alfaqui 272, à barbe longue et blanche, s'écria: «Bon roi, tu es justement traité; bon roi, tu l'as bien mérité.»

Note 272: (retour) Nom des prêtres chez les Maures.

(N. du Tr.)

Malheur à moi, Alhama!

10. «Par toi, en un jour fatal, furent mis à mort les Abencerrages, fleur de Grenade: par toi, les étrangers furent admis dans la chevalerie de Cordoue.»

Malheur à moi, Alhama!

11. «Et pour cela, ô roi! un double châtiment tombe sur ta tête: toi et les tiens, ta couronne et ton royaume, tout périra dans l'abîme d'un dernier naufrage.»

Malheur à moi, Alhama!

12. «Quiconque ne respecte point les lois, la loi veut qu'il périsse. Ainsi, Grenade doit être prise, et toi-même succomber avec elle.»

Malheur à moi, Alhama!

13. La flamme étincelait dans les yeux du vieux Maure; le courroux du monarque s'allumait à ce discours d'un sujet rebelle, qui parlait trop bien des lois 273.

Malheur à moi, Alhama!

Note 273: (retour) On remarquera que ces trois dernières strophes (11, 12, 13) sont loin de rendre fidèlement la noble simplicité de l'original. (N. du Tr.)

14. «Aucune loi ne permet de dire ce qui blesse l'oreille des rois»:--ainsi répond le roi moresque, frémissant de colère. Il dit, et condamne à mort le vieillard.

Malheur à moi, Alhama!

15. Maure alfaqui! Maure alfaqui! sans égard pour ta blanche barbe, le roi ordonne à ses bourreaux de te saisir: car la perte d'Alhama l'irritait.

Malheur à moi, Alhama!

16. Il leur ordonne d'attacher ta tête à la plus haute pierre de l'Alhambra, afin que ton supplice satisfasse à la loi, et que les autres tremblent en le voyant.

Malheur à moi, Alhama!

17. «Cavaliers, hommes de bien, écoutez mes paroles; écoutez-moi dire au monarque maure que je ne lui dois rien.»

Malheur à moi, Alhama!

18. «Mais la chute d'Alhama pèse sur mon cœur et déchire mon ame. Si le roi a perdu son domaine, d'autres peuvent avoir perdu davantage.»

Malheur à moi, Alhama!

19. «Les pères ont perdu leurs enfans, les femmes leurs époux, et maints vaillans hommes leurs vies: l'un a perdu ce qui fut l'objet de son plus vif amour, l'autre sa richesse ou son honneur.»

Malheur à moi, Alhama!

20. «Moi-même j'ai perdu, en cette fatale journée, une fille, la plus aimable fleur de toute la contrée: je donnerais sur l'heure cent doublons pour la racheter, et je ne croirais pas payer trop cher sa rançon.»

Malheur à moi, Alhama!

21. Comme le vieux Maure tenait ces discours, on lui trancha la tête, et on la porta sans délai sur les murs de l'Alhambra, suivant l'ordre du roi.

Malheur à moi, Alhama!

22. Hommes et enfans pleurent une perte si dure et si cruelle: toutes les dames que Grenade renferme dans son enceinte, fondent en larmes amères.

Malheur à moi, Alhama!

23. De toutes les fenêtres s'épandent sur les murs les noires tentures de deuil. Le roi pleure comme une femme sur sa perte: car c'était un grand mal, une grande plaie.

Malheur à moi, Alhama!

TEXTE.


ROMANCE MUY DOLOROSO

DEL SITIO Y TOMA DE ALHAMA,

EL QUAL DEZIA EN ABAVIGO ASSI.


1. Passeavase el rey Moro

Por la ciudad de Granada,

Desde las puertas de Elvira

Hasta las de Bivarambla.

Ay de mi, Alhama!


2. Cartas le fueron venidas

Que Alhama era ganada.

Las cartas echò en el fuego,

Y al mensagero matava.

Ay de mi, Alhama!


3. Descavalga de una mula,

Y en un cavallo cavalga.

Por el Zacatin arriba

Subido se avia al Alhambra.

Ay de mi, Alhama!


4. Como en el Alhambra estuvo,

Al mismo punto mandava

Que se toquen las trompetas

Con anafiles de plata.

Ay de mi, Alhama!


5. Y que atambores de guerra

Apriessa toquen alarma;

Por que lo oygan sus Moros

Los de la vega y Granada.

Ay de mi, Alhama!


6. Los Moros que el son oyeron,

Que al sangriento Marte llama,

Uno a uno, y dos a dos,

Un gran esquadron formavan.

Ay de mi, Alhama!


7. Alli hablò un Moro viejo;

Desta manera hablava:

Para que nos llamas, Rey?

Para que es este llamada?

Ay de mi, Alhama!


8. Aveys de saber, amigos,

Una nueva desdichada:

Que Cristianos, con braveza,

Ya nos han tomado Alhama!

Ay de mi, Alhama!


9. Alli hablò un viejo Alfaqui,

De barba crecida y cana:--

Bien se te emplea, buen rey,

Buen rey; bien se te empleava.

Ay de mi, Alhama!


10. Mataste los Abencerrages,

Que era la flor de Granada;

Cogiste los tornadizos

De Cordova la nombrada.

Ay de mi, Alhama!


11. Por esso mereces, Rey,

Una pena bien doblada;

Que te pierdas tu y el regno,

Y que se pierda Granada.

Ay de mi, Alhama!


12. Si no se respetan leyes,

Es ley que todo se pierda,

Y que se pierda Granada,

Y que te pierdas en ella.

Ay de mi, Alhama!


13. Fuego per los oyos vierte,

El rey que esto oyera:

Y como el otro de leyes

De leyes tambien hablaya.

Ay de mi, Alhama!


14. Sabe un rey que no ay leyes

De darle a reyes disgusto.--

Esso dize el rey Moro

Relinchando de colera.

Ay de mi, Alhama!


15. Moro Alfaqui, Moro Alfaqui,

El de la vellida barba,

El rey te manda prender,

Por la perdida de Alhama!

Ay de mi, Alhama!


16. Y cortarte la cabeça,

Y ponerla en el Alhambra,

Por que a ti castigo sea,

Y otros tiemblen en miralla.

Ay de mi, Alhama!


17. Cavalleros, hombres buenos,

Dezid de mi parte al rey,

Al rey Moro de Granada,

Como no le devo nada.

Ay de mi, Alhama!


18. De averse Alhama perdido

A mi me pesa en alma.

