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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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FIN DU SIÉGE DE CORINTHE.




NOTES

DU SIÉGE DE CORINTHE.



NOTE 1.

La vie des Turcomans est errante et patriarchale: ils habitent sous des tentes.

NOTE 2.

Ali Coumourgi, le favori de trois sultans, et grand visir d'Achmet III. Après avoir reconquis le Péloponèse sur les Vénitiens, dans une seule campagne, il fut mortellement blessé dans une campagne suivante, en combattant contre les Allemands, à la bataille de Petersvaradin (dans la plaine de Carlowitz), en Hongrie, au moment où il s'efforçait de rallier ses gardes. Il mourut de ses blessures le jour suivant. Le dernier ordre qu'il donna fut de décapiter le général Breuner, et quelques autres prisonniers allemands; ses dernières paroles furent: «Oh! que ne puis-je traiter de même tous ces chiens de chrétiens!» Paroles et action bien dignes d'un Caligula. C'était un jeune homme d'une grande ambition et d'une présomption sans bornes. On lui disait que le prince Eugène était envoyé contre lui; il répondit: «Je deviendrai plus habile, et ce sera à ses dépens.»

NOTE 3.

Il n'est pas nécessaire de rappeler au lecteur qu'il n'y a point de flux et de reflux sensible dans la Méditerranée.

NOTE 4.

J'ai vu un spectacle semblable à celui que j'ai décrit sous les remparts au sérail de Constantinople, dans les cavités creusées dans le roc par le Bosphore; terrasse étroite qui se projette entre les remparts et la mer. Je crois que ce fait est aussi mentionné dans les voyages d'Hobhouse. Les cadavres étaient probablement ceux de quelques janissaires réfractaires.

NOTE 5.

Cette touffe, ou longue tresse de cheveux, est laissée sur la tête par la croyance que Mahomet les emportera par là dans son paradis.

NOTE 6.

Je dois faire remarquer ici que je me suis rencontré involontairement dans ces douze vers avec un passage d'un poème inédit de M. Coleridge, intitulé: Christabel. Ce n'est pas avant la composition de mon ouvrage que j'entendis la lecture de ce poème extraordinaire et singulièrement original; et je n'ai vu le manuscrit de cette production que tout récemment, grâce à la complaisance de M. Coleridge lui-même, qui, je l'espère, est convaincu que je ne suis point un vil plagiaire. L'idée originale en appartient sans aucun doute à M. Coleridge, dont le poème a été composé il y a près de quatorze ans. Qu'il me soit permis de conclure avec l'espérance qu'il ne retardera pas plus long-tems la publication d'un ouvrage qui est attendu du public avec impatience.

NOTE 7.

Il m'a été dit que l'idée exprimée depuis le vers 598e au 603e avait été admirée par des personnes dont l'approbation est d'un grand poids. J'en suis satisfait; mais elle n'est pas originale,--au moins elle ne m'appartient pas. On peut la trouver bien mieux exprimée dans la version anglaise de Wathek, aux pages 182-3-4 (j'ai oublié la page précise en français), ouvrage auquel j'ai déjà renvoyé n7, et auquel je n'ai jamais recouru sans une nouvelle satisfaction.

Note n7: (retour) Voyez page 63.

NOTE 8.

La queue de cheval, fixée sur une lance, forme l'étendard d'un pacha.

NOTE 9.

Dans la bataille navale, à l'embouchure des Dardanelles, entre les Vénitiens et les Turcs.

NOTE 10.

Je crois que j'ai pris une licence poétique en transportant le jackal de l'Asie dans la Grèce, où je n'ai jamais vu ni entendu cet animal; mais dans les ruines d'Éphèse je les ai entendus par centaines. Ils hantent les ruines et suivent les armées.


FIN DES NOTES DU SIÉGE DE CORINTHE.




PARISINA.




A

SCROPE BERDMORE DAVIES, ESQ.

LE POÈME SUIVANT EST DÉDIÉ

Par celui qui depuis long-tems admire ses talens et apprécie son amitié.

22 janvier 1816.




AVERTISSEMENT.



Le poème suivant est fondé sur un événement mentionné dans les Antiquités de la maison de Brunswick, par Gibbon.--Je crains que dans nos tems modernes la délicatesse ou la fastidiosité du lecteur ne croie de semblables sujets incapables d'être traités dans la poésie. Les poètes dramatiques grecs, et quelques-uns de nos meilleurs et vieux écrivains anglais étaient d'une opinion différente, comme Alfieri et Schiller l'ont été aussi plus récemment sur le continent. L'extrait suivant expliquera les faits sur lesquels l'histoire de mon poème est fondée. Le nom d'Azo est substitué à celui de Nicolas, comme étant plus propre au mètre poétique.

«Sous le règne, de Nicolas III, Ferrare fut souillée par une tragédie domestique. Sur le témoignage d'un de ses gens, le marquis d'Est découvrit les amours incestueuses de sa femme Parisina avec Hugo, son fils naturel, beau et vaillant jeune homme. Ils furent tous deux décapités dans le château, par la sentence d'un père et d'un mari, qui publia sa honte et survécut à leur exécution. Il fut malheureux, s'ils furent coupables; s'ils furent innocens, il fut encore plus malheureux: il n'est aucune de ces situations possibles dans laquelle je puisse approuver le dernier acte de justice de la part d'un père.» (Gibbon, Œuvres mêlées.)





PARISINA.



1. C'est l'heure où les accens élevés du rossignol s'échappent des bosquets touffus; c'est l'heure où les vœux des amans semblent plus tendres dans des paroles murmurées tout bas. D'aimables zéphirs, des eaux qui serpentent sont une harmonie mélodieuse pour l'oreille solitaire. Les gouttes de rosée humectent légèrement chaque fleur, et les étoiles apparaissent dans les cieux, et la vague qui les réfléchit semble d'un bleu plus azuré, et la feuille d'une teinte plus foncée. Le firmament présente ce clair-obscur, si doucement sombre, si sombrement pur, qui suit le déclin du jour, lorsque le crépuscule se fond sous les rayons de la lune p1.

2. Mais ce n'est pas pour écouter le bruit de la cascade que Parisina quitte son appartement; ce n'est pas pour contempler les étoiles du ciel que la jeune dame s'avance dans les ombres de la nuit; et si elle s'assied dans le bosquet d'Est, ce n'est pas dans le but d'y jouir de ses fleurs épanouies;--elle prête l'oreille,--mais ce n'est point aux chants du rossignol,--quoiqu'elle attende des accens aussi doux que les siens. Un pas se glisse à travers l'épais feuillage; sa joue devient pâle,--et son cœur bat plus rapidement. Une voix murmure à travers les feuilles frémissantes; la rougeur reparaît sur sa joue, et son sein agité se soulève doucement. Un instant encore--et ils seront réunis;--il est passé:--son amant est à ses pieds.

3. Maintenant que leur importe le monde avec tous ces changemens qu'y amènent le tems et les vicissitudes de la vie? Les créatures vivantes qui le peuplent,--son globe de terre et son ciel éclatant--ne sont rien pour leurs yeux et leur cœur; et tout ce qui les entoure, au-dessus comme au-dessous, leur est aussi indifférent que la mort. Ils ne respirent plus que l'un pour l'autre, comme si tout le reste avait cessé d'exister. Leurs soupirs mêmes sont pleins d'une joie si profonde, que, si elle ne devenait moins vive, cette ivresse insensée consumerait leurs cœurs qui éprouvent sa brûlante domination. Dans ce rêve tendre et tumultueux pensent-ils au crime, au danger? Celui qui a connu la puissance de cette passion hésita-t-il ou craignit-il dans une heure semblable? pensa-t-il à la courte durée de ces momens divins? Mais hélas!--ils sont déjà loin! nous sommes forcés de nous réveiller avant de connaître qu'une telle vision ne reviendra plus.

4. Ils quittent, en s'adressant des regards languissans, le lieu qui a été le témoin de leur ivresse coupable; et quoiqu'ils espèrent se revoir, qu'ils s'en donnent la promesse, ils s'affligent, comme si cette séparation était la dernière. Les fréquens soupirs,--le long embrassement,--leurs lèvres qui voudraient s'attacher pour jamais, tandis que brille sur le visage de Parisina le ciel qu'elle craint d'implorer vainement un jour, comme si chaque étoile qui étincelle si pure au firmament eût été le témoin de sa faiblesse,--les fréquens soupirs, le long embrassement, tout retient ces amans au lieu du rendez-vous. Mais il le faut; ils doivent se séparer dans cet abattement redoutable du cœur, avec ce frisson intime et glacé qui suit immédiatement les actions coupables.

5. Hugo s'est rendu à sa couche solitaire, où ses désirs attendent la femme d'un autre; c'est sur le sein confiant d'un époux que Parisina va reposer sa tête coupable. Mais le délire de la fièvre semble agiter son sommeil, et des rêves troublés répandent sur sa joue une vive rougeur. Dans son agitation, elle murmure un nom qu'elle n'ose prononcer pendant le jour; elle presse son mari sur son sein qui palpite pour un autre. Il se réveille à cet embrassement, et, heureux en idée, il s'imagine que ce soupir rêvant, cette ardente caresse, sont semblables à ceux qu'il avait coutume d'obtenir. Il serait prêt, dans sa tendresse, à pleurer d'amour sur celle qui l'aime si vivement, même dans son sommeil.

6. Il presse Parisina dormante sur son cœur, et écoute attentivement ses paroles entrecoupées. Il entend--Pourquoi le prince Azo frémit-il comme s'il avait entendu la voix de l'Archange? Ah! puisse-t-il avoir entendu cette voix!--un destin plus terrible pourrait à peine retentir comme un tonnerre sur sa tombe, lorsqu'il se réveillera pour ne plus se rendormir, et pour paraître devant le trône éternel. Puisse-t-il avoir entendu cette voix!--les paroles qu'il a recueillies ont détruit à jamais son bonheur sur la terre. Ce murmure articulé d'un nom dans le sommeil atteste le crime de Parisina et la honte d'Azo. Et quel est ce nom? ce nom qui retentit sur son oreiller d'une manière si terrible? comme la vague mugissante qui roule une planche brisée sur le rivage, et écrase sur un roc aigu le malheureux naufragé qui s'engloutit pour ne se relever jamais,--tel fut le choc qui ébranla son ame. Et quel est ce nom? c'est celui d'Hugo,--de son fils;--il ne l'aurait jamais soupçonné!--C'est celui d'Hugo,--l'enfant de celle qu'il aima,--le fils d'un illégitime amour,--le fruit de sa jeunesse coupable, lorsqu'il trahit la foi de Bianca, la jeune fille dont la folle crédulité put se confier à un homme qui ne voulait pas en faire son épouse.

7. Il porta la main à son poignard, qui rentra dans son fourreau avant d'avoir été entièrement tiré. Cependant, indigne qu'elle est maintenant de vivre, il ne peut se résoudre à tuer une femme si belle.--Au moins si elle ne souriait pas--dormant à ses côtés!--Il ne veut pas la réveiller encore; mais il la contemple avec un regard qui l'eût glacé du froid de la mort pour s'endormir à jamais,--si elle se fût réveillée de son rêve, et si elle avait vu, à la clarté vacillante de la lampe, ce front tout couvert de gouttes de sueur. Elle ne parla plus,--mais elle dormit encore,--tandis que, dans la pensée de son mari, ses jours viennent d'être comptés.

8. Au retour du matin, Azo interrogea ses gens, et il trouva dans de nombreux rapports la preuve de tout ce qu'il craignait de connaître, le crime présent des coupables et son malheur futur. Les suivantes de Parisina, qui étaient depuis long-tems ses complices, cherchèrent à se sauver elles-mêmes en voulant rejeter le crime,--la honte--et la condamnation sur leur maîtresse. Ce n'est plus un secret;--elles racontent toutes les circonstances qui peuvent augmenter la confiance dans la vérité de leurs histoires. Le cœur et l'oreille torturés d'Azo n'ont plus rien à ressentir et à entendre.

9. Ce n'était pas un homme à aimer les délais. L'ancien chef de la maison d'Est est assis sur son trône dans la salle de son conseil d'état; ses nobles et ses gardes l'environnent;--devant lui sont les deux plaintifs criminels, tous les deux jeunes,--et dont l'un est d'une beauté si ravissante! La ceinture sans épée et les mains chargées de fer, ô Christ! faut-il qu'un fils paraisse ainsi devant la face de son père! Cependant voilà comment Hugo doit se présenter devant son père, et entendre la sentence que prononcera son courroux, l'histoire de son déshonneur! Toutefois il ne semble pas abattu dans son malheur, quoique sa voix reste muette.

10. Silencieuse aussi, et pâle, et résignée, Parisina attend sa condamnation. Qu'elle est changée depuis que ses regards expressifs répandaient la gaîté sur tout ce qui l'entourait, dans un palais où des seigneurs d'une haute naissance s'enorgueillissaient d'être à ses ordres,--où la beauté s'efforçait d'imiter l'accent mélodieux de sa voix,--son aimable maintien,--les grâces de son attitude, et copiait, par son air et sa démarche, les gestes de sa souveraine. Alors--si son œil eût versé des larmes de chagrin, mille guerriers se fussent élancés, mille glaives eussent brillé hors du fourreau, en faisant de sa querelle la leur propre. Maintenant,--qu'est-elle, et que sont-ils? Peut-elle encore commander, obéiraient-ils encore? Tous sont maintenant silencieux, indifférens, les yeux baissés, fronçant le sourcil, les bras croisés sur la poitrine, l'air froid, et contenant à peine sur leurs lèvres un sourire de mépris; voilà le tableau des chevaliers, des dames, de toute la cour! Et lui, le chevalier de son choix, dont la lance se baissait devant son regard, lui qui--si son bras eût été libre un moment--serait mort en combattant pour elle, ou eût obtenu sa délivrance; l'amant chéri de la femme de son père,--lui, hélas! est à côté d'elle, chargé de fers; il ne peut voir ses yeux gonflés qui pleurent moins sur son propre malheur que sur celui de son amant. Ces paupières--sur lesquelles la veine violette et égarée laisse une légère trace, en se distinguant sur une blancheur si douce qu'elle invite au plus tendre baiser,--maintenant elles semblent, échauffées et livides, comprimer, non ombrager, ces yeux mourans dont le regard est si abattu, et qui se remplissent de larmes de plus en plus grosses.

11. Lui aussi eût pleuré sur elle, si tous les regards n'eussent pas été dirigés sur lui. Sa douleur, s'il en ressentait, était assoupie. Son front relevé était sombre et hautain. Quelle que fût la douleur qui comprimât son ame, il ne voulait pas paraître y céder devant la foule; mais cependant il n'osait regarder Parisina. Le souvenir des heures qui n'étaient plus,--son crime,--son état présent,--le courroux de son père,--le mépris de tous les hommes vertueux,--son sort sur la terre, sa destinée éternelle,--et surtout le sort de celle,--oh!--de celle dont il n'osait pas regarder le front pâle comme la mort! tous ces sentimens accumulés dans son cœur auraient trahi les remords pour les faiblesses qu'il a commises.

