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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 04: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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XIV.

ADIEUX DE NAPOLÉON.

(Traduit du français.)

1. Adieu, terre où le nuage de ma gloire s'éleva pour couvrir de son ombre l'univers entier!--Tu m'abandonnes aujourd'hui;--mais mon nom remplit les pages les plus brillantes ou les plus sombres de ton histoire. J'ai combattu contre un monde qui ne m'a vaincu qu'après que le météore trompeur de la conquête m'eut entraîné trop loin: j'ai tenu tête aux nations qui me craignent encore dans mon abandon solitaire, moi, dernier captif de plus d'un million de guerriers!

2. Adieu, France!--Quand ton diadême ceignait mon front, j'en fis la perle et la merveille du monde;--mais ta faiblesse ordonne que je te laisse comme je t'ai trouvée, dans la décadence de ta gloire et le déclin de ta vertu. Oh! que n'ai-je encore ces vétérans de la bravoure, qui gagnèrent toutes leurs batailles et ne furent moissonnés qu'en luttant contre les tempêtes:--avec eux, l'aigle, dont le regard perdit en ce moment sa force, avait toujours, dans son essor, fixé ses yeux sur le soleil de la victoire!

3. Adieu, France!--Mais quand la liberté ralliera encore une fois ses bannières dans tes provinces, aie souvenir de moi:--la violette croît toujours dans le fond de tes vallées; elle est flétrie, mais tes larmes épanouiront encore sa fleur.--Oui, je puis encore confondre les armées qui nous environnent: ton cœur peut encore tressaillir et se réveiller à ma voix.--Il est des anneaux qui doivent rompre, dans la chaîne qui nous a liés: alors, tourne-toi vers Napoléon, appelle à ton aide le chef de ton choix.


XV.

MADAME LAVALETTE.

1. Laissons les critiques d'Édimbourg écraser de leurs éloges leur Mme de Staël, et leur célèbre Mlle l'Épinasse; l'orgueilleuse philosophie luit, tout au plus, comme un météore, et la gloire d'un bel esprit est aussi frêle que le verre. Mais pleins de vie sont les rayons, éternelle est la splendeur de ton flambeau, noble amour conjugal! et jamais tu n'as répandu un éclat plus saint, plus pur ou plus tendre que sur le nom de la belle Lavalette.

2. Allons, remplissez la coupe jusques aux bords: la vertu même la bénira, et consacrera la liqueur qui mousse en l'honneur de ce nom: les lèvres ardentes de la beauté presseront pieusement le verre, et l'hymen portera un honorable toast. Nous acquitterons une dette légitime envers cette femme, qui a risqué, pour son mari, sa liberté et sa vie, et nous saluerons de nos applaudissemens l'épouse héroïne, la fidèle, la noble, la belle Lavalette!

3. De cruels ennemis, dans leur impuissante malice, ont prononcé, contre le captif sauvé, un arrêt que l'Europe entière abhorre: oui, l'Europe entière se détourne des esclaves de ce palais peuplé de prêtres, et ceux qui les ont replacés rougissent aujourd'hui pour eux. Mais, dans les âges à venir, quand la gloire ensanglantée des ducs et des maréchaux se sera évanouie dans les ténèbres, tous les cœurs palpiteront encore, tous les yeux étincelleront, au récit du sublime dévouement de la belle Lavalette.


XVI.

ADIEU 133.

Note 133: (retour) Ce sont les adieux de Lord Byron à sa femme.

(N. du Tr.)

Adieu! et si c'est pour toujours, encore une fois, adieu! Quoique tu sois inexorable, mon cœur ne se révoltera pas contre toi. Plût au Ciel qu'à tes regards s'ouvrît ce sein où ta tête a si souvent reposé, lorsque tes sens cédaient à ce paisible sommeil que tu ne connaîtras plus! Que ne peux-tu lire en ce sein les pensées les plus secrètes? tu connaîtrais enfin que ce ne fut pas bien de le blesser ainsi. Il est vrai que le monde t'en loue,--qu'il sourit au coup que tu me portas; mais ces éloges doivent te choquer, ils sont fondés sur le malheur d'autrui. Certes, plus d'une faute me souilla: mais n'y avait-il, pour m'infliger une incurable blessure, d'autres bras que ceux qui venaient de m'embrasser? Oh! ne t'abuse pas toi-même: l'amour peut s'évanouir par un lent dépérissement; mais ne crois pas qu'une violence soudaine puisse séparer ainsi les cœurs. Le tien conserve encore sa vie: le mien, quoique saignant, palpite encore, et l'éternelle pensée qui le tourmente, c'est--que nous ne devons peut-être plus nous revoir. Ce sont paroles de douleur plus profonde que les lamentations sur la tombe des morts. Nous vivrons tous les deux; mais chaque matin nous éveillera dans une couche veuve; et, lorsque tu pourrais goûter quelque consolation, lorsque notre fille balbutiera ses premiers mots, lui apprendras-tu à dire «mon père!» quoique les caresses de son père doivent lui être inconnues? Quand ses petites mains te caresseront, quand sa lèvre se pressera contre la tienne, souviens-toi de l'homme dont la prière te bénira; souviens-toi de l'homme que ton amour a béni! Si les traits de l'enfant ressemblent à ceux que tu ne verras peut-être plus, alors un doux tremblement agitera ton cœur, encore fidèle à ton époux. Tu connais peut-être toutes mes fautes: personne ne connaît tout mon délire; toutes mes espérances, partout où tu vas, s'en vont se flétrir, et pourtant elles s'en vont toujours avec toi. Pas un de mes sentimens qui n'ait été ébranlé: mon orgueil, qu'un monde n'aurait pu plier, plie devant toi;--par toi délaissée, mon ame me délaisse moi-même. Mais c'en est fait;--toutes paroles sont vaines, les miennes surtout sont stériles: mais nous ne pouvons retenir nos pensées, qui se font jour malgré nous:--Adieu!--Ainsi séparé de toi, arraché à tout lien de tendresse, le cœur consumé, solitaire, malade,--pour comble de maux, je puis à peine mourir.


XVII.

ESQUISSE 134.

Note 134: (retour) Cette pièce fut faite par Lord Byron contre une ancienne domestique de la mère de sa femme.

(N. du Tr.)

«Honest--honest Iago!
If that thou be'st a devil,
I cannot kill thee



(Shakspeare.)

Honnête--honnête Iago!
Si tu es un diable,
je ne puis te tuer.



Née dans le grenier, élevée dans la cuisine, promue de là au maniement de la chevelure de sa maîtresse, enfin,--pour quelque gracieux service dont on n'a jamais parlé, et que le salaire seul fait deviner,--elle parvint du cabinet de toilette à la salle à manger,--où les laquais qui valent mieux qu'elle s'étonnent d'attendre ses ordres derrière sa chaise. D'un oeil ferme et d'un front éhonté, elle prend son dîner dans le plat qu'elle lavait naguère. Alerte pour la médisance, prête au mensonge, confidente favorite, espionne de la maison,--qui pourrait, grands dieux! deviner ses dernières fonctions? Elle fut la gouvernante d'une fille unique, dès l'âge le plus tendre. Elle enseigna la lecture à l'enfant, et l'enseigna si bien, qu'elle-même, en enseignant apprit à épeler. Puis elle devient adepte dans l'art de l'écriture, comme le prouve mainte calomnie anonyme. Personne ne sait ce que fût devenue sa pupille,--sans cet esprit élevé qui conserva la pureté du cœur, qui soupira toujours après la vérité qu'on lui cachait, et qui ferma l'oreille à l'erreur. La perversité échoua devant cette ame jeune, qui ne fut ni dupée par la flatterie,--ni aveuglée par la bassesse,--ni infectée par la fraude,--ni corrompue par un voisinage contagieux,--ni amollie par l'indulgence,--ni gâtée par l'exemple,--ni tentée de regarder en pitié les talens inférieurs à son haut savoir,--ni enorgueillie par le génie,--ni rendue vaine par la beauté,--ni poussée par l'envie à rendre le mal pour le mal,--ni changée par la fortune,--ni haussée par la fierté ou courbée par la passion:--ame à qui la vertu n'inspira une inflexible sévérité,--que dans ces jours derniers! Oh! c'était la plus pure, la plus parfaite des créatures vivantes de son sexe; mais il lui manquait une douce faiblesse,--il lui manquait de savoir pardonner. Trop choquée des fautes que son ame ne peut connaître, elle croit que tout ici-bas pourrait être comme elle. Ennemie du vice, est-elle vraiment l'amie de la vertu? car la vertu pardonne ceux qu'elle veut amender. Mais je reviens à mon sujet,--que j'ai laissé trop long-tems de côté,--à l'héroïne infâme qui fatigue mon honnête plume. Or, quoiqu'elle n'ait plus ses anciennes fonctions, elle régit le cercle qu'elle servait auparavant. Si les mères,--on ne sait pourquoi,--tremblent devant elle; si les filles la craignent à cause de leurs mères; si l'habitude,--chaîne perfide, qui finit par enlacer les plus forts esprits comme les plus faibles,--lui a donné le pouvoir d'instiller au fond des ames l'essence empoisonnée de ses désirs cruels; si, comme une couleuvre, elle se glisse inaperçue dans votre maison, jusqu'à ce qu'elle soit trahie par la ligne noire et glaireuse qu'elle trace en rampant; si, comme une vipère, elle enlace le cœur et y laisse le venin qu'elle n'y trouva pas, pourquoi s'étonner que cette méchante sorcière guette sans cesse l'occasion d'accomplir ses œuvres de haine, afin de faire du lieu qu'elle habite un vrai Pandemonium 135, et de devenir elle-même la souveraine, l'Hécate 136 de l'enfer domestique? Qu'elle est habile à charger, d'un seul coup de pinceau, les teintes du scandale, avec toute l'honnête perfidie des demi-mots! Comme elle sait alors mêler le vrai au faux,--le ris moqueur au franc sourire,--un fil de candeur à un tissu de fraudes! Combien elle affecte de réticences apparentes, afin de cacher les inhumains projets de son ame endurcie! Lèvres de mensonges!--visage né pour dissimuler, pour être insensible et se railler de quiconque sait sentir! Masque vil que la Gorgone 137 même désavouerait!--Joue de parchemin et œil de pierre! Voyez quel sang jaunâtre coule dans les veines de sa peau, et y demeure stagnant comme une eau bourbeuse! Tel s'offre à nos regards le cloporte, dans sa cuirasse couleur de safran: tel le vert encore plus sombre des écailles du scorpion;--(car ce n'est qu'aux teintes des reptiles que nous pouvons comparer cette ame ou ce visage.)--Regardez la physionomie de cette femme, et voyez ses sentimens s'y peindre comme dans un miroir. Regardez le portrait; ne pensez pas qu'il soit chargé; il n'y a aucun trait qui ne pût encore être grossi. En vérité, ce sont «les journaliers de la nature», qui, durant le repos de leur maîtresse, firent ce monstre, cette étoile caniculaire d'un petit ciel, où, sous son influence, tout se flétrit ou meurt.

Note 135: (retour) Le Pandemonium est l'édifice construit par les démons pour y tenir conseil. Voir Paradis perdu, chant Ier.

(N. du Tr.)

Note 136: (retour) Nom de Proserpine, suivant quelques mythologues.

(N. du Tr.)

Note 137: (retour) Les Gorgones, filles de Phoreus, dieu marin, étaient au nombre de trois: elles étaient si hideuses qu'elles changeaient en pierre ceux qui les regardaient.

(N. du Tr.)

Oh! créature misérable!--sans larmes,--sans autre pensée que la joie du triomphe sur la ruine, qui est ton œuvre:--un jour viendra, et viendra bientôt, où tu souffriras beaucoup plus que tu ne fais souffrir aujourd'hui; où tu souffriras pour ce vil égoïsme, qui dès-lors te sera chose vaine; où tu te débattras en hurlant au milieu d'angoisses qui n'exciteront point de pitié. Puissent les malédictions échappées à l'affection blessée, redescendre sur ton sein, avec la force de la pierre qui retombe, et rendre la lèpre de ton ame aussi horrible à toi-même qu'au genre humain! jusqu'à ce que toutes tes pensées se condensent en haine de toi-même,--en haine aussi noire que ton désir voudrait la créer pour les autres; jusqu'à ce que ton cœur si dur ait été calciné et réduit en cendres, et que ton ame ait quitté son enveloppe hideuse! Oh! puisse ta tombe n'avoir pas plus de sommeil que ton lit!--puisse-t-elle être une couche de feu, comme la couche veuve que tu nous as préparée! Alors, s'il te vient à l'esprit de fatiguer le ciel de tes prières, tourne ton regard sur les victimes que tu fis ici-bas,--et désespère! Mort à toi!--et quand tu pourriras, les vers eux-mêmes expireront sur ton argile empoisonnée. Ah! sans l'amour que je sentis, et que je dois encore sentir pour celle que ta malice arracha aux liens les plus sacrés,--ton nom,--ton nom humain--serait exposé à tous les yeux comme type de tout vice;--exalté au-dessus de tes pareils moins odieux que toi,--et donné en proie à l'ulcère d'une immortelle infamie.


XVIII.

ADIEUX A L'ANGLETERRE.

1. Angleterre! patrie de mes aïeux et la mienne! ô la plus noble des contrées, la meilleure, la plus féconde en bravoure! Je pars le cœur brisé; je pars délaissé: je résigne toutes les joies et toutes les espérances que tu me donnas.

2. Terre chérie, mère de la liberté, adieu! La liberté elle-même me fatigue. Calme tes battemens, ô mon cœur, et ne te révolte pas contre un arrêt que la raison approuve.

3. Avais-je de l'amour?--Je te prends à témoin, Ciel puissant, qui vis toutes mes faiblesses et mes craintes; j'adorais,--mais le charme est rompu: puissent mes larmes en effacer la mémoire!

4. Combien il est brillant, le moment d'enthousiasme! qu'il est éblouissant; mais que son éclat est passager! c'est une comète flamboyante, et prompte à s'enfuir: c'est le héraut précurseur des ténèbres et des ennuis.

5. Souvenirs des tendresses passées, des plaisirs perdus sans retour, laissez-moi,--moi, proscrit, errant et solitaire,--laissez-moi dans le deuil, sans me torturer l'ame.

6. Où donc--où mon cœur trouvera-t-il le repos? un refuge contre la mémoire et la douleur? La gangrène qui le dévore; en quelque lieu que j'aille, dédaigne un remède trompeur.

7. Si je pouvais découvrir ce fleuve fabuleux qui noie le souvenir dans ses ondes, peut-être de nouveau luirait l'œil de l'espérance, l'aurore d'un jour plus heureux.

8. Le vin a-t-il la vertu de l'oubli? peut-il ôter de la cervelle le trait qui l'a blessée? La bouteille nous abuse peut-être une heure, mais elle laisse toujours après elle régner le chagrin.

9. L'éloignement ou le tems guérissent-ils le cœur qui saigne d'une blessure si profonde? L'intempérance en diminue-t-elle les douleurs? Peut-on appliquer quelque baume à ce mal?

10. Si je cours aux confins du pôle, j'y verrai l'ombre que j'adore, le fantôme qui tourmente mon ame, et se joue de mon stérile désespoir!

11. Le zephir du soir m'apportera le murmure de sa voix, me semblera humide de ses pleurs et de ses soupirs, et me demandera une larme pour l'autel dé l'amour.

12. Dans les rêves de la journée, dans les visions de la nuit, mon imagination étalera tous les attraits de cette femme à ma vue abusée, égarée!

13. Arrière, vaines et passagères images! Arrière, sombres fantômes qui troublez mon cerveau, pures illusions de l'esprit et des sens, engendrées par la douleur et le délire!

14. N'ai-je pas, sur l'autel de la divinité, juré fidélité à celle que j'adorais? Ne prononça-t-elle pas les sermens que j'avais prononcés, et n'échangea-t-elle pas avec son époux un gage solennel?

15. Si mon amour faillit un instant, je m'empressai de réparer ma faute, de baiser le cœur que j'avais blessé, de tout faire pour l'adoucir avant qu'il ne se prît à soupirer.

16. N'ai-je pas courbé cette tête qui ne s'était jamais courbée? N'ai-je pas prié, moi, qui avais coutume de commander? L'amour me força de pleurer et de supplier, et l'orgueil fut trop faible pour résister.

17. Puis, une faiblesse comme la mienne, lavée dans les larmes de mon repentir, devait-elle donc effacer les impressions divines, la foi et l'affection de plusieurs années?

18. A-t-il été bien que l'orgueil, arbitre sévère, se soit interposé entre la colère et l'amour, et qu'un cœur, jusqu'alors si clément, n'ait commencé à prouver son inflexibilité que sur moi?

19. Hélas! a-t-il été bien, quand je m'agenouillai, de céler ta tendresse à tel point, qu'en présence de tout ce que je sentais, ta sévérité t'interdît toute expression de sensibilité?

