Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05
Title: Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05
Author: Baron George Gordon Byron Byron
Annotator: Thomas Moore
Translator: Paulin Paris
Release date: February 14, 2009 [eBook #28082]
Most recently updated: June 28, 2020
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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de France (BnF/Gallica)
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
Traduction Nouvelle
PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
TOME CINQUIÈME.
Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.
1831.
NOTES DU TRANSCRIPTEUR:
1. Les renvois en bas de page étant de trois catégories, il nous a semblé que renuméroter les notes en séquence numérique pourrait créer de la confusion. Nous avons donc utilisé les formats suivants:
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LE GIAOUR,
FRAGMENT D'UNE
HISTOIRE TURQUE.
One fatal remembrance--one sorrow that throws
Its bleak shade alike o'er our joys and our woes--
To which life nothing darker nor brighter can bring,
For which joy hath no balm--and affliction no sting.
(Moore.)
Un fatal souvenir,--un chagrin qui jette son ombre noire sur nos joies comme sur nos douleurs,--auquel la vie ne peut rien apporter de plus sombre ni de plus brillant, pour lequel la joie n'a pas de charme--et l'affliction pas d'amertume.
A
SAMUEL ROGERS, ESQ.
Comme une légère, mais très-sincère marque d'admiration pour son génie, de vénération pour son caractère, et de gratitude pour son amitié,
CETTE PRODUCTION EST DÉDIÉE
Par son obligé et affectionné serviteur,
BYRON.
AVERTISSEMENT.
L'histoire qu'offrent ces fragmens décousus est fondée sur des circonstances moins communes maintenant dans l'Orient qu'autrefois, soit parce que les femmes y sont plus circonspectes que dans les vieux tems, soit parce que les chrétiens sont plus heureux ou moins entreprenans. L'histoire, lorsqu'elle était complète, contenait les aventures d'une femme esclave, qui fut jetée dans la mer, à la manière des Turcs, pour infidélité, et vengée par un jeune Vénitien, son amant, dans le tems que les Sept Iles étaient possédées par la république de Venise, peu de tems après que les Arnautes eurent été chassés de la Morée qu'ils avaient ravagée après l'invasion russe. La désertion des Maïnotes, à qui le pillage de Misitra avait été refusé, fit abandonner cette entreprise, et causa le ravage de la Morée, durant lequel la cruauté exercée de part et d'autre est restée sans exemple, même dans les annales des Croyans.
LE GIAOUR.
Aucun souffle d'air léger pour rider la surface des flots qui se déroulent sous le tombeau de l'Athénien; ce tombeau g1 qui, apparaissant sur le rocher, salue le premier le navire rentrant dans le port, en dominant la contrée qu'il sauva en vain: quand un semblable héros, reparaîtra-t-il sur la terre?
...................................................................................................Beau climat! où chaque saison sourit avec amour sur ces îles fortunées qui, vues des hauteurs du lointain Colonna, réjouissent le cœur ému par ce délicieux spectacle, et prêtent un charme à la solitude. Là, gracieusement ondulée, la surface de l'Océan réfléchit les teintes des pics nombreux dont l'image est reproduite par les vagues souriantes qui baignent ces Édens de l'Orient; et si parfois une brise passagère vient à rompre le cristal des flots, ou détache une fleur des arbres du rivage, qu'il est ravissant chaque souffle d'air qui réveille et emporte avec lui les plus doux parfums! Car c'est là--sur les collines ou dans les vallées, que la rose, sultane du rossignol g2, la vierge pour laquelle il fait entendre sa mélodie et ses mille chants d'amour, fleurit en rougissant aux histoires de son amant harmonieux: la reine des jardins, sa reine, sa rose, non courbée par les vents, non glacée par les neiges, loin des hivers du nord, caressée par les brises de chaque saison, renvoie, en doux encens vers le ciel, les parfums que lui a donnés la nature, et embellit, par ses brillantes couleurs et ses soupirs odorans, ces cieux qui semblent lui sourire. Là brillent maintes fleurs printannières; maint ombrage invite à l'amour, maintes grottes invitent au repos, en même tems qu'elles servent d'asile au pirate dont la barque, cachée sous l'abri protecteur, guette l'arrivée d'une proue pacifique, jusqu'au moment où la guitare du joyeux marinier g3 se fait entendre, et où l'étoile du soir se montre à l'horizon. Alors, voguant avec leurs rames enveloppées, et protégés par les rochers du rivage, les voleurs nocturnes fondent sur leur proie, et aux chants de joie font succéder les plaintifs gémissemens.
Il est étrange que là où la nature s'est plu à répandre ses dons comme pour le séjour des dieux, et à faire briller tous ses charmes dans ce paradis enchanté, l'homme amant de la destruction, veuille le changer en désert, et foule aux pieds, pareil à la brute, ces fleurs qui ne demandent pas les soins d'une main laborieuse pour croître sur cette terre féconde, mais qui fleurissent comme pour prévenir les soins de l'homme, et qui, dans leurs séduisantes caresses, ne veulent--qu'être épargnées! Il est étrange--que là ou tout est en paix, les passions triomphent dans leur orgueil, et la rapine étende son cruel et sanguinaire empire. C'est comme si les démons prévalaient contre les séraphins glorieux, et, assis sur les trônes célestes, rendaient ces anges libres héritiers de l'Enfer; aussi douce est cette contrée formée pour le bonheur, aussi maudits sont les tyrans qui l'oppriment et la désolent!
Celui qui s'est penché sur--le cadavre d'un être expiré avant que le premier jour de la mort soit enfui, le premier sombre jour du néant, le dernier du danger et de la détresse (avant que les doigts dévorans de la destruction aient effacé les traits où la beauté respire encore), et a remarqué l'air doux et angélique, l'extase du repos qui est là, les traits fixes, quoique tendres, qui relèvent la langueur d'une paisible joue, et--mais pour cet œil triste et voilé qui ne brûle plus, ne sourit plus, ne pleure plus; pour ce front immobile et froid où l'apathie g4 de la mort effraie le cœur désolé de celui qui le contemple, comme s'il avait le pouvoir de lui faire partager le destin qu'il redoute et dont il ne peut cependant se détacher: oui! pour ces choses, et ces choses-là seules, pendant quelques momens--une heure traîtresse,--il pourrait mettre en doute le pouvoir tyrannique du trépas; tant est beau, tant est calme, tant est doux, le premier, le dernier, aspect révélé par la mort g5!
Tel est aussi l'aspect de ce rivage: c'est la Grèce; mais la Grèce qui n'a plus de vie! si froidement douce, si tristement belle, que nous tressaillons, car l'ame manque là! Son charme est celui de la mort qui ne disparaît pas entièrement avec le souffle de la vie; mais c'est une beauté qui a cette fleur sinistre, cette couleur appartenant à la tombe, dernière et fugitive lueur de l'expression, auréole dorée qui plane sur une ruine, le rayon d'adieu du sentiment qui n'est plus! étincelle de cette flamme d'une origine peut-être céleste, qui éclaire encore, mais qui n'échauffe plus désormais sa terre chérie!
Patrie des braves échappés à l'oubli! dont le sol, depuis les plaines jusqu'aux cavernes des montagnes, fut l'asile de la liberté, ou le tombeau de la gloire! temple des héros loc1! se peut-il que ce soit là tout ce qui reste de toi? Approche, esclave timide et rampant; dis, ne sont-ce pas là tes Thermopyles? Ces ondes bleues qui s'étendent au loin, ô race dégénérée d'un peuple libre! dis, quelles sont-elles? quels sont ces rivages? N'est-ce pas le golfe, n'est-ce pas le rocher de Salamine? Ces lieux célèbres, leur histoire qui n'est pas inconnue au monde, ô Grecs! levez-vous, et faites-en de nouveau votre patrie! Cherchez parmi les cendres de vos pères les étincelles du feu divin qui les embrasait; et celui qui expirera dans le combat ajoutera à leurs noms un nom terrible qui fera trembler la tyrannie: il laissera à ses fils une espérance, une renommée pour lesquelles ils mourraient plutôt que de les livrer au déshonneur; car le combat de la liberté une fois commencé, le père expirant en lègue le triomphe à son fils, triomphe qui succède toujours à toutes les défaites. O Grèce! tes pages vivantes en sont témoins, et attestent la gloire de tes siècles immortels! Tandis que tes rois enfouis dans l'obscurité poudreuse des âges ont laissé une pyramide sans nom, tes héros, malgré les ravages du tems qui a renversé la colonne monumentale de leurs tombes, ont encore un monument plus imposant, les montagnes de leur terre natale! Là, la muse montre aux regards des étrangers les tombeaux de ceux qui ne peuvent mourir!--Il serait trop long de rappeler, et trop pénible de retracer l'histoire et la description de chaque lieu célèbre, depuis ses tems de splendeur jusqu'à ses jours de misère: assez--aucun ennemi étranger n'a pu dompter ton courage, jusqu'à ce qu'il se soit flétri lui-même. Oui! un abaissement, une dégradation volontaires, ont aplani la route aux chaînes honteuses de l'esclavage, à la domination des tyrans.
Note loc1: (retour) Shrine of the mighty!Que peut-il raconter celui qui foule aujourd'hui tes rivages? Aucune histoire de tes vieux tems, aucun sujet capable d'inspirer à la muse un essor aussi élevé que celui des jours qui ne sont plus, lorsque l'homme était digne de ton climat.
Les cœurs nourris dans tes vallées, les ames ardentes qui auraient pu conduire tes enfans à des actions héroïques et sublimes, rampent, depuis le berceau jusqu'à la tombe, esclaves--oui! esclaves d'un esclave g6! et sourds, excepté à la voix du crime, couverts de tous les vices qui souillent l'humanité et font descendre l'homme au-dessous de la brute, sans avoir même le mérite d'une sauvage vertu, du courage opprimé, mais indompté d'un homme libre. Ils portent encore dans les ports voisins leurs ruses proverbiales et leur ancienne astuce. C'est en cela que l'on reconnaît encore ce Grec subtil; et c'est en cela, en cela seul qu'il a conservé son ancien renom. En vain, la liberté ferait-elle un appel au courage pour briser son joug, ou pour relever le cou qui semble courtiser son esclavage: je cesse de plaindre ces malheurs.
Cependant cette histoire sera une histoire plaintive; et ceux qui l'entendront croiront sans peine que celui qui l'entendit pour la première fois en fut touché.
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Lointaines, sombres et se projetant sur la mer bleue, les ombres des rochers font tressaillir, le pêcheur dont elles frappent les regards, comme la barque d'un pirate des îles ou d'un Maïnote. Craignant pour son léger caïque, il évite l'anse prochaine et périlleuse; quoique abattu et harassé par ses travaux, et surchargé de son heureuse pêche, il vogue lentement, à force de rames, jusqu'à ce que le rivage sûr du port Léone le reçoive à la lueur délicieuse de l'astre qui embellit de tant de charmes une nuit orientale.
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Quel est celui qui accourt sur un coursier noir, bride abattue, au galop retentissant comme un tonnerre? Le bruit des fers et les coups de fouet répétés font retentir les échos des cavernes d'alentour. L'écume qui couvre les flancs du coursier semble être celle des vagues de l'Océan: bien que les flots de la mer soient tranquilles et comme abîmés dans le calme, il n'en est point dans le sein du cavalier; le murmure de la tempête qui se prépare est encore plus calme que ton cœur, ô jeune Giaour g7! Je ne te connais point, je hais ta race; mais je découvre dans tes traits quelque chose que le tems ne pourra que fortifier et non effacer. Quoique jeune et pâle, ce front blême est sillonné par les passions; quoique tenant fixé vers la terre ton œil farouche, et que tu passes comme un météore, je vois bien dans toi un de ceux que des fils d'Othman devraient faire périr ou éloigner de leur demeure.
Loin,--loin,--il fuit, et mes regards étonnés le suivent à peine; et quoique, semblable à un démon de la nuit, il ait passé et se soit évanoui à ma vue, son aspect et son maintien ont laissé dans mon ame un souvenir de trouble et de confusion, et les pas retentissans de son coursier noir résonnent encore à mon oreille étonnée. Il pique vivement de l'éperon; il approche de ce rocher escarpé qui projette son ombre sur l'abîme; il en fait rapidement le tour; il galope sur ses bords. Le rocher l'eut promptement dérobé à ma vue, car je sentis bien que j'étais désagréable à celui qui cherchait à éviter tout regard indiscret; et il n'est pas une étoile qui ne paraisse trop brillante à celui qui s'échappe à une heure si étrange. Il s'éloigne rapidement; mais avant de disparaître, il lance un dernier regard en arrêtant un moment son coursier qui bondit, et respire un moment dans sa course ralentie; un instant il se dresse sur ses arçons.--Que regarde-t-il dans le bois d'olivier? Le croissant brille sur la colline; les hautes lampes de la mosquée brûlent encore: quoique trop éloigné pour entendre le bruit du lointain tophaïque g8 répété par l'écho, on aperçoit les éclairs de chaque joyeuse détonnation, qui prouvent le zèle des religieux musulmans. Ce soir, le dernier soleil du Ramazan s'est couché; ce soir commence la fête du Baïram loc2; ce soir--mais qui es-tu? qu'as-tu fait, toi, au vêtement étranger, au front terrible? Que te font ces jeux, ces fêtes, pour t'arrêter ainsi ou pour fuir?--Il s'arrête encore.--Quelque frayeur légère se peignait sur son visage; bientôt l'expression de la haine la remplaça. Elle ne se manifesta point avec la rougeur subite d'une colère passagère, mais avec une pâleur semblable au marbre de la tombe, dont la funèbre blancheur augmente encore les sombres teintes. Son front était penché, son œil avait un éclat vitreux; il leva son bras avec un mouvement menaçant de fierté, en frappant rudement de la main, ne sachant s'il devait retourner ou fuir. Impatient de sentir différer sa fuite rapide, le noir coursier pousse un lourd hennissement.--La main du cavalier retomba sur la garde de son sabre; ce hennissement a dissipé sa rêverie, comme le cri du hibou réveille un homme en sursaut.--L'éperon s'enfonce dans le flanc du coursier; il part avec la rapidité d'un djerrid g9 lancé dans les airs par une main puissante; le rocher est dépassé, et le rivage ne retentit plus de ses pas rapides; la crête est franchie, on ne voit plus le cimier et le front altier du chrétien. Ce n'était que pour un instant qu'il avait contenu l'ardeur de son vigoureux coursier; ce n'était que pour un instant qu'il s'était arrêté; et tout-à-coup il avait redoublé de vitesse comme s'il avait été poursuivi par la mort. Mais dans cet instant, des hivers de souvenirs semblaient avoir passé sur son ame, et rassemblé, dans cette seconde loc3 de tems, une vie de peine, un siècle de crimes. Pour celui qu'agitent l'amour, la haine, ou la crainte, un tel moment accumule toutes les douleurs passées. Alors qu'éprouva-t-il, l'inconnu, accablé qu'il fut par tout ce qui peut le plus déchirer le cœur? Cette halte qui décida sa destinée, oh! qui pourra mesurer sa durée terrible! Quoique, dans les registres du tems, elle soit comme imperceptible, elle fut une éternité pour sa pensée! car elle est infinie comme l'espace incommensurable, la pensée que le sentiment peut embrasser, et qui peut comprendre en lui-même des maux sans nom, sans espérance, ou sans fin!
Note loc2: (retour) Carême turc.Note loc3: (retour) En anglais, drop, goutte.L'heure est passée; le Giaour est déjà loin; a-t-il fui seul ou succombé seul? Maudite soit l'heure de son arrivée ou de sa fuite: la malédiction, pour le péché d'Hassan, a changé un palais en tombeau. Il vint, le Giaour, il passa comme le simoun g10, cet avant-coureur de la désolation et de la mort, sous le souffle dévorant duquel les cyprès même s'anéantissent;--arbre sombre, et encore triste lorsque les autres douleurs sont évanouies; seul fidèle aux souvenirs passagers de la mort.
Le coursier a disparu de l'étable déserte; on ne voit plus d'esclaves dans les salles du palais d'Hassan. L'araignée solitaire couvre les murs de sa toile grisâtre; la chauve-souris bâtit son nid dans son harem; et le hibou s'est emparé de la plus haute tour de son château fort: le dogue sauvage, tourmenté de soif et de faim, hurle sur les bords de ses bassins desséchés; car le ruisseau a disparu de son lit de marbre, où maintenant les ronces croissent sur une poussière désolée. Il était beau jadis de le voir se jouer dans cette enceinte, et chasser la chaleur étouffante du jour, en faisant jaillir en haut sa rosée d'argent dans des tourbillons fantastiques, et en répandant dans l'air, et sur le vert gazon, une délicieuse fraîcheur. Il était doux, quand des étoiles sans nuages brillaient dans les cieux, de voir des vagues de lumière se projeter sur ce marbre, d'entendre, la nuit, la mélodie de ces ondes! L'enfance d'Hassan avait souvent joué sur les bords de cette cascade; et souvent, sur le sein de sa mère, il s'était endormi au bruit harmonieux des vagues. La jeunesse d'Hassan avait été souvent bercée, sur ces bords, par les chants de la beauté; et chaque accord harmonieux semblait plus harmonieux encore mêlé à la voix d'Hassan. Mais jamais la vieillesse d'Hassan ne viendra se reposer sur ces bords à la chute du crépuscule: la source qui alimentait ce ruisseau est tarie.--Le sang qui échauffait son cœur est versé! Jamais aucune voix humaine ne fera entendre ici des accens de rage, de regrets ou de plaisir. Les derniers et tristes sons qu'ait répétés l'écho furent les lamentations funèbres d'une femme; et ces sons expirèrent dans le silence!--Tout est muet!--excepté, parfois, la jalousie que le vent agite. Que la tempête, retentisse, que la pluie tombe par torrens, aucune main ne viendra désormais fermer les ouvertures de ce château.
Ce serait une joie pour le voyageur de découvrir, sur ces sables déserts, les pas grossiers d'un homme, --tellement que la voix même de la douleur réveillât un écho consolateur. Au moins elle lui dirait: «Tout n'est pas mort en ces lieux, la vie murmure encore, bien qu'elle soit le soupir d'un seul.--Car de nombreux appartemens dorés étalent encore ici une splendeur que la solitude semble devoir oublier; dans ce palais, la destruction a opéré lentement son œuvre dévorante;--mais la sombre désolation est assise sur le seuil de la porte, que le fakir loc4 lui-même n'oserait plus franchir. Là, le derwiche loc5 errant ne voudrait pas s'arrêter, car la charité hospitalière n'est plus là pour le recevoir; l'étranger, harassé de fatigues, ne viendra plus s'y reposer pour y bénir «le pain et le sel sacré g11.» La richesse et la pauvreté passent également aux environs avec la même insouciance; car la politesse hospitalière et la charité bienveillante ont disparu avec Hassan, tombé sur les montagnes. Son toit, qui était le refuge de l'homme, est devenu l'antre affamé du désespoir.