12. Azo dit: «Hier encore je m'enorgueillissais d'une épouse et d'un fils; ce songe s'est évanoui ce matin. Avant la fin du jour, je n'aurai plus ni épouse ni fils. Ma vie devra s'écouler désormais solitaire et languissante. Soit,--que l'arrêt s'accomplisse,--nul être vivant n'agirait autrement que moi. Ces nœuds sont brisés;--mais ce n'est pas par moi; que l'arrêt s'accomplisse.--Le supplice est préparé! Hugo, le prêtre t'attend, et ensuite la récompense de ton crime! Va! adresse ta prière au ciel, avant que l'étoile du soir apparaisse.--Apprends si le pardon peut encore t'être accordé; la miséricorde du ciel peut seule t'absoudre maintenant. Mais ici, sur la terre, sous le ciel, il n'est point de lieu où toi et moi puissions respirer une heure le même air. Adieu! je ne te verrai pas mourir.--Mais toi, être frêle! tu verras rouler sa tête.--Adieu! je ne puis t'en dire davantage. Va! femme au cœur infidèle; ce n'est pas moi, c'est toi qui fais verser le sang d'Hugo. Va! si tu peux survivre à ce spectacle, jouis de la vie que je te laisse.»

13. Ici l'austère Azo couvrit son visage;--car sur son front les veines gonflées battirent violemment, comme si le sang bouillonnant qu'elles contenaient eût été refoulé du cœur vers son cerveau. C'est pourquoi il baissa un instant la tête, et passa sa main tremblante sur ses yeux pour les dérober aux regards de l'assemblée. Hugo, pendant ce tems, éleva ses mains enchaînées, et demanda un moment d'attention de son père; celui-ci, resté silencieux, ne refuse pas sa demande.

--«Ce n'est pas que je craigne la mort,--car tu m'as déjà vu à tes côtés, couvert de sang, au milieu de la bataille; et ce fer qui ne fut jamais sans usage dans ma main, ce fer que tes esclaves m'ont enlevé, a versé plus de sang pour ta cause que jamais n'en fera couler la hache de mon supplice.

«Tu m'avais donné la vie, tu peux la reprendre; c'est un don pour lequel je ne te remercie point. Je n'ai pas oublié les griefs de ma mère; son amour dédaigné, son honneur flétri, l'héritage de honte de son enfant; mais elle est dans la tombe, où, lui, son fils, ton rival, la rejoindra bientôt. Son cœur brisé,--ma tête tranchée,--témoigneront pour toi chez les morts de la fidélité et de la tendresse de ton premier amour,--de ta sollicitude paternelle. Il est vrai que je t'ai offensé;--mais je t'ai rendu outrage pour outrage.--Celle que tu croyais ta femme, cette autre victime de ton orgueil, tu sais qu'elle m'était destinée depuis long-tems. Tu la vis, et tu convoitas ses charmes,--et tu te raillais de ma naissance, qui était cependant ton ouvrage; tu me disais indigne d'elle, indigne de ses embrassemens, parce que, en vérité, je ne pouvais réclamer l'héritage légal de ton nom, ni m'asseoir sur le trône héréditaire de la maison d'Est. Cependant, si quelques étés de plus m'eussent été accordés, mon nom aurait pu devenir plus illustre que celui de ces princes, et mériter des honneurs que je n'aurais dûs qu'à moi seul. J'avais une épée,--et j'ai un cœur qui aurait pu conquérir un casque aussi glorieux loc29 p2 qu'aucun de ceux qui couvrirent le front de tous les souverains de ta race. Les plus beaux éperons de chevalier ne sont pas toujours conquis par le fils le mieux né; et les miens ont souvent lancé les flancs de mon cheval bien avant tes chefs orgueilleux des rangs princiers, lorsque je chargeais l'ennemi au cri d'Est et Victoire.

«Je ne veux point plaider la cause du crime, ni te prier d'épargner pour quelque tems le peu d'heures ou le peu de jours qui doivent rouler sur mon insensible poussière;--de tels jours, délirans comme ceux de mon passé, ne pouvaient pas, ne devaient pas durer.--Quoique ma naissance et mon nom soient vils, et que ta noblesse de race eût dédaigné d'honorer un homme tel que moi;--cependant mes traits portent quelque empreinte de ceux de mon père, et mon ame.--elle vient toute de toi. De toi--cette impétuosité de cœur!--de toi,--oui, pourquoi frémis-tu? de toi vient mon bras fort, mon ame de flamme.--Tu ne m'as pas seulement donné la vie, mais encore tout ce qui me rend davantage ton fils. Vois ce que tes coupables amours ont produit, puisque le ciel t'a récompensé d'un fils tel que moi! Je ne suis point un bâtard par mon ame, car cette ame, comme la tienne, abhorre tout contrôle. Quant au souffle de vie; ce bienfait éphémère que tu m'as donné, et que tu vas reprendre bientôt, je ne l'estimais pas plus que toi, lorsque, le casque relevé sur le front, à côté l'un de l'autre, nous combattions en précipitant nos coursiers sur les cadavres tombés dans la mêlée. Le passé n'est plus rien,--et bientôt l'avenir sera du passé. Cependant je voudrais qu'alors je fusse tombé sur le champ de bataille: car, quoique tu aies fait le malheur de ma mère, et que tu m'aies ravi ma propre fiancée, je sens que tu es encore mon père; et toute dure que soit ta sentence, elle n'est point injuste, quoique venant de toi. Engendré dans le péché, pour mourir dans la honte, ma vie commence et finit de même. Comme le père a failli, ainsi le fils a failli, et tu dois les punir tous deux en un seul. Mon crime semble le pire aux regards des hommes, mais Dieu jugera entre nous deux!»

14. Il se tut--et resta debout les bras croisés qui firent retentir, en retombant, les fers qui les entouraient. Il n'y eut pas une oreille, parmi tous les chefs rangés dans la salle, qui ne se sentît blessée lorsque ces lourdes chaînes retentirent. Les grâces fatales de Parisina attirent bientôt tous les regards.--Pouvait-elle entendre ainsi son amant condamné à mort? J'ai dit qu'elle était là, pâle et calme, la cause vivante des malheurs d'Hugo: ses yeux immobiles, mais ouverts et hagards, ne s'étaient point tournés d'un côté ou de l'autre, ils ne se voilaient point de leurs douces paupières; mais un cercle d'un blanc terne se formait autour de leur orbite d'un bleu foncé; et elle était là debout, l'air morne et froid, comme si le sang se fût glacé dans ses veines. Mais de tems en tems une larme épaisse et lentement formée s'échappait des longues et noires paupières qui couvraient ses beaux yeux; c'était une chose à voir, non à entendre! et ceux qui les virent furent étonnés que de pareilles larmes pussent couler de deux yeux mortels.

Elle voulut parler,--l'articulation imparfaite de ses paroles ne put sortir de sa poitrine oppressée. Elle parut former un sourd gémissement, comme si son ame se fût échappée avec sa voix. Elle se tut,--mais elle voulut essayer encore une fois de parler; alors sa voix se rompit en un long cri, et elle tomba comme une pierre, ou une statue renversée de sa base, plutôt semblable à un corps qui n'a jamais eu de vie,--ou à un monument de marbre représentant l'épouse d'Azo, qu'à cette belle et vive coupable, dont chaque passion était un aiguillon qui la poussait au crime, mais qui ne pouvait supporter sa honte et son désespoir. Cependant elle vivait encore--et elle ne fut que trop tôt arrachée à cet évanouissement semblable à la mort.--Sa raison était perdue,--tous ses sens avaient été bouleversés par d'intimes angoisses; et les frêles fibres de son cerveau (comme les cordes d'un arc, relâchées par la pluie, ne lancent plus que des traits égarés), ne produisaient plus que des pensées vagues et sans suite.--Le passé pour elle est une page blanche, l'avenir une page noire, avec quelques rayons de terrible clarté, qui brillent comme la foudre sur une route déserte lorsque les tempêtes de la nuit exhalent toute leur colère.

Elle éprouvait des craintes,--elle sentit quelque chose de criminel peser sur son ame, comme un poids si lourd et si glacé, qu'elle comprit que c'était le crime et la honte. Elle se rappelle que la mort doit frapper quelqu'un,--mais qui? Elle l'a oublié:--vit-elle encore? Serait-ce la terre qu'elle foule encore sous ses pas? les cieux qu'elle aperçoit au-dessus de sa tête? les hommes qui l'entourent? ou étaient-ce des démons, ces visages sombres et sévères qui expriment la menace et le dédain pour une personne dont le seul regard, avant ce jour, les faisait tressaillir de bonheur? Tout était confus et inexplicable pour son ame en délire: chaos de craintes et d'espérances étranges: tantôt riant, tantôt versant des larmes, mais toujours délirant dans chaque extrême, elle lutte avec ce songe convulsif: car il semblait peser sur elle de tout son poids: oh! puisse-t-elle jamais ne connaître de réveil!

15. Les cloches du couvent sonnent, mais lentement et avec un son lamentable; elles retentissent dans la tour grise et carrée qui répand ça et là leur son lugubre. Il arrive douloureusement sur le cœur! Écoutez! on chante l'hymne de mort,--l'hymne composée pour les habitans de la tombe, ou pour les vivans qui vont bientôt les rejoindre! C'est pour l'ame d'un être qui s'en va que retentit l'hymne de mort, et que tintent les cloches lugubres: il est près de la fin de sa carrière mortelle, à genoux aux pieds d'un moine; triste à entendre--et pénible à voir,--à genoux sur la terre nue et froide, avec le billot devant lui, et les gardes autour;--et le bourreau, le bras nu et prêt à frapper, examinant du doigt si le tranchant de la hache est aiguisé et sûr depuis la dernière fois qu'il en a fait usage, afin que le coup soit tout à la fois léger et prompt--tandis que la foule, dans un cercle muet, vient voir la tête du fils tomber par l'ordre du père.

16. C'est une de ces heures délicieuses qui précèdent le coucher d'un beau soleil d'été, qui s'est levé pour éclairer, comme par raillerie, de ses plus beaux rayons, un jour si tragique. Ces rayons tombent à l'approche du crépuscule sur la tête condamnée d'Hugo, au moment où il finissait sa dernière confession à l'oreille du moine, et où, déplorant son sort dans une sainte pénitence, il se penchait pour entendre de sa bouche les paroles sacrées d'absolution qui ont le pouvoir d'effacer nos taches criminelles; ce fut dans ce moment que les feux du soleil vinrent briller sur sa tête,--dont les cheveux châtains retombaient en boucles pendantes à côté de son cou resté nu; mais plus brillans encore tombèrent ses rayons sur la hache qui étincelait près de lui avec un éclat effrayamment livide.--Oh! cette heure dernière était la plus amère des heures! Les spectateurs même les plus durs furent glacés de terreur: affreux était le crime, et juste la condamnation,--cependant ils frémirent à cette vue.

17. Les prières dernières de ce fils perfide,--de cet audacieux amant, sont terminées. Les grains de son chapelet et ses péchés ont été tous comptés, ses heures sont arrivées à leurs dernières minutes;--son manteau lui a été enlevé, ses boucles de chevelure d'un brun châtain sont placées sous les ciseaux; c'en est fait,--elles sont tombées sous l'instrument fatal: l'écharpe que Parisina lui a donnée--et qu'il a portée jusqu'à ce moment--ne doit pas le suivre au tombeau; elle va lui être arrachée et un mouchoir couvrira ses yeux; mais non,--ce dernier outrage ne sera point fait à son front superbe. Tous ses sentimens qui paraissaient subjugués se réveillèrent à demi dans un profond dédain, lorsque les mains de l'exécuteur voulurent lui bander les yeux, comme s'ils n'avaient osé voir la mort en face. «Non!--mon sang et ma vie ne m'appartiennent plus, mes mains sont enchaînées,--mais que je meure au moins les yeux libres; frappe!» Et en prononçant cette dernière parole, il incline sa tête sur le billot; et il répéta sa dernière parole: «Frappe!»--et soudain la hache tomba et sa tête roula,--et, bouillonnant, lourd, le tronc ensanglanté recula; et de toutes ses veines jaillirent des flots de sang; ses yeux et ses lèvres s'agitèrent un moment, dans une rapide convulsion--et devinrent fixes pour toujours!

Il mourut, comme un coupable devait mourir, sans parade, sans vaine ostentation; il avait fléchi le genou et prié avec résignation, et sans dédaigner le secours d'un prêtre et sans désespérer de tout pardon en haut. Et tandis qu'il était agenouillé devant le prieur, son cœur était séparé de tout sentiment terrestre.--Son père irrité,--son amante bien-aimée,--qu'étaient-ils devenus dans ce moment? Plus de reproches,--plus de désespoir; aucune pensée qui n'appartînt au ciel;--aucune parole qui ne fût une prière,--excepté celles qui s'échappèrent de sa bouche, lorsque, voyant disposer son cou pour recevoir la hache de l'exécuteur, il avait demandé à mourir les yeux non bandés, seul adieu qu'il fit à ceux qui l'entouraient.

18. Muets comme les lèvres qui viennent d'être fermées par la mort, la poitrine de chaque spectateur ne pouvait respirer. Mais au loin, de l'un à l'autre, se communiqua un froid et électrique frisson au moment où la hache effrayante tomba sur la tête de celui dont la vie et les amours finissaient ainsi; et il refoula au fond des cœurs, par un son étrange, un gémissement prêt à s'en échapper. Mais rien, outre le coup de la hache sur le billot, ne troubla plus le silence profond, excepté un--Quel est ce cri qui vient fendre l'air silencieux avec un accent si déliramment aigu--et qui passe si soudainement? Ce cri, semblable à celui d'une mère privée de son enfant par un coup inattendu, s'élève jusqu'au ciel, comme celui d'une ame condamnée à d'éternelles souffrances. Partie des fenêtres du palais d'Azo, cette horrible voix perce les airs; et tous les regards sont tournés de ce côté. Mais on ne voit et on n'entend plus rien! C'était le cri d'une femme,--et jamais le désespoir ne s'exprima dans un accent plus délirant. Ceux qui l'entendirent souhaitèrent par pitié que ce fût le dernier de l'être qui l'avait laissé échapper:

19. Hugo n'est plus; et, depuis cette heure, on ne vit et on n'entendit plus Parisina dans le palais, ni dans les bosquets du jardin. Son nom,--comme si elle n'eût jamais existé,--fut banni de toutes les lèvres, comme les mots d'indécence ou de terreur. Et la voix du prince Azo ne fit jamais mention de sa femme ou de son fils, dont aucune tombe,--aucun monument ne consacre le souvenir. Leurs cendres ne furent point bénies par la religion; du moins celles du chevalier qui mourut en ce jour. Mais le sort de Parisina demeura enseveli dans l'obscurité, comme la poussière cachée dans le cercueil. Se retira-t-elle dans un couvent pour y gagner le ciel par le sentier pénible de la pénitence au milieu d'années flétries par les remords et des larmes sans sommeil? succomba-t-elle par le poison ou sous le poignard, pour la punir de ce coupable amour qu'elle osa éprouver? ou, frappée dans ce moment terrible, mourut-elle par des tortures moins prolongées; comme celui qu'elle vit la tête sur le billot, en partageant le même sort par la main de l'exécuteur, qui prit en pitié sa faiblesse défaillante? Personne ne le sait--et on ne le saura jamais: mais quelle qu'ait été sa fin ici-bas, sa vie commença et finit dans les angoisses p3!