20. Et, lorsque la fille chérie, gage de notre amour, regardait sa mère et souriait, dis, n'y eut-il rien qui te sollicitât à répondre à cet appel de l'enfance?

21. Ce cœur, si dur et si glacé, si traître à l'amour et à moi, ne s'est-il pas senti percer d'un trait déchirant, en repoussant la supplique de cette innocente créature?

22. Cette oreille, qui était ouverte à tout le monde, fut impitoyablement fermée à l'époux, ton seigneur; cette voix, qui asservirait les démons, refusa une douce parole de paix.

23. Et penses-tu, ô ma bien aimée,--car toi seule es toujours la vie de mon cœur, et, en dépit de mon orgueil et de ma volonté, je te bénis, oui, je t'aime, ô mon épouse!

24. Penses-tu que l'absence te verse le baume qui portera remède à tes maux, ou que le tems, en entraînant la vie sur son aile rapide, accorde jamais un antidote à ta douleur.

25. Tes espérances sont frêles comme le rêve qui trompe les longues heures de la nuit, mais se dissipe à la lueur du premier rayon échappé des portes de l'orient.

26. Car lorsque, sur le visage heureux de ta petite fille, l'imagination suivra du doigt mes traits entrelacés aux tiens, un charme irrésistible t'enchaînera.

27. La fossette riante qui siége sur sa joue, les éclairs qui rayonnent de ses yeux, les paroles qu'elle essaiera de bégayer, tout enfin mêlera un soupir à tes sourires.

28. Alors, quoique les mers aient pu mettre entre nous leurs barrières orageuses, c'est moi qui triompherai; loin de toi, hors de ton regard, à mon insu, et sans être appelé, c'est moi, pourtant, qui sera là.

29. Ce n'est pas toi qui lanças contre moi le trait cruel (la cruauté était étrangère et odieuse à ton cœur); ce n'est pas toi qui m'infligeas une incurable blessure.

30. Hélas! oui, ce fut une autre main que la tienne qui troubla mon repos; cette main frappa,--et, par un sort trop funeste, c'est moi qui souffris le coup et toutes les misères qu'il engendra.

31. Ceux-là nous haïssaient tous deux, qui détruisirent les fleurs et les promesses du printems. Qui donc, pour combler notre vide, nous donnera de nouveaux liens, de nouvelles affections?

32. Ah! quels moyens peuvent rendre au cœur déchiré sa force première, ou à l'arc une fois trop tendu le ressort qu'il possédait auparavant?

33. Le cœur déchiré saignera, s'ulcèrera, et se fanera comme la feuille au souffle de la bise; l'if éclaté ne reviendra pas sur lui-même, quoique vigoureux et dur jusqu'à la fin.

34. Je vais errer,--n'importe où; nul climat ne me rendra la paix, ni ne déridera mon front, chargé de désespoir, par quelque lueur de joie passagère.

35. Oh! avec quelle lenteur les heures s'écouleront! de quel ennui sera la marche des années, alors que la vallée, la montagne et le bocage ne feront que changer le théâtre de mes larmes!

36. Les monumens classiques qui sommeillent, le lieu cher à la science et aux arts, le sarcophage, le temple, le gazon sacré, rien enfin ne m'excite ni ne me ravit plus.

37. La cigogne, sur sa muraille en ruines, est cent fois plus heureuse que moi; contente d'habiter au milieu des lierres, elle suspend sa demeure dans les airs.

38. Moi, j'erre sans asile, le sein nu et en proie aux orages; victime de l'orgueil et de l'amour, je cherche,--hélas! ce que je ne puis trouver.

39. Je cherche ce qu'aucune peuplade ne me donnera; je demande ce que nul climat ne m'accordera, un charme qui neutralise ma misère et sèche les larmes de mon cœur.

40. Je le demande,--je le cherche,--mais en vain,--depuis l'Indus jusques au pôle du nord; nulle attention,--nulle pitié--pour les plaintes où s'exhale la douleur de mon ame.

41. Quel sein soupirera quand je sangloterai? quels pleurs répondront à mes pleurs? quelles lamentations feront écho à mes lamentations? quel œil remarquera les veilles de mes yeux?

42. Toi-même, ô chère enfant, en apprenant à babiller,--tandis que j'erre au loin,--tu compteras au nombre de tes devoirs, de haïr celui que la nature te commande d'aimer.

43. La langue impure de la malice va carillonner à ton oreille mes vices et mes fautes, et t'enseigner, avec un zèle diabolique, à craindre l'affection d'un père.

44. Hélas! si, quelque jour; ton oreille est jamais frappée des sons de ma lyre, si la voix sincère de la nature s'écrie jamais: «Ce peut être, ce doit être mon père.»

45. Peut-être, qu'à ton œil prévenu, mes traits paraîtront odieux; la nature, elle-même, sera sourde à mes soupirs, et le devoir me refusera une larme.

46. Mais certes, dans cette île où mes chants ont retenti de la montagne à la vallée, toutes les bouches ne rediront pas le triste récit de mes torts, sans aucune émotion de reconnaissance.

47. Quelques jeunes ames, qui auront apprécié mes vers et se seront enflammées à mes récits, se hasarderont peut-être à dire: «Ses faiblesses furent celles d'un homme.»

48. Oui, ces faiblesses étaient humaines; mais l'envie, la malice et le mépris les grossirent; alors tous les sentimens naturels se soulevèrent et repoussèrent avec haine le masque sous lequel on les cachait.

49. La faute fut d'un homme:--et pourtant, combien fut sévère, combien fut cruelle la condamnation prononcée! L'orgueil lui-même laissa tomber quelques gouttes de pleurs, en maudissant mon amour.

50. C'est fini: la grande lutte est passée; le combat s'est apaisé dans mon sein; le terrible flux et reflux de la passion n'y précipite plus ses impétueux courans.

51. C'est fini: mes affections s'en vont, les liens de la nature sont brisés pour moi, je n'obéis plus qu'aux inspirations de l'orgueil, et je romps le joug humiliant de l'amour.

52. Je m'envole, comme un oiseau des airs, à la recherche d'une demeure et d'un lieu de repos, d'un baume contre les souffrances de l'inquiétude, d'une consolation pour un cœur désolé.

53. Rapide comme l'hirondelle qui plane, hardi comme l'aigle qui s'élance, et pourtant, sombre comme la chouette, dont les accens font peine au noir démon de la nuit:

54. Je vais où brillent les splendeurs joyeuses de l'Orient, les danses et les riches festins: je m'emmène aux fêtes du luxe pour exiler de mon esprit la beauté que j'adorais.

55. Dans le verre empli jusqu'aux bords, je boirai les douces ondes du Léthé: je m'unirai au rire des bacchanales, et sauterai dans la ronde des fées.

56. Partout où le plaisir m'invitera, je courrai pour étouffer le sombre souvenir de mes ennuis, moi, exilé, sans espérance et sans patrie, moi, fugitif chassé par le désespoir.

57. Adieu donc, terre des braves! Adieu, terre de ma naissance! Quand les tempêtes séviront autour de toi,--puissent-elles toujours respecter tes vertus!

58. Femme, enfant, patrie, amis, vous n'amuserez plus mon imagination: je fuis loin de vos prestiges et je cours pleurer sur quelque rivage meilleur.

59. Le hideux démon de l'orage qui gronde dans ce cœur agonisant, élèvera toujours, devant mon regard, son ombre pestifère, jusqu'à ce que la mort calme ce tumulte à jamais.


XIX.

A MA FILLE,

LE MATIN DE SA NAISSANCE.

1. Salut à cette scène féconde en luttes qui s'ouvre à tes pas! Salut, aimable miniature vivante! pélerine vouée à mille ennuis inconnus! agneau du vaste bercail du monde! source d'espérances, de doutes, et de craintes! douce promesse d'années ravissantes! Comme je fléchirais le genou de plein gré, et deviendrais idolâtre devant toi!

2. C'est le culte naturel,--culte senti,--avoué, partout où le feu de la vie anime les êtres. Dans ces forêts sans routes, dans ces plaines sans bornes, où règne une éternelle férocité, le stupide sauvage, image brute de l'humanité, confesse l'émotion paisible,--le secret tressaillement,--le battement caché de son cœur.

3. Chère enfant! avant que les impuretés des vices humains n'envahissent tes années, avant que les passions ne troublent ton visage et ne t'inspirent ce que tu n'oseras dire, avant que ces lèvres ne soient pâlies par les ennuis, ou que ces yeux ne rayonnent d'un désespoir farouche: puissé-je le premier donner l'éveil à ton oreille, et la charmer des accens de la prière paternelle!

4. Mais tu songes peu, ô ma fille! aux travaux, aux dangers, aux misères qui attendent ta marche chancelante à travers les ronces du désert de la vie! Ah! tu songes peu à ce théâtre d'œuvres si sombres, étendu entre toutes les petites choses que nous pouvons trouver ici-bas, et la noire et mystérieuse sphère, qui se cache derrière.

5. Tu songes peu, ô toi que la première j'aurai nommée mon enfant, aux nuages qui s'amoncellent autour de ton aurore, aux illusions qui pourront égarer ton ame, aux piéges qui entrecoupent ta route, aux secrets ennemis, aux amis faux, aux démons qui poignardent les cœurs en leur souriant:--tu songes peu à ce triste cortége:--puisses-tu n'y jamais songer davantage!

6. Mais tu sortiras de ce passager sommeil, et tu t'éveilleras, mon enfant, pour pleurer. Habitante d'un frêle séjour, tes larmes couleront comme les miennes ont coulé. Abusée, chaque jour, par mille folies, le chagrin seul lavera tes fautes; et peut-être ne t'éveilleras-tu que pour éprouver les angoisses d'un amour non partagé.

7. Enfant, aujourd'hui à toi-même ignorée! quoique la misère ne repose point encore sur ton front ses ailes à demi déplumées, cependant tes lèvres paisibles charmeront à peine d'un sourire la tendresse de ta mère, avant qu'une rosée de larmes n'y ait imprimé ses traces humides; et n'ait prématurément frayé la voie aux chagrins d'un âge plus mûr.

8. Oh! Plût à Dieu que la prière d'un père repoussât de tes yeux la douleur, de ton sein les soupirs! Plût à Dieu qu'un père eût l'espérance de supporter le lot d'ennuis destiné à un enfant chéri! Alors, ô ma fille, tu dormirais tranquille, exempte de tous les maux de l'humanité: le père qui t'aime assurerait ta paix, et demanderait à souffrir pour toi les blessures qu'il a déjà souffertes.

9. Dors, ma fille! ce court sommeil s'évanouira trop tôt pour céder la place au chagrin: trop tôt l'aurore du malheur se lèvera, et la rosée salée 138 ruissellera sur ta joue; trop tôt la tristesse éteindra ces yeux; ce sein se gonflera de soupirs, et le désespoir éclipsera les rayons de ton midi sous le nuage des douleurs,--hélas! beaucoup trop tôt.

Note 138: (retour) «Briny rills bedew that cheek.» Rien de plus fréquent chez les poètes latins que, lacrymæ salsæ, ros salsus. Pourquoi donc ne pas ajouter en français cette épithète aux larmes?

(N. du Tr.)

10. Bientôt tu éprouveras mille soucis ignorés, mille besoins et chagrins, notre partage commun; maintes angoisses, maintes infortunes qui ne sont connues que du sexe que j'adore;--maintes misères qui ne trouveront,--ne peuvent trouver une bouche pour les chanter ou pour les dire; mais qui demeurent cachées au fond de l'ame, hors de tout contrôle, et la rongent comme ferait un horrible cancer.

11. Toutefois, puisse ton destin, mon enfant, être plus heureux! puisse la joie animer toujours ton sein, et, dans tes plus sombres jours, verser sur toi sa riche et inspiratrice lumière! Un père mêlera chaque jour ton nom à sa secrète prière, et, lorsqu'il descendra dans l'éternel repos, ton image adoucira pour lui les tortures de l'agonie.

12. Aussi, je te salue, douce miniature vivante! Salut à cette scène féconde en luttes qui s'ouvre à tes pas 139! Salut, pélerine vouée à mille ennemis inconnus! agneau de la vaste bergerie du monde! source d'espérance, de doutes et de craintes! douce promesse d'années ravissantes! Comme je fléchirais le genou de plein gré, et deviendrais idolâtre devant toi!

Note 139: (retour) Les deux premiers vers de cette strophe sont seuls un peu différens de ceux de la première. Nous avons cru devoir conserver cette différence dans la traduction.

(N. du Tr.)


XX

VERS ADRESSÉS PAR LORD BYRON A SA FEMME,

QUELQUES MOIS AVANT LEUR SÉPARATION.

1. Il y a une mystérieuse destinée qui entrelace si tendrement avec le fil de ma vie le fil d'une autre vue, que l'inflexible ciseau de la Parque doit les couper tous deux à la fois, ou n'en couper aucun.

2. Il y a une forme sur laquelle mes yeux ont souvent fixé leur regard avec une délicieuse extase: le jour, l'aspect de cette forme fait leur joie; la nuit, les songes leur en reproduisent l'image.

3. Il y a une voix dont les accens excitent dans mon sein une telle fièvre de ravissement, que je refuserais d'entendre un chœur de séraphins si cette voix ne devait point s'y joindre.

4. Il y a un visage dont la joue en rougissant parle d'amour: mais quand il pâlit lors d'un tendre adieu, il révèle plus de passion que les mots n'en peuvent exprimer.

5. Il y a une bouche qui a pressé la mienne, et que nulle autre n'avait pressée auparavant: elle a juré de me combler de douces félicités, et la mienne,--la mienne seule a juré de la presser encore davantage.

6. Il y a un sein,--qui tout entier m'appartient,--où je reposai souvent ma tête souffrante, une lèvre qui ne sourit qu'à moi seul, un œil dont les larmes coulent avec les miennes.

7. Il y a deux cœurs dont les battemens frappent de mesure avec un si parfait accord; dont les pulsations se répondent si bien l'une à l'autre, qu'ils doivent continuer ensemble leurs mouvemens,--ou cesser tous deux de vivre.

8. Il y a deux ames, si semblables à deux fleuves dont les ondes aimables et paisibles se confondent en un cours égal que, lorsqu'elles se quitteront,--se quitter!--oh! non! c'est impossible:--ces deux ames n'en font qu'une.


XXI.

A *****.

Lorsque tout, autour de moi, devint sombre et noir, que la raison éteignit à demi son flambeau,--et que l'espérance ne lança plus qu'une mourante étincelle qui égara davantage mes pas solitaires; au milieu de cette profonde nuit de l'ame, et de ces luttes intérieures du cœur, alors que, dans la crainte de paraître trop bons,--les faibles se désespèrent et les hommes froids s'enfuient; à l'heure où la fortune changea,--où l'amour s'envola, où les traits de la haine tombèrent en pluie serrée et rapide: tu fus l'étoile solitaire qui se leva sur mon horizon pour ne l'abandonner jamais. Oh! bénie soit ta lumière invaincue, qui veilla sur moi comme l'œil d'un séraphin, et maintint sans cesse entre la nuit et moi sa gracieuse et voisine lueur! Et quand sur nous fondirent les nuages qui tentèrent d'obscurcir tes rayons,--alors tes douces flammes s'épandirent avec un éclat plus pur encore, et chassèrent au loin les ténèbres. Puisse toujours ton esprit inspirer le mien, et m'apprendre ce qu'il faut braver ou souffrir!--Une seule de tes tendres paroles est plus pour moi que les vaines censures du monde. Tu m'apparus comme un arbre aimable, dont la branche non rompue, mais heureusement courbée, balance, avec un zèle fidèle, ses rameaux au-dessus d'une tombe: dussent les vents te briser,--dût le ciel se fondre tout en eau sur toi, tu fus--et tu serais encore, aux heures de la tempête, prêt à étendre sur moi ton feuillage humide de pleurs. Mais tu ne connaîtras aucun revers, quelle que soit ma destinée: car la divinité récompensera, en plein jour, les gens de bien,--et toi par-dessus tous. Laisse donc rompre le lien d'un amour abusé:--le lien ne se rompra jamais. Ton cœur est sensible,--mais non pas irritable: ton ame, toute tendre qu'elle est, ne sera jamais ébranlée. Voilà, quand tout le reste fut perdu, ce que je trouvai en toi, ce que j'y trouverais toujours;--et, tant que battra un cœur si éprouvé, la terre ne sera point déserte,--même pour moi.


XXII.

STANCES A *****

1. Quoique les jours de mon bonheur ne soient plus, et que l'étoile de ma destinée ait marché vers son déclin, cependant ton tendre cœur a refusé de découvrir en moi les fautes que tant d'autres hommes pouvaient trouver. Quoique ton ame n'ignorât point ma douleur, elle n'a pas frémi de la partager avec moi. Ah! l'amour que mon esprit s'était peint, je ne l'ai jamais trouvé qu'en toi.

2. Si la nature autour de moi sourit, ce seul sourire, qui désormais réponde au mien, je ne le crois pas trompeur, parce qu'il me rappelle le tien. Si les vents sont en guerre avec l'Océan, comme le sont, avec moi, les cœurs en qui je m'étais confié, les vagues soulevées n'excitent en moi quelque émotion, que parce qu'elles m'emportent loin de toi.