Note loc4: (retour) Moine turc.Note loc5: (retour) Moine mendiant.L'hôte a fui la salle de festin, et les vassaux leurs travaux champêtres, depuis que le sabre de l'infidèle a fendu le turban de la tête d'Hassan g12.
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J'entends un bruit de marche qui approche, mais aucune voix n'arrive à mon oreille. Il s'approche davantage;--je puis distinguer chaque turban, et chaque ataghan au fourreau d'argent g13. Le chef de la troupe se distingue; c'est un émir à la robe verte g14. «Ho! qui es-tu?--Cet humble salem g15 vous dit que je suis un croyant. Le fardeau que vous portez avec tant d'attention semble réclamer tous vos soins, et, sans doute, c'est une précieuse cargaison. Mon humble barque est toute prête pour la recevoir.
--Tu parles convenablement; démarre ton esquif, et emmène-nous loin de ce rivage silencieux. Laisse déployée ta voile, et vogue à force de rames. Au milieu de cette baie entourée de rochers, où les eaux sombres et emprisonnées dorment dans un calme profond, ta tâche sera finie.--Nous y sommes.--Tu as ramé à merveille; notre course a été rapide; cependant c'est le plus long voyage, je pense, qu'un de...»
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L'objet mystérieux fut plongé dans les flots, et s'enfonça lentement; la vague calme roula doucement jusqu'au rivage. Je veillais attentivement sur ce qui avait été précipité, et il me sembla un instant, par le mouvement du courant, que quelque chose s'était comme débattu..... ce n'était qu'un rayon de la lune qui se réfléchissait sur le courant. Je ne cessai de prêter mon attention à cette scène singulière que lorsque l'objet qui la causait eut disparu totalement à ma vue, comme une pierre lancée dans l'onde, qui laisse après elle un tournoiement passager se rétrécissant de plus en plus, et forme comme une tache blanche, perle aqueuse qui se moque de l'œil qui la contemple. Tous les secrets sont ensevelis et dorment sous les ondes, connus seulement des génies de l'abîme, qui, tremblans dans leurs grottes de corail, n'osent en rien murmurer aux vagues.
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Comme on voit, dans les prairies émaillées du Kachemire, la reine des papillons g16 s'élever sur ses ailes de pourpre, en invitant le jeune enfant à la poursuivre, en le promenant de fleurs en fleurs pendant une heure inutile et laborieuse; elle le quitte pour s'envoler dans les airs, en lui laissant le cœur déchiré et les yeux pleins de larmes: ainsi la beauté se joue du jeune homme échappé de l'enfance, brillante aussi et volage comme elle: chasse d'espérances et de craintes frivoles, commencée dans la folie et terminée dans les larmes. Si toutes deux elles se laissent prendre, le malheur attend la reine des papillons et la jeune fille; une vie de peines, la perte de la tranquillité; l'une est le jouet de l'enfant, l'autre, le caprice de l'homme: ce bijou charmant, recherché avec tant d'ardeur, perd son charme dès qu'il est obtenu; car chaque attouchement caressant fait disparaître ses plus brillantes couleurs, jusqu'à ce que charme, couleurs, beauté, étant évanouis, on le laisse s'envoler ou on l'abandonne sans compassion. L'aile blessée, ou le cœur déchiré, hélas! dans quel lieu l'une et l'autre de ces victimes pourront-elles trouver un asile? Celle-ci, avec son aile abattue, pourra-t-elle voltiger de la rose à la tulipe comme dans ses jours de liberté? ou la beauté, flétrie dans une heure, pourra-t-elle retrouver son bonheur et sa joie dans sa retraite profanée? Non: les insectes joyeux qui passent près de celui qui va mourir, ne le couvrent jamais de leurs ailes. Les aimables et jeunes beautés sont compatissantes pour toutes les fautes, excepté pour celles de leurs semblables; tous les malheurs peuvent attendre d'elles une larme, excepté la honte d'une sœur abusée.
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Le cœur qui se nourrit des remords du crime ressemble au scorpion environné de flammes, dans un cercle qui se rétrécit à mesure qu'elles font des progrès. Les flammes resserrent le prisonnier jusqu'à ce que, consumé intérieurement par mille dards brûlans, et se torturant dans sa rage, il ne voie plus qu'une seule et triste ressource contre ses cruelles douleurs: le dard venimeux qu'il conservait pour ses ennemis, et dont le venin n'avait jamais été vainement lancé; ce dard qui ne cause qu'une douleur et guérit tous les maux, il le tourne contre lui-même dans un accès de désespoir: ainsi expire celui qui a l'ame noire et déchirée de remords loc6, ou il vit, comme le scorpion, environné de flammes dévorantes g17. Ainsi se ronge celui que le remords dévore; maudit sur la terre, condamné par le ciel, les ténèbres sont sur sa tête, et le désespoir à ses pieds; autour de lui est un cercle de flammes, et dans son sein--la mort!
Note loc6: (retour) The dark in soul!........................................................................
Le sombre Hassan fuit de son harem, il n'arrête ses regards sur les charmes d'aucune femme: la chasse inaccoutumée l'occupe uniquement désormais; et cependant il ne partage aucune joie du chasseur. Hassan n'était point ainsi habitué à courir dans les bois, lorsque Leïla habitait son sérail. Leïla ne l'habiterait-elle plus?--c'est ce qu'Hassan seul pourrait dire. D'étranges rumeurs se sont répandues dans la ville à ce sujet: on dit que Leïla s'enfuit dans cette soirée où se coucha le dernier soleil du Ramazan g18, et où l'éclat d'un million de feux allumés au sommet des minarets proclamait la fête du Baïram dans l'immense Orient. Ce fut alors qu'elle s'éloigna comme pour aller au bain, et qu'elle rendit inutiles et vaines les recherches et la colère d'Hassan. Dans le déguisement d'un page géorgien, elle avait trompé l'active surveillance des gardes du palais, et, loin de la tutelle musulmane, elle est allée s'en venger dans les bras d'un infidèle Giaour.
Quelque chose de ce récit avait fait naître les soupçons d'Hassan; mais Leïla paraissait encore si tendre, elle lui paraissait encore si belle, qu'il eut trop de confiance dans l'esclave dont la trahison méritait la mort. Ce soir même il s'était rendu à la mosquée, et de-là il était allé assister à une fête qu'il donnait dans son kiosque. Telle est l'histoire que racontent ses Nubiens, dont la surveillance aurait dû être plus active; mais d'autres disent que cette nuit même, à la pâle et tremblante lumière de Phingari g19, le Giaour avait été vu seul sur son coursier d'un noir de jais, galopant à force d'éperons le long du rivage; il n'emportait en croupe derrière lui aucune jeune fille, aucun page.
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Ce serait vainement que j'essaierais de décrire le charme de l'œil noir de Leïla; regardez ceux de la gazelle, ils aideront admirablement votre imagination. Ceux de Leïla étaient aussi larges (ou fendus); aussi languissamment noirs, mais l'ame s'échappait de chaque étincelle qu'ils dardaient sous leurs sourcils arqués, aussi brillans que les joyaux de Giamschid g20.
Oui, son ame se peignait dans ses regards; notre prophète pourrait-il dire que cette forme si belle n'était rien qu'une argile brillante? Par Allah! je répondrais non, quand même je serais sur la fameuse arche d'Al-Sirat g21 jetée sur la mer de Flamme, avec la perspective du paradis sous mes yeux, et toutes ses houris qui me feraient signe d'y entrer. Oh! celui qui a connu l'éclat des yeux de Leïla pourrait-il ajouter foi à cette partie de sa croyance g22, qui dit que la femme n'est que poussière, un jouet sans ame destiné aux caprices sensuels d'un tyran? Les Muftis, en la contemplant, auraient pu avouer que la divinité brillait dans ses regards. Les jeunes fleurs pourprées de la grenade jetaient sur les belles et fraîches couleurs de ses joues un éclat toujours nouveau g23; sa chevelure d'hyacinthe g24 était flottante, et, au milieu de ses suivantes qu'elle dominait de toute sa beauté, elle en laissait descendre les boucles jusqu'au pavé de marbre sur lequel ses pieds brillaient plus blancs que la neige des montagnes avant que les nuages qui lui ont donné naissance ne soient tombés sur la terre, et n'y aient amassé des souillures.
Le jeune cygne s'avance noblement sur la surface de l'onde; ainsi marchait sur la terre la belle fille de Circassie, l'aimable oiseau du Franguestan g25! Comme le cygne relève sa tête élancée, et frappe l'onde de ses ailes orgueilleuses, quand un étranger passe sur les bords de son domaine; ainsi Leïla élevait un cou plus blanc que celui du cygne:--ainsi, armée de sa beauté, elle eût repoussé avec dignité un regard indiscret; aussi noble et aussi gracieuse était sa démarche! Son cœur était aussi tendre pour son compagnon.--Son compagnon, terrible Hassan, quel était-il? Hélas! ce nom n'était pas fait pour toi! Le terrible Hassan est parti en voyage, accompagné de vingt vassaux, chacun armé, comme il convient le mieux à un homme, d'arquebuse et d'ataghan; le chef les précède, équipé comme pour la guerre: il porte à sa ceinture le cimeterre teint autrefois du meilleur sang arnaute, quand les rebelles se révoltèrent, et que peu d'entre eux s'en rétournèrent dans leurs foyers pour raconter l'histoire de ceux qui étaient tombés dans la vallée de Parne. Les pistolets qu'il porte à sa ceinture sont ceux dont un pacha fit autrefois usage, et que maintenant, quoique ornés de pierreries et bosselés d'or, des voleurs trembleraient même de regarder. On dit qu'Hassan est allé chercher une fiancée, plus fidèle que celle qui à abandonné sa couche, l'esclave coupable qui a déserté son harem, et plus coupable de l'avoir déserté pour un Giaour!
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Les derniers rayons du soleil sont descendus sur la colline, et étincellent dans le courant du ruisseau, dont les ondes fraîches et limpides reçoivent les bénédictions des montagnards. Ici le négociant grec, fatigué de ses longues marches, peut trouver ce repos que l'on chercherait vainement dans les cités où sa demeure est trop voisine de celle de ses maîtres, ce qui lui inspire de la terreur pour ses secrètes richesses.--Il peut se soustraire ici à tous les regards. Dans la foule, c'est un esclave; dans le désert, il est libre; il peut ici souiller d'un vin défendu la coupe qu'un bon Musulman ne doit jamais vider.
Le premier de la troupe est un Tartare qui se distingue par son manteau jaune; les soldats le suivent dans un long défilé. Au-dessus d'eux, la montagne élève un pic où les vautours aiguisent leurs becs avides de carnage; ils pourront se repaître dans un grand festin avant que l'aurore du matin ait brillé. En bas, un torrent d'hiver a reculé devant les rayons brûlans de l'été, et a laissé un lit noir et dépouillé de verdure, excepté quelques broussailles qui ne naissent que pour périr aussitôt. Chaque côté, qui forme un sentier, est couvert de débris de granit raboteux et grisâtre, arrachés par le tems, ou par la foudre des montagnes, de ces sommets enveloppés des brouillards du ciel; car où est celui qui a contemplé le pic de Liakura dégagé de ces voiles éternels?
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L'émir et sa troupe ont enfin atteint le bois de sapins: «Bismillah 26! le moment du péril est passé, car la plaine se découvre à nos yeux, et quand nous y serons parvenus, nous piquerons nos chevaux des éperons.» Ainsi parle le Tchiaous, et à peine a-t-il cessé qu'une balle siffle sur sa tête. Le Tartare qui conduisait la troupe mord la poussière! Les cavaliers d'Hassan n'ont que le tems de saisir la bride et de descendre promptement de cheval; mais trois d'entre eux n'y rémonteront plus; l'ennemi qui porte, les blessures mortelles est invisible; le moribond demande en vain vengeance. Le poignard hors du fourreau, la carabine à la main, quelques-uns d'entre eux restés sur leurs coursiers se penchent pour éviter lès balles, à moitié protégés par leur monture; d'autres fuient derrière le rocher le plus voisin qui les défend des coups invisibles, ne voulant point rester exposés à périr par les flèches d'ennemis inconnus qui n'osent pas quitter leur retraite sûre des rochers. Le sévère Hassan dédaigne seul de descendre de son cheval, et poursuit sa course jusqu'à ce qu'une décharge de carabines l'avertît trop sûrement que le clan de brigands s'est emparé de la seule issue qui pouvait laisser échapper leur proie.
Alors sa moustache g27 se recourbe avec colère, et son œil étincelle d'un fier courroux: «Quoique les balles sifflent de toutes parts, dit-il, j'ai échappé à une, heure plus sanglante que celle-ci.» Dans cet instant l'ennemi quitte son embuscade et crie aux vassaux d'Hassan de se rendre. Mais le front d'Hàssan et un mot terrible sont plus redoutés que le sabre ennemi. Aucun homme de la troupe ne rendra sa carabine ou son ataghan, et n'élèvera le lâche cri: Amaun g28! Les ennemis apparaissent plus nombreux, s'approchent de plus en plus, et, débusquant du bois, arrivent ceux qui se plaisent dans les charges avancées. Quel est celui qui les commande armé d'un fer étranger et étincelant dans sa main puissante? «C'est lui! c'est lui! je le connais maintenant; je le reconnais à son front pâle, je le reconnais à cet œil méchant g29, qui favorise ses envieuses trahisons; je le reconnais à son noir coursier, quoique déguisé sous un costume d'Arnaute; apostat de sa propre et vile croyance, ce titre ne le sauvera pas de la mort. C'est lui! rencontre heureuse et désirée! Perds l'amour de Leïla, maudit Giaour!»
Comme un fleuve se précipite dans l'océan, en roulant ses eaux écumantes; comme lés vagues de la mer se soulèvent en colonnes azurées pour repousser au loin avec orgueil le courant qui lutte avec ses ondes écumantes; tandis que l'abîme tournoyant, et les vagues qui se brisent, soulevées par le vent impétueux de l'hiver, s'épuisent en terribles mugissemens, et qu'à travers l'écume blanchâtre, le fracas du tonnerre, les éclairs des ondes reluisent d'une blancheur effrayante sur le rivage, qu'ils brillent et se brisent sous la rame; ainsi, comme le fleuve et l'océan se rencontrent avec des vagues qui sont en fureur de se mêler;--ainsi se joignent deux troupes qu'une même haine, un même destin, une même fureur anime. Le cliquetis des sabres qui se heurtent, les cris de guerre qui frappent l'oreille épouvantée, les détonnations retentissantes, le bruit de la mêlée, de la fusillade, les gémissemens des mourans sont répétés par l'écho de la vallée plus accoutumée aux refrains du pasteur. Quoique peu nombreux,--les combattans se livrent une lutte acharnée, car aucun n'épargne la vie d'un autre, aucun ne demande grâce pour la sienne! Ah! deux jeunes cœurs peuvent se presser avec amour, pour recevoir et partager leurs caresses; mais l'amour lui-même ne pourrait jamais avoir, pour tout ce que la beauté soupire d'accorder, des palpitations la moitié aussi vives que la haine en inspire au dernier embrassement de deux ennemis, lorsque, se saisissant dans le combat, ils plient leurs bras qui ne lâcheront plus leur proie. Les amis se rencontrent pour se séparer; l'amour rit au mot de fidélité; de vrais ennemis, une fois rencontrés, sont unis jusqu'à la mort!
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Avec un sabre brisé jusqu'à la garde, et dégouttant encore du sang qu'il a répandu, resté cependant dans la main puissante qui promenait partout cette arme infidèle; son turban roulé par terre derrière lui, et coupé dans ses plis les plus épais; sa robe flottante déchirée par le cimeterre, et rougie comme ces nuages du matin qui, bigarres d'un rouge noir, annoncent par de funestes présages que la journée aura une fin orageuse; une tache de sang sur chaque buisson qui porte un lambeau de son palampore g30; sa poitrine couverte d'innombrables blessures, son dos couché sur la terre, son visage tourné vers le ciel, Hassan tombé repose!--Son œil encore ouvert est fixé menaçant sur son ennemi, comme si l'heure qui a scellé sa destinée eût laissé survivre sa haine inextinguible; et sur lui est penché cet ennemi avec un front aussi sombre que celui qui gît par terre ensanglanté--.
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«Oui, Leïla sommeille sous les vagues; mais cette terre sera un tombeau plus sanglant: l'esprit de Leïla a guidé le fer qui a appris à ce cœur félon ce que c'est que ses atteintes. Il a appelé le prophète, mais son pouvoir fut vain contre le Giaour vengeur; il a invoqué Allah--mais ce mot s'est élevé inexaucé ou inentendu. Oh! sot païen! la prière de Leïla n'aurait pas été écoutée, et la tienne serait ici exaucée? J'ai ménagé mon tems, je me suis ligué avec ces hommes pour saisir le traître à son tour: ma vengeance est assouvie, l'œuvre est consommée; je pars--mais je pars seul.»
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On entend tinter les clochettes des chameaux dans leurs pâturages. La mère d'Hassan regarde inquiète du haut de ses jalousies,--elle voit la rosée du soir qui couvre sous ses yeux, de ses perles étincelantes, le vert pâturage; elle voit les étoiles qui ne brillent plus que d'un pâle éclat. «C'est l'aurore, dit-elle.--Hassan avec sa troupe ne doit pas être éloigné.»
Elle ne peut demeurer dans le bosquet du jardin, mais elle regarde à travers les créneaux de sa tour la plus élevée.
«Pourquoi ne vient-il pas? Ses coursiers sont d'une race vigoureuse et choisie, ils ne craignent pas les chaleurs de l'été. Pourquoi le fiancé n'envoie-t-il pas le présent promis? Son cœur est-il plus froid, ou son cheval de Barbarie moins agile? Oh! reproche non mérité! voilà un Tartare qui a déjà gagné le sommet de la plus proche montagne, et il descend avec précaution le penchant escarpé: il est maintenant dans la vallée; il porte le présent sur les arçons de sa selle.--Que son cheval me paraît marcher lentement! Mes largesses sauront bien récompenser sa vitesse et les fatigues de sa route.»