20. Azo prit une autre épouse, et des fils vertueux grandirent à ses côtés: mais aucun d'eux ne fut aussi aimable et aussi vaillant que celui qui se consumait dans la tombe; ou, s'ils le furent,--ils ne le parurent pas aux yeux froids de leur père qui les vit croître avec indifférence, ou avec des soupirs étouffés: mais jamais une larme ne vint sillonner sa joue, jamais sourire ne vint dérider son front; et sur ce large front se creusèrent les rides profondes de la pensée, ces sillons que le dévorant passage du chagrin y imprime incessamment; cicatrices des blessures profondes qu'a laissées la lutte ardente de l'ame. Il n'y eut plus pour lui ni joie ni douleurs. Il ne lui restait plus rien ici-bas que des nuits sans sommeil et des jours pleins d'ennuis, une ame également morte au blâme comme à la louange, un cœur qui se fuyait lui-même et cependant ne voulait pas céder--ni oublier; et c'était lorsque ses sentimens et ses souvenirs semblaient le moins l'assiéger, que sa pensée était la plus intense,--qu'il sentait le plus vivement. La glace la plus épaisse ne peut durcir que la surface du fleuve;--le courant fuit toujours rapide au-dessous--et ne peut cesser de couler. L'ame d'Azo, ainsi couverte de glace à sa surface, était encore hantée par des pensées que la nature y avait implantées. Elles y étaient enracinées trop profondément pour s'évanouir; quoique l'on puisse tarir les larmes. Lorsque, s'efforçant de s'échapper, nous voulons leur fermer le passage, elles ne sont point taries;--ces larmes non versées refluent vers leur source et y restent plus pures, plus durables, invisibles, mais non glacées, et d'autant plus chéries, qu'elles sont moins révélées.

Conservant encore des retours de tendresse pour ceux dont il avait abrégé la vie, n'ayant pas le pouvoir de remplir de nouveau le vide qui le désolait, sans espoir de rencontrer les objets de ses regrets là où les ames des justes jouiront de la félicité éternelle, convaincu de la justice du décret qu'il avait porté contre ceux qui avaient mérité cette condamnation; Azo cependant traînait une vieillesse malheureuse. Si les branches malades d'un arbre sont coupées avec soin, cet arbre en recueille de la vigueur et voit reverdir avec plus de force tout ce qui lui reste de branchage; mais si la foudre, dans sa fureur, consume ses tendres bourgeons, le tronc massif se dessèche et ne produit désormais plus de feuilles.


FIN DE PARISINA.




NOTES

DE PARISINA.



NOTE 1.

Les vers contenus dans la Ire section ont été imprimés pour être mis en musique, il y a quelque tems; mais ils appartenaient au poème qui paraît maintenant, dont la plus grande partie fut composée avant Lara, et d'autres ouvrages publiés postérieurement à ce dernier poème.

NOTE 2.

Haught--haughty.--

Away, haught man, thou art insulting me.

(Shakspeare, Richard II.)

Cette note porte sur l'emploi du vieux mot haught. (N. du Tr.)

NOTE 3.

«Ceci, fit diversion à une année calamiteuse pour le peuple de Ferrare, car il arriva dans cette ville un événement extrêmement tragique. Nos annales imprimées et manuscrites, à l'exception de l'ouvrage grossier et négligé de Sardi, et un autre, en ont donné la relation, de laquelle cependant on a rejeté plusieurs détails, spécialement le récit de Bandelli qui écrivit un siècle après, et qui ne s'accorde pas avec les historiens contemporains.

«D'après le Stella dell' assassino, mentionné ci-dessus, le marquis, en l'année 1405, eut un fils nommé Hugo, jeune homme beau et franc. Parisina Malatesta, seconde femme de Niccolo, comme la plupart des belles-mères, le traitait avec peu d'affection, à la grande douleur du marquis qui l'aimait avec prédilection.

«Un jour elle prit congé de son mari pour entreprendre un certain voyage, auquel il consentit, mais sous la condition qu'Hugo l'accompagnerait; car il espérait par ce moyen l'amener enfin à abandonner l'aversion obstinée qu'elle avait conçue contre lui. Son intention fut trop bien remplie, puisque pendant le voyage elle ne perdit pas seulement toute sa haine, mais elle tomba dans l'extrême opposé. Après son retour, le marquis ne tarda pas long-tems à apprendre ce qu'il en était. Il arriva un jour qu'un domestique du marquis, nommé Zoese, ou, comme d'autres l'appellent, Giorgio, passant devant les appartemens de Parisina, vit en sortir une de ses femmes de chambre, tout éplorée. Lui en ayant demandé la raison, elle lui répondit que sa maîtresse, pour quelque léger tort, l'avait frappée; et, donnant cours à son ressentiment, elle ajouta qu'elle pourrait être facilement vengée, si elle faisait connaître la criminelle familiarité qui existait entre Parisina et son beau-fils. Le domestique retint ces paroles, et les rapporta à son maître qui en fut tellement frappé, qu'il en crut à peine ses oreilles. Il s'assura du fait, hélas! trop clairement, le 18 mai, en regardant à travers un trou pratiqué dans le plafond de la chambre de sa femme. Aussitôt il éclata en fureur, et arrêta les deux complices avec Aldobrandino Rangoni de Modène, gentilhomme de Parisina, et aussi, dit-on, deux de ses femmes de chambre comme complices de ce crime. Il ordonna qu'ils fussent tous mis promptement à la question, disant que les juges prononçassent la sentence dans les formes accoutumées sur les accusés. Cette sentence fut la mort. Il y eut des personnes qui intercédèrent en faveur des condamnés, entre autres Ugocciono Contrario, qui avait tout pouvoir sur l'esprit de Niccolo, et son ministre âgé et dévoué, Alberto dal Sale. Tous les deux, en versant des larmes et à genoux devant le marquis, implorèrent sa pitié, ajoutant toutes les raisons qui leur étaient suggérées pour qu'il épargnât les coupables, en outre des motifs d'honneur et de décence qui devaient l'engager à cacher au public une si scandaleuse action. Mais sa colère le rendit inflexible, et il commanda à l'instant que la sentence fût mise à exécution.

«Ce fut alors dans les prisons du château, et précisément dans ces effrayans donjons que l'on voit encore maintenant, sous la chambre appelée Aurora, au pied de la Tour du Lion, en haut de la rue Giovecca, que, dans la nuit du 22 mai, furent décapités, d'abord Hugo, et ensuite Parisina. Zoese, celui qui l'avait accusée, conduisit cette dernière par le bras au lieu du supplice. Elle s'imagina, tout le tems, qu'on allait la jeter dans un puits; et elle demandait à chaque pas si elle n'était pas encore arrivée à l'endroit qui lui était destiné. Il lui fut répondu que le châtiment qui l'attendait était celui de la hache. Elle demanda ce qu'était devenu Hugo, et elle reçut pour réponse qu'il était déjà décapité. A ces paroles elle poussa un profond soupir, et s'écria: «Alors, maintenant, je ne désire pas conserver la vie!» Étant arrivée près du billot, elle arracha de ses propres mains tous ses ornemens; et enveloppant sa tête d'un mouchoir, elle la présenta au coup fatal qui termina cette cruelle scène. Rangoni et les deux amans, selon deux calendriers de la Bibliothèque de Saint-François, furent ensevelis dans le cimetière de ce couvent. Rien n'est connu concernant les femmes.

«Le marquis veilla pendant toute cette nuit terrible; et, comme il marchait de côté et d'autre, il demanda au capitaine du château si Hugo était déjà décapité. Il lui répondit que oui. Il se livra alors aux lamentations les plus désespérées, en s'écriant: «Oh! que ne suis-je mort moi-même avant d'avoir été emporté à faire exécuter ainsi mon cher Hugo!» Et rongeant alors avec ses dents une canne qu'il avait à la main, il passa le reste de la nuit dans les soupirs et les larmes, en appelant souvent son cher Hugo. Le jour suivant, se rappelant qu'il était nécessaire de se justifier publiquement, en voyant que la chose ne pouvait pas rester secrète, il ordonna que le récit en fût écrit sur le papier, et envoyé dans toutes les cours d'Italie.

«En recevant cette communication, le doge de Venise, Francesco Foscari, donna des ordres, sans en publier les raisons, pour que l'on différât les préparatifs du tournoi qui, sous les auspices du marquis, et aux dépens de la cité de Padoue, était sur le point d'avoir lieu, dans la place Saint-Marc, afin de célébrer son avénement à la chaire ducale.

«Le marquis, en outre de ce qui avait été déjà fait, ordonna, par un inconcevable excès de vengeance, que, autant qu'il y aurait de femmes mariées qu'il saurait être infidèles comme sa femme Parisina, elles fussent, comme elle, décapitées. Parmi celles-ci, Barbarina, ou, comme d'autres l'appellent, Laodamia Romei, femme du juge de cour, subit cette sentence, à la place accoutumée de l'exécution, c'est-à-dire dans le quartier de Saint-Jacques, à l'opposé de la forteresse actuelle, au-delà de celui de Saint-Paul. On ne peut dire combien ces procédés parurent étranges dans un prince qui; en considérant son propre caractère, avait été, à ce qu'il paraît, beaucoup plus indulgent dans des cas semblables. Il s'en trouva, cependant, qui ne manquèrent pas de l'en féliciter.» (Frizzi.--Histoire de Ferrure.)

Nous ferons suivre cette note d'un extrait du Globe sur la découverte d'une Nouvelle italienne très-ressemblante à Parisina, et d'où le critique pense que Byron a pu puiser le sujet de ce poème. Sans adopter cette supposition, il paraîtra néanmoins curieux de comparer le poème de Byron avec l'analyse suivante de la Nouvelle italienne. (N. du Tr.)


LE SUJET DE PARISINA

TRAITÉ PAR UN AUTEUR ITALIEN DU SEIZIÈME SIÈCLE.

«On nous communique une Nouvelle italienne du seizième siècle, d'un auteur oublié, et où se retrouvent les données principales et quelques-uns des détails du poème de Parisina, l'un des plus remarquables, comme l'on sait, de Lord Byron. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur offrant quelques traits d'un parallèle qui nous a paru curieux. M. Rabbe n8, à qui nous devons cette intéressante communication, se propose de publier incessamment une collection de Nouvelles dont celle-ci fait partie; et alors chacun pourra, avec les pièces sous les yeux, juger en toute connaissance de cause, si l'on ne pourrait pas au moins reprocher à Lord Byron une simple réticence, lorsqu'il assure avoir pris le sujet de Parisina dans les Mélanges historiques de Gibbon n9.

Note n8: (retour) M. Rabbe a été enlevé aux lettres, qu'il honorait par son caractère et ses talens, avant d'avoir fait cette publication.
Note n9: (retour) Il paraît très-probable que Byron n'en à pas eu connaissance; sa franchise sur ses emprunts littéraires ne permet guère d'en douter. D'ailleurs la note qui précède, tirée de l'historien italien Frizzi, explique suffisamment l'origine de ce poème. (N. du Tr.)

«Le fond du poème de Lord Byron et de la Nouvelle de l'auteur italien n'est autre que l'antique fable de Phèdre: c'est l'amour incestueux d'un jeune homme pour sa belle-mère. Dans Lord Byron et dans le romancier italien, l'Hippolyte succombe, et ne cesse pas d'être intéressant malgré sa chute. La catastrophe de ses amours est, dans l'un et l'autre, terrible et attendrissante; or la difficulté était bien plus grande pour les deux auteurs romantiques que pour le classique français, Racine, qui fit Hippolyte innocent et vertueux. Byron a supposé, pour triompher plus facilement de cette difficulté, que son héros, enfant illégitime, et enfant d'une mère qui avait été malheureuse, devait à son père moins de tendresse que de haine et de ressentiment. L'auteur italien n'a pas pris plus de précaution à cet égard que s'il racontait une histoire véritable. Il ne prépare d'excuse aux jeunes amans que dans le rapport de leurs âges, la conformité de leurs goûts et l'égalité de leurs charmes, opposés à la froide sévérité d'un mari et d'un père dont l'âge a déjà glacé les sens. La scène s'ouvre, dans le poète anglais, par un rendez-vous à la faveur des ombres de la nuit, et où les deux jeunes gens, livrés aux plus doux transports, pressentent, en se séparant, que c'est pour la dernière fois qu'ils viennent d'être heureux.

«L'auteur italien n'aborde pas son sujet au milieu de l'action. Il peint la naissance d'un amour criminel, les combats de la vertu dans deux cœurs formés pour elle, et enfin sa défaite. Consumé d'une passion qu'il n'ose avouer pour la femme de son père, Sergio tombe malade; il est au lit de la mort, on désespère de lui; et Conrad ayant inutilement interrogé son fils sur la cause cachée de son mal, s'abandonne à toute la douleur d'un cœur véritablement paternel. Une vieille nourrice sort, fondant en larmes, de la chambre du malade, et vient dire à Tibérie: «C'en est fait de Sergio; il meurt, et il veut mourir: voilà qu'il refuse toute nourriture.» Alors Tibérie lui dit: «Donne-moi ce que tu tiens; je vais le lui présenter moi-même: peut-être serai-je plus heureuse que toi.» Et, prenant le vase, elle l'approche de Sergio mourant, lui parle avec douceur, le prie de manger un peu pour l'amour d'elle, et porte à ses lèvres une cuillerée du breuvage.