3. Quoique le roc où se réfugia ma dernière espérance soit aujourd'hui brisé, et que les débris s'en soient abîmés dans les flots; quoique je sente que mon ame soit livrée à la douleur:--pourtant, mon ame ne sera pas l'esclave de la douleur. Je suis en butte à maintes angoisses: on peut m'accabler, mais non me mépriser,--me torturer, mais non me soumettre:--c'est à toi que je songe,--non pas à mes ennemis.

4. Humaine créature, tu ne me trompas point; femme, tu ne me fus pas infidèle: aimée, tu ne te plus pas à m'attrister; calomniée, tu ne fus jamais abattue;--je t'offris ma confiance, et tu ne la désavouas point; tu me quittas, mais non pour t'enfuir: tu veillas sur moi, mais non pour me diffamer; quand tu gardas le silence, ce ne fut pas devant les mensonges du monde.

5. Toutefois, je ne blâme ni ne méprise le monde, ni la guerre de tant d'ennemis ligués contre un seul:--si mon ame n'était pas faite pour le priser, ce monde,--c'était folie de ne pas le fuir plus tôt; et, si cette erreur m'a coûté cher, et plus que je ne pus jamais le prévoir, j'ai trouvé que, quelle que fût ma perte, il a été impossible de me priver de toi.

6. De ce naufrage de mes biens passés, il me reste encore beaucoup: j'ai appris par là que ce que je chérissais le plus méritait, en effet, d'être l'objet le plus cher à mon cœur. Dans le désert, jaillit encore une fontaine; dans cette immense désolation, un arbre est encore debout; et, dans la solitude, chante encore un oiseau qui me parle de toi.


XXIII.

A UN JEUNE AMI 140.

Note 140: (retour) et Ce poème et le suivant ont été composés avant le mariage de Lord Byron.

1. Il y a peu d'années, toi et moi étions intimes amis, au moins de nom: et la joyeuse sincérité de l'enfance fit long-tems durer nos tendres sentimens.

2. Mais aujourd'hui tu sais trop bien, comme moi, quels riens le cœur nous rappelle souvent; et que ceux qui ont le plus aimé autrefois oublient trop tôt qu'ils aient aimé le moins du monde.

3. Et tels sont les changemens qu'offre le cœur, si frêle est le règne de l'amitié du premier âge, que le court espace d'un mois, d'un jour, peut-être, verra ton ame me redevenir étrangère.

4. S'il en est ainsi, ce n'est, certes, pas moi qui déplorerai jamais la perte d'un tel ami: la faute n'en serait pas à toi, mais à la nature qui te fit volage.

5. Comme on voit osciller les ondes inconstantes de l'Océan, ainsi va le flux et reflux des sentimens humains. Qui donc se fierait à ce cœur toujours embrâsé de passions orageuses?

6. Peu importe qu'élevés ensemble, nous ayons, aux jours de notre enfance, goûté des joies communes; le printems de ma vie a fui rapidement, et toi aussi, tu as cessé d'être un enfant.

7. Et quand nous disons adieu au jeune âge, devenus esclaves d'un monde trompeur, nous soupirons un long adieu à la vérité: ce monde corrompt l'ame la plus noble.

8. Oh! joyeuse saison, où l'esprit ose tout hardiment, sauf le mensonge; où la pensée s'échappe avant la parole, et brille dans un œil paisible!

9. Il n'en est plus ainsi, dans un âge plus mûr, où l'homme n'est qu'un instrument; où l'intérêt gouverne nos espérances et nos craintes; où tous doivent aimer et haïr suivant la règle.

10. Nous apprenons enfin à cacher nos fautes avec les fous que la parenté du vice nous unit; et ceux-là, oui, ceux-là seuls peuvent réclamer le nom d'ami, nom désormais prostitué.

11. Tel est le lot commun de la condition humaine. Pouvons-nous donc échapper au joug de la folie? pouvons-nous renverser l'ordre général, et n'être pas ce que tous nous devons être tour à tour?

12. Quant à moi, chaque période de la vie m'a porté une destinée si noire, j'ai tant de haine pour l'homme et pour le monde, que je me soucie peu de l'heure où je quitterai ce théâtre.

13. Mais toi, esprit frêle et léger, tu brilleras un instant, et puis tu passeras: ainsi le ver-luisant 141 étincelle dans la nuit, mais n'ose soutenir l'épreuve du jour.

Note 141: (retour) M.A.P., au lieu de ver-luisant, dit: le lampyris. C'est très savant: c'est comme qui dirait, au lieu d'écrevisse, un astacus.

(N. du Tr.)

14. Hélas! tu te rends toujours à l'appel de la folie, toutes les fois qu'elle t'invite aux cercles de parasites et de princes, (car, choyés d'abord dans les palais des rois, les vices nous y attirent par un accueil gracieux.)

15. Chaque soir, tu viens ajouter un insecte à la foule bourdonnante, et toujours ton cœur frivole est heureux de se joindre aux ames vaines, de courtiser les ames orgueilleuses.

16. Là, tu voles de belle en belle, et promènes partout tes rapides sourires, comme le long d'un riant parterre le papillon gâte les fleurs qu'il goûte à peine.

17. Mais, dis-moi, quelle nymphe prisera cette flamme, qui semble, comme fait une vapeur marécageuse, s'enfuir de dame en dame? cette flamme, véritable feu follet d'amour?

18. Quel ami daignera, pour toi, malgré le plus tendre penchant, avouer une fraternelle tendresse? Qui abaissera son cœur d'homme à une amitié que le premier sot peut partager?

19. Arrête, il en est tems encore: cesse de paraître si basse créature au milieu de la foule; cesse de passer tes jours dans une vie si oiseuse: sois quelque chose, autre chose du moins--qu'un être vil.


XXIV.

A MARIE 142.

Note 142: (retour) Miss Chaworth, la Marie des Heures de loisir, qui épousa un gentilhomme d'ancienne famille, mais dont le mariage fut loin d'être heureux.

(N. du Tr.)

1. C'est bien! tu es heureuse, et moi je sens que je devrais être heureux aussi; car mon cœur prend encore un intérêt ardent à ton bonheur, comme il eut toujours coutume de faire.

2. Que ton époux est fortuné!--Ah! j'éprouverai bien quelques peines à la vue de la félicité que le destin lui accorde à mon préjudice; mais je les bannirai.--Oh! combien mon cœur le haïrait, cet homme-là, s'il allait ne pas t'aimer!

3. Naguère, quand je vis ton enfant chéri, je crus que mon cœur jaloux se briserait; mais quand cette innocente créature m'eut souri, je l'embrassai par amour de sa mère.

4. Je l'embrassai, et j'étouffai mes soupirs, à voir sur son visage les traits de son père; mais ses yeux étaient ceux de sa mère, ils appartiennent donc à l'amour et à moi.

5. Marie, adieu! Je dois m'éloigner. Tant que tu seras heureuse, je ne m'affligerai pas; mais je ne puis demeurer près de toi. Mon cœur bientôt retomberait dans tes fers.

6. Je pensais que le tems,--je pensais que l'orgueil avait enfin éteint les flammes de l'enfance, et je ne sus qu'après m'être assis à ton côté que mon cœur nourrissait encore les mêmes sentimens, hors l'espoir.

7. Cependant, j'étais calme: j'ai connu le tems où mon sein se serait déchiré devant ton regard, mais aujourd'hui, trembler serait un crime:--nous nous sommes rencontrés, et pas un nerf n'a tressailli.

8. Je t'ai vu arrêter tes regards sur mon visage sans y surprendre aucun trouble: tu n'y pus découvrir qu'un seul sentiment, le sombre calme du désespoir.

9. Arrière! arrière! rêve de mes premiers ans! Le souvenir ne doit plus se réveiller. Oh! où trouver l'onde fabuleuse du Léthé? Cœur insensé, sois paisible, ou brise-toi.


XXV.

A THYRZA.

1. Sans pierre qui marque la place de ta cendre, et dise ce que la vérité elle-même aurait dit, ce que tout le monde, hors un seul homme, a déjà peut-être oublié; hélas! pourquoi gis-tu dans la tombe? Séparé par tant de rivages, par tant de mers, je t'ai toujours aimée,--mais en vain! Le passé,--l'avenir a fui pour toi, en nous condamnant à ne nous revoir jamais,--non!--jamais! Si du moins--un mot, un regard m'eût dit tendrement: «Je te quitte en t'aimant,» mon cœur eût appris à pleurer, avec de plus faibles sanglots, le coup qui enleva l'ame de ton corps; et puisque la mort préparait un dard léger pour te frapper soudain et sans douleurs, ne soupiras-tu pas après celui que tu ne verras plus, qui garde et garda encore ton image dans son sein? Oh! qui aurait veillé, comme lui, sur toi? ou, comme lui, observé avec désespoir ton œil se glacer à cette heure redoutée qui précède la mort, alors que la douleur muette craint de pousser un soupir, jusqu'à ce que tout soit fini? Mais dès que tu aurais cessé d'avoir affaire aux misères humaines, mon cœur déchiré n'aurait plus retenu les torrens qui auraient ruisselé de mes yeux avec autant d'abondance qu'aujourd'hui. Ah! comment ne fondrais-je pas en pleurs à la vue de ces tours, maintenant désertes pour moi, ou, avant de te quitter pour quelque tems, nous avons souvent confondu nos douces larmes! Dirai-je tout notre bonheur? Ces regards que personne ne voyait, les sourires que personne ne pouvait comprendre, la pensée à voix basse exhalée de deux cœurs étroitement unis, l'étreinte électrique des mains, les baisers si innocens, si purs, que l'amour se défendait tout désir plus ardent? Tes beaux yeux révélaient une ame si chaste, que la passion elle-même eût rougi de réclamer davantage. Tes accens m'instruisaient à me réjouir, lorsqu'oubliant ton exemple j'étais prêt à m'affliger: dans ta voix, le chant me semblait une harmonie céleste; mais il ne m'était doux que dans ta voix. Dirai-je les gages sacrés que nous échangeâmes?--je porte encore le mien; mais où est le tien?--hélas! où es-tu toi-même? J'ai souvent soutenu le fardeau du malheur; mais je n'avais pas encore plié sous lui jusqu'à ce jour! Tu m'as laissé, à la fleur de la vie, la coupe de misère à épuiser. La tombe ne fût-elle qu'un lieu de repos, je ne souhaiterais pas de te revoir ici-bas. Mais si, dans des mondes plus heureux que le nôtre, tes vertus cherchent une sphère digne d'elles-mêmes, répands sur moi une portion de ton bonheur pour me délivrer de mes angoisses d'ici-bas. Instruis-moi; devais-je l'être sitôt par toi à porter la vie, à donner et recevoir un pardon! Sur la terre, ton amour fut d'un tel prix pour moi que je ne voudrais avoir rien de plus à espérer dans le ciel.

2. Arrière, arrière, accens de douleur! silence, chants autrefois doux à mon cœur! ou je fuis d'ici; car, hélas! je n'ose de nouveau abandonner mon oreille à ces sons, qui me parlent de jours plus brillans; sommeillez, cordes de la lyre: ah! je ne dois plus songer, je ne puis plus arrêter mon regard à ce que je suis,--à ce que je fus. La voix qui donnait à ces sons tant de douceur est aujourd'hui muette, et tous leurs charmes s'en sont envolés; leur plus tendre mélodie n'est plus qu'un psaume funèbre, une antienne de mort! Oui, Thyrza! oui, ces chants ne respirent que toi, poussière bien aimée, puisque tu es poussière: ce qui fut naguère harmonie, est pour moi pis que bruit discord! Tout est silencieux!--mais un écho trop connu retentit en mon oreille; j'entends une voix que je voudrais n'entendre pas, une voix qui maintenant, pourrait bien se taire: cependant, maintes fois elle ébranle mon ame déçue par l'illusion. Ces gracieux accens enchantent mon sommeil jusqu'à l'instant où mes sens s'éveillent, où vainement j'écoute encore, après la fuite du rêve. Douce Thyrza! dans le sommeil ou dans la veille, tu n'es plus pour moi qu'un songe aimable; une étoile qui jeta un moment sur les flots sa tremblante lumière, puis détourna de la terre ses délicats rayons. Cependant, celui qui doit achever l'odieux voyage de la vie sous les nuages de colère dont le ciel s'est voilé,--celui-là déplorera long-tems l'éclipse de l'astre qui répandait l'allégresse sur la route.

3. Encore un effort, et je suis délivré des angoisses qui déchirent mon cœur: encore un long soupir, pour la dernière fois, à l'amour et à toi; puis rentrons dans le tourbillon de la vie. Il me convient fort de me mêler maintenant aux choses qui m'avaient toujours déplu auparavant: quoique toute joie ait été ensevelie avec toi, quel chagrin désormais peut me toucher? Allons, servez-moi du vin, servez le banquet, l'homme n'est pas fait pour vivre seul: je serai cette légère et incompréhensible créature qui sourit avec tous, et ne pleure avec personne. Il n'en fut point ainsi dans des jours plus chers à mon cœur, il n'en aurait jamais été ainsi; mais tu m'as quitté, et m'as laissé seul ici-bas: tu n'es plus rien, tout n'est rien désormais pour moi. En vain mon luth voudrait produire un léger murmure! Le sourire que la douleur essaiera de feindre ne fait qu'insulter à la misère qui gémit à côté, comme ferait une guirlande de roses sur un sépulcre. Quoique de gais compagnons, le verre en main, chassent un instant le sentiment du malheur; quoique le plaisir embrase l'ame délirante, ah! le cœur--le cœur est toujours vide 143! Maintes fois, dans la solitude d'une belle nuit, il me fut doux de fixer mon regard sur la voûte étoilée; car alors je songeais que la lumière céleste brillait d'un gracieux éclat à ton œil mélancolique. Souvent, lorsqu'à la clarté des rayons de Diane 144 je naviguais sur les ondes de la mer Égée, je pensais en moi-même: «A présent Thyrza contemple cette lune.»--Hélas! cette lune éclairait la tombe de Thyrza! Étendu sur le lit sans sommeil de la fièvre, tandis que le frisson parcourait mes veines palpitantes: «C'est du moins une consolation, disais-je d'une voix faible, que Thyrza ne sache pas mes souffrances.» Comme la liberté à l'esclave usé par les ans n'est plus qu'un présent stérile, ainsi la nature me rendit en vain à la vie quand Thyrza eut cessé de vivre. Gage d'amour, que je reçus de ma Thyrza dans des jours meilleurs, alors que j'étais également neuf dans l'amour et dans la vie, comme mon regard te trouve aujourd'hui changé! comme le tems a jeté sur toi une teinte de douleur! Le cœur qui se donna avec toi est muet.--Ah! pourquoi le mien ne jouit-il pas du même repos? aussi glacé qu'un cœur mort le peut être, il sent encore, il souffre de ce froid. Et toi, gage amer! emblême de deuil! je te bénis malgré tes pénibles souvenirs! reste à jamais sur mon sein! veille, veille à jamais sur mon amour, ou brise le cœur que tu presses! L'amour est apaisé par le tems, mais non détruit: il devient plus sacré quand toutes ses espérances sont envolées. Oh! que sont les amours de mille beautés vivantes à l'amour qui ne peut délaisser une cendre!

Note 143: (retour) Ces quatre vers:

Though gay companions o' er the bowl

Dispel awhile the sense of ill;

Though plesure fires the maddening soul,

The heart--the heart is lonely still.

sont un plagiat de Byron sur lui-même, à l'exception d'un seul mot. Voir Heures de loisir, pièces fugit. IX, st. 4. Le seul mot différent est ici fires (embrase), au lieu de stirs (agite).

(N. du Tr.)

Note 144: (retour) Le texte anglais désigne la lune sous un nom encore plus classique, celui de Cynthia (Diane est née sur le mont Cynthus à Délos).

(N. du Tr.)


XXVI.

EUTHANASIA 145.

Note 145: (retour) Euthanasia est un mot tout grec: Εὐθανασία, composé de εὐ, bien, et de ϑάνατος, mort. Il signifie donc: le bien mourir, la bonne ou belle mort, etc.

(N. du Tr.)