Que si el rey perdiò su tierra,

Otro mucho mas perdiera.

Ay de mi, Alhama!


19. Perdieran hijos padres,

Y casados las casadas;

Las cosas que mas amara

Perdiò l'un y el otro fama.

Ay de mi, Alhama!


20. Perdì una hija donzella

Que era la flor d' esta tierra,

Cien doblas dava per ella,

No me las estimo en nada.

Ay de mi, Alhama!


21. Diziendo assi al hacen Alfaqui,

Le cortaron la cabeça,

Y la elevan al Alhambra,

Assi come el rey lo manda.

Ay de mi, Alhama!


22. Hombres, ninos y mugeres,

Lloran tan grande perdida,

Lloravan todas las damas

Quantas en Granada avia.

Ay de mi, Alhama!


23. Por las calles y ventanas

Mucho luto parecia;

Llora el rey como fembra,

Qu' es mucho lo que perdia.

Ay de mi, Alhama.


FIN DE LA TRÈS-PLAINTIVE BALLADE.




PREMIER CHANT

DU

MORGANTE MAGGIORE,

TRADUIT DE L'ITALIEN DE PULCI.




AVERTISSEMENT

DU TRADUCTEUR.



Le lecteur peut-être s'étonnera que nous ayons traduit une traduction, d'autant plus que nous-même, dans les Heures de loisir, avons omis toutes les traductions, paraphrases ou imitations; mais il y a une grande différence entre les faibles essais de la jeunesse de notre poète, et une traduction que fit Lord Byron dans toute la force de son talent. Lord Byron a, en général, rendu Pulci avec une fidélité dont on aurait été tenté de croire incapable un génie aussi vif et aussi indépendant que le sien. On ne peut dire de lui traduttore, traditore: quand il n'est pas fidèle (et cela est rare), il embellit.


AVERTISSEMENT

DE LORD BYRON.



Le Morgante Maggiore, dont je publie le premier chant traduit en anglais, partage, avec l'Orlando innamorato, l'honneur d'avoir formé et inspiré le style et la fable de l'Arioste. Les grands défauts du Boïardo furent sa manière trop sérieuse de traiter les récits de chevalerie, et son âpre style. L'Arioste, en continuant l'histoire de l'Orlando, a évité le premier défaut par un judicieux emploi de l'esprit de saillie du Pulci; et Berni a fait disparaître le second, en retouchant le poème du Boïardo. Pulci peut être considéré comme précurseur et modèle unique de Berni, comme il l'a été en partie à l'égard de l'Arioste, quelque inférieur qu'il soit, néanmoins, à ses deux imitateurs. Il n'en est pas moins le fondateur d'un nouveau genre de poésie récemment éclos en Angleterre: je veux parler de la poésie de l'ingénieux Whistlecraft. Les poèmes sérieux sur Roncevaux en même style, et plus particulièrement celui de M. Mérivale; vrai chef-d'œuvre du genre, doivent être rapportés à la même source. Il n'a pas encore été entièrement décidé si Pulci eut ou n'eut pas l'intention de ridiculiser la religion, qui est un de ses thèmes favoris. Il me semble qu'une telle intention eût été non moins périlleuse pour le poète que pour le prêtre, en égard surtout au siècle et au pays. D'ailleurs, la publication du poème a toujours été permise; il a été admis au nombre des classiques italiens: ce qui prouve qu'il n'a jamais été et qu'il n'est pas non plus maintenant interprété en mauvaise part. Que l'auteur ait eu l'intention de tourner en dérision la vie monastique, et qu'il ait laissé son imagination se jouer de la niaise simplicité de son géant converti, cela paraît assez évident. Mais, certes, il serait aussi injuste de l'accuser d'irréligion là-dessus, que de dénoncer Fielding pour son ministre Adams, Barnabas, Thwackun, Supple, et the Ordinary dans Jonathan Wild,--ou Walter-Scott, pour l'heureux parti qu'il a tiré de ses covenantaires, dans les Tales of my Landlord.

Dans la traduction suivante, j'ai usé de la liberté de l'original envers les noms propres: de même que Pulci dit Gan, Ganellon ou Ganellone; Carlo, Carlomagno ou Carlomano; Rondel ou Rondello, etc., selon que telle ou telle forme se trouve à sa convenance: ainsi en use le traducteur. Sous d'autres rapports, la version est fidèle, ou du moins le traducteur a fait de son mieux pour combiner l'interprétation d'une langue étrangère avec la difficile tâche de la réduire au même mode de versification dans sa langue. Le lecteur est prié de se souvenir que le style vieilli de Pulci, malgré sa pureté, n'est pas d'une intelligence aisée, pour la plupart des Italiens eux-mêmes, en raison de l'emploi fréquent des proverbes toscans; et il en sera peut-être plus indulgent à l'égard de l'essai que je lui offre. Jusqu'à quel point le traducteur a-t-il réussi? Continuera-t-il ou non son ouvrage? Ce sont questions que le public décidera. Ce qui m'a engagé en partie à faire cette expérience, c'est mon amour, mon étude partiale de la langue italienne, dont il est si aisé d'acquérir une légère teinture, et si difficile, pour ne pas dire impossible, à un étranger d'obtenir une connaissance complète et approfondie. La langue italienne est comme une beauté capricieuse, qui accorde ses sourires à tous les cavaliers, ses faveurs à un petit nombre d'élus, et quelquefois récompense le moins ceux qui l'ont courtisée le plus long-tems. Le traducteur désirait aussi présenter sous un vêtement anglais une partie au moins d'un poème qui n'a jamais encore été transporté dans une langue du Nord, d'autant plus que ce poème a été le modèle original des plus célèbres ouvrages produits en deçà des Alpes, ainsi que de ces poétiques essais récemment tentés en Angleterre, desquels j'ai déjà fait mention.




Chant Premier.



1. Au commencement était le verbe immédiatement après Dieu; Dieu était le verbe, le verbe n'était rien moins que Dieu. Il était au commencement des choses, selon ma manière de voir, et rien ne put se faire sans lui. Ainsi; ô Seigneur plein de justice! du haut de ton céleste séjour, envoie-moi, dans ta bienveillante sagesse, un ange, un ange seul, qui soit mon compagnon et mon appui durant le cours de la fameuse, noble et ancienne histoire que je m'en vais chanter.