«Les soins et les douces paroles de Tibérie ont un plein succès. Sergîo recouvre la santé, la fraîcheur et l'incarnat de la jeunesse brillent de nouveau sur ses joues. Conrad remercie mille fois son épouse, et célèbre par des fêtes splendides la convalescence de son fils. C'est au milieu de ces fêtes que le drame se noue fortement. Les deux jeunes gens s'y parlent avec moins de contrainte; leur mutuelle passion qu'ils n'osent s'avouer redouble de force, et devient invincible comme la destinée. «Malheureuse, s'écrie Tibérie en pleurant sur elle-même, tu as cherché le bonheur de celui qui fait aujourd'hui ton supplice; tu as guéri celui qui te rend aujourd'hui malade; enfin tu as ressuscité celui qui te fait mourir!» On pourra trouver que le goût italien du tems est un peu trop prononcé dans ces antithèses; mais ce défaut s'efface dans l'original, grâce à des détails qui ont tout le charme d'une exquise naïveté.

«Un jour que Sergio témoignait sa reconnaissance à Tibérie, de la manière la plus passionnée, et qu'il lui disait: Tibérie! je mourrais mille fois pour vous! elle voulut répondre à ces tendres sermens; mais soit allégresse, soit douleur, crainte ou espérance, plaisir ou peine, la voix lui manqua, et elle devint aussi immobile qu'un marbre: ses yeux parlèrent au défaut de sa langue, et versèrent un torrent de larmes. Sergio, surpris et attendri, se mit à pleurer avec elle; puis, prenant son voile, il en essuie ses joues colorées, et la conjure de lui découvrir la cause de sa peine. Tibérie, voyant ses pleurs et sa tendresse, revient à elle, «s'enhardit, lui avoue son amour, et le prie à mains jointes d'avoir pitié d'elle, et de ne pas abuser de sa faiblesse et de son âge.»

«Mais Sergio n'entendit pas ces supplications de la pudeur mourante, et profita de l'occasion que lui offraient l'amour et la fortune. Dès lors il pénétra toutes les nuits dans l'appartement de Tibérie. Rien ne révélait aux yeux de Conrad ce commerce criminel protégé par le mystère le plus profond.

«Tous ces détails de passion sont supprimés dans Parisina. Elle passe des bras de son amant dans la couche conjugale, s'endort troublée sur le sein des son époux qui veille, et pendant son sommeil agité, le nom chéri d'Hugo s'échappe de sa bouche, et la fait découvrir.

«Dans l'auteur italien, elle se révèle par une autre circonstance. Des détails qui appartiennent au genre comique s'y glissent à travers l'émotion sérieuse de la narration. Ainsi, il est dit que Conrad ne visitait sa jeune épouse que le matin, ayant appris des médecins que c'est l'heure où les plaisirs de l'amour préjudicient le moins à la santé des hommes d'un certain âge. Un jour Conrad se présente à la porte de Tibérie bien avant l'heure où il avait coutume d'y venir. Surpris de trouver la porte fermée au verrou, il heurte avec force, et les deux amans s'éveillent épouvantés. Sergio fuit, et descend par la croisée dans la galerie qui le conduisait chaque soir dans les bras de sa maîtresse; mais, en fuyant, l'infortuné laisse des traces irrécusables de sa présence.

«Conrad, dont les soupçons ont été éveillés par la manière inusitée dont la porte était close, observe sa pâle et tremblante épouse. Le désordre de ses sens et l'embarras de ses réponses suffisaient pour la perdre; mais, pour mieux s'assurer de la vérité, Conrad, comme sans dessein, lui pose la main sur le cœur: un battement précipité ne lui laisse plus aucun doute. Alors, jetant ses regards tout autour de la chambre, il aperçoit, à la lueur de la lampe qui veille, un petit bonnet de drap rouge avec un cordonnet d'or, qu'il reconnaît pour appartenir à son fils, et que celui-ci avait oublié en se sauvant. Cependant il feint de s'endormir; et, en affectant le calme le plus parfait, il dissipe la crainte dans l'ame de la trop crédule Tibérie.

«Dans la scène que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, tout est mieux gradué, il faut en convenir, et plus vraisemblable que dans Parisina. Ce n'est point sur un mot échappé dans un rêve que le père outragé envoie sa femme et son fils à la mort. Ici, il y a de quoi être convaincu; car après avoir, sur de si positifs indices, guetté les deux amans, il vient, suivi de gardes et de bourreaux, les surprendre dans les bras l'un de l'autre. Le Hugo de Lord Byron, au moment de mourir, développe un fier et indomptable caractère. Il y a un assez long dialogue entre le père et le fils, etc. L'auteur italien marche avec beaucoup plus de rapidité au dénouement final. Dans son récit, les deux infortunés amans, accablés, ne songent ni à discourir ni à récriminer; ils demandent leur grâce à un père irrité et terrible, qui ne les entend pas. En effet, Conrad, ivre de fureur et de rage, les fait punir en sa présence même d'un supplice affreux. L'Italien laisse bien loin derrière lui le poète anglais pour l'énergie et l'horrible vérité de cette peinture. Mais au milieu de ce luxe sanglant de férocité, il y a des traits d'un pathétique qui déchire l'ame; et c'est pourquoi nous ne craindrons pas de citer encore ce morceau de la fin:

«Dès qu'on fut arrivé à la galerie, on posa une échelle sous la fenêtre qui donnait dans l'antichambre de la princesse. Conrad y monta le premier, ensuite le capitaine et le reste de leurs gens. Ils courent dans la chambre avec des torches et des lanternes à la main. Comme les deux amans étaient endormis dans les bras l'un de l'autre, le vieillard entra sans être entendu. Furieux, il va droit au lit, suivi de son escorte; et du même mouvement, tirant rideau et couverture, il s'écrie d'une voix tonnante: Voilà donc l'honneur que me font mon fils et ma femme! Que la vengeance soit terrible!

«Sergio et Tibérie, s'éveillant en sursaut au milieu de ces torches qui n'éclairaient que des figures menaçantes et les transports d'un père outragé, demeurèrent immobiles d'étonnement et d'effroi; à peine respiraient-ils. Allons, dit Conrad aux archers, liez les pieds et les mains à ces deux misérables; hâtez-vous. Cela fait, se tournant vers le bourreau qu'il avait amené: A toi, dit-il. Le bourreau s'avance, crève les yeux à Sergio, et lui arrache la langue avec des tenailles, au moment où il exprimait encore des paroles de repentir et de supplication; on lui coupe ensuite les mains et les pieds. A cet affreux spectacle, Tibérie perd l'usage de ses sens. Conrad, dont la soif de vengeance n'était pas assouvie, la ranime lui-même, et puis il la fait mutiler de la même manière qu'il vient de faire mutiler son fils. On jette ensemble les deux infortunés dans le lit où ils avaient été surpris. Mourez, leur dit-il, mourez en proie au désespoir, dans ce même lit où vous avez vécu dans les délices, pour me trahir et me déshonorer. A ces mots, il sortit avec tout le monde, referma la porte de la chambre, et se mit à se promener ça et là dans la salle, le cœur si endurci par cette fièvre de férocité, qu'il ne lui restait pas le moindre sentiment humain. Cependant ceux qui l'environnaient détestaient une justice si rigoureuse, et les bourreaux eux-mêmes étaient effrayés de l'horrible vengeance dont ils avaient été les ministres.

«Les deux amans infortunés, sans langues, sans yeux, sans mains et sans pieds, et perdant à la fois leur sang par sept parties différentes de leurs corps, touchaient à leur moment suprême. Cependant, aux dernières paroles de Conrad, et en entendant fermer la porte, ils s'étaient rapprochés à tâtons; et s'étant embrassés avec le reste de leurs bras, ils unirent leurs bouches, se serrèrent le plus qu'ils purent, et, dans cette sanglante et terrible étreinte, attendirent le dernier soupir.»

«Ce drame accablant est achevé, complété par le peuple indigné au bruit de cet excès de vengeance, qui vient en furie briser les portes du palais, massacrer les gardes, et traîner Conrad au supplice.

«De partout on avait investi le palais, et le peuple transporté criait: Qu'il meure! qu'il meure, le cruel tyran! Au poteau! au gibet, le barbare! Conrad, saisi dans l'asile où il avait essayé de se cacher, voulut inutilement exprimer un tardif repentir. Comme poussés à la vengeance par la justice divine, ils lui déchirèrent le visage, lui arrachèrent la barbe, et, attaché à un poteau sur la place publique, il fut lapidé par le peuple. Mis à mort, écrasé sous une nuée de pierres, il n'avait rien conservé de la figure humaine. Hommes, enfans, vieillards, c'était à qui l'accablerait; et enfin, il fut, pour ainsi dire, enseveli sous une montagne de pierres entassées. Après cette vengeance, on se rendit au palais, d'où l'on fit transporter les deux malheureux dans un tombeau, avec toute la pompe accoutumée. Le lendemain, les plus anciens citoyens s'étant assemblés prirent les mesures les plus sages pour le gouvernement du pays qui demeurait sans maître, et ils transformèrent leur principauté en une république qui subsista long-tems.» (Extrait du Globe du 10 novembre 1825.)


FIN DES NOTES DE PARISINA.




LAMENTATION

DU TASSE.





AVERTISSEMENT.



A Ferrare (dans la Bibliothèque) sont conservés les manuscrits originaux de la Jérusalem du Tasse et du Pastor fido de Guarini, avec des lettres du Tasse, dont l'une est intitulée: Titien à Aristote. On voit aussi dans cette ville l'écritoire et la chaise, la tombe et la maison de ce dernier. Mais comme l'infortune inspire un grand intérêt à la postérité, et peu ou point à ses contemporains, la cellule où le Tasse fut emprisonné dans l'hôpital de Sainte-Anne attire plus l'attention que la résidence ou le monument élevé par l'Arioste,--au moins elle produit cet effet sur moi. Il y a deux inscriptions, l'une sur la porte extérieure, la seconde sur les murs de la cellule elle-même, invitant, non pas nécessairement, l'étonnement et l'indignation du spectateur. Ferrare est déchue, et a beaucoup perdu de sa population; le château existe encore en entier, et j'ai vu la cour où Parisina et Hugo furent décapités, selon les Annales de Gibbon.





LAMENTATION

DU TASSE.



1. Longues années!--Elles mettent à l'épreuve des souffrances le corps fragile et l'esprit d'aigle d'un enfant de la poésie.--Longues années d'outrages! calomnie et persécutions, folie supposée, solitude emprisonnée, et le cancer dévorant de l'ame dans sa forme la plus redoutable, lorsque la soif impatiente de la lumière et de l'air dessèche le cœur; et que la grille de fer abhorrée, souillant les rayons du soleil de son ombre hideuse, pénètre, par cette ombre, à travers la prunelle frémissante de l'œil, jusque dans le cerveau, en y portant un brûlant sentiment de pesanteur et de peine; quand, dénué de tout, la captivité déployée est là debout, raillant à travers la porte jamais ouverte, qui ne laisse rien passer à travers ses barreaux, excepté un peu de jour, et une nourriture dégoûtante que j'ai mangée seul, jusqu'à ce qu'elle eût perdu son amertume insociale. Je dois vivre comme une bête de proie, dînant tristement seul, étendu dans le caveau qui est mon seul lieu de repos loc30, et--peut-être--mon tombeau. Tout cela m'a quelque peu abattu; mais je n'y succomberai pas, je le supporterai. Je ne me courbe pas sous le désespoir; car j'ai lutté avec mon agonie, et me suis donné des ailes pour m'envoler loin de l'enceinte étroite des murs de mon cachot, et j'ai délivré le saint sépulcre de l'esclavage, et je me suis réjoui parmi des hommes et des êtres divins, et j'ai porté ma pensée dans la Palestine, en mémoire de la guerre sacrée entreprise à l'honneur du Dieu qui a passé sur la terre et qui est maintenant dans le ciel; car il a donné de la force à mon cœur et à mes membres. Afin que je puisse être pardonné pour les souffrances que j'éprouve, j'ai employé le tems de ma pénitence à rappeler comment le saint sépulcre de Jérusalem fut conquis, et comment il fut adoré.

Note loc30: (retour) Which is my lair.

2. Mais cette œuvre est accomplie,--ma tâche heureuse est finie; j'ai perdu cet ami qui m'a soutenu pendant de longues années! Si je dois souiller ta dernière page avec mes larmes, sache que mes peines ne m'ont encore fait arracher aucune de tes pages. Mais toi, ma jeune création! l'enfant de mon ame! qui venais toujours jouer et sourire autour de moi, et me faisais sortir de moi-même pour jouir des délices de ta vue; hélas! tu n'es plus!--et avec toi a disparu mon bonheur. Cette dernière blessure portée à un roseau brisé me fait verser des larmes de sang. Hélas! tu es terminé!--Que me reste-t-il maintenant? Je n'ai que des angoisses à éprouver;--et dans l'avenir? j'ignore ma destinée;--mais je trouverai, dans l'énergie naturelle de mon ame, la force de tout supporter. Je n'ai pas succombé, parce que je n'ai pas de remords ni motif d'en avoir. Ils m'appellent insensé--et pourquoi! Oh! Léonore! ne leur répliqueras-tu pas? Mon cœur, en effet, était possédé d'un sentiment délirant pour élever mon amour aussi haut que tu es placée; mais encore ma frénésie n'appartenait pas à mon esprit. J'ai connu mon erreur, et j'en supporte la peine. Parce que tu es belle et que je n'ai pas été aveugle, voilà le crime qui m'a retranché du sein de l'humanité. Mais qu'ils agissent, qu'ils me torturent à leur volonté, mon cœur ne fera que reproduire davantage ton image. L'amour heureux peut abandonner l'objet de son affection; les amans malheureux sont les amans fidèles. C'est leur destin de voir tous leurs sentimens se fortifier au lieu de décroître; et chaque passion se concentre dans une seule, comme les fleuves rapides vont se confondre tous dans l'océan; mais le nôtre est incommensurable et n'a pas de rivage.

3. Au-dessus de moi, écoutez! le long cri maniaque d'ames et de corps dans la captivité! Écoutez les coups de fouet et les hurlemens croissans, et les blasphèmes à moitié inarticulés! Il y a là des êtres pires que des fous frénétiques, quelques hommes dont l'esprit est égaré par une intolérable douleur; et sombre est la lumière qui leur est laissée avec d'inutiles tortures, ainsi que le veut leur tyran pour satisfaire sa volupté du mal. Je suis jeté parmi eux et parmi leurs victimes; c'est au milieu de ces soupirs et de ces cris que j'ai passé de longues années; c'est au milieu de soupirs et de cris semblables que doit se terminer ma vie. Qu'il en soit ainsi;--car alors je pourrai reposer dans la tombe.