Lorsque le tems, tôt ou tard, amènera le sommeil sans rêves où s'endorment les morts, Oubli! puisse ton aile languissante se balancer gracieusement sur mon lit de mort! Loin de moi, cette troupe d'amis ou d'héritiers qui pleure ou souhaite le coup suspendu sur ma tête! Loin de moi, femme échevelée qui ressente ou feigne un désespoir bienséant! Mais je voudrais descendre en silence dans la terre, sans officieux pleureurs à mon côté; je voudrais ne pas corrompre une heure de plaisir, n'inspirer pas une crainte à l'amitié. Toutefois l'amour, s'il avait, à une heure pareille, la noble force de dompter ses inutiles soupirs,--l'amour pourrait alors manifester, pour la dernière fois, sa puissance, et sur l'amante en vie, et sur l'amant expirant. Il me serait doux, ma Psyché! de voir, jusqu'au dernier instant, tes traits toujours sereins; dans l'oubli des transes passées, la douleur elle-même sourirait. Vain désir!--la beauté frissonnera toujours à la vue du frisson de l'agonie; et les larmes que la femme verse à son gré nous trompent durant la vie, nous efféminent à l'instant de la mort. Donc, puissé-je être seul à ma dernière heure, sans cortége de regrets et de gémissemens! Pour des milliers d'hommes, la mort a cessé d'être un sombre fantôme; et la douleur a été passagère ou tout-à-fait inconnue. «Oui, ce n'est que mourir et s'en aller,» hélas! où tous s'en sont allés déjà, où tous doivent aller encore! être dans le néant où j'étais, avant de naître à la vie et à ses misères! Compte les joies que tes heures ont vues; compte les jours où tu fus sans souffrance, et sache, quel qu'ait été ton sort, que le néant est quelque chose de mieux!


XXVII.

STANCES.

«Heu! quantò minus est cum reliquis
versari quam tuí meminisse.»


1. Donc 146 tu es morte, à la fleur de la jeunesse, aussi belle que le fut jamais une beauté mortelle! Un corps si charmant et des attraits si rares sont retournés trop tôt dans la terre! Ah! quoique la terre t'ait reçue dans son sein; quoique tu reposes en un lieu que pressent les pas d'une foule indifférente ou joyeuse, il y a un œil qui ne pourrait avoir la force de regarder un instant ce tombeau.

Note 146: (retour) Malherbe a commencé une ode par cette strophe:

Donc un nouveau labeur à tes armes s'apprête, etc.

Cette forme de style, encore très-employée par Corneille, paraît avoir répugné à Racine et à tous ceux qui l'ont adoré comme type unique de la belle élocution. La nouvelle école a eu raison de remettre en vigueur ce tour, à notre sens fort énergique. M.V. Hugo a fait dire à Charles-Quint, dans Hernani:

Donc je suis, c'est un titre à n'en pas vouloir d'autres,

Fils de pères qui font choir la tête des vôtres.

(N. du Tr.)

2. Je ne demanderai pas où gît ta cendre, et n'irai pas contempler ta place funéraire; l'herbe et les fleurs y croîtront à leur gré; certes, je ne viendrai pas les voir: c'est assez pour moi de connaître que ce que j'aimai, et dus encore long-tems aimer, se pourrit comme l'argile commune; pas n'ai besoin qu'aucune pierre me dise que ce que j'aimai tant n'est plus rien.

3. Je t'aimai jusqu'au dernier moment avec autant d'ardeur que tu m'aimas toi-même, d'une ardeur qui ne s'est jamais affaiblie, et qui ne peut plus s'altérer. L'amour où la mort a mis son sceau, ni les ans ne peuvent le glacer, ni un rival le dérober, ni la perfidie l'abjurer: et, ce qui serait le pire des maux, tu ne peux plus voir en moi ni faute, ni inconstance, ni torts.

4. Les meilleurs jours de la vie, nous en avons joui tous deux; les mauvais jours me sont restés à moi seul! Ni le soleil riant, ni la sombre tempête, ne sont plus rien pour toi. Le silence de ce sommeil sans rêves, je l'envie trop maintenant pour pleurer; et je n'ai pas à m'affliger d'avoir vu tous ces attraits, qui ont disparu soudain, se consumer peu à peu dans un long dépérissement.

5. La fleur, dans l'éclat non pareil de sa maturité, doit tomber victime précoce: sa corolle, sans être avant le tems arrachée par la main de l'homme, doit se séparer de la tige; et pourtant, ce serait douleur plus grande de la regarder se flétrir feuille à feuille, que de la voir dépouillée en un jour: car l'œil mortel souffre à suivre le passage de la beauté à la laideur.

6. Je ne sais si j'aurais supporté la lente éclipse de tes charmes; la nuit qui aurait suivi une si belle aurore eût jeté une ombre trop profonde. Ta journée s'est passée sans nuage, et tu fus digne d'amour jusqu'au dernier instant: tu disparus, tu ne dépéris pas; ainsi; les étoiles qui traversent les cieux brillent d'autant plus qu'elles tombent de plus haut.

7. Si je pouvais pleurer comme je pleurais jadis, certes mes larmes se répandraient à penser que je ne fus pas là pour veiller au moins une nuit près de ton lit, pour contempler ton visage avec tendresse; pour te serrer dans mes bras languissans, relever ta tête expirante, et montrer cet amour, hélas! trop vain dans ses efforts, que ni toi ni moi ne ressentirons plus.

8. Ah! tu me laisses libre!--Mais comme il me serait moins doux de posséder toutes les beautés qui restent encore sur la terre, que de me repaître ainsi de ton souvenir. Tout ce qui de toi ne peut périr, revient à moi du sein de la sombre et terrible éternité: et notre amour enserré dans la tombe est encore ce que j'ai de plus cher, hormis ses années de vie.


XXVIII.

STANCES.

14 mars 1812.

1. Si quelquefois dans les demeures des hommes ton image peut s'évanouir en mon sein, l'heure de la solitude m'offre de nouveau les traits enchanteurs de ton ombre: cette heure triste et silencieuse peut ainsi me rendre encore beaucoup de ce que je trouvais en toi, et la douleur sans témoin peut alors exhaler la plainte qu'elle n'osait exprimer aux yeux du monde.

2. Oh! pardonne si dans la foule je dissipe parfois une pensée qui t'est due, et si, tout en me condamnant moi-même, je souris et parais infidèle à ta mémoire! Ne crois pas que cette mémoire me soit moins chère, parce qu'alors je ne semble pas affligé; ah! je ne voudrais pas que les cœurs frivoles entendissent un soupir que j'adresse tout entier à toi.

3. Si je ne laisse point passer le verre sans le vider, ce n'est pas que je boive pour bannir le chagrin; il faut qu'elle contienne un breuvage de mort, la coupe qui sera le Léthé du désespoir! Si l'oubli pouvait délivrer mon ame des visions qui la troublent, je briserais contre terre, quelque douce que fût la liqueur, le vase où se noierait une seule des pensées que je garde de toi.

4. Si tu disparaissais de ma mémoire, où mon cœur vide se tournerait-il? Qui donc resterait après moi pour honorer ton urne abandonnée? Non, non,--ma douleur s'enorgueillit de remplir ce dernier et si doux devoir; tout le monde peut t'oublier, mais moi, je dois me souvenir toujours.

5. Car, je le sais, tels auraient été les regrets de ton sensible cœur pour le mortel qui maintenant quittera sans être pleuré ce théâtre d'ici-bas, où il n'intéressait que toi. Oh! je sens trop que c'était une félicité qui n'était pas faite pour moi; tu ressemblais trop à un rêve du ciel pour que tout amour terrestre ne fût pas indigne de toi.


XXIX.

A UNE DAME.

Septembre, 1809.

Oh! madame! quand je quittai le lointain rivage où je reçus la naissance, à peine pensais-je qu'il me serait encore douloureux d'abandonner une autre contrée du globe: et pourtant, ici, dans cette île stérile, où la nature languit à demi expirante, où vous seule souriez, je vois avec crainte l'heure de mon départ. Quoique aujourd'hui je sois loin des bords escarpés d'Albion, dont me sépare l'abîme azuré des flots; peut-être après le court période de quelques saisons je reverrai les rochers de la patrie: mais, en quelque lieu que j'erre, sous un ciel brûlant et sur des mers diverses, quoique le tems puisse enfin me rendre à mes foyers domestiques, jamais je ne reposerai mes yeux sur vous,--sur vous, en qui brillent à la fois tous les charmes où se prennent, les cœurs imprudens, vous qu'on ne peut voir sans admiration, et, même; ah! pardonnez-moi le mot,--sans amour. Pardonnez ce mot à celui qui n'en offensera plus votre oreille; et puisque je ne peux avoir une place dans votre cœur, croyez-moi ce que je suis en effet, votre ami. Qui donc serait assez froid pour te voir, aimable voyageuse, et sentir pour toi moins de zèle, et n'être pas; ce que l'homme devrait toujours être, l'ami de la beauté dans l'infortune? Hélas! qui croirait qu'une femme telle que toi à parcouru la route des périls destructeurs, a bravé les coups de l'ouragan, ministre ailé de la mort, a échappé à la rage encore plus terrible d'un tyran? Oui, madame! quand je verrai les murs où jadis s'éleva la libre Byzance, quand je verrai Stamboul et ses palais orientaux où maintenant les tyrans turcs se renferment; quoique cette puissante cité occupe toujours un rang glorieux dans les annales de la renommée, elle aura sur mon esprit un droit encore plus cher, comme lieu de votre naissance. Aujourd'hui je vous dis adieu: mais lorsque je serai sur ce merveilleux théâtre, il sera doux pour moi qui ne puis demeurer où vous êtes,--il sera doux d'être où vous avez été.


XXX.

STANCES

Composées le 11 octobre 1809, la nuit, durant un orage, au milieu du tonnerre et des éclairs, lorsque les guides eurent perdu la route qui mène à Zitza, près la chaîne de montagnes connues autrefois sous le nom de Pinde, dans l'Albanie.

1. Au pied des montagnes du Pinde, l'ouragan nocturne nous glace de froid, et les nuages irrités versent à grands flots la vengeance des cieux.

2. Nos guides sont partis, notre espoir est perdu, et les éclairs, qui jouent sur l'horizon, ne servent qu'à nous montrer les rocs qui ont entravé notre route, et à dorer l'écume du torrent.

3. N'ai-je pas aperçu là-bas une cabane, fort petite il est vrai? Lorsque l'éclair dissipera pour un instant les ténèbres,--combien je bénirai l'ombre de la petite cabane!--Mais hélas! ce n'est qu'un tombeau turc.

4. Au milieu du bruit des ondes qui tombent en cascades écumantes, j'entends le cri d'une voix humaine;--c'est mon compatriote, épuisé de fatigue, qui invoque de cette contrée lointaine le nom de l'Angleterre.

5. Un coup de fusil vient de partir:--est-ce un ennemi ou un ami qui l'a tiré? Encore un autre;--c'est pour avertir les paysans de la montagne de descendre et de nous conduire à leurs demeures.

6. Oh! qui, dans une nuit pareille, osera se hasarder dans le désert? Qui, durant les roulemens du tonnerre, peut entendre notre signal de détresse?

7. Qui, après avoir même entendu nos cris, se lèvera pour s'engager dans un chemin si périlleux? Qui ne nous prendra, à nos vociférations nocturnes, pour des brigands qui battent le pays?

8. Les nuages crèvent, les airs étincellent: oh! quelle heure terrible! L'orage tombe avec plus de fureur! Pourtant une pensée a encore la force de maintenir la chaleur en mon sein.

9. Tandis que j'erre dans ces sentiers sans issue, sur cette cime hérissée de rocs et de ronces; tandis que les élémens épuisent leur rage, douce Florence 147, où es-tu?

Note 147: (retour) Ce n'est pas le nom de la capitale de la Toscane, mais celui d'une femme espagnole que Byron paraît avoir eue pour maîtresse dans l'île de Malte.

(N. du Tr.)

10. Ah! sans doute tu n'es plus sur la mer,--sur la mer que ta barque a si long-tems parcourue. Oh! puisse l'orage qui fond sur moi, ne frapper que ma tête!

11. Le rapide siroc 148 enflait ta voile de toute la puissance de son souffle, quand je pressai tes lèvres pour la dernière fois: il aura, depuis long-tems, à travers l'onde écumante, poussé ton brave navire jusqu'au rivage.

Note 148: (retour) Vent de sud-est, dans la Méditerranée.

(N. du Tr.)

12. Maintenant tu es hors de péril: oui, depuis long-tems tu as foulé la grève espagnole. Ce serait chose cruelle qu'une femme aussi belle que toi fût retenue sur les flots.

13. Et puisque je songe maintenant à toi au milieu des ténèbres et des terreurs, comme dans ces heures de réjouissances où régnaient le plaisir et la musique;

14. Toi, au milieu des belles et blanches murailles de Cadix, si pourtant Cadix est encore libre 149, jette parfois un regard au travers de tes jalousies, sur l'abîme azuré de la mer.

Note 149: (retour) A cette époque, comme on sait, les Français étaient en Espagne.

(N. du Tr.)

15. Puis souviens-toi des îles de Calypso 150, devenues chères à nos cœurs depuis les jours que nous y avons passés ensemble: donne aux autres tes sourires par milliers, à moi un seul soupir.

Note 150: (retour) Malte et Gozzo: les géographes signalent ces deux îles comme pouvant être l'île Ogygie, demeure de Calypso.

(N. du Tr.)

16. Et quand le cercle de tes admirateurs remarquera la pâleur de ta face, une larme à demi formée, un nuage passager de gracieuse mélancolie,

17. De nouveau tu souriras; tu éviteras, en rougissant, la raillerie de quelque fat, et n'avoueras pas que tu penses une fois à un amant qui pense toujours à toi.

18. Quoique les sourires et les soupirs soient également vains, alors que deux cœurs gémissent l'un de l'autre séparés, mon ame en deuil franchit mers et montagnes à la poursuite de la tienne.


XXXI.

STANCES

ÉCRITES EN PASSANT LE GOLFE D'AMERACIE 151.
Note 151: (retour) Aujourd'hui golfe d'Arta, dans la Basse-Albanie (ancienne Épire): ce fut le théâtre de la bataille d'Actium.

(N. du Tr.)

14 novembre 1809.

1. A travers un ciel sans nuages, le disque argenté de la lune lance à plein ses rayons sur la côte d'Actium: c'est sur ces ondes que jadis la reine d'Égypte gagna et perdit l'ancien monde.

2. Sur la scène que je contemple aujourd'hui, l'abîme azuré fut le tombeau de plus d'un Romain: c'est là que l'ambition farouche abandonna sa chancelante couronne pour suivre une femme.

3. Florence! toi que j'aimerai autant que fut jamais aimée mortelle célébrée en prose ou en vers, depuis l'épouse qu'Orphée ramena des enfers; toi que j'aimerai tant que tu seras belle et que je serai jeune;

4. Douce Florence! c'étaient d'heureux tems que ceux où le monde était mis en jeu pour les yeux des belles! Oh! si les poètes avaient sous leur empire autant de royaumes que de rimes, tes charmes feraient de nouveaux Antoines.

5. Le destin ne permet pas qu'il en soit ainsi; mais j'en jure par tes yeux, par les boucles de ta chevelure, si je ne puis perdre un monde pour toi, point ne voudrais te perdre pour un monde!


XXXII.

VERS

COMPOSÉS APRÈS AVOIR FRANCHI A LA NAGE LE DÉTROIT DES
DARDANELLES, DE SESTOS A ABYDOS 152.
Note 152: (retour) Le 3 mai 1810, tandis que la frégate la Salsette (capitaine Bathurst) était en panne dans le détroit des Dardanelles, le lieutenant Ekenhead et l'auteur de ces vers passèrent à la nage d'Europe en Asie--ou, plus exactement, d'Abydos à Sestos. La distance parcourue, depuis l'endroit dont nous partîmes jusqu'à celui où nous prîmes terre sur la côte opposée, y compris le trajet oblique que nous fûmes obligés de faire en raison du courant, fut évaluée, par l'équipage de la frégate, à plus de quatre milles anglais, quoique la largeur réelle du détroit soit à peine d'un mille entier. La rapidité du courant est telle qu'aucune barque ne peut le traverser directement à force de rames, et elle peut, jusqu'à un certain point, être appréciée d'après le tems employé à franchir la distance entière (une heure cinq minutes par l'un des nageurs, une heure dix minutes par l'autre). L'eau avait été excessivement refroidie par la fonte des neiges. Environ trois semaines auparavant, au mois d'avril, nous avions fait un premier essai; mais comme nous étions, le matin du même jour, venus à cheval de la Troade, et que l'eau était d'un froid glacial, nous jugeâmes à propos de différer la partie complète jusqu'à ce que la frégate eût mis à l'ancre sous les châteaux des Dardanelles: c'est seulement alors que nous franchîmes le détroit, comme je viens de le dire; nous étant mis en mer beaucoup au-dessus du fort de la côte d'Eurupe, nous n'abordâmes qu'en dessous du fort de la côte d'Asie. Chevalier dit qu'un jeune juif traversa à la nage la même distance pour sa maîtresse, et Olivier parle d'un Napolitain qui aurait fait le même trajet; mais notre consul, Tarragora, qui ne se rappelait ni l'une ni l'autre de ces histoires, essaya de nous dissuader de notre entreprise. Plusieurs hommes de l'équipage de la Salsette étaient connus pour avoir franchi à la nage de plus grandes distances; et la seule chose qui m'étonna, c'est que les doutes élevés sur la vérité de l'histoire de Léandre n'eussent engagé aucun voyageur à tâcher de s'assurer par expérience de la possibilité du fait.