Le Tartare est descendu de cheval à la porte du château; mais à peine peut-il soutenir son corps chancelant: son visage basané porte l'expression de la détresse; mais c'est peut-être l'effet de la fatigue: son vêtement est souillé de sang; mais c'est peut-être celui de son cheval fatigué de l'éperon: il tire de dessous son manteau le présent.--Ange de la mort! c'est le cimier brisé d'Hassan! son calpac déchiré g31--son caftan ensanglanté.--«Madame, ton fils a épousé une fatale fiancée; ils m'ont épargné, mais non par pitié, mais pour t'apporter ce présent ensanglanté. Paix au brave! dont le sang est versé: malheur au Giaour! c'est lui qui l'a tué.»
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Un turban sculpté g32 sur une pierre brute, une colonne que les ronces couvrent de leurs épines, où l'on peut lire à peine maintenant le vers du Koran qui déplore la mort du défunt, indiquent le lieu où Hassan est tombé victime dans le vallon solitaire. Il dort là comme un fidèle Osmanli, aussi bien que s'il avait été fléchir le genou à la Mecque, aussi bien que s'il eût repoussé avec dédain le vin défendu, ou prié la face tournée vers le tombeau saint, au cri solennel d'Allah hu g33! Cependant il est mort par la main d'un étranger, au sein de sa terre natale; cependant il est mort les armes à la main, et il n'a pas été vengé, du moins par le sang de son ennemi: mais les vierges impatientes du paradis l'invitent déjà à leur demeure, et le cil noir des yeux des houris lui sourira à jamais. Elles s'avancent--elles agitent leurs voiles bleus g34, et saluent le brave avec un baiser! Celui qui est tombé dans la bataille contre un Giaour est le plus digne de leurs faveurs immortelles.
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Mais toi, faux infidèle! tu seras livré à la faux vengeresse de Monkir g35, et tu n'échapperas à ses tourmens que pour errer autour du trône perdu d'Eblis g36. Un feu dévorant, inextinguible, t'entourera, te consumera, te dévorera le cœur. Aucune oreille ne peut entendre, aucune langue ne peut dire les tortures de cet enfer intérieur! Mais d'abord, envoyé sur la terre comme un vampire g37, ton cadavre sera arraché de sa tombe. Alors tu hanteras comme un fantôme ton lieu natal, et tu suceras le sang de toute ta race. Là, à l'heure de minuit, tu tariras la source de la vie de ta fille, de ta sœur, de ta femme.
Cependant tu assisteras avec dégoût au banquet où, malgré toi, tu devras te nourrir de ton livide et vivant cadavre; tes victimes, avant d'expirer, reconnaîtront un démon dans leur père, et comme elles te maudiront, tu les maudiras, et ces jeunes fleurs, tes filles, seront flétries sur leur tige. Mais une d'elles doit surtout mourir pour expier ton crime, la plus jeune, la plus aimée de toutes, qui te bénira, en t'appelant du nom de père,--Ce nom déchirera ton cœur! Cependant, tu devras achever ton œuvre sanglante, et voir s'effacer sur sa joue le dernier coloris de la vie; s'éteindre de son œil la dernière étincelle, et contempler le dernier regard vitreux qui se glacera sur son teint livide. Alors, d'une main impie, tu arracheras les tresses de sa chevelure dorée; chevelure dont une boucle enlevée pendant sa vie eût été portée comme un gage de la plus tendre affection. Mais maintenant tu l'emportes, souvenir de ton affreuse agonie! Humectée de ton meilleur sang, elle s'échappera g38 de tes dents grinçantes et de ta lèvre hideuse. Alors, retourne, en arpentant, à ton noir tombeau, va--et livre-toi à tes hideuses frénésies avec les Afres et les Goules, jusqu'à ce qu'ils fuient d'horreur loin du spectre encore plus maudit qu'eux.
«Comment nommez-vous ce caloyer que j'aperçois seul là-bas? J'ai déjà entrevu ses traits dans mon pays natal, il y a nombre d'années: j'errais sur le rivage solitaire de la mer; je le vis pressant les flancs de son coursier rapide, qui semblait favoriser les vœux de son cavalier. Je n'ai vu qu'une fois ce visage, mais il était alors si empreint d'une douleur intime, que je n'ai pas eu besoin de le voir une seconde fois pour le reconnaître. Aujourd'hui, il respire la même douleur sombre, comme si la mort était imprimée sur son front.
--Il y aura six ans d'écoulés cet été, depuis qu'il est venu parmi nos frères. Il trouve du soulagement, sans doute, à habiter ici pour expier quelque crime sombre loc7 qu'il ne veut pas nommer; mais, jamais à notre prière du soir, jamais devant le tribunal de la confession, il ne fléchit le genou; il se soucie peu de voir s'élever l'encens ou les hymnes vers les cieux; mais il vit seul dans sa cellule; sa foi et sa famille nous sont également inconnues.
Note loc7: (retour) Dark deed.»Il est venu des contrées payennes en traversant la mer et en se rendant ici de la côte. Cependant, il ne semble pas appartenir à la race musulmane, car son visage indique un chrétien. Je le croirais quelque renégat égaré, et repentant de son apostasie, s'il ne fuyait pas notre saint temple, s'il ne refusait pas de goûter notre pain et notre vin consacrés. Il a fait de grandes largesses à notre couvent, et il a ainsi captivé ta faveur de notre abbé. Mais si j'étais prieur, je ne souffrirais pas un jour de plus la présence parmi nous d'un tel étranger, ou il serait condamné à habiter pour toujours notre cellule pénitentiaire. Il parle souvent dans ses visions d'une jeune fille précipitée dans la mer, de cliquetis de sabres, d'ennemis mis en fuite, d'outrages vengés, de musulman expirant. On l'a vu, debout sur ce roc escarpé, se livrer à des accès de délire, comme à l'apparition d'une main sanglante, fraîchement séparée de son corps, visible pour lui seul, lui montrant le lieu de sa tombe, et l'invitant à se précipiter dans les vagues.
»Sombre et non terrestre est le regard sourcilleux qui brille sous son noir capuchon. L'éclair de cet œil mobile révèle trop bien des jours qui ne sont plus. La couleur de ses traits, quoique changeante, est insaisissable: souvent son regard fait repentir celui qui l'observe de sa témérité; car il possède cet ascendant irrésistible et sans nom qui parle, mais que l'on ne peut définir; esprit indompté et fier qui impose par son influence puissante; et comme l'oiseau agite en frémissant ses ailes, sans pouvoir fuir le serpent qui l'aspire, ceux sur lesquels tombe le regard de cet homme sont comme frappés de consomption, et ne peuvent fuir son prestige magique.
»Le moine intimidé, qui se trouve seul sur son passage, s'empresse de s'éloigner, comme si cet œil et ce sourire amer transmettaient aux autres la crainte et la déception. Cet homme ne descend pas souvent à sourire, et, quand il sourit, il est triste de voir que c'est seulement par moquerie de la misère. Comme cette pâle lèvre se renfle et frémit! Bientôt elle devient plus immobile que jamais, comme si la douleur ou le dédain lui défendaient de sourire de nouveau. Que n'en est-il ainsi!--Un sourire si horrible ne peut jamais être l'expression d'une joie pure; mais il serait encore plus triste de rechercher quels furent autrefois les sentimens qui se manifestèrent sur ces traits: le tems n'en a pas encore fixé les rides, mais il y a confondu ensemble quelque chose de noble et de criminel: ses traits, qui ont encore conservé de la fraîcheur, indiquent une ame que les crimes dans lesquels elle s'est plongée n'ont pas entièrement dégradée. La foule vulgaire ne voit dans cet homme que l'aspect sinistre d'un coupable poursuivi par l'accomplissement de sa réprobation. L'observateur attentif peut reconnaître dans cet étranger une ame noble et une haute naissance: hélas! quoique ces dons précieux que la douleur a rendus méconnaissables, et que le vice a souillés, lui aient été accordés en vain, ce n'est pas un être vulgaire celai qui en a été favorisé; et cependant c'est presque avec effroi que le regard s'arrête sur lui. La chaumière dont le toit est tombé, qui n'offre plus que des ruinés, attire à peine l'attention du passant: la tour que la guerre ou la tempête a renversée, tant qu'il lui reste quelques créneaux, demande et obtient un regard de l'étranger. Chaque arche tapissée d'ifs, chaque colonne solitaire plaident fièrement pour ses gloires passées!
»Sa robe flottante dont les larges plis l'enveloppent balaie la poussière, tandis qu'il s'avance dans l'enceinte du temple parsemée de colonnes. Il est aperçu avec terreur, lui qui contemple d'un air sombre les cérémonies qui sanctifient l'enceinte sacrée. Mais lorsque l'hymne religieux ébranle le chœur, que les moines s'agenouillent, lui se retirer et on voit son ombre errer sous ce portique qu'éclaire une lampe isolée et vacillante; c'est là qu'il attend la fin des cérémonies--et écoute la prière, sans jamais en murmurer une seule. Regardez:--près de ce mur à moitié éclairé, le voilà qui rejette en arrière son capuchon; ses noirs cheveux tombent en désordre et recouvrent son front pâle, comme si là Gorgone avait arraché de sa tête ses plus noirs serpens, et qu'elle les eût jetés sur le front terrible de cet étranger; car il décline les règles du couvent, et laisse croître cette chevelure impie: mais il porte toujours la robe de notre ordre. Ce n'est point par piété, mais par orgueil, qu'il donne des richesses à un couvent qui n'a jamais entendu de lui ni vœux ni même une parole.
»Mais!--remarquez, tandis que l'harmonie fait retentir des hymnes de louange vers les cieux, remarquez cette joue livide, cette attitude immobile mêlée de défi et de désespoir! Saint François! éloigne cet homme de l'autel! Autrement nous pouvons craindre que la colère divine ne se manifeste par quelques signes terribles. Si jamais un mauvais ange a revêtu la forme d'un mortel, telle a été celle qu'il a choisie. Par toutes mes espérances dans la miséricorde divine, de tels regards n'appartiennent ni à la terre ni au ciel!»
Les cœurs tendres sont facilement portés à l'amour; mais trop timides pour partager ses peines, trop faibles pour attendre ou braver le désespoir, de tels cœurs ne sont jamais à lui tout entiers. Les cœurs plus durs seuls peuvent ressentir des blessures que le tems ne peut jamais cicatriser.
Le métal brut de la mine doit être passé par le feu avant de briller par son poli; plongé dans la fournaise ardente, il se plie et se fond--mais sans changer sa nature. Alors, façonné pour tes besoins, ou au gré de tes désirs, il servira à te dépendre où à donner la mort; cuirasse pour ton heure de danger, ou lame pour percer ton ennemi. Mais s'il porte la forme d'un poignard, que ceux qui aiguisent son tranchant prennent garde! Ainsi le feu des passions et l'art séducteur d'une femme peuvent amollir et façonner le cœur le plus dur; ce sont ces deux choses qui lui donnent sa forme, et ce qu'elles l'ont fait, c'est pour toujours, car il se briserait-- plutôt que de se plier de nouveau.
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Si la solitude succède au malheur, la délivrance de ses peines est une légère consolation; le cœur vide et désert pourrait remercier l'angoisse qui le rendrait moins vide et moins solitaire. Nous nous dégoûtons de ce que personne ne partage avec nous; le bonheur même--deviendrait un malheur s'il fallait le supporter seul.
Le cœur, une fois laissé ainsi désolé, doit recourir enfin, pour éprouver quelque soulagement,--à la haine. C'est comme si les morts pouvaient sentir les vers glacés circuler autour de leurs corps, et ramper comme pour faire un festin sur leur sommeil en putréfaction, sans pouvoir chasser ces froids reptiles rongeant et dévorant leurs cadavres! C'est comme si l'oiseau du désert g39, dont le bec s'ouvre le sein pour nourrir sa jeune famille affamée, sans regretter une vie qu'elle lui transmet, ne la trouvait plus dans son nid abandonné, au moment où il vient de se déchirer le sein maternel.
Les angoisses les plus aiguës que puisse éprouver le malheureux seraient des ravissemens, en comparaison de ce vide redoutable, de ce désert aride du cœur, de ce ravage, de ce débordement de sentimens superflus et sans objet. Qui voudrait-être condamné éternellement à contempler un ciel sans nuage ou sans soleil?
Le mugissement de la tempête est beaucoup moins terrible que l'idée de ne plus jamais braver le courroux des vagues--pour le malheureux jeté, au milieu de la lutte des élémens, comme un débris solitaire sur quelque rivage abandonné, au sein d'une baie calme et silencieuse, destiné à mourir dans une lente et solitaire agonie. Il vaut mieux être englouti dans le choc des tempêtes que de se consumer peu à peu sur un rocher!
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»Père! tés jours ont été passés--paisiblement en comptant les grains de ton chapelet, et en récitant d'éternelles prières; ils ont été passés à effacer les péchés des autres: toi-même exempt de crime et de soucis, excepté ces maux passagers que tous les hommes doivent souffrir: tel a été ton sort depuis ton berceau jusqu'à ton âge avancé. Tu te félicites d'avoir été préservé de ces passions violentes et sans frein, telles que t'en découvrent tes pénitens, dont les secrets péchés et les peines mortelles demeurent ensevelis dans ton sein pur et indulgent. Mes jours, quoique peu nombreux, ont été consumés dans les plaisirs, mais plus encore dans le malheur. Au moins, dans ces heures d'amour et de détresse, j'ai échappé à l'ennui profond de la vie; tantôt dans la compagnie d'amis, tantôt environné d'ennemis, je n'avais de dégoût que pour la langueur du repos. Maintenant qu'il ne me reste plus rien que je puisse aimer ou haïr, rien qui relève mon espérance ou mon orgueil, je préférerais être l'insecte qui rampe sur les murs du cachot, que d'être condamné à passer mes jours stupides et monotones dans la méditation et la contemplation. Cependant il germe dans mon sein un désir de repos--mais pour la jouissance duquel je n'ai point de penchant. Bientôt ma destinée accomplira ce désir, et je dormirai sans rêver, à ce que je fus et à ce que je voudrais être encore, quelque sombres que te paraissent mes actions.
»Ma mémoire n'est plus maintenant que le tombeau de joies, qui ne sont plus; mon espérance est de partager leur destinée, quoiqu'il eût mieux valu pour moi mourir avec elles que de traîner une vie de languissantes douleurs. Mon ame n'a point refusé de supporter les traits déchirans d'une douleur impérissable; elle n'a point cherché dans la tombe le refuge volontaire des fous de l'antiquité et des lâches de nos jours: cependant ce n'est pas la mort que j'ai redoutée; elle m'eût été douce sur le champ dé bataille, si le sort m'eût destiné à être l'esclave de la gloire, au lieu d'être celui de l'amour. J'ai bravé le danger--non pour de vains honneurs: je souris des lauriers conquis ou perdus; que d'autres usent leur vie pour obtenir une haute renommée ou un vil salaire. Mais placez devant mes yeux quelque chose qui me semble un prix digne du danger: la jeune beauté que j'aime, l'ennemi que je hais, et je saurai me précipiter sur les pas du destin, à travers la pointe déchirante des épées, à travers des torrens de flammes pour sauver l'objet chéri, ou pour percer un cœur détesté. Tu ne dois point regarder ces paroles comme sortant de la bouche vaniteuse d'un homme qui agirait ainsi;--mais ce sont les paroles de celui qui a déjà fait ces actions. L'ame fière et indomptée défie la mort, le faible la supporte, le malheureux doit l'implorer. Alors que la vie retourne à celui qui l'a donnée: je n'ai point chancelé à l'approche du danger quand j'étais puissant et heureux;--tremblerais-je aujourd'hui?
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«Je l'aimai, ô moine! oui, je l'adorai;--mais ce sont des mots dont tout le monde se sert:--je le prouvai plus par mes actions que par mes paroles. Il est sur cette épée une tache de sang qui ne s'effacera jamais. Ce sang fut versé pour elle, qui mourut pour moi; il échauffait le cœur d'un ennemi abhorré: oui, ne frémis pas--non--ne fléchis pas le genou, ne compte pas une telle action au nombre de mes péchés, car c'était aussi un ennemi de ta croyance! Le nom seul du Nazaréen irritait l'humeur sombre de ce païen. Sot ingrat! puisque ses blessures ont été faites par une main galiléenne habile à manier le fer, le plus sûr moyen d'arriver plus promptement dans son ciel turc;--car pour lui ses houris impatientes attendraient peut-être encore à la porte du prophète. Je l'aimai--l'amour sait pénétrer dans des lieux où les loups mêmes redouteraient d'aller chercher leur proie, et s'il sait assez oser, il serait difficile que la passion ne fût pas couronnée de quelque succès.--Qu'importe comment, où, et pourquoi, je ne cherchai ni ne soupirai en vain: cependant quelquefois, plein de remords, je voudrais qu'elle n'eût pas aimé une seconde fois. Elle mourut--je n'ose te raconter comment; mais regarde--cela est écrit sur mon front! Là se lit le crime et la malédiction de Caïn, en caractères que le tems n'a point effacés. Mais avant de me condamner, écoute: quoique j'eusse été la cause de son supplice, je n'en fus pas l'auteur; et cependant son meurtrier n'a fait que ce que j'aurais fait moi-même, si elle avait été infidèle une fois de plus. Elle l'avait trahi, et il l'a immolée; elle m'était fidèle, et je l'ai vengée: quelque mérité qu'ait été son sort, sa trahison était de la fidélité pour moi; à moi elle donna son cœur, la seule chose que la tyrannie ne puisse soumettre: et moi, hélas! j'arrivai trop tard pour la sauver! Cependant, tout ce que je pus alors lui donner, je le lui ai donné: une tombe à notre ennemi. Sa mort m'est légère; mais le sort de sa victime m'a fait--ce qui te fait horreur dans moi. Son destin était inévitable--il le savait bien, averti qu'il était par la voix du redoutable Tahir, à l'oreille prophétiquement sinistre de qui g40 le bruit funèbre des balles de la mort avait présagé l'approche du meurtrier, à mesure que sa troupe défilait dans le passage où il est tombé!
«Il mourut heureusement dans le tumulte de la bataille, moment où le trépas n'est accompagné ni de souffrances ni d'agonie. Il implora l'aide de son prophète, et adressa ses prières à Allah: il me reconnut, et nous croisâmes le fer dans la mêlée.--Je le contemplai dans sa défaite, étendu sur la terre, et je voulus lui voir rendre son dernier soupir. Quoique percé de coups comme un léopard sous le fer des chasseurs, il ne ressentit pas la moitié des tourmens que j'endure maintenant.--Je cherchai, mais ce fut vainement, de trouver dans ses mouvemens l'expression d'un esprit humilié: chaque trait, chaque mouvement de ce corps abattu et austère trahissaient sa rage, mais non ses remords. Oh! que ma vengeance n'eût-elle pas donné pour saisir quelques traces du désespoir dans ce visage expirant! le dernier repentir de cette heure où la pénitence a perdu son pouvoir d'arracher une terreur de la tombe, celui de donner des consolations, et où elle ne peut plus donner d'espérance de salut.