4. J'ai souffert patiemment jusqu'ici, je supporterai encore patiemment mes souffrances: j'ai oublié la moitié de ce que je voulais oublier; mais si j'étais rendu à la vie,--oh! mon destin serait-il d'être oublieux comme je suis maintenant oublié?--N'éprouverais-je pas de ressentimens contre ceux qui m'ont retenu dans cette vaste demeure de lépreux et des nombreuses douleurs? Là où le rire n'est point joyeux, où la pensée ne sort point de l'ame, où les paroles n'appartiennent pas au langage des hommes, où les hommes mêmes n'appartiennent pas à l'humanité, où les cris répondent aux malédictions, les gémissemens aux coups, et où chacun est torturé dans son cachot séparé;--car nous sommes jetés en foule dans nos solitudes loc31; séparés l'un de l'autre par des murs épais, qui répètent par l'écho les cris de la folie dans sa loquacité étrange;--tandis que chacun peut les entendre, personne ne fait attention à l'appel de son voisin,--personne! excepté un homme, le plus malheureux de tous, qui n'était point fait pour être le compagnon de ces insensés, ni pour être enfermé entre la folie et le malheur. N'éprouverai-je pas de ressentimens contre ceux qui m'ont jeté dans cette prison? qui m'ont avili dans l'esprit des hommes, en me refusant l'usage du mien, en flétrissant ma vie au milieu de sa carrière, en représentant mes paroles comme choses à éviter et à craindre? Ne leur ferai-je pas payer ces angoisses, et ne leur apprendrai-je pas les gémissemens étouffés de la douleur? Les efforts à faire pour rester calme, et la froide détresse qui détruit notre contentement stoïque? Non!--trop fier pour être vindicatif--j'ai pardonné les insultes de la princesse, et je voudrais mourir. Oui, sœur de mon souverain! pour toi je dissipe toute l'amertume de mon cœur; elle ne peut habiter où règne ton image. Les haines de ton frère,--je ne les maudis point; tu n'as pas pitié de moi,--mais je ne puis t'oublier.

Note loc31: (retour) For we are crowded in our solitudes.

5. Réfléchis sur un amour qui ne connaît pas le désespoir, mais dont toutes les affections non éteintes font encore son plus grand bonheur: vives et profondes, qu'elles demeurent encore dans mon cœur fermé et silencieux, comme la foudre accumulée habite dans son nuage, enveloppée de son noir et roulant linceul, jusqu'à ce qu'elle éclate,--et que le dard éthéré frappe au loin: ainsi au choc électrique de ton nom, la pensée ardente éclate en moi, et pour un moment toute autre pensée que la tienne disparaît;--elles ne sont plus,--je suis le même pour toi. Et cependant mon amour se fortifie sans ambition; je connaissais ta naissance, la mienne, et je savais qu'une princesse n'était point la compagne d'amour d'un poète. Je ne confiais point cet amour, je ne le murmurais point; il se suffisait à lui-même, il était à lui-même sa propre récompense; et si mes yeux l'ont révélé, hélas! ils ont été bien punis par le silence et la froideur des tiens, et cependant je ne me plains pas. Tu étais pour moi un reliquaire de cristal, adoré à une sainte distance, et dont je baisais respectueusement le parvis sacré qui l'entourait. Non pas parce que tu étais une princesse, mais parce que l'amour t'avait parée d'une auréole de gloire, et avait revêtu tes traits d'une beauté qui frappait d'étonnement,--oh! non pas d'étonnement,--mais d'une crainte respectueuse comme celle qu'inspire le Très-Haut; et dans cette douce sévérité il y avait quelque chose qui surpassait toutes les tendresses.--Je ne sais pas pourquoi--ton génie maîtrisait le mien;--mon étoile est encore devant toi:--s'il était présomptueux d'aimer ainsi sans espérance, cette triste fatalité m'a coûté cher. Mais par cela même tu m'es encore plus chère, et je passerais ma vie avec contentement, dans ce cachot qui me torture,--seulement pour l'amour de toi. L'amour, qui m'a visité dans mes chaînes, en a à moitié allégé la pesanteur; et pour le reste, quoiqu'elles soient encore pesantes, il me prête de la force pour les soutenir. Il te contemple avec un cœur tout entier à toi, et surmonte l'intensité de la douleur.

6. Cela n'est pas étonnant:--depuis ma naissance mon ame fut enivrée d'amour; cet amour a pénétré et s'est mêlé à tous les objets que j'ai vus sur la terre. Je faisais des idoles de ces objets inanimés, et des fleurs solitaires et sauvages, des rochers où elles croissaient, un paradis sous les arbres balancés duquel je me reposais à l'ombre, en y rêvant des heures sans nombre, quoique je fusse toujours grondé pour de semblables absences; et les sages secouaient leurs têtes blanches sur moi, et disaient que des hommes exaltés comme moi étaient fous, et qu'un gueux d'enfant comme moi finirait mal, et que la seule leçon que je méritasse était le fouet; et alors ils me frappaient, et je ne pleurais pas, mais je les maudissais dans mon cœur; et je retournais dans ma solitude cachée pour pleurer seul, et pour rêver de nouveau des visions qui naissent sans être livré au sommeil. Avec les années, mon cœur commença à palpiter de sentimens d'un trouble étrange, et d'une peine douce. Mon cœur tout entier s'exhalait dans un seul besoin, mais errant et indéfini, jusqu'au jour où je trouvai l'objet que je cherchais,--et qui était toi. Dès lors tout mon être fut absorbé en toi; --le monde avait disparu;--tu avais dans mon cœur annihilé la terre!

7. J'aimai plus encore la solitude;--mais je ne pensais guère à passer je ne sais quel tems de ma vie éloigné de toute communauté avec l'existence, excepté celle des maniaques et de leur tyran, à être leur compagnon bien des années avant que mon corps, comme les leurs, ait été livré aux vers de la tombe. Mais qui m'a vu en proie au désespoir, ou qui m'a entendu dans le délire? Peut-être, dans un semblable cachot, souffrons-nous plus que le matelot naufragé sur son rivage désert. Le monde est tout entier devant lui.--Le mien est ici, dans un espace à peine double de celui qu'ils seront obligés d'accorder à mon cercueil. Bien qu'il doive mourir, il peut élever les yeux, et, d'un regard mourant, accuser le ciel.--Je n'élèverai point les miens pour une semblable plainte, quoiqu'ils soient couverts par la voûte de mon cachot.

8. Cependant j'éprouve de tems en tems que mon esprit s'affaiblit, mais avec le sentiment de sa décadence.--Je vois des lumières inaccoutumées briller sur les murs de ma prison, et un démon étrange, qui me vexe par des tours d'escamoteur et de petits tourmens accompagnés du sentiment de l'homme heureux et libre. Mais ce qui est le plus affreux pour celui qui a ainsi long-tems souffert, c'est la maladie du cœur, la petitesse du lieu qui l'enferme, et tout ce qui peut être supporté sans mourir, ou qui peut avilir l'ame. Je pense que mes ennemis n'ont été que l'homme; mais des esprits ont pu se liguer avec lui:--toute la terre m'abandonne,--le ciel m'oublie;--dans l'impuissance de me défendre, les pouvoirs du mal peuvent, la chose est possible, me tenter encore, et prévaloir contre la créature accablée qu'ils assaillent. Pourquoi mon esprit est-il éprouvé dans cette fournaise comme l'acier? parce que j'ai aimé, parce que j'ai aimé ce que je ne devais pas aimer, et que j'ai vu ce qui était plus ou moins que mortel et que moi.

9. J'ai été autrefois très-prompt à sentir--ce n'est plus.--Mes cicatrices sont durcies, car autrement j'aurais déjà brisé mon cerveau contre ces barreaux de fer, en voyant le soleil briller à travers comme par moquerie.--Si je supporte et si j'ai supporté ce que j'ai raconté, et tout ce qui n'a pas de paroles pour s'exprimer, c'est parce que je ne voulais pas mourir et sanctionner par un suicide le stupide mensonge qui m'enchaîne ici, imprimer profondément, par la flétrissure de la honte, la folie dans ma mémoire, et rechercher la compassion pour un nom flétri, en scellant la sentence que mes ennemis ont portée contre moi. Non--ce nom sera immortel!--et je fais de mon cachot actuel un temple pour l'avenir que les nations viendront visiter en mon honneur; tandis que toi, Ferrare! lorsque tes ducs souverains ne seront plus avec toi, tu tomberas en ruines, tes palais écroulés seront déserts, la couronne d'un poète sera ta propre couronne, le cachot d'un poète ton monument le plus célèbre, aux yeux de l'étranger qui contemplera tes murs dépeuplés. Et toi, Léonore! toi--qui fus honteuse de ce qu'un homme comme moi ait pu t'aimer,--qui rougis d'entendre que tu pouvais être chère à un cœur qui ne fut point celui d'un monarque; va! dis à ton frère que mon cœur, indompté par le malheur, les années, la lassitude--et peut-être par la flétrissure qu'il m'a imputée--et la longue infection d'une caverne comme celle-ci, où l'esprit est livré à la même pourriture que les habitans de l'abîme, t'adore encore;--et ajoute--que lorsque les tours et les créneaux qui gardent ses heures joyeuses de banquet, de danse, de fête, de débauche, seront oubliés ou laissés dans un honteux abandon,--ce cachot sera un lieu consacré! Mais toi,--quand toute cette magie de la naissance et de la beauté, qui t'entoure, sera dissipée,--tu auras encore la moitié du laurier qui ombragera ma tombe. Nul pouvoir dans la mort ne pourra séparer nos noms, comme aucun dans la vie ne peut t'arracher de mon cœur. Oui, Léonore! ce sera notre destin d'être unis pour toujours;--mais il sera trop tard!


FIN DE LA LAMENTATION DU TASSE.




POÉSIES INÉDITES

DE LORD BYRON.





AVERTISSEMENT

DES ÉDITEURS.



Les poésies qui suivent ont été publiées dans la dernière édition donnée par les frères Galignani à Paris. C'était pour nous un devoir de les reproduire ici avec les autres pièces inédites, pour faire connaître les œuvres complètes du poète. Elles n'ajouteront rien à sa gloire, quelques-unes étant des essais de sa jeunesse; mais plusieurs augmenteront l'estime qu'inspire son caractère, et que l'on s'obstine quelquefois à lui refuser, en considérant la tendance générale de ses autres poésies.




POÉSIES INÉDITES

DE LORD BYRON.



I.

VERS ADRESSÉS A L'OBJET DE SES AFFECTIONS

APRÈS SON MARIAGE.

Il fut un tems, je n'ai pas besoin de le nommer, puisqu'il ne sera jamais laissé dans l'oubli,--où tous nos sentimens, toutes nos émotions étaient les mêmes, comme mon ame est encore la même pour toi.

Et depuis cette heure où ta bouche m'avoua, pour la première fois, une flamme qui égalait la mienne, quoique mon cœur ait eu plus d'un tort envers toi, tort caché, et par là non ressenti par le tien.

Aucun cœur,--non, aucun cœur n'a été si profondément abattu, en pensant avec quelle rapidité cet amour s'était enfui, éphémère comme chaque infidèle baiser!--mais éphémère dans ton cœur seulement.

Cependant le mien éprouva quelques consolations en entendant récemment tes lèvres déclarer, par des accens crus autrefois sincères, que tu conservais le souvenir des jours qui ne sont plus.

Oui, mon adorée! et cependant ma cruelle amie; quoique tu ne veuilles plus aimer de nouveau, il m'est doublement doux de penser que le souvenir de cet amour se conserve dans ton cœur.

Oui, c'est pour moi une glorieuse pensée; mon ame ne se plaindra plus désormais, quelle que tu sois ou que tu puisses être; tu as été tendrement, uniquement à moi.

II.

EN QUITTANT L'ANGLETERRE.

C'en est fait! la chaloupe déploie ses blanches voiles au souffle frémissant de la brise fraîche qui siffle sur la cime du mât penché;--et moi, je dois m'éloigner de cette terre, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Mais si je pouvais redevenir ce que j'ai été, si je pouvais revoir ce que j'ai vu,--si je pouvais de nouveau reposer sur le cœur qui rendit autrefois heureux mes plus ardens désirs; je ne chercherais pas un autre climat, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Il y a long-tems que j'ai vu cet œil qui a causé mon bonheur ou mon infortune, et je me suis efforcé, mais en vain, de l'effacer de ma mémoire; car, quoique je m'éloigne d'Albion, mon amour est encore attaché à une seule.

Comme un oiseau solitaire et sans compagne, mon cœur abattu est désolé; je regarde autour de moi, et je ne puis rencontrer un sourire ami, ou un visage bien-venu; et même, dans les foules, je suis encore seul, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Je traverserai les mers écumantes, et je chercherai un asile étranger; et jusqu'à ce que j'aie oublié un beau mais infidèle visage, je ne trouverai pas de lieu de repos. Je ne puis éviter mes noires pensées: l'amour me suit partout, mais l'amour pour une seule.

Le plus pauvre, le plus misérable de la terre trouve encore quelque foyer hospitalier où le doux regard de l'amitié ou de l'amour peut encore sourire dans le bonheur, ou consoler dans l'affliction; mais je n'ai ni ami, ni amante, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Je pars! mais, dans quelque lieu que j'aborde, il ne s'y trouve ni un œil pour pleurer avec moi, ni un cœur fraternel pour partager la moindre de mes peines; et toi, qui as détruit toutes mes espérances, tu ne trouveras pas pour moi un soupir, quoique je t'aie aimée seule.

De penser seulement à chaque scène de nos jeunesses,--de ce que nous sommes, de ce que nous avons été,--accablerait de douleur des cœurs plus faibles; mais le mien, hélas! a résisté à ce coup mortel: cependant il bat encore, comme au commencement de son amour, et il n'a jamais aimé fidèlement qu'un cœur.

Quel est ce cœur si cher, ce cœur bien-aimé? il n'est point donné aux yeux vulgaires de le contempler;--et pourquoi cet amour a-t-il été si promptement traversé? tu le sais mieux que personne,--je l'ai éprouvé plus que tout autre: mais peu d'entre ceux qui habitent sous le soleil ont aimé aussi long-tems et un seul objet.

J'ai essayé des chaînes d'une autre beauté remplie d'attraits et peut-être aussi belle à la vue; je voudrais l'avoir aimée autant que toi;--mais quelque charme indomptable défendait à mon cœur saignant d'accorder un retour de tendresse et d'amour à tout autre qu'à une seule.

Il me serait doux de te revoir au moment du départ, et de te bénir à mon dernier adieu; cependant je ne désire pas que ces yeux pleurent sur celui qui va errer sur les vagues agitées,--quoique partout où ma barque portera mes pas fugitifs, je n'aime que toi,--je ne puisse aimer qu'un cœur.

III.

STANCES DESTINÉES A ÊTRE RÉCITÉES A LA RÉUNION CALÉDONIENNE, EN 1814.