9 mai 1810.

1. Si, dans le sombre mois de décembre, Léandre, selon l'histoire connue de toute jeune fille, avait coutume, ô large Hellespont, de traverser ton onde rapide:

2. Si, malgré les orages d'hiver qui rugissaient sur sa tête, il se rendait en hâte près d'Héro; et si jadis ton courant était aussi fort qu'aujourd'hui, ô Vénus! je plains bien les deux amans!

3. Car moi, homme dégénéré des tems modernes, même dans le doux mois de mai, je meus avec peine mes membres languissans où la sueur ruisselle, et je crois avoir fait une prouesse aujourd'hui.

4. Quand Léandre traversait l'impétueux torrent, c'était, si l'on en croit toujours une histoire douteuse, pour courtiser sa belle,--et faire--Dieu sait quoi encore; il nagea pour l'amour, comme moi pour la gloire.

5. Mais il serait difficile de dire qui de nous deux a été le mieux traité. Pauvres humains! ainsi les dieux vous frappent-ils toujours! Mal lui réussirent ses périls, et à moi ma partie de plaisir: lui se noya, et moi j'ai la fièvre.


XXXIII.

SUR LA MORT DE SIR PETER PARKER, BARONET.

1. Il y a des larmes pour tous ceux qui meurent, un cri de deuil sur la plus humble tombe: mais, au trépas des héros, les nations entières chantent l'hymne funèbre, et la victoire elle-même verse des larmes.

2. C'est pour eux que la douleur envoie le plus pur de ses soupirs sur le sein ondoyant de l'océan: en vain leurs ossemens gisent sans sépulture, toute la terre devient leur monument!

3. Leur sépulture est dans les pages de l'histoire; leur épitaphe, dans toutes les bouches. L'âge présent, les siècles futurs, gémissent sur eux, et leur appartiennent...

4. C'est pour eux que se taisent les joyeux devis du festin, leur nom est le seul son qui règne, tandis qu'à la ronde le souvenir reconnaissant paie à leur vertu le tribut des toasts.

5. Ils font parler d'eux à la foule qui ne les connut pas; ils sont pleurés des ennemis qui les admirèrent. Qui donc ne voudrait partager leur lot glorieux? Qui ne voudrait mourir de la mort qu'ils ont choisie?

6. Ainsi, brave Parker! à jamais sera sacrée ta vie, ta chute, ta renommée! et les jeunes guerriers, enflammés de courage, trouveront un modèle dans ta mémoire.

7. Mais il est des cœurs qui, en te perdant, ont reçu une blessure que la gloire ne saurait cicatriser, et ce n'est qu'en frémissant qu'ils entendent célébrer une victoire où succomba un ami si cher, si intrépide.

8. Que feront-ils pour adoucir leur chagrin? Quand n'entendront-ils plus retentir ton nom? Le tems ne peut nous instruire à l'oubli, quand le regret qui remplit l'ame est nourri par la voix de la renommée.

9. Hélas! ils ne peuvent que pleurer davantage sur leur sort, sinon sur le tien. Ah! combien doit être profond le deuil que nous inspire la mort de celui qui jamais auparavant ne nous donna sujet d'affliction!


XXXIV.

PÉNIBLE SOUVENANCE (1808).

1. Quand nous nous séparâmes l'un de l'autre, dans le silence et dans les larmes, le cœur déchiré et mourant à demi, pour une absence de longues années; pâle et froide devint ta joue; et plus froid ton baiser. En vérité, cette heure du passé prédit les chagrins à l'heure d'aujourd'hui.

2. La rosée du matin tomba glacée sur mon front;--elle me donna comme un pressentiment de ce que je sens aujourd'hui. Tes sermens sont tous rompus, et ta renommée sans honneur. J'entends prononcer ton nom, et j'ai part à la honte qui s'y attache.

3. On te nomme devant moi,--oh! supplice pour mon oreille! Un frisson me parcourt:--pourquoi me fus-tu si chère? On ne sait pas que je t'ai connue; moi qui, hélas, t'ai connue trop bien:--long-tems, ah! long-tems, je te maudirai,--trop profondément pour parler.

4. En secret, nous nous sommes vus:--en silence, je m'afflige que ton cœur ait pu oublier, et ton esprit s'abaisser à la perfidie. Si je te revoyais jamais après longues années, comment t'accueillerais-je?--Avec le silence et les larmes.


XXXV.

INSCRIPTION

SUR LE MONUMENT D'UN CHIEN DE TERRE-NEUVE.

Newstead-Abbey, 30 octobre 1808.

La terre reçoit-elle en son sein la dépouille mortelle de quelque orgueilleux fils des hommes, inconnu à la gloire, mais placé haut par sa naissance? l'art du sculpteur épuise les pompes du deuil, et des urnes, chargées d'inscriptions, disent qui gît sous cette tombe. Quand tout est fini, on lit sur la tombe, non ce que l'homme fut, mais ce qu'il aurait dû être. Mais le pauvre chien qui, tant qu'il vit, est le plus sûr ami de son maître, le premier à l'accueillir, le plus prompt à le défendre, qui lui dévoue, sans réserve, son cœur fidèle, qui travaille, combat, vit, respire pour son maître seul,--le chien succombe sans honneurs funéraires, frustré des éloges qu'ont mérités ses vertus, et par nous déshérité là-haut de l'ame qu'il a eue sur la terre. Et cependant l'homme, vain insecte, espère le pardon, et réclame pour lui seul un ciel tout entier. O homme! faible et éphémère habitant de ce globe, être dégradé par l'esclavage ou corrompu par le pouvoir! quiconque te connaît bien doit te quitter avec dégoût, masse méprisable de poussière animée! Ton amour n'est que luxure; ton amitié, imposture; tes sourires, hypocrisie; tes paroles, mensonges! Vil par nature, tu n'es noble que de nom: chacune de ces brutes, qui forment avec toi la grande famille des animaux, pourrait te faire rougir de honte.--Passans qui, par hasard, verrez cette urne modeste, poursuivez votre chemin:--ce monument n'honore personne que vous désiriez pleurer. Ces pierres marquent la place où gisent les restes d'un ami: je n'en connus jamais qu'un seul, et il est ici.


XXXVI.

VERS

ÉCRITS SUR UNE COUPE FAITE AVEC UN CRANE D'HOMME.

Newstead-Abbey, 1808.

1. Point d'effroi:--ne crois pas mon esprit envolé: en moi, vois seulement un crâne qui, par un privilége refusé aux têtes vivantes, ne répand jamais au dehors rien que d'excellent.

2. Comme toi, je vécus, j'aimai, je m'enivrai,--je mourus;--la terre t'a cédé mes os pour en faire un vase à boire; va, emplis-le jusqu'aux bords,--tu ne peux m'outrager: les vers ont une lèvre plus hideuse que la tienne.

3. Mieux vaut enserrer le jus pétillant de la grappe, que de nourrir la gent glaireuse des vers de terre 153; mieux vaut, en forme de coupe, porter à la ronde la boisson des dieux, que de pourrir en proie aux reptiles.

Note 153: (retour) Nurse the earth-worm's slimy brood. M.A.P. traduit: «Nourrir les vers dévorans de la tombe.» A-t-il eu raison de substituer un lieu commun à une image forte et neuve? Avons-nous eu tort d'être moins délicats et plus fidèles? Le lecteur en jugera. Cela d'ailleurs soit dit pour maint autre passage où nous avons eu, où nous aurons le même tort, si toutefois c'en est un.

(N. du Tr.)

4. Là, où jadis mon esprit a peut-être brillé, brillons encore en inspirant les autres. Lorsque, hélas! nos cerveaux ne sont plus, peut-on mettre en leur place chose plus noble que le vin?

5. Bois toujours, tant que tu le peux faire;--lorsque toi et les tiens vous aurez passé comme moi, une autre race t'enlèvera, peut-être, aux embrassemens de la terre, et festinera, rimera avec des ossemens.

6. Pourquoi non? Puisque, durant les jours de notre courte vie, nos têtes produisent de si tristes effets; arrachées aux vers et aux débris de notre argile, elles courent la chance d'être de quelque usage.


XXXVII.

SOUVIENS-TOI DE CELUI, ETC.

Souviens-toi de celui sur qui l'amour fit de sa puissance une épreuve cruelle, profonde, et pourtant vaine; souviens-toi de cette heure dangereuse où ni l'un ni l'autre nous ne succombâmes, malgré une passion mutuelle. L'abandon de ton sein, la langueur de tes yeux humides, m'invitaient trop bien au suprême bonheur; mais ta douce prière, tes soupirs supplians, réprouvaient un farouche désir que je sus réprimer. Oh! laisse-moi penser que tout ce que je perdis te sauva, du moins, ce qui fait la terreur de la conscience; laisse-moi rougir des regrets qu'il m'en coûta pour nous épargner les vains remords de l'avenir. Cependant, songe à mon sacrifice, toutes les fois qu'une langue méchante, empressée à répandre des paroles de blâme, outragera le cœur qui t'aima; et diffamera mon nom, hélas! presque maudit; songe, quoi que disent les autres, que tu m'as vu étouffer toute pensée d'égoïsme. Maintenant encore, je bénis ton ame pure; oui, maintenant, dans la solitude de la nuit. Oh Dieu! pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt? nos cœurs eussent été aussi passionnés, et ta main, plus libre; tu m'aurais aimé sans crime, et j'aurais, moi-même, été moins indigne de toi. Puissent tes jours, comme jadis, s'écouler loin des pompes de ce monde! et, après ce moment de trop vive amertume, puisses-tu n'avoir plus à subir une pareille épreuve! Mon cœur, depuis long-tems perverti, mon cœur, damné lui-même, damnerait peut-être le tien; te rencontrer dans la foule brillante, éveillerait en moi un présomptueux transport d'espérance. Laisse donc ce monde à ces créatures, dont le destin, heureux ou malheureux, n'est, comme le mien, qu'une sorte de vie sauvage et indigne;--abandonne ce théâtre où les êtres sensibles doivent sûrement succomber. Vois ta jeunesse, tes charmes, ta tendresse, ton ame, dont une longue solitude a conservé la pureté; et, d'après ce qui s'est passé au sein de ta retraite, juge ce que devrait endurer ton cœur parmi ce monde. Oh! pardonne-moi tes larmes suppliantes, puisque la vertu ne les a pas répandues en vain, et que mon délire avait pris sa source dans ces yeux adorés, que désormais je ne ferai plus pleurer. Certes, c'est un deuil long et cruel que de penser que nous ne nous reverrons peut-être plus; mais je mérite cet arrêt sévère, et peu s'en faut que je ne regarde cette sentence comme douce. Toutefois, si je t'avais moins aimée, mon cœur n'eût pas fait au tien un si grand sacrifice; il n'eût pas senti, à te quitter, moitié moins de douleur que si son crime t'eût mise en mes bras.


XXXVIII.

STANCES TRADUITES DU TURC.

1. La chaîne que je donnai était belle à voir; le luth que j'y ajoutai, riche en douce mélodie: le cœur qui offrit ces deux gages d'amour était sincère, et méritait mal la destinée qu'il rencontra.

2. Ces dons avaient reçu d'un charme secret la vertu de révéler ta fidélité durant l'absence: ils ont fait leur devoir; hélas! ils n'ont pu t'apprendre le tien.

3. Cette chaîne fut inébranlable dans chacun de ses anneaux, tant qu'elle ne dut pas subir le contact d'une main étrangère; ce luth fut doux,--tant que tu ne pensas pas qu'il pût, sous les doigts d'un autre, rendre les mêmes sons.

4. Que celui qui vit se rompre en sa main la chaîne qu'il ôtait de ton cou, qui vit ce luth lui refuser les plus faibles accords, essaie désormais de remonter l'instrument et de rattacher le collier.

5. Quand tu changeas, le collier et le luth changèrent aussi; l'un se brisa, l'autre devint muet: c'est fini,--je leur dis adieu, ainsi qu'à toi:--adieu, cœur perfide, chaîne fragile, luth silencieux!


XXXIX.

AU TEMS.

Tems! dont l'aile capricieuse entraîne, d'un vol lent ou rapide, les heures inconstantes, dont le tardif crépuscule ou l'aurore passagère ne fait que nous mener plus ou moins vîte à la mort,--salut! toi qui répandis sur mon berceau ces dons connus, hélas! de tous les êtres qui te connaissent! Toutefois, je soutiens mieux ton fardeau; car aujourd'hui je suis seul à en supporter le poids. Je ne voudrais pas qu'un cœur trop tendre partageât les momens amers que tu m'as départis: je te pardonne; depuis que tu laissas tout ce que j'aimai jouir de la paix ou du ciel. Joie ou repos à ces êtres chéris! les maux que tu m'apporteras pèseront en vain sur moi. Je n'ai reçu de toi que des années; c'est là tout ce que je te dois, dette déjà payée en douleur. Mais la douleur elle-même nous porte secours contre toi; elle s'empare du cœur, mais lui fait oublier ta puissance: la vive agonie du désespoir retarde, mais ne compte jamais les heures. Dans la joie, j'ai souvent gémi de penser que ta fuite rapide allait bientôt se changer en une lente marche. Tes nuages purent éclipser la lumière, mais non pas ajouter une nuit de plus à ma misère: quelque odieux et sombre que fût ton horizon, il convenait à mon ame: d'une seule étoile partait une étincelle qui prouvait que tu n'étais point--l'éternité. Ce rayon s'est éteint, et tu n'es plus qu'un vide pour moi,--un mouvement monotone dont l'on compte et l'on maudit la mesure dans ce vain et stupide rôle que tout mortel gémit de jouer ici-bas. Enfin, il y a une scène que tu ne peux altérer, terme de ta course paresseuse ou diligente, alors que l'homme, parvenu au bout de la carrière, dort d'un sommeil trop profond pour entendre l'orage qui gronde sur sa tête. Oui, je puis sourire de songer quelle sera bientôt la faiblesse de tes efforts, quand toute la vengeance que tu peux déployer tombera sur une pierre sans nom.


XL.

LE DÉPART.

Vierge chérie! le baiser que ta lèvre a imprimé sur la mienne y laissera une trace fidèle, jusqu'à ce qu'en des jours plus heureux je puisse te le rendre aussi pur que tu me le donnas. Ton œil, en répandant sur moi si doux regards d'adieu, peut lire dans le mien une tendresse égale: les larmes qui coulent de ta paupière ne peuvent pleurer mon inconstance 154. Je ne demande aucun gage d'amour dont la vue seule me rende heureux dans l'absence, aucun souvenir pour ce sein dont toutes les pensées sont à toi. Ai-je besoin d'écrire?--Non:--pour conter mon ardeur, ma plume serait deux fois trop faible. Oh! à quoi bon de vains mots, si le cœur ne peut parler? Jour et nuit, dans la bonne ou mauvaise fortune, ce cœur, qui n'est plus libre, nourrira l'amour qu'il ne peut montrer, et souffrira en silence pour toi.

Note 154: (retour) M.A.P. traduit: «La larme qui mouille ta paupière ne saurait rien effacer de mon cœur,» ce qui est à coup sûr un contre-sens, et me semble même un non-sens.

XLI.

VERS COMPOSÉS A ATHÈNES,

le 16 janvier 1810.

Le charme est brisé, l'enchantement n'est plus! Telle est la vie avec ses accès de fièvre: nous sourions en délire alors que nous devrions soupirer; la folie est la meilleure de nos illusions. Chaque intervalle lucide, laissé à la pensée, rappelle les misères à nous imposées par la charte de la nature; et celui qui agit en homme sage, vit comme sont morts les saints,--en martyr.


XLII.

VERS

ÉCRITS SUR UN FEUILLET BLANC DES «PLAISIRS DE LA MÉMOIRE 155
Note 155: (retour) Recueil de poésies de Samuel Rogers.

19 avril 1812.

Absent ou présent, ô mon ami, de quel pouvoir magique es-tu doué! Ceux-là peuvent le proclamer, qui, comme moi, jouissent tour à tour de tes entretiens et de tes chants. Mais lorsque viendra l'heure terrible que toujours l'amitié juge trop hâtive; lorsque «la Mémoire»; pleurant sur la tombe de son druide, se plaindra qu'il y ait eu en lui quelque chose de périssable, avec quelle reconnaissance elle paiera les hommages que tu offris à ses autels, et mêlera son nom au tien durant le cours éternel des âges!


XLIII.

SUR UN COEUR DE CORNALINE

QUI S'ÉTAIT BRISÉ PAR ACCIDENT.

Malheureux cœur! faut-il donc que tu te sois ainsi rompu en deux moitiés? Tant d'années de soucis pour toi comme pour ton maître ont donc été pareillement employées en vain? Néanmoins, chacune de tes parties me semble précieuse, chaque morceau m'est devenu plus cher; car celui qui te porte sent que tu es aujourd'hui un plus fidèle emblême de son propre cœur.


XLIV.

VERS ÉCRITS SOUS UN PORTRAIT.