2. Et toi, ô vierge, fille, mère, épouse de ce même Seigneur, qui te donna les clefs du ciel, de l'enfer et de l'univers entier, dès ce jour où ton ange Gabriel te dit: «Salut, Marie!» Ah! puisque tu ne refusas jamais ta pitié à tes serviteurs, daigne, dans ta bonté, prodiguer à mes vers les rimes coulantes, les fleurs d'un style aisé, et jusques à la fin illumine mon esprit.

3. C'était dans la saison où la triste Philomèle pleure avec sa sœur, qui se rappelle et déplore les antiques malheurs que toutes deux ont soufferts, et où ses chants inspirent l'amour aux nymphes: à la main de Phaéton, fils trop aimé, Phébus avait livré les rênes de son char, sans cesser néanmoins cette fois d'en modérer le cours par ses ordres: l'astre venait de poindre à l'horizon, et d'obliger Tithon à se gratter le front;

4. Lorsque je préparai ma barque à obéir incontinent, comme elle le doit toujours faire, à mon esprit, son vrai gouvernail, à porter prose ou vers, et ce mien poème sur l'empereur Charles, que mainte plume, comme bien pouvez le voir, a déjà célébré; mais ceux qui désirèrent répandre sa gloire, à en juger par tout ce que j'ai lu de rimes ou de prose, ont mal compris l'histoire de Charles--et l'ont écrite encore plus mal.

5. Léonard Arétin a déjà dit que si, comme Pepin, Charles avait eu un historien d'une imagination vive et d'un zèle scrupuleux, aucun héros n'aurait une place plus brillante dans les annales des siècles. Politique infatigable dans le cabinet, et sur le champ d'honneur invincible guerrier, ce prince a, pour l'église et pour la foi chrétienne, fait certainement beaucoup plus qu'on ne dit ou qu'on ne pense.

6. Vous pouvez encore voir, à San-Liberatore, l'abbaye élevée à sa gloire, dans les Abruzzes, non loin de Manopello, à cause de la grande bataille où, si l'on en croit la renommée, tombèrent--un roi payen et son peuple félon, que Charles envoya aux enfers: et là gisent tant d'ossemens, tant d'ossemens, qu'auprès d'eux la vallée de Josaphat semblerait peu de chose, sinon rien.

7. Mais le monde, aveugle et ignorant, ne prise pas les vertus du héros autant que je voudrais le voir. Toi, Florence, c'est par sa grande bonté que tu t'élèves, que tu as et peux avoir, si tu veux bien l'avouer, les coutumes les plus louables, et les grâces les plus vraies: tout ce que tu as acquis depuis lors jusqu'à ce jour par ton chevaleresque courage, par tes trésors ou par tes lances, tu en dois la source première au noble sang de France.

8. Charles avait à sa cour douze paladins, dont le plus sage et le plus fameux était Roland, que le traître Ganellon précipita dans la tombe à Roncevaux. Ainsi le scélérat accomplit-il son noir dessein, pendant que le cor retentissait si haut, et sonnait l'heure de cette douloureuse rencontre, où le noble preux fit tout ce qu'un chevalier peut faire. Dante, dans sa Divine Comédie, a donné à Roland et à Charles une place dans le ciel parmi les bienheureux.

9. C'était le jour de Noël; Charles avait assemblé à Paris toute sa cour; Roland, comme je viens de le dire, en était le chef; le preux Danois 274, Astolphe y accoururent, ainsi qu'Ansuigi, pour passer le tems en joyeuses fêtes, et en gais triomphes, et cela en l'honneur du très-renommé saint Denis: vinrent aussi Angiolin de Bayonne, Olivier, et le gracieux Berlinghieri.

Note 274: (retour) Ogier le Danois.

(N. du Tr.)

10. Avolio, Arino, Othon de Normandie, le paladin Richard, le sage Hamon, le vieux Salomon, Gaultier de Montlion, et Baudoin, fils du farouche Ganellon, étaient là réunis, ce qui transportait d'une trop vive allégresse le fils de Pépin:--quand ses chevaliers s'avancèrent, il soupira de joie de les voir tous ensemble.

11. Mais la fortune, qui se tient aux aguets, prend toujours grand soin d'élever une barrière contre nos desseins. Tandis que Charles se reposait, Roland, de nom et de fait, gouvernait la cour, Charles, et toutes choses. Le maudit Ganellon, crevant d'envie, eut un tel besoin d'évaporer son dépit, qu'un jour il se mit à dire ouvertement au roi Charlemagne: «Devons-nous donc toujours obéir à Roland?

12. «Mille fois j'ai été sur le point de le dire, Roland se conduit avec trop de présomption: tous tant que nous sommes ici, comtes, rois, marquis, nous reconnaissons ton autorité; Hamon, Othon, Ogier, Salomon, nous tous, enfin, nous ne songeons qu'à t'honorer, et à t'obéir: mais Roland a trop de crédit auprès du trône, c'est ce que nous ne pouvons souffrir, et nous sommes entièrement résolus à ne plus nous laisser régir par un tel jouvenceau.

13. «C'est à Aspremont même que tu commenças à lui faire entendre qu'il était un brave chevalier, et qu'il avait, près de la fontaine, contribué de beaucoup au gain de la journée. Mais je sais qui aurait remporté ce jour-là la victoire, si ce n'eût pas été le vaillant Gérard; oui, Aumont eût été le vainqueur; c'est lui qui eut toujours l'œil sur l'étendard; en vérité, et de bonne foi, c'est lui qui a mérité les lauriers, roi Charlemagne.

14. «Et en Gascogne, s'il t'en souvient encore, lorsque les hordes d'Espagne s'y précipitèrent, la cause de la chrétienté eût souffert un honteux échec, si la vaillance d'Aumont n'eût repoussé les ennemis. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de dire la vérité, quand il y a motif pour cela: connais-la donc, ô empereur; sache que tout le monde se plaint. Quant à moi, je repasserai les monts que j'ai franchis avec ma suite de soixante-deux comtes.

15. «Il convient que ta grandeur dispense les grâces, de manière à donner à chacun la part qui lui est due. Tous tes courtisans s'affligent, les uns plus, les autres moins. Crois-tu peut-être que ce damoiseau soit un Mars en fait de bravoure?» Roland entendit en partie ces discours, un jour qu'il se trouvait par hasard assis à l'écart près du lieu de l'entretien. Il lui déplut que Ganellon tînt un pareil langage, mais plus encore que Charles y ajoutât foi.