Quel est celui qui n'a pas jeté un regard sur la page où la Renommée a fixé le nom inconquis de la haute Calédonie, la terre des montagnes qui repoussa les chaînes des Romains et chassa loin d'elle les Danois aux crêtes de flammes, dont aucun ennemi ne pourrait dompter le brillant claymore et le bouillant courage,--qu'aucun tyran ne pourrait commander?

Cette antique génération n'est plus,--mais leurs enfans respirent encore, et la gloire les couronne d'un double laurier; elle brille sur les bannières confondues des Gallois et des Saxons; et, Angleterre! tu ajoutes leur valeur indomptable à la tienne. Le sang qui coula avec Wallace fut celui d'hommes libres; mais maintenant, il est versé seulement pour la gloire et pour toi! Oh! ne repousse pas la demande du vétéran du Nord; mais prête-lui ton assistance,--le monde lui a donné la renommée!

Les plus humbles rangs, les braves les plus ignorés qui ont versé leur sang, tandis qu'ils suivaient avec ardeur la bannière orgueilleuse qui dormait sur le gazon flétri que leurs camarades, plus heureux, avaient foulé dans leur triomphe qu'ils nous ont légué,--c'est tout ce que leur destin accorde--à leurs enfans orphelins et à leur épouse solitaire: cette épouse peut, sur les sombres collines de la haute Albyn, élever vers le ciel un œil mélancolique et plein de larmes, ou contempler, tandis que des nuages prophétiques découvrent les malheurs anticipés du devin montagnard, le fantôme sanglant de chaque guerrier sombre dans ces nuages, ou éclatant dans les éclairs de la tempête. Alors elle entonnera le chant solitaire, la douce complainte sur celui qui n'est plus,--sur celui dont les restes éloignés demandent vainement le sauvage requiem de Coronach réservé au brave!

C'est le ciel--non l'homme--qui doit soulager la douleur qui éclate lorsque les sentimens de la nature suivent leur cours; cependant la tendresse et le tems peuvent dérober aux larmes la moitié de leur amertume pour un être si cher: la reconnaissance de la nation cependant peut étendre un coussin sans épines sous la tête de la veuve; elle peut alléger les soins maternels de son cœur, et préserver du besoin les enfans du soldat.

IV.

STANCES A CELLE QUI PEUT LE MIEUX LES COMPRENDRE.

Qu'il en soit ainsi!--nous nous séparons pour toujours! Que le passé ressemble au néant! Si je t'avais seulement aimée, jamais tu ne m'aurais été aussi chère.

Si je t'avais aimée, et que j'eusse été ainsi dédaigné, j'aurais pu mieux supporter cette injure;--lorsqu'il n'est pas récompensé,--l'amour est dompté par le sentiment naissant du mépris.

L'orgueil peut refroidir ce que la passion avait rendu brûlant, le tems peut dompter la volonté capricieuse; mais le cœur trahi par l'amitié palpite des battemens les plus insensés du malheur.

Si je t'avais aimée,--je pourrais te haïr maintenant, de cette haine qui est une consolation; je pourrais aller jusqu'à t'exécrer et assouvir ma vengeance par des paroles.

Mais il est un chagrin silencieux qui ne peut trouver aucune issue dans le langage, qui dédaigne d'emprunter aucun soulagement à ces hauteurs que le chant peut atteindre.

Comme une chaîne insonore qui rend esclave,--comme les rêves sans sommeil qui sont une raillerie,--comme les gouttes d'eau glacées qui tombent de la voûte d'un rocher caverneux,

Tel est le sentiment glacé et malade que tu as fait connaître à mon cœur; par une blessure profonde tu l'as forcé à dérober au monde sa plus amère douleur!

Autrefois ce cœur te crut tendrement, orgueilleusement, tout ce que l'imagination peut se peindre; autrefois il t'honorait, t'estimait, comme son idole, comme sa sainte!

Pour moi tu étais plus qu'une femme, et ce n'était pas comme un homme que mes regards s'arrêtaient sur toi; pourquoi m'as-tu trompé comme une femme? pourquoi as-tu accumulé sur moi une malédiction plus qu'humaine?

N'étais-tu qu'un démon, empruntant le sourire de l'amitié et les artifices de la femme, et parée d'une beauté étrangère, jouant avec un cœur fidèle?

Par cet œil qui put autrefois répondre par ses regards aux miens, par cette oreille qui put autrefois écouter les histoires que je te racontais;

Par cette lèvre, prodigue de sourires, qui pouvait adoucir l'amertume des chagrins; par cette joue qui brillait autrefois de tant d'éclat, et feignait de rougir aux paroles de la pure amitié;

Par tous ces charmes trompeurs réunis tu as servi ta volonté capricieuse et flétri sans regrets celui que tu ne voulais pas obligeamment assassiner!

Cependant je ne te maudis point--dans ma tristesse,--je sens encore combien tu me fus chère. Oh! je ne pourrais--même dans la folie--te condamner à la peine que tu mérites!

Vis! et quand ma vie sera éteinte, puisse la tienne durer encore long-tems; trop tard alors tu pourras découvrir par tes propres sentimens tout ce que j'ai dû ressentir contre toi!

Quand tous tes attraits seront fanés,--quand tes flatteurs ne t'encenseront plus;--avant que le linceul de la mort ait dérobé aux regards la proie d'un reptile;--

Avant cette heure--trompeuse sirène! écoute-moi!--tu ressentiras ce que j'éprouve maintenant, tandis que mon ame, voltigeant près de toi, murmure à ton oreille le vœu rompu de l'amitié!

Mais--il est inutile de te faire des reproches sur ta vie passée ou présente;--ce que tu fus--mon imagination l'a rêvé! ce que tu es--je le connais trop tard!

V.

MÉLODIES HÉBRAÏQUES.

I.

C'est l'heure où le chant du rossignol retentit dans les bosquets;--c'est l'heure où les vœux des amans semblent plus doux dans les paroles murmurées tout bas;--les souffles du vent et les murmures des eaux apportent à l'oreille solitaire une musique harmonieuse. Les gouttes de la rosée du soir ont rendu brillante chaque fleur, et les étoiles se rassemblent dans les cieux, et les vagues deviennent plus azurées, et les feuilles ont une couleur plus brune, et dans l'espace règne encore ce clair-obscur si doucement sombre, si ténébreusement pur, qui suit le déclin du jour au moment où le crépuscule disparaît devant les rayons de la lune.

II.

Dans la vallée des eaux nous pleurons sur le jour où l'ennemi, où l'hôte de l'étranger fit sa proie de Jérusalem; et nos têtes reposent tristement penchées sur nos seins, et nos cœurs sont pleins de la patrie absente.

Le chant qu'ils demandaient en vain,--il dort encore dans nos ames, comme le vent qui a expiré sur la colline; ils demandaient nos chants sur la harpe,--mais ils versèrent notre sang avant que notre main droite leur fît entendre le moindre accord d'harmonie.

Nos harpes sans cordes sont suspendues sur les branches désolées du saule, aussi tristes, aussi muettes que les feuilles desséchées. Nos mains peuvent être enchaînées,--nos larmes sont encore libres pour notre prière et notre gloire,--et Sion! oh toi!

III.

Ils disent que l'espérance est du bonheur; mais l'amour natal peut honorer le passé, et la mémoire réveille les pensées qui consolent: elles se lèvent les premières--et se couchent les dernières; et tout ce que la mémoire aime le plus à se rappeler était autrefois notre seule espérance; et tout ce que cette espérance a adoré et perdu s'est conservé dans la mémoire.

Hélas! tout est déception; l'avenir nous abuse de loin; nous ne pouvons être ce que nous nous rappelons, et nous n'osons penser à ce que nous sommes.

VI.

FRANCISCA.

Francisca s'avance dans l'ombre de la nuit, mais ce n'est pas pour contempler les étoiles du firmament; et si elle s'asseoit dans le bosquet de son jardin, ce n'est pas par amour pour ses fleurs naissantes. Elle écoute,--mais ce n'est pas la voix du rossignol, quoique son oreille attende une histoire aussi tendre que la sienne. Le bruit d'un pas se fait entendre à travers l'épais feuillage, et sa joue devient pâle, et son cœur bat rapidement; une voix murmure à travers les feuilles frémissantes, et sa rougeur revient,--et son sein se soulève: un moment encore et ils seront réunis.--Il est passé,--son amant est à ses pieds.

VII.

LA RENOMMÉE, LA SAGESSE, L'AMOUR ET LE POUVOIR.

La renommée, la sagesse, l'amour et le pouvoir étaient à moi, et la santé et la jeunesse étaient à moi; mon verre se rougissait des vins de tous les climats, et d'aimables beautés me prodiguaient leurs caresses; je voyais briller mon cœur dans les yeux de la beauté, et je sentais mon ame s'attendrir; tout ce que peut accorder la terre, ou l'homme désirer, m'appartenait dans une royale splendeur.

J'essaie de compter les jours que la mémoire peut rappeler de l'oubli, avec tout ce que la vie ou la terre déploient de séductions; il ne s'est levé aucun jour, il ne s'est passé aucune heure de plaisir, sans être mêlé d'amertume; et aucun ornement de ma puissance ne brilla sans se flétrir.

Le serpent des campagnes se laisse prendre par des artifices et des charmes; mais celui qui entoure le cœur de ses replis, oh! qui a le pouvoir de l'arracher par un charme? Il n'est point docile à la science de la sagesse, et sa voix ne peut le séduire; mais il darde à jamais son venin dans l'ame qui est condamnée à ses tortures.

VIII.

LA PRIÈRE DE LA NATURE.

Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du désespoir? Le crime de l'homme lui sera-t-il jamais pardonné? Le vice peut-il intercéder en sa faveur par la prière? Père de la lumière, je t'invoque! Tu vois mon ame triste et sombre; toi qui peux observer la chute du moineau, détourne de moi la mort du péché; je ne cherche pas d'autels déserts, de sectes inconnues; oh! indique-moi le chemin de la vérité! je reconnais ta terrible toute-puissance; épargne, en l'amendant, les fautes de la jeunesse. Que les bigots élèvent des temples sombres, que la superstition bénisse leurs portiques, que les prêtres, pour prolonger leur règne de ténèbres, trompent les hommes par des contes de cérémonies mystiques. L'homme bornera-t-il la puissance de son créateur à de gothiques monumens de pierres périssables? Ton temple est le domaine du jour; la terre, l'océan, le ciel, sont ton trône sans limites.

L'homme condamnera-t-il sa race aux flammes de l'enfer, si elle ne fléchit le genou dans tes temples somptueux? Nous dira-t-il que tous, pour un qui pèche, doivent périr dans la tempête universelle? Chacun d'eux prétendra-t-il gagner le ciel, et condamner son frère dont l'ame conserve une espérance contraire, ou que des doctrines moins sévères inspirent? Ces hommes, par des croyances qu'ils ne peuvent expliquer, peuvent-ils préparer un bonheur ou un malheur imaginaire? Ces reptiles qui rampent sur la terre connaissent-ils les desseins de leur sublime créateur? Ces hommes qui ne vivent que pour eux seuls, dont les années s'écoulent dans un crime perpétuel,--ces hommes effaceront-ils tous leurs vices par leur foi, et vivront-ils au-delà des limites du tems?

Père! je ne recherche point les lois d'aucun prophète,--tes lois apparaissent dans les œuvres de la nature:--je me reconnais une créature faible et corrompue; cependant je t'adresserai mes prières, car tu veux les entendre! Toi qui guides les astres errans à travers les royaumes déserts de l'espace éthéré; qui apaises la guerre des élémens, et dont je reconnais la main puissante d'un pôle à l'autre:--toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas; qui, quand tu le voudras, peux m'en retirer; ah! tandis que je parcours ma carrière sur ce globe terrestre, étends jusqu'à moi ta main protectrice. C'est toi, ô mon Dieu! c'est toi que j'invoque! Quel que soit le bien ou le mal qui m'arrive, je me relève ou je succombe par ton ordre, je me confie dans ta protection. Si, lorsque cette poussière sera retournée à la poussière, mon ame s'envole sur des ailes aériennes, comme ton nom glorieux et adoré inspirera sa faible voix! Mais si cet esprit fugitif partage avec l'argile l'éternel sommeil de la tombe, tant que la vie circulera dans mes veines j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne plus me relever de la couche de la mort. A toi j'adresse mes humbles chants, reconnaissant de toutes tes faveurs passées, et j'espère, ô mon Dieu, qu'à la fin cette vie errante retournera dans toi.

22 décembre 1806.


NOTE.

L'auteur de cette traduction a publié dans une brochure récente loc32 deux extraits des Védas, en sanskrit, en français et en persan, qui offrent des idées tout-à-fait analogues à quelques-unes de la prière de Lord Byron, qui leur est de quatre ou cinq mille ans postérieure. Voici la fin:

«O soleil! nourricier du monde! solitaire anachorète! dominateur et régulateur suprême! fils de Pradjâpati! écarte tes rayons éblouissans! retiens ton éclatante lumière, afin que je puisse contempler ta forme ravissante, et devenir partie de l'être divin qui se meut dans toi!

«Puisse mon souffle de vie être absorbé dans l'ame moléculaire et universelle de l'espace! Que ce corps matériel et périssable soit réduit en cendres!

«O Dieu! souviens-toi de mes sacrifices, souviens-toi de mes œuvres! souviens-toi de mes sacrifices, souviens-toi de mes œuvres!

«O Dieu du feu! conduis-nous par le droit chemin. O Dieu! tu connais toutes nos actions, efface nos péchés: nous t'offrons le plus haut tribut de nos louanges! notre dernière salutation.»

Note loc32: (retour) Mémoire sur l'origine et la propagation de la doctrine du Tao, fondée en Chine par Lao-tseu, traduit du chinois, et accompagné d'un commentaire tiré des livres sanskrits et chinois, etc.; suivi de deux Oupanichads des Védas, avec le texte sanskrit et persan. Par M.G. Pauthier, de la Société Asiatique de Paris. A la librairie orientale de Dondey-Dupré.

IX.

VERS

ÉCRITS SOUS L'IMPRESSION D'UNE MORT PROCHAINE.

.......................................................................
Oublierai-je ici la scène encore présente à ma pensée? Les rochers s'élèvent et les ruisseaux coulent dans les lieux champêtres que la passion rendait fortunés. Cependant, Marie, tous tes charmes m'apparaissent encore aussi frais que dans un songe délicieux d'amour.

.......................................................................

Oublie ce monde, ô mon ame agitée; tourne, tourne tes pensées vers le ciel; tu y dirigeras bientôt ton essor, si tes erreurs te sont pardonnées. Ignorée des bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, adresse-lui ta tremblante prière. Lui, qui est clément et juste, ne rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le moindre objet de ses soins. Père de la lumière! j'élève vers toi mes accens; tu vois mon ame triste et sombre: toi qui peux observer la chute du moineau, détourne de moi la mort du péché. Toi qui guides l'étoile errante, qui apaises la guerre des élémens, qui as pour manteau les cieux immenses; pardonne-moi mes pensées, mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre, apprends-moi comment je dois mourir. 1807.