Cher objet d'une ardeur malheureuse! Quoique je sois aujourd'hui privé d'amour et de toi, il me reste, pour me réconcilier avec le désespoir, ton image et mes larmes. On dit que le chagrin cède au tems: mais cela, je le sens, n'est point vrai; car le coup de mort qui frappa mon espérance a rendu mon souvenir impérissable.


XLV.

RÉPONSE A CETTE QUESTION:

«QUELLE EST l'ORIGINE DE L'AMOUR?»

«L'origine de l'amour!»--Ah! pourquoi m'adresser cette question cruelle, quand tu peux lire dans tant de regards que l'amour naît à ton aspect?--Veux-tu savoir aussi quelle est sa fin?--Hélas! voici ce que présage mon cœur, ce que mes craintes prévoient: il languira long-tems dans une misère muette; mais vivra--jusqu'à ce que je cesse de vivre.


XLVI.

A UNE PRINCESSE QUI PLEURAIT.

Mars, 1812.

1. Pleure, fille d'une race royale, la disgrâce d'un père et la ruine d'un trône. Heureuse! si tes larmes pouvaient laver la faute de ce prince à qui tu dois le jour.

2. Pleure:--car tes larmes sont celles de la vertu,--propices à ces îles en souffrance; puissent-elles dans les ans à venir être récompensées par les sourires de ton peuple.


XLVII.

VERS ÉCRITS DANS UN ALBUM.

14 septembre 1809.

1. Comme un nom arrête le regard du passant sur la froide pierre d'un sépulcre; ainsi puisse le mien, quand tu verras cette page isolée, attirer ton œil mélancolique!

2. Peut-être, dans quelques années, liras-tu ce nom: alors songe à moi comme l'on songe aux morts, et pense que mon cœur ici gît enseveli.


XLVIII.

VERS TRADUITS DU PORTUGAIS.

Dans les momens consacrés au plaisir, d'un ton plein de tendresse, vous vous écriez: «ô ma vie!» Douces paroles, dont mon cœur serait fou, si la jeunesse ne devait jamais décliner ou périr! Mais ces heures de délices marchent aussi vers la mort. Ne répète donc jamais ces accens, ou change-les: dis non pas «ma vie», mais «mon ame»! Comme mon amour, mon ame existe pour l'éternité.


XLIX.

IMPROMPTU,

EN RÉPONSE A UN AMI.

Lorsque le chagrin, du fond du cœur où il siège, projette trop haut son ombre noire, et vient occuper mon visage altéré, obscurcir mon front ou mouiller mes yeux, ne prends point garde à ce nuage qui bientôt s'évanouira: nos pensées connaissent trop bien leur prison; elles retombent dans mon sein, d'où elles s'échappèrent quelque tems, et languissent, en silence, dans leur étroite demeure.


L.

SONNETS A GENÉVRA.

1. Le tendre azur de tes yeux, ta longue chevelure blonde, et le pâle éclat de tes traits,--qu'a formés la méditation,--et où semble siéger une douce et paisible douleur dont le tems a désarmé le désespoir,--tout, enfin, dans ton air, respire la mélancolie: et--si je ne savais que ton ame heureuse est un fertile trésor de pensées chastes et pures,--je croirais que tu gémis condamnée aux terrestres soucis. Telle naquit sous le pinceau dont la touche créatrice donnait la beauté et la vie aux couleurs; telle (hormis le repentir qui n'est pas ton partage) la Madeleine du Guide vit le jour:--telle tu nous apparais;--mais, ô précieux avantage! en toi le remords n'a rien à saisir;--ni la vertu à mépriser.

2. Ta joue est pâle de méditation, mais non d'infortune, et toutefois possède un tel charme, que, si le vermillon de la joie cachait cette blanche rose sous ses teintes les plus éblouissantes, je soupirerais après l'instant où dut s'évanouir un trop vif éclat:--le sombre azur de tes yeux ne lance pas d'étincelantes flammes;--mais, hélas! en le contemplant, les yeux les plus sévères fondent en pleurs, et les miens, aussi faibles que le cœur de ma mère, laissent échapper une rosée douce comme les dernières gouttes qui entourent l'arc aérien d'Iris; car, à travers tes cils noirs et longs qui se penchent à terre, ton ame mélancolique et tendre brille comme un séraphin descendu d'en haut: elle plane au-dessus de la douleur, et pourtant accorde sa pitié à toute misère; elle unit à la fois tant de majesté et de douceur, que je t'en vénère davantage, sans pouvoir te moins aimer.


LI.

SUR UNE JEUNE RELIGIEUSE.

SONNET TRADUIT DE VITTORELLI.

Ce sonnet fut composé au nom d'un père qui venait de perdre sa fille, peu de tems après l'avoir mariée, et adressé au père d'une jeune personne qui avait tout récemment pris le voile.


Deux filles, don du ciel,--deux filles, aussi modestes que belles au milieu des hommages, faisaient notre bonheur: et maintenant, misérables pères que nous sommes! le ciel appelle leur vertu à de plus nobles destinées, et en les voyant l'une et l'autre, il les a réclamées toutes deux ensemble. La mienne, parmi les flambeaux de l'hymen, qui à peine allumés s'éteignent, expire--hélas!--trop tôt. La tienne, enfermée dans les grilles du cloître, éternelle captive, n'aspire qu'à son Dieu. Mais toi, du moins, à travers la porte jalouse qui interdit à jamais à vos yeux de se rencontrer, tu peux entendre encore la voix douce et pieuse de cette vierge. Moi, je me jette sur le marbre où repose ma fille,--je verse un torrent de larmes amères; je frappe, frappe, frappe--et n'obtiens point de réponse.


LII.

VERS COMPOSÉS A WINDSOR 156 (1813).

Note 156: (retour) M.A.P. n'a pas traduit cette épigramme amère et peut-être injuste contre le feu roi Georges.

(Note du Tr.)

Je composai ces vers pour avoir vu par hasard H.R.H. Pr--ce R--nt, entre les tombeaux de Henri VIII et de Charles Ier, sous les royales voûtes de Windsor.


Voyez! ici reposent, célèbres contempteurs des droits les plus sacrés, l'un près de l'autre, Charles sans tête et Henri sans cœur 157. Entre eux, voilà un autre possesseur du sceptre: il gouverne, il commande, en tout hors le nom--il est roi; nouveau Charles pour son peuple, nouveau Henri pour son épouse,--en lui les deux tyrans renaissent à la vie; c'est en vain que le glaive de la justice et le dard de la mort ont mêlé ces deux cendres; ces vampires couronnés ressuscitent. Ah! à quoi bon les tombes,--puisqu'elles vomissent le sang et la poussière de deux monstres--pour former un George.

Note 157: (retour) «By headless Charles, see, heartless Henry lies.

(N. du Tr.)


LIII.

SONNET.

Rousseau,--Voltaire,--notre Gibbon,--et madame de Staël:--ô lac Léman 158! ces noms sont dignes de tes bords; tes bords dignes de noms tels que ceux-ci. Si tu n'étais plus, la mémoire de ces mortels illustres rappellerait ton souvenir. Ton rivage leur fut cher, comme à tous ceux qui en ont joui; mais, par eux, il est encore devenu plus cher au genre humain, car les œuvres des esprits puissans impriment au fond des cœurs un religieux respect pour les ruines des mûrs, ancien séjour de la sagesse et du génie. Mais près de toi, ô lac de beauté! combien plus encore, en glissant doucement sur le cristal de tes flots, sentons-nous ces feux indomptés d'un noble zèle qui s'enorgueillit devant cet héritage d'immortalité, et donne la réalité au souffle de la gloire!

Note 158: (retour) Genève, Ferney, Lausanne, Coppet.

LIV.

CHANSON

Ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ

Athènes, 1810.

1. Vierge d'Athènes, avant mon départ, rends-moi, oh! rends-moi mon cœur; ou bien, puisque ce cœur a quitté mon sein, garde-le maintenant et prends le reste! Entends mon vœu avant que je parte, ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ. 159

Note 159: (retour) Zoë mou, sas agapo, ou Ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ, est une expression de tendresse en langue romaïque (grec moderne). Si je la traduis, j'offenserai mes lecteurs, en paraissant supposer qu'ils sont incapables de le faire; mais si je ne la traduis pas, j'offense peut-être mes lectrices. De crainte que ces dernières ne donnent quelque mauvais sens à la phrase, je la traduirai, en demandant pardon aux savans. Cela signifie donc: «Ma vie, je vous aime!» paroles fort douces dans tous les idiomes, et aujourd'hui aussi souvent prononcées en Grèce que l'étaient autrefois, au dire de Juvénal, les deux premiers mots parmi les dames romaines, dont toutes les expressions d'amour étaient tirées du grec.

2. J'en jure par ces tresses flottantes que caressent les brises de la mer Égée; par ces paupières dont les franges de jais baisent les roses de ta joue; par ces yeux aussi vifs que les yeux du chevreuil sauvage, ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ.

3. Par cette lèvre que je brûle de savourer; par la ceinture qui entoure ta jolie taille; par tous ces emblêmes de fleurs 160 qui expriment ce que les paroles ne diraient jamais si bien; par les joies et les misères que l'amour tour à tour amène, ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ.

Note 160: (retour) Dans l'Orient (où l'on n'apprend pas aux dames à écrire, de peur qu'elles ne fassent des billets-doux), les fleurs, la braise, les cailloux, etc., servent aux amans à se communiquer leurs sentimens, et cela par l'intermède du député cosmopolite de Mercure,--c'est-à-dire d'une vieille femme. Un morceau de braise veut dire: «Je brûle pour toi;» un bouquet de fleurs attaché avec des cheveux: «Enlève-moi et fuis;» mais un caillou exprime ce qu'aucun autre emblème, ne peut dire.

4. Vierge d'Athènes! je suis parti: pense à moi, douce amie! quand tu seras seule. Quoique je fuie à Istamboul 161, Athènes renferme mon cœur, et mon ame. Puis-je donc cesser de t'aimer? Non! ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ.

Note 161: (retour) Constantinople.

LV.

TRADUCTION

DU FAMEUX CHANT DE GUERRE.

Δεύτε, παἰδες τῶν Ελλήνων.

Ce chant fut composé par Riga, qui périt au milieu des premières tentatives faites pour révolutionner la Grèce. La traduction suivante est aussi littérale que l'auteur a pu le faire en vers: elle offre le même rhythme que l'original.


Allons, enfans des Grecs! le jour de gloire est arrivé. Dignes de votre noble origine, montrez qui vous donna le jour.

CHOEUR.

1. Enfans des Grecs! marchons en armes contre l'ennemi, et que son sang odieux coule par torrens sous nos pas. Montrons-nous hommes: secouons le joug du tyran ottoman. Levons-nous, et les fers de la patrie sont tous rompus. Ombres généreuses des guerriers et des sages, contemplez le combat qui va s'engager! Hellènes des âges passés, renaissez à la vie! Au son de ma trompette, rompez votre sommeil, et joignez-vous à moi; et marchant contre la ville aux sept collines 162, combattez, poursuivez vos conquêtes jusqu'à ce que nous soyons libres.

Note 162: (retour) Constantinople--Ἑπτάλοφος.

Allons, enfans des Grecs! etc.

2. Sparte! ô Sparte! pourquoi demeures-tu plongée dans une léthargie profonde? Eveille-toi, et réunis tes armées aux Athéniens, tes anciens alliés! Rappelle Léonidas, ce héros des chants antiques, guerrier terrible! guerrier fort! qui jadis vous sauva de la ruine; qui fit cette diversion hardie dans les gorges des vieilles Thermopyles; qui, pour la liberté de sa patrie, soutint avec ses trois cents soldats une longue bataille contre le Perse; et, comme un lion furieux, expira dans une mer de sang.

Allons, enfans des Grecs! etc.


LVI.

TRADUCTION

DE LA CHANSON ROMAIQUE.

Μπενω µες᾿ τὸ περιζολι,
Ὠραιοτάτη Χαηδή, κ.τ.λ.

La chanson que je traduis est en grande faveur parmi les jeunes Athéniennes de toutes les classes. Elles la chantent en rond, chacune entonnant tour à tour un vers, qui est répété en chœur par la troupe entière. J'ai souvent entendu cela dans nos «χὀροι» durant l'hiver de 1810-11. L'air est plaintif et assez joli.


1. J'entre dans ton jardin de roses, Haïdée 163, belle adorée! Tous les matins Flore y repose: c'est bien elle que je vois en toi. Oh! vierge aimable! je t'implore à genoux: reçois mon hommage sincère, reçois-le d'une bouche qui ne chante que pour t'adorer, et qui tremble pourtant de ce qu'elle a chanté. Comme la branche, au gré de la nature, donne à l'arbre, le parfum des fleurs et la richesse des fruits, ainsi brille dans ses yeux, dans tous ses traits, l'ame de la jeune Haïdée.

Note 163: (retour) La vraie prononciation de ce mot (Χαηδή) c'est Ha-i-di.

(N. du Tr.)

2. Mais le plus aimable jardin devient odieux, quand l'amour en abandonne les bosquets; donnez-moi de la ciguë,--puisque ma flamme ne peut plaire, cette herbe a plus de parfum que les fleurs. La liqueur exprimée de ce calice empoisonné 164 rendra la coupe bien amère: mais quand je boirai le breuvage mortel pour échapper à ta barbarie, mon ame y trouvera saveur douce. O cruelle, en vain je t'implore pour sauver à mon cœur ces horribles angoisses. Rien ne te rendra donc à mon sein? Hé bien! ouvre-moi les portes du tombeau.

Note 164: (retour) Cela n'est pas exact, scientifiquement parlant: c'est moins de la fleur de la ciguë que de la plante tout entière que l'on retire un suc vénéneux.

(N. du Tr.)

3. Comme le guerrier qui s'avance au combat avec le sûr espoir du triomphe, ainsi toi, sans autres dards que tes yeux, as-tu percé mon cœur d'une blessure profonde. Ah! dis-le moi, chère ame, dois-je succomber aux souffrances qu'un sourire dissiperait? L'espérance que jadis tu m'ordonnas de nourrir serait-elle une trop forte récompense de mes tourmens? Sombre aujourd'hui est le jardin de roses, belle, mais perfide Haïdée 165! Flore y languit flétrie, et pleure avec moi sur ton absence.

Note 165: (retour) Beloved but false Haïdee! M.A.P. traduit: «Tendre, mais trompeuse Haïdée.» Contre-sens,--et même contre bon sens: car un amant ne dit pas que sa maîtresse est tendre, au moment même où elle est inexorable.

(N. du Tr.)


LVII.

CHANSON D'AMOUR.

(Traduite du grec moderne.)

1. Hélas! l'amour n'exista jamais sans ce cortége de peines, d'angoisses et de doutes qui déchire mon cœur, et le condamne à d'éternels soupirs durant la nuit et durant le jour aussi sombre que la nuit même.

2. Sans qu'une oreille amie écoute ma plainte, je languis, je meurs sous le coup qui m'a blessé. Je savais bien que l'amour avait des flèches: mais, hélas! je sens que ces flèches sont empoisonnées.

3. Oiseaux encore en liberté, fuyez les rets que l'amour a tendus autour de vos demeures: sinon, environnés par des flammes fatales, vos cœurs s'embraseront, et vous perdrez toute espérance!

4. Moi aussi, je voltigeais insouciant et libre: ainsi ai-je passé plus d'un heureux printems. Mais enfin je tombai dans le piége trompeur: j'y brûle, maintenant, et trémousse de l'aile sans force et sans essor.

5. Qui n'a jamais aimé,--jamais aimé en vain, ne peut ni comprendre ni plaindre la douleur: il ne connaît ni les froids refus, ni les regards dédaigneux, ni les éclairs dont l'amour arme un œil irrité.

6. Dans maint rêve flatteur je te croyais à moi: aujourd'hui se meurt l'espérance, se meurt celui qui espérait. Je ressemble à la cire qui se fond, ou à la fleur qui se flétrit; tel est l'effet de ma passion et de ton pouvoir 166!

Note 166: (retour)

Like melting wax, or withering flower,

I fell my passion, and thy power.

M.A.P. traduit: «Ma passion et tes charmes me semblent une cire qui se fond ou une fleur qui se flétrit.»

(N. du Tr.)

7. Flambeau de ma vie! ah! réponds-moi, pourquoi cette lèvre boudeuse et cet œil altéré? O ma colombe! ô ma belle compagne! as-tu donc changé, et peux-tu désormais haïr?

8. Mes yeux ruissellent comme deux torrens d'hiver. Quel malheureux voudrait échanger sa misère contre la mienne? Ma colombe! apaise-toi: un seul de tes accens aurait un charme magique pour faire vivre ton amant.

9. Mon sang se fige, mon cerveau se perd dans le délire: voilà le supplice que je souffre en silence. Et cependant ton cœur; insensible à toutes mes angoisses, triomphe,--tandis que le mien se brise.

10. Verse-moi le poison: n'aie point peur! Tu ne peux m'assassiner plus que tu ne fais maintenant. J'ai vécu pour maudire le jour de ma naissance, et l'amour qui fait mourir d'une mort si lente.