16. Il voulut percer de son épée Ganellon, mais Olivier se jeta entre eux deux, et lui arracha des mains sa Durandal 275; enfin l'on parvint à séparer les deux ennemis. Roland n'était pas moins irrité contre Charlemagne, et même peu s'en fallut qu'il ne le tuât sur-le-champ. Le noble preux s'enfuit de Paris, sans aucun compagnon de voyage, le cœur gros de soupirs, et la raison égarée par la colère et par la douleur.

Note 275: (retour) Nom de l'épée de Roland.

(N. du Tr.)

17. A Ermelline, compagne du preux Danois, il prit Cortane 276, et puis il prit Rondel 277, et pressa le coursier à travers la plaine jusques à Brara. Dès qu'Aldabelle le vit arriver, elle étendit les bras pour embrasser l'époux qu'elle revoit. Mais Roland, dont la cervelle était troublée, pour réponse à l'épouse qui s'écriait: «Mon Roland, sois le bienvenu!» leva son glaive pour la frapper à la tête.

Note 276: (retour) Épée d'Ogier le Danois.

(N. du Tr.)

Note 277: (retour) Coursier du même paladin.

(N. du Tr.)

18. Comme un homme qu'un délire furieux conseille, il s'imaginait dans son impétueuse colère exercer sa vengeance sur Ganellon, ce qui parut fort étrange à Aldabelle. Mais bientôt Roland se réveilla de son illusion, et, à ce retour de sa raison, sa compagne ayant saisi la bride de son cheval, il mit pied à terre, s'empressa de parler de tout ce qui s'était passé, et puis se reposa quelques jours dans la maison conjugale.

19. Puis, le cœur toujours plein de rage, il abandonna ses foyers; errant à l'aventure, il s'en fut jusque dans les contrées payennes, et, tandis qu'il se laissait emporter par son cheval le long de la route, il ne pouvait bannir l'image du traître Ganellon, sans cesse attachée à ses pas. Enfin, de courses en courses et d'erreurs en erreurs, après avoir franchi un long espace, il trouva dans un désert solitaire une abbaye, qui, parmi d'obscures vallées et de lointains pays, formait une limite entre la terre des chrétiens et celle des payens.

20. L'abbé s'appelait Clermont, et était issu de la race d'Angrant. Une énorme montagne étendait sa cime sombre au-dessus de l'abbaye, et c'était de ce poste élevé, que certains géans sauvages, savoir, en premier rang un nommé Passamont, puis deux autres, Alabastre et Morgant, assaillaient la place à coups de fronde, et la mettaient chaque jour en péril.

21. Les moines ne pouvaient plus franchir le seuil du couvent, ni quitter leurs cellules pour aller chercher de l'eau ou du bois. Roland frappa, mais nul ne voulut ouvrir, avant que le prieur ne l'eût enfin trouvé bon. Une fois entré, le paladin dit qu'il avait été instruit à adorer l'homme-Dieu qui naquit du sang sacré de Marie, et qu'il avait reçu le baptême chrétien, puis il raconta comment il était arrivé jusqu'à l'abbaye.

22. L'abbé lui dit alors: «Vous êtes le bienvenu; tout ce qui appartient à mon couvent, nous vous l'offrons de grand cœur, puisque vous avez foi comme nous au divin fils de la Vierge Marie; et, afin que vous n'alliez pas attribuer à grossièreté le retard que nous avons mis à vous recevoir, vous saurez, noble chevalier: pourquoi notre porte vous fut quelque tems fermée, ainsi doit agir quiconque vit dans le soupçon du danger.

23. «Quand nous vînmes pour la première fois habiter ces montagnes, quelque sombres qu'elles soient comme bien le voyez, néanmoins elles semblaient nous promettre un asile aussi sûr contre la crainte que contre le blâme. Il suffisait de garantir notre paisible demeure contre les brutes sauvages, trop farouches pour être apprivoisées: mais maintenant, si nous voulons rester ici; il faut que nous nous gardions des bêtes domestiques qui veillent et se tiennent aux aguets autour de nous.

24. «En vérité, nous sommes forcés d'être toujours sur le qui vive: dernièrement sont ici survenus trois géans cruels. Quel peuple ou quel royaume nous a envoyé cette troupe ennemie? je ne le sais, mais elle est d'une sauvage étoffe. Quand la force et la malice se joignent à un peu de génie, vous savez que rien n'y résiste;--nous ne sommes pas en nombre suffisant. Nos oraisons sont tellement troublées, que je ne sais plus quoi faire, à moins que la face des choses ne change.

25. «Nos antiques aïeux, qui vivaient dans le désert, étaient bien et dûment traités pour leurs œuvres saintes et justes; ne croyez pas qu'ils ne vécussent que de sauterelles, il est certain qu'une pluie de manne leur tombait du ciel pour nourriture. Mais il nous faut ici monter la garde dans nos murs, ou goûter les pierres qui pleuvent sur nous en guise de pain; grêle rapide qui chaque jour nous vient du haut de cette montagne, et que nous lance Passamont et Alabastre.

26. «Morgant, le troisième, est le plus farouche des trois; il déracine pins, hêtres, peupliers et chênes, et les lance sur notre communauté pour l'ensevelir sous la masse: tout ce que je puis faire ne sert qu'à exciter davantage sa colère.» Tandis qu'ils parlaient devant le cimetière, une pierre, partie de la fronde d'un des géans, faillit écraser Rondel, et vint tomber à terre avec une telle force qu'elle rebondit presque jusques au toit.

27. «Au nom de Dieu, chevalier, s'écria l'abbé, hâtez-vous d'entrer: voici venir la pluie de manne.--Cher abbé, répliqua Roland, ce gaillard-là ne veut pas que mon cheval paisse plus long-tems, il le guérirait d'humeur rétive, si besoin en était; cette pierre me semble avoir été lancée de bon cœur, et cela n'est pas mal visé.» Le révérend père repartit. «Je ne vous trompe point; un jour, je crois, ils lanceront la montagne.»

28. Roland recommanda qu'on prît soin de Rondel, et se mit aussi à déjeuner. «Abbé, dit-il, j'ai besoin d'aller trouver le camarade qui a lancé ce pavé contre mon bon cheval.» L'abbé reprit alors: «Ne méprisez-pas mon avis, je vous parle comme à un frère chéri; baron, je voudrais vous dissuader d'engager un pareil combat, car je suis sûr que vous y perdrez la vie.