X.

LES THERMOPYLES.

Ils sont tombés dans leur dévouement, mais ils sont immortels; le souffle de la brise semblait soupirer leurs noms et les ondes le murmurer; les forêts étaient peuplées de leur renommée; la colonne silencieuse, solitaire et grise, réclamait un soupir pour leur poussière sacrée; leurs ombres planaient sur la sombre montagne; leur souvenir brillait dans la fontaine; le plus faible ruisseau, le fleuve le plus impétueux roulaient leur éternelle renommée. En dépit du joug qu'elle porte, cette terre est encore celle de la gloire, et la leur! elle est encore un mot d'ordre pour le monde. Quand l'homme veut accomplir une grande action, il regarde la Grèce, et se retourne, ainsi encouragé, pour marcher sur la tête des tyrans; il la contemple, et il se précipite là où l'on perd la vie, ou bien où l'on conquiert la liberté loc33.

Note loc33: (retour) Ces derniers vers sont répétés dans le Siége de Corinthe.

(N. du Tr.)

XI.

STANCES

COMPOSÉES EN REVOYANT UN LIEU OU MON NOM AVAIT ÉTÉ PRIMITIVEMENT GRAVÉ loc34.
Note loc34: (retour) Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques mots de souvenir. Plus tard, à l'occasion d'une injure réelle ou imaginaire, l'auteur, avant de quitter Harrow, avait effacé, ce fragile souvenir. En revoyant Harrow, en 1807, il écrivit ces stances à leur place.

Ici naguère les souvenirs de la jeune amitié attiraient les regards de l'étranger. Peu nombreuses étaient les paroles;--mais cependant, quoique peu nombreuses, la main du ressentiment les a effacées.

Elle creusa profondément,--mais elle n'effaça pas entièrement les caractères si unis, que l'amitié, revenue dans ce lieu, les considéra jusqu'à ce que la mémoire eût salué de nouveau les paroles.

Le repentir les rétablit dans leur état primitif, le pardon y joignit son nom aimable; et si belle l'inscription reparut, que l'amitié pensa que c'était la même.

Le souvenir encore aurait pu être beau; mais, hélas! en dépit des efforts de l'espérance, ou des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a effacé l'inscription pour toujours!

XII.

A MON FILS loc35.

Note loc35: (retour) Un an ou deux avant la date donnée à ce poème, il écrivit de Harrow à sa mère, pour lui dire qu'il avait éprouvé dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais persuadé comme il l'était que l'enfant appartenait à Curzon, il souhaitait qu'on en prit tout le soin possible, et priait sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. Mais l'enfant mourut en venant au monde.

Ces tresses blondes, ces yeux bleus rappellent les couleurs de ta mère; ces lèvres de rose, ces joues à fossettes, et ce sourire destiné à captiver le cœur, retracent une scène de bonheur, et touchent le cœur de ton père, ô mon enfant!

Et tu ne peux murmurer le nom de ton père.--Ah! William, si ce nom était le tien, sa conscience ne lui ferait point de reproche;--mais--écartons ces idées,--les soins que je prendrai de toi pourront me procurer quelque paix. L'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et pardonnera tout le passé, ô mon enfant!

Le gazon a recouvert ton humble tombe, et tu n'as connu que le sein d'une étrangère. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et t'accorder à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire une seule de tes espérances:--le cœur d'un père est à toi, ô mon enfant!

Laisse un monde insensible exprimer son dédain; dois-je, pour lui plaire, désavouer la voix de la nature? Ah! non;--quoique les moralistes me réprouvent, je te bénis, le plus cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie:--un père veille sur ton berceau, ô mon enfant!

Oh! quel charme, avant que l'âge ait ridé mon front, avant que d'avoir épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi un frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon injustice envers toi, ô mon enfant!

Quoique ton père étourdi soit bien jeune encore, sa jeunesse n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel; et quand même tu me serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, plein de son souvenir, de son bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, ô mon enfant! 1807.

XIII.

A UN AMI.

L'amitié est l'amour sans ailes loc36.
Note loc36: (retour) Cette devise est en français dans l'original.

Pourquoi mon cœur affligé gémirait-il de ce que ma jeunesse est passée? je puis encore compter des jours heureux: la faculté d'aimer n'est pas encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir durable, une vérité impérissable m'apporte une céleste consolation; portez-la, souffles de la brise! portez-la aux lieux où mon cœur s'émut pour la première fois.--

L'amitié est l'amour sans ailes

... ... ... ... ... loc37

Note loc37: (retour) Il manque ici six stances que nous n'avons pu nous procurer.

Séjour de ma jeunesse! ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes joyeuses; mon sein brûle de sa première flamme,--je redeviens enfant par la pensée. Ton bosquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes sentiers me ravissent encore; chaque fleur exhale un double parfum. Il me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de mes chers compagnons s'écrier:

L'amitié est l'amour sans ailes.

Mon Lycus! pourquoi pleures-tu? retiens tes larmes qui tombent; l'affection peut dormir quelque tems, mais, oh! sois-en sûr, elle se réveillera de nouveau. Pense, pense, mon ami, lorsque nous nous retrouverons, combien sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de joie à cet espoir. Quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, l'absence, mon ami, ne peut que redire:

L'amitié est l'amour sans ailes.

XIV.

CHANSON.

Je ne dis pas, je n'écris pas, je ne murmure pas ton nom: le son m'en serait pénible; je serais coupable de le divulguer. Mais cette larme qui brûle ma joue décèle les pensées profondes qui assiègent mon cœur silencieux.

Ces heures ont été trop courtes pour notre passion, trop longues pour notre repos!--Leur joie ou leur amertume pourrait-elle cesser? Nous nous repentons,--nous abjurons notre amour,--nous voulons rompre notre chaîne,-nous voulons nous séparer,--nous voulons nous fuir--pour nous unir encore!

Oh! que le bonheur t'appartienne, que la faute ne soit qu'à moi! Pardonne-moi, femme adorée!--oublie-moi, si tu veux;--mais ce cœur qui est à toi expirera sans s'abaisser ou s'avilir: et jamais homme ne le brisera;--quoique toi tu en aies le pouvoir.

Fière avec les superbes, mais humble avec toi, sera toujours cette ame, dans sa noirceur la plus amère. Quand tu es à mes côtés, les jours passent plus rapidement; et tous les momens me paraissent plus doux que si des mondes étaient à mes pieds.

Un soupir de ta douleur, un regard de ton amour, fixera, changera mon sort. Ceux qui n'ont point d'ame s'étonneront de tout ce que j'abandonne pour toi; tes lèvres répondront, non aux leurs, mais aux miennes.

XV.

EN S'EMBARQUANT POUR LISBONNE.

A.M. HODGSON.

En rade de Falmouth, 30 juin 1809.

1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât au-dessus duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à bord du paquebot de Lisbonne.

2. Nos matelots détachent les amarres: tout le monde aux rames! Le bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, poussez loin du rivage! «Prenez garde! cette caisse renferme des liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes; maîtres et valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!

3. Enfin nous l'avons atteint! Voila le capitaine, le brave Kidd, qui commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab loc38. Qui diable peut loger là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, le paquebot de Lisbonne.

Note loc38: (retour) Queen Mab; voyez, dans Shakspeare, la charmante description de cette petite reine des fées et de son petit équipage.

4. «Fletcher! Murray! Rob! où êtes-vous? étendus sur le pont comme des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens terribles en roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet.»--«Non, une tasse d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»

5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?

XVI.

RÉPONSE A UN AMI

QUI REPROCHAIT A L'AUTEUR SON INSOCIABILITÉ.

Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je méprise.

Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, sera passée, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.

Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et fermente en secret: à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.

Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qu'il m'ordonne de vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais, comme le phénix, prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais content de mourir au milieu des flammes.

Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire anime et vivifie le silence de leur tombeau.

XVII.

A LADY JERSEY.

SUR CE QUE LE PRINCE RÉGENT AVAIT EXCLU SON PORTRAIT DE SA GALERIE DE BEAUTÉS.

Lorsque le vain triomphe du maître impérial auquel Rome obéissait en l'abhorrant, offrit aux yeux vulgaires chaque buste glorieux qui représentait l'image d'un brave ou d'un juste, qu'est-ce que le regard scrutateur de la foule admirait le plus de tout ce que lui découvrait cette passagère exhibition?--Quel est le murmure d'étonnement que ce spectacle fit passer de bouche en bouche? Le nom de Brutus, car son image était absente. Cette absence prouvait sa vertu; cette absence fixait son souvenir dans tous les cœurs pensifs.--Si donc, belle Jersey! notre regard admirateur cherche ton portrait, dans un muet étonnement, parmi tous ces charmes dépeints qui brillent avec moins d'éclat de ton absence,--si lui, ce vain et sot vieillard, admis par confiance l'héritier de la monarchie de son père,--si son œil corrompu et son cœur flétri ont pu supporter d'être séparés de ton image charmante, que cette honte sans goût lui reste, et à nous le regret de contempler une troupe de beautés sans leur chef loc39!

Note loc39: (retour) Ce mot est en français dans l'original.

Mais une pensée consolante nous rassure, nous perdons le portrait, mais nous conservons nos cœurs! Qui peut maintenant visiter cette galerie vantée? C'est un jardin avec toutes ses fleurs, sans la rose; une fontaine qui manque seulement d'eaux vives; une nuit étoilée sans la présence de Diane! Les portraits présens de chaque beauté sont perdus pour nos yeux, parce qu'en les contemplant, ils nous font rêver à toi. Cependant ton âge, à son midi, peut encore briller long-tems avec tout ce que la vertu demande pour hommage;--l'élégance de la jeunesse, la grâce du maintien, l'œil qui inspire la joie, le front serein, la noirceur éblouissante de cette chevelure bouclée qui ombrage, en le laissant voir, ce front si beau loc40; ce regard qui nous séduit, et cette vie qui jette un charme dont le pouvoir ne permet pas à nos regards de se reposer, mais les force à revenir et à découvrir toujours de nouveaux attraits. Rien n'est affaibli de ces charmes qui sont toujours aussi brillans, et même trop éblouissans pour la vue d'un radoteur loc41. Ils doivent attendre que chacun de ces attraits soit passé pour plaire au cœur chétif qui ne plaît à aucun; à ce stupide et froid sensualiste, dont l'œil sec, dans sa noire envie, a écarté ton portrait; et qui a mis à la torture son pauvre esprit pour réunir en soi la haine de la liberté, et l'amabilité qui t'appartient.

XVIII.

VERS ADRESSÉS A UNE JOLIE QUAKERESSE.

Aimable enfant! quoique nous ne nous soyons rencontrés qu'une fois, je n'oublierai jamais cette entrevue; et quoique nous ne devions plus jamais nous revoir, le souvenir me retracera toujours tes beaux traits. Je ne voudrais pas dire: je t'aime; mais mes sentimens luttent encore avec ma volonté. En vain pour t'arracher de mon cœur je repousse sans cesse mes pensées; en vain je réprime mes soupirs prêts à s'échapper, un autre succède à celui qui est étouffé: peut-être n'est-ce pas de l'amour, mais cependant je ne puis jamais t'oublier. Quoique nous n'ayons pas rompu le silence, nos yeux ont parlé un langage plus doux. La langue dissimule dans un langage flatteur et exprime ce que le cœur ne sent point; la tromperie souille des lèvres coupables et fait taire les émotions du cœur; mais les interprètes de l'ame, les yeux dédaignent une pareille contrainte, et méprisent tout déguisement. Ainsi--nos regards s'arrêtèrent souvent l'un sur l'autre, et nos cœurs s'entendirent, sans qu'un sentiment intérieur nous en ait blâmés; dis plutôt que c'était le sentiment qui nous inspirait.--Quoique je réprime ce qu'il exprimait, cependant je conçois que tu veuilles en deviner une partie; car, en même tems que ma mémoire réfléchit sur tes charmes, peut-être la tienne s'égare-t-elle jusqu'à moi.

Ainsi, pour moi du moins, je puis dire que ton image m'apparaît dans la nuit, dans le jour; dans la veille, mon imagination en est tout occupée;--dans le sommeil, cette image me sourit dans des songes fugitifs;--cette vision charme le cours des heures, et me fait maudire l'apparition de l'aurore qui vient dissiper mon sommeil plein de délices, et me fait désirer une nuit sans fin! Oh! quel que soit mon sort à venir, que le plaisir ou la douleur attende mes pas errans, séduit par l'amour, ou assiégé par la tempête, jamais, oh! jamais je n'oublierai ton image! Hélas! nous ne nous reverrons donc plus, nos premiers regards ne pourront plus se répéter! Alors, permets-moi de murmurer cette prière d'adieu, inspirée par l'inquiétude de mon cœur: «Puisse le ciel tellement protéger mon aimable quakeresse que la douleur ne puisse jamais l'atteindre; mais heureux soit aussi, hélas! celui qui partage son cœur! Oh! puisse l'heureux mortel, destiné à lui être uni par les liens les plus étroits, lui apporter à chaque instant de nouvelles joies et perdre le titre de mari dans celui d'amant. Puisse ce beau sein ne jamais connaître ce que c'est que de ressentir une peine incessante, qui torture l'ame d'un vain regret pour l'objet--que l'on ne peut jamais oublier

XIX.

A. M. MOORE.

O vous qui, sous tous les noms, avez le don de charmer la ville, Anacréon, Tom-Little, Tom-Moore ou Tom-Brow;--car que je sois pendu si je sais de quoi vous devez être le plus fier, de vos in-quartos à deux guinées, ou de vos petits livres à 4 sous.
..........................................................................

Mais maintenant à ma lettre;--c'est une réponse à la vôtre.--Soyez demain chez moi, aussitôt que vous le pourrez, monsieur, tout habillé, tout prêt pour aller voir l'esprit en prison loc42. Plaise à Phébus que nos péchés politiques ne nous procurent pas aussi un logement dans ce même palais! Je suppose que ce soir vous êtes engagé et que vous avez déserté Samuel Rogers pour les bas-bleus de Sotheby; moi-même, bien qu'accablé d'un rhume qui me tue, il faut que je me chausse et que j'aille faire visite aux Heathcote; mais demain, à quatre heures, nous jouerons tous les deux le Scurra; vous serez Catulle, et le régent, Mamurra.

Note loc42: (retour) M. Leigh Hunt, l'éditenr de l'Examiner, alors dans la prison des Champs du Bain froid (Cold Bath fields), pour un libelle contre le prince régent, Lord Byron et M. Moore lui avaient promis de dîner ensemble.