11. Mon ame est blessée à mort, mon cœur saigne: la patience peut-elle me donner quelque repos? Hélas! je l'apprends trop tard (et je paie cher la leçon): le plaisir est l'avant-coureur de la misère.


LVIII.

CHANSON.

1. Tu n'es pas fausse, mais volage; tu abandonnes les amans que tu recherchas toi-même avec tant de passion. C'est même cette pensée qui double l'amertume des larmes que tu fais répandre. Voilà ce qui brise le cœur que ta légèreté désole. Tu aimes trop bien,--tu délaisses trop tôt 167.

Note 167: (retour) Il y a dans le vers qui finit la stance une paronomase que je crois intraduisible:

Too well thou lovest--too soon thou leavest.

(N. du Tr.)

2. L'on méprise les cœurs faux: l'on dédaigne la femme perfide et sa perfidie. Mais quand celle qui ne déguise aucune pensée, celle dont l'amour est aussi vrai que doux,--quand celle qui aimait si naïvement vient à changer, alors on éprouve la peine que j'ai tout à l'heure éprouvée.

3. Rêves de joie, veilles de chagrin, c'est le destin de tout amant et de toute ame 168. Et si le matin, au réveil de nos sens, nous pardonnons à peine à notre imagination de nous avoir abusés en songe pour laisser notre ame après le sommeil dans un plus morne isolement:

Note 168: (retour) Il y a aussi un jeu de mots dans le texte... all who love or live.

(N. du Tr.)

4. Que doivent donc ressentir ceux qu'embrasa non pas une vision trompeuse, mais la passion la plus vraie, la plus tendre? passion sincère, mais, hélas! aussi passagère que si elle fût née d'un rêve? Ah! sans doute, une telle douleur est un jeu de l'imagination, et ton changement n'est qu'un rêvé lui-même!


LIX.

ADIEU.

1. Adieu! Si jamais tendre prière pour la félicité d'autrui fut écoutée d'en haut, mes vœux ne se perdront pas tous dans les airs, mais porteront ton nom par-delà les cieux. Il serait vain de parler, de pleurer, de gémir. Oh! les larmes de sang, que le remords arrache des yeux du crime mourant, n'en disent pas tant que ce seul mot:--Adieu!--adieu!

2. Ces lèvres sont muettes, ces yeux arides: mais dans mon sein, dans mon cerveau s'éveillent les angoisses qui ne cesseront pas, une pensée qui ne sommeillera plus. Mon ame ni ne daigne se plaindre ni ne l'ose, malgré la révolte secrète de la douleur et de la passion. Je n'ai qu'une idée: c'est que nous nous sommes aimés en vain. Je n'ai qu'un sentiment:--adieu! adieu!


LX.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE.

1. Digne de toi soit la demeure de ton ame! Jamais esprit plus aimable que le tien ne s'échappa de son enveloppe mortelle pour briller dans le monde des bienheureux. Ici-bas il ne te manqua que l'immortalité divine dont ton ame va jouir: notre douleur peut cesser de gémir, lorsque nous savons que ton Dieu est avec toi.

2. Que la terre de la tombe te soit légère! puisse-t-elle se parer de gazons verts comme l'émeraude! Rien de ce qui te rappelle à nous ne devrait offrir une ombre de ténèbres 169. De jeunes fleurs, un arbre d'éternelle verdure, voilà ce qui convient au sol où ta cendre repose. Mais point d'ifs, point de cyprès! car pourquoi serions-nous en deuil des bienheureux?

Note 169: (retour) «The shadow of gloom

(N. du Tr.)


LXI.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE (1815).

O lacrymarum fons, tenero sacras
Ducentium ortus ex animo; quater
Félix! in imo qui scatentem
Pectore te, pia Nympha, sensit
.




(Gray.)

1. Il n'est aucune joie que le monde puisse nous donner en récompense de celle qu'il nous ôte, alors que les feux de la pensée du premier âge s'éteignent peu à peu avec la sensibilité. Ce ne sont pas seulement les douces roses du teint qui se flétrissent si vite; mais le cœur lui-même perd sa délicate fraîcheur avant que la jeunesse soit passée.

2. Alors les esprits qui surnagent en petit nombre sur les débris de leur bonheur naufragé sont entraînés sur les récifs du crime ou dans l'océan du libertinage: l'aiguille de leur boussole est perdue, ou c'est en vain qu'elle leur marque le rivage auquel leur navire brisé n'abordera plus.

3. Alors l'ame est accablée d'un froid égal à celui de la mort: elle n'a plus de sympathie pour les misères d'autrui, à peine rêve-t-elle de sa propre misère. Le souffle de la bise enchaîne la source de nos pleurs: les étincelles que l'œil peut encore lancer partent d'une larme glacée.

4. Mille saillies peuvent encore jaillir de notre bouche, une folle gaîté distraire notre sein de ses soupirs, au milieu de ces nuits qui ne nous ramènent plus l'espérance du repos: mais c'est ainsi qu'autour d'une tour ruinée s'entrelacent les feuilles du lierre; tout est vert et frais en dehors, mais au dedans il n'y a rien que ruine et poussière grisâtre.

5. Oh! que ne puis-je sentir comme j'ai senti jadis,--être ce que j'étais, ou pleurer comme je pleurais naguère sur mainte scène évanouie! Comme une fontaine trouvée dans le désert nous semble douce, quelque saumâtre qu'elle soit; ainsi au milieu des ruines arides de la vie, c'est avec délices que je répandrais ces larmes.


LXII.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE.

1. Parmi les filles de la beauté il n'en est aucune dont les attraits aient autant de magie que les tiens: et comme une sérénade sur les eaux, ainsi ta voix m'est douce, alors que tes accens paraissent maintenir le calme de l'océan charmé que les flots demeurent immobiles et brillent d'un paisible azur, et que les vents semblent endormis dans un doux rêve.

2. Cependant la lune en plein minuit entrelace ses brillans reflets sur l'abîme des ondes, qui se soulèvent avec grâce comme le sein d'un enfant qui sommeille. L'ame s'abaisse devant toi pour t'écouter et t'adorer, toute émue, mais d'une douce émotion, comme les vagues d'une mer d'été.


LXIII.

VERS IMPROVISÉS PAR LORD BYRON,

POUR SON AMI T. MOORE, ESQ., AUTEUR DE LALLA ROOKH.

1. Ma chaloupe m'attend près du rivage, et mon navire en pleine mer. Mais avant le départ voici, Tom Moore, une double santé pour toi.

2. Voici un soupir pour ceux qui m'aiment, un sourire pour ceux qui me haïssent, et, sous quelque ciel que je navigue, voici un cœur prêt à toutes les destinées.

3. Quoique l'océan rugisse autour de moi, il me portera encore sur ses flots. Dût un désert m'environner, il y aurait peut-être des sources à découvrir.

4. Fût-ce la dernière goutte de la fontaine, avant que ma poitrine haletante rendît le dernier souffle de ma vie, là je boirais encore à ta mémoire.

5. Cette onde, ainsi que le vin d'aujourd'hui, ne servirait à mes libations que pour souhaiter--paix et bonheur à tes amis et aux miens! à toi paix et bonheur, Tom Moore!


FIN DES MISCELLANÉES.




MÉLODIES

HÉBRAIQUES.

Ces petits poèmes furent composés par Lord Byron à la demande de son ami le docteur Kinnaird, pour faire partie d'un recueil de mélodies hébraïques, analogues aux Mélodies Irlandaises de Tom Moore. Ils furent mis en musique par MM: Braham et Natham.


MÉLODIES HÉBRAIQUES.



I.

ELLE MARCHE PAREILLE EN BEAUTÉ.

1. Elle marche pareille en beauté à la nuit d'un horizon sans nuage, et d'un ciel étoilé. Tout ce que l'ombre et la lumière ont de plus ravissant, se trouve dans sa personne et dans ses yeux. Tendre et moëlleuse splendeur que le ciel refuse aux feux orgueilleux du jour!

2. Un trait brillant de moins, un trait obscur de plus: et moitié moindre eût été la grâce ineffable de cette ondoyante chevelure, noire comme le plumage du noir corbeau; moitié moindre la grâce de ce visage, miroir limpide des pensées douces et paisibles qui occupent une ame pure, une ame digne du plus chaste hommage.

3. Ces joues et ce front d'apparence si douce, si calme, et néanmoins si éloquente; ces sourires dont le triomphe est sûr; ces couleurs dont l'éclat éblouit, tout enfin ne révèle que des jours passés dans la vertu, un esprit en paix avec la terre, un cœur dont l'amour est innocent.

II.

HÉLAS! QU'EST DEVENUE LA HARPE DU ROYAL MÉNESTREL.

1. Hélas! qu'est devenue la harpe du royal ménestrel, la harpe du souverain des hommes, du bien-aimé du ciel, la harpe que la mélodie sacrée sanctifia par de plaintifs accens, nés du cœur--et du cœur le plus tendre! O Mélodie, redouble tes larmes: ces cordes magiques sont brisées. Naguères cette harpe adoucit les hommes aux entrailles de fer, elle leur donna les vertus qu'ils n'avaient pas. Quelle oreille fut assez sourde, quelle ame assez froide pour ne pas se réveiller, pour ne pas s'embraser au son de cette lyre, qui, bien plus que le trône, fit la puissance de David?

2. Cette harpe chanta les triomphes de notre roi; elle glorifia notre Dieu; elle éveilla les joyeux échos des vallées, força les cèdres à se courber de respect, les montagnes à tressaillir d'allégresse; elle aspira au ciel et y laissa, enfin, ses accords que depuis lors on n'entend plus ici-bas. Mais toujours la piété, mère d'un saint enthousiasme, élève l'essor de notre ame jusques à ces chants qui nous semblent venir de la voûte céleste dans des songes ravissans, que la resplendissante lumière du jour ne saurait interrompre.

III.

SI DANS CE MONDE CÉLESTE.

1. Si dans ce monde céleste, qui nous reçoit au delà des limites du nôtre, l'amour survit avec nous, si l'être chéri nous garde son cœur, si son œil est le même, hormis les larmes,--bénies soient ces sphères inconnues aux pas des mortels! Combien il serait doux de mourir à cette heure même! oui, de prendre l'essor loin de la terre, et d'anéantir toutes nos craintes dans ta lumière,--ô éternité!

2. Ainsi doit-il en être de nous. Ce n'est pas pour nous-mêmes que nous tremblons au bord de l'abîme, qu'au moment de le franchir nous nous attachons encore avec force au dernier anneau de la vie. Oh! dans cet avenir où nous allons, espérons posséder le cœur qui nous comprend, boire avec un être aimé les ondes immortelles, et lier à jamais notre ame à la sienne!

IV.

LA SAUVAGE GAZELLE.

1. La sauvage gazelle peut encore jouer et bondir sur les collines de Juda, encore boire aux sources vives qui arrosent la terre sacrée: ses pas aériens, ses regards fiers peuvent promener partout leur essor indompté 170.

Note 170: (retour)

Its airy step and glorious eye

May glance in tameless transport by:--

M.A.P. traduit: «Ses pas aériens s'arrêtent, et son œil brillant n'aperçoit autour d'elle rien qui l'effarouche

2. Là Juda vit naguère des pas aussi légers, et des regards plus brillans. Sur cette scène de délices évanouies habitait une race plus belle. Les cèdres balancent encore leurs rameaux sur le Liban; mais les vierges de Juda, plus majestueuses que les cèdres,--où sont-elles maintenant?

3. Plus heureux le palmier qui ombrage ces plaines, que les enfans dispersés d'Israël! Une fois qu'il a poussé ses racines, il reste là dans sa grâce solitaire: il ne peut abandonner le lieu de sa naissance; il ne vivra pas sur un sol étranger.

4. Mais nous, nous devons nous flétrir dans une vie errante, mourir en des contrées lointaines. Là où gît la cendre de nos pères, la nôtre ne reposera jamais. Notre temple n'a pas conservé une seule pierre, et l'insulte siége sur le trône de Sion.

V.

OH! PLEUREZ SUR CEUX...

1. Oh! pleurez sur ceux qui pleurèrent auprès des ondes de Babel, sur ceux dont le sanctuaire est ruiné, dont la patrie n'est plus qu'un rêvé. Pleurez sur le luth brisé de Juda. Deuil cruel!--L'antique séjour de leur Dieu est aujourd'hui le séjour des impies!

2. Où donc Israël lavera-t-il ses pieds, qui saignent? Quand les chants de Sion redeviendront-ils doux? Quand les mélodies de Juda réjouiront-elles encore les cœurs qui tressaillaient à cette voix céleste?

3. Tribus aux pas vagabonds et au sein haletant, comment fuirez-vous votre sort et trouverez-vous le repos? La tourterelle a son nid, le renard sa tanière, les hommes leur pays:--Israël n'a que le tombeau!

VI.

SUR LES BORDS DU JOURDAIN.

1. Sur les bords du Jourdain paissent les chameaux des Arabes; sur la colline de Sion les hommes aveuglés adressent leurs prières à une fausse divinité; l'adorateur de Baal s'agenouille sur les rochers du Sinaï:--et c'est là--grand Dieu! c'est là que tes foudres sommeillent;

2. Là--où ton doigt de feu grava les tables de pierre! là--où ton ombre éblouissante apparut à ton peuple, où toi-même tu montras ta gloire enveloppée de son manteau de flammes, toi--que nul être vivant ne peut voir sans expirer.

3. Oh! fais briller ton regard au sein des éclairs! brise la main de l'oppresseur, et arrache-lui son glaive! Combien de tems les tyrans fouleront-ils encore la terre sainte! Combien de tems encore ton temple restera-t-il sans honneur, ô mon Dieu!

VII.

LA FILLE DE JEPHTÉ.

1. Puisque notre patrie et notre Dieu.--ô mon père--demandent que ta fille expire; puisque tu achetas ton triomphe au prix de ce vœu,--frappe le sein que maintenant je te découvre moi-même.

2. La voix de mon deuil est désormais muette, les montagnes ne me reverront plus: si la main que j'aime me précipite dans la tombe, ah! je reçois le coup sans douleur.

3. Et sois bien sûr, oh! mon père,--que le sang de ta fille est aussi pur que la bénédiction que j'implore avant qu'il ne soit versé; aussi pur que la dernière pensée qui adoucit mon trépas.

4. Malgré les lamentations des vierges de Jérusalem, sois un juge, un héros inflexible! j'ai gagné pour toi une grande victoire; par moi, mon père et mon pays sont libres.

5. Quand ce sang que tu as dévoué aura arrosé la terre, quand la voix que tu aimes sera muette, puisse mon souvenir faire toujours ton orgueil! N'oublie pas que j'ai souri en mourant!

VIII.

O TOI, QUI NOUS ES RAVIE DANS LA FLEUR DE LA BEAUTÉ.

1. O toi, qui nous es ravie dans la fleur de la beauté, une tombe pesante ne chargera pas ta cendre. Mais sur le gazon qui te couvre, la rose épanouira ses corolles et devancera les autres fleurs de l'année, et le sauvage cyprès balancera son ombre mélancolique.

2. Souvent, auprès de l'onde bleue de ce ruisseau, la douleur penchera sa tête languissante, se repaîtra de profonds rêves de deuil, restera immobile et pensive, ou s'éloignera d'un pas léger,--hélas! comme si les pas des vivans pouvaient troubler les morts.

3. Nous savons que les larmes sont vaines, que la mort n'écoute ni n'entend nos plaintes. Cette pensée nous apprendra-t-elle à ne pas gémir? L'œil qui pleure un objet chéri en pleurera-t-il moins? Non.--Arrière donc, toi qui me dis d'oublier:--toi-même as les joues pâles et les paupières humides.

IX.

MON AME EST SOMBRE.

1. Mon ame est sombre.--Oh! hâte-toi de saisir cette harpe que je puis encore entendre sans déplaisir; fais-en jaillir sous tes doigts rapides ces sons délicieux auxquels je prête une oreille attendrie. S'il y a encore dans mon cœur quelque douce espérance, ces accords la ranimeront: si dans mes yeux roule encore une larme, elle s'échappera et cessera de brûler mon cerveau 171.

Note 171: (retour) Les poètes anglais parlent souvent du cerveau (brain) comme organe des facultés intellectuelles et morales: ce qui est conforme à la vérité. Nous autres Français, nous préférons mon cœur souffre, gémit, etc., mon sein, etc; expressions dues aux fausses théories des anciens, et même de quelques modernes, qui placèrent le siége de l'intelligence et des passions dans le cœur ou autres viscères. Cependant, à y bien réfléchir, il est aussi faux et ridicule de dire: «Mon cœur vous aime,» que de dire avec Homère: «Mon diaphragme vous aime (φρὴν ou φρένες).» Nous avons donc toujours traduit brain par cerveau, et non point par tête, cœur, front ou sein, comme fait M.A.P. Nous désirons, autant qu'il est en notre minime pouvoir, naturaliser en France une locution juste.