29. «Ce Passamont a en main trois dards,--plus frondes, massues, et roches, devant lesquelles il faut céder; vous savez que les géans ont des cœurs plus hardis que les nôtres, et cela par une trop juste raison. Si vous êtes résolu de marcher au combat, méfiez-vous bien d'eux, car ils sont barbares et robustes.» Roland reprit: «Je verrai cela, soyez-en certain, et je vais, pour plus de sûreté, traverser à pied le désert.»

30. L'abbé traça sur le front de Roland un grand signe de croix. «Allez donc, dit-il, avec la bénédiction de Dieu et la mienne.» Roland, après qu'il eut gravi la montagne, se dirigea en droite ligne, suivant les instructions de l'abbé, vers le séjour ordinaire de Passamont, qui, le voyant ainsi tout seul, le regarda par devant et par derrière avec un œil observateur, puis lui demanda s'il désirait devenir son serviteur.

31. Il lui promit un office propre à lui donner du bon tems. Mais Roland repartit: «Sarrazin insensé! je viens te tuer, s'il plaît à Dieu, et non pas me faire page, et, comme tel, grossir le cortége de tes serviteurs. Vous avez trop souvent ravi la paix aux moines du Très-Haut: oui, vil chien; la patience divine est poussée à bout». Le géant courut saisir ses armes, furieux qu'il était de recevoir une réponse si injurieuse.

32. Revenu au lieu où Roland était resté sans s'écarter d'un seul pas, il fit pirouetter sa corde, et lança une pierre avec une si terrible force, qu'il donna un bel exemple de son adresse dans le maniement de la fronde. La pierre tomba sur le casque de bonne trempe qui couvrait la tête du comte Roland, et elle fit retentir à la fois la tête et le casque, au point que le noble preux s'évanouit de douleur comme s'il fût mort: il semblait même plus que mort, tant le coup l'avait étourdi.

33. Lors Passamont, qui le crut tué sans retour, se dit: «Je m'en vais, maintenant qu'il est par terre, le dépouiller de ses armes; pourquoi me suis-je battu contre un tel poltron?» Mais jamais le Christ n'abandonne pour un long tems ses serviteurs, et surtout Roland; délaisser un tel chevalier, ce serait presque un tort. Tandis que le géant s'apprête à le désarmer, Roland a recouvré sa force et ses sens.

34. Il s'écria d'une voix forte: «Géant, où vas-tu? Tu as sans doute pensé m'avoir mis au linceul, fuis d'un autre côté;--si tu n'as point d'ailes, tu n'es pas assez preste pour échapper à ma vengeance,--chien de renégat! Ce n'est que par un coup de trahison que tu m'as jeté sur le carreau.» Le géant ne put retenir sa surprise, se détourna soudain, arrêta ses pas, puis se baissa pour prendre une grosse pierre.

35. Roland avait en main la tranchante Cortane, fendre en deux la tête du géant, voilà quel fut son dessein, et Cortane coupa ce crâne païen comme doit faire un pur acier. Passamont tomba pour ne plus se relever; mais, hautain et farouche jusque dans sa chute, il adressa dévotement à Mahom ses prières impies. En entendant ces horribles et durs blasphêmes, Roland remercia le Père céleste et le Verbe,--

36. Disant: «Oh quelle grâce tu m'as accordée! et je te dois, Seigneur, une éternelle reconnaissance. Je sais que toi seul, du haut des cieux, as pu me sauver la vie, lorsque le géant m'eut si bien étendu par terre. Toutes choses sont, par toi, réglées dans une juste mesure; notre pouvoir n'est rien sans ton secours. Je te prie de veiller sur moi, jusqu'à ce que je revoie encore Charlemagne.»

37. Ayant ainsi parlé, il s'en fut, et trouva plus bas Alabastre employant tout ce qu'il avait de forces à enlever d'une rive escarpée un rocher ou deux. Lorsqu'il se fut approché de lui, il dit d'une voix haute: «Comment penses-tu, glouton, lancer une telle pierre?» Dès qu'Alabastre eut entendu retentir ces menaçantes paroles, il se saisit soudain de sa fronde,

38. Et jeta un roc de si large dimension, que si l'énorme masse eût en effet rempli sa mission, si Roland n'eût point paré le choc avec son bouclier, certes il n'y aurait pas eu besoin de médecin. Le paladin prit, à son tour, l'offensive, et fit à l'immense poitrine du géant une blessure où il plongea son épée jusqu'à la garde. Le rustre tomba; mais, quoique expirant, il ne renia pas Mahomet.

39. Morgant avait un palais à sa guise, un palais composé de branches, de poutres et de terre; il s'étendait à son aise dans cette demeure, et s'y renfermait dès le soir. Roland frappa,--puis refrappa encore pour réveiller le géant. Celui-ci vint ouvrir la porte, comme un être en démence, car un songe funeste avait troublé son sommeil.

40. Il s'était vu attaquer par un serpent terrible; il invoquait Mahom, mais Mahom ne lui servait à rien, et ne lui donnait pas un instant de secours; alors, adressant sa prière au divin Jésus, il était délivré de toutes les craintes qui le torturaient. Il vînt donc à la porte avec grand regret:--«Qui frappe ici? dit-il tout en grommelant,--Vous le verrez bientôt, dit Roland.

41. «Je viens, envoyé par les malheureux moines, vous prêcher, ainsi qu'à vos frères,--la pénitence; car la divine Providence condamne en vous, comme dans les autres, les outrages faits à vos voisins. Ceci est écrit là-haut;--votre propre malheur doit venger le malheur d'autrui; le ciel même a porté cette sentence. Sachez donc qu'à cette heure j'ai laissé plus froids que des pilastres votre Passamont et votre Alabastre.»

42. Morgant lui dit: «O noble chevalier! au nom de votre Dieu, ne me dites pas d'injures. Faites-moi le plaisir de m'apprendre votre nom; et si vous êtes chrétien, dites-le moi, de grâce.» Roland répondit: «Par ma foi, votre oreille entendra ce que vous désirez savoir: j'adore le Christ, qui est le Dieu véritable; et, si vous le voulez, vous pourrez l'adorer.»

43. Le Sarrazin répliqua d'une voix humble: «J'ai eu une étrange vision: un serpent féroce m'assaillit; j'étais seul, et Mahom n'avait aucune pitié de mon sort. Soudain, j'offris mes vœux à ton Dieu, au Dieu qui expia vos péchés sur la croix; il me secourut à tems, et je fus sauf et libre; aussi suis-je tout disposé à devenir chrétien.»