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«Les habitans d'un climat froid ont le sang aussi froid que leur climat, leur amour peut à peine conserver ce nom; mais le mien ressemblait à ce torrent de lave qui bouillonne en s'échappant du cratère enflammé de l'Etna. Je ne connais point les discours langoureux et larmoyans qui célèbrent l'amour des dames et les chaînes de la beauté. Si l'altération de couleur du visage, l'ardeur d'un sang qui bouillonne dans les veines, le mouvement de lèvres qui se tordent, mais qui ne murmurent jamais de lâches plaintes; si un cœur qui se brise, un cerveau en délire, des actions audacieuses, des pensées de vengeance, et tout ce que j'ai éprouvé et que j'éprouve encore, décèlent l'amour:--cet amour était le mien, et il s'est manifesté par plus d'une révélation amère. Il est vrai que je ne puis ni me lamenter ni pousser des soupirs; je ne connais que la possession de l'objet aimé ou mourir. Je meurs--mais avant j'ai possédé, et il arrivera ce qu'il pourra, j'ai été heureux. Irai-je maudire le destin que j'ai cherché? Non--privé de tout, mon ame indomptable ne s'attendrit qu'au souvenir de la mort de Leïla: donne-moi le plaisir avec ses angoisses, à ce prix je vivrai pour aimer de nouveau. J'éprouve des regrets, mais ce n'est pas, ô mon saint guide! pour celui qui va mourir, mais à cause de celle qui n'est plus: elle sommeille sous les vagues errantes.--Ah! si elle avait une tombe sur la terre, ce cœur brisé et cette tête en délire demanderaient à partager son étroite couche. Elle était une forme pure de vie et de lumière, qui, une fois que je l'eus aperçue, fut une partie inséparable de ma vision; et de quelque côté que je tournasse mes regards, se levait cette étoile matinale de mon souvenir!
«Oui, l'amour est un rayon céleste descendu du ciel, c'est une étincelle de ce feu immortel partagé avec les anges, et donné par Allah! pour élever nos pensées et nos désirs corrompus au-dessus de la région de la terre. La piété élève l'ame vers le ciel, mais le ciel lui-même descend dans l'amour; c'est un sentiment ravi à la divinité, pour effacer de notre ame toute pensée sordide; c'est un rayon de celui qui a formé l'univers, une auréole de gloire dont l'ame est couronnée!
«J'accorde que mon amour ait été imparfait, ainsi que tout ce que les mortels appellent faussement de ce nom; alors il peut te paraître un mal, tout ce que tu voudras; mais dis, oh! dis que le sien n'était pas coupable! Elle était la lumière fidèle de ma vie; et cette lumière éteinte, quel rayon pourrait désormais rompre l'obscurité de mes nuits? Oh! que ne brille-t-elle encore pour me conduire, quand même ce serait à la mort, aux malheurs les plus redoutables! Pourquoi s'étonner si ceux qui ont perdu les joies présentes, les espérances futures, ne résistent plus que faiblement aux atteintes de la douleur, et accusent alors, dans leur frénésie, leur cruelle destinée; pourquoi s'étonner si, dans leur égarement, ils commettent des actions terribles qui ne semblent ajouter que le crime au malheur? Hélas! le cœur qui saigne intérieurement n'a rien à redouter des blessures du dehors; celui qui tombe du faîte du bonheur s'inquiète peu dans quel abîme il roule. Sans doute, ô vieillard, mes actions t'apparaissent maintenant aussi féroces que celles du sombre vautour. Je lis sur ton front l'horreur qu'elles t'inspirent, et ce sentiment, il a trop été dans mon destin de l'inspirer. Il est vrai que, comme cet oiseau de proie, j'ai laissé sur la trace de mes pas le ravage et la désolation; mais j'ai appris de la colombe à mourir,--et à ne pas connaître de second amour. C'est une leçon que l'homme doit recueillir de la part d'êtres qu'il ose mépriser. L'oiseau qui chante dans la bruyère, le cygne qui vogue sur le lac, n'ont qu'une compagne, une seule compagne. Que l'insensé vante son inconstance et se raille de ceux qui ne peuvent changer; qu'il partage ses railleries avec une jeunesse vaine et présomptueuse, je ne lui envie point ses nombreuses joies, mais j'estime moins cet homme lâche et sans foi, que le cygne fidèle sur son lac solitaire. Combien, combien il est au-dessous de la pauvre jeune fille qu'il a abandonnée fidèle, et qu'il a trahie! Une telle honte, au moins, ne fut jamais la mienne.--Leïla! chacune de mes pensées était à toi! mes vertus, mes défauts, mes plaisirs, mes souffrances, mon espoir dans l'avenir,--toutes mes espérances ici-bas;--tout cela c'était toi! La terre ne renferme rien qui te soit semblable; ou du moins ce n'est pas pour moi. Pour tous les mondes je n'oserais regarder la dame qui te ressemblerait, quoiqu'elle ne réunît pas tous tes charmes. Les seuls crimes qui aient souillé ma jeunesse, ce lit de mort--atteste ma fidélité. O Leïla!--tu fus, tu es encore le délire chéri de mon cœur!
«Elle a cessé d'être,--et cependant je respire encore; mais ce n'est point le même air des autres hommes que je respire. Un serpent enveloppait mon cœur de ses froides étreintes, et empoisonnait de son dard toutes mes pensées. Comme tous les jours j'abhorrais tous les lieux, et, dans mes frémissemens, j'aurais voulu fuir toute la nature. Partout où je trouvais autrefois du charme, j'y portais la teinte sombre de mes pensées. Le reste, tu le connais déjà, ainsi que tous mes crimes et la moitié de mes douleurs: mais ne parle plus de pénitence; tu sais que je vais bientôt partir de ces lieux; et quand même tes contes pieux loc8 seraient vrais, pourrais-tu défaire ce qui est accompli! Ne me crois pas ingrat;--mais ces griefs n'attendent du prêtre aucun soulagement g41. Devine en secret l'état de mon ame; mais si tu veux avoir plus de compassion, parle moins. Quand tu pourras rendre la vie à ma Leïla, je viendrai te prier de me pardonner. Tu pourras alors plaider ma cause dans ce haut lieu, où des messes achetées loc9 obtiennent des grâces. Va calmer dans son antre la lionne solitaire, à qui la main du chasseur des forêts a ravi ses lionceaux frémissans; mais n'adoucis pas--ne raille pas ma misère!
Note loc8: (retour) Thy holy tale.Note loc9: (retour) Purchased masses.«Dans les jours de ma jeunesse, dans des heures moins agitées, lorsque le cœur aime à se confier dans un cœur, aux lieux où fleurissent les bosquets de ma vallée native, j'eus,--hélas! que ne l'ai-je encore maintenant!--un ami! Je te charge de lui faire parvenir ce gage, comme un souvenir d'un vœu de jeunesse; je voudrais l'avertir de ma mort prochaine. Quoique les ames absorbées comme la mienne accordent peu de pensées à l'amitié absente, mon nom obscurci lui sera encore cher. Cela est étrange;--il a prédit mon sort, moi j'en ai souri;--car alors je pouvais sourire,--quand la prudence me parlait par sa voix, et m'avertissait--de ce qui m'arrive, et dont alors je me souciais fort peu. Mais aujourd'hui ma mémoire me rappelle des paroles qu'à peine j'avais remarquées jusqu'à ce jour. Dis-lui--que ses prédictions s'accomplissent, et il frémira d'entendre cette vérité, et il désirera que ses paroles eussent été plus sévères. Dis-lui que, dans l'état de trouble et d'agitations où je me suis trouvé, je me suis rappelé, à travers des souvenirs et des scènes amères, les joies de notre jeunesse dorée, et que, dans l'agonie, ma langue embarrassée eût essayé de bénir sa mémoire avant de mourir; mais la divinité dans sa colère eût détourné sa face, si le criminel avait osé prier pour l'innocent.
«Je ne lui demande point de m'épargner le blâme, il est trop généreux pour maudire mon nom, et d'ailleurs qu'ai-je à faire avec la renommée? Je ne lui demande pas de s'abstenir de me donner des regrets; cette froide demande ressemblerait trop au dédain. Et qui pourrait mieux honorer la tombe d'un frère que les larmes viriles de l'amitié? Porte-lui cette bague, elle fut à lui autrefois, et dis-lui--tout ce que tu vois! des traits flétris, un esprit ravagé, un débris de la violence des passions, une écorce desséchée, une feuille dispersée et jaunie par le souffle dévorant du malheur!
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«Ne me parle plus de vision fantastique; non, père, non, ce n'était point un rêve. Hélas! le rêveur doit pouvoir d'abord dormir. J'étais éveillé, et j'aurais désiré pleurer, mais je ne le pouvais pas; car mon front brûlant battait à chaque pulsation comme à présent; je ne désirais que de pouvoir verser une larme, comme si c'eût été pour moi quelque chose d'heureux, de nouveau et de cher. Je la désirais alors et je la désire encore.--Le désespoir est plus sévère que ma volonté. Ne perds pas inutilement les oraisons, le désespoir est plus puissant que tes prières religieuses. Quand même je pourrais le devenir, je ne voudrais pas être heureux. Je n'ai pas besoin de paradis, mais de repos. C'était alors, je te le dis, père! alors que je l'ai vue; oui, elle avait repris une nouvelle vie; elle brillait enveloppée de son blanc symar g42, comme à travers ce pâle et gris nuage brille l'étoile que je contemple maintenant, semblable à Leïla, qui me paraît encore plus belle. Je ne vois plus qu'obscurément sa lumière scintillante; la nuit de demain sera plus noire encore; et moi, je paraîtrai devant ses rayons, cadavre sans vie, l'effroi des vivans. Je m'égare, père! car mon ame s'approche du terme final.
«Je l'ai vue, ô moine! et je m'élance près d'elle, oublieux de nos premiers malheurs. Me précipitant de ma couche, je la saisis, et la presse sur mon cœur désespéré. Je l'embrasse,--qu'est-ce donc ce que j'embrasse? Aucune forme vivante n'est dans mes bras; nul cœur ne répond au mien par ses battemens, et, cependant, Leïla! cependant cette forme est la tienne! O amante la plus adorée! es-tu donc, changée à tel point que tu paraisses à mes yeux, et que tu te moques de mes sens? Ah! si tes charmes ne sont que glacés, que m'importe, pourvu que je puisse serrer dans mes bras tout ce que j'ai jamais désiré d'y retenir? Hélas! ils n'embrassent qu'une ombre, ils retombent en frémissant sur mon cœur solitaire; cependant, elle est encore là, debout en silence, qui me fait signe de ses mains suppliantes, avec ses cheveux tressés, et son œil brillant et noir!--Je reconnais mon erreur,--elle ne pouvait mourir! Mais lui, n'est-il pas mort? Je l'ai vu enseveli dans la vallée où il tomba; il ne vient pas, car il ne peut soulever la terre qui le couvre: alors pourquoi t'es-tu réveillée toi-même? Ils m'ont dit que les vagues sauvages avaient roulé sur le visage que je vois maintenant, sur les charmes que j'aime; ils m'ont dit,--c'était une histoire hideuse! je la redirais bien, mais ma langue se refuserait à la raconter. Si elle est véritable, et si tu es venue des gouffres de l'Océan pour réclamer une tombe plus calme, oh! passe tes doigts de rosée sur ce front qui cessera de brûler sous ton empreinte; pose-les sur mon cœur sans espoir: mais forme ou bien ombre vaine! quoi que tu sois, par pitié, ne m'abandonne plus! du moins, emporte avec toi mon ame dans un lieu où les vents ne puissent plus mugir, et les vagues rouler!
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«Tel est mon nom, et telle est mon histoire. Confesseur! à ton oreille secrète j'ai confié mes angoisses et les erreurs que je déplore. Je te remercie de la généreuse larme que mon œil glacé n'aurait jamais versée. Fais-moi déposer parmi les morts les plus obscurs, et; excepté la croix placée sur ma tête; qu'aucun nom ne soit lu sur ma tombe par la piété de l'étranger; qu'aucun emblême n'arrête les pas du pélerin.»
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Il expira.--Rien de son nom ni de sa famille n'a été connu, excepté ce que le père qui l'avait assisté à ses derniers momens ne doit pas raconter. Cette histoire, rompue par fragmens, est tout ce que nous savons sur celle qu'il aima, et sur celui qu'il fit tomber dans la vallée g43.
FIN DU GIAOUR.
NOTES
DU GIAOUR.
Le tombeau qui subsiste sur les rochers du promontoire est regardé par quelques écrivains comme le tombeau de Thémistocle.
La passion du rossignol pour la rose est une fable persanne bien connue. Si je ne me trompe, le Bulbul des mille contes d'amour est une de ses dénominations orientales.
La guitare est l'instrument favori du nautonnier grec, surtout la nuit; pendant une belle brise et durant le calme, il l'accompagne toujours de la voix et souvent de la danse.
«Ay, but to die and go we know not where,
To lie in obstruction's cold apathy.»
(Shakspeare's Measure for measure, act III.)
Je pense que peu de mes lecteurs ont jamais eu l'occasion d'éprouver ce que je cherche à décrire ici; mais ceux qui l'ont éprouvé conserveront sans doute un triste souvenir de cette singulière beauté qui reste empreinte, à peu d'exceptions près, sur les traits d'un mort; peu d'heures après que l'ame a eu quitté ce corps. Il est à remarquer que, dans les cas dé mort violente, telle que par une blessure d'arme à feu, l'expression est toujours celle de la langueur, quelle que soit l'énergie naturelle de la personne qui a reçu le coup mortel; mais, dans la mort causée par un coup de poignard, la physionomie conserve son expression féroce, et dévoile tous les mouvemens de l'ame.
Athènes est la propriété du kislar-aga (l'esclave du sérail et le gardien des femmes), qui nomme le waiwode. Un pendard et un eunuque,--ce ne sont pas des termes polis, mais ce sont des termes exacts,--gouverne maintenant le gouverneur d'Athènes!
Giaour, infidèle, dans l'esprit d'un Musulman.
Tophaik, mousquet:--Le Baïram est annoncé par le canon au coucher du soleil; l'illumination des mosquées et les détonnations d'armes à feu de toute espèce proclament la fête durant la nuit.
Djerrid, javeline turque à pointe émoussée, qui est lancée, par les cavaliers avec une grande forcé et grande précision. C'est un exercice favori des Musulmans; mais je ne sais pas si on peut l'appeler un exercice viril, puisque les plus habiles dans cet art sont les eunuques noirs de Constantinople.
Le vent du désert, fatal à tout être vivant, et auquel il est souvent fait allusion dans la poésie orientale.
Partager la nourriture, rompre le pain et le sel avec son hôte, fait la sûreté de celui qui reçoit l'hospitalité. Quand même il serait un ennemi, de ce moment sa personne est sacrée.
Je n'ai pas besoin d'observer que la charité et l'hospitalité sont les premiers devoirs imposés par Mahomet; et, pour dire la vérité, ils sont généralement pratiqués par ses disciples. Le premier éloge que l'on doit accorder à un chef, dans un panégyrique, est celui de sa libéralité, et ensuite, de sa valeur.
L'ataghan, longue dague portée avec les pistolets à la ceinture, dans un fourreau de métal, ordinairement d'argent; et, chez les personnes riches, cet ataghan est doré ou même d'or.
Le vert est la couleur privilégiée des nombreux descendans prétendus du Prophète. Parmi eux, comme chez nous, la foi (héritage de famille) est supposée bien supérieure à la nécessité des bonnes œuvres: aussi ces familles sont-elles les plus méprisables d'une race indifférente.
Salem aleïkoum! aleïkoum salem! la paix soit avec vous! avec vous soit la paix!--C'est le salut réservé pour les croyans.--A un chrétien, on dit: Urlarula, bon voyage! ou: Saban hiresem, saban serula, bon jour, bon soir; et quelquefois: Soyez heureux, sont les saluts habituels.
Le papillon azuré de Cachemire, le plus rare et le plus beau de tous les papillons.
Allusion au suicide douteux du scorpion, ainsi donné comme modèle par d'aimables philosophes. Quelques-uns soutiennent que la direction du dard, lorsqu'il est tourné contre la tête, est purement un mouvement convulsif; mais d'autres portent contre lui le verdict de felo de se. Les scorpions sont sûrement intéressés à une prompte décision de la question; comme, si une fois il est établi que ce sont des insectes-Catons, on leur permettra sans doute de vivre aussi long-tems qu'ils le jugeront convenable, sans périr martyrs pour une hypothèse.
Le canon, au coucher du soleil, ferme le Ramazan. Voyez la note 8.
Phingari, la lune.
Le fameux et célèbre rubis du sultan Giamschid, auquel Istakar doit ses embellissemens, et nommé, à cause de sa splendeur, Schebgerag, le flambeau de la nuit, ainsi que la coupe du soleil, etc. Dans les premières éditions de ce poème, Giamschid était donné comme un mot de trois syllabes, d'après l'orthographe de d'Herbelot; mais je suis informé que Richardson le réduit à un mot dissyllabique, et l'écrit Jamschid. J'ai laissé dans le texte l'orthographe de l'un avec la prononciation de l'autre n1.
Al-Sirat, pont d'une largeur moindre que celle du fil d'une araignée affamée, sur lequel les Musulmans doivent glisser (skate) pour aller en Paradis dont il est la seule entrée. Mais ce n'est pas le pire; la rivière qui coule au-dessous est l'Enfer lui-même, dans lequel, comme on doit s'y attendre, l'inhabileté et la sensibilité du pied font tomber avec un facilis descensus Averni: ce qui n'offre pas une perspective très-agréable aux passagers qui suivent. Il y en a encore un plus étroit au-dessous pour lés juifs et les chrétiens.
Erreur vulgaire. Le Koran alloue au moins le tiers du Paradis aux femmes de bonne conduite; mais le très-grand nombre des Mahométans interprètent le texte à leur manière, et excluent leurs moitiés du Paradis. Ennemis des platoniciens, ils ne peuvent discerner aucune propriété de choses dans les âmes des personnes de l'autre sexe, pensant qu'ils en seront dédommagés par les houris.
Comparaison orientale, qui paraîtra peut-être, quoique véritablement empruntée, plus arabe qu'en Arabie n2.
Hyacinthe, en arabe sunbul: pensée aussi commune chez les poètes orientaux qu'elle l'était parmi les Grecs.
Franguestan, Circassie.
Bismillah! au nom de Dieu! C'est le début de tous les chapitres du Koran, excepté un, ainsi que des prières et des actions de grâces.