XX.

ÉPITRE

ÉCRITE EN RÉPONSE A QUELQUES VERS D'UN AMI QUI EXHORTAIT LORD BYRON A BANNIR TOUT SOUCI.

Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.

Mais, à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter, par ces maximes importunes, les douleurs d'un homme dont chaque pensée..... Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais naguère; et surtout, si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de jamais me parler d'amour.

Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, lorsque, jeunes tous deux, nous nous regardions en souriant, innocens et purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le monde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter dans son tourbillon. Mais si, dans un tems à venir, quand les beaux jours d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras; mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces effets ne te fasse pas oublier quelle fut leur cause.

XXI.

A UN JEUNE AMI,

LE FILS DE L'UN DE SES FERMIERS A NEWSTEADT.

Que la sottise sourie en voyant ton nom et le mien unis par l'amitié; la vertu roturière a plus de droits pour être aimée que le vice anobli.

Quoique ton sort ne soit pas égal au mien, depuis qu'un titre est venu m'appeler aux honneurs de la pairie, cependant n'envie point cet état fastueux; le tien est l'orgueil du mérite modeste.

Nos ames au moins n'ont point de titres qui les distinguent, et ton humble condition ne peut déshonorer mon rang élevé; notre liaison n'en doit pas être moins douce, puisque le mérite remplace en toi la naissance. Novembre 1800.

XXII.

SUR SES LIAISONS DE COLLÉGE.

N'y a-t-il point quelque autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère Ida loc43, je les ai trouvés dans ton sein; tu as été pour moi une famille, un monde, un paradis!

Note loc43: (retour) Nom poétique de l'école d'Harrow.

XXIII.

EN RENCONTRANT UN ANCIEN CAMARADE D'ÉCOLE,

APRÈS UNE LONGUE SÉPARATION.

Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la figure, réclamer en moi son ami, mes yeux, mon cœur, tout montre que je suis encore un enfant; la scène éblouissante, les groupes bruyans qui m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver.

XXIV.

A LA MÉMOIRE.

VERS ÉCRITS DANS LA CRAINTE OU L'AVAIT PLACÉ L'OBJET DE SON
CHOIX PRÈS DE SE MARIER A UN AUTRE.

Oh! mémoire! ne me torture pas davantage, le présent est perdu pour moi; mes espérances de bonheur futur sont détruites: par pitié, dérobe-moi le passé. Pourquoi viens-tu me montrer des images que désormais je ne dois plus voir? Ah! pourquoi viens-tu renouveler ces heures de bonheur qui ne m'appartiennent plus? Le plaisir passé double la douleur présente; il ajoute des regrets au chagrin: regrets et espérance sont tous deux vains; je ne demande plus que--l'oubli.

XXV.

APRÈS AVOIR FAIT SES ADIEUX A MISS CHAWORTH.

Collines d'Annesley, sombres et nues, où s'égarait ma jeunesse, insouciante, comme les tempêtes du Nord, en faisant la guerre aux élémens, rugissent sur tes cimes nuageuses!

Je ne verrai plus, trompant les heures, errer sur vos penchans, les habitans favoris de ces contrées; je ne verrai plus ma Marie, souriant, vous rendre à mes yeux un séjour digne du ciel.

XXVI.

EN RECEVANT UN PRÉSENT D'UN PAUVRE AMI.

Quelques-uns, qui sourient aux liens de l'amitié, m'ont souvent reproché ma faiblesse; cependant j'estime le simple don, car je suis sûr d'être aimé par celui qui me l'offre loc44.

Note loc44: (retour) Le poème d'où ces vers sont extraits fut écrit en recevant une cornaline d'un jeune homme qui occupait l'emploi de choriste à Cambridge, et auquel sa seigneurie Lord Byron était beaucoup attaché.

XXVII.

FRAGMENT D'UN POEME

SUR UN JEUNE CHÊNE QUE L'AUTEUR AVAIT PLANTÉ A NEWSTEADT.

Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches jetteraient une ombre autour de moi, et que le lierre entourerait ton tronc comme un manteau.

Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement. Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale, un étranger est le maître du château de mon père.

XXVIII.

A MA CHÈRE MARIE ANNE.

Adieu pour toujours à la dame Marie! je dois promptement m'éloigner d'elle. Quoique le destin nous sépare l'un de l'autre, son image vivra toujours dans mon cœur.

La flamme qui brûle dans mon sein ne ressemble point à celle qui embrâse les cœurs des amans; l'amour que je sens pour Marie est bien plus pur que celui qu'inspire le dieu Cupidon.

Je ne désire point troubler votre paix; je ne désire point attrister vos joies; je ne prends point ma passion pour de l'amour; c'est votre amitié seule que je réclame.

Non, dix mille amans passionnés ne pourraient éprouver l'amitié que renferme mon cœur; elle y demeurera à jamais, aussi long-tems que le sang qui m'anime circulera dans mes veines!

Puisse le grand ordonnateur du ciel abaisser ses regards sur la terre, et défendre ma Marie de tout malheur! puisse-t-elle ne jamais connaître les revers de l'adversité! puisse son bonheur être à jamais durable!

Encore une fois, ma douce Marie, adieu! adieu! je le répète avec amertume. Je penserai à jamais à vous, aussi long-tems que ce cœur battra dans mon sein.

XXIX.

MON ÉPITAPHE

COMPOSÉE A PATRAS EN SORTANT DE MALADIE.

La jeunesse, la nature et la pitié de Jupiter combattirent long-tems pour tenir ma lampe allumée; mais Romanelli fut si courageux, qu'il les battit tous les trois--et éteignit sa lumière.

XXX.

SUR L'ÉVASION DE NAPOLÉON DE L'ILE D'ELBE.

Une fois en route comme pour une partie de plaisir, prenant des villes à volonté et des couronnes en ses loisirs, il s'avance de l'île d'Elbe à Paris, donnant des bals aux dames et faisant des révérences à ses ennemis.

XXXI.

ÉPIGRAMME DE MARTIAL.

Pierios vatis Theodori flamma Penates

Abstulit: hoc Musis, hoc tibi, Phæbe, placet?

O scelus, ô magnum facinus crimenque Deorum!

Non arsit pariter quod domus et dominus.

(Martial, lib. XI, Epigr. 94.)

La maison du Lauréat a été dévorée par les flammes; les Neuf Sœurs toutes rieuses virent briller ce feu de joie. Mais, cruel destin! damnable désastre! la maison--la maison est brûlée, et le maître ne l'est pas!

XXXII.

LA POUPÉE DE LA NOURRICE DANS MÉDÉE.

Oh! que je désirerais qu'un bon embargo eût retenu le navire Argo dans le port! et qu'en restant toujours dans les chantiers de la Grèce, il n'eût jamais dépassé les rochers d'Azur! mais maintenant je crains que sa tournée ne soit la cause de quelque mésaventure pour ma chère miss Médée, etc., etc.

XXXIII.

VERS

ÉCRITS APRÈS AVOIR LU CEUX QUI SUIVENT SUR UN ALBUM A ATHÈNES.

«La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le berceau des arts; son but est noble; glorieuse est l'entreprise; il vient à Athènes, et--écrit son nom!»

Byron écrivit immédiatement au-dessous:

Ce barde modeste, comme beaucoup de bardes inconnus, rimaille sur nos noms, mais cache sagement le sien; cependant, quel qu'il soit, pour ne rien dire de pire, son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.

XXXIV.

VERS ADRESSÉS A LADY BLESSINGTON.

Vous m'avez demandé des vers,--il serait étrange pour un rimeur de refuser cette demande; mais mon cœur seul était mon Hippocrène, et mes sentimens (sa source) sont taris.

Si j'étais encore maintenant ce que j'ai été, j'aurais chanté ce que Lawrence a si bien peint; mais le chant expirerait sur mes lèvres, et le sujet est trop délicat pour moi.

Je suis maintenant tout cendre, où autrefois j'étais toute flamme, et le barde est mort dans mon sein; ce que j'aimais, je ne fais plus que l'admirer, et mon cœur est aussi gris que ma tête.

Ma vie ne date point par les années; il y a des momens qui sillonnent le front comme le soc de la charrue; et là il n'en paraît pas seulement un, mais il est aussi profond dans mon ame que sur mon front.

Que le jeune homme et l'élégant aspirent à chanter les objets que je contemple avec indifférence; car le chagrin a arraché de ma lyre la corde qui produisait des accords dignes d'elle.

RÉPONSE DE LADY BLESSINGTON,

SUR LE MÊME RHYTHME.

Lorsque je demandais quelques vers, crois, je te prie, que ce n'était point la vanité qui me les faisait désirer; car mon miroir ne peut plus m'abuser, et je ne puis plus inspirer de poètes.

Le tems a touché mon front de ses doigts rudes et pesans, et les roses ont fui de mes joues; alors ce serait sûrement une folie de rechercher maintenant les louanges dues à la beauté.

Mais comme les pélerins qui visitent le tombeau de quelque saint, emportent avec eux une relique précieuse, je demande un souvenir de toi, comme un trésor précieux pour m'accompagner dans mon pélerinage.

Oh! ne dis pas que ta lyre ne rend plus d'accords, elle dont les cordes inspirent de tels ravissemens; ou que ces lèvres magiques sont muettes d'où la poésie s'échappe avec tant d'harmonie!

Et quoique le chagrin, avant la fuite de la jeunesse, ait pu altérer la couleur noire de tes beaux cheveux, les lauriers qui couronnent ta tête cachent à nos yeux les empreintes prématurées du tems.

XXXV.

IMITATIONS D'HORACE.

Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.
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De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent avec succès? Si vous pouvez créer, que ne le faites-vous, à l'exemple de William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en littérature, comme au parlement.

De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les vaisseaux contre les tempêtes de l'antique océan: tout, tout doit périr. Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi les souvenirs du passé.
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Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick loc45.

Note loc45: (retour) Mac-Flecknoe, la Dunciade et toutes les ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore certainement leur caractère.

Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos Ben aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. Pauvre fille! que l'on siffle quelque vingt fois par an.
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O muse! s'écrie-t--il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin-d'œil, il tombe aussi bas que S..., dont les montagnes épiques ne manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la terre et des cieux.
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Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les vers diaboliques loc46 de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T....ll à Fordham (malheureux T....ll, condamné à d'éternels soucis par les apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli envers des escrocs, prodigue de richesses....... persiflé, pillé, dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être l'expulsion, et se retire M. A. maître-des-arts! Et l'on proclame sa nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué n'arriva jamais plus haut.

Note loc46: (retour) Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter loin de lui son Virgile, en disant que le livre avait un diable familier. Un personnage tel que celui que je décris jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, vraiment, la fastidieuse étude des longues et des brèves suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un désavantage.

Lancé dans le monde; et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoiqu'il vote, à moins qu'il ne joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de son fils, C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour arriver à la pairie!

La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les dettes du jeune Hopeful (plein d'espérance); il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans qu'on le pleure; on l'enterre: qu'il pourrisse!
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Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela, et plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se parer!
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Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) manquent le but loc47!

Note loc47: (retour) Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à tous les diables; malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» il est présumable que, par licence poétique, on peut en faire autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de cet illustre précédent.

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Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même ont noirci d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas: c'est Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un succès posthume, tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la rage de rimer. Hélas! que de chagrins va nous causer tel barbouilleur que citèrent souvent le Morning Post et le Monthly Magazine! Dans ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui chantent les louanges de Capel Lofft loc48.

Note loc48: (retour) Ce gentleman bien intentionné a gâte quelques excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de chanter, et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackette; mais il mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin tragique, et ce devrait être un délit punissable par les lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, ces remneurs de débris sont punissables par le statut contre les hommes de la résurrection. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des amis et des tentateurs de ce sutor ultrà crepidam ne pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt dans une biographie? et lui faire encore diviser sa dédicace en tant de minces portions? A la duchesse une telle; la très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu croire que six familles de distinction se contenteraient de si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à l'épicier, et la dédicace à tous les diables?

XXXVI.

VERS

SUR LE TRENTE-SIXIÈME ANNIVERSAIRE DE MA NAISSANCE.

Missolonghi, 22 janvier 1824.

Il est tems que ce cœur devienne insensible, puisqu'il a cessé d'émouvoir d'autres cœurs; cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, il faut que j'aime encore.

Mes jours sont dans la feuille desséchée; les fleurs et les fruits de l'amour sont passés: le ver de terre, le remords rongeur loc49 et les regrets, sont mon seul partage!

Le feu qui brûle dans mon sein est solitaire comme une île volcanique; aucune torche n'étincelle comme sa flamme.--C'est un bûcher funéraire!

L'espérance, la crainte, les soins jaloux, la portion exaltée de la douleur, et le pouvoir de l'amour; je ne puis les partager; mais j'en porte encore la chaîne.

Mais ce n'est pas ainsi, ce n'est pas ici que de telles pensées pourront ébranler mon ame; ni maintenant, quand la gloire décore le cercueil du héros, ou fait pencher son front vers la terre.

Le glaive, la bannière et le champ de bataille, la gloire et la Grèce m'environnent! Le Spartiate, porté sur son bouclier, n'était pas plus libre.

Réveille-toi! (non la Grèce,--elle est réveillée!) réveille-toi, mon génie!--pense d'où te vient l'étincelle divine, le sang ardent qui bout dans tes veines, et sois digne de ta haute origine!

Je foule aux pieds les passions renaissantes indignes de l'âge viril.--Pour toi indifférens soient désormais le sourire ou le dédain de la beauté.

Si tu regrettes ta jeunesse--pourquoi vivre!--La contrée des trépas honorables est devant toi.--Vole aux combats et laisse-s-y ton souffle de vie!

Cherche la tombe d'un héros,--beaucoup la trouvent qui ne la cherchent pas.--C'est ce qu'il y a de mieux pour toi. Alors regarde alentour;--choisis ton coin de terre, et repose en paix.


NOTE.

Cette pièce, pour ainsi dire prophétique, de Lord Byron, sur le trente-sixième et dernier anniversaire de sa naissance, est empreinte des idées tristes d'une fin prochaine, qui arriva effectivement à Missolonghi moins de quatre mois après qu'il l'eut composée. Sa mort prématurée et si fatale pour la jeune Grèce, à laquelle il venait de vouer sa fortune et sa vie, répandit le deuil dans cette contrée, et même dans les autres nations de l'Europe qui admiraient son génie. L'auteur de cette nouvelle traduction de ses Poèmes publia alors un Dithyrambe sur sa mort, dans un volume de poésies intitulé: Helléniennes, ou Élégies sur la Grèce. Le lecteur nous permettra d'en citer ici quelques fragmens:

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