44. Roland repartit: «Baron juste et pieux, si cette bonne résolution dévoue réellement votre cœur au vrai Dieu qui, seul, nous dispense un immortel honneur, vous irez au céleste séjour; et, si vous voulez, nous vivrons ensemble en amis, et je vous aimerai d'une amitié parfaite. Vos idoles sont les œuvres du mensonge et de la fraude; le seul vrai Dieu est le Dieu des chrétiens.

45. «Ce Dieu descendit dans le sein de sa mère Marie, vierge pure et immaculée. Si vous reconnaissez le divin Rédempteur, sans qui ni le soleil ni les étoiles ne peuvent briller, abjurez la foi fausse et félone du maudit Mahom; reniez votre Dieu, et adorez le mien;--recevez, avec zèle, le baptême, puisque vous vous repentez.» A quoi Morgant répondit: «J'y consens avec plaisir.»

46. Roland courut l'embrasser, prodigua ses carresses à son nouveau converti, et lui dit: «Ce me sera grande joie de vous mener à l'abbaye.--Allons-y, reprit Morgant, j'ai à faire ma paix avec les religieux.» Roland écoutait ces paroles avec un secret orgueil, et disait: «Mon frère, vous êtes si dévot et si bon que vous demanderez pardon à l'abbé, comme je désire que vous le fassiez.

47. «Puisque Dieu à daigné vous éclairer de sa lumière, et vous admettre, dans sa miséricorde, au nombre de ses enfans, l'humilité doit être votre première offrande.» Morgant lui dit alors: «De grâce, puisque votre Dieu va devenir le mien, faites-moi connaître votre rang, et apprenez-moi votre véritable nom; puis je suivrai vos ordres de point en point.» Sur quoi l'autre lui dit qu'il était Roland.

48. «Oh! s'écria le géant, divin Jésus! reçois de ma reconnaissance mille et mille bénédictions! J'ai entendu souvent parler de vous, incomparable baron, durant le cours de mes diverses années; et, comme je vous l'ai dit, je veux être à jamais votre vassal, tant votre bravoure m'inspire d'admiration!» Ainsi causant, tous deux continuèrent à deviser de mainte et mainte chose, et se mirent en route pour l'abbaye.

49. Et, chemin faisant, Roland parlait avec Morgant sur les deux géans tués: «Consolez-vous de leur mort, je vous prie; et, puisque tel est le bon plaisir de Dieu, pardonnez-moi. Ils avaient fait mille outrages aux moines, et nos saintes écritures déclarent nettement--que le bien est récompensé, et le mal puni, et le Seigneur n'a jamais manqué à cette loi,

50. «Tant il aime à rendre justice à chacun. Il veut que ses jugemens accablent quiconque a commis un péché, grand ou petit; mais il n'oublie pas de rendre le bien pour le bien. S'il n'était pas juste, pourrions-nous l'appeler saint, ce Dieu que je veux maintenant vous faire adorer? Tous les hommes doivent prendre sa volonté pour règle suprême de leurs désirs, et lui obéir, soudainement et de plein gré.

51. «Nos docteurs s'accordent tous en ce point, et parviennent tous à cette même conclusion;--c'est que si les bienheureux esprits qui louent le Seigneur dans le ciel, se laissaient entraîner à une compassion coupable pour leurs parens précipités en enfer et voués à la damnation,--soudain leur félicité serait réduite à néant: et en ceci le Tout-Puissant pourrait paraître injuste.

52. «Ils ont mis dans le Christ leur plus ferme espérance, et tout ce qu'il a trouvé bon de faire, leur semble légitime; et cela ne pouvait pas être autrement, car Jésus ne peut faillir en aucun point. Si leurs pères ou leurs mères subissent d'éternelles tortures, ils ne prennent nul souci de leurs pères ni de leurs mères: ce qui plaît à Dieu ne peut que les satisfaire.--Tels sont les devoirs observés par le chœur des élus.

53.--Un mot suffit aux sages, dit Morgant, et vous verrez quel chagrin je ressens du trépas de mes frères; et si j'approuve la volonté de Dieu, suivant la stricte obéissance que vous me dites être pratiquée dans le ciel.--Les morts sont morts,--ne songeons qu'à nous réjouir. Je vais couper les mains aux deux cadavres, et les porter aux saints moines.

54. «Ainsi, chacun pourra s'assurer qu'ils sont bien morts, et qu'on ne doit plus craindre de se promener seul dans ce désert; et l'on verra que mon esprit a été illuminé par la grâce du Seigneur, qui a déchiré le voile des ténèbres, et a fait paraître à mes yeux son brillant royaume.» A ces mots, il coupa les mains de ses frères, et abandonna leurs troncs mutilés aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie.

55. Puis ils s'en furent tous deux à l'abbaye, où l'abbé attendait dans la plus grande anxiété. Les moines, qui ne savaient pas encore le fait, coururent en désordre et hors d'haleine vers leur supérieur, et lui dirent en tremblant: «Veuillez nous dire si vous voulez voir ce géant dehors ou dedans.» L'abbé, regardant Morgant à travers la porte, fut trop effrayé au premier aspect pour consentir à ouvrir.

56. Roland, le voyant ainsi troublé, lui dit aussitôt: «Abbé, réjouis-toi; ce géant croit en Jésus-Christ, et doit être compté au nombre des chrétiens; il a renié son faux prophète Mahom.» Morgant corrobora ce discours en exhibant les mains, preuve tout-à-fait claire du sort des deux géans: sur quoi, l'abbé adressa au Seigneur un juste remercîment, disant: «Tu m'as comblé de joie, ô mon Dieu!»

57. Il regarda Morgant, calcula les dimensions de ce nouveau-venu, après les avoir mesurées de l'œil plutôt deux fois qu'une; puis il dit: «O géant très-illustre! sachez que je ne m'étonnerai plus désormais que vous déraciniez et lanciez les arbres comme vous l'avez fait naguère: mes propres yeux m'instruisent de vos forces. Dorénavant vous vous montrerez l'ami aussi sincère et aussi parfait du Christ, que vous en fûtes autrefois l'ennemi.

58. «Un de nos apôtres jadis, nommé Saül, persécuta la foi du Christ. Un jour enfin, enflammé par le souffle du Saint-Esprit: «Pourquoi me persécutes-tu ainsi?» dit le Christ. Lors, il ouvrit les yeux sur son péché, et s'en fut prêchant en tout lieu et à toute heure le Christ: trompette de la foi, ses accens résonnent et retentissent par toute la terre.