Phénomène qui n'est pas rare chez un Musulman en colère. En 1809, les moustaches du capitan-pacha, dans une audience diplomatique, ne causèrent pas moins d'effroi à tous les drogmans que celles d'un tigre. Ces moustaches terribles se tordirent: elles se dressèrent de leur propre mouvement; et on s'attendait à tout moment à les voir changer de couleur, mais à la fin elles consentirent à se rabattre: ce qui sauva probablement plus de têtes qu'elles ne contenaient de poils.
Amaun, quartier, pardon.
Le mauvais œil, superstition commune dans le Levant, et dont les effets imaginaires sont cependant vraiment singuliers pour ceux qui se croient en être affectés.
Palampore, schall à fleurs porté généralement par les personnes de distinction.
Le calpac; c'est la calotte solide ou la partie centrale de la coiffure: le schall est tourné autour et forme le turban.
Le turban, une petite colonne et un verset du Koran ornent les tombeaux des Osmanlis, soit dans le cimetière ou dans les champs. En parcourant les montagnes, vous rencontrez fréquemment de semblables monumens; et, sur votre demande, on vous dit qu'ils rappellent quelque victime de la rebellion, du brigandage ou de la vengeance.
Allah hu! Ce sont les mots qui terminent l'appel à la prière que fait le muezzin, de la plus haute galerie extérieure du minaret. Dans un soir calme, lorsque le muezzin a une belle voix, ce qui arrive souvent, l'effet de cette voix est solennel, et bien plus beau que celui de toutes les cloches de la chrétienté.
Ce qui suit fait partie d'un chant de guerre des Turcs:--
Je vois,--je vois une jeune fille du Paradis, aux yeux noirs; elle agite un mouchoir, un voile d'azur, et me crie de toutes ses forces; «Viens, embrasse-moi; car je t'aime, etc.»
Monkir et Nékir sont les inquisiteurs des morts. Le défunt subit devant eux un court noviciat et un échantillon préparatoire de la damnation. Si les réponses ne sont pas les plus claires, il est tiré en haut par une faux, et repoussé en bas avec un marteau rougi au feu, jusqu'à ce qu'il soit bien préparé par ces épreuves et par quantité d'autres subsidiaires. Les fonctions de ces anges ne sont pas une sinécure, car ils ne sont que deux; et le nombre des orthodoxes décédés étant en petite proportion avec ceux qui ne le sont pas, leurs mains sont toujours occupées.
(Voyez d'Herbelot, Bibl. Orient.)
Eblis, prince oriental des ténèbres.
(Note de Lord Byron.)
C'est le Διαßολος des Grecs corrompu en Eblis par les Arabes. (Voyez d'Herbelot, Bibl. Orient.)
(N. du Tr.)
La croyance superstitieuse aux vampires est encore générale dans le Levant. L'honnête Tournefort nous a conté une longue histoire que M. Southey cite dans ses notes sur Thalaba, sous le nom de Vroucolochas, comme il les appelle. Le terme romaïque est Vardoulacha. Je me rappelle une famille entière effrayée du cri d'un enfant qu'elle croyait causé par une semblable visite. Les Grecs ne mentionnent jamais ce mot sans horreur: J'ai trouvé que Broucolokàs est un vieux et légitime mot hellénique,--au moins est-il ainsi appliqué à Arsénius, qui, selon les Grecs, fut animé par le démon après sa mort. Les modernes, cependant, se servent du mot mentionné plus haut.
La fraîcheur du visage et des lèvres humides de sang sont les signes infaillibles pour reconnaître un vampire. Les histoires racontées en Hongrie et en Grèce sur ces mangeurs horribles sont singulières, et quelques-unes sont attestées de la manière la plus incroyable.
Le pélican est, je crois, l'oiseau ainsi calomnié par l'imputation de nourrir ses petits de son sang.
Cette superstition de seconde ouïe (car je n'ai jamais rencontre une véritable seconde vue dans l'Orient) fut une fois l'objet de mon observation. Dans mon troisième voyage au cap Colonna, au commencement de 1811, comme nous traversions le défilé qui commence au hameau entre Kératié et Colonna, je remarquai que Dervish Tahiri pressait son cheval pour sortir de ce passage, et penchait sa tête sur sa main comme un homme inquiet. Je le joignis au galop et le questionnai. «Nous sommés en péril, me répondit-il.--Quel péril? Nous ne sommes pas maintenant en Albanie, ni dans les défilés d'Ephèse, de Missolonghi ou de Lépante; nous sommes en nombre, bien armés, et les Choriates n'ont pas le courage d'être voleurs.--C'est vrai, Effendi; mais néanmoins le coup de feu résonne à mes oreilles.--Le coup de feu! on n'a pas tiré un seul coup de tophaïque ce matin.--Je l'entends cependant--bom--bom!--aussi distinctement que j'entends votre voix.--Bah!--Comme il vous plaira, Effendi; si cela est écrit, cela arrivera.»--Je laissai ce prophète aux habiles oreilles, et galopai vers Basile, son compatriote chrétien, dont les oreilles, quoique pas du tout prophétiques, n'en annonçaient pas moins d'intelligence. Arrivés tous à Colonna, nous y restâmes quelques heures, et nous revînmes à loisir, débitant une foule de mots spirituels, en plus de dialectes que n'en entendit la Tour de Babel, sûr le devin qui s'était trompé: Romaïque, Arnaute, Turc, Italien et Anglais s'exercèrent tous à des railleries variées sur le pauvre Musulman. Pendant que nous contemplions la délicieuse perspective, Dervish était occupé à examiner les colonnes. Je pensai qu'il s'était métamorphosé en antiquaire, et je lui demandai s'il était devenu un Palaocastro. «Non, dit-il, mais ces piliers seront utiles pour soutenir une attaque;» et il ajouta d'autres remarques qui prouvaient au moins sa conviction dans sa malencontreuse faculté de préentendre. A notre retour à Athènes, nous apprîmes de Leoné (prisonnier débarqué quelques jours après) le projet d'attaque des Maïnotes, mentionné avec les causes de sa non-exécution dans les notes du second chant de Childe-Harold. Je me donnai la peine de questionner cet homme, et il décrivit les vêtemens, les armes, les chevaux de notre troupe d'une manière si exacte, que ce détail, joint à d'autres circonstances, ne nous permit pas de douter qu'il n'eût été de la bande vilaine, et nous-mêmes près de fort mauvais voisins. Dervish devint un prophète pour toute sa vie; et j'ose dire, qu'il entend maintenant plus de mousqueterie qu'il n'en sera jamais tiré, à la grande satisfaction des Arnautes de Bérat et des montagnards ses compatriotes.
--Je rapporterai encore un trait de cette race singulière. En mars 1811, un Arnaute, remarquable par sa vigueur et son activité (il était, je crois, le cinquième dans la même disposition), vint s'offrira moi pour domestique. L'ayant refusé: «Bien, Effendi, me dit-il, puissiez-vous vivre!--vous m'auriez trouvé utile. Demain je quitterai la ville pour les montagnes; je reviendrai en hiver, peut-être alors me recevrez-vous.» Dervish, qui était présent, remarqua, comme une chose naturelle et sans conséquence, que, dans cet intervalle, il allait joindre les klephtes (voleurs), ce qui était vrai à la lettre.--S'ils ne sont pas tués, ils reviennent l'hiver, et le passent, sans être inquiétés, dans une ville où ils sont souvent aussi bien connus que leurs exploits.
Le sermon du moine est omis. Il semble qu'il ait eu aussi peu d'effet sur le patient, qu'il en aurait probablement sur le lecteur. Il suffira de dire qu'il était de la longueur habituelle (comme on peut s'en apercevoir par les interruptions et l'ennui du patient), et qu'il fut débité avec le ton nasillard de tous les prédicateurs orthodoxes.
Symar, drap mortuaire.
La circonstance à laquelle se rapporte l'histoire ci-dessus n'est pas rare en Turquie. Il y a quelques années, la femme de Muchtar Pacha se plaignit au père de celui-ci n3 de l'infidélité supposée de son fils; il lui demanda, et elle eut la barbarie de lui donner une liste des douze plus belles femmes de Janina. Elles furent saisies, enfermées dans des sacs, et jetées dans le lac la même nuit! Un des gardes qui étaient présens m'apprit qu'aucune des victimes ne poussa un cri, ou ne montra quelque symptôme de terreur en étant si soudainement arrachée à tout ce qu'on aimait, à tout ce que l'on aime. Le sort de Phrosine, la plus belle de ces victimes, est le sujet d'un grand nombre de chants romaïques et arnautes.
L'histoire racontée dans le poème est arrivée, dit-on, à un jeune Vénitien, il y a plusieurs années, et maintenant elle est presque oubliée. Je l'ai, par hasard, entendu raconter par un des diseurs d'histoires, si communs dans les cafés du Levant, qui chantent ou déclament leurs récits. Les additions et interpolations du traducteur seront aisément distinguées du reste, par le manque d'images orientales; et je regrette que ma mémoire ait retenu si peu de fragmens de l'original.
Pour ce qui concerne quelques-unes des notes, j'en suis redevable en partie à d'Herbelot, et en partie à ce très-oriental, et comme l'appelait si justement M. Wéber, au sublime conte du calife Wathek n4.
Je ne sais pas à quelle source l'auteur de ce singulier volume a puisé ses matériaux. Quelques-uns de ses épisodes peuvent se rencontrer dans la Bibliothèque Orientale; mais par l'exactitude des mœurs, par la beauté de ses descriptions et la puissance de l'imagination, il surpasse de beaucoup toutes les imitations européennes; et il porte tant de marques d'originalité, que ceux qui ont visité l'Orient-croiront difficilement que ce n'est pas une traduction. Comme nouvelle orientale, Rasselas même doit s'incliner devant lui: son heureuse vallée ne supporterait pas la comparaison avec le palais d'Eblis.
FIN DES NOTES DU GIAOUR.
LA
FIANCÉE D'ABYDOS.
HISTOIRE TURQUE.
Had we never loved so kindly,
Had we never loved so blindly,
Never met or never parted,
We had ne'er been broken-hearted.
(Burns.)
Si nous n'avions jamais aimé si tendrement,
Si nous n'avions jamais aimé si aveuglément,
Si nous ne nous étions jamais rencontrés, jamais séparés,
Nous n'aurions jamais eu nos cœurs brisés.
AU TRÈS-HONORABLE
LORD HOLLAND
CETTE HISTOIRE EST DÉDIÉE,
AVEC UN PROFOND SENTIMENT D'ESTIME ET DE RESPECT,
PAR SON RECONNAISSANT, OBLIGÉ
ET SINCÉRE AMI,
BYRON.
Chant Chant Premier. loc10.
Note loc10: (retour) Notre fidélité à suivre le système que nous avons adopté de traduire le plus littéralement possible, nous fait rencontrer plus souvent, pour l'expression, dans ce poème, avec M. A. P. que partout ailleurs, parce que lui-même, d'après son aveu, a fait la traduction récente de cet ouvrage en suivant un système différent de celui qu'il avait toujours suivi. S'il eût appliqué, ce système a toutes les œuvres de Byron, il n'aurait pas eu de successeur.(N. du Tr.)
1. Connaissez-vous la contrée où le cyprès et le myrte sont les emblèmes des actions de ceux qui l'habitent? où la rage du vautour, L'amour de la tourterelle, tantôt se changent en soupirs, tantôt s'égarent dans le crime? Connaissez-vous là contrée du cèdre et de la vigne où les fleurs sont toujours fleuries; où le ciel est toujours brillant et pur; où les ailes légères du zéphir, chargées de parfums, s'arrêtent fatiguées sur les jardins de la rosé dans toute sa fraîcheur f1; où le citron et l'olive sont les plus beaux des fruits; où la voix du rossignol n'est jamais muette; où les teintes de la terre et les couleurs du ciel, variées entre elles, rivalisent de beauté; où la pourpre de l'océan est si profondément nuancée; où les vierges sont aussi douces que les roses dont elles tressent des guirlandes; et où, excepté le caractère de l'homme, tout est divin?
C'est le climat de l'Orient; c'est la contrée du soleil.--Peut-il sourire avec amour à des actions comme celles de ses enfans f2? Oh! sombres comme les accens de l'adieu des amans sont les cœurs qu'ils portent, et les histoires qu'ils racontent.
2. Entouré d'esclaves nombreux et vaillans, armés comme il convient aux braves et attendant chacun l'ordre de leur maître pour guider ses pas ou garder son sommeil, le vieux Giaffir était assis dans son divan: une profonde pensée se faisait remarquer dans son œil chargé d'années, et quoique le visage d'un musulman ne trahisse pas souvent à ceux qui l'observent l'intérieur de son ame, très-habile qu'il est à cacher tous ses sentimens, excepté son indomptable orgueil, son front pensif et son air absorbé décelaient plus que de coutume les pensées qui l'agitaient.
3. «Que la salle soit évacuée.»--La troupe a disparu.--«Maintenant appelez-moi le chef de la garde du harem.» Il n'y a plus avec Giaffir que son fils unique, et l'esclave de la Nubie qui attend les ordres de son maître. «Haroun,--quand toute cette foule qui attend aura dépassé la porte extérieure (malheur à la tête de celui dont l'œil regarderait le visage non voilé de mon enfant Zuleïka!) va, amène-moi ma fille de sa tour; sa destinée est fixée dès cette heure. Cependant ne lui répète pas mes paroles; elle doit être instruite par moi seul de ses devoirs!»
«Pacha! entendre, pour moi, c'est obéir.» L'esclave n'en doit pas dire davantage à un despote.--Déjà il a pris le chemin de la tour, mais ici le jeune Sélim rompt le silence; il s'incline d'abord par une humble et respectueuse révérence, baisse modestement les yeux, et parle avec grâce, en se tenant toujours aux pieds du pacha: car le fils d'un musulman mourrait plutôt avant d'oser s'asseoir devant son père!
«Père! dans la crainte que tu ne grondes ma sœur, ou son noir gardien, sache--que la faute, si une faute a été commise, vient de moi seul; alors, que tes reproches ne tombent que sur moi.--La matinée était si belle que--le vieillard et l'homme fatigué pouvaient dormir,--moi je ne le pouvais pas; et pour voir seul, pour contempler seul les plus belles scènes de la nature dans la campagne et sur la mer, sans avoir personne pour sympathiser avec des pensées qui faisaient battre vivement mon cœur, c'eût été une peine, une privation cruelle;--car quelle que soit mon humeur, en vérité, je n'aime point la solitude. J'ai été réveiller Zuleïka, et, comme tu sais que la lourde clef de la porte du harem se tourne promptement pour moi, nous étions déjà dans les bosquets de cyprès avant que les gardiens esclaves se soient éveillés, et nous jouissions avec délices de la terre, de la mer et du ciel qui semblaient nous appartenir! Là, nous sommes restés trop long-tems peut-être, séduits par l'histoire de Medjnoun et les chants de Sâdi f3; jusqu'à ce que, ayant entendu le son retentissant du tambour f4 annonçant l'heure prochaine de ton divan; fidèle à toi et à mon devoir, et averti par cet appel, je suis revenu à la hâte pour te présenter mes respectueuses salutations. Mais Zuleïka se promène encore,--Oh! père, ne te courrouce point;--n'oublie point que personne ne peut pénétrer dans ce secret bosquet, excepté ceux qui gardent la tour des femmes.»
4. «Fils d'un esclave,--lui dit le pacha,--élevé par une mère infidèle, vaine était l'espérance d'un père de voir quelque chose dans toi qui fût d'un homme. Quand ton bras devrait courber l'arc, lancer le javelot et dompter un coursier, toi, Grec d'ame, sinon de croyance, tu vas t'amollir à écouter le murmure des eaux, à voir les roses épanouir. Que ce globe, dont les clartés matinales excitent tant l'admiration de tes yeux languissans, ne te communique-t-il quelque chose de son feu ardent! Toi! tu supporterais de voir ces créneaux abattus, pièce par pièce, par les chrétiens; oui, tu verrais lâchement les vieux murs de Stamboul tomber devant les dogues de Moscou, et tu ne frapperais pas un seul coup pour la vie ou la mort contre les chiens de Nazareth! Va--que ta main, plus faible que celle d'une femme, prenne le fuseau--non le fer. Mais, Haroun!--cours vers ma fille: écoute,--tu m'en réponds sur ta tête.--Si Zuleïka s'échappe ainsi souvent,--tu vois cet arc,--il a une corde!»
5. On n'entendit aucun accent s'échapper de la bouche de Sélim; aucun du moins n'alla frapper l'oreille du vieux Giaffir, mais chaque froncement de sourcils, chaque parole du vieillard lui perçaient plus le cœur que l'épée d'un chrétien.
«Fils d'un esclave!--accusé de lâcheté!» Ces insultes eussent coûté cher à un autre. «Fils d'un esclave! et qui donc est mon père!» Ainsi Sélim donnait carrière à ses noires pensées; et dans l'éclat de ses regards brillait plus que de la colère; cet éclat disparaît. Le vieux Giaffir a frémi en considérant son fils, car il a lu dans ses yeux tout ce qu'ont fait naître ses dures paroles; il y vit commencer la rébellion: «Viens ici, enfant.--Quoi! pas de réponse? Je te comprends et j'apprends à te connaître. Mais il est des actions que tu n'oserais pas entreprendre: mais si ta barbe avait une longueur plus virile, et si ta main avait plus d'adresse et de force, je me plairais à te voir rompre une lance, quand même ce serait contre la mienne.»
Comme il avait laissé tomber ces paroles avec ironie, il fixa fièrement son regard sur celui de Sélim qui lui rendit défi pour défi, et soutint avec tant d'orgueil le regard de son père qu'il le força à le baisser.--Celui-ci n'osa pas s'avouer la cause et la nature de son émotion.
«Je dois me méfier, disait-il en lui-même, que cet enfant indocile et mutin ne me cause un jour de plus sérieuses craintes; je ne l'ai jamais aimé depuis sa naissance, et--mais son bras est peu à redouter; à peine, à la chasse, oserait-il lutter avec le faon timide ou l'antilope, encore moins voudrait-il se hasarder dans ces combats où l'homme lutte pour la gloire et la vie.--Je ne voudrais pas me fier à ce regard, à cet accent: non,--ni même à ce sang si près du mien. Ce sang,--il n'a pas entendu;--c'est assez,--je le surveillerai bien plus attentivement désormais. Il est un Arabe f5 à mes yeux, ou un chrétien demandant grâce dans le combat.--Mais écoutons!--j'entends la voix de Zuleïka; elle frappe mon oreille comme l'hymne des houris: elle est l'enfant de mon choix. Oh! elle m'est plus chère même que sa mère; avec elle tout est espérance, rien n'est à craindre.--Ma Péri! tu es toujours ici la bien-venue! Douce comme l'eau de la fontaine du désert aux lèvres qu'elle vient rappeler à la vie,--ainsi tu parais à mes regards impatiens; les pélerins, dont l'eau du désert a sauvé la vie, n'adressent pas aux autels de la Mecque plus d'actions de grâces pour leur vie que moi pour la tienne, moi qui ai béni ta naissance, et qui te bénis encore maintenant.»