(N. du Tr.)

2. Mais choisis une mélodie sévère et grave, et ne débute point sur le ton de la joie. Je te le dis, ménestrel, il faut que je pleure: sinon, mon cœur succombera au fardeau qui l'accable, car il s'est nourri de chagrins, et a long-tems souffert dans un silence sans sommeil: aujourd'hui il est condamné à connaître un pire destin,--à se briser--ou à céder au charme de l'harmonie.

X.

JE TE VIS PLEURER.

1. Je te vis pleurer,--une épaisse et brillante larme vint couvrir cet œil bleu, et je crus voir une goutte de rosée sur la violette. Je te vis sourire,--devant toi les feux du saphir cessèrent de briller: ils ne purent rivaliser avec les étincelles vivantes qui à flots pressés rayonnaient de ta prunelle.

2. Comme le soleil donne aux nuages une aimable teinte de clair obscur, que les ombres de la nuit qui s'approche peuvent à peine bannir de l'horizon; ainsi tes sourires communiquent une joie pure au plus sombre esprit, et laissent après eux une douce lumière qui réjouit le cœur.

XI.

TES JOURS SONT ACHEVÉS.

1. Tes jours sont achevés, et ta renommée commence: enfant choisi de ta patrie, la patrie chante tes triomphes, les meurtres de ton glaive, les exploits de ton bras, les scènes de tes victoires, la liberté que tu nous as rendue.

2. Quoique tu sois tombé sur le champ de bataille, tu ne connaîtras pas la mort tant que nous serons libres. Le sang généreux qui coula de ta blessure n'a pas voulu s'abîmer sous la terre. Puisse-t-il circuler dans nos veines! puisse ton esprit animer notre sein!

3. Ton nom, quand nous chargerons l'ennemi, sera notre mot d'ordre! ton trépas, le sujet des hymnes chantés en chœur par les voix de nos vierges! Les larmes feraient injure à ta gloire: tu ne seras pas pleuré.

XII.

CHANT DE SAUL,

AVANT SA DERNIÈRE BATAILLE 172.
Note 172: (retour) Bataille donnée sur le mont Gelboé contre les Philistins. L'armée de Saül fut mise en déroute: le roi israélite pria son écuyer de le tuer, et, sur le refus de celui-ci, se plongea lui-même son épée dans le cœur.

(N. du. Tr.)

1. Chefs et soldats! si la flèche ou l'épée me perce le sein au milieu de l'armée du Seigneur,--de l'armée que je vais guider au combat,--ne prenez nul souci du corps de votre roi, poursuivez votre course, et plongez votre acier dans le sang des Philistins.

2. Écoute, toi qui portes mon bouclier et mon arc; si les guerriers de Saül tournent le dos à l'ennemi, étends-moi sur l'heure à tes pieds! tombe sur moi la mort, qu'ils n'auront osé voir face à face!

3. Adieu à tous mes soldats, hormis à toi 173, héritier de mon trône, fils de mon cœur! nous ne nous séparerons jamais. Brillant diadême, empire immense,--ou bien trépas digne d'un royal courage, voilà le sort qui nous attend aujourd'hui.

Note 173: (retour) Jonathas, fils de Saül: il périt avec son père et ses frères dans cette bataille.

(N. du Tr.)

XIII.

SAUL.

O toi dont le magique pouvoir ressuscite les morts, ordonne à l'ombre du prophète de paraître devant moi.--«Samuel, lève ta tête ensevelie. Roi, regarde le fantôme du Voyant!»--La terre s'entr'ouvrit: le spectre apparut au centre d'un nuage, mortuaire enveloppe qui fit pâlir la lumière du jour; son œil glacé par la mort n'avait plus qu'un regard terne et fixe, ses mains étaient flétries, et ses veines arides; son pied, dépouillé de sang et de nerfs, offrait à nu l'horrible blancheur de ses os; de ses lèvres immobiles et de sa poitrine qui ne respirait plus, sortit une voix sourde comme les vents renfermés dans un antre. Saül le vit, et tomba par terre, comme tombe le chêne frappé par un coup de tonnerre.

«Pourquoi trouble-t-on mon sommeil? Quel-est celui qui appelle les morts? Est-ce toi, roi d'Israël? regarde ces membres pâles et froids; ce sont les miens: tels seront les tiens demain, quand tu seras venu me rejoindre; avant la fin du jour qui se lève, tel tu seras, tel sera ton fils. Adieu, mais pour un jour! puis nous mêlerons notre poussière. Toi et ta race, tombez à terre, pâles et mourans, sous les flèches parties de tant d'arcs ennemis! à ton côté pend le glaive que ta main guidera vers ton cœur! Sans couronne, sans haleine, sans vie, tombent le fils et le père, tombe la maison de Saül!»

XIV.

TOUT EST VANITÉ,

DIT L'ECCLÉSIASTE.

1. La gloire, la sagesse, l'amour et la puissance furent à moi; j'avais jeunesse et santé: les vins les plus exquis rougissaient ma coupe, et les plus aimables attraits se prodiguaient à mes caresses. Mon cœur s'embrasait des flammes qui rayonnaient des yeux de la beauté, et je sentais mon ame s'attendrir. Tout ce que la terre peut donner, tout ce que les humains tiennent à haut prix, m'appartenait dans ma splendeur royale.

2. Parmi les jours passés que m'offre le souvenir, je cherche à compter combien de ces jours je serais tenté de passer encore au sein de tous les biens que la vie ou la terre déploie. Aucun jour ne se leva pour moi, aucune heure ne s'écoula sans mêler l'amertume au plaisir: aucun insigne du pouvoir ne me para sans me gêner.

3. Le serpent des forêts se laisse désarmer par des sortiléges et des conjurations; mais le serpent qui s'entrelace autour du cœur, oh! comment peut-on le charmer? Il n'écoutera pas la voix de la sagesse, ni ne cédera aux accens de la mélodie; mais son dard importune à jamais l'ame livrée à ce cruel ennemi.

XV.

QUAND LA MORT GLACE CETTE ARGILE SOUFFRANTE.

1. Quand la mort glace cette argile souffrante, hélas! où notre ame immortelle va-t-elle s'égarer? Elle ne peut périr, elle ne peut demeurer; mais elle fuit loin de la sombre poussière de notre corps. Alors, sans matérielle enveloppe, suit-elle pas à pas la céleste route de chaque planète? ou bien remplit-elle soudain les royaumes de l'espace, pour étendresa vue immense sur la création tout entière?

2. Éternelle, infinie, immuable, pensée invisible qui voit néanmoins toutes choses, elle contemplera et rappellera devant elle tous les phénomènes présens ou passés de la terre et des cieux. Ces traces obscures qui conservent si vaguement dans notre esprit le souvenir des années écoulées, l'ame les embrasse d'un vaste coup d'œil, et tout ce qui fut lui apparaît à la fois.

3. Elle remontera le cours des âges jusques à la création qui peupla notre globe, et plongera son regard jusque dans le chaos. Elle élèvera son vol jusques aux plus lointaines frontières du ciel: et là où l'avenir se prépare à créer ou détruire, elle étendra sa vue sur tout ce qui doit être. Tandis que le soleil s'éteindra, ou que notre système planétaire se brisera, elle restera immobile dans son éternité.

4. Au-dessus de l'amour, de l'espoir, de la haine ou de la crainte, elle vivra pure et libre de passions: pour elle, un siècle passera comme une année de la terre, les années ne dureront qu'un instant. Loin, bien loin d'ici-bas, au-dessus et au travers de toutes choses, sa pensée planera sans ailes: substance sans nom, substance éternelle, elle oubliera ce que c'est que de mourir.

XVI.

VISION DE BALTHAZAR.

1. Le roi était sur son trône, les satrapes encombraient la salle: mille flambeaux étincelans éclairaient cette magnifique fête. Mille coupes d'or, vouées naguère au culte divin chez le peuple de Juda;--oui, les vases sacrés de Jéhovah s'emplissaient de vin pour les Gentils, contempteurs de Dieu.

2. Soudain, dans cette même salle, une main appliqua ses doigts sur le mur, et se mit à écrire comme sur le sable; c'étaient les doigts d'un homme;--une main solitaire parcourait les lettres, et, comme une baguette, en suivait tous les traits.

3. A cette vue, le monarque frémit, et imposa fin à la joie. Le sang se retira de ses joues, et sa voix devint tremblante.--«Viennent les hommes de la science, les sages de la terre; qu'ils expliquent ces mots de terreur qui troublent nos royaux plaisirs.»

4. Les prophètes de la Chaldée sont habiles; mais ici leur talent est nul: inconnues leur étaient ces lettres, qui restaient toujours là, inexplicables et terribles. Les vieillards de Babylone sont sages et profonds en savoir; mais alors échoua leur sagesse: ils virent ces lettres,--et n'en surent pas davantage.

5. Un captif, jeune homme transplanté sur ce sol étranger;--entendit l'ordre du roi, et vit le vrai sens des caractères écrits sur le mur. Les lumières brillaient tout alentour; la prophétie frappait tous les regards: il la lut,--et le jour qui suivit cette nuit en prouva la vérité.

6. «Balthazar a sa tombe prête: son royaume n'est plus. Balthazar, pesé dans la balance, n'est qu'argile indigne et légère. Il aura le linceul pour manteau royal, et pour dais la pierre du sépulcre. Le Mède est à la porte du palais! le Perse, sur le trône!»

XVII.

SOLEIL DES HOMMES QUI NE PEUVENT DORMIR.

Soleil des hommes qui ne peuvent dormir! astre de mélancolie! toi, dont les rayons plaintifs répandent au loin une tremblante lumière; toi, qui éclaires les ténèbres que tu ne peux dissiper, oh! combien tu ressembles au souvenir du bonheur! Ainsi nous apparaît le passé; ainsi le reflet des jours qui ne sont plus brille-t-il encore, mais sans produire aucune chaleur; nocturne lumière que la douleur qui veille s'empresse de contempler! lumière distincte, mais lointaine;--claire, mais hélas! bien froide!

XVIII.

SI MON COEUR ÉTAIT AUSSI PERFIDE QUE TU LE PENSES.

1. Si mon cœur était aussi perfide que tu le penses, je n'aurais pas eu besoin d'errer loin de la Galilée; il ne fallait qu'abjurer ma croyance pour effacer la malédiction qui est, dis-tu, le crime de ma race.

2. Si les méchans ne triomphent jamais, alors Dieu est avec toi! si les esclaves seuls tombent dans le péché, tu es aussi pur que libre! si les proscrits d'ici-bas sont traités en bannis là-haut, vis toujours dans ta foi! mais moi, je mourrai dans la mienne.

3. Pour ma foi, j'ai perdu beaucoup plus que tu ne peux me donner; Dieu le sait, ce Dieu qui te permet de prospérer; dans sa main est mon cœur et mon espérance,--dans la tienne, mon pays et ma vie que pour lui je résigne.

XIX.

LAMENTATIONS D'HÉRODE,

APRÈS LA MORT DE MARIAMNE.

1. Oh! Mariamne! pour toi, maintenant, saigne le cœur pour lequel on a versé ton sang. La vengeance se perd dans les angoisses et les remords cruels qui succèdent à la fureur. Oh! Mariamne, où es-tu? Tu ne peux entendre ma plainte amère; ah! si tu le pouvais,--tu me pardonnerais maintenant, quoique le ciel dût être sourd à ma prière.

2. Est-elle donc morte?--ont-ils osé obéir à la frénétique colère de ma jalousie? Ma rage a commandé ma propre désolation; le glaive qui la frappa est sur moi suspendu.--Mais tu es froide déjà, toi que j'aimai, toi que j'ai assassinée! Mon sombre cœur redemande en vain celle qui, sans moi, prend son essor vers le ciel, et qui laisse, ici bas, mon ame indigne de salut.

3. Elle n'est plus, celle qui partagea mon diadême! Elle est tombée, et avec elle toutes mes joies se sont abîmées. J'ai arraché de la tige de Juda cette fleur, dont les feuilles ne revêtaient leur éclat que pour moi seul. A moi le crime, à moi l'enfer: ce sein est la proie du désespoir. J'ai bien mérité ces tortures; ces flammes qui, sans se consumer elles-mêmes, consument à jamais le coupable.

XX.

SUR LE JOUR DE LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM PAR TITUS.

1. De la dernière colline qui regarde ton dôme naguère sacré, je t'ai contemplée, ô Sion! quand tu fus livrée à Rome. Ton dernier jour était venu, et les flammes de ta ruine ont éclairé le dernier coup-d'œil que je donnai à tes murs.

2. Je regardai ton temple, je regardai ma maison, et j'oubliai un moment mon esclavage à venir. Je ne vis que l'incendie qui dévorait tes autels, et les mains trop bien enchaînées qui auraient en vain tenté la vengeance.

3. Maintes fois sur le soir, ce lieu élevé, d'où j'observais ta chute, avait réfléchi les derniers feux du jour, lorsque, monté sur le sommet, je contemplais le déclin du soleil du haut de la montagne qui brillait sur ton sanctuaire.

4. Mais en ce jour fatal j'étais sur la montagne, et ne remarquais pas les rayons du crépuscule se fondre peu à peu dans les ténèbres. Oh! plût à Dieu que les éclairs eussent flamboyé en leur place, et que la foudre eût éclaté sur la tête du conquérant!

5. Mais les dieux du Gentil ne profaneront jamais le sanctuaire où Jéhovah n'a pas dédaigné de régner: quelque dispersé, quelque outragé que puisse être ton peuple, ô père céleste! nos adorations ne sont que pour toi!

XXI.

SUR LES RIVES DE BABYLONE

NOUS NOUS ASSIMES ET PLEURAMES.

1. Nous nous sommes assis auprès des ondes de Babylone, et, nous avons pleuré en songeant à ce jour où notre ennemi, teint du sang qu'il répandit à flots, fit des hauts lieux de Jérusalem sa misérable proie, où vous-mêmes, hélas! filles désolées de Sion, fûtes dispersées et fondîtes en larmes.

2. Tandis que nous contemplions tristement la rivière qui roulait ses libres flots sous nos regards; les tyrans nous demandèrent un cantique: mais l'étranger n'obtiendra jamais ce triomphe. Oh! puisse ma main droite se flétrir pour toujours, avant qu'elle n'ébranle pour l'ennemi les cordes de notre noble harpe.

3. Cette harpe est suspendue aux rameaux du saule: pour résonner, elle a besoin de liberté, ô Jérusalem! L'heure où périt ta gloire ne m'a laissé de toi que ce gage unique: jamais je n'en mêlerai la douce mélodie à la voix de ton désolateur.

XXII.

LA DESTRUCTION DE SENNACHÉRIB.

1. L'Assyrien fondit sur nous comme le loup sur la bergerie: ses cohortes étaient resplendissantes de pourpre et d'or; leurs lances brillaient, comme les étoiles de la nuit brillent sur la mer qui frappe de ses vagues bleues les rivages de la Galilée.

2. Comme les feuilles de la forêt, lorsque règne la verdure d'été, ainsi parut un soir cette armée avec ses bannières déployées: comme les feuilles de la forêt lorsque la bise d'automne a soufflé, ainsi le lendemain cette armée joncha-t-elle le sol, toute flétrie et dispersée.

3. Car l'ange de la mort étendit ses ailes sur le vent, et dans son rapide passage frappa de son haleine la face de l'ennemi. Les yeux des guerriers endormis s'éteignirent et se glacèrent: leurs cœurs ne battirent qu'une fois, et se reposèrent pour toujours.

4. Là gisait le coursier dont les naseaux, largement ouverts, avaient cessé d'aspirer l'air avec orgueil: l'écume de sa bouche agonisante blanchissait le gazon, froide comme les bouillons de la vague qui se brise contre le roc.

5. Là gisait le cavalier roide et pâle, le front humide de rosée, la cuirasse rongée de rouille. Les tentes étaient muettes, les étendards abandonnés, les lances immobiles, la trompette silencieuse.

6. Les veuves d'Assur poussent mille cris de douleur; les idoles sont brisées dans le temple de Baal: la puissance des Gentils, sans être atteinte par le glaive, s'est fondue comme la neige devant le regard du Seigneur.

XXIII.

EXTRAIT DE JOB.

1. Un esprit a passé devant moi: j'ai vu face à face l'immortalité dévoilée;--un profond sommeil ferma tous les yeux, hormis les miens:--il m'apparut--l'esprit immatériel,--mais divin: la chair qui entoure mes os frissonna d'une sainte terreur; mes cheveux inondés de sueur se dressèrent sur ma tête, et voici ce que j'entendis:

2. «L'homme est-il plus juste que Dieu? L'homme est-il plus pur que celui qui ne croit pas les séraphins eux-mêmes exempts de péril? Créatures d'argile!--êtres vains qui habitez dans la poussière! les vers vous survivent;--êtes-vous donc plus justes! Choses d'un jour, vous vous flétrissez avant la nuit! Race insouciante et aveugle, à laquelle la sagesse prodigue en vain sa lumière!»

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