59. «Ainsi ferez-vous, mon cher Morgant: un seul pécheur qui se repent,--telle est la parole de l'évangéliste,--occasionne plus de joie dans les cieux qu'une liste de quatre-vingt-dix-neuf bienheureux. Vous pouvez être sûr que, si tous vos vœux aspirent à Dieu avec un juste zèle, vous goûterez dans l'éternité le bonheur des saints,--vous qui naguères étiez condamné à la perdition et à l'enfer.»

60. Ainsi l'abbé rendit de grands honneurs à Morgant, et durant plusieurs jours on ne songea qu'au repos. Un jour qu'ils se promenaient tous trois, et couraient çà et là au gré de leur caprice, l'abbé ouvrit une chambre où se trouvaient plusieurs armures, et entr'autres certains arcs: Morgant eut la fantaisie d'en prendre un, quoiqu'il pensât n'en faire jamais aucun usage.

61. Ce lieu, étant tout-à-fait dépourvu d'eau, Roland dit en bon et digne frère: «Morgant, vous me feriez plaisir en ce moment, si vous alliez quérir de l'eau.--Vous serez toujours obéi, reprit Morgant; et dès que vous aurez commandé.» Là-dessus, il plaça sur son épaule une grande cuve, et se mit en chemin vers une fontaine, où il avait coutume de boire, et qui était située au pied de la montagne.

62. Arrivé à la fontaine, il entend un prodigieux fracas, qui soudain s'étend dans la forêt: aussitôt il tire de son carquois une flèche, bande son arc, et lève la tête. Voici venir une immense troupe de pourceaux, qui marche avec un bruit pareil à celui de la tempête, et se dirige précisément aux bords de la source: ainsi notre géant se trouve environné de ces immondes animaux.

63. Morgant décocha à tout hasard une flèche qui frappa un porc à l'oreille, et lui perça la tête d'outre en outre; l'animal, blessé à mort, tomba en gambillant. Un autre enfant de la race cochonne, brûlant de venger son frère, courut contre le géant avec une ardeur farouche, et franchit la distance d'un pas si rapide, que Morgant n'eut pas le tems de tirer l'arc.

64. Voyant le verrat près de lui, Morgant lui donna sur la tête un tel coup de poing 278, qu'il lui fracassa le crâne, et l'étendit roide mort à côté de l'autre. Témoins d'un pareil coup, les autres pourceaux s'enfuirent par la vallée. Morgante se mit sur la nuque le baquet rempli d'eau, sans en répandre une seule goutte, sans y imprimer la moindre secousse.

Note 278: (retour)

He gave him such a punch upon the head.

Gli dette in sulla testa un gran punzone.

Il est étrange que Pulci ait mot à mot employé par avance la phrase technique de mon vieux maître et ami, Jackson, qui a porté l'art à son plus haut degré de perfection. A punch on the head ou a punch in the head, «un punzone in sulla testa.» Voilà l'exacte et fréquente locution de nos meilleurs pugilistes, qui se doutent peu de parler le pur toscan.

65. Le tonneau sur une épaule, et les deux porcs sur l'autre, il marcha à grands pas vers l'abbaye qui se trouvait encore assez loin, et dans sa course il ne perdit pas une gouttelette d'eau. Roland, l'apercevant sitôt reparaître avec les porcs tués et ce vase plein jusqu'au bord, s'étonna de voir un mortel doué d'une si grande force;--ainsi fit l'abbé; et pour recevoir le géant, la porte fut toute grande ouverte.

66. Les moines se réjouirent à la vue de cette eau bonne et fraîche, mais encore davantage en apercevant le porc: tout animal est joyeux à l'aspect de la pâture. Ils laissent dormir leurs bréviaires, et se mettent à l'œuvre avec une telle gloutonnerie, manient la fourchette avec un tel plaisir, que la chair du cochon n'a pas besoin d'être salée; il n'y a pas de danger qu'elle devienne rance et se pourrisse; car on laisse en arrière tous les jeûnes.

67. Ils mangèrent comme s'ils eussent voulu se crever, et jouèrent si bien de la mâchoire, que les os qu'ils laissèrent semblaient avoir trempé dans l'eau: vive douleur pour le chien et le chat, qui trouvaient à peine de quoi ronger! L'abbé fit grand honneur à tout le monde: puis, quelques jours après cette scène de bombance, il donna à Morgant un beau cheval bien harnaché, qu'il avait long-tems gardé pour son propre usage:

68. Morgant mena le cheval dans une prairie, afin de le faire galopper, et de le mettre à l'épreuve; il croyait peut-être que l'animal avait une échine de fer, ou se croyait lui-même assez léger pour ne point casser les œufs. Mais la bête, accablée de fatigue, tomba par terre et creva. Tandis qu'elle gisait immobile et froide, Morgant s'écriait: «Allons, lève-toi, rosse rétive!» et il continuait à la piquer de l'éperon.

69. Mais, enfin, il jugea convenable d'abandonner la selle, et dit: «Je suis pourtant léger comme une plume, et il est crevé;--qu'en dites-vous, comte Roland?» Celui-ci repartit: «Vous me semblez plutôt un grand mât avec sa hune en guise de front:--laissez cet animal; la fortune veut que nous cheminions ensemble, moi à cheval, mais vous, Morgant, à pied.» A quoi le géant répondit: «Je le veux bien.

70. «Quand l'occasion s'offrira, vous verrez comme je déploierai mon courage dans le combat.» Roland dit alors: «Je crois, en vérité, que vous serez, s'il plaît à Dieu, un brave chevalier, et vous ne me verrez pas non plus m'endormir. Ne vous inquiétez plus de votre cheval;--toutefois, il vaudrait mieux le porter en quelque bois caché, mais je ne sais ni le moyen ni la route.»

71. Le géant dit: «Eh bien, je le porterai moi-même, puisque le lâche n'a pu me porter;--je rendrai, comme Dieu, le bien pour le mal; mais donnez-moi un coup de main pour le mettre sur mon dos.» Roland répliqua: «Si mon conseil a quelque poids, Morgant, n'entreprenez pas de soulever ou d'emporter ce cheval mort; qui vous fera ce que vous lui avez fait.

72. «Prenez garde qu'il ne se venge, quoique mort, et d'une vengeance irréparable, comme fit jadis le centaure Nessus; je ne sais si vous avez lu ou entendu cette histoire, mais il vous fera crever, soyez-en sûr.--Aidez-moi à me le mettre sur le dos, dit Morgant, et vous verrez quel fardeau je peux supporter, mon bon Roland; je porterais, à la place de ce palefroi, ce clocher avec toutes ses cloches.»