6. Belle comme la première femme qui fut coupable de la première chute, lorsqu'elle souriait à ce redoutable, mais séduisant serpent, dont l'image était déjà gravée dans son cœur,--et une fois séduite, séduisant de plus en plus; ravissante, oh! comme ces visions trop passagères, accordées au sommeil peuplé des fantômes de la douleur, lorsque le cœur retrouve un cœur dans des songes élyséens, et revoit vivans dans le ciel ceux qu'il avait perdus sur la terre; douce comme la mémoire d'un amour qui n'est plus; pure comme la prière que l'enfance adresse vers le ciel: telle était la fille de ce sévère et vieux chef, qui accueillit la jeune fille avec des larmes,--mais non pas des larmes de regrets.
Qui n'a pas éprouvé combien les mots sont impuissans pour essayer de fixer une étincelle du rayon céleste de la beauté? qui ne le sent pas, jusqu'à ce que son regard troublé se confonde dans l'émotion de sa propre félicité, jusqu'à ce que ses joues pâlies, son cœur défaillant, confessent la puissance,--la majesté de cette aimable souveraine? Telle était Zuleïka;--ainsi brillaient sur sa personne les charmes inexprimables qu'elle seule n'avait point remarqués; le feu de l'amour, la pureté de la grâce, l'esprit, la mélodie qui respirait sur ses traits f6, le cœur dont la douce expansion mettait tout en harmonie:--et, oh! ce regard qui était à lui seul une ame!
Ses bras gracieux étaient croisés avec candeur sur son sein naissant: à un mot de tendresse, Zuleïka étendit ses bras et vint les jeter autour du cou de celui qui avait béni son enfance caressante par des caresses paternelles;--et Giaffir sentit son dessein s'évanouir à moitié; non que son cœur, quoique sévère, eût conçu autre chose que le bonheur de sa fille; l'affection enchaînait ce cœur à elle, l'ambition brisait ces mêmes liens.
7. «Zuleïka! enfant de gentillesse! ce jour t'apprendra combien tu m'es chère, puisque j'oublie la douleur de perdre celle que j'aime tant, pour lui ordonner d'aller demeurer avec un autre. Un autre! jamais homme plus brave ne parut dans la chaleur du combat. Nous, Mahométans, nous faisons peu de cas de la noblesse du sang; mais cependant la race de Carasman f7 n'a pas changé dans la première famille des bandes glorieuses et hardies des Timariotes qui conquirent et qui ont su défendre leurs terres fertiles. C'est assez que celui qui doit t'épouser soit le parent du Bey Oglou: ses années doivent à peine attirer l'attention; je ne voudrais pas te marier à un enfant. Tu auras un superbe douaire. Sa puissance et la mienne réunies pourront se moquer des firmans de mort, dont la pensée seulement fait trembler les pachas; et elles apprendront au messager f8 quel destin attend le porteur d'un tel compliment. Maintenant tu connais la volonté de ton père, c'est tout ce que les personnes de ton sexe doivent savoir. C'était mon devoir de t'apprendre l'obéissance;--pour l'amour, ton époux saura te l'enseigner.»
8. La tête de la vierge s'était penchée en silence, et si ses yeux étaient pleins de larmes que l'émotion comprimée n'ose laisser échapper; si sa joue, de pâle qu'elle était, devint rouge, et de rouge pâle, à mesure que ces paroles ailées parvinrent à ses oreilles comme des flèches aiguës, que pouvait-on y voir, excepté des craintes virginales? Une larme est si belle dans l'œil de la beauté que l'amour regrette à moitié de la sécher par un baiser; la rougeur de la pudeur est si douce, que la pitié désire à peine de la voir s'effacer. Quelle qu'ait été la cause des émotions de la jeune vierge, son père les oublia, ou, s'il s'en souvint, il n'y fit pas attention. Trois fois il frappa des mains et demanda son cheval f9; il déposa sa chibouque ornée de pierres précieuses f10, et montant galamment à cheval, il se rendit dans la prairie entouré de ses maugrebis f11, de ses mamelouks et de ses délis f12, pour voir nombre d'exercices actifs, exécutés avec la lame tranchante du sabre, ou avec le djerrid émoussé. Le Kislar et ses Mores gardaient seuls attentivement les portes massives du harem.
9.--Sa tête était penchée sur sa main; son regard était fixé sur la mer bleue et profonde, qui coule et se soulève agréablement entre les dangereuses Dardanelles; mais il ne voyait ni la mer, ni le sable, ni même la troupe à turbans du pacha, mêlée dans le jeu d'un combat simulé, caracolant en s'exerçant sur un feutre plissé f13 qu'ils fendent adroitement d'un coup de sabre; il ne remarquait pas la troupe qui lançait la javeline, et n'entendait pas leurs allahs f14 éclatans et sauvages.--Il ne pensait qu'à la fille du vieux Giaffir!
10. Aucune parole ne s'échappe du sein de Sélim; un soupir dévoile la pensée de Zuleïka. Il continue à jeter ses regards à travers la jalousie de la fenêtre, pâle, muet et tristement immobile. Le regard de Zuleïka était fixé sur lui; mais son attitude ne lui apprit que peu de choses. Sa douleur était égale à la sienne, quoique cependant elle ne fût pas la même. Son cœur avouait une plus douce flamme, mais ce cœur alarmé ou timide l'empêche de parler, sans qu'elle puisse s'en rendre compte. Cependant il faut qu'elle parle;--mais quand l'essaiera-t-elle?
--«Qu'il est étrange qu'il se détourne ainsi de moi! Nous ne nous rencontrions pas ainsi auparavant, et nous ne devons pas ainsi nous séparer.»--
Trois fois elle a traversé l'appartement avec lenteur, en épiant un regard de Sélim,--il le tenait toujours fixé sur la mer. Elle saisit l'urne où se trouvaient déposés les parfums de l'atar-gul f15 persan, et répandit leur essence sur les lambris peints de couleurs variées et sur le pavé de marbre f16: les gouttes que la jeune fille répand en se jouant sur les vêtemens brillans de Sélim pénètrent jusqu'à sa poitrine, et le laissent aussi insensible que le marbre lui-même.
--«Quoi donc! encore le même air sombre? cela ne peut pas être.--Oh! aimable Sélim, est-ce bien toi!» Elle aperçoit rangées dans un ordre curieux les plus belles fleurs de l'Orient: «Il les aimait autrefois; elles pourraient lui plaire encore offertes par la main de Zuleïka.»
La pensée enfantine était à peine exprimée que la rose était déjà cueillie et disposée en bouquet; le moment d'après vit son beau corps, sa belle tête inclinés aux pieds de Sélim.--«Cette rose porte un message de Bulbul f17 pour calmer les chagrins de mon frère; il dit que cette nuit il prolongera pour l'oreille de Sélim son chant le plus doux; et quoique ses accens soient quelquefois tristes, il essaiera pour cette fois une harmonie plus gaie, avec la faible espérance que ses chants modifiés pourront dissiper ses sombres pensées.
11. «Quoi! ne pas recevoir même cette pauvre fleur! Oh! je suis donc bien malheureuse! Tes regards peuvent-ils s'abaisser ainsi sur moi? et ne sais-tu pas qui t'aime plus que personne? Oh! cher Sélim! oh! toi qui m'es encore plus que le plus cher des frères! Dis, est-ce moi que tu hais ou que tu crains? Viens, repose ta tête sur mon sein, et je t'endormirai par mes baisers, puisque mes paroles et les chants même de mon rossignol fabuleux ne peuvent y réussir. Je savais que notre père était quelquefois sévère; mais j'avais encore à apprendre de toi ce changement de caractère. Je sais trop bien qu'il ne t'aime point, mais l'amour de Zuleïka est-il oublié? Ah! si je savais qu'il le fût! le projet du pacha, ce parent du bey de Carasman est peut-être ton ennemi. S'il en était ainsi, je jure par les autels de la Mecque, si ces autels qu'il est défendu aux femmes d'approcher ne repoussent pas leurs vœux, que, sans ton libre consentement, sans ton ordre, le sultan même n'aurait pas ma main! Penses-tu que je puisse supporter de m'éloigner de toi, et d'apprendre à partager mon cœur? Ah! si j'étais séparée de toi, qui serait ton amie--et qui serait mon guide? Les années n'ont pas vu, le tems ne verra pas l'heure qui arrachera mon ame à la tienne. Azraël f18 lui-même, quand s'échappera de son terrible carquois cette flèche qui sépare tous les êtres, destinera pour toujours nos cœurs à une poussière inséparable.»
12. Il est revenu à la vie,--il a respiré,--il a fait des mouvemens,--il a recommencé à sentir; il a relevé la jeune vierge agenouillée: son angoisse est passée;--son œil vif brille de pensées qui ont long-tems sommeillé dans l'ombre; de ces pensées qui brûlent,--qui rayonnent dans ses regards: comme le torrent naguère voilé sous le rideau de ses saules, lorsqu'il se révèle avec impétuosité dans l'éclat de ses vagues;--comme la foudre dans l'espace s'échappe du nuage plombé qui la comprimait, ainsi étincelait l'ame de l'œil de Sélim à travers les longs cils de ses paupières. Un cheval de guerre au son de la trompette; un lion levé de son gîte par un imprudent chien de chasse; un tyran appelé à un combat soudain par un poignard mal dirigé, ne frémissent pas d'une vie plus convulsive que Sélim, qui a entendu ce vœu, ce serment prononcé qui, en se trahissant, lui a tout révélé.
«Maintenant, tu es donc à moi, pour toujours à moi, à moi pendant la vie, et peut-être même plus que la vie! Maintenant tu es à moi; ce serment sacré, quoique prononcé par toi, nous a liés tous les deux. Oui, tu as agi tendrement, sagement, ce serment a sauvé plus d'une tête. Mais ne pâlis point,--une simple boucle de tes cheveux réclame de moi plus que de la tendresse; je ne voudrais pas outrager le dernier des cheveux qui se groupent autour de ton beau front pour tous les trésors enfouis dans les souterrains d'Istakar f19. Ce matin, des nuages sombres me couvraient, les reproches pleuvaient sur ma tête, et Giaffir m'a presque appelé lâche! Maintenant j'ai une raison d'être brave. Le fils de son esclave abandonnée--oui, ne tressaille pas, c'est le terme dont il s'est servi--peut montrer, quoique peu disposé à se vanter, un cœur que ni ses paroles ni ses actions ne peuvent enchaîner. Son fils, vraiment!--cependant, grâces à toi, peut-être le suis-je, ou au moins le serai-je. Mais que notre serment secret ne soit su que de nous.
«Je connais le misérable qui ose demander à Giaffir ta main qui le repousse. Jamais l'avidité puissante d'un Musselim f20 ne posséda richesses plus mal acquises, ame plus basse. N'a-t-il pas été élevé à Égripo f21? Qu'Israël nous montre une race plus vile! Mais laissons cela.--Que notre serment ne soit révélé à personne; le tems apprendra le reste. Laisse Osman Bey à moi et aux miens; j'ai des partisans pour le jour de danger. Ne pense pas que je sois ce que je te parais; j'ai des armes, des amis, et ma vengeance est prochaine.»
13. «Que je ne pense pas que tu sois ce que tu parais être! mon Sélim! Tu es tristement changé; ce matin je t'ai vu le plus aimable, le plus charmant! mais maintenant, que tu es différent de toi-même! Sans doute tu connaissais déjà mon amour, il ne fut jamais moins vif, il ne pourra jamais l'être davantage. Te voir, t'entendre, être près de toi; haïr la nuit, je ne sais pour quel motif, si ce n'est que nous ne pouvons nous rencontrer que le jour; vivre avec toi; avec toi mourir; voilà mes espérances auxquelles je n'ose renoncer. Baiser tes joues, tes yeux, tes lèvres comme ceci,--comme cela,--pas davantage que cela; car, par Allah! tes lèvres sont assurément de flamme! Quelle fièvre circule dans tes veines? les miennes sont maintenant presque aussi enflammées; au moins je sens que ma joue est brûlante. Calmer tes souffrances, soigner ta santé, partager, mais ne jamais dissiper tes richesses, rester près de toi avec des sourires, et sans murmures; soulager ta pauvreté; me dévouer à tout, excepté à fermer ton œil mourant, car je ne pourrais vivre pour l'essayer; c'est à cela seulement que mes pensées aspirent. Pourrais-je faire, ou exigerais-tu davantage?
«Mais, Sélim, réponds-moi donc! Pourquoi avons-nous besoin de tant de mystère? je ne puis en deviner ni en exprimer la cause. Mais que cela soit, puisque tu dis que cela est bien. Cependant, ce que tu entends par armes, par amis, surpasse ma faible intelligence. Je voudrais que Giaffir eût entendu le serment que je t'ai fait; sa colère ne pourrait me forcer à révoquer ma parole: mais sûrement il me laisserait libre. Ce tendre désir pourrait sembler étrange dans moi, de rester ce que j'ai toujours été? Quel autre a vu Zuleïka depuis sa plus tendre enfance? Quel autre que toi Zuleïka a-t-elle recherché pour compagnon des jeux de son enfance? Ces pensées chéries commencèrent avec notre existence; dis, pourquoi ne pourrais-je plus les avouer? Quel changement est survenu qui me fasse déguiser la vérité, la vérité qui a été mon orgueil et le tien jusqu'à ce jour? Notre loi, notre croyance, notre dieu nous défend de nous laisser voir par les étrangers; aucune de mes pensées ne se révoltera contre cette volonté du Prophète. Non! je me trouve plus heureuse même par ce décret! il m'a tout laissé en te laissant à moi. Profondes étaient mes angoisses, de me voir ainsi forcée de m'unir avec un homme que je n'ai jamais vu; pourquoi ne dirais-je pas cela à mon père? pourquoi me forces-tu à le cacher? Je sais que le caractère hautain du pacha ne t'a jamais traité avec bienveillance, et qu'il se courrouce souvent pour rien. Allah! fais que Sélim ne donne jamais à sa colère de motifs légitimes! Je ne sais pourquoi, mais la dissimulation pèse à mon cœur comme un péché. Alors si dissimuler ainsi est un crime, comme les sentimens et les émotions que j'éprouve; oh! Sélim! apprends-moi ce mystère; il en est tems encore, ne m'abandonne pas ainsi à mes pensées de terreur. Ah! regarde là-bas le Tchocadar f22, mon père revient du combat simulé; je tremble maintenant de rencontrer ses regards.--Dis moi, Sélim, peux-tu m'en apprendre la cause?»
14. «Zuleïka! retourne à ton appartement de la tour.--Moi je puis présenter mes devoirs à Giaffir; je suis obligé de parler avec lui de firman, d'impôts, de levées, d'état. Il est arrivé des nouvelles fâcheuses des bords du Danube; notre visir laisse noblement éclaircir les rangs de son armée, et les Giaburs peuvent lui adresser leurs remerciemens! Notre sultan a un moyen très-expéditif pour récompenser de si chers triomphes; mais, écoutè-moi, quand le tambour du soir aura averti les troupes de prendre leur nourriture et de se livrer au sommeil, Sélim se rendra dans ta cellule: alors nous sortirons secrètement du harem, et nous pourrons nous promener, ensemble pendant la nuit; les murs de notre jardin sont élevés; personne ne pourrait les escalader pour écouter nos paroles, ou nous faire abréger notre tems; et si quelqu'un l'osait, j'ai une épée qui a déjà fait ses preuves, et qui est destinée à ne pas rester oisive. Alors tu apprendras de Sélim plus de choses que tu n'en as entendues ou rêvées jusqu'ici. Crois-moi, Zuleïka,--n'aie pas peur de Sélim! tu sais que je possède une clef du harem.» «Te craindre, mon cher Sélim! tu ne m'as jamais dit jusqu'ici un mot semblable.» «Ne perds pas de tems; je prends la clef.--La garde d'Haroun a déjà reçu quelque récompense, et elle en recevra encore davantage. Cette nuit, Zuleïka, tu entendras mon histoire, mes projets et mes craintes; ô mon amie! je ne suis pas ce que je parais être.»
Chant Deuxième.
1. Les vents sont violens sur les vagues d'Hellé, comme dans la nuit des ondes soulevées, où l'Amour, qui l'avait envoyé, oublia de sauver le jeune, le beau, le brave Léandre, le seul espoir de la fille de Sestos. Oh! quand son fanal brillait isolé sur la haute tour nocturne, vainement le vent soulevé, l'écume des brisans et les cris perçans des oiseaux des mers l'avertissaient de rester dans sa demeure; vainement les nuages amoncelés dans les airs, les vagues agitées lui défendaient d'entreprendre son voyage: il ne pouvait voir, il ne voulait pas entendre les bruits, les signes qui lui prédisaient des terreurs; son œil ne voyait que la lumière de l'amour, cette étoile isolée qu'il saluait dans les cieux; son oreille n'entendait que les chants de Héro. «O vagues, ne séparez pas long-tems deux amans!»--Cette histoire est vieille; mais l'amour peut encore inspirer assez deux jeunes cœurs pour prouver qu'elle est véritable.
2. Les vents sont soulevés, et les vagues d'Hellé roulent sombres et impétueuses; les ombres tombantes de la nuit couvrent en vain ce champ humide d'une rosée sanglante; ce désert, autrefois l'orgueil du vieux Priam; les tombeaux, seuls vestiges de son règne; tout--excepté les rêves immortels qui trompaient les ennuis du vieillard aveugle de l'île rocheuse de Scio.
3. Oh! cependant,--car mes pas ont erré dans ces lieux; ils ont foulé ces rivages sacrés; cette vague bouillonnante m'a porté sur son sein;--oh! antique ménestrel! puissé-je long-tems avec toi méditer, soupirer et parcourir ces scènes du passé, croyant que chaque tertre de gazon vert contient les cendres d'un héros non fabuleux, et qu'autour de ces lieux historiques ton large Hellespont se précipite encore f23, et froid serait le cœur de celui qui pourrait ici contredire tes chants!
4. La nuit est descendue sur la vague d'Hellé; et elle n'a pas encore atteint le sommet de la colline d'Ida, cette lune qui brillait autrefois sur les exploits sublimes racontés par le grand poète; aucun guerrier ne se plaint aujourd'hui de son paisible rayon; mais les bergers reconnaissans bénissent toujours cet astre argenté. Leurs troupeaux paissent aujourd'hui sur le tertre de celui qui ressentit la flèche du berger dardanien. Cet immense amas de terre entassée, autour duquel le fils d'Ammon f24 se promena avec orgueil, monument élevé par des nations, couronné par des monarques, est aujourd'hui un tertre solitaire et sans nom! Au dedans,--combien ta demeure est étroite! Au dehors,--les étrangers, seuls peuvent murmurer le nom de celui qui y fut enseveli. La poussière surpasse en durée la pierre tumulaire; mais toi,--ta poussière même n'est plus!
5. Tard--bien tard cette nuit, Diane viendra réjouir le berger et chasser les craintes du matelot; jusqu'alors--aucun signal sur le rocher ne peut diriger la course de la nacelle luttant contre les flots; toutes les lumières dispersées qui entourent la baie se sont éteintes une à une. La seule lampe allumée de cette heure solitaire scintille sur la tour de Zuleïka.
Oui! là, dans cette chambre silencieuse, brille une lumière vacillante; et sur l'ottomane de soie de la jeune fille sont jetés les grains d'ambre odoriférans, sur lesquels glissent ses doigts gracieux f25. Près de ces grains, entouré d'émeraudes (comment pourrait-elle oublier ce bijou?) se trouve l'amulette béni dé sa mère f26, sur lequel est gravé le texte même du Koursi, et dont la vertu pourrait rendre heureux en cette vie, ainsi qu'elle garantit la félicité pour l'autre. Auprès de son comboloio f27 est un Koran, orné d'enluminures, et plusieurs brillans manuscrits de poésie, décorés d'emblêmes, rachetés dès injures du tems par d'élégans écrivains de la Perse. Sur ces manuscrits splepdides repose son luth, négligé maintenant, mais qui autrefois n'était pas si souvent muet. Autour de sa lampe d'or ciselé s'épanouissent des fleurs dans des vases de porcelaine dé Chine. Les plus riches tissus des fabriques de l'Iran, les tributs de parfums de Schiraz; tout ce qui peut faire les délices de la vue et des sens est rassemblé dans cet appartement somptueux; et cependant cette demeure a un air de tristesse et de mélancolie. Elle, la déesse de cette rétraite de Péri, que fait-elle dans cette nuit si troublée et si décisive?
6. Enveloppée dans un de ces vêtemens tout noirs que les nobles musulmans ont seuls le droit de porter, et qu'elle à revêtu pour protéger contre les vents du ciel un sein aussi cher à Sélim que le ciel lui-même, elle s'avance d'un pas prudent dans les détours du bosquet, tressaillant chaque fois qu'à travers la clairière le vent par bouffées fait entendre de lourds gémissemens, jusqu'à ce que, parvenue à un sentier plus uni, son cœur timide batte plus librement. La jeune fille suit son guide silencieux; et quoique sa terreur, la pousse à retourner sur ses pas, comment pourrait-elle se déterminer à abandonner son cher Sélim? comment apprendrait-elle ses lèvres caressantes à prononcer des paroles de reproches?
7. Ils atteignirent enfin une grotte creusée par la nature, mais agrandie par l'art, où souvent Zuleïka vint accoutumer son luth à rendre des sons harmonieux, et apprendre par cœur son Koran. Souvent, dans ses jeunes rêveries, elle s'efforçait de se figurer ce que pouvait être le Paradis. Où l'ame des femmes devait aller après la mort, son prophète avait dédaigné de le dire; mais la demeure de celle de Sélim était sûre, et, pensait-elle, il ne pourrait supporter long-tems un séjour dans d'autres mondes de félicité; sans celle qu'il avait tant aimée dans celui-ci! Oh! qui pourrait demeurer avec lui qui l'aimât autant que moi? Quelle houri pourrait seulement lui offrir la moitié de mes soins?
8. Depuis le jour où elle avait visité ce lieu, quelques changemens lui semblaient s'y être opérés. Peut-être était-ce seulement la nuit qui déguisait les objets qu'elle avait vus à la clarté du jour; la lampe de bronze qui l'éclairait ne projetait qu'obscurément un rayon qui n'avait rien de la clarté du ciel. Mais, dans un coin de la caverne, son œil tomba sur un objet étrange. Là des armes étaient entassées, non semblables à celles que brandissaient les délis dans le champ de bataille. Les poignées et les lames en étaient d'une forme et d'une trempe étrangères; une d'elles était rougie--peut-être par un crime! Ah! comment sans lui ce sang pourrait-il être répandu? Une coupe aussi était placée à coté, qui ne semblait pas contenir le sorbet. Que signifie tout cela? Elle se détourna pour chercher des yeux son cher Sélim.--«Oh! se peut-il que ce soit lui?»
9. Sa robe superbe était jetée de coté, son front ne portait point la haute couronne du turban; mais à sa place un shall de couleur rouge, légèrement plissé, entourait sa tête. Cette dague, dont la poignée portait un diamant digne du plus haut diadême, n'étincelait plus à sa ceinture, où des pistolets sans ornement étaient fixés, et à son baudrier pendait un sabre, et de son épaule descendait négligemment le manteau blanc, la mince capote qui couvre l'errant Candiote: en dessous--sa veste plaquée d'or--serrait comme une cuirasse sa poitrine; les guêtres qui entouraient étroitement ses jambes étaient revêtues de plaques d'argent. Mais si ce n'eût été cet air impérieux du commandement qui éclatait dans ses regards, dans sa voix, dans ses gestes; tout ce qu'un œil inattentif eût pu distinguer dans Sélim l'aurait fait prendre pour quelque jeune Galiongui f28.
10.--«Je t'ai dit que je n'étais pas ce que je te paraissais être, et maintenant tu vois que mes paroles étaient vraies. J'ai une histoire que tu n'as jamais rêvée; si elle est véritable--sa vérité sera fatale à plusieurs. Il serait inutile maintenant de te cacher cette histoire. Je ne puis te voir la fiancée d'un Osmanli. Mais si ta propre bouche ne m'avait pas révélé combien j'avais de part à la tendresse de ton jeune cœur, je ne te découvrirais pas, je ne devrais pas te découvrir le sombre secret du mien. Je ne te parle pas maintenant de mon amour, de cet amour que le tems, la constance et le péril sauront te prouver. Mais d'abord--oh! n'en épouse jamais un autre--Zuleïka! je ne suis pas ton frère!»
11. «Oh! tu n'es pas mon frère!--rétracte ces paroles.--Dieu! Suis-je abandonnée seule sur la terre pour y pleurer?--Je n'ose pas maudire--le jour qui fut témoin de ma solitaire naissance! Oh! tu ne m'aimeras plus dorénavant! mon cœur défaillant prévoyait un malheur; mais reconnais-moi encore pour tout ce que j'étais avant ce fatal aveu: ta sœur--ton amie, ta Zuleïka. Tu m'as fait venir en ce lieu peut-être pour me donner la mort. Si tu as des motifs de vengeance, regarde: je t'offre mon sein,--contente tes ressentimens! plus heureuse cent fois de descendre parmi les morts que de vivre ainsi, ne t'étant plus rien. Peut-être dois-je redouter quelque chose de pire encore, car je connais maintenant pourquoi Giaffir semblait toujours ton ennemi. Et je suis, hélas! l'enfant de Giaffir, par qui tu fus outragé, avili. Si je ne suis pas ta sœur--si tu veux épargner ma vie, oh! fais-moi ton esclave!»
12. «Mon esclave, Zuleïka!--non, je suis le tien; mais, cher amour, calme ce transport; ta destinée sera d'être unie à la mienne: je le jure par le temple de notre Prophète; cette pensée sera un baume pour tes chagrins. Ainsi, puissent les vers du Koran f29 gravés sur la lame de mon sabre diriger mes coups, à l'heure du danger, pour nous sauver tous deux, si je suis fidèle à ce redoutable serment! Le nom qui faisait battre ton cœur d'un amoureux orgueil doit être changé; mais, ma Zuleïka, sache que ce lien qui nous unissait s'est resserré, au lieu de s'être rompu, quoique ton père soit mon plus mortel ennemi. Le mien fut pour Giaffir tout ce que tu croyais que j'étais naguère pour toi-même. Ce frère conspira et occasiona la chute d'un frère, mais il épargna du moins mon enfance; il me berça d'une vaine déception dont il est tems encore de le récompenser.--Il m'a élevé, non avec des soins paternels, mais comme le neveu d'un Caïn f30; il me surveillait comme le petit d'un lion qui ronge déjà son frein, et qui pourra bientôt briser sa chaîne. Le sang de mon père bout dans toutes mes veines; cependant, pour l'amour de toi, je suspendrai ma vengeance, quoique je ne doive plus rester ici. Mais d'abord, bien-aimée Zuleïka! écouté comment Giaffir accomplit ses infâmes projets.
13. «Comment naquit et s'envenima la discorde de ton père et du mien; fut-ce l'amour ou l'envie qui les rendit ennemis? peu importerait même si je ne l'ignorais pas. Dans des esprits fiers, irascibles, quelques torts légers sans intention suffisent pour troubler la paix. Le bras d'Abdallah était redoutable dans la mêlée; il est encore célébré dans les chants bosniaques, et les hordes rebelles de Paswan f31 attestent assez combien elles redoutaient un pareil hôte. Sa mort, cruel effet de la haine de Giaffir, est tout ce que j'ai besoin de rappeler ici, et comment le secret de ma naissance qui me fut révélé, quel qu'en soit d'ailleurs le résultat, a déjà eu celui de me rendre libre.
14. «Lorsque Paswan, après plusieurs années de combat, en dernier lieu pour affermir sa puissance, mais d'abord pour défendre sa vie, régnait trop orgueilleusement dans les murs de Widdin, nos pachas se rallièrent autour du gouvernement. Ni plus ni moins élevé dans le commandement militaire, chacun des deux frères conduisait une troupe séparée. Ils déployèrent leurs étendards de queues de cheval f32 au vent, et ils firent leur jonction dans la plaine de Sophie, où les troupes devaient être passées en revue: leurs tentes étaient plantées, leur poste assigné; mais à l'un d'eux, hélas! assigné en vain! Qu'est-il besoin de paroles? La coupe redoutable fut préparée, par l'ordre de Giaffir, avec un poison aussi subtil et aussi cruel que son ame; cette coupe, présentée à Abdallah, envoya son ame dans le ciel. Fatigué par une chasse pénible, il reposait dans le bain ses membres engourdis et fiévreux; il était loin de penser que la haine d'un frère lui destinait une telle coupe pour étancher sa soif. Ce fut un esclave gagné qui la lui présenta. Il en but une goutte f33, il n'en fallait pas davantage! Si tu doutes de la vérité de mon histoire, ô Zuleïka! appelle Haroun, il pourra te confirmer ce récit.
15.»Le crime une fois consommé, et la guerre avec Paswan en partie terminée, quoiqu'il n'eût pas été entièrement subjugué, le pachalik d'Abdallah fut gagné. Tu ne sais pas combien, dans notre divan, la richesse peut acquérir de considération au plus misérable des hommes.--Les honneurs d'Abdallah furent obtenus par celui qui s'était souillé par le meurtre d'un frère. Il est vrai que les poursuites qu'ils lui oceasionèrent pour les obtenir épuisèrent ses trésors acquis par un crime; mais il les eut bientôt réparés. Voudrais-tu savoir par quels moyens? Contemple ces déserts incultes, et demande au paysan couvert de haillons ce que deviennent les produits de ses sueurs? Pourquoi le cruel usurpateur m'a-t-il épargné? pourquoi à-t-il partagé avec moi son palais? Je l'ignore. La honte, les regrets, les remords; la faible crainte que lui inspirait la faiblesse d'un enfant; en outre, l'adoption qu'il a faite de moi comme son fils, à lui, à qui le ciel n'en a point accordé; ou quelque intrigue inconnue, quelque caprice; voilà ce qui m'a ainsi préservé,--mais ce qui ne m'a pas laissé en paix. Lui ne peut dompter son caractère fier et hautain, et moi je ne lui pardonne point le sang de mon père.
16.»Il est des ennemis dans le palais de ton père; tous ceux qui rompent son pain ne lui sont pas fidèles. Si je leur révélais mon secret, ses jours, ses heures même seraient peu nombreuses. Ils n'ont besoin que d'un courage qui les dirige, d'une main qui leur indique les coups qu'il faut frapper. Mais Haroun seul connaît ou a connu cette histoire, dont le dénouement est très-prochain. Il a été élevé dans le palais d'Abdallah, et il y occupait dans son sérail le poste qu'il occupe maintenant ici.--Il vit son maître expirer; mais que pouvait faire un simple esclave? Venger son maître?--hélas! il était trop tard; soustraire son fils à un sort semblable? il choisit ce dernier parti; et pendant que, tout fier d'avoir subjugué ses ennemis ou trahi ses amis, l'orgueilleux Giaffir s'endormait dans son triomphe, Haroun me conduisait, orphelin sans appui, à la porte du palais de Giaffir; et ce ne fut pas vainement qu'il employa ses efforts pour sauver la vie de celui pour lequel il était venu l'implorer. Ma naissance fut cachée à tout le monde, et surtout à moi-même. Ainsi fut protégée la sûreté de Giaffir. Il quitta bientôt la Roumélie et les flots lointains du Danube pour revenir s'établir sur nos rives asiatiques, n'ayant avec lui qu'Haroun qui connût mon histoire--et ce Nubien a senti que les secrets d'un tyran ne sont que des chaînes que le captif brise avec joie; voilà ce qu'il m'a révélé et d'autres choses encore. C'est ainsi que le juste Allah envoie au crime esclaves, instrumens, complices,--jamais amis!
17.»Tout cela, ô Zuleïka! doit douloureusement retentir à tes oreilles; mais la suite de mon histoire te sera encore plus pénible: quoique mes paroles blessent ta timide douceur, je dois cependant prouver et te faire connaître la vérité toute entière. Je t'ai vue frémir en regardant ce vêtement que je porte; cependant je l'ai souvent porté, et je dois le porter encore long-tems. Ce Galiongui, auquel tu es liée par un serment, est le chef de ces hordes de pirates dont la loi et la vie reposent sur leurs épées. D'entendre seulement leur effrayante histoire, ta joue pâle deviendrait bien plus pâle encore: ces armes que tu vois là, ce sont mes soldats qui les ont apportées; les bras qui les brandissent ne sont pas éloignés: cette coupe aussi est remplie pour les brigands féroces.--Une fois vidée par eux, ils rie reculent jamais devant le danger. Notre Prophète peut pardonner à ces esclaves; ils ne sont infidèles que pour cette liqueur défendue.
18.»Que pouvais-je faire? proscrit dans ces lieux, blâmé pour avoir seulement désiré de voyager; laissé dans l'oisiveté,--car les craintes de Giaffir me refusaient même un cheval et une épée.--Que de fois cependant, ô Mahomet! que de fois en plein divan le despote ne m'a-t-il pas raillé, comme si ma faible main s'était refusée à manier la bride ou le cimeterre: lui allait toujours seul à la guerre, et me laissait ici inoccupé, inconnu. Abandonné avec les femmes aux soins d'Haroun, trompé dans mes espérances, privé de gloire, tandis que toi,--dont la douceur m'eût long-tems charmé, quoiqu'elle ait pu m'énerver, elle m'aurait du moins consolé,--tu étais envoyée dans les murs de Bruse pour y attendre l'issue des batailles. Haroun, qui vit mon ésprit s'affaisser sous le joug pesant de l'inaction, brisa mes chaînes pendant une campagne, et libéra son captif malgré toutes ses craintes, sur la promesse de revenir avant la fin du commandement de Giaffir. C'est en vain--ma langue ne peut exprimer toute l'ivresse de mon cœur; lorsque pour la première fois ces yeux rendus à la liberté contemplèrent la terre, l'océan, le soleil et les cieux; comme si mon ame les eût pénétrés et en connût les plus intimes, les plus secrètes pensées! Un mot seul peut la peindre, cette sensation suprême:--j'étais libre! Je cessai même de soupirer pour ta présence: le monde,--oui--le ciel lui-même était à moi!
19.»La chaloupe d'un More fidèle me porta loin de cet oisif rivage; Je désirais voir les îles qui parent comme des diamans le diadême de pourpre du vieil océan; je les cherchais dans mon excursion nautique, et je les vis toutes f34; mais quand et dans quel lieu me suis-je ligué avec cette troupe pour triompher ou périr; lorsque tout ce que nous désirons d'accomplir sera accompli, ce sera alors le tems de nous revoir de nouveau pour te raconter la fin de cette histoire.
20.»Il est vrai que c'est une troupe indisciplinée, sans lois, à formes rudes, à caractères farouches; toutes les croyances, toutes les nations ont trouvé avec eux,--et peuvent encore trouver place. Un caractère ouvert, le bras toujours prêt à frapper, l'obéissance au commandement de leur chef; une ame propre à toutes les entreprises, et ne voyant jamais avec les yeux de la crainte; de l'amitié pour chacun des leurs, de la fidélité à tous, de la vengeance vouée pour ceux qui succombent; voilà ce qui les rend les utiles instrumens de mes projets et de plus encore. Et quelques-uns,--je les ai étudiés tous,--sont distingués de la foule vulgaire; mais j'appelle principalement à mon conseil la sagesse et la prudence du Franc.--Quelques autres aspirent à de plus hautes pensées, ce sont les derniers des patriotes de Lambro f35, qui jouissent déjà d'une liberté anticipée, et qui souvent, autour du feu de la caverne, discutent des plans chimériques pour arracher les Rayas f36 à leur sort. Qu'ils soulagent leurs cœurs en discourant sur l'égalité des droits que les hommes n'ont jamais connus; j'ai aussi, moi, un amour ardent de la liberté.