73. L'abbé reprit: «Le clocher est bien là, mais, quant aux cloches, vous les avez brisées.» Morgant répondit: «Ils en portent la peine dans les enfers, ceux qui gisent roides morts dans cette grotte;» et hissant sur ses épaules le cheval qui l'avait fait tomber: «Eh bien, dit-il, regardez, Roland, si la goutte m'est descendue dans les jambes,--et si j'ai la force nécessaire.» Et, à ces mots, il fit deux gambades avec le cheval sur le dos.

74. Morgant étant constitué comme une montagne, il n'y avait aucun prodige à le voir faire cela. Mais Roland le blâmait dans le fond de son ame; il craignait que ce géant, qui était maintenant de sa famille, ne se fît quelque mal ou ne s'estropiât; il l'engagea encore une fois à déposer son fardeau: «Mettez-le à bas, ne le portez pas dans le désert.» Morgant répondit: «Oh! certes, je l'y porterai.»

75. Il le porta, en effet, et le jeta dans quelque recoin; puis il se hâta de retourner à l'abbaye. Roland lui dit: «Pourquoi demeurer ici plus long-tems? Morgant! ici, il n'y a rien à faire, en vérité.» Il prit un jour l'abbé par la main, et lui dit, avec une extrême politesse, qu'il avait résolu de quitter sa Révérence; mais que, pour accomplir cette résolution, il lui demandait pardon et congé:

76. Que les honneurs dont on les comblait sans cesse excédaient peut-être la mesure de leurs mérites. Puis il ajouta: «J'ai intention de réparer, et le plus tôt possible, les jours perdus du tems passé: mon inaction est susceptible de blâme. Je vous aurais, il y a déjà plusieurs jours, demandé permission de partir, mon bon père, mais j'éprouvais une confusion réelle; et je ne sais même encore comment vous dévoiler ma pensée, tant je vous vois content de notre long séjour.

77. «Mais, dans mon cœur, j'emporte, partout où j'irai, le souvenir de l'abbé, de l'abbaye et de ce lieu désert,--tant j'ai conçu d'amour pour vous en si peu de tems! Puisse, du haut des cieux, vous rendre tout le bien que vous m'avez fait, ce vrai Dieu, ce maître éternel et puissant, dont le royaume est ouvert pour vous à la fin du monde! Pour le moment, nous attendons votre bénédiction, et nous nous recommandons vivement à vos prières.»

78. Quand l'abbé entendit le comte Roland, il fut tout attendri jusqu'au fond de son cœur, tant chaque parole allumait en son sein une douce ferveur. «Chevalier, dit-il, si j'ai paru ne pas accorder à votre mérite autant de bienveillance et de courtoisie qu'il convient d'en montrer à un si noble sang (car je sais que j'ai trop peu fait en cette occurrence), n'accusez que notre ignorance et la pauvreté du lieu.

79. «Nous ne pouvons, en vérité, que vous prodiguer les messes; les sermons, les bénédictions et les Pater noster; soupers chauds, bons dîners, se trouvent mieux ailleurs que dans les cloîtres. Mais mon cœur est épris d'un tel amour pour vous, à cause des mille et mille vertus que vous nourrissez en votre ame, que je serai partout où vous irez, et que d'autre part, néanmoins, vous resterez avec moi.

80. «Ceci renferme une apparente contradiction; mais je sais que vous êtes sage, que vous entendez et goûtez mes paroles, que vous me comprenez avec une entière conviction. Pour vos justes et pieux exploits, puissiez-vous recevoir les hautes récompenses et la bénédiction du Seigneur, qui vous a envoyé dans ce désert! C'est à sa grande miséricorde que nous devons notre liberté; nous en rendons grâces à lui et à vous.

81. Vous avez sauvé tout à la fois notre vie et notre ame; ces géans nous inspiraient une telle épouvante, que nous avions perdu les voies qui pouvaient guider heureusement nos pas jusques à Jésus et à l'armée céleste. Votre départ fait naître ici une telle douleur, que nous restons tous inconsolables. Mais vous ne pouvez perdre les mois et les années dans l'oisiveté, et vous n'êtes pas né pour revêtir notre modeste costume,

82. «Mais pour porter les armes et manier la lance; et en vérité, on peut, sous les armes, faire œuvres aussi méritoires que sous ce capuchon; en preuve de quoi je vous invite à lire l'Écriture. Quant à ce géant, son ame peut gagner le ciel, grâce à votre miséricorde: qu'-il aille donc en paix! Je ne cherche pas à découvrir votre état et votre nom; mais, si l'on m'interroge, je dirai, pour réponse, qu'un ange est descendu, ici, du haut des cieux.

83. «Si vous avez besoin d'armures ou de quelque autre chose, venez, examinez notre garde-robe, et prenez-y ce que vous voudrez; choisissez de quoi couvrir la nudité de ce géant.» Roland répondit: «Si il y avait quelque armure qui pût servir à l'usage de mon compagnon, avant de nous mettre en voyage, j'accepterais le présent avec plaisir.» L'abbé reprit alors: «Venez voir.»

84. Ils entrèrent dans une chambre dont la muraille était couverte de vieilles armures comme d'un vernis, et l'abbé leur dit: «Je vous donne tout cela.» Morgant secoua, une à une, ces armures poudreuses qui se trouvèrent toutes trop petites, hormis une seule cuirasse, dont les mailles n'avaient pas non plus échappé à la rouille. Il l'essaya, et ce fut merveille de voir avec quelle exactitude elle s'ajustait à sa taille, comme aucune peut-être n'avait jamais fait.

85. C'avait été la cuirasse d'un géant démesuré, qui, plusieurs années auparavant, était tombé devant l'abbaye, sous les coups du grand Milon d'Angrant. L'histoire était parfaitement figurée sur le mur; on avait peint les derniers momens du cruel ennemi qui, long-tems avait fait à l'abbaye, une guerre implacable; le combat était dessiné, et Milon était là qui renversait son adversaire.

86. Voyant cette histoire, le comte Roland dit en son cœur: «O Dieu! qui sais tout! comment Milon vint-il ici pour donner la mort au géant?» Puis il lut, en pleurant, certaines lettres; il ne pouvait s'empêcher de mouiller de larmes son visage,--comme je vous l'expliquerai dans la suivante histoire.--De mal toujours vous garde le glorieux roi du ciel!

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