»Ah! laisse-moi errer comme le patriarche de l'Océan f37, ou ne connaître sur la terre que la demeure du Tartare f38! Ma tente sur le rivage, ma galère sur la mer, sont pour moi plus que des cités et des sérails. Porté par mon cheval à travers le désert, ou entraîné par ma voile au souffle du vent sur la mer orageuse; emporte-moi où tu voudras, toi, mon coursier! fais-moi voguer où tu voudras, toi, ma barque légère! Mais toi, sois l'astre bienfaisant qui guide le voyageur, ô ma Zuleïka! partage et bénis ma nacelle; sois la colombe de paix et d'espérance de ma destinée! ou, puisque l'espérance est refusée à ce monde de combats et de tribulations, sois mon arc-en-ciel au milieu des orages de ma vie. Sois pour moi le rayon du soir qui dissipe les nuages par un sourire, et teint les couleurs du matin d'un rayon prophétique! Heureuse et fortunée pour moi--comme les accens du Muezzin qui partent des murs de la Mecque, et arrivent au pèlerin pieux et prosterné à leur appel; douce--comme la mélodie des jours de la jeunesse qui dérobe une larme tremblante à la muette admiration; chère--comme les chants de la terre natale à l'oreille d'un exilé, sera ta voix bien aimée. Pour toi, dans ces îles brillantes et fortunées, j'ai préparé un asile aussi beau, aussi délicieux qu'Aden f39, aux premières heures de sa création. Un millier de glaives, sympathisant avec le cœur et le bras de Sélim, attendent--s'agitent--défendent--détruisent--à ton signal! Enveloppé par ma troupe, Zuleïka à mes côtés, la dépouille des nations parera ma fiancée. Les languissantes, oisives et molles années du harem peuvent bien être échangées pour des soucis,--pour des plaisirs comme ceux-là. Je ne m'aveugle point sur ma destinée; je vois, dans quelques lieux que je porte mes pas, dés périls innombrables; mais un seul, un seul amour! Oui, ce tendre cœur me récompensera bien de tous mes travaux, de toutes mes fatigues, quand même la fortune me serait contraire, ou que de faux amis me trahiraient. Qu'il m'est doux de rêver que, dans les heures les plus sombres de l'infortune, lorsque tout sera changé pour moi, je te trouverai toujours fidèle! Que ton ame, comme celle de Sélim, se montre ferme et courageuse; que l'ame de Sélim te soit chère comme la tienne; adoucissons mutuellement nos chagrins, partageons nos plaisirs, confondons toutes nos pensées,--mais que rien ne puisse jamais nous désunir! Une fois libres, c'est mon devoir de guider de nouveau notre bande; amis entre eux, les hommes qui la composent sont les ennemis des autres hommes. Et toutefois nous ne faisons que suivre le penchant que la nature fatale a assigné à la race guerroyante des hommes. Regarde! Là où son carnage, où ses conquêtes ont cessé, il y a fait une solitude et il la nomme--paix! Je veux, comme les autres, user de mon adresse ou de ma force, mais je ne demande pas plus d'espace de terre que la longueur de mon sabre: le pouvoir ne gouverne que par la division. --Sa ressource la meilleure, c'est l'alternative de la ruse ou de la violence! que cette dernière soit la nôtre. La ruse pourra venir en son tems, si nous nous laissons emprisonner dans les cages des villes pour vivre en société. Mais là ton ame pourrait faillir.--Que de fois la corruption n'a-t-elle pas séduit des cœurs que le péril n'avait pu ébranler! et la femme, plus que l'homme, quand la mort, les malheurs, ou même la disgrâce, ont frappé l'objet de son amour, égarée dans les voies du plaisir, la femme se livre au déshonneur!--Loin de moi tout soupçon! il ne souillera, point le nom de Zuleïka! Mais la vie est un hasard dans ce qu'elle a de plus heureux; et ici il ne nous reste rien à espérer, mais beaucoup à craindre. Oui! des craintes! le doute, la peur de te perdre par le pouvoir d'Osman, ou par la sévère volonté de Giaffir. Cette crainte s'évanouira avec la brise favorable que l'amour a promise cette nuit à ma voile. Aucun danger n'effraie les amans que son sourire a rendus heureux; leurs pas peuvent errer dans la vie, mais leurs cœurs ne changent point. Avec toi, tous les dangers, toutes les fatigues me seront douces; chaque climat aura des charmes; sur la terre,--sur l'océan,--notre univers sera dans nos bras! Oh! que les vents impétueux soufflent sur notre tillac, pour que ces bras me serrent plus étroitement! Le plus profond murmure qui s'échappera de ces lèvres ne sera point un soupir pour ma sûreté; mais une prière pour toi! La guerre des élémens ne peut effrayer l'amour dont le poison le plus redoutable est l'artifice des hommes; voilà les seuls écueils qui puissent arrêter notre course. Ici nous n'avons que quelques instans de dangers; là sont des années de naufrage! Mais loin de nous, sombres pensées qui présentez ces horribles images! Cette heure nous donne ou nous ôte à jamais la faculté de fuir. Je n'ai que peu de mots à ajouter pour terminer mon histoire, tu n'en as qu'un seul à dire pour que nous soyons bientôt séparés de nos ennemis; oui,--ennemis!--La haine de Giaffir pour moi s'éteindra-t-elle? et Osman, qui voudrait nous séparer en t'arrachant à moi, n'est-il pas le tien?
21.»Pour préserver sa fidélité de tout soupçon et sa tête de la mort, je revins au tems fixé pour sauver mon gardien; peu de personnes apprirent, et aucune ne répéta que, pendant ce tems, j'avais vogué sur la mer et erré d'île en île; et depuis, quoique séparé de ma troupe et que j'abandonne trop rarement la terre qui me sépare d'elle, elle n'a rien fait, elle ne fera rien avant que je n'en sois instruit et qu'elle n'ait reçu mes ordres. Je forme les plans, je distribue les dépouilles; il est juste que je partage aussi plus souvent les fatigues.
«Mais tu m'as déjà prêté trop long-tems ton attention. Le tems presse; une barque flotte déjà; nous ne laisserons derrière nous que la haine et la crainte. Demain, Osman arrivera avec sa suite;--cette nuit doit rompre ta chaîne; et si tu veux sauver ce bey orgueilleux, et peut-être aussi la vie de celui qui te donna la tienne, hâte-toi, hâte-toi de me suivre à l'instant!--Mais cependant, quoique tu sois à moi par un serment, voudrais-tu révoquer ton vœu volontaire, effrayée par les vérités que tu viens d'apprendre?--Je reste ici--non pour voir la femme d'Osman; mais pour que le péril retombe sur ma tête!»
22. Zuleïka, muette et immobile, ressemblait à cette statue de douleurs; lorsque, voyant son dernier espoir pour jamais évanoui, la mère désolée fut changée en pierre; tout ce que l'on pouvait apercevoir de différent dans Zuleïka, c'est qu'elle était une Niobé plus jeune. Mais avant que ses lèvres ou même ses yeux essayassent de parler ou de répondre par un regard, une torche enflammée répandit au loin son éclat perfide sous le porche du jardin! une autre--une autre encore!--et puis une autre!--«Oh! fuis!--toi qui n'es plus--toi qui maintenant m'es plus qu'un frère!» Au loin, partout, à travers les bosquets les plus épais, les torches menaçantes brillent d'une lumière rougeâtre, et elles ne sont pas seules--car chaque main droite de ceux qui les portent est armée d'un glaive nu. Ils se séparent; ils poursuivent; ils reviennent; ils tournent avec le flambeau qui guide leurs recherches et le fer étincelant, et le dernier de tous, brandissant son sabre, le terrible Giaffir, se précipite dans sa fureur. Et bientôt les voilà qui touchent presque à la grotte--oh! cette grotte doit-elle être le tombeau de Sélim?
23. Il demeurait debout intrépide. «Le moment est venu--il sera bientôt passé--un baiser, Zuleïka--c'est mon dernier; mais cependant ma troupe, qui n'est pas loin du rivage, pourrait entendre mon signal et distinguer le feu de mon arme; elle serait toutefois trop peu nombreuse--l'entreprise serait d'un succès difficile: n'importe--encore un effort!»
Il se précipite à l'entrée de la caverne; la décharge de son pistolet fait retentir au loin l'écho. Zuleïka n'a point tremblé, n'a point versé de larmes; le désespoir avait glacé son œil et son cœur!--«Ils ne m'entendent point, ou s'ils arrivent à force de rames, ce sera seulement pour me voir mourir; cette détonnation n'a fait qu'attirer mes ennemis plus près. Alors, cimeterre de mon père! sors de ton fourreau! tu n'auras jamais vu une lutte plus inégale! Adieu, Zuleïka!--douce amie! éloigne-toi: reste cependant dans la grotte--tu y seras plus en sûreté: la fureur de Giaffir se bornera pour toi aux emportemens et aux reproches. Demeure immobile,--afin d'éviter l'atteinte d'une arme ou d'une balle égarées. Crains-tu pour ton père?--Puissé-je expirer si je le cherche dans ce combat! Non--quoique ce poison ait été versé par lui; non--quand même il m'appellerait encore lâche! Mais recevrai-je paisiblement leur fer dans mon sein? non--leurs têtes vont ressentir mes coups, excepté celle de ton père!»
24. Il s'élance aussitôt, et il a gagné le rivage sablonneux; déjà le plus acharné de la troupe qui le poursuit est tombé à ses pieds: c'est une tête qui râle, un tronc qui s'agite dans ses dernières convulsions; un autre tombe--mais autour de lui se forme un cercle nombreux d'ennemis. Il s'ouvre un passage en frappant de droite à gauche, et il va atteindre les vagues qui le protègent: sa barque paraît--elle n'est plus même à la distance de cinq rames--ses compagnons font des efforts désespérés--oh! arriveront-ils encore à tems pour le sauver? Les premiers brisans baignent ses pieds; ses soldats plongent dans la baie; leurs sabres brillent avec éclat à travers l'écume--malgré les obstacles que leur opposent les vagues,--infatigables, ils luttent contre elles pour atteindre le rivage:--les voilà près du bord! ils arrivent--ce n'est que pour accroître le carnage--le sang le plus pur du cœur de Sélim a déjà rougi la vague écumante!
25. Échappé aux coups des balles et aux blessures des sabres, ou à peine effleuré pour en ressentir les atteintes, Sélim, trahi, entouré, avait regagné le lieu où les vagues de la mer se brisent au rivage. Là, au moment où son dernier pas abandonnait la terre, où son bras frappait un dernier coup mortel;--hélas! pourquoi se retourna-t-il pour regarder celle que son œil cherchait en vain? Cette pause, ce fatal regard, ont décidé sa mort ou fixé ses chaînes. Triste témoignage d'amour au milieu du péril et de la peine! jusqu'à quelle extrémité l'espérance des amans ne se soutient-elle pas! Sélim avait derrière lui les vagues écumantes, et ses compagnons, serrés, prêts à combattre pour le défendre, quand tout-à-coup une balle siffle.--«Ainsi puissent tomber les ennemis de Giaffir!» Quelle voix a fait entendre ces paroles? quel est celui dont la carabine vient de détonner, dont la balle a sifflé à travers les ombres de la nuit, partie de trop près et trop perfidement dirigée pour s'égarer? C'est la tienne--meurtrier d'Abdallah! Le père essuya lentement l'effet de ta haine farouche; le fils a trouvé par ta main une mort plus prompte. Le sang s'échappe en bouillonnant de sa poitrine, et rougit la blanche écume de la mer.--Si ses lèvres essayèrent quelques gémissemens, les vagues, mugissantes en étouffèrent la voix.
26. Le matin disperse lentement les nuages; on aperçoit peu de trophées du combat; le silence a succédé au cri de guerre qui fit retentir la baie à l'heure de minuit; mais ces sables du rivage peuvent offrir quelques débris de la lutte mortelle dont ils ont été témoins, tels que des fragmens d'armes brisées, des empreintes laissées par les pieds des combattans, et des mains abattues, lancées, dans leurs dernières convulsions, sur l'arène sanglante. Non loin est une torche brisée, une barque sans rames, et mêlée aux algues marines qui sont amoncelées sur le rivage et penchent sur l'abîme. Là se découvre une capote blanche! elle est déchirée en deux lambeaux--l'un d'eux est souillé par une tache de sang noir que la vague s'efforce en vain d'effacer. Mais où est celui qui la portait? Vous! qui voulez pleurer sur ses restes, allez, cherchez-les où les lames mugissantes les ont déjà entraînés; vers les écueils de Sigée, ou sur les rivages de Lemnos. Les oiseaux de mer crient au-dessus de leur proie, sur laquelle leurs becs affamés diffèrent de s'abattre, tandis que, secouée sur son mobile coussin, la tête du cadavre est bercée par le balancement des vagues. Cette main, dont le mouvement n'est pas celui de la vie, tantôt soulevée en haut par les flots qui l'agitent, tantôt ramenée à leur niveau, semble encore faiblement menacer son ennemi.--
Qu'importe que ce cadavre repose dans un tombeau vivant? L'oiseau qui dévore ces traits, ces formes abattues, livides, n'a fait que dérober la proie du ver plus vil que lui. Le seul cœur qui eût saigné, le seul œil qui eût pleuré en le voyant mourir, le seul être qui eût recueilli ses membres dispersés et qui eût versé des larmes sur sa tombe ornée de son turban f40; ce cœur s'est brisé--cet œil s'est fermé--oui--fermé avant celui qui surnage sur les flots.
27. Près des vagues d'Hellé s'élève une voix de deuil! et l'œil de la femme est humide--la joue de l'homme est pâle: Zuleïka! dernier rejeton de la race de Giaffir, l'époux qui t'était destiné est arrivé trop tard; il ne te voit pas--il ne verra jamais ton visage! Ne peut-il entendre les lourds woul-woulleh f41 qui l'avertissent dans son éloignement? Tes femmes qui pleurent aux portes du harem; les chantres du Koran qui répètent l'hymne de la mort; les esclaves silencieux qui attendent, les bras croisés sur leur poitrine; les soupirs dans le palais, les cris qui luttent contre les vents, lui apprennent ton histoire!
Tu ne vis pas tomber ton Sélim! A ce moment terrible où il quitta la grotte, ton cœur devint glacé: il était ton espoir--ta joie--ton amour--ton tout--et cette dernière pensée pour celui que tu ne pouvais sauver suffit pour te donner la mort; un cri déchirant s'échappa de ton sein, et tout fut silencieux.--Paix à ton cœur brisé, à ta tombe virginale! Oh! heureuse! heureuse encore de ne perdre que le pire de la vie! Cette douleur--quoique profonde--quoique fatale,--fut la première que tu éprouvas; trois fois heureuse de ne sentir ni de ne craindre les tourmens de l'absence, de la honte, de l'orgueil, de la haine, de la vengeance et du remords! et cette angoisse qui est plus que de la démence; ce ver rongeur qui ne sommeille,--qui ne meurt jamais; pensée de jours sombres et de nuits pleines de fantômes horribles; cette pensée qui craint les ténèbres, qui abhorre aussi la lumière, qui nous étreint et déchire le cœur frémissant! ah! pourquoi ne le consume-t-elle pas--pour s'enfuir ensuite!
Malheur à toi, cruel et implacable chef! Vainement tu couvres ta tête de cendres; vainement la haire et le cilice pressent tes membres abattus; Sélim est mort de la même main qu'Abdallah. Maintenant arrache ta barbe dans ton inutile douleur: l'orgueil de ton cœur, la fiancée du lit d'Osman, celle que ton sultan n'aurait pu voir sans la désirer pour épouse, ta fille est morte! Espoir de ta vieillesse, doux rayon de ton crépuscule, une étoile brillait dans toute sa beauté sur les rives de l'Hellespont: qui a éteint sa lumière?--c'est le sang que tu as répandu! Écoute! à la question précipitée du désespoir: «Où est mon enfant?» l'écho répond: «Où f42?»
28. Dans l'enceinte des mille tombeaux qui apparaissent sous l'ombrage du mélancolique mais vivant cyprès, qui ne se flétrit jamais, quoique ses branches et ses feuilles soient empreintes d'une éternelle douleur, comme un premier amour malheureux, il est un lieu qui fleurit toujours, même dans ce lugubre bosquet de mort.--Une rose isolée y répand son éclat solitaire: douce et pâle, on la dirait plantée par le désespoir;--si blanche,--si languissante, que le plus faible souffle du vent pourrait emporter ses feuilles dans les airs. Et cependant, c'est en vain que les orages et la pluie l'assaillent, que des mains plus rudes que les cieux d'hiver s'efforcent de l'arracher à sa tige; le lendemain la voit refleurir de nouveau! Quelque aimable génie du lieu la relève doucement et l'arrose de larmes célestes; car elles peuvent bien croire, les vierges d'Hellé, que ce ne peut pas être une fleur terrestre, celle qui se moque de l'heure flétrissante de la tempête, et s'épanouit sans être abritée par un bosquet de verdure. Elle ne languit pas, quoique le printems lui refuse sa rosée bienfaisante, que les rayons fécondans de l'été la privent de leurs caresses. Un oiseau inconnu,--mais peu éloigné, lui chante, pendant toute la nuit, des chants plaintifs et mélodieux. Invisibles sont ses ailes aériennes; mais doux comme les harpes dont jouent les houris, sont ses accords ravissans et prolongés! Ce serait le Bulbul loc11; mais sa voix, quoique plaintive, n'a pas des accens si touchans: car ceux qui les entendent ne peuvent abandonner ce lieu, mais ils s'y attachent et pleurent comme s'ils avaient aimé en vain!... Et cependant les larmes qu'ils versent sont si douces, leur douleur est si peu mêlée de crainte, qu'ils peuvent à peine pardonner au matin de venir rompre ce charme mélancolique. Ils voudraient veiller et pleurer plus long-tems; cet oiseau a des chants si étranges et si beaux! Mais lorsque le jour apparaît soudain dans les cieux, cette magique mélodie expire. Il en est qui ont cru (tant les rêves de la jeunesse sont décevans, mais ceux qui les blâment sont bien durs) que des accens si pénétrans et si profonds formaient et faisaient entendre le nom de Zuleïka f43. C'est de la cime de son cyprès que ce nom aérien part et se perd dans les airs; c'est à la poussière tendre et virginale de sa tombe que la pâle rose doit sa naissance et sa frêle vie. Un marbre avait été placé récemment sur cette tombe; le soir le vit poser,--le matin il n'y était plus!
Note loc11: (retour), nom du rossignol en persan, dont les amours avec la rose,
, gul, sont le sujet de beaucoup de poèmes dans l'Orient.
(N. du Tr.)
Ce ne fut pas un bras mortel qui transporta sur le rivage ce pilier de marbre fixé profondément; la légende d'Hellé raconte qu'on le trouva le lendemain à l'endroit où était tombé Sélim, battu par les flots agités qui avaient refusé à ses restes une tombe plus sainte. Et là, pendant la nuit, on dit qu'on voit inclinée une tête livide enveloppée d'un turban; et le marbre funéraire renversé par la vague se nomme--l'oreiller du fantôme du Pirate! C'est dans le lieu où il avait été d'abord placé que la fleur plaintive a fleuri, et qu'elle fleurit encore maintenant, solitaire, et couverte de rosée froide, pure et pâle, comme la joue de la beauté qui verse des larmes au récit de l'infortune.
FIN DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.